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MARDI 3 MARS 2020 76 E ANNÉE– N O 23373 2,80 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE WWW.LEMONDE.FR – FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO Algérie 220 DA, Allemagne 3,70 €, Andorre 3,50 €, Autriche 3,80 €, Belgique 3,10 €, Cameroun 2 400 F CFA, Canada 5,70 $ Can, Chypre 3,20 €, Côte d'Ivoire 2 400 F CFA, Danemark 36 KRD, Espagne 3,50 €, Gabon 2 400 F CFA, Grande-Bretagne 3,10 £, Grèce 3,50 €, Guadeloupe-Martinique 3,20 €, Guyane 3,50 €, Hongrie 1 330 HUF, Irlande 3,50 €, Italie 3,50 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 3,20 €, Malte 3,20 €, Maroc 22 DH, Pays-Bas 3,80 €, Portugal cont. 3,50 €, La Réunion 3,20 €, Sénégal 2 400 F CFA, Suisse 4,40 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 4,10 DT, Afrique CFA autres 2 400 F CFA Démocrates : la confrontation Biden-Sanders A la veille du Super Tuesday, mardi 3 mars, au cours duquel quatorze Etats vont élire leurs délégués, Joe Biden est revenu dans la course L’ancien vice-président, après un début de campa- gne difficile, a distancé le sénateur Bernie Sanders de près de trente points en Caroline du Sud Le benjamin de la pri- maire, Pete Buttigieg, a an- noncé, dimanche 1 er mars, qu’il se retirait au profit de Biden, et a pris date pour la présidentielle de 2024 Le Texas, républicain par tradition, est une terre de mission pour les démocra- tes, où l’ancien maire de New York Michael Bloom- berg joue son va-tout La Californie, dont les 10 millions d’électeurs vont désigner 30 % des délégués, devient le « Gol- den State » de l’investiture P. 2 À 4, HORIZONS P. 18, DÉBATS P. 27 RETRAITES LES PARIS DU 49.3 A la sortie du conseil des ministres extraordinaire, du 29 février. MARIE MAGNIN/HANS LUCAS En recourant à la pro- cédure du vote bloqué pour faire adopter sa réforme, le gouverne- ment mise sur la lassitude de l’opinion publique et le soutien de son socle électoral Alors que 72 % des Français sont opposés au 49.3, Edouard Phi- lippe prend le risque de cristalliser les oppo- sitions, de crisper les organisations syndi- cales et de relancer la mobilisation sociale PAGES 7-8 LE REGARD DE PLANTU Turquie Erdogan riposte en Syrie et joue de la menace migratoire avec l’Europe PAGE 4 Municipales A Bordeaux, le candidat LRM peine à montrer sa différence PAGE 10 Le texte entérine un retrait des troupes améri- caines et précède la tenue de négociations de paix PAGE 6 Afghanistan Washington signe un accord historique avec les talibans L’épidémie a fait 3 000 morts dans le monde, mais elle semble marquer le pas en Chine L’Italie connaît un nombre spectaculaire de contaminations et compte désormais 34 morts Les annulations de salons et d’évé- nements culturels se multiplient P. 12 À 16, 21 IDÉES P. 26 ET 29 le gouvernement a changé de stratégie, samedi 29 février, et mis fin aux « quatorzaines » imposées aux personnes de re- tour de zones à risque, en adop- tant des mesures plus globales, notamment l’annulation des grands rassemblements. Avec 130 cas diagnostiqués et des cas groupés dans plusieurs régions, le pays va faire officiel- lement face à une épidémie, ces prochains jours. Le tourisme est touché de plein fouet, alors qu’un emploi sur dix en dépend dans le monde, dans une industrie qui génère 10,4 % du PIB. En Chine, la baisse de l’acti- vité a aussi entraîné une baisse de 25 % du cours du pétrole. Césars Vague de soutiens à Adèle Haenel, après son geste d’indignation PAGE 22 UNE PAIX EN FORME DE DÉFAITE PAGE 29 1 ÉDITORIAL Patrimoine Les archéologues du Louvre en quête des derniers secrets de Saqqara PAGE 21 Energie Le Japon relance les centrales à charbon, malgré les oppositions PAGE 16 Coronavirus En France, la nouvelle stratégie du gouvernement RÉSULTATS ANNUELS 2019 RETROUVEZ-NOUS EN PAGES ÉCONOMIE & ENTREPRISE UPLOADED BY "What's News" vk.com/wsnws TELEGRAM: t.me/whatsnws

Le Monde - 03 03 2020

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Page 1: Le Monde - 03 03 2020

MARDI 3 MARS 202076E ANNÉE– NO 23373

2,80 € – FRANCE MÉTROPOLITAINEWWW.LEMONDE.FR –

FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRYDIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

Algérie 220 DA, Allemagne 3,70 €, Andorre 3,50 €, Autriche 3,80 €, Belgique 3,10 €, Cameroun 2 400 F CFA, Canada 5,70 $ Can, Chypre 3,20 €, Côte d'Ivoire 2 400 F CFA, Danemark 36 KRD, Espagne 3,50 €, Gabon 2 400 F CFA, Grande-Bretagne 3,10 £, Grèce 3,50 €, Guadeloupe-Martinique 3,20 €, Guyane 3,50 €, Hongrie 1 330 HUF, Irlande 3,50 €, Italie 3,50 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 3,20 €, Malte 3,20 €, Maroc 22 DH, Pays-Bas 3,80 €, Portugal cont. 3,50 €, La Réunion 3,20 €, Sénégal 2 400 F CFA, Suisse 4,40 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 4,10 DT, Afrique CFA autres 2 400 F CFA

Démocrates : la confrontation Biden­Sanders▶ A la veille du SuperTuesday, mardi 3 mars,au cours duquel quatorzeEtats vont élire leursdélégués, Joe Biden estrevenu dans la course

▶ L’ancien vice­président,après un début de campa­gne difficile, a distancéle sénateur Bernie Sandersde près de trente pointsen Caroline du Sud

▶ Le benjamin de la pri­maire, Pete Buttigieg, a an­noncé, dimanche 1er mars,qu’il se retirait au profit deBiden, et a pris date pourla présidentielle de 2024

▶ Le Texas, républicain partradition, est une terre demission pour les démocra­tes, où l’ancien maire deNew York Michael Bloom­berg joue son va­tout

▶ La Californie, dont les10 millions d’électeursvont désigner 30 % desdélégués, devient le « Gol­den State » de l’investitureP. 2 À 4 , HORIZONS P. 18, DÉBATS P. 27

RETRAITES LES PARIS DU 49.3

A la sortie du conseil des ministres extraordinaire, du 29 février. MARIE MAGNIN/HANS LUCAS

▶ En recourant à la pro­cédure du vote bloquépour faire adopter saréforme, le gouverne­ment mise sur lalassitude de l’opinionpublique et le soutiende son socle électoral▶ Alors que 72 % desFrançais sont opposésau 49.3, Edouard Phi­lippe prend le risquede cristalliser les oppo­sitions, de crisperles organisations syndi­cales et de relancerla mobilisation sociale

PAGES 7-8

LE REGARD DE PLANTU

TurquieErdogan riposte en Syrie et joue de la menace migratoire avec l’EuropePAGE 4

MunicipalesA Bordeaux,le candidat LRM peine à montrersa différencePAGE 10

Le texte entérine un retrait des troupes améri­caines et précède la tenue de négociations de paix PAGE 6

AfghanistanWashington signe un accord historique avec les talibans

▶ L’épidémie a fait3 000 morts dansle monde, mais ellesemble marquerle pas en Chine▶ L’Italie connaît unnombre spectaculairede contaminationset compte désormais34 morts▶ Les annulationsde salons et d’évé­nements culturelsse multiplientP. 12 À 16, 21 IDÉES P. 26 ET 29

le gouvernement a changé de stratégie, samedi 29 février, et mis fin aux « quatorzaines » imposées aux personnes de re­tour de zones à risque, en adop­tant des mesures plus globales, notamment l’annulation des grands rassemblements.

Avec 130 cas diagnostiqués etdes cas groupés dans plusieurs régions, le pays va faire officiel­lement face à une épidémie, ces prochains jours.

Le tourisme est touché deplein fouet, alors qu’un emploi sur dix en dépend dans le monde, dans une industrie qui génère 10,4 % du PIB.

En Chine, la baisse de l’acti­vité a aussi entraîné une baisse de 25 % du cours du pétrole.

CésarsVague de soutiens à Adèle Haenel, après son geste d’indignation PAGE 22

UNE PAIX EN FORME DE DÉFAITE

PAGE 29

1É D I T O R I A L

PatrimoineLes archéologues du Louvre en quête des derniers secrets de SaqqaraPAGE 21

EnergieLe Japon relanceles centrales à charbon, malgré les oppositionsPAGE 16

Coronavirus En France, la nouvelle stratégie du gouvernement

RÉSULTATS ANNUELS 2019

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Page 2: Le Monde - 03 03 2020

2 | INTERNATIONAL MARDI 3 MARS 20200123

Des partisansJoe Biden,le 1er mars,à Norfolk,en Virginie.ALEX WONG/AFP

washington ­ correspondant

L a course à l’investiture démocrateentre dans une phase décisiveavec le Super Tuesday « supermardi »), au cours duquel qua­torze Etats se prononceront, le3 mars. Cette étape intervient

trois jours après la primaire de Caroline du Sud, le 29 février, qui a été marquée par le re­bond à un niveau inattendu de l’ex­favori, Joe Biden. Chahuté au début du mois de février dans l’Iowa, puis le New Hampshire, l’ancien vice­président a effacé un début de campagnecatastrophique en distançant de près de 30 points celui qui mène pour l’instant la course en nombre de délégués, le sénateur in­dépendant du Vermont Bernie Sanders.

La victoire écrasante de Joe Biden, mar­quée par une mobilisation aussi forte quelors du duel impitoyable de 2008 entre Ba­rack Obama et Hillary Clinton, a produit deseffets en chaîne. Elle a entraîné l’abandonimmédiat du milliardaire et philanthropeTom Steyer, samedi, et surtout celui, le len­demain, de la révélation de la course à l’in­vestiture, l’ancien maire de South Bend (In­diana), Pete Buttigieg.

LES FAIBLESSES STRUCTURELLES DE BIDENCet abandon était inéluctable. La résurgencede l’ex­vice­président, qui défend comme lui des positions plus modérées que celles de Ber­nie Sanders, et qui plaide pour un vaste ras­semblement passant par le centre et les répu­blicains rétifs à Donald Trump, privait le ben­jamin de la course de tout espace et de toute perspective. Après deux performances re­marquables dans l’Iowa et le New Hampshire,et de solides prestations lors des débats, le premier candidat ouvertement homosexuel d’une course à l’investiture présidentielle n’avait rien à gagner à accumuler les revers.

Cette clarification en cours au centre de­vrait se poursuivre mardi soir, après le vote du Minnesota. La sénatrice Amy Klobuchar,régulièrement distancée depuis le début des

votes, n’aura plus guère de raison de se maintenir une fois proclamés les résultats de son Etat d’élection, qu’elle espère, symbo­liquement, remporter.

L’ampleur de la victoire de Joe Biden en Ca­roline du Sud a donc reconfiguré en partie lacourse à l’investiture, mais en partie seule­ment. Les faiblesses structurelles de la cam­pagne de l’ancien vice­président demeurent,à commencer par une organisation décriée et une faible capacité à collecter les fonds de campagne.

Ces finances réduites ont limité ces der­niers jours ses dépenses, concentrées surl’objectif vital que représentait la Caroline du Sud. Il y a, en effet, consacré 1 million de dollars (900 000 euros) contre seulement600 000 dollars pendant la même période pour les quatorze Etats du 3 mars, loin des15 millions de Bernie Sanders, et très loindes 160 millions dépensés par le milliar­daire Michael Bloomberg une semaineavant le jour fatidique. Ce dernier est le seulà autofinancer sa campagne.

Certes, le résultat décevant obtenu par TomSteyer en Caroline du Sud, où il n’a pas rem­porté un seul délégué, en dépit d’un investis­sement de plus de 13 millions de dollars, mon­tre les limites du pouvoir de l’argent. Mais les sommes engagées par Michael Bloomberg sont sans précédent : entré tardivement en campagne, en novembre 2019, l’ancien maire de New York a déjà dépensé depuis cette date plus d’un demi­milliard de dollars.

Il est d’ailleurs parvenu à se hisser à la troi­sième place dans les intentions de vote mesu­rées au niveau national, même si ces derniè­res ne sont qu’indicatives, puisque les primai­res se jouent au niveau des Etats. La présence du milliardaire, peu à son aise au cours des deux débats auxquels il a pris part, n’en est pas moins paradoxale : il s’est engagé alarmé par le dynamisme de l’aile gauche du Parti dé­mocrate, alors que sa candidature handicape désormais le centre qu’il prétend défendre.

Toujours prompt aux gaffes ou aux lap­sus, l’ancien vice­président a su trouver les

mots samedi soir pour mobiliser ses trou­pes, se présentant comme « un démocratede toujours, un fier démocrate, un démo­crate Obama­Biden ». Une allusion claire ausénateur indépendant du Vermont, et à Mi­chael Bloomberg, ancien républicain, quilui ne figurait pas sur les bulletins de vote de Caroline du Sud. « La plupart des Améri­cains ne veulent pas la promesse d’une révo­lution » annoncée par le sénateur, « ils veu­lent des résultats » dans leur vie quoti­dienne, a­t­il ajouté.

En annonçant son retrait, dimanche, PeteButtigieg a tenu un discours qui n’a pu que renforcer l’ancien vice­président. Il a lancé un appel à l’unité qui a tranché avec les ges­tes de défiance répétés de Bernie Sandersvis­à­vis d’un parti dont il a toujours refuséde devenir membre. Pete Buttigieg a égale­ment mis en garde contre le risque d’êtreaveuglé par « l’idéologie », une pique évi­dente contre ce dernier.

Le sénateur du Vermont, cependant, restepour l’instant le mieux placé dans cette course à l’investiture. Unique candidat dé­sormais à dépendre uniquement de la fidé­lité de petits donateurs, même s’il est égale­ment soutenu par des mouvements classés à gauche extérieurs à sa campagne, Bernie Sanders continue de glaner mensuellement des sommes considérables.

« Vous savez pourquoi la classe des milliar­daires et l’establishment politique deviennentnerveux ? Nous venons de lever 46,5 millions de dollars en février », a­t­il ainsi annoncé di­manche sur son compte Twitter avec ce tonoffensif qui constitue sa marque de fabrique.Un record depuis son entrée en campagne, ily a un an. « Notre don moyen est de seule­ment 21 dollars. La principale activité de nos donateurs est l’enseignement. Lorsque les tra­vailleurs sont unis, il n’y a rien que nous nepuissions accomplir », a­t­il ajouté.

L’expérience accumulée au cours de sapremière candidature à l’investiture, en 2016, lui permet également de pouvoircompter sur une organisation parfaitement

rodée. Elle est capable de répondre au défi de la mobilisation pour une épreuve aussicomplexe que le Super Tuesday. Le 3 mars,un tiers des délégués qui désigneront offi­ciellement le candidat démocrate à la prési­dentielle lors de la convention nationale deMilwaukee, en juillet, seront attribués.

Sur sa lancée de la Caroline du Sud, où il apu compter sur le soutien de la commu­nauté afro­américaine, majoritaire au seinde l’électorat démocrate de cet Etat, Joe Bi­den peut espérer profiter de ce vote, là où ilest significatif, comme dans l’Alabama, leTennessee, la Caroline du Nord, l’Arkansas ou la Virginie. S’il réédite sa performancedu Nevada, Bernie Sanders pourra pour sa part l’emporter dans les deux plus grandsEtats : la Californie, où il dispose d’une largeavance dans les intentions de vote, et le Texas – en partie grâce au soutien d’élec­teurs latinos.

LE « FAVORI » DE DONALD TRUMPLe sénateur du Vermont pourrait donc creu­ser son avance en termes de délégués, au soirdu 3 mars, même si la lenteur proverbiale de la Californie dans le décompte des voix pourrait différer l’impact d’une victoire. Dans l’hypothèse d’une nouvelle perfor­mance du sénateur, la course à l’investiture ressemblerait alors à celle de 2016, lorsque Bernie Sanders avait poussé jusqu’au bout dans ses retranchements l’ancienne secré­taire d’Etat Hillary Clinton.

La perspective d’une compétition longueet incertaine ne pourra que réjouir DonaldTrump. Le président, qui en suit attentive­ment les épisodes, ne cache pas quel sera son favori. Commentant dimanche soir leretrait de Pete Buttigieg, le président desEtats­Unis a assuré qu’il s’agissait du « VRAIdébut » de la tentative supposée des démo­crates « de mettre Bernie [Sanders] hors jeu –PAS DE NOMINATION, ENCORE UNE FOIS ! », assuré le président, toujours soucieux d’at­tiser les divisions chez ses adversaires.

gilles paris

« LA PLUPART DES AMÉRICAINS NE VEULENT PAS 

LA PROMESSE D’UNE RÉVOLUTION. ILS VEULENT 

DES RÉSULTATS »JOE BIDEN

candidat à l’investiture démocrate

Joe Biden relance la course au centreLe succès de l’ex­vice­président en Caroline du Sud et le retrait de Buttigieg rebattent les cartes avant le Super Tuesday

P R I M A I R E S   D É M O C R AT E S

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Page 3: Le Monde - 03 03 2020

0123MARDI 3 MARS 2020 international | 3

Le Texas, terre de mission pour les démocratesL‘Etat, tenu par les républicains, revient progressivement au centre à la faveur de son évolution démographique

REPORTAGEaustin (texas) ­ envoyé spécial

L e campus d’Austin est non­fumeur, les toilettes sontmultigenre, l’hôtel facture

du café en boîtes d’acier réutilisa­bles pour éviter les déchets plasti­ques, tandis que la librairie prési­dentielle LBJ rappelle qu’à une lointaine époque, le Texas fut dé­mocrate. « LBJ » comme LyndonBaines Johnson (1963­1969), suc­cesseur de John F. Kennedy, mé­prisé de l’histoire à cause de la guerre au Vietnam, mais ardent promoteur des droits civiques. C’était il y a plus d’un demi­siècle.Et la dernière fois que le Texas sedonna à un démocrate, ce fut pour un autre oublié de l’histoire,Jimmy Carter en 1976.

Pourtant, en cette année 2020,les démocrates veulent y croire. « La question n’est pas de savoir si le Texas va basculer, mais quand », nous confie le maire d’Austin, Steve Adler, qui précise : « Le Texas républicain, c’est de la vieille démo­graphie. » Celle des plaines de l’ouest, d’autant plus conservatri­ces qu’on y trouve du bétail et des derricks pétroliers. Mais les villes, peuplées de jeunes et de Latinos, n’ont rien à envier à San Franciscoou New York. Oublié, le cow­boy texan en chapeau Stetson.

« Vous parlez au maire d’Austin,l’une des villes les plus progressistesdes Etats­Unis », confie M. Adler, qui énumère toutes les causes em­brassées par sa municipalité : un salaire minimum à 15 dollars (13,60 euros), une loi pour embau­cher les anciens détenus sans leur demander leur casier judiciaire, le paiement de congés maladie et une ville qui a déjà franchi son pic d’émission de CO2.

Austin­la­bobo a fêté dimanche21 février Bernie Sanders, qui ve­nait de remporter haut la main la primaire du Nevada, et enchaîna

quatre meetings à travers le Texas.Les Texans s’apprêtent à voter pour le Super Tuesday (le Super­mardi, le 3 mars) et envoyer 261 délégués à la Convention de Milwaukee. Steve Adler, lui soute­nait Pete Buttigieg, 38 ans, ancien maire de South Bend, dans l’In­diana. « Par le passé, les démocra­tes ont désigné Al Gore, John Kerry, Hillary Clinton, des personnalités très qualifiées mais qui n’ont pas conquis la Maison Blanche. Ceux qui ont gagné [Bill Clinton, Barack Obama, mais aussi Kennedy et Carter] étaient plus jeunes, incar­naient une nouvelle génération », assure­t­il. Las, le changement de génération attendra, avec le re­trait annoncé de M. Buttigieg, di­manche 1er mars. Et peut­être le changement de couleur politique.

Bloomberg joue son va-toutLe Texas a longtemps été négligépar les démocrates. Cet Etat répu­blicain, vaste comme la France etpeuplé de 29 millions d’habitants,a la réputation de coûter temps etargent, pour un résultat faible à laprésidentielle. Il est donc aussi unpeu oublié pour la primaire, même si les candidats, tous sep­tuagénaires, se rattrapent à l’ap­proche du Super Tuesday. La séna­trice du Massachusetts ElizabethWarren s’est rendue, jeudi et sa­medi, à San Antonio, puis Hous­ton, tandis que le vice­présidentd’Obama, Joe Biden, sera à Dallas et Houston lundi.

Celui qui joue son va­tout auTexas, c’est l’ancien maire de New York, Michael Bloomberg, qui aurafait sept déplacements dans cet Etat, ouvert 19 permanences élec­torales et embauché 180 perma­nents. Sans contraintes financiè­res, l’ancien républicain, suscepti­ble de plaire aux centristes, visait notamment les banlieues résiden­tielles, ligne de front entre les vil­les démocrates et les campagnes,

susceptibles de basculer lors de la présidentielle. « Trump fait cam­pagne au Texas. Je suis le seul can­didat [démocrate] à y faire campa­gne », déclarait­il, fin décem­bre 2019, dans une banlieue de Houston.

« Le cas Bloomberg est très inté­ressant : il montre qu’avec des moyens financiers illimités, vouspouvez atteindre beaucoup, mais sans doute pas suffisamment », prédit Jim Henson, directeur du Texas Politics Project. Au Texas, il faut avoir 15 % des voix pour obte­nir des délégués. Michael Bloom­berg est sur le fil du rasoir, avec 18 % des intentions de vote, selon le site FiveThirtyEight. Derrière Bernie Sanders et Joe Biden qui sont au coude­à­coude (28 % des intentions de vote chacun) et loin devant Elizabeth Warren (12 %). Au meeting de Bernie Sanders, lesmilitants expédiaient de manièrelapidaire ses concurrents démo­crates : « Biden est trop vieux. Je pense que Bloomberg est raciste avec sa politique de contrôle au fa­ciès [quand il était maire de NewYork] et Warren est une menteuse :elle est ancienne républicaine et a menti sur ses origines indiennes. Bernie est le seul qui se soucie des gens », résumait Marcus Cole­man, Afro­Américain de 25 ans,travaillant dans l’immobilier.

Si Trump fait campagne – le pré­sident s’est rendu dans cet Etat à14 reprises depuis son élection –, c’est que les républicains sont

moins assurés que par le passé. En 2018, le gouverneur républicainGreg Abott a été réélu, certes avec 12 points d’avance, mais contre 19 quatre ans plus tôt. Surtout, l’alerte est venue de l’ex­représen­tant démocrate au Congrès, Beto O’Rourke, 47 ans, qui a fait un score honorable de 48,3 % des voixpour la sénatoriale du Texas, battude peu par le sortant Ted Cruz.

« L’effet O’Rourke est retombé »,confie Jim Henson, politiste à l’université d’Austin. Il a fait pâle fi­gure dans la primaire démocrate et s’est grillé politiquement en ré­clamant la saisie des fusils d’as­saut des particuliers après la tue­rie d’extrême droite d’El Paso (22 morts). Il fait figure d’épouvan­tail efficace dans une élection par­tielle perdue en rase campagne par une démocrate (42­58) en ban­lieue de Houston.

Il n’empêche, le mouvement estinexorable… sur le papier. Les dé­mocrates sont un peu fatigués de cette bascule annoncée depuis longtemps qui ne vient pas. Un airde Désert des Tartares, de Dino Bu­zatti. Si cette bascule est lente, c’estqu’en cette terre qui fut longtempshispano­mexicaine, les immigrés latinos sont souvent des Mexi­cains présents depuis des généra­tions, plus riches et plus conserva­

teurs que dans le reste du pays. « Les Hispaniques ne votent démo­crate qu’à 60 % environ, contre plusde 80 % pour les Afro­Américains », poursuit Jim Henson, qui estime qu’à terme, le Texas ressemblera davantage à la Floride – un Etat fai­sant la bascule selon les élections –qu’à la Californie, acquise jusqu’à nouvel ordre aux démocrates. Bref, il ne croit pas à un Texas dé­mocrate pour toujours, qui ferme­rait définitivement la Maison Blanche aux républicains.

« Des idées d’extrême gauche »« L’élection de 2020 sera une cam­pagne de mobilisation, analyse JimHenson. Si Sanders est choisi, la question est de savoir combien n’iront pas voter à cause de lui, combien de nouveaux électeurs il mobilisera et combien d’électeurs supplémentaires les républicains mobiliseront en brandissant la me­nace de la révolution commu­niste. » L’argument est déjà utilisé par James Dickey, président du Parti républicain au Texas, dans la foulée du dernier débat démo­crate : « Tous les candidats ont con­firmé aux Texans ce dont ils se dou­taient déjà : ils ne sont pas bons pour le Texas. Ils promeuvent des idées d’extrême gauche, comme la santé gérée par l’Etat, la fin de notre

droit à l’autodéfense et des politi­ques fiscales qui tueraient l’écono­mie texane », accusait M. Dickey.

Les préoccupations des deuxcamps sont opposées : frontièreet immigration pour les républi­cains, tandis que les démocrates texans se soucient de la corrup­tion politique et du leadership du pays – en clair, du comportement de Donald Trump –, ainsi que dela santé et de l’éducation. Les pe­tits producteurs pétroliers et leurs salariés n’ont rien à espérer des démocrates.

Charlie Bonner, 23 ans, travaillepour MoveTexas, un mouvementofficiellement indépendant, mais progressiste en réalité, qui vise à inscrire les jeunes sur les listes électorales. L’association, créée par deux étudiants de SanAntonio, emploie 25 permanents.« Entre 2014 et 2018, le vote des jeu­nes de 18 à 30 ans a triplé au Texas », se réjouit M. Bonner, qui nous reçoit dans un bar branché d’Austin : « La progression des jeu­nes électeurs dépasse la croissancedémographique. » Son objectif :accélérer cette évolution et faire mentir la prophétie autoréalisa­trice, qui prétend que le Texas ne vaut pas le coup que les démocra­tes s’y investissent.

arnaud leparmentier

LES DÉMOCRATES SONT UN PEU FATIGUÉS 

DE CETTE BASCULE ANNONCÉE QUI NE VIENT PAS. UN AIR DE « DÉSERT 

DES TARTARES »

▶▶▶

lorsqu’il a annoncé, diman­che 1er mars au soir dans son an­cien fief de South Bend, une villemodeste de l’Indiana, qu’il met­tait un terme à sa candidature à l’investiture démocrate, PeteButtigieg a été interrompu parun slogan martelé par ses sym­pathisants : « 2024 ! 2024 ! 2024 ! »Ils n’ont pas été les seuls à consi­dérer que ce renoncement rele­vait plus de l’au revoir que de l’adieu. En un an, le benjamin de la compétition électorale a fait bien plus que rendre familier un patronyme singulier hérité deses origines maltaises : il s’esttransformé en valeur sûre duParti démocrate.

Issu de la classe moyenne, passépar les meilleures universités, en­gagé en Afghanistan où il a servidans le renseignement, Pete But­tigieg a connu des débuts diffici­les dans un Etat qui est un bastiondu Parti républicain. Au point quesa déclaration de candidature à l’investiture présidentielle, enmars 2019, a tout d’abord suscité l’incrédulité. Avec constance, ils’est pourtant frayé un chemin.

Premier homosexuel revendi­qué à se lancer dans une telle en­treprise, régulièrement épaulépar son mari Chasten, il n’a cesséde rappeler son ancrage religieuxau sein de l’Eglise épiscopa­lienne, l’une des plus progressis­tes de toutes. Agé de seulement37 ans lors de son entrée en cam­pagne, il a suscité l’intérêt d’unélectorat plus mûr, séduit par saclarté et sa modération.

Cette aisance lui a permis de ré­sister à l’usure, alors que des can­didats plus expérimentés, qu’ils soient gouverneurs ou anciens gouverneurs, sénateurs ou séna­trices, ont commencé à renoncer àpartir de l’automne. Lorsque Do­nald Trump s’est évertué à lui trouver un sobriquet désobligeantcomme pour les autres candidats démocrates, le président des Etats­Unis a cogné dans le vide. « Alfred E. Neuman ne peut pas devenir pré­sident des Etats­Unis », a­t­il as­suré. Il faisait allusion au person­nage d’adolescent édenté apparu en couverture du magazine satiri­que MAD à partir de 1954. Cruelle­ment pour le président, le benja­min de la course démocrate a avoué qu’il avait dû chercher la ré­férence sur Internet.

« Aider à rassembler »Le jeune homme au discours par­fois lisse au début de la campagne a su se révéler incisif. Lorsque Joe Biden, exaspéré par la comparai­son souvent faite avec le dernier président démocrate, a jugé que Pete Buttigieg n’était pas Barack Obama, il a aussitôt répliqué : « JoeBiden a tout à fait raison, mais il nel’est pas non plus. » Attaqué par les sénatrices Elizabeth Warren et Amy Klobuchar lors des débats, il a toujours su faire face.

Lors du caucus de l’Iowa, pre­mier Etat à se prononcer, le 3 fé­vrier, il a créé la surprise en obte­nant le plus grand nombre de dé­légués, même si ce succès a été terni par l’incapacité des démocra­

tes de cet Etat rural à communi­quer rapidement des résultats fia­bles. Il a, de même, été pénalisé une semaine plus tard dans le New Hampshire par la remontée inattendue d’Amy Klobuchar, une centriste comme lui, alors qu’il était en mesure de battre le séna­teur du Vermont, Bernie Sanders. Par la suite, il a été handicapé par son incapacité à attirer des électo­rats plus divers sociologiquement,latinos comme afro­américains.

Quelques jours avant la primaireen Caroline du Sud, il a résumé d’une formule la pire alternative qui pourrait s’offrir, selon lui, aux Américains en novembre. « Je n’at­tends pas avec impatience un scé­nario où tout se résumerait à Do­nald Trump et à sa nostalgie de l’or­dre social des années 1950 et à Ber­nie Sanders et à sa nostalgie de la politique révolutionnaire des an­nées 1960 », a­t­il cinglé.

« Notre objectif a toujours étéd’aider à rassembler les Américainspour battre Donald Trump », a­t­il lancé dimanche soir, un jour aprèsle large succès de l’ancien vice­pré­sident Joe Biden qui le privait de tout espace. « Nous devons donc reconnaître qu’à ce stade de la course, la meilleure façon de rester fidèle à ces objectifs est de se retirer et d’aider à rassembler notre parti et notre pays », a­t­il poursuivi, soulignant « l’impact qu’aurait le fait de rester en lice plus long­temps ». Un appel à l’unité qui lui permet de prendre date.

gilles paris(washington, correspondant)

Pete Buttigieg se retire et prend date

MERVEILLEUXTÉLÉRAMA

ENVOÛTANTGUILLERMO DEL TORO

MAGNIFIQUELIBÉRATION

SPECTACULAIREPREMIÈRE

AU CINÉMA LE 4 MARS

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Page 4: Le Monde - 03 03 2020

4 | international MARDI 3 MARS 20200123

En Californie, la bataille pour la deuxième place du Super TuesdayDerrière Sanders, la lutte est intense pour passer les 15 % et obtenir des délégués

san francisco ­ correspondante

L a Californie a longtemps éténégligée dans le processusde désignation du candidat

démocrate à l’élection présiden­tielle. Les primaires s’y tenaient tard dans la saison, les jeux étaient faits bien avant. Les élec­teurs voyaient les candidats pas­ser en coup de vent, généralementpour des collectes de fonds à Hol­lywood ou dans la Silicon Valley.

En 2016, la primaire avait eu lieule 7 juin. Elle avait été remportée par Hillary Clinton devant Bernie Sanders (53 %­46 %) dans une qua­si­indifférence, l’ex­First Lady étant assurée de se qualifier grâceau soutien des super­délégués. Pour l’élection 2020, les démocra­tes de Californie ont voulu peser dans le processus de sélection. En septembre 2017, l’Assemblée del’Etat a adopté un texte avançant le scrutin de trois mois : la « loi surla primaire en prime time ».

Le 3 mars, il sera difficile d’igno­rer la Californie, même si les ré­sultats tomberont probablement bien après les programmes enprime time. Le Golden State est le géant du Super Tuesday ; 415 délé­gués doivent être désignés, soit plus de 30 % du total en jeu ce jour­là (1 357). Les experts s’atten­dent à une participation de quel­que 10 millions d’électeurs (8,5 millions en 2016). Selon le se­crétaire d’Etat de la Californie, Alex Padilla, responsable de l’or­ganisation du scrutin, 40 % d’en­tre eux ont déjà renvoyé leur bul­letin en profitant de la procédure de vote anticipé.

Sortie de rockstar pour SandersBernie Sanders est en terrain conquis. Dans un Etat aussi pro­gressiste (Hillary Clinton a de­vancé Donald Trump de 4,2 mil­lions de votes), le sénateur duVermont jouit d’une aura nondémentie. En 2016, 79 000 per­sonnes avaient même voté pourlui à la présidentielle, inscrivantson nom dans la catégorie « indé­pendant », bien qu’il ait aban­donné sa candidature. Le derniersondage du Public Policy Insti­tute of California lui attribue 32 %des voix. Il est suivi par l’ancienvice­président Joe Biden (14 %), lasénatrice du Massachusetts Eli­zabeth Warren (13 %) et l’ancienmaire de New York Michael Bloomberg (12 %).

Le message du candidat « socia­liste » résonne particulièrement dans un Etat où certaines desplus grandes fortunes du mondecôtoient une population étran­glée par la crise du logement, aupoint que les villes ont com­mencé à ouvrir des parkingspour que les « working poors », les travailleurs pauvres, puissentdormir dans leur voiture.

A San José, au cœur de la SiliconValley – « l’autre Silicon Valley », asouligné Ro Khanna, élu de la Ca­lifornie au Congrès, celle desouvriers latinos de la construc­tion et des emplois précaires –,

Bernie Sanders a signalé qu’il n’avait pas l’intention d’arrondir les angles pour amadouer les cen­tristes. « Le candidat qui gagnera en Californie sera probablementcelui qui remportera l’investituredémocrate, a­t­il lancé. Chan­geons la culture politique des Etats­Unis. Faisons en sorte d’avoirla plus grande participation dans l’histoire de la Californie. »

Sa voix a été submergée sous lesvivats : « Bernie ! Bernie ! » Après une sortie de rockstar sur le mor­ceau Power to the People, de JohnLennon, le sénateur de 78 ans est parti pour l’étape suivante ; unmeeting de 17 000 personnes à Los Angeles, ouvert par le rappeurChuck D, de Public Enemy.

Bernie Sanders craint néan­moins de pâtir du système de pri­maires qui, en Californie, impose aux indépendants – ces électeurs qui ne déclarent aucune préfé­rence lors de leur inscription sur les listes électorales – de deman­der expressément à participer au scrutin. Selon les estimations, ils sont 5 millions dans l’Etat et tous n’ont pas fait la démarche à temps.

« Adresse à la nation »Derrière le sénateur du Vermont,la bagarre est intense pour obte­nir 15 %. Selon le règlement duParti démocrate, qui n’obtient pas 15 % est éliminé de la réparti­tion des délégués. Parmi ses415 délégués, la Californie dis­pose de 144 sièges à répartir auniveau de l’Etat, et 271 autres al­loués aux candidats circonscrip­tion par circonscription. Si Ber­nie Sanders est le seul à dépasserle score de 15 %, grâce à l’émiette­ment du centre, il sera gratifiédes 144 délégués de l’Etat. Lamême configuration pourrait sereproduire dans les circonscrip­tions. M. Sanders pourrait ga­gner une large majorité des délé­gués sans avoir une majorité desvoix comparable.

Elizabeth Warren, qui était entête début janvier dans le GoldenState, a perdu du terrain aprèss’être métamorphosée de candi­date surqualifiée, ayant « un plan » pour tout, à belligérante ne laissant rien passer. Joe Biden,qui a reçu le soutien du maire deLos Angeles Eric Garcetti, espèrerécupérer les voix de Pete Butti­gieg, le jeune centriste qui aabandonné la course lundi. S’iln’est pas trop tard : 46 % des élec­teurs ont déjà voté.

Michael Bloomberg, lui, joueson va­tout. Il a reçu le soutien de deux maires afro­américains :London Breed, à San Francisco, et Michael Tubbs, 29 ans, figure montante du Parti démocrate, à Stockton. Il a dépensé 60 millionsde dollars en publicités vantantson expérience à la mairie de NewYork et son enfance dans une fa­mille modeste du Massachusetts.

M. Bloomberg est celui qui s’estemparé le plus vite du thème del’impréparation de l’administra­tion Trump contre le coronavirus.Dimanche soir, il s’est offert trois minutes de publicité sur les chaî­nes grand public NBC et CBS, un message qualifié « d’adresse à lanation » comme s’il était déjà pré­sident. Il rappelle au passage qu’il finance la faculté de santé publi­que de l’université Johns Hopkinsde Baltimore. Et déclare que le premier devoir d’un président estde « rassurer ».

corine lesnes

Les rebelles contre­attaquent à Idlibdans le sillage des frappes turquesLes forces d’Assad perdent du terrain, alors que la Russie est restée en retrait depuis jeudi

beyrouth ­ correspondant

C omme un boomerang,l’attaque aérienne qui acausé la mort de trente­

trois soldats turcs, jeudi 27 février, dans la province d’Idlib, se re­tourne contre le camp loyaliste. Non seulement les représailles d’Ankara ont infligé de très lour­des pertes, humaines et matériel­les, à l’armée syrienne et à ses sup­plétifs, mais elles ont permis aux rebelles anti­Assad, qui avaientperdu beaucoup de terrain ces dernières semaines dans leur der­nier réduit, de repartir à l’offen­sive. Cette contre­attaque bénéfi­cie pour l’instant du feu vert im­plicite de la Russie, protectrice du régime Assad et arbitre du chaos syrien, dont l’aviation est restéeen retrait depuis jeudi.

Selon l’Observatoire syrien desdroits de l’homme, la pluie demissiles lâchés par les batteriesd’artillerie et les drones turcs surles positions progouvernemen­tales ont fait plus d’une centainede morts en trois jours.Parmi ces victimes figurent vingt et un miliciens chiites pro­iraniens, membres des brigadesZeinabiyoun et Fatemiyoun,composées respectivement dePakistanais et d’Afghans. Ces

hommes ont été enterrés diman­che, en Iran.

La milice libanaise Hezbollah,autre béquille des forces réguliè­res syriennes, de retour sur le champ de bataille après plusieurs mois d’éclipse, a perdu pour sa part au moins douze combat­tants. Il s’agit d’une des journées les plus sanglantes pour le mouve­ment, depuis son déploiement en Syrie, en soutien des troupes régu­lières, en 2012. Les funérailles de ces hommes ont donné lieu à unvaste rassemblement de militantset de sympathisants du parti de Dieu, dimanche, dans la banlieue chiite de Beyrouth.

Violents troubles« Des centaines de positions, de blindés et d’installations de l’ar­mée syriennes ont été touchées avec succès, a commenté, sur Twitter, Danny Makki, un analystesyrien indépendant. C’est une ca­tastrophe pour l’armée syrienne, qui a démontré une incapacité complète à contrer les drones trucset qui paraît maintenant paralyséeà Idlib. » Dimanche, une colonne de blindés, envoyée en renfort vers le champ de bataille, a été no­tamment anéantie par des tirs provenant d’avions sans pilote turcs. Dix­neuf soldats syriens ont

péri dans les explosions. « Noussommes obligés de dissimuler les véhicules militaires et de réduire austrict minimum les déplacements sur les lignes de front, témoigne le journaliste russe Evgeni Poddub­nii, de la chaîne Russia24, embar­qué dans la région d’Idlib avec les troupes russes. Les drones turcs travaillent jour et nuit. Tout est de­venu plus dur. A moins que le ciel soit débarrassé de ces drones, il sera difficile pour l’armée syrienne de tenir le terrain », ajoute l’envoyéspécial, dans une vidéo postée surla messagerie Telegram.

De fait, les rebelles, un agrégatde factions, dominé par le groupe djihadiste Hayat Tahrir Al­Cham,n’ont pas tardé à profiter de l’aubaine. Dans un mouvement très probablement coordonné avec l’armée turque, les anti­As­sad ont regagné une quinzaine dehameaux et de villages du djebel Zawiya, une région montagneuse du sud de la province d’Idlib, qu’ils avaient abandonnée quel­ques jours plus tôt.

« A la minute où l’aviation russedisparaît du ciel, on s’aperçoit que les forces pro­Assad n’arrivent pas conserver leurs gains territoriaux, observe Sinan Hatahet, un com­mentateur proche de l’opposi­tion. Les dynamiques du début de

l’insurrection réapparaissent. » Le sursaut rebelle à Idlib se double de violents troubles dans la pro­vince de Deraa, à la pointe sud de la Syrie. Des hommes armés y ontmené, durant le week­end, plu­sieurs attaques contre des posi­tions de l’armée, obligeant celle­cià déployer des tanks dans la ville de Sanamayn.

Bien que reconquise en juillet2018 par les pro­Assad, la région de Deraa reste un foyer d’instabi­lité récurrent. En vertu de l’accordde reddition patronné alors par la Russie, de nombreuses localités ont pu conserver une formed’autonomie, ce qui a permis aux factions rebelles de garder une partie de leur arsenal.

Les opposants redoutent quel’embellie soit de courte durée. Les Russes sont sous la pression de leurs alliés syrien et iranienpour couper court à la démons­tration de force d’Ankara. « Cet Erdogan est un fou, fulmine Taleb Ibrahim, un analyste prorégime, joint par téléphone à Damas. Il veut déclencher une guerre régio­nale avec la Russie et l’Iran. S’il continue à pousser et que l’arméesyrienne ne parvient pas à défen­dre son territoire, Moscou seraobligé de réagir. »

benjamin barthe

La riposte militaire et migratoired’Erdogan, acculé en SyrieLa Grèce a refusé ce week­end le passage des réfugiés massés à sa frontière

istanbul ­ correspondante

M ettant sa menace àexécution, le prési­dent turc, RecepTayyip Erdogan, a

ordonné, dimanche 1er mars, l’in­tensification des frappes aérien­nes sur la province d’Idlib, dansle nord­ouest de la Syrie, afin devenger la mort de ses soldats.Une contre­attaque qui bénéficiepour l’instant d’un feu vert im­plicite de la Russie, qui contrôlele ciel syrien et qui est restée en retrait.

Le président turc doit se rendrejeudi 5 mars à Moscou pour discu­ter avec Vladimir Poutine de l’esca­lade des tensions dans la région. « Ce sera sans aucun doute une ren­contre difficile, mais les chefs d’Etat confirment leur volonté de régler la situation à Idlib », a déclaré diman­che le porte­parole du Kremlin, Dmitri Peskov.

La Turquie a perdu cinquante­quatre militaires en février, donttrente­trois ont été tués jeudi, aucours d’une frappe aérienne me­née par des avions syriens et rus­ses. En représailles, une nouvelleopération militaire, nommée« Bouclier de printemps », a été lancée. Elle vise à récupérer la dernière poche de la rébellion, enjeu d’une bataille acharnée en­tre les forces loyales à Bachar Al­Assad, soutenues par la Russie, etles rebelles syriens épaulés par laTurquie.

Dimanche matin, l’aéroport mi­litaire de Nayrab, non loin d’Alep, aété lourdement bombardé par des drones turcs. Au cours de cette at­taque, un des appareils a été abattu. Peu après, la Turquie a ef­fectué, depuis sa province du Ha­tay, limitrophe de la Syrie, des tirs de missiles antiaériens, abattant deux avions de combat syriens Soukhoï Su­24 et détruisant plu­sieurs systèmes de défense aé­rienne. En raison de ces tirs, les compagnies turques ont dû inter­

rompre leurs vols commerciaux vers le Hatay.

Parallèlement, la Syrie a an­noncé la fermeture de l’espace aé­rien aux avions et aux drones, sus­ceptibles désormais d’être abattussans sommation. Selon des ex­perts militaires à Istanbul, les dro­nes turcs pouvaient jusqu’ici volerdans le ciel d’Idlib. Leur présence était prévue par les accords de Sot­chi, conclus en 2018 entre les pré­sidents Poutine et Erdogan.

L’offensive déclenchée parM. Erdogan est double, militaire à Idlib, humanitaire le long des frontières occidentales de la Tur­quie, vers lesquelles des milliers de réfugiés ont convergé ces der­niers jours. Ces derniers sont mus par l’espoir d’entrer en Grèce, que ce soit par voie terrestre, via la villed’Edirne en Thrace orientale, tout près de la Grèce et de la Bulgarie, ou maritime depuis les côtes de la mer Egée vers les îles grecques.

La vengeance d’ErdoganFurieux du manque de soutien del’OTAN et de l’Union européenne à sa campagne de Syrie, le prési­dent turc se venge en essayant de renvoyer vers le Vieux Continent une partie des réfugiés actuelle­ment hébergés sur le sol turc, soit plus de 4 millions de personnes dont 3,6 millions de Syriens.

Délivré au plus haut niveau del’Etat, le message est sans détour. « Nous avons modifié notre politi­que, nous n’empêcherons pas les ré­fugiés de quitter la Turquie. Compte tenu de nos ressources et de notre personnel, limités, nous sommes rivés sur la marche à sui­vre pour parer à un nouvel afflux venu de Syrie au lieu d’empêcher ceux qui ont l’intention de migrer vers l’Europe », a rappelé, diman­che, Fahrettin Altun, le chef de la communication de la présidence.

Ce revirement inquiète les diri­geants européens. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a exprimé,

samedi, sa « préoccupation » face à un éventuel afflux de migrants vers la Grèce et la Bulgarie. « Nous sommes prêts à fournir un appui supplémentaire, notamment par l’intermédiaire de Frontex [l’Agenceeuropéenne de garde­frontières et de garde­côtes] aux frontières ter­restres », a­t­elle affirmé.

Partis de différentes villes deTurquie par bus, minibus, taxi et parfois même à pied, des milliers d’hommes, de femmes et d’en­fants, pour beaucoup des ressor­tissants afghans, ont décidé de tenter l’aventure, convaincus parles officiels, par les médias au ser­vice du pouvoir et par les réseauxsociaux, que les portes de l’Eu­rope leur sont ouvertes.

La voie terrestre est la plus fré­quentée. Treize mille personnes au moins étaient massées, sa­medi soir, le long de la frontière turco­grecque, longue de 204 ki­lomètres, selon l’Organisation in­ternationale pour les migrations. Le plus souvent, elles sont arri­vées là avec l’aide des municipali­tés dirigées par l’AKP, le parti isla­mo­conservateur au pouvoir, les­quelles ont été promptes à orga­niser le transport.

Dimanche après­midi, dans lequartier historique de Fatih, à Is­tanbul, tenu par l’AKP, des centai­nes de migrants, ont embarqué à bord de bus flambant neufs, garés en file indienne à quelques centai­nes de mètres du bâtiment qui abrite la préfecture de police. « Des

associations syriennes ont payé », a confié un jeune Syrien originaire d’Alep, qui, après quatre ans passésen Turquie, a décidé de se lancer, espérant « aller jusqu’à Berlin ».

Cependant les bus ne vont qu’àEdirne et, après avoir marché jus­qu’au poste­frontière de Pazarkule(Kastanies côté grec), la désillu­sion est grande. La traversée du poste turc se fait facilement, mais les migrants se font refouler côté grec, ce qu’ils n’avaient pas prévu.

La situation est particulièrementtendue à Pazarkule, dont l’accès, côté turc, vient d’être fermé aux journalistes. Ces derniers ont filmé sans relâche, samedi, les heurts survenus entre les mi­grants et la police grecque, quand de jeunes hommes, bloqués dans la zone tampon, ont allumé des feux et jeté des pierres sur les poli­ciers et les militaires grecs en fac­tion de l’autre côté. En représailles,les forces de l’ordre ont fait usage de gaz lacrymogènes et de grena­des assourdissantes.

Peu d’arrivées par la merDécidés à tenter le tout pour letout, certains se risquent à tra­verser le fleuve Evros, qui séparela Turquie de la Grèce. Quand ils yparviennent, ils sont interpellésà coup sûr. Plusieurs dizaines depersonnes se sont ainsi fait arrê­ter par les garde­frontières grecs,dont les patrouilles ont été ren­forcées.

Les tentatives de passage via lamer Egée sont moins nombreu­ses. Selon Athènes, environ cinqcents personnes sont arrivées deTurquie par canot pneumatiquedimanche après­midi, à Lesbossurtout. Dans cette île aux capa­cités d’accueil largement dépas­sées, des résidents locaux en co­lère ont refusé d’autoriser lesnouveaux arrivants – y comprisles familles avec de jeunes en­fants et des bébés – à débarquer de leur canot.

marie jégo

La présidente de la Commission

européenne a exprimé sa

« préoccupation »face à un

éventuel affluxde migrants

P R I M A I R E S   D É M O C R AT E S

LES EXPERTS S’ATTENDENT À UNE PARTICIPATION

DE QUELQUE 10 MILLIONS D’ÉLECTEURS, CONTRE8,5 MILLIONS EN 2016

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Page 5: Le Monde - 03 03 2020

0123MARDI 3 MARS 2020 international | 5

Malaisie : le complot profite au troisième hommePiégé par ses propres manœuvres, l’ex­premier ministre Mahathir Mohamad cède sa place à Muhyiddin Yassin

bangkok ­ correspondanten Asie du Sud­Est

L e grand manipulateur aété manipulé : MahathirMohamad, 94 ans, avaitdémissionné de son poste

de premier ministre de Malaisie le24 février, après qu’un complot, plus ou moins ourdi par lui­même, eut échappé à son con­trôle. Mais le « Docteur M » a été trahi par l’un de ses proches, l’ex­ministre de l’intérieur Muhyiddin Yassin : le roi de la Fédération ma­laisienne, dont le système est cal­qué sur celui de l’ancien colonisa­teur britannique, a demandé à Muhyiddin, dimanche 1er mars, de former un gouvernement.

Tout avait commencé, il y a unehuitaine de jours, par une conju­ration emmenée par des proches de M. Mahathir, dont M. Muhyid­din : l’opération visait à barrer la route du pouvoir à Anwar Ibra­him, tout à la fois rival et allié du premier ministre. Car Mahathir

aurait dû bientôt, selon un accord tacite passé entre les deux hom­mes, s’effacer au bénéfice de M. Anwar.

Les relations, complexes, entreces deux personnages, réconciliés depuis la victoire de leur coalition politique aux élections de 2018, s’étaient détériorées : l’ancêtre Mahathir ne voulait plus passer le relais au « jeune » Anwar, 72 ans, comme il s’y était engagé. Mais quand celui qui était encore chef de gouvernement s’est aperçu queses alliés étaient en train d’œuvrerpour donner naissance à une coa­lition composée de l’Organisation nationale de l’unité des Malais (UMNO), le parti de l’ancien pre­mier ministre Najib Razak, dé­bouté lors du dernier scrutin, Ma­hathir Mohamad déclara : « Pas question ! » Il démissionna.

M. Najib est actuellement jugédans une affaire de corruption dé­passant l’entendement : plusieurs milliards de dollars auraient été siphonnés du fonds souverain

1Malaysia Development Berhad (1MDB) lorsqu’il était au pouvoir. Pour Mahathir, qui fut l’instiga­teur de l’éviction de l’UMNO, il y a deux ans, il était inconcevable de se rallier à l’« ancien régime ».

S’ensuivirent des jours mémora­bles, durant lesquels chaque de­mi­journée, ou presque, apportait son lot d’événements plus ou moins fracassants. Les caciques del’Alliance de l’espoir, la coalition aupouvoir incluant les partis de MM. Mahathir et Anwar, déclarè­rent, successivement, leur soutien aux deux hommes. La crise pro­fite à un troisième homme. Car Muhyiddin, le futur nouveau pre­

mier ministre, tentait pendant ce temps de rallier un maximum de députés de l’Assemblée nationale. Avec l’aide du ministre de l’écono­mie sortant, Azmin Ali, désormaisdénoncé comme un « traître » par M. Anwar puisqu’il était membre de sa formation, le Parti de la jus­tice du peuple (PKR).

« Un jour noir »Mahathir Mohamad s’est dit lui aussi « trahi » par son successeur, affirmant, de surcroît, qu’il jouis­sait du soutien requis de députés pour prendre la tête d’un prochaingouvernement. Le Parlement se réunit le 9 mars, et une motion decensure est déjà au programme.

Derrière la farce, il existe des en­jeux politiques sérieux pour l’un des pays les plus prospères de l’Asie du Sud­Est : la nomination d’un nouveau premier ministre qui s’est déclaré « malais d’abord » dans un pays où coexistent, par­fois difficilement, des minorités chinoises et indiennes, fait crain­

dre le retour d’une politique privi­légiant avant tout la majorité ma­laise musulmane : cette dernière jouit des avantages d’une « discri­mination positive » incluant des quotas dans la fonction publique et l’université. Il était question de faire évoluer cette politique au profit d’un système « méritocrati­que » bénéficiant aussi aux com­munautés chinoise (26 % de la po­pulation) et indienne (8 %).

Les élections de 2018 avaientdonné naissance à la coalition gouvernementale la plus ethni­quement diverse que le pays ait ja­mais connue. Les acquis du der­nier scrutin viennent de voler en éclats. Et le Parti islamique de Ma­laisie, une formation fondamen­taliste, va s’allier avec Muhyiddin. « Aujourd’hui est un jour noir pour la Malaisie, accuse Oh Ei Sun, pro­fesseur à l’Institut des affaires in­ternationales de Singapour. La po­litique de Muhyiddin sera très con­servatrice, voire régressive. »

bruno philip

Mahathir Mohamad

s’est dit « trahi »par son

successeur

En Slovaquie, la gauche populiste laminée parla vague anticorruptionLes législatives, remportées par un homme d’affaires, ont fragmenté le paysage politique

vienne ­ correspondant régional

D eux ans après l’assassi­nat du journaliste d’in­vestigation Jan Kuciak,

les Slovaques ont balayé le gou­vernement sortant aux élections législatives du samedi 29 février. Selon des résultats quasi défini­tifs, le parti de gauche populiste au pouvoir de façon quasi conti­nue depuis 2006, le Smer, incarnépar son président, Robert Fico, et le premier ministre sortant, Peter Pellegrini, obtient à peine 18,2 %des voix, son plus mauvais score en dix­huit ans. Dans une campa­gne dominée par la lutte contre lamafia et la corruption, le Smer asouffert de ses liens avec le ma­fieux Marian Kocner, accuséd’être le commanditaire du meur­tre et actuellement en procès.

« S’il n’y avait pas eu ce meurtre,je serais aujourd’hui devant vouscomme premier ministre avec un soutien de 30 % des électeurs », avait ainsi déclaré, au cours de la campagne, M. Fico, qui avait tentéle tout pour le tout en faisant adopter en urgence un treizièmemois de retraite ou le doublementdes allocations familiales.

Celui qui avait été forcé de dé­missionner de son poste de pre­mier ministre après l’assassinat sous la pression de manifesta­tions historiques, a laissé à son successeur le soin de reconnaître la défaite. Celle­ci est d’autant plus lourde que ses deux alliés de coalition, le parti nationaliste SNSet le parti de la minorité hon­groise Most­Hid ne passent pas la barre des 5 % nécessaire pour sié­ger au Parlement.

« Ne peut plus jouer au clown »Devant le Smer, c’est une forma­tion anticorruption, le Mouve­ment des gens ordinaires et despersonnalités indépendantes(Olano), qui l’emporte large­ment. Avec 25 % des voix, elle ob­tient 53 sièges sur les 150 du Par­lement de Bratislava. Dirigée parl’excentrique homme d’affairesIgor Matovic, Olano a centré sacampagne sur la lutte contre lacorruption, en promettant no­tamment d’introduire une res­ponsabilité matérielle person­nelle des responsables politi­

ques ou de durcir les peines deprison. Ayant fait fortune dansl’édition de journaux de petitesannonces, M. Matovic, 46 ans,aime les coups médiatiques etest souvent critiqué pour soninstabilité.

Son groupe parlementaire a faitface à de nombreuses défections au cours de la législature sortante. « Matovic s’est rendu compte que lasituation est sérieuse et qu’il ne peut plus jouer au clown », assurait toutefois au Monde, Martin Fecko, le cofondateur du parti, une se­maine avant le scrutin. Dimanche matin, M. Matovic a revendiqué le poste de premier ministre et es­quissé une stratégie de négocia­tion avec les autres formations en vue de former une coalition.

Il a catégoriquement refusé dediscuter avec le Smer, malgré la main tendue par M. Pellegrini : « Nous ne négocions pas avec la mafia. » Déjà d’essence plutôt con­servatrice, Olano devrait en prio­rité se tourner vers la droite du faitdes résultats décevants de l’oppo­sition centriste et libérale.

Interdiction du pacsLa formation de la présidenteZuzana Caputova rate ainsi toutjuste le seuil nécessaire pour sié­ger au Parlement, et souffre de sesdivisions avec le parti de l’ancienprésident Andrej Kiska, qui ob­tient douze sièges. Ces deux for­mations au programme proche n’avaient pas réussi à s’entendre pour faire liste commune.

Deux formations nationalistesobtiennent chacune dix­sept siè­ges. S’il semble exclu que M. Mato­vic s’entende avec celle du leader anti­rom nostalgique de la Slova­quie fasciste Marian Kotleba, il a tendu la main au mouvement Sme Rodina (« Nous sommes une famille ») allié du Rassemblement national (RN) au niveau européen. Il pourrait compléter sa coalition avec les libéraux conservateurs du parti Liberté et solidarité et les dé­putés de M. Kiska. Dans une Slova­quie qui reste très conservatrice sur les questions de société, M. Matovic a défendu le statu quo sur le refus des quotas de migrantseuropéens ou l’interdiction du pacs pour les homosexuels.

jean­baptiste chastand

LE PROFIL

Muhyiddin YassinMuhyiddin Yassin est né en 1947 à Johor, dans le sud de la Malai-sie, au sein d’une famille musul-mane pieuse. Son père était un ouléma (théologien). Ministre de l’intérieur dans le gouvernement sortant, il a fait toute sa carrière au sein de l’Organisation natio-nale de l’unité des Malais, au pouvoir de 1957 à 2018. Plu-sieurs fois ministre, Muhyiddin Yassin va rappeler, au sein de sa nouvelle coalition, cette organi-sation décriée, symbole de l’« ancien régime ».

APL :CHRONIQUED’UNECASSEPROGRAMMÉE ?

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La Fédération nationale des Offices Publics de l’Habitat est signataire du Pacte du pouvoir de vivre.

ACTE 1 – Le premier coup de rabot : les APL sont réduites de 5 €

Marcel ROGEMONT,Président de la Fédérationnationale des Offices Publicsde l’Habitat.

Une mesurebudgétairesurprise,décidée à l’été2017, qui lèsed’abord lesménages lesplus pauvres.

1eroctobre 2017 : le gouvernement initie la casse programmée des APL.6,6 millions d’allocataires voient leur pouvoir d’achat rogné avec une baisse forfaitairemensuelle de leur APL de 5€.

C’est une mesure inique qui est prise sans aucune information préalable des bénéficiaireset des acteurs du logement, sans aucune autre raison que la recherche d’économiesbudgétaires (400 millions d’€ annuels).

« Les 5 euros d’APL, je sais, je le traîne comme un boulet », regrettera le Présidentde la République, mais qui, en même temps, dénoncera des dépenses sociales qui coûtent« un pognon de dingue ».

La Fédération nationale des Offices Publics de l’Habitat demande l’abandon de cettemesure qui pénalise le pouvoir d’achat des personnes aux revenus les plus modestes.

APL : chronique d’une casse programmée ? La suite, demain.

www.foph.fr

• 229 Offices Publics de l’Habitat adhérents• 2,4 millions de logements sociaux• Près de 5 millions de locataires

LA FÉDÉRATION DES OPH C’EST :

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Page 6: Le Monde - 03 03 2020

6 | international MARDI 3 MARS 20200123

Accord historique entre Washington et les talibansLe texte signé samedi à Doha prévoit le retrait progressif des troupes américaines après dix­huit ans de guerre

C’ est un moment quimarquera l’histoirede l’Afghanistan,sans que l’on puisse

savoir si c’est pour le meilleur oupour le pire. Les deux principauxacteurs d’une guerre afghane quidure depuis dix­huit ans, Améri­cains et talibans, ont signé, sa­medi 29 février, à Doha (Qatar),un accord ouvrant, dans les qua­torze prochains mois, la voie au retrait total du pays de toutes lesforces étrangères, dont celles desEtats­Unis. Cet accord promet lelancement, le 10 mars, d’une né­gociation de paix interafghanegarantissant l’arrêt permanent des combats.

De mémoire de diplomate, c’estl’un des rares cas où une grandepuissance conclut un tel accordavec une partie qui n’est pas unEtat, mais un simple mouvement insurgé. Les Etats­Unis entendentainsi mettre fin au plus long conflit de leur histoire.

Dans le même temps, commeen écho, à Kaboul, les gouverne­ments américain et afghan, par lesvoix du secrétaire américain à la défense, Mark Esper, et du prési­dent, Ashraf Ghani, ont fait une déclaration conjointe réaffirmant l’engagement de Washington à soutenir les institutions afghanes.Une promesse que le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stolten­berg, et de nombreux ambassa­deurs occidentaux, également présents, ont prise à leur compte. Une façon d’inviter les talibans à ne pas crier victoire trop tôt. Mais cette déclaration commune vise aussi à contraindre les autorités de Kaboul à respecter les grandes lignes fixées par l’accord de paix américano­taliban.

La cérémonie de signature deDoha est d’abord le fruit d’une « réduction de violence » obser­vée, en Afghanistan, pendant sept jours, conformément auxengagements pris, le 22 février, par les deux parties, en gage de bonne volonté, et qui se poursui­vait toujours lundi 2 mars. Une source sécuritaire afghane, inter­rogée par Le Monde, indique que, pour la journée de vendredi 28 fé­vrier, le nombre d’attaques taliba­nes a chuté de soixante­dix, enmoyenne auparavant, à quatre.

Ce calme inédit en Afghanistana été notable. Selon l’Organisa­tion des Nations unies (ONU), lapopulation est sortie le soir et n’a pas caché sa joie. Elle a pu accéderà des zones jugées jusque­là dan­gereuses. Les grands axes routiersqui traversent le pays ont été libé­rés des barrages talibans. De quoi susciter un large espoir sans pourautant lever toutes les craintes.

« Un accord conditionné »L’accord signé à Doha, en pré­sence d’une trentaine de repré­sentants étrangers – quelquesministres des affaires étrangè­res, dont celui du Pakistan, des envoyés spéciaux pour l’Afgha­nistan et des ambassadeurs –,reste en grande partie secret. Si­gné par Zalmay Khalilzad, le chefde la délégation américaine chargée de la négociation, sousle regard du secrétaire d’Etataméricain, Mike Pompeo, et dumollah Abdul Ghani Baradar, cofondateur du mouvement tali­ban, entouré de dignitaires, ilcomporte des annexes confiden­tielles. Elles portent, notam­ment, sur les modalités de dé­part des troupes américaines et les termes d’une coopération en matière de sécurité.

L’idée centrale, en revanche, fi­gure dans un document de quatrepages, rendu public samedi. LesEtats­Unis ont accepté de rame­ner leurs troupes de 12 000 à 8 600 soldats et d’évacuer cinq ba­ses dans les 135 jours suivant l’ac­cord. Ils poursuivront leur retraittotal au cours des neuf mois et demi suivants, contre la réduc­tion drastique de la violence et l’ouverture effective, le 10 mars,d’une négociation de paix inte­rafghane entre les talibans et les principaux acteurs de la scène po­litique du pays. En contrepartie, les insurgés se sont engagés à in­terdire l’accès au territoire à toutgroupe djihadiste. « C’est un ac­cord conditionné », répètent à l’envi les diplomates américains.

Ce résultat a été obtenu auterme de discussions entamées au cours de l’été 2018, après que Washington a brisé un tabou : un dialogue direct avec les insurgés talibans. Depuis 2013 et une pre­mière tentative d’approche, cette option était impensable, car legouvernement de Kaboul risquaitde perdre toute crédibilité pourmener de futurs pourparlers. Les premiers échanges ont porté sur des mesures dites « de con­fiance » : le sort des derniers pri­sonniers talibans ; le retrait des noms de responsables talibans dela liste des sanctions du Conseil de sécurité de l’ONU et la recon­naissance officielle du bureau de représentation talibane à Doha, que bloquait Kaboul.

La nomination par M. Pompeo,en septembre 2018, de M. Khalil­zad, ex­ambassadeur américain àKaboul, pour mener la négocia­tion, a marqué les esprits. D’ori­gine afghane, il connaissait déjàla plupart de ses interlocuteurs.Début 2019, les talibans ont éga­lement consolidé leur délégationen y adjoignant le mollah Bara­dar. L’arrêt brutal du processuspar M. Trump, le 7 septembre, laveille de la signature d’un accord,n’a pas éteint tous les espoirs.« Les deux camps voulaient en fi­nir et avaient le même objectif, ledépart des troupes américaines, cela facilite les choses », confie undiplomate occidental, partie pre­nante de cette négociation, joint par Le Monde.

Néanmoins, les écueils restentnombreux. De fortes tensionsexistent actuellement sur la

question des prisonniers tali­bans. L’accord stipule que 5 000d’entre eux seront libérés avant ledébut du dialogue interafghan. Ces combattants sont détenusdans les geôles du gouvernement afghan. Or, ce dernier refuse de céder à un oukase et considère qu’il se priverait d’un atout ma­jeur lorsqu’il devra négocier avecles talibans. Les insurgés doivent, en échange, libérer un millier de membres des forces afghanes.

Dimanche, le président AshrafGhani a confirmé qu’il « n’y[avait] pas d’engagement à libérer5 000 prisonniers » comme évo­qué dans l’accord. Selon lui, un échange pourrait « faire partie des discussions intra­afghanes,mais ne peut pas être un prérequisà des négociations ».

Force « antiterroriste »L’autre interrogation concerne la présence de soldats américains sur le sol afghan. Posé par les tali­bans comme un préalable à tout accord, le départ de toutes les troupes étrangères du pays est loin d’être acquis. Au sommet deDavos, fin janvier, le présidentTrump avait indiqué qu’il laisse­rait une force « antiterroriste » dans le pays quoi qu’il arrive, une position également défendue par le Pentagone et des piliers du Parti républicain.

De même, l’accord précise queles Etats­Unis chercheront des sources de financement pour lesforces de sécurité afghanes, dont la formation, les salaires et les achats d’équipement dépendent, aujourd’hui, entièrement du con­tribuable américain. Ces liens ne seront pas aisément rompus.

L’accord de Doha ouvre, enfin, laporte aux véritables négociations de paix en Afghanistan, entre les talibans et le pouvoir de Kaboul,

permettant d’installer le pays dansla paix en intégrant les insurgés d’hier au sein des institutions et des forces armées. « Le plus dur reste à faire, confie un cadre de l’ONU à Kaboul, d’autant plus que le gouvernement ne s’est pas encoremis en ordre de marche. » En effet, autant les talibans semblent en or­dre de bataille pour cette négocia­tion, autant les principaux acteurs politiques afghans apparaissent encore profondément divisés.

Ashraf Ghani est en guerreouverte avec son numéro deux,le chef de l’exécutif, Abdullah Ab­dullah. Le premier a été déclaré, le 18 février, vainqueur de l’élec­tion présidentielle du 28 sep­tembre. Le second conteste unrésultat entaché de fraude et en­tend former son propre gouver­nement parallèle. Les Etats­Unis ont eu le plus grand mal à con­vaincre M. Ghani de repousser ladate de sa prestation de sermentdu 27 février au 9 mars.

Vendredi, la présidence, à Ka­boul, assurait que la délégation dedouze à quinze personnes – avec àsa tête, vraisemblablement, leministre de la paix, Abdul Salam Rahimi –, chargée de discuter avecles talibans, n’était pas encore to­talement constituée, « faute deconsensus entre les différentessensibilités politiques du pays ».

Pour sa part, la présidente de lacommission indépendante pour les droits humains en Afghanis­tan, Shaharzad Akbar, a rappelé, samedi, qu’au­delà du problème de la composition de la déléga­tion gouvernementale pour lapaix se posait aussi l’absence depréparation sur des sujets sou­vent négligés comme les femmes.

« Respect sincère »Sur le fond, le pouvoir à Kaboul dé­fend une république islamique fondée sur des valeurs humanis­tes et de tolérance, garanties par une Constitution et un régime dé­mocratique. Face à lui, les talibans ont toujours milité pour l’instau­ration d’un émirat islamique régi par les règles religieuses et non par le vote. Le chef militaire et vé­ritable numéro un des talibans,Sirajuddin Haqqani, a néanmoins déclaré, dans une tribune publiée par le New York Times, le 20 février,que son mouvement était « plei­nement engagé à travailler avec lesautres parties » dans un « respect sincère, afin de convenir d’un nou­veau système politique inclusif ».

Washington, par la voix de sesdiplomates, craint, en privé, que M. Ghani ne soit tenté de pourrir le processus pour conserver son pouvoir. M. Pompeo a d’ailleurs assuré qu’il était « temps de se con­centrer non sur la politique électo­rale, mais sur la prise de mesuresen vue d’une paix durable ». Quel­ques jours avant la signature del’accord à Doha, il a tenu à rappe­ler que la priorité du pouvoir à Ka­boul devrait être de se présenter face aux talibans avec une équipe « totalement représentative ».

En dépit de ces inconnues, quipeuvent faire échouer le proces­sus, un vent nouveau souffle surl’Afghanistan. Plus de 100 000 ci­vils ont été tués ou blessés de­puis 2010, selon l’ONU, et le con­flit a coûté aux contribuablesaméricains, depuis 2001, l’équi­valent de plus de 915 milliardsd’euros en dépenses militaires etde reconstruction. La lassituded’une guerre interminable a pesédans la décision d’y mettre findes Américains et des talibans. Les insurgés, qui avaient pourproverbe à l’adresse de leur en­nemi : « Vous avez la montre, nous avons le temps », ont peut­être fini par en manquer.

jacques follorou

Le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo,à Doha,au Qatar, le 29 février.GIUSEPPE CACACE/AFP

Depuis 2001,la guerre a coûté

l’équivalentde plus de

915 milliards d’euros aux

contribuables américains

LES DATES

7 OCTOBRE 2001Au lendemain des attentats du 11-Septembre, Washington a posé un ultimatum au chef des talibans qui contrôlent alors l’Afghanistan, le mollah Omar, pour qu’il livre Oussama Ben Laden et démantèle les camps d’entraînement. Une coalition menée par les Etats-Unis lance une opération militaire en Afghanistan.

2014Septembre Après une élection présidentielle contestée, Ashraf Ghani devient président.8 décembre Les Américains et l’OTAN mettent fin à leurs mis-sions de combat en Afghanistan, pour ne passer qu’à un rôle de soutien et d’entraînement. Mais le président américain Barack Obama autorise des opérations contre les talibans et Al-Qaida. A son pic, la mission de l’OTAN et de leurs alliés a impliqué 130 000 soldats étrangers sur le sol afghan.

15 OCTOBRE 2015Le président Barack Obama an-nonce que 9 800 militaires amé-ricains resteront dans le pays jusqu’à l’issue de son second mandat, à la fin 2016.

AOÛT 2017Le président américain Donald Trump annonce l’envoi de nouvelles troupes.

SEPTEMBRE 2018Zalmay Khalilzad, ex-ambassa-deur américain à Kaboul, est désigné chef d’une délégation chargée de négocier directe-ment avec les insurgés talibans.

22 FÉVRIER 2020Début d’une trêve de sept jours, prélude à la signature d’un ac-cord de paix américano-taliban.

Les Etats-Unis entendent ainsi

mettre finau plus long

conflitde leur histoire

Les Afghanes inquiètes pour leurs droitsLes Afghanes sont partagées entre soulagement, après une se-maine de calme qui leur a permis des activités jusqu’alors impos-sibles, et inquiétude du fait de l’absence d’engagement sur les droits fondamentaux et notamment les droits des femmes dans l’accord signé entre les Etats-Unis et les talibans. Interrogée par l’AFP, une étudiante de 20 ans, Fazila Salehi, s’enthousiasme d’avoir passé, fin février, une soirée avec les siens hors de la mai-son familiale grâce à la trêve. « C’était la meilleure semaine de ma vie », s’émerveille-t-elle. Mais « nous avons peur. En tant que femme, je ne m’attends pas à être autorisée à sortir et à jouir de la même liberté que celle dont je jouis actuellement », s’inquiète-t-elle.

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Page 7: Le Monde - 03 03 2020

0123MARDI 3 MARS 2020 FRANCE | 7

R É F O R M E   D E S   R E T R A I T E S

L’exécutif face au pari risqué du 49.3En décidant de faire adopter la réforme des retraites sans vote, Philippe bouscule les opposants et sa majorité

Q uand il grimpera ces pro­chains jours les escaliersde la tribune de l’Assem­blée nationale, d’où il aannoncé, samedi 29 fé­vrier, l’utilisation de l’ar­ticle 49.3 de la Constitu­

tion pour adopter sans vote le premier volet de la réforme des retraites, Edouard Philippesait qu’il ne courra aucun risque. Les deuxmotions de censure, l’une de gauche, l’autre de droite, auxquelles il devra répondre, nemenacent en rien son gouvernement.Même les frondeurs socialistes durant lequinquennat de François Hollande, que Ma­nuel Valls avait contournés à plusieurs repri­ses en employant le 49.3, n’étaient pas parve­nus à faire chuter le premier ministre. Ce quine veut pas dire que ce recours sera sans con­séquences pour l’exécutif.

Dès samedi soir, de premières bulles de co­lère ont explosé, au Havre notamment, où le locataire de Matignon mène campagne en vue des élections municipales des 15 et 22 mars. « 49.3 Philippe prend la fièvre », « Met­tons­le en quarantaine », pouvait­on lire sur lafaçade de sa permanence, qui a également étécaillassée par des manifestants. Un « 49.3 » a également été inscrit à la peinture rouge surle local de Gérald Darmanin, ministre en cam­pagne à Tourcoing (Nord). Signe que l’exécutifpeut prendre de plein fouet la colère soulevéepar cet acte d’autorité, alors qu’Emmanuel Macron tente, sur cette affaire, de rester à dis­tance. Comme François Hollande en son temps avec Manuel Valls. « Le président ne voulait pas être entravé par le débat des retrai­tes, il l’a confié au premier ministre pour pou­voir faire autre chose », rappelle un proche du chef de l’Etat.

La décision de recourir au 49.3, symbole depassage en force, fait en effet planer la me­nace d’un regain de la contestation sociale ; samedi soir, des rassemblements spontanésde protestataires se sont tenus aux abords de l’Assemblée nationale. Mais à la tête de l’Etat, on dit ne pas croire à un réveil des mécon­tents. « L’opposition à la réforme était déjà là,c’est même la motivation première de l’obs­truction à l’Assemblée nationale, estime­t­on àMatignon. Beaucoup de gens trouvent au con­traire légitime d’avancer. »

Au sein du Palais­Bourbon, le 49.3 risquetoutefois de cristalliser un peu plus des oppo­sitions déjà remontées contre la méthode employée par le gouvernement. Or, le par­cours législatif de la réforme n’est pas ter­miné, puisque le changement de système de retraites est découpé en deux volets. Le projetde loi organique devra être examiné après le probable rejet des motions de censure. Mêmes’il est plus court que le projet de loi ordinaire,il pourrait être le théâtre dès cette semaine d’une nouvelle guérilla parlementaire. « Nousne lâcherons rien », a déjà promis le chef de filede La France insoumise, Jean­Luc Mélenchon.

La décision de faire passer le texte sans votea aussi crispé les partenaires sociaux, maillons­clés de la réforme, qui ont unanime­ment condamné cette méthode. L’exécutif compte cependant profiter de ce moment pour leur envoyer des signaux et les rassurer. La responsabilité du gouvernement a été en­gagée sur un nouveau texte, reprenant desamendements des députés et gravant dans le marbre des points négociés depuis des semai­nes avec les partenaires sociaux.

FRONT AU SEIN DE LA MAJORITÉLe premier ministre a par ailleurs adressé, dèsdimanche, une lettre aux principales organi­sations sociales, dans laquelle il se dit prêt à reprendre un certain nombre de leurs propo­sitions pour améliorer le projet de loi. « C’est ànous de démontrer que c’est un 49.3 pour et non pas un 49.3 contre, explique un proche dupremier ministre. On veut montrer que le dia­logue social fonctionne dans notre pays. »

Le troisième front, enfin, se situe au cœurmême de la majorité, au sein du groupe La Ré­publique en marche (LRM) à l’Assemblée. De­puis que le premier ministre avait consenti,en janvier, à retirer provisoirement l’instaura­tion d’un âge pivot de départ à la retraite à 64 ans dès 2022, la majorité, parfois lasse et ti­raillée par les tensions, apparaissait ressou­dée. Mais samedi soir, la décision du premier ministre a ravivé de vieilles plaies. Si l’am­biance était, selon un député, « très unitaire », « sans état d’âme », parmi ceux qui étaient présents à l’Assemblée, des membres ancrés àl’aile gauche du groupe ont critiqué ce choix sur les réseaux sociaux et par voie de presse.

« Le recours au 49.3 est toujours une formed’échec et aucun parlementaire ne peut s’en sa­tisfaire », a estimé sur Twitter le député (LRM) du Val­d’Oise Aurélien Taché. « Le dialogue so­cial entre le gouvernement et les syndicats doitimpérativement aboutir à un accord », a ajoutéson collègue des Deux­Sèvres, Guillaume Chi­

che. « C’est le chant du cygne de ce gouverne­ment », allait jusqu’à affirmer un autre. Signed’un certain trouble au sein de la majorité, le sénateur (LRM) Michel Amiel a annoncé, di­manche 1er mars, son départ du parti prési­dentiel en raison du recours au 49.3.

« INFLUENCE SUR LES MUNICIPALES »Au sein de l’exécutif, on affiche une forme de sérénité. « Seule une minorité critique le re­cours au 49.3 », veut croire un proche d’Edouard Philippe. Marie Guévenoux, dépu­tée LRM de l’Essonne, proche du premier mi­nistre, évoque « deux profils » d’élus : « Ceux qui se définissent comme l’aile gauche, et d’autres qui étaient inquiets des violences qu’une telle décision pouvait générer. » Durantle week­end, « plusieurs permanences de dépu­tés ont été dégradées », rapporte ainsi Marie Lebec, vice­présidente du groupe LRM.

Reste à savoir l’effet que cet épisode laisseradans l’opinion. « Je ne pense pas que ça mar­quera les esprits de la population, estime Mme Guévenoux. Il y a une semaine, sur les marchés, on me demandait ce que l’on faisait àl’Assemblée. Quand je parlais de la réforme des retraites, on me disait : ‘“Ah, mais ça n’est pas encore passé ?” » « Les gens sont plus préoccu­pés par le coronavirus que par ce qui peut sepasser à l’Assemblée », rapporte l’un de ses col­lègues. « Quand on regarde les études d’opi­nion, 72 % des Français sont contre le 49.3 mais74 % de notre socle électoral y est favorable », serassure un député « marcheur ».

« L’exécutif fait le pari que l’opinion a envie depasser à autre chose, mais c’est un pari risqué, note Bernard Sananès, président de l’institut de sondages Elabe. Le 49.3 peut réveiller l’oppo­sition à la réforme de certaines catégories de population, mettre un terme à la trêve politi­que sur le coronavirus… Cela peut aussi ali­menter un procès en amateurisme et en impré­paration, qui sont des marqueurs importants pour l’électorat de droite. Cela pourrait avoir une influence sur les municipales. » « Si on estcynique, on peut se dire qu’en jouant le rétablis­sement de l’autorité on va prendre des voix à ladroite, évalue un ancien socialiste devenu dé­puté LRM. Mais c’est paradoxal sur une loi qui était d’inspiration sociale­démocrate. »

olivier faye, cédric pietralungaet manon rescan

LA DÉCISION DE FAIRE PASSER 

LE TEXTE SANS VOTE A CRISPÉ 

LES PARTENAIRES SOCIAUX, QUI ONT 

UNANIMEMENT CONDAMNÉ 

CETTE MÉTHODE

l’annonce du recours au 49.3 peut­elle relancer la mobilisation contre la réforme des retraites ?L’intersyndicale formée par la CGT, FO, Solidaires,FSU et des mouvements de jeunesse devrait appe­ler lundi matin en plus de la journée d’action inter­professionnelle du 31 mars, déjà actée, à organiserpartout localement des rassemblements dès lundiet à des manifestations devant les préfectures et sous­préfectures mardi 3 mars selon un projet decommuniqué dont Le Monde a eu connaissance, pour « signifier avec force le rejet de ce texte », « y compris par la grève » « au moment de ce passage enforce au Parlement », les motions de censure devanta priori être discutées mardi à l’Assemblée.

Le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez,avait initialement évoqué, samedi soir, la tenue d’une réunion de l’intersyndicale pour discuter d’une nouvelle mobilisation dans la semaine. Finale­ment, les échanges ont eu lieu par mails et téléphonedès dimanche pour aboutir à un texte commun. Sa­medi soir, les plus fervents des opposants au projet de loi qui se sont spontanément retrouvés devant l’Assemblée après la prise de parole d’Edouard Phi­lippe voulaient croire à un regain de mobilisation.« Dès qu’on l’a su, on a lâché les femmes, les maris, les

enfants et on est venu devant l’Assemblée, pour le sym­bole. J’espère que ça va relancer la lutte », témoignaitPeggy, professeur de lettres modernes au collège Tra­vail­Langevin de Bagnolet (Seine­Saint­Denis). A ses côtés, son collègue Pierre (tous deux ont souhaité garder l’anonymat), professeur d’histoire­géogra­phie dénonçait un « déni de démocratie » : « Le gou­vernement ayant la majorité à l’Assemblée, le texte al­lait être voté donc ce 49.3 c’est qu’ils refusent même le débat. Je ne me sens plus représenté par ces gens­là. »

« Continuer à mettre la pression »Le mot d’ordre « Tous à l’Assemblée » en cas de re­cours au 49.3 courrait depuis des jours dans les ré­seaux mobilisés contre la réforme. Mais, au final, ils n’étaient que quelques centaines à s’être rassemblés sur le pont de la Concorde, tagué à cette occasion d’un « Non au 49.3 ». « En faisant ça un samedi soir, ilsont pris tout le monde de court, il faut attendre lundi pour en discuter avec nos collègues », disait une ensei­gnante en maternelle à Paris. Comme elle, tous té­moignaient d’une vive effervescence sur les réseaux sociaux et groupes de discussion d’opposants à la ré­forme des retraites. « Difficile pour l’instant d’avoir une vision globale. Lundi les choses vont s’affiner

parce que nous nous verrons et parce qu’il y aura des retours un peu partout », indiquait également une bi­bliothécaire annonçant l’organisation d’une assem­blée générale « à l’arrache » avec ses collègues.

Des AG s’annonçaient également dans les écoles,collèges et lycées les plus mobilisés ou à l’Opéra de Paris, dont les personnels devaient se réunir à 13 heures, lundi. Avant même l’annonce du recours au 49.3, ces derniers avaient annoncé la reprise de la grève après le vote par les députés, samedi, de l’arti­cle signant la fin de leur régime spécial. Trois repré­sentations ont été annulées samedi et dimanche à Garnier et à Bastille, et une à la Comédie­Française. Dimanche en fin d’après­midi, les acteurs ont convo­qué Molière pour fustiger la réforme dans un happe­ning joué depuis les fenêtres du théâtre, place Co­lette à Paris, mis en musique par les musiciens de l’Opéra. Quelques centaines de personnes sont ve­nues les applaudir. « La question c’est : comment on peut continuer à mettre la pression ?, s’interrogeait Anne Goulier, secrétaire du CSE de l’Opéra de Paris.Est­ce que c’est par la grève ? Est­ce qu’il faut être plus imaginatif ? On ne peut pas lâcher maintenant ! »

raphaëlle besse desmoulièreset aline leclerc

« En faisant ça un samedi soir, ils ont pris tout le monde de court »

Le premier ministre, Edouard Philippe, le 29 février, à Paris. VINCENT ISORE/IP3

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Page 8: Le Monde - 03 03 2020

8 | france MARDI 3 MARS 20200123

R É F O R M E   D E S   R E T R A I T E S

Les oppositions ripostent à coups de motionsLes groupes de gauche ont signé un texte commun, tandis que la droite a pris sa propre initiative

F rapper vite et fort, ne paslaisser le monopole del’action au gouverne­ment. Les partis d’opposi­

tion, qui s’attendaient à un re­cours à l’article 49 alinéa 3 pour l’adoption rapide de la réforme des retraites, avaient tous ou presque préparé leur riposte. Sa­medi, moins de deux heures après l’intervention du premier ministre en séance, les uns et lesautres ont dégainé leurs motions de censure, qui seront débattues mardi soir à l’Assemblée.

A gauche, le Parti socialiste (PS),le Parti communiste (PCF) et La France insoumise (LFI) s’étaient ainsi mis d’accord sur la tactique à adopter au moment voulu : une motion commune pour marquer solennellement le coup contre ce « hold up démocratique » opéré par le gouvernement, selon Boris Vallaud, député PS des Landes.Des représentants des trois partisse sont vus samedi soir pour fi­gnoler le texte. « On utilise tout ce qui est en notre pouvoir pour dire notre désaccord et dénoncer laméthode », explique M. Vallaud.

A droite, Damien Abad, prési­dent des députés Les Républi­cains (LR), n’est pas rentré en cir­conscription, afin de réagir le plusvite possible si nécessaire. « Jem’attendais au scénario le plus cy­nique. Ils ont brisé l’union natio­nale en faisant leur annonce en plein coronavirus, c’est dange­reux », estime le député de l’Ain.« Outrée » par les « méthodes odieuses » et « le cynisme du gou­vernement », Marine Le Pen, dé­putée du Pas­de­Calais et prési­dente du Rassemblement natio­nal (RN), n’a pas pu, en revanche, déposer de motion faute d’unnombre d’élus suffisant à l’As­semblée. Au RN, on l’assure, lesdéputés voteront tous les textes de censure « quels qu’ils soient ».L’ex­FN sera bien le seul danscette situation.

Car, si elles sont d’accord sur laméthode, les oppositions n’en avancent pas moins en ordre dis­persé contre le gouvernement. André Chassaigne, pour les com­munistes, Valérie Rabault pour les socialistes, Damien Abad pour LR, et peut­être Jean­Luc Mélenchon pour LFI : plusieurs orateurs, un seul objectif, mais deux motions différentes.

Chez LR, hors de question de vo­ter la motion de gauche, le parti s’abstiendra – il n’est pas possible de voter contre. « Il n’y a pas uneopposition, mais des oppositions, nous ne réagissons pas pour les

mêmes raisons », avertit Eric Woerth, député de l’Oise. Pour Da­mien Abad, les électeurs attendentdu parti de la « clarté et de la cohé­rence ». « J’ai entendu Marine Le Pen et Jean­Luc Mélenchon annon­cer qu’ils voteraient notre motion, ils ne sont pas à une incohérence près », ajoute le député. Le parti de droite n’est­il pas pour le recul de l’âge de départ à la retraite, un ca­sus belli pour les « insoumis » ?

« Du bidon »« Il va sans dire que nous sommes en désaccord sur le fond avec la droite au Parlement : elle veut une

mesure d’âge. Et en fait, le projet deréforme de Macron n’est qu’unevaste mesure d’âge. Mais nous sommes disposés à voter toute motion pour censurer le gouverne­ment sur l’utilisation du 49.3, et cette réforme illégitime des retrai­tes », explique Adrien Quaten­nens, député LFI du Nord. « On vo­tera toutes les censures, comme toutes les motions de rejet », ré­sume son camarade de Seine­Saint­Denis, Alexis Corbière.

Seule voix dissonante : FrançoisRuffin. Le député picard ne mâ­che pas ses mots. La motion decensure ? « Du bidon. » Lui exige

une « une dissolution de l’Assem­blée nationale. Tant le fossé est grand entre le “pays légal” et le “pays réel” », explique­t­il en fai­sant référence aux mots de Char­les Maurras, repris par Emma­nuel Macron lors d’un discours, en février. Chez les communistes,la décision n’est pas encore prise. « A priori, on va la voter. Tout dé­pend du fond du texte », expliqueStéphane Peu, élu de Seine­Saint­Denis. Qu’importe le contenu desmotions, Fabien Roussel, secré­taire national et député du Nord, rappelle qu’il « faut tout addition­ner pour espérer l’emporter ».

Le fond, en revanche, s’avèreproblématique chez les socialis­tes. Olivier Faure, député de Sei­ne­et­Marne, a bien échangé avecChristian Jacob, samedi : « On vavoir le texte de la motion, mais, si c’est pour expliquer qu’il faut recu­ler l’âge de la retraite à 65 ans, cesera non. » Fermez le banc. A droite, certains regrettent d’ailleurs cette division : « Par le passé, il est arrivé que chacun mo­difie sa motion pour trouver unterrain neutre. Elle pouvait aussiêtre très laconique et permettre à chacun de s’y retrouver », avanceun député.

Qu’à cela ne tienne. Tous désor­mais ont les yeux rivés sur l’aprèset souhaitent que les électeurs censurent le parti présidentiel di­rectement dans les urnes, à l’oc­casion des élections municipales.« Insoumis » et communistesont, par ailleurs, appelé à des« rassemblements pacifiques ». Les députés socialistes affinentpour leur part leurs argumentspour un recours devant le Conseilconstitutionnel contre la ré­forme. « On empile les briques dans un rapport de force où on estminoritaire. Mais nous savons que, dans un moment de frag­mentation du pays, l’oppositionne peut pas se permettre d’abdi­quer », prévient Boris Vallaud.

sarah belouezzane,abel mestre,

lucie soullieret sylvia zappi

François Ruffin, député La France insoumise, à l’Assemblée nationale, le 29 février. ELIOT BLONDET/ABACA

« IL N’Y A PAS UNE OPPOSITION, MAIS DES OPPOSITIONS, NOUS NE RÉAGISSONS PAS POUR LES MÊMES RAISONS »

ÉRIC WOERTHdéputé LR de l’Oise

« Ce n’est pas annoncé avec des tambours et trompettes, le 49.3 »Vendredi soir, l’Elysée et Matignon juraient que le déclenchement de cette procédure n’était pas « à l’ordre du jour »

RÉCIT

D e l’avis d’un conseillerministériel, qui maniel’argot seconde langue,

le coup est venu « en loucedé ». « En douce », en bon français. Il est17 h 26, samedi 29 février, quand Edouard Philippe monte à la tri­bune de l’Assemblée nationale, àl’issue d’une suspension de séance impromptue. L’opposi­tion s’agite depuis environ une demi­heure quant à la possibilitéde voir le gouvernement recourir à l’article 49.3. « Cela s’agite, le 49.3serait annoncé pour 17 heures ! », a tweeté, à 16 h 43, le député (Les Ré­publicains, LR) du Bas­Rhin Pa­trick Hetzel.

Le premier ministre vientconfirmer sa prédiction, avec un peu de retard. « Après en avoir ob­tenu l’autorisation du conseil des ministres du 29 février, j’ai décidéd’engager la responsabilité du gouvernement sur le projet de loi instituant un système universel de retraites », déclare le locataire de Matignon, prenant tout le mondepar surprise. L’opération s’estmontée en vingt­quatre heures.

Vendredi midi, Edouard Phi­lippe reçoit pour déjeuner son

ministre des relations avec le Par­lement, Marc Fesneau, les prési­dents des groupes La République en marche (LRM) et MoDem à l’As­semblée nationale, Gilles Le Gen­dre et Patrick Mignola, ainsi que les rapporteurs du projet de loi,Guillaume Gouffier­Cha, JacquesMaire, Nicolas Turquois, Corinne Vignon, Carole Grandjean et Paul Christophe. La discussion tourne autour des amendements de la majorité ou de l’opposition que le gouvernement pourrait ajouter à sa réforme en cas d’usage du 49.3.

Battre le rappel des troupesAutour de la table, chacun connaît le menu des jours à venir,mais pas le timing. « Il était dit quele 49.3 serait utilisé, mais pas quand », raconte un participant. Le ralentissement du tempo opéré en début de semaine parEdouard Philippe a servi à accor­der les violons entre l’exécutif et la majorité. « Le président de la Ré­publique et le premier ministreétaient convaincus depuis une se­maine de la nécessité d’utiliser le 49.3, assure un cadre de la Macro­nie. Il y a eu un jeu d’accordéon quitenait au souci de préserver l’inté­grité de la majorité. »

Edouard Philippe et EmmanuelMacron échangent à nouveau sur le sujet vendredi après­midi. Le chef du gouvernement se rend par ailleurs à l’hôtel de Lassay pour rencontrer discrètement le président de l’Assemblée natio­nale, Richard Ferrand. Dans la soi­rée, un communiqué est envoyé àla presse : un conseil de défense etun conseil des ministres excep­tionnels sont convoqués, samedi, au sujet… de l’épidémie de coro­navirus. Or, chacun sait que l’acti­vation de l’article 49.3 ne peut in­tervenir que dans le cadre du conseil des ministres. « Ce n’est pas à l’ordre du jour », jure­t­on à l’Elysée et à Matignon.

Au sein de l’exécutif, pourtant,certains sont déjà mis dans la confidence. « Je savais que ça al­lait être acté au conseil des minis­tres, mais je ne savais pas quand çaserait déclenché à l’Assemblée na­tionale », révèle un conseiller. Pas question de laisser fuiter la moin­dre information qui permettrait àl’opposition de fourbir ses armes.

Samedi matin, les ministres dugouvernement Philippe se re­trouvent à l’Elysée. La France s’in­quiète de l’expansion du corona­virus. Au sortir du conseil des mi­

nistres, la porte­parole du gouver­nement, Sibeth Ndiaye, et le ministre des solidarités et de lasanté, Olivier Véran, annoncent que les rassemblements confinés de plus de 5 000 personnes sontannulés. Pas un mot, en revanche,sur le 49.3. Le sujet a pourtant oc­cupé la fin du conseil.

Les ministres du travail et del’éducation nationale, Muriel Pé­nicaud et Jean­Michel Blanquer, ont détaillé certains aspects de laréforme des retraites dans leurssecteurs respectifs, pendant quecelui des relations avec le Parle­ment, Marc Fesneau, a rappelé lecalendrier lié à l’utilisation du 49.3. « On a fait une heure et de­mie de coronavirus et dix minutessur l’engagement de la responsa­bilité du gouvernement devant

l’Assemblée », relate un partici­pant. Charge est alors donnée àEdouard Philippe de mettre le ballon dans l’en­but. En début d’après­midi, le chef du gouver­nement appelle le patron des dé­putés « marcheurs », Gilles LeGendre, pour le prévenir de sadémarche. Il faut battre le rappeldes troupes.

Peu après 17 heures, un députéen rendez­vous à côté de l’Assem­blée reçoit un message de son groupe l’appelant à rejoindre le sa­lon Delacroix. Il voit alors passer leconvoi du premier ministre dans la rue. Edouard Philippe se rend di­rectement dans l’Hémicycle. La plupart des députés « marcheurs » qui ne se trouvent pas en séance apprennent la nouvelle à la radio ou sur leur smartphone. « Ce n’est pas annoncé avec des tambours et des trompettes, le 49.3 », justifie un ministre.

Accusations d’opportunismeLe président du groupe LR, Da­mien Abad, s’étrangle aussitôt de ce « passage en force ». « Chacun connaît maintenant le cynisme du gouvernement, qui se sert de l’ag­gravation de la crise du coronavi­rus en le précédant d’une interdic­

tion de rassemblement de plus 5 000 personnes », attaque la prési­dente du Rassemblement natio­nal, Marine Le Pen. Du bout des lè­vres, un membre du gouverne­ment reconnaît « un hasard mal­heureux de calendrier ». « C’est une incompréhensible erreur politique, stratégique et institutionnelle », tempête un député LRM influent.

D’autres défendent au contrairece choix. « Le premier ministre a ajouté au texte quasiment toutes les priorités des groupes LRM et MoDem, dont certaines recoupent les positions de l’opposition », ex­plique Patrick Mignola. Le déclen­cher dès maintenant doit permet­tre, selon ses promoteurs, de lais­ser une chance au projet de loi or­ganique d’être voté par les députésavant la suspension des travaux del’Assemblée, le 6 mars, pour cause d’élections municipales. Sur le pla­teau du « 20 heures » de TF1, sa­medi, Edouard Philippe récuse pour sa part les accusations d’op­portunisme : « Ça n’a rien à voir avec le coronavirus. » « J’ai choisi de prendre mes responsabilités », as­sume le chef du gouvernement.

olivier faye,cédric pietralunga

et manon rescan

LA PLUPART DES DÉPUTÉS « MARCHEURS » QUI 

NE SE TROUVENT PAS EN SÉANCE APPRENNENT LA NOUVELLE À LA RADIO OU SUR LEUR SMARTPHONE

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0123MARDI 3 MARS 2020 france | 9

La « version 49.3 » du projet de loine satisfait pas les syndicats réformistesDimanche, Laurent Berger a reconnu des « avancées », mais la CFDT regrette que le texte ne prenne pas mieux en compte la pénibilité et le sort des fonctionnaires qui ont peu de primes

M ême si l’exécutif assureque le débat resteouvert, son choix de

recourir à l’article 49.3 de la Cons­titution – donc à une adoption sans vote du projet de loi sur les retraites – est un coup dur pour lessyndicats dits « réformistes ». Ces organisations, qui sont favorablesau principe d’un système univer­sel par points ou qui le regardent avec bienveillance, espéraient pouvoir pousser leurs pions lors de la discussion à l’Assemblée nationale. Elles sont finalement loin d’avoir obtenu ce qu’elles réclamaient.

Le nouveau texte a beau intégrerdes amendements du gouverne­ment, de la majorité et même des oppositions (à l’exception de LFI etd’élus non­inscrits comme ceux du RN), bon nombre de leurs re­vendications n’ont, pour l’heure, pas été satisfaites. « Le gouverne­ment vient de faire le choix du 49.3,mais pas encore celui de la justice sociale », a déploré, dimanche 1er mars, le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, dans un en­tretien au Parisien.

Le leader de la première confé­dération de salariés énumère les sujets que sa centrale appelle deses vœux depuis plusieurs mois et qu’elle n’a pas retrouvés dans la« version 49.3 » du projet de loi : le sort des fonctionnaires qui ont peu ou pas de primes, l’ouverture du droit à la réversion pour lescouples pacsés, un minimum de pension à 85 % du smic dès 2022 etnon à partir de 2025, une bonifica­tion forfaitaire pour les mères…

Il y a, de surcroît, un thèmeauquel le responsable cédétiste tient par­dessus tout : celui d’une meilleure prise en compte de la pénibilité, assortie de la possibi­lité de partir plus tôt à la retraite. M. Berger a reconnu, dimanche, que des « avancées » se sont pro­duites, durant l’examen du projet au Palais­Bourbon. Confirmant des annonces faites le 13 févrierpar le premier ministre, Edouard Philippe, elles portent notam­ment sur la création d’un congé

de formation­reconversion en fa­veur des personnes ayant exercédes activités physiquement éprouvantes. Ou encore sur lerenforcement de la prévention.

Mais le numéro un de la CFDTveut que la réforme aille plus loin sur le volet « réparation » del’usure professionnelle. « La ba­taille n’est pas finie mais change denature, a­t­il dit au Parisien. Nous nous battrons jusqu’au bout. » « On va continuer le combat », ren­chérit Cyril Chabanier, le prési­dent de la CFTC, en faisant allu­sion à la pénibilité, mais aussi à la gouvernance du système univer­sel et aux carrières longues – un mécanisme qui permet aux indi­vidus ayant commencé à tra­vailler avant 20 ans de liquider leur pension de façon anticipée.

Dans une lettre envoyée samediaux partenaires sociaux, M. Phi­lippe tente de rassurer ses interlo­cuteurs : « La fin des débats en pre­mière lecture à l’Assemblée natio­nale ne constitue pas un aboutisse­ment. Nous pouvons, nous devons,encore faire évoluer le texte. »

« Là, il y a une porte de sortie »La voie s’annonce très étroite, s’agissant de la pénibilité. Pour une raison simple : le Medef estvent debout face aux doléances dela CFDT, craignant qu’elles abou­tissent à l’émergence de « nou­veaux régimes spéciaux ». Son président, Geoffroy Roux de Bé­zieux, a toutefois esquissé un geste, dans un entretien aux Echos du 19 février, en se déclarantouvert à l’idée d’un plus grand nombre de départs anticipés à laretraite « pour des raisons de péni­bilité ». Mais à la condition « que[cette] augmentation soit com­pensée par moins de départs pour carrières longues ».

Problème : le dispositif enquestion – celui des carrières lon­gues, donc – correspond à une conquête de la CFDT arrachée en 2003. Pas question pour la cen­trale cédétiste de toucher à une mesure sacro­sainte à ses yeux. « Si le Medef ou le gouvernement

veulent réduire l’un – ou le suppri­mer – pour octroyer l’autre, ce sera sans nous et même contre nous », confie M. Berger au Monde. Une position qui ne surprend nulle­ment le Medef. « Là, il y a une portede sortie, mais comme à chaque fois, Laurent Berger la ferme », sou­pire un haut gradé du mouve­ment patronal.

Le pilotage du régime en coursde construction représente, pour les partenaires sociaux, une autre source de préoccupation, qui lesrassemble plus qu’elle ne les di­vise. Tous craignent, en effet, que l’Etat prenne entièrement la main. Dans le courrier qu’il a adressé aux organisations de sala­riés et d’employeurs, M. Philippe affirme cependant être « disposé à(…) renforcer encore leur rôle ». Mais en suggérant que de telles « évolutions » aient une contrepar­tie : le retour à « l’équilibre finan­cier de notre système de retraite dans les prochaines années ». « Ce n’est pas une place dans la gouver­nance qui nous préoccupe, c’est la justice sociale », rétorque M. Ber­ger, sollicité par Le Monde.

Sur les instances chargées d’ad­ministrer le futur dispositif, la « version 49.3 » du projet intègre des changements que les syndi­cats désiraient. Ainsi, les établisse­ments composant le réseau, à tra­vers la France, de la Caisse natio­nale de retraite universelle (CNRU) auront la personnalité morale : un tel schéma était exclu au départ, suscitant de fortes in­quiétudes parmi les personnels des structures régionales de l’as­

surance­vieillesse, qui craignaientune atrophie de leurs missions. Par ailleurs, le conseil d’adminis­tration de la CNRU devra compter autant de femmes que d’hommes.

Les nouveautés les plus impor­tantes introduites dans le texte avaient déjà été dévoilées au cours des dernières semaines, en particulier celles ayant trait auxdroits familiaux : octroi d’un nombre minimal de points pour les mères au titre de la maternité (avec un montant plancher pour celles percevant de faibles reve­nus), maintien de la pension de réversion pour les conjoints divorcés par le biais d’un méca­nisme entièrement remanié, etc. De même, l’essentiel des change­ments en faveur de la retraite pro­gressive (qui consiste à travailler àtemps partiel en toute fin de car­rière) avaient déjà été présentéspar le premier ministre.

Dans les modifications qui ontété faites samedi, figure une me­sure défendue par un sous­amen­dement des communistes : elle permet aux égoutiers, embau­chés avant 2022, de continuer à prendre leur retraite à 52 ans. Par ailleurs, l’article 65, qui ratifiait trois ordonnances prises en 2019 en faveur du développement del’épargne retraite supplémentaire (par capitalisation), a été sup­primé, conformément à ce que souhaitaient le rapporteur géné­ral, Guillaume Gouffier­Cha (LRM), et l’un des corapporteursPaul Christophe (UDI).

Tous deux avaient rédigé unamendement allant dans ce sens afin de ne pas « mélanger deux su­jets bien distincts ». Sous­entendu :la réforme consacre un fonction­nement par répartition, dans le­quel les actifs cotisent pour lapension des personnes déjà à la retraite ; elle ne doit donc pas être suspectée d’ouvrir la porte à des mécanismes de capitalisation, où les assurés se constituent des droits uniquement pour eux, au moment de leurs vieux jours.

raphaëlle besse desmoulièreset bertrand bissuel

LE PILOTAGE DU RÉGIME EN COURS D’ÉLABORATION 

REPRÉSENTE, POUR LES PARTENAIRES 

SOCIAUX, UNE SOURCE DE PRÉOCCUPATION QUI LES RASSEMBLE

Laurent Berger, lors d’une réunion de la conférence de financement des retraites, à Paris, le 30 janvier. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE POUR « LE MONDE »

Le poste de maire, parent pauvre de la parité Le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes a présenté son état des lieux du sexisme, notamment en politique

P lus de quatre maires surcinq (84 %) et 92 % des pré­sidents d’intercommuna­

lités sont des hommes. Ces chif­fres éloquents sont opportuné­ment rappelés, à quinze jours des élections municipales, par le HautConseil à l’égalité entre les fem­mes et les hommes (HCE) dans son état des lieux du sexisme,présenté lundi 2 mars.

L’instance nationale consulta­tive dresse, pour la deuxième an­née consécutive, le bilan d’un mal qui irrigue l’ensemble de notre so­ciété et dont la définition est énon­cée en préambule : « Le sexisme est à la fois une idéologie qui repose sur l’infériorité d’un sexe par rap­port à l’autre, mais aussi un ensem­ble de manifestations des plus ano­dines en apparence (remarques, plaisanteries, etc.) aux plus graves (viols, meurtres), qui ont pour objet de délégitimer, stigmatiser, humi­lier ou violenter les femmes et en­traînent pour elles des effets en ter­mes d’estime de soi, de santé psychi­que et physique et de modification des comportements. »

Les victimes d’actes sexistes sontà 87 % des femmes et les auteurs à 91 % des hommes, souligne le rap­port, avant de se pencher sur trois domaines : le milieu de l’entre­prise, celui de la télévision et celui de la politique.

Des « zones blanches »Premier constat, dans le chapitre consacré à la vie politique : les avancées de la loi en matière de pa­rité, bien que considérables, ne suffisent pas. Certaines « zones blanches » demeurent, comme les intercommunalités et les commu­nes de moins de 1 000 habitants, non soumises à des règles paritai­res. Le HCE recommande donc de les étendre. Idem pour les postes de vice­présidence au Sénat et à l’Assemblée nationale. L’institu­tion propose aussi de créer des bi­nômes paritaires de corapporteur et corapporteuse de projets de loi.

Autre difficulté : « Si la paritéquantitative a bien eu lieu, le par­tage effectif du pouvoir se fait at­tendre », relève le HCE, constatant que non seulement les femmessont bien souvent reléguées à des thématiques spécifiques liées à la sphère privée, mais aussi que les postes à haute responsabilité res­tent majoritairement aux mainsdes hommes. Les directions des partis politiques (quasi exclusive­ment masculines) ont un rôle àjouer, et l’organisation recom­mande donc de conditionner les financements des partis à uneobligation de parité dans les ins­tances de direction et les commis­sions d’investiture.

Enfin, les rares fois où elles accè­dent à des postes de premier plan, outre les remarques sexistes ou des violences, le rapport montre que les femmes sont confrontées àune forme d’entre­soi masculin que la sociologue Françoise Gaspard nomme le « fratriarcat ». Cette solidarité masculine, qui s’exprime lors de discussions in­formelles à la buvette de l’Assem­blée nationale, par exemple, fonc­tionne sur les mêmes ressorts queles « boys club », et aboutit à une exclusion de fait des femmes d’échanges parfois décisifs. D’où le« grand sentiment de solitude » res­senti par les quelques­unes qui ac­cèdent au pouvoir, exprimé lors des auditions menées par le HCE.

Pour y remédier, ValériePécresse, présidente du conseil régional d’Ile­de­France, plaide, par exemple, pour la création de réseaux d’entraide de femmes et de clubs mixtes. L’affaire est ur­gente : les obstacles rencontrés provoquent un sentiment d’illégi­timité qui conduit bon nombre de femmes politiques à renoncer auxresponsabilités. Un abandon bien souvent accueilli dans une grande indifférence, bien loin du fracas qui accompagne les départs de leurs homologues masculins.

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Page 10: Le Monde - 03 03 2020

10 | france MARDI 3 MARS 20200123

A Bordeaux, Thomas Cazenave pris en étauDans cette ville qui a adoubé Macron en 2017, le candidat LRM est coincé entre le maire sortant et les écologistes

bordeaux ­ correspondante

E n ce vendredi soir plu­vieux de vacances scolai­res à Bordeaux, la pressen’a pas véritablement ré­

pondu à l’appel. Pourtant, ThomasCazenave, candidat La République en marche (LRM) aux élections municipales, avait convié Elisa­beth Borne, ministre de la transi­tion écologique et solidaire, pour attirer les curieux. Venue soutenir le « marcheur », la ministre est sans équivoque : « Je suis très heu­reuse de soutenir cette liste qui in­carne le renouveau qu’avait voulu Emmanuel Macron. » Thomas Ca­zenave poursuit en détaillant son programme sur les mobilités et la transition écologique, en évo­quant les projets de loi concomi­tants dont s’occupe Elisabeth Borne. Le duo est accordé.

A quinze jours du premier tourdes élections municipales, Tho­mas Cazenave a besoin de soutien et tous les renforts sont les bienve­nus. Si le dernier sondage Ipsos­Sopra Steria pour France Bleu Gi­ronde, Sud Ouest et TV7 dévoilé le 13 février dernier lui donnait, comme en décembre, toujours 16 % des intentions de vote, une autre enquête BVA pour Europe 1 diffusée le 20 février a semé un vent d’inquiétude dans l’équipe macroniste. Dans cette ville qui n’a pas connu de second tour auxmunicipales depuis la Libération, Thomas Cazenave y est crédité de 11 % des intentions de vote, juste derrière Philippe Poutou, à 12 %.

Ce dernier est entré dans lacourse au palais Rohan fin jan­vier, avec le soutien de La France insoumise (LFI). Cette percée ducandidat du Nouveau Parti anti­capitaliste (NPA) n’a pourtant pas étonné Fabien Robert (MoDem), premier adjoint au maire de Bor­deaux, en troisième position sur la liste de Nicolas Florian, candi­

dat Les Républicains (LR) et suc­cesseur d’Alain Juppé. « Je n’ai pas été totalement surpris de le voir passer devant Thomas Cazenave au dernier sondage car je connais ma ville. La crise sociale actuelle profite d’abord à Philippe Poutou.On l’a oublié mais, à Bordeaux, il y a toujours eu une ultra­gauche, qui ne trouvait sans doute pas dedébouchés aux élections munici­pales. Là, elle a trouvé un candi­dat », estime M. Robert avant de conclure : « L’électorat modéré, en­tre Nicolas Florian et Thomas Ca­zenave, a son candidat. »

Une manière d’évoquer entre leslignes la campagne du maire sor­tant qu’il soutient. Sauf que M. Ca­zenave doit aussi faire face à la concurrence d’un autre hommequi aspire l’électorat macroniste : Pierre Hurmic. Le candidat écolo­giste, très haut dans les intentionsde vote, va peut­être réussir le gros coup de cette élection : impo­ser un second tour compliqué à la droite et peut­être faire basculer la

mairie. Exactement la position que rêvait d’occuper le macronistequi se retrouve maintenant à être au coude­à­coude avec la gaucheradicale. Un comble dans cetteville convertie au macronisme de­puis la dernière présidentielle. « Quel est le positionnement de laliste LRM entre Hurmic et Florian ?, fait mine de s’interroger dans Le Figaro M. Florian, lundi, avant de tendre la main. On verra après le premier tour quels sont les rap­ports de force. (…) Je vois déjà cer­tains points du programme qui convergent. »

« La campagne commence »Le candidat LRM marche sur desbraises depuis le début de sa cam­pagne, dans une ville où le partiprésidentiel partait pourtant confiant. Au second tour en 2017, l’électorat bordelais a voté à 85,92 % pour Emmanuel Macron,et a placé en tête la liste LRM de Nathalie Loiseau aux européen­nes de 2019 (29,47 %). Mais c’était

sans compter sur la perte d’un al­lié de choix, le MoDem, soutiendu parti présidentiel mais qui, àBordeaux, s’est rangé du côté du parti Les Républicains et de sonmaire sortant, grâce à l’appui de son premier adjoint. « On a un bi­lan à Bordeaux derrière AlainJuppé depuis vingt ans, commentvoulez­vous expliquer aux élec­teurs, parce qu’il y a un nouveau maire, ancien adjoint qui partageavec nous ce bilan, que du jour aulendemain on déchire ce que l’on afait, et qu’en vertu d’une alliancenationale on est plus dans lemême camp ? C’est illisible et in­compréhensible, poursuit Fabien Robert. Voilà pourquoi FrançoisBayrou a fait le choix de soutenirNicolas Florian à Bordeaux. »

Le premier adjoint à la cultureest persuadé que de nombreux électeurs d’Emmanuel Macron choisiront Nicolas Florian. Un phénomène qu’il explique par la filiation d’Alain Juppé, qui a sou­vent salué la politique d’Emma­

nuel Macron. Et, dans l’esprit de nombreux électeurs, l’héritage juppéiste est porté par le maire sortant et son équipe. Le poids de la politique nationale pèse égale­ment sur la campagne de Thomas Cazenave. « Il y a une part d’électo­rat sans doute déçu de la politique nationale et je ne m’en félicite pas, car je me sens moi­même dans cette majorité », déplore M. Robert.

Mais pour Aziz Skalli, référentterritorial LRM en Gironde, tout est encore possible. « Un sondage disait qu’il y a entre 16 % et 20 % desgens qui allaient voter pour des cri­tères nationaux. 80 % des électeurs vont donc voter sur les questions municipales. Je pense qu’ils feront la part des choses au moment de choisir », croit M. Skalli, qui restera mobilisé jusqu’au 15 mars : « Une élection, c’est jusqu’au bout, on ne va pas capituler au contraire, on estplus motivés que jamais. »

Réunions de quartier, tractagesdans les rues bordelaises… A l’ap­proche de l’échéance, la campagnes’est intensifiée du côté des « mar­cheurs », qui restent déterminés à prendre les rênes de la ville. « Je trouve que la campagne com­mence finalement tout juste, on le voit quand on rencontre les gens dans les marchés, les porte­à­porte, il y a vrai engouement, estime M. Skalli. Pourtant, on est en cam­pagne depuis six mois, mais la to­nalité a changé, les gens regardent, s’intéressent un peu plus, commen­cent à avoir une vraie critique des programmes des uns et des autres, c’est vraiment sur ces deux derniè­res semaines que ça va se jouer. » Deux semaines qui deviennent, en effet, avec ces sondages en berne, déterminantes pour LRM.

claire mayer

La guerre des droites agite le 16e arrondissement parisienTrois listes menées par des personnalités qui affichent toutes leur soutien à Dati sont en concurrence dans l’ouest de la capitale

A l’approche des municipa­les, une bataille politiqueau couteau se joue dans le

16e, cet arrondissement aux gran­des rues calmes bordées d’ambas­sades, aux avenues « aussi mornes que la bourgeoisie cossue qui a choisi d’y habiter », selon les mots cruels de l’écrivain et dessinateur Pierre Le­Tan. Un combat d’autantplus âpre qu’il oppose d’anciens amis. Tous de droite, ils se retrou­vent à présent sur plusieurs listes concurrentes… dont trois affi­chent leur soutien à Rachida Dati pour la Mairie de Paris ! Ils se dé­chirent pour diriger la mairie d’ar­rondissement et, au­delà, repren­dre en main la droite des beaux quartiers de l’Ouest parisien, arri­vée au bout d’un cycle.

Dernier épisode en date : DanièleGiazzi, maire Les Républicains (LR)de l’arrondissement et candidate àsa réélection, vient de porter plainte pour vol, abus de con­fiance et usurpation d’identité contre son ancien directeur de campagne, qui l’a lâchée le 10 fé­vrier pour rejoindre une liste ri­vale, celle menée par l’avocat Fran­cis Szpiner. « Il est parti avec des tracts, toute une série de docu­ments confidentiels, et les codes de comptes sur les réseaux sociaux », accuse­t­elle. « Aujourd’hui, j’ai

tout rendu, assure l’intéressé. Pour moi, le dossier est clos. » Il a juste gardé le contrôle d’un compte Twitter créé initialement pour vanter les mérites de Danièle Giazzi, et qui assure désormais la promotion de son adversaire Francis Szpiner. « Des méthodes de voyou », lâche la maire sortante.

En face, le ton monte aussi. Pourdéfendre Francis Szpiner, le can­didat officiel de LR, le secrétairegénéral du parti a envoyé le 21 fé­vrier des lettres comminatoires aux deux femmes qui mènent des listes dissidentes, DanièleGiazzi et la sénatrice Céline Bou­lay­Espéronnier. « Vous faites réfé­rence aux Républicains alors quevous n’avez pas obtenu l’investi­ture de notre famille politique, écrit Aurélien Pradié. Je vous de­mande expressément de mettre unterme à cette confusion au plusvite et donc de cesser d’utiliser no­tre logo. » Certains agitent déjà la menace d’actions en référé face à ces « impostures ».

Pour LR, le 16e constitue un bas­tion que le parti ne peut se per­mettre de perdre. Or, le risque pa­raît réel. La droite reste certes ar­chi­dominante dans ces quartiershuppés, mais la coexistence de trois listes rivales menées par des figures de LR ne peut que provo­

quer un éparpillement de l’électo­rat. Et bénéficier à une qua­trième liste, celle d’Hanna Seb­bah, 28 ans, ancienne adjointe de la maire LR et désormais figurede proue locale de La République en marche (LRM).

Aux européennes de mai 2019, laliste présentée par le parti prési­dentiel avait déjà rassemblé 46 % des suffrages, ne laissant que 24 % à celle de LR. Cette fois­ci, « l’arron­dissement fait partie de ceux que nous pourrions prendre », estime un stratège macroniste. « La cam­pagne d’Hanna Sebbah se passe très bien », souligne­t­il, et la tête de liste de LRM pour Paris, Agnès Buzyn, renvoie une image de grande bourgeoisie éclairée qui « correspond bien à ce qu’attendentles habitants du 16e ».

Trop sûre d’elle­même, la droiteparisienne a­t­elle enclenché la machine à perdre ? L’affaire se noue en 2017. Cette année­là, Claude Goasguen, l’homme fort du 16e, remporte de peu les législa­tives. Touché par la loi sur le non­cumul des mandats, il garde son siège de député, et abandonne ce­lui de maire d’arrondissement. Pour lui succéder, il fait élire par le conseil d’arrondissement une de ses adjointes, Danièle Giazzi, en espérant sans doute continuer à exercer la réalité du pouvoir.

Querelles persistantesLes premiers mois, il conserve d’ailleurs l’immense bureau du maire, sa voiture de fonction, son chauffeur, et le magazine à sa gloire. Mais au fil des mois, la nou­velle maire, élue de Paris restée dans l’ombre depuis trente ans, prend goût à la lumière. Elle s’af­firme. Ses relations se tendent avec le volcanique Claude Goas­guen et la majorité qui l’avait élue au conseil se disloque. « L’état danslequel j’ai trouvé la mairie était hal­lucinant, lâche­t­elle. Ce n’était qu’un bureau au service des ambi­tions nationales de M. Goasguen. »

Deux ans plus tard, les querellespersistantes ont abouti à une multiplication de candidatures.

Claude Goasguen, rabiboché avec Rachida Dati après une longuebrouille, a tout fait pour que Da­nièle Giazzi ne soit pas investie. Pour contrer son ancienne proté­gée, il est allé chercher un avocat vedette, fidèle chiraquien et franc­maçon revendiqué, Francis Szpi­ner. Le pénaliste a été investi offi­ciellement par le parti, grâce en particulier au soutien de François Baroin, son associé au sein du ca­binet d’avocats STAS. Francis Szpi­ner n’habite certes pas le 16e ar­rondissement. Mais « j’y cherche une maison à louer depuis trois mois », confie­t­il. Avec l’appui de Rachida Dati, il entend « agir pour que Paris retrouve la joie de vivre ».

S’il est élu, Francis Szpiner occu­pera­t­il le fauteuil de maire pour autant ? Et pour combien de temps ? Des interrogations légiti­mes, dans la mesure où l’avocat a déjà en tête l’étape suivante, les lé­gislatives de 2022. Claude Goas­guen, 74 ans, ne devrait en effet pas se représenter, et le spécia­liste des affaires politico­finan­cières serait alors en bonne posi­tion pour lui succéder. D’ici là, certains voient déjà Francis Szpi­ner laisser la mairie du 16e à la pre­mière femme de sa liste, Béatrice Lecouturier, une élue proche deClaude Goasguen et aujourd’hui

L’éparpillementde la droite

pourrait bénéficier à unequatrième liste,

celle de la candidate LRMHanna Sebbah

Le candidat LRM à Bordeaux, Thomas Cazenave, le 6 février. THIBAUD MORITZ/ABACA

Le MoDem, soutien

de LRM au niveaunational, s’est

rangé à Bordeauxdu côté du parti

Les Républicains

Ouverture de la campagne officielleLa campagne officielle pour le premier tour des élections munici-pales des 15 et 22 mars s’est ouverte lundi. Elle s’achèvera le sa-medi 14 mars, à la veille du scrutin. Pendant cette période, le CSA régule l’accès des candidats aux médias audiovisuels. Lorsqu’il s’agit d’une circonscription électorale déterminée, les radios et té-lévisions doivent veiller à ce que les candidats et leurs soutiens bé-néficient d’« une présentation et d’un accès équitable à l’antenne ». Dans toutes les communes, les listes se voient attribuer des pan-neaux d’affichage installés à proximité des lieux de vote. Par ailleurs, la diffusion et le commentaire de tout sondage en rapport avec l’élection seront interdits la veille de chaque tour de scrutin et le jour même du vote. Durant ces deux jours, il sera également interdit de distribuer tout message de propagande électorale par voie de tracts, circulaires ou voie électronique.

membre du MoDem. « Je ne suispas appelée à devenir maire », dé­ment l’intéressée.

Face à la liste LR officielle, Da­nièle Giazzi a décidé de maintenir sa candidature. Puisque la plupart des élus l’ont quittée, elle s’appuie sur des militants associatifs. Elle a aussi obtenu l’appui de l’ancien ministre Philippe Douste­Blazy, numéro deux sur sa liste, même s’il n’habite pas l’arrondissement.

Pas question non plus pour Cé­line Boulay­Espéronnier de lâcher prise. « Je vis dans le 16e, j’y suis élue,je siège dans le groupe LR au Sénat, je me considère donc comme la candidate naturelle du parti dans l’arrondissement », affirme­t­elle. Sur le fond, la sénatrice reconnaît que rien ou presque ne distingue son projet de ceux de Danièle Giazzi et Francis Szpiner : « Nous voulons tous remettre de l’ordre, de la propreté, de la sécurité dans nos quartiers, et faire en sorte qu’Anne Hidalgo ne soit pas réélue. »

Dans le 16e, le premier tour s’ap­parente ainsi à une primaire sau­vage, où l’essentiel se joue sur la personnalité des candidats. Avec pour enjeu souterrain la succes­sion de Claude Goasguen, ombre tutélaire de l’Ouest parisien qui peine à décrocher.

denis cosnard

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0123MARDI 3 MARS 2020 france | 11

Fonds spéciaux : révolution culturelle au sein du renseignementPour éviter que la justice n’intervienne dans les pratiques, un grand ménage a été lancé depuis un an

C’ est une petite révo­lution dont on nedevait rien savoir.Pourtant, elle con­

cerne les deniers publics et la po­litique du renseignement en France. A l’abri du secret­défense,un grand ménage a été lancé, de­puis un an, sur la gestion des fonds spéciaux accordés aux ser­vices secrets français pour finan­cer leurs activités clandestines.

Le gouvernement veut mettrefin aux libéralités découverteslors du contrôle d’une cagnottequi était d’une centaine de mil­lions d’euros, en 2017, et qui bénéficie, en premier lieu, à la di­rection générale de la sécurité extérieure (DGSE). Les autoritésont, notamment, relevé le re­cours délibéré à ces fonds pouréchapper aux règles gouvernantles crédits généraux ; des défautsde contrôle interne et la volontédes services de dissimuler certai­nes irrégularités.

Une rare trace de ce profondchangement est visible dans ledernier rapport public de la délé­gation parlementaire au rensei­gnement, publié en avril 2019 et portant sur l’exercice 2017­2018. Mais elle est très ténue. Seuls les initiés peuvent l’apercevoir à la seule lecture. Le texte a, en effet,été considérablement expurgé par rapport au document origi­nal, au nom du secret­défense.

Travail plus approfondiEn revanche, en coulisses, un duo institutionnel s’est activé pour sonner la fin d’une culture d’im­punité en matière de fonds spé­ciaux. Une alliance a réuni le coor­donnateur national du rensei­gnement et de la lutte contre le terrorisme, Pierre de Bousquet deFlorian, et Loïc Kervran, député (La République en marche) et pré­sident, de 2017 à 2019, de la com­mission de vérification des fonds spéciaux (CVFS), composée dequatre parlementaires et ratta­chée, fin 2013, à la délégation par­lementaire au renseignement.

L’acte fondateur de cette nou­velle ère remonte sans doute à l’envoi, en 2018, à la commission, par le coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, pour la première fois, d’un rapport desynthèse exhaustif sur les crédits consacrés au renseignement. Pour l’exercice 2017, les crédits en fonds normaux étaient de2,5 milliards d’euros auxquels doi­vent s’ajouter les fonds spéciaux.

Ce document d’une centaine depages a constitué la base à partirde laquelle la CVFS a pu effectuerun contrôle digne de ce nom.Auparavant, la commission rece­vait une synthèse étique ne men­tionnant aucun détail sur la ges­tion des fonds spéciaux. L’autre nouveauté a tenu au présidentde la commission. Par le passé, letravail de vérification était sou­vent effectué par un adminis­trateur du Sénat ou de l’Assem­blée. Cette fois­ci, M. Kervran acontrôlé lui­même les pièces comptables. Sa qualité d’ex­audi­teur au sein d’un grand établisse­ment financier a changé la donne en matière de méthodo­logie et d’efficacité.

Le résultat a été immédiat. Le ni­veau de précision est tel sur les pratiques des services par rapportaux années précédentes que le rapport de la CVFS a dû être classé« secret­défense » et non plus« confidentiel défense » comme par le passé. Une décision qui dé­bouche sur un paradoxe : la repré­sentation nationale améliore son contrôle sur l’action des servicesdu gouvernement mais on limite,

dans le même temps, la diffusion de son travail.

La commission de vérificationdes fonds spéciaux ne réalise pas un contrôle exhaustif, il faudrait un an de travail pour vérifier les fonds spéciaux de la seule DGSE. Elle s’est néanmoins notamment rendue, en 2018, quatre fois à la DGSE et à trois reprises à la direc­tion générale de la sécurité inté­rieure (DGSI).

Ce travail beaucoup plus appro­fondi de la CVFS, comme elle l’écrit dans son rapport public, en 2019, lui a permis d’avoir« connaissance, lors les auditionsmenées sur l’exercice budgétaire 2017, d’événements significatifsayant impacté les fonds spéciauxsur des exercices antérieurs qui ne lui avaient pas été transmis au moment de son contrôle ». Selon nos informations, il s’agirait d’une utilisation frauduleuse de fonds spéciaux à la DGSE lors d’un montage financier dans le cadre d’une opération clandes­tine. Les faits ont été jugés assez graves pour envisager une judi­ciarisation avant de se raviser de crainte de dévoiler des secretsopérationnels. D’autres décou­vertes ont donné lieu à des procé­dures administratives à l’en­contre des agents incriminés.

Le gouvernement veut désor­mais que les services secretss’inscrivent dans « un dialogue de gestion », une forme de contrôle apriori. Terminé le mélange des caisses : les fonds spéciaux nepeuvent plus être utilisés à laplace des fonds normaux qui obéissent à des règles comptablescertes plus contraignantes mais qui n’empêchent pas pour autant la mise en place de clauses de confidentialité.

Fini les cagnottes secrètesPar ailleurs, s’exonérant des rè­gles imposées au reste de l’admi­nistration, les services ont depuis des années admis que ces fondsspéciaux et normaux étaient « fongibles », selon l’expression d’un responsable du renseigne­ment. Fini également les cagnot­tes secrètes, appelées « trésorerie immobilisée », faites du surplusdes années précédentes et dont l’usage échappait totalement aux regards extérieurs. Il a fallu deux ans à la DGSE pour qu’elle assèchece matelas d’argent liquide.

Près d’un quart des dépenses to­tales liées aux fonds spéciaux sont consacrées à la rémunéra­tion des sources humaines. Le souci pour la commission de véri­fication des fonds spéciaux ré­side, enfin, dans le fait que la ges­tion de ces contacts « relève essen­tiellement du niveau opérationnel et ne fait l’objet au niveau centralque d’un contrôle interne limité ».

La commission considère que lerenouvellement tous les trois ouquatre ans des officiers traitants« est un facteur important pour empêcher le développement desystèmes frauduleux ». Sollicités par Le Monde sur ce qui ressembleà la fin d’une époque, les princi­paux services de renseignement français sont restés muets.

jacques follorou

Incendie de la raffinerie de Berre : un ex­journaliste face à la justiceMathieu Boasso, 38 ans, évoque un « geste politique » destiné à alerter sur la politique atlantiste de la France. Il a aussi braqué des distributeurs

marseille ­ correspondant

Q ui pouvait bien se cacherderrière l’incendie de laraffinerie LyondellBasellà Berre­l’Etang (Bouches­

du­Rhône) ? La date était symboli­que : le 14 juillet 2015, la cible – un site classé Seveso seuil haut – très préoccupante, quelques mois après les attaques terroristes à Pa­ris. Vers 3 heures du matin, deux gigantesques bacs contenant des dizaines de milliers de mètres cu­bes de produits pétroliers s’embra­sent à trois minutes d’intervalle. L’un des foyers ne sera maîtrisé qu’au bout de huit heures, après avoir dégagé une épaisse fumée noire, visible jusqu’à Marseille.

Sur les toits flottants des deuxcuves, seront retrouvés les restes d’engins de mise à feu et, sur une troisième, un système composé de plusieurs kilos d’explosif qui n’a pas fonctionné. Aucune reven­dication n’a jamais suivi ce qui aurait pu se transformer en une catastrophe écologique majeure et qui, selon le groupe industriel américain lui a occasionné un pré­judice de plusieurs millions d’euros. Les enquêteurs sont long­temps restés dans le brouillard. Tout s’éclaire subitement près d’un an plus tard lorsque, le 17 juin 2016, Mathieu Boasso, un ancien journaliste devenu patron d’une société de courtage en im­primerie, est interpellé, quelques heures après avoir été surpris en train d’éventrer à l’explosif un dis­tributeur automatique de billets dans une agence bancaire d’Aix­en­Provence (Bouches­du­Rhône).Il y a raflé 36 700 euros.

Sans qu’on lui demande quoique ce soit, il révèle très vite être l’auteur de l’attentat contre la raffi­nerie de Berre et avoue un chape­let d’infractions commises depuis 2012 : les vols à main armée de 150 kg d’explosifs en Isère puis de détonateurs dans des carrières à Birac (Charente) et à Signes (Var) etl’attaque à l’explosif de cinq autres distributeurs de billets. Il revendi­que aussi l’énigmatique explosion d’une usine de salaison à Tarare (Rhône), sérieusement endom­magée par 10 kg d’explosif, le 21 avril 2012, une autre date sym­bolique, puisque jour de l’élection présidentielle.

Lors de son procès qui devaits’ouvrir lundi 2 mars devant la cour d’assises des Bouches­du­Rhône, à Aix­en­Provence, Ma­thieu Boasso, 38 ans, devrait qua­lifier de « geste politique » lesdeux attentats commis contre l’usine de charcuterie et la raffi­nerie, même s’il avait, à l’époque, fait le choix de ne pas les revendi­quer. « C’est plus difficile de reven­diquer que de passer à l’acte. L’échoaura lieu au moment de mon procès », avait­il confié, en fé­vrier 2018, à la juge d’instruction.

Franchise déroutantePar ces deux attentats, l’accusé en­tendait, dit­il, dénoncer la politi­que atlantiste de la France dont la diplomatie aurait dû, à son goût, se tourner davantage vers la Rus­sie. « Je ne veux pas que nous sui­vions aveuglément les Etats­Unis qui n’ont que l’idée d’avoir la main­mise sur le Proche­Orient, a­t­il dit. Si nous continuons à suivre la poli­tique belliqueuse américaine, nousallons tout droit à un conflit mon­dial d’envergure nucléaire. »

Dans ses interrogatoires aux al­lures de manifeste, il décerne les bons points à Jean­Pierre Chevè­nement et surtout à Jacques Chi­rac et à Dominique de Villepin pour leur refus, en 2003, d’emboî­ter le pas des Américains en Irak, « la France faisant preuve pour la dernière fois de souveraineté », es­time­t­il. Et de conclure : « Ce que je souhaite, c’est que notre pays mette en avant son esprit, sa cul­ture et ses idées, plutôt que la cul­ture américaine. » Mathieu Boassoétait devenu journaliste aprèsavoir décroché un diplôme à Nice,afin de « peser positivement sur la société », a­t­il expliqué aux en­quêteurs. En 2001, il a entamé sa carrière en présentant la matinalesur Nostalgie, à Rouen. Il a ensuitelancé une revue, Confluent, autourdes deux rives de la Méditerranée.Mais il a peu exercé ce métier.

Envisageant une reconversiondans le terrassement jamais concrétisée, Mathieu Boasso avait obtenu en 2010 son certifi­cat de préposé au tir. « Je n’ai paspassé ce diplôme pour attaquer lesDAB [distributeurs automatiques de billets], mais c’est vrai que je mesuis dit : tiens, un petit DAB par an et je vis tranquillement », confiera­t­il avec une franchise dérou­tante, allant jusqu’à proposer d’accompagner les gendarmes à sa « planque » à Signes dans le Varoù il stockait encore 80 kg d’ex­plosifs et des détonateurs.

L’accusé est exempt de maladiementale, ont tranché les experts psychiatres, estimant que les in­fractions commises évoquent « un désir de reconnaissance so­ciale, professionnelle, identitaireen rapport avec des troubles de la

personnalité, des traits de narcis­sisme et des conduites antisocialesstructurées ».

Elevé dans les villages de l’arriè­re­pays niçois, il avait découvert,à 19 ans, l’existence de son père, un Tunisien vernisseur au tam­pon à Paris, à l’occasion de la jour­née d’appel de la préparation à la défense, en lisant son acte de naissance. Il était allé frapper à sa porte. Pour un cousin, ce sont ces retrouvailles avec son père qui l’ont fait embrasser la religion musulmane. Certains le décri­vent même comme salafiste, fré­quentant des mosquées qui ont été fermées dans le contexte de l’état d’urgence. Il reconnaît « une pratique rigoriste de l’islam ».

Soupçon de radicalismeEn garde à vue, il avait lâché : « J’ai fait péter une usine de cochons à Tarare, c’est un choix idéologique lié à ma religion », pour revenir sur cette explication : « Ça aurait pu être une usine de pâtes. Un gen­darme faisait les questions et lesréponses. Il me prenait pour un grand terroriste parce que chez moi j’avais L’Attentat, le livre de Yasmina Khadra. » Ses avocats, Mes Camille Friedrich et Jean­Bap­tiste de Gubernatis, vont combat­tre ce soupçon de radicalisme :« Chez lui, on trouve de la littéra­ture coranique, mais il lit aussi Rousseau, des ethnologues. Certes,il y a une revendication politique,mais elle n’est pas terroriste. » Dans ses très longues déposi­

tions, Mathieu Boasso avait pris soin de détailler ses « critères », tant pour les distributeurs debillets que pour les attentats : des lieux isolés, afin d’éviter de faire des victimes. En 2014, il avait ef­fectué des repérages pour une ac­tion destinée à alerter sur la ten­sion entre la Russie et l’Ukraine après l’annexion de la Crimée et avait abandonné le projet d’agir à la raffinerie Total à la Mède, « car c’était trop proche du village ».

Il joue parfois avec le feu ;comme le 14 avril 2012, à Mions (Rhône), où il « tape un DAB » à côté d’une gendarmerie dont il a pris soin auparavant de ver­rouiller le portail avec un antivol.Et lorsqu’il braque avec son arme d’alarme les ouvriers des carrièrespour dérober des détonateurs, « personne n’a pu se plaindre d’unequelconque violence », affirme­t­il.

Le lendemain de l’explosion del’usine de salaison, il avait tenté de joindre les rédactions à Lyon. Le seul journaliste auquel il avait réussi à parler lui avait « presque riau nez » en lui lâchant : « Ah, le pe­tit truc qu’il y a eu à Tarare. » Lors­que le juge d’instruction lui de­mande en quoi l’attentat d’une usine dans le Rhône pouvait in­terpeller le président de la Répu­blique, il a cette réponse : « Lors­que les femmes en Angleterre ont voulu obtenir le droit de vote, elles ont endommagé des vitrines et el­les l’ont eu un demi­siècle avant lesFrançaises. »

Journaliste, Mathieu Boasso af­firme l’être un peu resté. Comme lorsqu’il raconte être resté une heure et demie sur les toits des cuves de la raffinerie, concentré, àamorcer ses engins : « J’ai l’habi­tude de travailler à flux tendu. Quand je prenais l’antenne, il nefallait pas que je me mette à stres­ser une minute avant. » Le verdictest attendu le 13 mars.

luc leroux

L’accusé est exempt de

maladie mentale,ont tranché les experts psychiatres

Près d’un quartdes dépenses

totales liées auxfonds spéciaux

sont consacrées àla rémunération

des sources humaines

FAITS DIVERSUn homme blessé par balle après avoir agressé une femme au couteauUn homme soupçonné de tentative de viol et d’agres­sion au couteau contre une femme à L’Haÿ­les­Roses (Val­de­Marne) a été blessé par balle, dimanche 1er mars, lors de son interpellation par la police. L’homme a tenté de prendre la fuite après avoir blessé sa victime supposée à la main d’un coup de couteau. Les policiers ont d’abord tenté de le maîtriser en utilisant un pistolet à impulsion électri­que, en vain. Hospitalisé, il a ensuite été placé en garde à vue pour « tentative de viol » et « tentative d’homicide sur

personne dépositaire de l’auto­rité publique ». – (AFP.)

Un quinquagénaire meurt dans une avalanche en Haute-SavoieUn homme de 54 ans a perdu la vie, enseveli sous une ava­lanche, dimanche 1er mars, au­dessus de la station de Vallor­cine et du village du Buet (Haute­Savoie). La victime, ac­compagnateur en moyenne montagne, « a été retrouvée en arrêt cardio­respiratoire lors d’une reconnaissance sous avalanche dans un domaine hors piste et n’a pu être réani­mée », a précisé le peloton de gendarmerie de haute monta­gne de Chamonix. – (AFP.)

Il revendique l’explosion d’uneusine de salaison

sérieusement endommagée par

10 kg d’explosif,en 2012

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LE CEPAC SILO

O21 MARSEILLE3 MARS 2020

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Page 12: Le Monde - 03 03 2020

12 | PLANÈTE MARDI 3 MARS 20200123

L a question n’est plus de savoir sile nouveau coronavirus va sepropager à l’ensemble du terri­toire français, mais quand. Avec130 cas diagnostiqués de Co­vid­19, et des clusters – cas grou­

pés – identifiés dans plusieurs régions, lepays pourrait franchir le seuil de l’épidémie dans les tout prochains jours. Dans ce con­texte, le gouvernement a changé son fusil d’épaule le week­end du 29 février et du 1er mars, en mettant fin aux « quatorzaines » imposées aux personnes de retour d’une zone à risque et en adoptant des mesures plus globales, comme l’annulation des grands rassemblements.

« C’est l’évolution de la doctrine : on est da­vantage aujourd’hui dans une logique de frei­ner la diffusion du virus », a expliqué Jérôme Salomon, directeur général de la santé, lors d’une conférence de presse, dimanche 1er mars. Puisque des cas ont été identifiés dans douze régions, « il n’y a plus beaucoup desens à différencier les zones où il circule », a­t­iljustifié, même si des mesures spécifiques s’appliquent dans les trois zones les plus tou­chées, l’Oise, la Haute­Savoie et Ile­de­France.

A moins de 24 heures du départ, le semi­marathon qui devait rassembler 44 000 par­ticipants à Paris a donc été annulé. Le Salon de l’agriculture a été écourté d’une journée, et le Mipim, le salon international de l’im­mobilier qui devait réunir 25 000 profes­sionnels à Cannes (Alpes­Maritimes) du 10 au 13 mars, a été reporté à juin. L’édition2020 du salon Livre Paris, qui devait se tenir du 20 au 23 à la porte de Versailles, a égale­ment été annulée.

Ces « mesures barrières » figurent dans leplan pandémie grippale de 2011 et reposent sur « une analyse de bon sens », selon l’ex­pression du directeur général de la santé.Mais elles suscitent en creux des interroga­tions sur le risque d’exposition dans d’autreslieux très fréquentés, qui n’ont pas été viséspar le dispositif du gouvernement.

EVITER LE CHAOS DANS LES HÔPITAUXQuid par exemple du parc Disneyland, dont la moitié des visiteurs vient de l’étranger ? In­terrogé sur ce sujet, le docteur Jérôme Salo­mon s’est justifié en expliquant qu’« on n’est pas face à un virus qui flotte dans l’air mais quise transmet par les personnes qui éternuent, qui se mouchent et qui vous serrent la main (…). Les activités en extérieur où vous êtes à deux mètres les uns des autres ne posent pas problème ». La situation des grands musées n’a pas non plus été clarifiée, bien que le Lou­vre soit resté fermé toute la journée de di­manche, les salariés ayant exercé leur droit deretrait. « Il n’y a pas de mesures drastiques à prendre (…). La situation ne l’exige pas », a as­suré Jérôme Salomon, qui n’anticipe pas de fermetures de grands établissements.

Dans l’Oise, les écoles, collèges et lycées deneuf communes resteront en revanche fer­més lundi 2 mars, le temps d’identifier d’éventuels cas. Mais de telles mesures ontencore du sens alors que la diffusion du vi­rus semble inexorable ? « Cela vaut le couppour plusieurs raisons », estime le doc­teur Daniel Lévy­Bruhl, responsable del’unité des infections respiratoires del’agence Santé publique France.

En freinant la diffusion du coronavirus, legouvernement espère d’abord éviter lechaos dans les hôpitaux. « La grippe, cette an­née, est particulièrement gentille, mais il y a quand même quelques personnes en réani­mation. Si on avait eu à ajouter les malades

du Covid­19, cela aurait été un élément de fai­blesse extrêmement fort », souligne le doc­teur Lévy­Bruhl, en rappelant la « fragilité » des établissements de soins.

Cette période de préparation est d’autantplus importante que, en l’absence de certi­tude sur la saisonnalité du Covid­19, il pour­rait bien s’installer dans la durée sur le terri­toire. « On n’est pas en mesure d’être totale­ment rassurés sur le fait qu’il suffit d’attendre les beaux jours pour que le virus ne trouveplus des conditions favorables à sa circula­tion », précise le docteur Lévy­Bruhl. Les pre­mières recherches, fondées sur la comparai­son des régions chinoises aux climats diffé­rents, indiquent en effet que la température et l’humidité ont peu d’impact sur la trans­

missibilité du virus. Le temps gagné doit per­mettre aux experts de réunir davantage d’in­formations sur la meilleure façon de contrô­ler le virus et de traiter les malades. Il est troptôt pour qu’un vaccin soit disponible, mais « plusieurs molécules sont en cours d’expéri­mentation », indique le docteur Lévy­Bruhl.

DES MESURES RAREMENT APPLIQUÉESAu­delà de la préparation du système de santé, ces mesures ont aussi pour objectif de préparer la société. « Petit à petit, on va s’habi­tuer à des mesures qui modifient notre quoti­dien. Il faut qu’elles soient progressivement in­tégrées par la population », considère le doc­teur Lévy­Bruhl, en précisant que, dans l’im­médiat, il n’y a pas lieu pour la majorité des

Français de changer leur quotidien, mis à parten appliquant les mesures de précaution rap­pelées par le ministère (se laver des mains,éviter les bises et les poignées de main).

Dans l’immédiat, les annulations ne visentque les événements à l’origine d’un impor­tant brassage de population. Près de 20 % de coureurs étrangers étaient ainsi attenduspour le semi­marathon parisien. « Assister à un match de football dans un stade ouvert ne participe pas au critère de confinement aujourd’hui tel que nous l’avons défini, a justi­fié le ministre de la santé, Olivier Véran. Ce sont des matchs à l’échelle nationale qui ne mettent pas en jeu des équipes issues de zones à risque, ni nationales ou internationales, donc il n’y a pas lieu d’annuler ces événements.

Les mesures de confinement font partie dela « routine » en cas d’épidémie, mais, en réa­lité, elles ont rarement été appliquées. « En 1918 [au début de l’épidémie de grippe es­pagnole], le gouvernement ne les a pas prises pour ne pas nuire au moral de la population, rappelle Patrick Zylberman, professeur d’his­toire de la santé à l’Ecole des hautes études ensanté publique. Il y avait déjà la guerre : ce n’était pas la peine de réduire encore la vie so­ciale. » Selon lui, la « quarantaine » classique a une efficacité limitée dans ce contexte. « Il y a toujours des fuites. Ensuite, [en confinant] des personnes asymptomatiques, vous enfermezdes gens indemnes avec des personnes conta­gieuses, donc vous étendez le mal », estime­t­il.

Dans les situations de confinement indivi­duel, d’autres difficultés peuvent apparaître. A Toronto, lors de l’épidémie de syndrome respiratoire aigu sévère en 2003, on avait de­mandé à certaines personnes de rester chezelles pendant dix jours. « A la fin, elles se plai­gnaient de symptômes dépressifs », insistePatrick Zylberman, en rappelant que les in­fections respiratoires sont d’abord « une his­toire de gouttelettes et de postillons. Mettredes palissades, cela ne sert à rien ».

chloé hecketsweiler

« IL N’Y A PASDE MESURES DRASTIQUES

À PRENDRE (…). LA SITUATION NE 

L’EXIGE PAS »JÉRÔME SALOMON

directeur général de la santé

La stratégie à géométrie variable du gouvernementPour freiner l’épidémie du Covid­19, l’exécutif a annulé les grands rassemblements

É P I D É M I E   D E   C O V I D ­ 1 9

« est­ce une bonne nouvelle ? », se demandent parents et enseignants. Une bonne partie des 2 000 enfants et adolescents recensés « en quator­zaine » par le ministère de l’éducation il y a soixan­te­douze heures à peine, pouvaient reprendre le chemin des cours ce lundi 2 mars.

Vendredi 28 février, la communauté éducative s’at­tendait à ce que ce nombre explose. Le ministre de l’éducation s’était d’ailleurs exprimé en ce sens, sur Europe 1. Mais la donne a changé, ce week­end, avec le passage au « stade 2 » de l’épidémie. « Le virus circu­lant déjà sur notre territoire, il n’y a plus de raison de confiner des personnes revenant de zones exposées à une circulation active du virus, peut­on lire dans une foire aux questions mise en ligne, dans la soirée dudimanche 1er mars, sur le site Internet du ministère de l’éducation. Ces contraintes destinées à éviter l’en­trée du virus en France n’ont plus lieu d’être et, en parti­culier, les élèves et les personnels en retour de Lombar­die et de Vénétie vont pouvoir retourner à l’école. »

C’est aussi le cas pour les retours de Chine – horsHubei, seule zone justifiant, pour l’heure, d’une éviction de quatorze jours des établissements sco­

laires –, ainsi que de Macao, de Hongkong, de Singa­pour, de Corée du Sud et d’Iran. Localement, pour­tant, autour de ce que l’on nomme désormais lespremiers clusters français (l’Oise et la Haute­Sa­voie), la pression s’accroît. La fermeture des écoles est imposée à compter de lundi – et jusqu’au14 mars – dans neuf communes de l’Oise : Creil, Cré­py­en­Valois, Vaumoise, Lamorlaye, Lagny­le­Sec, LaCroix­Saint­Ouen, Montataire, Nogent­sur­Oise et Villers­Saint­Paul. En Haute­Savoie, les fermetures concernent la commune de La Balme­de­Sillingy.

Les enseignants se sentent « ballottés »« Une situation évolutive », souligne­t­on dans l’en­tourage de M. Blanquer. Dans le Morbihan, la mise aujour d’un nouveau foyer, dimanche, vient deconduire la préfecture à ordonner la fermeture, sur lamême période, de l’ensemble des établissements scolaires, des crèches et de l’accueil périscolaire à Carnac, Auray et Crac’h. Des plates­formes de « conti­nuité pédagogique », passant par le Centre national d’enseignement à distance (CNED), doivent être mi­ses en place pour les élèves concernés, et des formu­

les de télétravail proposées si nécessaire pour les personnels enseignants. Tous les voyages scolaires à l’étranger, et en France dans les zones identifiées comme des clusters, sont suspendus.

Dans les cercles d’enseignants, ce dimanche, onconfiait se sentir « ballotté ». « Un jour on craint tout, un jour on ne craint rien… Il faut une ligne cohérente, souffle une enseignante du primaire. On fait quoi des élèves qui reviennent ? On évite comment la pani­que au premier qui éternue ? » « Beaucoup de ques­tions nous remontent des écoles, observe Francette Popineau du SNUipp­FSU, syndicat majoritaire au primaire. Nombre de collègues ne savent sans doute pas que les quatorzaines sont en partie levées. Il faut essayer de s’en tenir aux directives écrites même si ellesévoluent. » « On demande à des enseignants de détec­ter des symptômes proches de la grippe, alors que la grippe circule, note Stéphane Crochet, du SE­UNSA. Des enfants qui rentrent chez eux en journée parce qu’ils ont de la fièvre, ça fait partie de la vie “ordinaire”de la classe en mars. Désormais, plus rien ne va nous sembler ordinaire. »

mattea battaglia

En milieu scolaire, les « quatorzaines » levées, des écoles fermées

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Page 13: Le Monde - 03 03 2020

0123MARDI 3 MARS 2020 planète | 13

Le ministre de la santé, Olivier Véran, et la porte­parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, samedi 29 février, à l’Elysée. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE POUR « LE MONDE »

2 000 km

Tokyo

Mer du Japon

OCÉANPACIFIQUEKyushu

Shikoku

Honshu

Hokkaido

Préfectured’Ehime

Préfectured’Ishikawa

Préfecturede Chiba

JAPON

Après des semaines d’apathie, le Japon engage la bataille contre l’épidémieLe gouvernement de Shinzo Abe tente d’imposer la fermeture de toutes les écoles du pays,tandis que les magasins manquent de papier toilette, de lait et de pâtes

tokyo ­ correspondance

A près des semaines de trai­tement en dilettante del’épidémie de pneumo­

nie Covid­19, le gouvernement ja­ponais a sonné la mobilisationgénérale, alors que l’Archipel comptait, lundi 2 mars, 961 cas, dont 12 mortels. Adoptant des ac­cents martiaux, le premier minis­tre, Shinzo Abe, a parlé, le 29 fé­vrier, du virus comme d’un « en­nemi inconnu et invisible » contre lequel il faut mener « bataille » avec « le soutien de tous ».

M. Abe a choisi d’intervenir pu­bliquement – une première de­puis le début de l’épidémie – deux jours après l’appel de son cabinet àdes mesures fortes, suivi de la fer­meture des musées, de l’annula­tion ou du report d’événements culturels ou sportifs. Il voulait aussi justifier sa demande de fer­mer toutes les écoles du pays du 2 au 19 mars. Cette période sera sui­vie de deux semaines de vacances scolaires. Les élèves sont donc en congé pour un mois.

Cette demande a suscité colère etconfusion chez les parents comme chez les enseignants, car le mois de mars est le dernier de l’année scolaire. « Je l’ai appris à la télévision », confie une profes­seure de lycée préférant garder l’anonymat : « L’utilité de la mesuren’est pas prouvée. Les experts ont évoqué la possibilité de fermer une école temporairement mais n’ont jamais parlé de les fermer toutes. »

Le gouvernement ne peut impo­ser la fermeture, qui dépend des autorités locales. Le gouverneur d’Hokkaido (Nord), Naomichi

Suzuki, a pris cette mesure le 26 fé­vrier – avant le gouvernement donc –, compréhensible car son département est le plus concerné par l’épidémie. Pas touchés jus­qu’à présent, d’autres départe­ments, comme Ehime (Ouest) ou Ishikawa (Centre), ont choisi en re­vanche d’attendre quelques jours avant de fermer les établisse­ments scolaires.

« Amateurisme »Pour les familles monoparentales notamment, ou celles dont les deux parents travaillent, il faut s’organiser. « Nous mobilisons les grands­parents », explique la mère d’un élève de cours préparatoire de l’école Shinyama, dans l’arron­dissement de Nakano à Tokyo, dont les parents vivent près de chez elle. Sans solution dans l’en­tourage, il faut garder les enfants àla maison, ce qui a un coût. ShinzoAbe a promis des dédommage­ments, mais les détails restent flous. Très critique de l’attitude du gouvernement, Toshihito Kuma­gai, le maire de Chiba, à l’est de Tokyo, a proposé des prêts relais pour les personnes « perdant leur emploi ou affectées d’une baisse de salaire à cause de la politique gou­vernementale ».

Du côté des employeurs, déjàtouchés par le ralentissement éco­nomique, des entreprises comme Hitachi ou Dentsu – qui compte un employé malade – facilitent le télétravail et se disent prêtes à faire preuve de souplesse. D’autresproposent aux salariés de prendre des congés payés.

La situation crée un sentimentde panique chez certains Japonais,

qui craignent de se retrouver coin­cés chez eux plusieurs semaines. « La semaine, voire les deux semai­nes qui viennent seront détermi­nantes » pour la maîtrise du coro­navirus, a expliqué M. Abe. Après la pénurie de masques, le Japon esttouché par celle de papier toilette, de lait et de pâtes.

Selon Koichi Nakano, politolo­gue de l’université Sophia, la ges­tion de l’épidémie de Covid­19 est « marquée par un certain amateu­risme ainsi qu’un manque de trans­parence et d’anticipation ». Le pre­mier ministre n’a participé que quelques minutes aux réunions de la commission chargée de ré­pondre à la crise du SARS­CoV­2. Il a demandé la fermeture des éco­les, mais n’a pris aucune mesure pour les transports ou les person­nes âgées, pourtant premières vic­times du coronavirus et qui repré­sentent 28,6 % de la population.

« Rien n’a été fait pour préparer leJapon à une forte hausse des cas. Les mesures annoncées le 29 février

par Shinzo Abe ne seront finalisées que dans dix jours », ajoute le Pr Na­kano. Deux cent soixante­dix mil­liards de yens (2,2 milliards d’euros) vont être débloqués pour aider les petites et moyennes en­treprises affectées par la ferme­ture des écoles et les conséquen­ces de l’épidémie.

Le gouvernement est aussi soup­çonné d’avoir sciemment limité l’accès aux tests du coronavirus, une situation illustrée par la dé­sastreuse gestion du bateau de croisière Diamond­Princess, à bordduquel 711 passagers et membres d’équipage ont été contaminés.

Hors du navire, le recours auxtests n’était recommandé que pour les personnes enregistrant quatre jours – deux jours pour les personnes âgées – de fièvre supé­rieure à 37,5 degrés. Au Parlement, l’opposition a évoqué des malades allant d’hôpital en hôpital avant de pouvoir être testés, seul un nombre limité d’établissements étant autorisés à le faire. « La situa­tion est typique de la bureaucratie japonaise, avec des fonctionnaires redoutant une pénurie de person­nels et de tests, et qui ne veulent uti­liser que des tests développés au Japon », note le Pr Nakano.

Cette politique, désormais inflé­chie puisque la capacité de tests vaêtre augmentée et qu’ils seront mieux remboursés, aurait visé également à minimiser le nombrede patients afin de ne pas menacerdeux événements importants pour M. Abe : la visite d’Etat du pré­sident chinois, Xi Jinping, prévue en avril, et les Jeux olympiques d’été à Tokyo.

philippe mesmer

Dans la région de Creil, dans l’Oise, mesures exceptionnelles et inquiétudePour neuf communes du département, les autorités invitent à limiter les déplacements

creil (oise) ­ envoyée spéciale

D ans la gare de Creil, sa­medi 29 février, les riresd’une bande de jeunes

filles résonnent au milieu desvoyageurs pressés. Téléphone à la main, elles balayent les derniersmessages reçus sur les réseaux sociaux. Tous évoquent le corona­virus à Creil et les mesures excep­tionnelles annoncées par le gou­vernement en début d’après­midipour éviter la propagation de l’épidémie. « Il vaut mieux en rire qu’en pleurer, lance Hawa Niang. Moi, je préfère continuer de vivrema vie que de céder à la panique. »

A Creil, l’un des deux principauxfoyers du virus en France, « tous les rassemblements seront inter­dits jusqu’à nouvel ordre », a af­firmé le ministre de la santé, Oli­vier Véran, et les établissements scolaires ne rouvriront pas pour larentrée de la zone B, initialementprévue lundi 2 mars. Dans neuf communes de l’Oise particulière­ment touchées (Creil, Montataire, Nogent­sur­Oise, Villers­Saint­Paul, Crépy­en­Valois, Vaumoise,Lamorlaye, Lagny­le­Sec, Lacroix­Saint­Ouen), les autorités recom­mandent aux habitants de « limi­ter leurs déplacements » et « si pos­sible recourir au télétravail ».

Sur les photos que la bande decopines fait défiler, on distingue des silhouettes vêtues d’une combinaison devant une ambu­lance, sans certitude que la scène se soit déroulée dans la ville. « On ne sait pas si c’est vrai mais ça tourne beaucoup sur Snapchat et ça suffit pour que tout le monde angoisse », note Hawa Niang. Sur d’autres, on aperçoit les étagèresvides dans plusieurs grandes sur­faces, accompagnées d’une invi­tation à s’y ruer « pour se consti­tuer des stocks », au cas où la ville serait mise en quarantaine.

Dans le supermarché Auchan leplus proche, à Nogent­sur­Oise, certains rayons de denrées debase se vidaient, en effet, plus ra­pidement qu’à l’accoutumée.« On assiste à une psychose, note Cédric Lemaire, adjoint au mairede Creil. La même scène s’est pro­duite à Compiègne, dans le Carre­four où je travaille, les rayons de pâtes se vident. »

Samedi 29 février, les annoncesont donné lieu à de multiples réu­nions entre la municipalité et les autorités. A 21 heures, les élus de laville, rassemblés dans la salle du conseil municipal, font un dernierpoint de la situation. Jean­Claude Villemain, le maire, y transmet les consignes reçues par la préfecture.

« Plus de rassemblements autori­sés, donc plus de réunions publi­ques jusqu’à nouvel ordre. »

Face à lui, certains candidats à sasuccession sont présents. « Nous mettons la campagne des munici­pales au second plan et allons nous réorganiser en renforçant notre présence sur les réseaux so­ciaux. Mais aujourd’hui, la prioritéest de répondre à l’inquiétude de nos concitoyens », assure Hicham Boulhamane, candidat pour la liste citoyenne Génération Creil.

« Des trous dans la raquette »Une fois de retour dans son bu­reau, Jean­Claude Villemain s’ef­fondre dans son fauteuil et res­sasse les mesures. « Les décisions des autorités sont rapides, malétudiées, donc les applications sont difficiles et il y a des trousdans la raquette », souffle­t­il.

Et le maire de relever plusieurs« paradoxes ». « La préfectureferme les établissements scolaires mais pas les crèches. Les rassem­blements sont interdits, mais les transports, souvent bondés à Creil,continuent de circuler », explique­t­il. Des mesures jugées incom­plètes, qui ont conduit la mairie à prendre la décision de fermer les crèches et d’arrêter tous les en­traînements sportifs.

Mais la commune se dit incapa­ble de tout gérer : « Nous ne som­mes pas en confinement, donc tout le monde peut circulercomme bon lui semble. De nom­breux jeunes de Creil étudient dansd’autres établissements de la ré­gion, qui ne sont pas concer­nés par les fermetures. »

Creil n’est qu’à 30 minutes deParis en TER. Chaque jour, près de18 000 habitants de la commune font l’aller­retour pour la capitale.Alors, à la gare du Nord, il faut jouer des coudes pour se faire uneplace dans le train. Pour beau­coup, le trajet se fait debout. « On nous demande de réduire nos dé­placements mais on doit tra­vailler, pas le choix, indiqueSamira. Alors on va continuer de vivre comme avant. »

A bord, pas de panique tangiblemalgré la promiscuité. Même siles regards trahissent une cer­taine suspicion dès qu’un voya­geur éternue. Devant la gare,deux sœurs, attendent leurs pa­rents emmitouflées dans leursmanteaux. L’une d’elles porte un masque chirurgical sur le visage. « Si je le mets, c’est parce que j’ai peur lorsque j’entends les genstousser », confie Aure Debay,19 ans.

louisa benchabane

Bilan A la date du lundi 2 mars, l’épidémie a fait plus de 3 000 morts dans le monde. En Chine, où le virus est apparu fin 2019, les auto­rités ont annoncé 42 nou­veaux décès, portant le total de la maladie à 2 912 morts. L’Iran est le pays où le corona­virus a provoqué le plus de décès après la Chine, avec un bilan provisoire de 54 morts.

Circulation La Corée du Sud, deuxième pays le plus touché après la Chine, recense lundi un total de plus de 4 000 con­taminations. En Italie, quelque 500 nouveaux cas ont été identifiés dimanche, portant le nombre de contagions à près de 1 700 dans le pays. L’Al­lemagne enregistre 129 cas.

Mortalité Le taux de morta­lité semble être de 2 % à 5 %, selon l’Organisation mon­diale de la santé. Les symptô­mes sont bénins pour la plu­part des malades, sérieux (pneumonies) pour 14 % d’entre eux, et 5 % des per­sonnes atteintes sont dans un état critique.

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Page 14: Le Monde - 03 03 2020

14 | planète MARDI 3 MARS 20200123

teindra pas les 2 %, prédit M. Nakorn­thab. La crise est aussi un coup dur pour l’Egypte, où cette industrie (12,5 % du PIB) était en train de regagner des cou­leurs, après avoir été en souffrance, de­puis la révolution de 2010. Le nombre detouristes était reparti à la hausse en 2018.Et 2020 devait être un bon cru. Le Cairetablait notamment sur l’inauguration deson nouveau musée d’archéologie, àproximité des pyramides de Gyzeh, fin2020, pour parachever la relance du sec­teur. Près de 10 % des emplois du pays endépendent. Las. 2020 démarre sous detrès mauvais auspices. Le Japon est aussiplongé dans l’inquiétude. L’Archipel, quidoit accueillir les Jeux olympiques du24 juillet au 5 août, espère la venue de40 millions de touristes.

Enfin, le secteur est durement affectépar les mesures mises en œuvre au seindes entreprises pour limiter voire inter­dire les déplacements de leurs collabora­teurs. Toutes les multinationales dont Amazon, Nike, Google, LVMH… ont res­treint les voyages de leurs personnels. A Hongkong, les hôtels qui commençaient tout juste à retrouver leur clientèle d’af­faires, qui avait déserté depuis les mani­festations prodémocratie, se trouvent maintenant confrontés au virus.

Dès lors, les grands opérateurs du tou­risme et de l’hôtellerie sont dans l’œil du cyclone. En Bourse, à New York comme à Paris, les titres Marriott, premier groupe hôtelier mondial, Booking, le site de ré­servation, et autres Accor, propriétaire deNovotel, sont malmenés. D’autant que la perspective d’un retour prochain à lanormale est très incertaine. « Or, les mois de mars et d’avril sont des périodes­clés aucours desquels les Français réservent leursvacances d’été », rappelle M. Kervalla.

juliette garnier

France, 2,2 millions de touristes sont chi­nois. En Thaïlande, la chute des arrivées dans le pays pourrait atteindre 50 % aupremier semestre 2020. Or, les dépensesdes touristes étrangers représentent 20 % du PIB thaïlandais. Les pertes liées àl’épidémie devraient atteindre cette an­née près de 7,4 milliards d’euros (soit 1,5 % du PIB), selon Don Nakornthab,haut responsable à la banque centralethaïlandaise, cité dans la presse locale. Atel point que le pays, dont la croissance aatteint 2,4 % en 2019, a revu à la baisse sesprévisions pour l’année 2020. Elle n’at­

Phuket (PPEO), d’après la presse locale. Des mesures de réduction de coûts sont aussi prises en Europe. Car, depuis le lundi 24 février, au lendemain de la sus­pension du Carnaval de Venise, la crise a rattrapé les tour­opérateurs occiden­taux. En ligne et en agence, les réserva­tions de séjours touristiques se font très rares. « Nos prises de commande sont enchute de 35 % », rapporte M. Kervella, en consultant son tableau de bord.

« La crise est mondiale. Aucun pays n’estdésormais épargné », reconnaît LaurentAbitbol, président du directoire de Selec­tour. Le carnet de commandes des desti­nations asiatiques (en dehors de Chine) apiqué du nez. « Dans une proportion de40 % à 50 % par rapport à février 2018 », déplore Guillaume Linton, responsable d’Asia, agence spécialisée dans les sé­jours organisés en Asie.

Facture saléeCe repli menace de nombreux pays, « plus encore qu’au lendemain des atten­tats du 11 septembre 2001 », juge un spé­cialiste du tourisme. Car, depuis, cette in­dustrie s’est partout fortement renfor­cée. Le secteur est devenu un poids lourd de l’économie mondiale : un emploi sur dix en dépend dans le monde, il génèreplus de 7 860 milliards d’euros de chiffre d’affaires, selon le World Travel & Tou­rism Council. Soit 10,4 % du produit inté­rieur brut (PIB), mondial.

Nombre d’économies dépendent desflots de touristes. A eux seuls, les200 millions de touristes chinois géné­reraient pas moins de 277 milliards dedollars (250 milliards d’euros) dépensés par an, selon l’organisation mondiale dutourisme UNWTO.

Dès lors, la facture de l’épidémie de co­ronavirus s’annonce salée. La seulebaisse des dépenses des touristes chinoisamputera les revenus du secteur d’au moins 20 milliards d’euros, a estimé la présidente du Conseil mondial des voya­ges et du tourisme (WTTC), Gloria Gue­vara, dans un entretien paru dans le quo­tidien espagnol El Mundo, jeudi 27 fé­vrier. Et il faudra probablement réviser cechiffre, prévient l’ancienne ministre dutourisme du Mexique, en évoquant un manque à gagner de 66,5 milliardsd’euros, si l’épidémie se prolongeait da­vantage que l’épisode infectieux de SRAS observé en 2002 et 2003.

« L’épidémie de coronavirus a coûté1 milliard d’euros par mois à l’industrietouristique européenne », a déclaré, lundi2 mars, Thierry Breton, commissaireeuropéen au marché intérieur. De fait,en France où 87 millions de personnes serendent chaque année, le tourisme rap­porte 173 milliards d’euros de chiffred’affaires. Il représente 7,4 % du PIB. Et20 % des emplois du pays en dépendent. A ce titre, l’économie nationale dépendbeaucoup de la clientèle chinoise – en

L a propagation du coronavirusaffecte les plus hauts lieux dutourisme dans le monde. Le Lou­vre, l’un des monuments les

plus fréquentés de Paris, avec 9,6 mil­lions de visiteurs en 2019, est resté fermédimanche 1er mars. L’accès à La Mecqueest restreint, depuis le vendredi 28 fé­vrier. A Tokyo, les parcs d’attractions Disneyland et Universal Studios ontfermé leurs portes. Le groupe de K­Pop,BTS, a renoncé à ses prochains concerts àSéoul : ils devaient rassembler 200 000personnes dans le stade olympique de lacapitale coréenne, en avril.

Partout dans le monde, l’industrie dutourisme et du divertissement est tétani­sée. L’analogie avec les semaines de psy­chose qui ont suivi les attentats du11 septembre 2001 est flagrante, à en croire Olivier Kervella, PDG de Kappa Club, spécialiste des séjours en club. L’ac­tivité s’est éteinte, par phases, mais cette fois, d’est en ouest.

La crise du coronavirus a d’abord tou­ché l’Asie du Sud­Est. Faute d’arrivées en provenance de Chine, au lendemain duNouvel An chinois, le nombre de touris­tes a baissé de 43,47 % en Thaïlande, en­tre le 1er et le 9 février, selon le ministre thaïlandais du tourisme. Au Cambodge, le site d’Angkor est désert. Dans la baie d’Halong, au Vietnam, le nombre de visi­teurs a plongé de plus de 60 %. En Indo­nésie, et notamment sur l’île de Bali, letaux d’occupation des hôtels est de l’or­dre de « 20 % à 30 % », rapporte le direc­teur d’un établissement, en s’inquiétant du sort de ses daily workers, ses em­ployés qu’il embauche à la journée. APhuket, en Thaïlande, les guides touristi­ques, employés d’hôtel ou conducteursde bateau affluent au bureau de place­ment de l’Office provincial de l’emploi de

É P I D É M I E   D E   C O V I D ­ 1 9

LA SEULE BAISSE DES DÉPENSES DES TOURISTES 

CHINOIS AMPUTERA LES REVENUS 

DU SECTEUR D’AU MOINS20 MILLIARDS D’EUROS

tandis que le monde se calfeutre, le secteur del’événementiel tousse sérieusement. Les annonces sont tombées les unes après les autres : après l’Asie, cesont les foires et salons européens qui sont annulés ou reportés, victimes collatérales des craintes liées àla propagation du SARS­CoV­2 sur le continent.

Samedi 29 février, le gouvernement français a an­noncé l’annulation de tous les « rassemblements de plus de 5 000 personnes » en milieu fermé et de cer­tains événements en extérieur. Conséquence, le Sa­lon de l’agriculture a dû fermer ses portes un jourplus tôt que prévu. En 2019, il avait attiré 630 000 per­sonnes, mais la fréquentation cette année est bienmoindre. « Cette édition aura été mauvaise pour nous.Nous devrions être en dessous des 500 000 visiteurs. Les trois premiers jours ont été bons, mais suivis partrois jours d’effondrement après l’annonce de cas de coronavirus en Italie », explique Jean­Luc Poulain, le président du salon. L’édition 2020 de Livre Paris, quiattire 160 000 visiteurs, est aussi annulée. Quant au Mipim de Cannes, rendez­vous mondial des profes­sionnels de l’immobilier, il a été repoussé en juin.

Barcelone avait été une des premières villes en Eu­rope à jeter l’éponge en annulant le Salon mondial dumobile mi­février. Un coup dur pour la ville qui atten­

dait 492 millions d’euros de retombées économiqueslocales. Mais c’est la Suisse qui, vendredi 28 février, afrappé fort en suspendant toutes les manifestations réunissant plus de 1 000 personnes et ce jusqu’au 15 mars. A Genève, le Salon de l’automobile, grand­messe du secteur, qui devait ouvrir le 5 mars, en fait les frais. Durant dix jours, 600 000 visiteurs étaient attendus sur les stands.

Solutions alternativesCette décision politique est toutefois un soulagementpour les organisateurs. « Il s’agit d’un cas de force ma­jeure, les exposants ne seront donc pas remboursés », aindiqué Maurice Turrettini, le président du salon. Du côté de la dizaine de constructeurs et des 160 expo­sants, l’addition est salée : les pertes se chiffrent à plu­sieurs millions d’euros sans compter les dégâts en ter­mes de communication. De nombreuses marquesdevaient en effet présenter leurs nouveaux modèles. Le canton de Genève estime ses pertes entre 200 et 250 millions de francs suisses (de 188 à 235 millions d’euros). Et ce tandis que le Salon de l’horlogerie, sec­teur­phare de l’industrie helvète qui marche déjà auralenti du fait de la crise politique à Hongkong, avait annoncé la veille qu’il annulait son rendez­vous an­

nuel Watches & Wonders. A Berlin, le Salon interna­tional du tourisme est lui aussi annulé.

Ebranlés par cette crise sanitaire, les professionnelsdu secteur doivent donc innover. La célèbre foire Art Basel, qui devait se dérouler début mars à Hongkong, sera remplacée par des présentations en ligne des œuvres qui auraient dû être exposées. Obligés de ré­duire leur voilure et de pallier l’absence des acheteursasiatiques, certains salons ont mis en place des solu­tions alternatives. Ainsi, lors de la fashion week qui setenait la semaine dernière à Milan, la chambre de mode italienne avait lancé le mouvement « China we are with you » permettant à sa clientèle de visualiser les défilés depuis leur lieu de confinement en Asie.

La question est maintenant de savoir combien detemps durera la crise. Le directeur de l’Union des foi­res internationales, qui recense 32 000 événements dans le monde, a certes estimé que son secteur était « résilient ». Mais si les mesures restrictives devaient s’inscrire dans la durée, les conséquences sur un marché qui génère 1,3 million d’emplois et environ137 milliards d’euros de dépenses directes pour­raient s’avérer colossales.

marie bourreau (genève, correspondance)et laurence girard

Paris, Genève, Berlin… les salons internationaux touchés de plein fouet

Scénario catastrophe pour le secteur du tourismePartout dans le monde, la fréquentation des sites chute. Ce secteur pèse 10,4 % du PIB mondial

Portes closes au LouvreLa Joconde ne devrait pas recevoir de visites, lundi 2 mars. Le Musée du Louvre a fermé ses portes dimanche 1er mars, à la suite du vote d’un droit de retrait du personnel. Près de 300 salariés s’étaient réunis dans la matinée pour se prononcer sur l’exercice de ce droit qui permet à un salarié de cesser le travail pour cause de danger « grave et imminent pour sa vie ou sa santé ». Au lendemain de l’interdiction des événements rassemblant plus de 5 000 personnes en France, ce droit de retrait a été voté à une « quasi-unanimité », selon la CGT. Le Musée du Louvre accueille près de 30 000 visiteurs par jour. Un CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) exceptionnel devait se tenir lundi 2 mars, dans la matinée.

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Page 15: Le Monde - 03 03 2020

0123MARDI 3 MARS 2020 planète | 15

Des touristes japonais, le 26 février. GABRIELE MICALIZZI/CESURA POUR « LE MONDE »

De Milan à Venise, des visiteurs de plus en plus raresSelon les autorités de la Sérénissime, les pertes pourraient se chiffrer à 2 milliards d’euros

REPORTAGEmilan, venise, vérone ­

envoyé spécial

D e la Piazza del Duomo, àMilan, à la place Saint­Marc, à Venise, en pas­

sant par les rues étroites de Vé­rone, autant de hauts lieux du tou­risme du Nord de l’Italie quasi­ment vides en cette dernière semaine de février. Une chance pour les touristes qui peuvent photographier sereinement des vues imprenables sur ces chefs­ d’œuvre architecturaux, mais une calamité pour les professionnels.

L’épidémie de Covid­19 frappefort en Italie avec, selon les comp­tes du ministère de la santé au di­manche 1er mars à 18 heures, 1 577 personnes contaminées et 34 dé­cédées. Depuis l’apparition du vi­rus, le 31 janvier, le Nord a payé le plus lourd tribut avec 984 cas en Lombardie, 285 en Emilie­Roma­gne ou encore 263 en Vénétie.

Dans sa petite échoppe de souve­nirs vénitiens, sur le campo San Barnaba, Rasel­Kahn s’inquiète. « Où sont les gens ? Je ne vends plus rien… », déplore le commerçant, originaire du Bangladesh. La perteest importante, selon lui, et vien­dra s’ajouter aux quelque 7 000 euros que lui ont déjà coûtés

les inondations de l’acqua alta d’octobre et novembre 2019.

Alors qu’il s’apprête à fermer,mercredi 26 février, un couple de Français, arrivé de Tours le matin même, examine les tee­shirts à l’effigie de Venise, les mini gondo­les, les reproductions du palais desDoges, du Rialto ou encore de la basilique San Marco, sans oublier les bijoux et la verroterie de Mu­rano. Surtout, ne pas les laisser re­partir sans rien.

Des gondoles à l’arrêtLe long des canaux qui sillonnent et enserrent la capitale de la Véné­tie, les groupes de touristes se fontplus que rares, à l’exception des Asiatiques, Chinois, Japonais… qui défilent en rangs serrés, tous por­teurs de masque.

Sur la place Saint­Marc, entre labasilique surmontée de ses célè­bres quatre chevaux, le palais des Doges ou encore la tour de l’hor­loge, l’impression était saisissante.Désertée, sauf par les pigeons et les vendeurs de souvenirs. « Il y a 90 % de fréquentation en moins. Pourquoi le gouvernement a­t­il décidé de fermer le carnaval ? Les gens ont peur, mais on parle de dix morts. Ils ne sont pas morts du co­ronavirus, ils sont morts et ils avaient le coronavirus, ce n’est pas

la même chose », tempête Katia Kutynka, présente depuis dix­huit ans sur la place. « Si je vendais des masques de protection plutôt que ceux du carnaval, je ferais fortune »,maugrée­t­elle.

Roberto Nardin, 59 ans, attendaussi le client. Sur le quai qui donne sur le large canal de Saint­Marc, les gondoles sont à l’arrêt et personne ne s’arrête devant l’écri­teau annonçant 80 euros la baladesur les canaux. « La situation est grave. Les gens ne sont pas restés, dès l’interruption du carnaval. Et les gros bateaux de croisière qui amènent les touristes n’arriveront qu’à partir d’avril. Moi, je n’ai fait qu’un seul tour aujourd’hui, au lieude trois minimum, et sur les soixan­te­dix gondoliers, quarante ne sont pas sortis », avance­t­il.

A la gare, l’office du tourisme està l’image de la ville. Vide. « Beau­coup de personnes ont demandé à changer leurs billets mais cela dé­pend de leur agence. Cela concerne surtout les familles, car les groupes,eux, ne restent généralement que deux ou trois jours. Avec l’acqua alta, on avait déjà moins 30 % declientèle. Avec le virus, on va tom­ber à moins 50 % », témoigne Luca,employé de l’office.

Difficile, dès lors, de goûter à lavie vénitienne. Les musées, les

écoles, les théâtres… sont fermés. « La région, la municipalité ont suivi les consignes gouvernemen­tales : fermeture des espaces pu­blics et annulation de toutes les manifestations jusqu’au 1er mars, au moins, confirme Simone Ven­turini, responsable de la politique culturelle et sanitaire de la ville. On devrait perdre jusqu’à 2 mil­liards d’euros, c’est considérable. Nous allons discuter avec Rome descompensations. Le problème éco­nomique prend le pas sur le pro­blème biologique. »

Alors, pour faire face à la crise, lesprix tombent. De grands hôtels ont consenti des remises de plus de 50 % pour attirer une clientèle. « J’ai baissé les tarifs quelques jours avant le carnaval, mais cela n’a pas suffi, les trois appartements dont jem’occupe sont vides, témoigne Laura Tagliaferro, une jeune femme de 31 ans qui travaille pour des particuliers. Après l’acqua alta, on avait vu des hôtels et des restau­rants fermer, chose rarissime en cette saison. Certains ont dû faire de lourds travaux et les voilà à nou­veau en grande difficulté. »

Nombreux parmi les Vénitienssont ceux qui pensent que les autorités, en voulant rassurer les habitants, les font paniquer à forcede consignes. « Les gens fuient

parce que l’arrêt du carnaval est un signal fort, venant des autorités, sur la gravité de l’épidémie. Ce n’est pas une discussion de bar ni une ru­meur », juge Laura Tagliaferro.

Anxiété à VéroneA une centaine de kilomètres à l’ouest de Venise, en Vénétie tou­jours, Vérone est une étape incon­tournable du périple touristique. Ici aussi, le nombre de visiteurs semble en berne. Dans les magni­fiques rues du centre de la cité mé­diévale, sur les rives de l’Adige, les piétons circulent facilement. Et sur la plus ancienne place de la ville, la Piazza delle Erbe, les com­merçants font grise mine. « Nous n’avons pas de cas ici, je ne connais personne qui ait dû faire le test, mais les touristes sont partis », se lamente Barbara, qui vend des souvenirs et des textiles sérigra­phiés aux motifs de la ville.

Devant son stand, un groupe dejeunes Chinoises, portant des masques de protection, profite de la ville en partie désertée. « On n’est pas inquiètes, mais on a sur­tout le sentiment que les gens ont peur de nous », raconte Nathalie Wong, 21 ans, qui vient de Cardiff au Pays de Galles où elle étudie, avec ses copines, l’interprétariat. Pas inquiets non plus Aline et Xa­

vier Rameau, venus de Nice passertrois jours « en amoureux » sur le lac de Garde et à Vérone. « On craint plus de ne pas pouvoir ren­trer en France, pour récupérer nos enfants, que d’attraper le virus », té­moigne cette institutrice, qui se demande aussi si elle pourra re­prendre les cours. Dans tous les ca­fés et restaurants, les radios et les télévisions relayent en perma­nence les moindres informations sur l’épidémie. Le mot « coronavi­rus » résonne à tout va. De quoi ajouter encore à l’anxiété.

Assise sur une marche, au pieddu fameux balcon, théâtre sup­posé des amours malheureuses deRoméo et Juliette, Helen Milevska est, elle, paniquée. « Je suis terrori­sée, je veux partir absolument tout de suite. J’étais hier à Milan, où je voudrais faire des études, mais j’ai fui en prenant, ce matin, le premier train pour Vérone. Mais ce n’est pasassez loin de la Lombardie », confiecette jeune étudiante polonaise de21 ans. Enveloppée dans sa dou­doune rouge, serrant son sac à dossur les genoux, le regard angoissé, Helen espère rejoindre Munich ce mardi. « On ne sait rien de ce virus réellement et je pense qu’il n’y a pasassez de contrôle, alors l’Italie, c’est fini pour moi. » Italia no grazie !

rémi barroux

Déserté par les voyageurs en provenance de Chine, Angkor déprimeAu Cambodge, où un tiers des visiteurs étrangers viennent de Chine, l’épidémie a pris une ampleur de désastre national. Dans ce pays, le tourisme représente 12,1 % de l’économie

REPORTAGEsiem reap et site d’angkor ­

envoyé spécial

L a boule rouge du soleil quis’élève, ce matin du samedi29 février, au­dessus des

tours d’Angkor Vat éclaire des grappes clairsemées de touristes : rien à voir avec l’affluence d’un mois de février, l’un des plus fré­quentés de la haute saison touris­tique au Cambodge. Rien à voir avec cette époque « normale »de l’année, quand des milliers de voyageurs, surtout chinois, regar­dent ébahis, téléphones portables brandis et bâtons de selfie haut dressés, le lever de soleil sur le mo­numental joyau construit dans la première moitié du XIIe siècle par le roi Suryavarman II.

Mais c’est aujourd’hui sousle règne du neo­coronavirus Co­vid­19 que semble vivre le parc ar­chéologique d’Angkor. « Il n’y apresque plus de Chinois, ils ont an­nulé en cascade », regrette SokPan, un jeune guide qui erre enquête d’un client. D’habitude, il y a ici des milliers de visiteurs. Ils ne sont ce matin­là guère plus de quelques centaines.

Angkor Vat n’est pas déserté :les touristes européens et japo­nais sont encore là. Parmi eux, beaucoup de Français. Mais l’épi­démie a pris une ampleur de dé­sastre national. Sur les quelquesix millions six cent dix mille étrangers entrés dans le royaumel’année dernière, selon les chif­fres du ministère du tourisme,plus de deux millions trois cent mille étaient venus de la Républi­que populaire de Chine. Soit le plus grand nombre de visiteursavant les voisins vietnamiens et laotiens, eux­mêmes précédant

les Sud­Coréens et les Japonais,qui laissaient assez loin derrière les Européens et les Américains.

Quand on sait que l’industrietouristique – en hausse constante– a rapporté près de cinq milliardsde dollars (4,5 milliards d’euros) en 2019 et représente 12,1 % du PIBdu Cambodge, il est facile de réali­ser que les Khmers et les investis­seurs étrangers ont des raisons dese faire du souci pour l’année 2020. « On a un taux de remplis­sage d’à peine 50 % », se désole Alexis de Suremain, qui a ouvertdepuis une quinzaine d’annéesplusieurs hôtels de charme auCambodge, dont un à Siem Reap, le « Templation ». Le Français n’est pas optimiste pour la suitedes événements : « Le taux de ré­servation pour les prochains mois est quatre fois inférieur à la nor­male et, en ce moment, le taux d’annulation est dix fois plus élevé que d’habitude. »

« Une véritable catastrophe ! »Même constat en ville, dans un hôtel plus modeste, le « SolitaireWat Damnak », où Hiet, le récep­tionniste, avoue : « On n’est même pas rempli à la moitié. Depuis que l’hôtel a ouvert, il y a cinq ans, ja­mais il n’y avait eu aussi peu de clients en cette saison… » Sur la route des temples, une dizaine de grands hôtels pour groupes auraient déjà fermé, peut­être dé­finitivement.

Dès l’aéroport de Siem Reap,l’aéroport de la capitale provin­ciale qui dessert le parc archéolo­gique, le ton est donné : sur les ta­bleaux des arrivées et des départs,les vols en provenance de Canton,Nankin, Shenyang, affichent tous « Annulé ». Idem pour ceux en provenance d’Incheon, l’aéroport

de Séoul. « Bientôt, cela va être letour des Singapouriens de nous lâ­cher », grince, sarcastique, un offi­cier d’immigration. Selon les sta­tistiques de l’aéroport de Siem Reap, géré par le groupe français Vinci, le mois de février a vu une baisse de 60 % de passagers. La prévision est du même ordre pour le mois de mars.

Il suffit de se promener dans lestemples habituellement ultra­fréquentés pour mesurer l’am­pleur du désastre : au Bayon, l’ex­traordinaire « Vat » (Temple) bouddhiste dominé par ses tours sculptées de visages énigmati­ques, quelques dizaines de touris­tes seulement marchent dans lescontre­allées aux célèbres bas­re­liefs. Au spectaculaire Ta Prohm, que les racines de grands arbresont embrassé au fil du temps en une cruelle étreinte, une dizainede touristes, tout au plus, arpen­tent les allées du monument. Al’ordinaire, il est un favori des visi­teurs du céleste empire…

« C’est une véritable catastro­phe ! » : Pierre­André Romano, président de la section locale de la

Chambre de commerce et d’in­dustrie France­Cambodge, ne dissimule pas son inquiétude.« En 2019, le parc archéologique d’Angkor a accueilli un peu plusdeux millions deux cent mille tou­ristes. Cette année, la moitié, voire beaucoup plus, risquent de man­quer à l’appel. Pour janvier, les chif­fres accusent déjà une baisse de près de 18 % par rapport à 2019. »

Implanté au Cambodge depuiscinq ans, cet ancien voyagiste quidirige les ateliers « Artisans d’An­gkor », visités d’habitude quoti­diennement par 2 500 touristes(600 environ aujourd’hui) con­temple d’un œil inquiet le futurimmédiat : « Les gens n’arriventpas à Angkor en l’ayant décidé dujour au lendemain. Pour l’instant,le tourisme européen, surtoutFrançais, se maintient. Mais qu’ensera­t­il dans les prochaines se­maines ? »

Il est vrai qu’au vu de l’inquié­tude qui a gagné la planète au fur et à mesure que l’épidémie me­nace de se transformer en pandé­mie, les destinations asiatiques risquent de ne pas être les plus prisées. Au Cambodge, le virus n’a pas déclenché la panique. Peu de gens portent des masques,contrairement à la Thaïlande et à Singapour. Et même si des mil­liers de Chinois venus de l’épicen­tre du virus, la province du Hubei,ont visité le Cambodge en janvier– dont plusieurs centaines le parcd’Angkor – aucun cas de personneinfectée n’a été signalé. Comme l’avait proclamé en début d’épi­démie le premier ministre HunSen, pour désamorcer toute psy­chose : « Au Cambodge, la seulemaladie qui peut nous infecter,c’est celle de la peur ! »

bruno philip

« POUR L’INSTANT, LE TOURISME EUROPÉEN, 

SURTOUT FRANÇAIS,SE MAINTIENT. 

MAIS QU’EN SERA­T­IL DANS LES PROCHAINES 

SEMAINES ? »PIERRE-ANDRÉ ROMANO

président de la CCI France-Cambodge

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Page 16: Le Monde - 03 03 2020

16 | ÉCONOMIE & ENTREPRISE MARDI 3 MARS 20200123

Le marché pétrolier gagné par la paniqueLa baisse de l’activité en Chine pèse sur la demande de brut et entraîne les cours dans une chute incontrôlée

C’ est le moment quetoute la planète pé­trole redoutait : lescours du Brent se

sont installés, lundi 2 mars aumatin, autour des 51 dollars(46 euros) le baril. Une véritable chute libre pour le brut, qui a perdu plus de 25 % de sa valeur depuis début janvier, et se re­trouve a son plus bas niveau de­puis quatorze mois.

L’incidence du coronavirus estencore difficile à mesurer sur le long terme, mais les effets immé­diats sont déjà nombreux, et ce,pour une raison simple : la Chineest le premier importateur mon­dial de pétrole. La mise à l’arrêt d’une partie de son économie, avec des conséquences sur letransport aérien et routier ainsique sur l’activité industrielle, di­minue le besoin en hydrocarbu­res. Or, à elle seule, la croissance de la demande chinoise permet­tait aux pays pétroliers et aux ma­jors du secteur d’aborder 2020 dans une relative sérénité.

D’autant que le poids de l’em­pire du Milieu sur l’échiquier pé­trolier mondial s’est particulière­ment accru ces dernières années.

En 2003, lors de l’épidémie de syn­drome respiratoire aigu sévère(SRAS), les besoins chinois s’éle­vaient à environ 5,7 millions de barils par jour. Elle a plus que dou­blé depuis, à près de 14 millions debarils, pour représenter 14 % desbesoins mondiaux.

« Un carnage »Plus encore, la Chine a compté,en 2019, pour 75 % de la crois­sance de la demande, rappelle l’Agence internationale de l’éner­gie (AIE) dans une note de février. Résultat : dans un marché où lepétrole est abondant, les cours connaissent une chute sévère de­puis plusieurs semaines, et per­sonne ne se risque à fixer un plan­cher. « Cette semaine [du lundi 24 au vendredi 28 février] est un car­nage qui ne laisse personne en sé­curité », résumait, vendredi, Ole Hansen, analyste chez Saxo Bank.

« Une chose est claire : la situa­tion va s’aggraver en mars », pré­vient le cabinet spécialisé Rystad,en soulignant que l’impact con­cerne les producteurs, mais éga­lement les raffineries, les serviceset toute la chaîne de valeur deshydrocarbures.

L’épidémie de coronavirus – etses conséquences économiques– arrive à un moment où le mar­ché pétrolier est soumis à des vents contraires depuis plusieursmois. La hausse continue de la production américaine de pé­trole de schiste – qui a atteint12 millions de barils par jour – a totalement perturbé le jeu. Ce pé­trole dit « non conventionnel »s’est positionné en concurrentsérieux de très gros acteurscomme l’Arabie saoudite et la Russie. En 2018, les Etats­Unis sont devenus le premier produc­teur mondial et, en 2020, ils de­

vraient devenir exportateurs net de produits pétroliers. Une véri­table révolution dans le secteur,dont la limite n’est pas encoreconnue. Alors que la consomma­tion mondiale continue à aug­menter, avec plus de 100 millionsde barils consommés quotidien­nement, les autres pays pétro­liers ont cherché à riposter.

Depuis 2016, l’Organisation despays exportateurs de pétrole(OPEP), menée par l’Arabie saou­dite, a construit une alliance so­lide avec la Russie pour tenterd’éviter la dégringolade des cours du Brent. A chaque soubresaut du

marché, Riyad et Moscou ontréussi à agir pour maintenir les prix en s’imposant des quotas de production. La réussite de cette al­liance a permis de faire remonter les cours à partir de l’année 2017et jusque dans le courant de 2019. Mais la guerre commerciale lan­cée par le président américain,Donald Trump, contre la Chine est ensuite venue perturber cefragile équilibre. Là encore, l’OPEPavait dû agir, en décembre 2019, pour tenter de faire remonter les prix, en s’imposant des quotas plus stricts encore.

Le même scénario peut­il en­core se jouer, jeudi 5 mars, àVienne, en Autriche, où l’OPEP et ses alliés se retrouvent pour ten­ter de trouver un nouvel accord ? L’alliance pétrolière russo­saou­dienne commence, en effet, à montrer des signes d’essouffle­ment. L’Arabie saoudite plaide de­puis le début de l’épidémie de co­ronavirus pour une action réso­lue. Plusieurs analystes estimentque Riyad pourrait proposer unecoupe d’environ 1 million de ba­rils par jour à ses partenaires – etd’en assumer la plus grande part. Mais la Russie se montre très pru­dente sur le sujet.

Stratégie du cartel suivie de prèsPour l’Arabie saoudite, et pourplusieurs membres de l’OPEP to­talement dépendants des hydro­carbures, un prix trop bas est un risque majeur à court terme pour leurs économies. Des pays comme l’Algérie, le Nigeria ou leGabon, sans parler du Venezuela ou de la Libye, seraient durable­ment fragilisés. La Russie, moinsdépendante du pétrole, affirme pouvoir tenir son budget, même si le cours du baril descendait autour de 40 dollars. Une partie des acteurs du monde pétrolier notent aussi que si la chute des cours se poursuivait, la produc­tion américaine de pétrole deschiste, plus coûteuse, pourraitêtre affectée. Le marché pétrolier rentrerait alors dans une nouvellepériode d’incertitudes.

La stratégie du cartel sera suiviede très près, tant la situation est instable. Sans accord à Vienne, les prix pourraient poursuivreleur chute libre, avertissent plu­sieurs analystes du secteur, quienvisagent même un baril autour de 30 dollars. Et même sil’Arabie saoudite arrivait à impo­ser à ses partenaires de resserrer les vannes, une remontée desprix est loin d’être certaine. « Jen’ai jamais vu autant d’incertitu­des sur le marché pétrolier. Nouspouvons faire face à une baisse dela demande de plusieurs millionsde barils par jour pendant plu­sieurs mois », analyse, dans unenote, Fereidun Fesharaki, prési­dent du cabinet de conseil FactsGlobal Energy.

Ces difficultés risquent d’êtredurables sur l’année 2020. L’AIEestime ainsi que la demande surl’année ne devrait plus croître quede 800 000 barils par jour, au lieude 1,2 million prévu avant l’épidé­mie. Si cette prévision – jugée en­core trop optimiste par certains – venait à se confirmer, il faudrait remonter à 2011 pour retrouverune progression aussi faible.Cette tendance pourrait égale­ment s’accélérer si la propagationdu virus touche plus durement l’Europe et le reste de l’Asie. Lesconséquences sur la demande mondiale seraient alors encoreplus marquées.

nabil wakim

« Nous pouvonsfaire face

à une baissede la demande deplusieurs millions

de barilspar jour pendantplusieurs mois »

FEREIDUN FESHARAKIprésident

de Facts Global Energy

baisse de l’utilisation du charbon dansles centrales électriques, taux d’exploita­tion des raffineries de pétrole dans la pro­vince du Shandong, dans l’est de la Chine, au plus bas depuis 2015… Les mesures des autorités chinoises visant à contenir le co­ronavirus ont entraîné une réduction de15 % à 40 % de la production dans les prin­cipaux secteurs industriels. « La demanded’électricité et la production industrielle res­tent bien en deçà de leurs niveaux habi­tuels », analyse Simon Evans, du site spécia­lisé Carbon Brief, qui a étudié les émissionsde gaz à effet de serre de l’empire du Milieudepuis le début de la crise sanitaire.

Le pays, premier importateur mondial depétrole devant les Etats­Unis – et premier émetteur de CO2 de la planète –, tourne auralenti. Ainsi, au moins un quart de ses

émissions de CO2 au cours des deux der­nières semaines (17 février­1er mars) n’ont pas été émises, selon Carbon Brief. Or, sur la même période de 2019, la Chine avait re­jeté environ 400 millions de tonnes de CO2. Résultat, l’épidémie de Covid­19 auraitentraîné une réduction de 100 millions de tonnes des émissions mondiales de CO2.

Plus difficile à mesurer en EuropeCette diminution peut­elle être durable ? A voir, car les émissions pourraient augmen­ter globalement sur l’année, si les autoritésengageaient, dans les mois qui viennent,un plan massif de relance économique à grands coups de chantiers d’infrastructu­res. A la suite de la crise financière de 2008,les émissions de CO2 chinoises s’étaient ef­fondrées jusqu’à ce que Pékin procède à

des investissements massifs pour « relan­cer les secteurs économiques les plus énergi­vores et les plus polluants, rappelle Lauri Myllyvirta du Centre de recherche sur l’énergie et la propreté de l’air. Ceux qui croient pouvoir saluer une pause bienvenuedans l’urgence climatique doivent refrénerleur optimisme. »

L’incidence du virus est plus difficile àmesurer en Europe, souligne Carbon Brief. L’émergence de foyers épidémiques dans lenord de l’Italie et la quarantaine imposée à11 villes au sud de Milan ont paralysé l’éco­nomie de la région la plus riche et la plus productive du pays. « Tout effet mettraitprobablement un certain temps à apparaîtreclairement, car les conséquences sont plus li­mitées qu’en Chine », explique M. Evans.

louisa benchabane

L’effet positif sur les émissions de C02 risque d’être éphémère

Au Japon, la construction d’une centrale à charbon provoque la colère de la populationA Kurihama, près de Tokyo, les opposants dénoncent un projet « inutile » et « anachronique »

tokyo ­ correspondance

D e l’aplomb de son parcfloral aménagé sur unehauteur verdoyante, le

petit port de Kurihama (sud­est du Japon) respire la quiétude. Lesferrys assurant la liaison entre cequartier de la commune de Yoko­suka et le département de Chiba, de l’autre côté de la baie de Tokyo,débarquent leurs passagers affai­rés. Des bateaux de pêche à la co­que effilée bleue paressent au mouillage. Un peu plus au nord,des flâneurs bravent le froid et ar­pentent la petite plage du lieu.

Le calme dissimule mal l’inquié­tude suscitée par la construction, à deux pas du port, d’une centraleélectrique au charbon. Jera, filiale de la compagnie d’électricité deTokyo (Tepco) et de celle du Chubu (Chuden), bâtit deux tran­ches de 650 mégawatts (MW) cha­cune, à inaugurer en 2023 eten 2024. Elles remplaceront dixtranches qui fonctionnent au pé­trole et au gaz, datant des années 1960, arrêtées en 2010, avantd’être relancées après la catastro­phe de Fukushima, en mars 2011,qui a provoqué l’arrêt du parcnucléaire nippon. Jera a obtenu,

en 2018, le feu vert du minis­tère de l’économie pour la cen­trale au charbon.

Depuis, la colère des opposantsà la nouvelle centrale ne retombe pas. Isamu Watanabe, retraité et natif du lieu, se souvient des pro­blèmes de la pollution de la pre­mière centrale. « Les baignades dans la baie ont été interdites. Quand on faisait sécher notre linge dehors, selon la direction du vent, les vêtements étaient cou­verts de poussière. »

« Il y a suffisamment d’électricité »M. Watanabe n’a pas envie que ses« petits­enfants de moins de 10 anssubissent de violents typhons, pro­voqués par le réchauffement glo­bal ». Il a donc rejoint les 47 per­sonnes qui ont porté plainte con­tre Jera, estimant que l’étude d’impact environnemental du projet avait été bâclée. Le groupe amanifesté, lundi 17 février, devantle siège de l’entreprise, à Tokyo, et lui a adressé une pétition signée par 7 150 personnes.

« Cette centrale doit générer7,56 millions de tonnes de CO2 par an », affirme Rikuro Suzuki, leaderdu mouvement. Cela représente 10 % de la totalité des émissions

du département de Kanagawa, où se trouve Kurihama. La centrale va aussi émettre des particules PM2,5 et d’autres polluants. « Elle est à proximité immédiate d’une zone résidentielle et nous ne som­mes pas loin de Kamakura, site touristique majeur », ajoute Takao Seiki, membre des 48.

Outre l’incidence environne­mentale, les opposants jugent le projet « inutile », voire « anachro­nique ». « Depuis Fukushima, la consommation de courant a re­culé de près de 10 % au Japon etmême si les centrales nucléaires sont arrêtées, il y a suffisamment d’électricité », explique TakakoMomoi, membre de l’ONG envi­ronnementale Kiko Network.

Economiquement, selon uneétude d’octobre 2019 du centred’analyse Carbon Tracker, le so­laire pourrait être moins cher quele charbon en 2023, et l’éolien en mer serait plus avantageux en 2025. De fait, sur les 50 projets de centrales à charbon lancés après Fukushima, 13 ont été aban­donnés, les exploitants doutant de leur rentabilité.

Ces arguments ne remettentpourtant pas en cause la politi­que du Japon, dont l’objectif de

réduction des émissions de gaz àeffet de serre, de 26 % d’ici à 2030par rapport à 2013, est considéré comme insuffisant. Le pays est le seul parmi ceux du G7 à soutenirle charbon : importé à 70 % d’Aus­tralie, il génère 28 % de l’électri­cité nippone (38 % pour le gaz na­turel, 8 % pour le pétrole, 6 %pour le nucléaire, 19 % pour l’hy­droélectrique et les renouvela­bles). Cette part devrait s’élever à26 % en 2030.

La politique nippone a fait l’ob­jet de vives critiques lors de la COP25 de Madrid, en décem­bre 2019. Le soutien du charboninterroge aussi à l’approche desJeux olympiques de Tokyo. L’évé­nement est présenté comme in­novant sur le plan environne­mental et se déroule sur fond de risques liés aux fortes chaleurset aux typhons, de plus en plus violents sous l’effet des change­ments climatiques. « Avec les puissants typhons de l’automne 2019, mais aussi la COP25 et le Fo­rum de Davos, en janvier, la sociétésemble davantage sensible aux en­jeux », explique Hanna Hakko, spécialiste de la question pourGreenpeace Japon.

philippe mesmer

PlongeonCours du brent, en dollars le baril

2 janvier 2019 2 mars 2020

51,2456,23

67,32

Source : Bloomberg

L’École supérieure d’art et de design TALM, établissement public interrégional Centre-Val de Loire etPays de la Loire, a pour membres fondateurs l’État, les villes de Tours, du Mans et d’Angers. Au sein deses trois sites (Tours, Angers et Le Mans) plus de 600 élèves sont accueillis. L’établissement fonctionneavec un budget de 7,5 millions d’euros et les équipes sont composées de 105 enseignants, 51 person-nels administratifs et techniques.L’établissement est habilité à délivrer des diplômes DNA et DNSEP en Art, Sculpture, Conservation-restauration des biens culturels spécialités œuvres sculptées, Design, Design sonore, Design mécatro-nique et computationnel, Techniques textiles. Il est engagé dans des post-diplômes et troisième cycle.Il rayonne au niveau international (56 conventions avec des établissements européens et hors Europe).En matière de diffusion, l’École supérieure d’art et de design TALM organise des expositions et proposedes cours publics de pratiques amateurs, activités qui concourent à la diffusion de l’art et du design.Le site d’Angers accueille 288 élèves et organise des cursus avec deux options en cycle long : Art etDesign, et une mention techniques textiles en cycle court. Rattaché(e) au Directeur Général, membredu comité de direction, vous êtes chargé d’approfondir le projet de TALM-Angers et de contribuer auprojet général de TALM.A ce titre, vous devez :MISSIONS• Mettre en oeuvre le projet pédagogique, scientifique, artistique et culturel de TALM-Angers en dia-logue avec TALM-Tours et TALM-Le Mans.

• Travailler en relation étroite avec les tutelles nationale et territoriales.• Piloter et animer les équipes pédagogiques, administratives et techniques (50 personnes).• Engager un dialogue social de grande qualité.• Assurer la bonne gestion de TALM-Angers, dans un contexte budgétaire contraint, en développantdes ressources propres.

• Gérer et maintenir les bâtiments en bon état en lien avec le propriétaire.• Contribuer à l’ensemble des démarches d’évaluation de TALM et de TALM-Angers (notamment lecontrat d’accréditation et le contrat pluriannuel de l’établissement en cohérence avec les orientationsdu conseil d’administration)

• Développer et mettre en oeuvre des programmes d’action culturelle et des partenariats contribuant aurayonnement de TALM-Angers à l’échelle locale, nationale et internationale.

• Poursuivre et animer les partenariats initiés sur le territoire angevin et en développer de nouveaux.• Développer des projets en répondant à des appels d’offre.• Conforter la place de la recherche, de l’expérimentation et de l’innovation dans l’ensembledes cursus de l’école.

• Poursuivre et animer la politique volontariste de TALM-Angers en faveur de l’insertion professionnelledes diplômés.

• Représenter TALM-Angers dans les instances de concertation, notamment le SODAVI (niveaux local,départemental, régional, national et international).

PROFILDe formation supérieure et professionnel.le de l’art contemporain et/ou du design, vous disposezd’une expérience réussie dans la gestion d’une structure culturelle, idéalement une école d’art. Votreexpérience en management et vos connaissances des collectivités territoriales, notamment en gestionadministrative et financière, représentent un réel atout. Votre aptitude à travailler en réseau, à dévelop-per des projets en partenariat sera appréciée. Doté.e d’un bon relationnel, capable de gérer les priorités,de réelles capacités d’analyse, de synthèse et de rédaction, vous êtes un interlocuteur reconnu pour sondynamisme, sa disponibilité et son sens du service public.CONDITIONSContrat d’une durée de 3 ans renouvelable. Prise de fonction souhaitée le 1er septembre 2020.LIEU DE TRAVAILÉcole supérieure d’art et de design TALM-Angers – 72 rue Bressigny, 49 100 ANGERS.CALENDRIER- Réception des candidatures (CV, lettre de motivation) : 3 avril 2020- Entretiens de recrutement : fin avril 2020POUR POSTULERCandidatures (CV, lettre de motivation) à adresser par mail : [email protected] avant le 3 avril 2020 à

L’École supérieure d’art et de design

TALM recrute, à temps complet

1Directeur.tricede l’ESAD AngersDirecteur-trice adjoint.e de TALMtitulaire ou contractuel(le)

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Page 17: Le Monde - 03 03 2020

0123MARDI 3 MARS 2020 économie & entreprise | 17

Valeo accélère l’électrification automobileDans le Pas­de­Calais, le groupe fabrique des systèmes 48 volts pour lutter contre le CO2

REPORTAGEétaples (pas­de­calais)

D es dizaines et des di­zaines de cages sontalignées sous lesnéons du grand han­

gar industriel. A l’intérieur dechacune d’elles, des robots s’acti­vent sous l’œil attentif des ouvriers rivé sur les écrans de contrôle. Dans un fracas continu, les machines pincent, soudent, plient, coupent à une vitesse étonnante, comme si on passaitun film en accéléré. Dans ce balletmillimétré, les pièces volettent d’un bras mécanique à un autre.Elles finiront par former une pe­tite machine électrique sigléeValeo, avec son stator et son rotor,bûchette d’acier farcie d’un entre­mêlement de fils de cuivre, bar­dée d’aimants en métaux rares.

Ici, c’est Etaples, ville populairedu Pas­de­Calais, à quelques kilo­mètres du Touquet et de ses villasbourgeoises. Un petit port discretsur la Canche, avec sa mairie debrique, ses maisonnettes, sa gare désuète et son usine Valeo, lieu emblématique de la révolutionautomobile en cours.

L’usine du premier équipemen­tier français et neuvième mondialest au cœur du développement del’électrification des voitures dans le monde, et singulièrement en Europe. On y fabrique des alterna­

teurs (la pièce qui transforme l’énergie du moteur en électricité) et surtout des systèmes électri­ques 48 volts, dit de « petite hybri­dation », qui vont être l’une des armes de l’industrie automobile pour lutter contre le dioxyde de carbone (CO2).

« Le marché du 48 volts est entrain d’exploser, se félicite Michel Forissier, directeur technique du pôle propulsion de Valeo. Les nou­velles procédures de test des véhi­cules aggravent les malus automo­biles. La Commission européenne exige une moyenne de CO2 de 95 grammes par voiture vendue. Puis, ce sera 81 g en 2025 et 59 g en 2030. Tous les constructeurs en Europe sont en train d’y travailler. Nous équiperons 60 modèles en 2022. Cela représente 1,1 milliardd’euros de chiffre d’affaires. »

« Faible coût »Dans la hiérarchie de l’électrifica­tion automobile, le 48 volts est pourtant un peu au bout de la chaîne. Il vient après le tout­élec­trique, l’hybride rechargeable ou classique. Un hybride du pauvre, en quelque sorte. Le système per­met de gagner seulement quel­ques grammes de CO2 sur un mo­teur essence et fait même un peu moins bien qu’un diesel. « Oui, mais chaque gramme de CO2 ga­gné vaut 95 euros d’amende éco­nomisés sur chaque véhicule vendu. Et cela finit par se chiffrer en centaines de millions d’euros,rappelle Jacques Aschenbroich, le PDG de Valeo. La régulation lo­cale, qui bannit de plus en plus le diesel dans les villes, détourne les acheteurs de cette technologie. »

De fait, Ford, PSA, Jaguar­LandRover, Fiat­Chrysler et le groupe Volkswagen – presque 60 % du marché automobile européen – ont signé avec Valeo pour installerdes systèmes d’hybridation 48 volts dans une bonne partie de leurs véhicules. La version 8 de la

Volkswagen Golf, qui sort début mars, en sera équipée.

L’avantage tient à sa facilité in­dustrielle et à son prix. « Le 48 volts est un dérivé des alterna­teurs et des alternodémarreurs 12 volts produits ici depuis des an­nées, explique Alberto Santos, di­recteur du site d’Etaples. Ce sont les mêmes éléments de base, les mêmes processus. Ce qui change, c’est l’électronique de puissance – le

calculateur contient autant de li­gnes de codes qu’un smartphone –,mais elle est aussi produite ici. Celanous donne de la souplesse. »

Pour le 48 volts, Valeo voitgrand : un marché de 44 milliardsd’euros, à terme, sur lequel se po­sitionnent aussi des concurrents, comme Continental et Mitsu­bishi Electric. « En matière d’émis­sions de CO2, la technologie peut encore faire gagner entre 20 % et

25 %, si on rapproche la machinede la boîte de vitesse, détaille M. Forissier. On peut aussi l’utili­ser pour des véhicules quatre roues motrices électriques. Et le 48 volts seul peut suffire à faire roulerdes petits véhicules urbains 100 %électriques, des triporteurs, des ro­bots de livraison, des trottinettes.Le tout, à un faible coût. »

L’usine d’Etaples est, avec cellede Shanghaï, l’un des deux sites deréférence du groupe pour ces sys­tèmes. La production est à 80 % consacrée aux alternateurs classi­ques, mais, dans trois à quatre ans,c’est bien le 48 volts qui occupera les 80 % de l’activité. Peu à peu, on fait de la place pour les nouveaux postes. Les cadences augmentent. Sur la ligne d’assemblage, une ma­chine sort déjà toutes les dix­neuf secondes. Un peu plus loin, les al­ternateurs traditionnels sont pro­duits toutes les sept secondes. Va­leo­Etaples est paré pour la crois­sance électrique.

éric béziat

« Chaque grammede CO2 gagné vaut 95 euros

d’amende économisés sur chaque

véhicule vendu »JACQUES ASCHENBROICH

PDG de Valeo

TÉLÉCOMSUn nouveau directeur général chez NokiaLe directeur général de Nokia, Rajeev Suri, va quitter son poste le 1er septembre et sera remplacé par Pekka Lund­mark, l’actuel patron de 57 ans du groupe énergétique For­tum, a annoncé, lundi 2 mars, l’équipementier télécoms fin­landais. M. Lundmark, direc­teur général de Fortum depuis 2015, a, auparavant, occupé plusieurs postes chez Nokia entre 1990 et 2000, dont celui de vice­président de la straté­gie et du développement commercial dans la division Nokia Networks. – (AFP.)

DISTRIBUTIONDes pharmaciens lancent une action collective contre E. LeclercL’Union des groupements de pharmaciens d’officine (UDGPO) a annoncé, samedi 29 février, le lancement d’une action collective en justice contre les centres E. Leclerc pour « publicité mensongère », après avoir déjà obtenu, en décembre 2019, la condamna­tion de l’enseigne de distribu­tion française. – (AFP.)

Paul Singer a encore frappé, cette fois chez Twitter. Le redoutable patron du hedge fund Elliott Ma­nagement a pris environ 5 % de la société californienne pour 1 mil­liard de dollars (906 millions d’euros) et veut se débarrasser du cofondateur, Jack Dorsey (adresse @jack), pour relancer un réseau social aux résultats très en deçà de son potentiel. Il lui reproche de partager son temps avec son entreprise de paiement en ligne Square et de vouloir vivre six mois par an en Afrique pour y développer des start­up, révèlent plusieurs médias américains.

Wall Street ne serait pas mécon­tent du départ définitif d’un patron­gourou – adepte de la mé­ditation et du jeûne quotidien – déjà écarté de sa « maison » en 2008, avant d’y revenir comme PDG en 2015 : l’action s’appréciait de près de 8 %, vendredi 28 février, lors des échanges électroniques après la clôture. Créé en 2006, Twitter n’a dégagé un bénéfice annuel qu’en 2018. Sa diversifica­tion, notamment dans les appli­cations mobiles de partage de vidéos courtes, a été un échec. La firme vaut 26 milliards de dollars, quand ByteDance, le groupe chinois créateur de l’application TikTok, est estimé trois plus.

Twitter souffre surtout de la comparaison avec Facebook, le premier réseau social au monde, avec ses 2,5 milliards d’utilisa­

teurs mensuels, qui pèse 463 mil­liards de dollars en Bourse. Depuis le retour de M. Dorsey, l’action de la société de Mark Zuckerberg a gagné 120 % ; celle de Twitter a perdu 6,5 %. Inaccep­table pour l’activiste Singer, qui a déjà secoué les dirigeants d’AT & T, d’eBay, de Pernod Ricard et du japonais SoftBank. Il propo­sera quatre candidats au conseil d’administration, en mai, lors de l’assemblée générale des action­naires. Un de plus que le nombre de sièges à pourvoir, au cas où une place de plus se libérerait.

Proposer de nouveaux servicesTwitter n’a pas été inactif dans les innovations, remarque Tim Culpan, dans une tribune à Bloomberg Opinion, mais le fil d’actualité omniprésent – par le­quel Donald Trump communique urbi et orbi – n’a pas été suffisam­ment monétisé. Or 2020 s’an­nonce mouvementée, entre l’épi­démie de Covid­19, les Jeux olym­piques de Tokyo et l’élection présidentielle américaine.

Réclamer un PDG à plein tempsne fait pas une stratégie. A moins de trouver un patron capable proposer de nouveaux services, etsurtout de les développer et de les faire vivre dans la durée. Comme Sheryl Sandberg, patronne des opérations de Facebook, joignable sur son compte twitter @sheryl­sandberg.

PERTES & PROFITS | TWITTERpar jean­michel bezat

@jack répondra-t-ilencore à cette adresse ?

Les ventes de voitures en France affectées par les normes anti-CO2

Après une chute de 13 % en janvier, la décrue du marché automo-bile français a persisté en février (– 2,7% par rapport à février 2019). Le marché a continué de pâtir du durcissement du malus automo-bile sur le CO2, en vigueur depuis janvier, et il a, en outre, été per-turbé par des distorsions liées à un nouveau renforcement de la sé-vérité de ce malus en mars, lequel a provoqué des immatriculations par anticipation des véhicules les plus taxés (Porsche, Audi, Land Rover…). Signe d’une angoisse des acheteurs, les ventes aux parti-culiers sont à un niveau très bas (baisse de 27 % des ventes pour Da-cia). Le nouveau barème de malus, combiné aux effets du coronavi-rus, laisse présager un mois de mars de nouveau en recul.

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Employer Institute, depuis 5 ans• Top entreprise pour l’égalité femmes-

hommes selon l’Indice Gender Equalityde Bloomberg, depuis 2 ans

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Cash flow libre = EBITDA - amortissementsdes droits d’usage + résultat financierhors Sika + impôts sur les résultats -investissements corporels et incorporels horscapacités additionnelles + variationdu besoin en fonds de roulement

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Page 18: Le Monde - 03 03 2020

18 |horizons MARDI 3 MARS 20200123

La révolution SandersLe candidat à la primaire démocrate revendique un « socialisme démocratique » et dit s’inscrire dans l’héritage de Roosevelt et de son New Deal. A la veille du vote crucial du Super Tuesday, le 3 mars, il est en tête de la course à l’investiture

new york ­ correspondant

L orsque Stephanie Kelton, écono­miste hétérodoxe, rencontrapour la première fois BernieSanders, en 2015, celui­ci luidemanda : « Que feriez­vous à maplace ? » « Mettre en place la

charte des droits économiques de Franklin D. Roosevelt », lui répondit la professeure, alorsenseignante à l’université de Kansas City, quinous reçut en 2019.

Bernie Sanders n’était alors pas tout à faitun inconnu, sénateur indépendant du Ver­mont, qui s’apprêtait à mettre en grande diffi­culté Hillary Clinton pendant la primaire dé­mocrate pour l’élection de 2016. L’Economic Bill of Rights, c’est le testament du père duNew Deal, cette « nouvelle donne » qui aida, à partir de 1933, à sortir l’Amérique de la terriblecrise de 1929. Radiodiffusé en janvier 1944 – de retour de la conférence de Téhéran (qui avait réuni Churchill, Roosevelt et Staline du 28 novembre au 1er décembre 1943), le prési­dent Roosevelt (1882­1945) était trop maladepour se déplacer au Capitole –, ce discours surl’état de l’Union invitait l’Amérique à ajouter des droits économiques (salaire décent, édu­cation, logement, retraite, santé, etc.) auxdroits politiques garantis par les premiers amendements de la Constitution (liberté d’expression, de religion, de la presse…).

« Ces droits politiques se sont avérés inadé­quats pour nous assurer l’égalité dans la pour­suite du bonheur, but proclamé par la déclara­tion d’indépendance de 1776, déclarait Roose­velt. La vraie liberté individuelle ne peut pas exister sans indépendance et sécurité économi­ques. » Un testament que reprit à son compteBernie Sanders en 2015, puis en juin 2019, lors d’un discours à l’université George­Washing­ton pendant lequel il cita longuement Roose­velt. « Nous devons reconnaître qu’au XXIe siè­cle, dans le pays le plus riche de l’histoire du monde, les droits économiques sont des droits humains. C’est ce que je veux dire par socia­lisme démocratique », argumente Sanders.

LE RÊVE ÉCONOMIQUE DE ROOSEVELTA 78 ans, le champion de la gauche améri­caine dans la primaire démocrate de 2020 – qui verra ou pas son avance se confirmer le mardi 3 mars, lors du Super Tuesday, jour de vote pour 14 Etats américains et deux terri­toires associés – peut ainsi dérouler son pro­gramme comme étant la réalisation du rêve économique de Roosevelt : nationalisation de l’assurance­maladie, annulation de la dette étudiante, gratuité du premier cycleuniversitaire, doublement du salaire mini­mum à 15 dollars, droit à un emploi fédéral, enfin « green new deal » pour sortir des éner­gies carbonées dans les transports et l’électri­cité d’ici dix ans. Cet ancrage historique estdécisif dans la stratégie de Sanders, qui lui permet de gérer son étiquette socialiste et de légitimer son programme et sa méthode.

La plupart des présidents ont leur référence :Bill Clinton évoquait John F. Kennedy et sa modernité individuelle, Donald Trump

s’essaye à une comparaison avec Ronald Reagan et son antiétatisme. Le socialisme, lui, n’existe quasiment pas dans la tradition amé­ricaine. Son représentant fut Eugene Debs (1855­1926) : syndicaliste, organisateur de grè­ves et cinq fois candidat à la présidentielle – il culmina à 6 % des voix en 1912 –, il écopa de dix ans de prison en 1918 (gracié en 1921) pour un discours antiguerre. « Socialisme », ce mot qui se traduirait par « communisme » en fran­çais, était un anathème pendant la guerre froide. S’en prévaloir, c’est encore prendre le risque d’être « non américain ».

Inquiet d’une défaite de la gauche en cas devictoire de Sanders à la primaire démocrate, lePrix Nobel d’économie 2008, Paul Krugman, cherche à déminer le terrain. « Bernie Sandersn’est pas un socialiste, écrit­il dans le New York Times le 13 février, avant de déplorer : mais c’estle rôle qu’il joue à la télévision. C’est un pro­blème. Son autodescription trompeuse est un cadeau pour la campagne de Trump. » Si San­ders refuse d’abjurer le socialisme, c’est sans doute qu’il est à l’unisson de ses partisans les plus motivés. L’aile gauche, blanche et jeune du Parti démocrate est de plus en plus hostile au capitalisme, en rupture avec le reste de la population, comme en témoigne une enquêtepubliée en septembre par le think tank liberta­rien Cato Institute : 64 % des démocrates ap­prouvent le socialisme, et 45 % le capitalisme (les deux systèmes étaient à égalité en 2010, à 53 %, mais la crise de 2008 et l’ère Trump ont dopé le premier) ; 70 % des 18­29 ans estiment injuste la répartition des richesses, tandis que 47 % des « très socialistes » jugent le recours à la violence contre les riches parfois justifié.

S’il veut espérer être désigné à la conventiondémocrate, puis être élu président, M. Sandersdoit sans doute dépasser le socialisme sans le rejeter. Le compromis s’appelle Roosevelt, l’homme qui a façonné l’Amérique, mais dont l’héritage a été sapé par la révolution conser­vatrice de Ronald Reagan. Sanders entend le rétablir. Ce patronage est­il usurpé ? Le New Deal était révolutionnaire, qui mit l’économie sous la coupe réglementaire de l’Etat – fixa­

tion des prix et des salaires pour éviter la dé­flation –, tripla les dépenses fédérales – avec la politique des grands travaux – et augmenta le taux marginal de l’impôt sur le revenu à 75 % en 1935, puis à 94 % en 1944. Mais il s’agissait d’une contre­révolution destinée à sauver lecapitalisme alors en perdition. « Roosevelt a sauvé les banques et a sauvé le capitalisme », rappelle le site centriste Politico. Pour Paul Krugman, le sénateur du Vermont n’est pas très différent : « Bernie Sanders n’est pas un so­cialiste au sens normal du terme : il ne veut pas nationaliser nos principales industries et rem­placer les marchés par la planification centrali­sée. Il a exprimé de l’admiration pas pour le Ve­nezuela, mais pour le Danemark. Il est au fond ce que les Européens appellent un social­démo­crate », explique­t­il dans le New York Times.

Certes, mais c’est négliger la dynamique po­litique. Sanders ne rêve « que » du modèle da­nois, mais ce serait déjà une révolution pour les Américains. Selon Seth Ackerman, rédac­teur en chef à la revue socialiste Jacobin, « Ber­nie utilise sa plate­forme politique pour intro­duire de nouvelles idées dans la tête des gens etcréer un élan derrière une politique égalita­riste. Le New Deal était similaire ». Nul besoin de collectivisation des moyens de produc­tion. Sa nationalisation de l’assurance santé peut paraître évidente aux yeux d’Européens,mais elle marquerait une bascule majeure quientraînerait une hausse des dépenses fédéra­les de plus d’un tiers. Son « green new deal », qui coûterait 7,5 % du PIB, vise à atteindre zéroémission carbone dans l’électricité et les transports en dix ans. Si cela fonctionne pourles Danois, qui circulent à vélo et s’éclairent à l’électricité éolienne, il s’agit d’une remise en cause fondamentale du mode de vie de l’Amé­rique rurale et périurbaine.

Au total, la « révolution Sanders » coûterait,selon les projections plutôt conservatrices deYahoo! Finance, 4 900 milliards de dollars par an, soit 23 % du PIB. Elle ferait plus quedoubler les dépenses fédérales, qui attein­draient environ 43 % de la richesse nationale,le même niveau qu’en 1944, au plus fort de la

seconde guerre mondiale – 37,5 % des dépen­ses étaient alors consacrées à la défense. Plusqu’un second New Deal, Sanders propose une économie de guerre.

Une économie de guerre pour devenir leDanemark, est­ce le choix des Américains, alors que le chômage est au plus bas depuis cinquante ans et que la réforme Obama de la santé a permis de réduire de 18 % à 10 % la part des Américains non assurés ? Krugman en doute, qui estime que « les propositions politiques » de Sanders sont aussi un « ca­deau » à Trump, en particulier celles sur lasanté : « J’aimerais que Sanders ne soit pas aussi déterminé à faire de lui­même une ciblefacile pour les diffamateurs de droite. »

Les diffamateurs ? Sanders les recherche. Ilssont pour lui la clé de la Maison Blanche :« Vous pouvez juger un candidat présidentielà ses ennemis », revendique­t­il. Dans cette campagne, il désigne un adversaire, lesmilliardaires. « Tout milliardaire est un échecpolitique », répète Sanders, qui veut diviserpar deux leur fortune (par une taxe de 5 % au­delà du milliard de dollars, de 8 % au­delàde 10 milliards). Cette nouvelle lutte des classes était celle de Roosevelt, dont Sanders rappelle les propos à la veille de la présiden­tielle de 1936 : « Le gouvernement de l’argentest aussi dangereux que le gouvernement dela foule. Jamais, dans notre histoire, ces forcesn’ont été aussi unies contre un seul candidatqu’aujourd’hui. Elles sont unanimes dans leurhaine contre moi, j’embrasse leur haine », déclara Roosevelt.

Le Bernie Sanders en colère serait le Roose­velt d’hier. C’est peut­être la clé de l’élection, moins celle du gouvernement. Politico rappelle que le Roosevelt qui « embrasse lahaine des riches » en 1936 « n’est pas l’exemple d’un président qui choisit ses ennemis et réus­sit à faire passer ses réformes ». Roosevelt est alors gagné par « un orgueil excessif et unecapacité réduite au compromis », qui marque« le début de la fin de la période du New Deal »,estime le site d’information américain. Rien àvoir avec le Roosevelt du premier mandat, qui« commença sa présidence de manière conci­liante », en coopération avec les banques, fer­mées en mars 1933, le temps de rétablir laconfiance. Pour sauver le capitalisme face au fascisme et au communisme triomphants.

PANIQUE CHEZ LES RICHES DÉMOCRATESRoosevelt était avant tout un pragmatique, adorant la politique et les expérimentations, comme le rappelait le magazine The NewYorker en 2013, qui citait l’homme d’Etat, in­terrogé sur ses convictions philosophiques : « Philosophie ? Philosophie ? Je suis un chrétienet un démocrate, c’est tout. »

Que ferait Sanders une fois élu ? La questionest désormais ouverte. Le site de référence FiveThirtyEight, spécialisé dans les sondages et les élections, donnait à M. Sanders, avant son triomphe dans le Nevada, quatre chancessur dix de remporter la primaire démocrate, loin devant ses concurrents Michael Bloom­berg et Joe Biden, qui n’auraient qu’une chance sur dix. Les (riches) démocrates cen­tristes paniquent, tel l’ancien patron de Goldman Sachs Lloyd Blankfein : « Si les dé­mocrates désignent Sanders, les Russes vont devoir réfléchir à qui sera le meilleur parte­naire pour bousiller les Etats­Unis le mieux possible. Sanders est aussi clivant que TrumpET il ruinera l’économie. Il se moque de notredéfense. Si j’étais russe, j’opterais pour Sanders,cette fois­ci », écrit le banquier sur Twitter. Lescris d’orfraie sont parfois excessifs – Krug­man avait lui aussi prédit la catastrophe éco­nomique et l’effondrement de la Bourse à laveille de l’élection de Trump, avant de se ravi­ser. Quatre ans après, Wall Street reste de marbre, plus ébranlée par l’épidémie de coro­navirus que par la montée de Sanders.

L’économiste français Thomas Philippon,professeur à l’université de New York, a une approche politique et non économique du programme Sanders. Notant qu’Obama n’est pas parvenu à imposer une assurance santé universelle, il ne croit donc pas à la nationali­sation du système – « les démocrates n’en veu­lent pas ». Le « green new deal » est, selon lui, « un bon produit marketing pour les électeurs américains. Il n’y a pas de révolution à attendre,il faut juste que le pays revienne dans la norme internationale ». Sanders pourrait donc com­mencer par son impôt sur la fortune, « moins coûteux politiquement, car la population y est favorable, mais pas au niveau annoncé ». Car, conclut Philippon, « les présidents sont en gé­néral des fusils à un coup ».

arnaud leparmentier

Bernie Sanders à Des Moines (Iowa), le 2 février. JOHN LOCHER/AP

S’IL VEUT ESPÉRER ÊTRE DÉSIGNÉ 

À LA CONVENTION DÉMOCRATE PUIS ÉLU PRÉSIDENT, 

M. SANDERS DOIT SANS DOUTE DÉPASSER LE 

SOCIALISME SANS LE REJETER

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Page 19: Le Monde - 03 03 2020

0123MARDI 3 MARS 2020 carnet | 19

Jean­Claude PeckerAstrophysicien

L orsqu’il rédigea l’« auto­analyse » de son parcours,l’astrophysicien Jean­Claude Pecker, mort jeudi

20 février à Port­Joinville (Ven­dée), à 96 ans, commença son texte ainsi : « Mes souvenirs d’en­fance, aussi loin que je puisse re­monter, mettent l’astronomie au cœur de mes rêves. Mon père était scientifique, ma mère littéraire ; leciel était, entre Voltaire et Einstein, un carrefour des influences. » Ilfaut croire que l’influence pater­nelle l’emporta, car, bien que lau­réat du Concours général de des­sin, Jean­Claude Pecker prit à ce carrefour le chemin de la science.

C’est dans cette option qu’il estreçu à l’Ecole normale supérieure en août 1942. Epoque dangereuse quand on est, comme lui, issu d’une famille juive. Jean­Claude Pecker part à Grenoble et passe la fin de la guerre dans la clandes­tinité, alors que ses parents, arrêtéspuis déportés, meurent à Aus­chwitz. Après la Libération, il re­vient à Paris terminer son cursus Rue d’Ulm, puis enchaîne avec unethèse en astrophysique théorique. En collaboration avec Evry Schatz­man (1920­2010), il va relancer ce domaine en France. Les deux hommes publieront d’ailleurs en 1959 une Astrophysique générale (Masson & Cie), « un ouvrage, comme l’explique Pierre Léna, professeur émérite à l’université Paris­Diderot, qui fut la bible scien­tifique de ma génération ».

Le Soleil, « la passion de sa vie »Jean­Claude Pecker s’intéresse à laphysique des atmosphères stel­laires et en particulier à celle des étoiles qui nous est la plus fami­lière, le Soleil, « qui restera la pas­sion de sa vie », souligne PierreLéna. Lequel ajoute : « Au début des années 1950, on ne comprenaitque bien peu le fonctionnement del’atmosphère solaire. Jean­Claude Pecker a ouvert un grand chantier que ses élèves ont suivi. »

Il donne également l’impulsiondans un autre domaine, en rédi­geant en 1957 – juste après le lan­cement du Spoutnik soviétique –, avec Jacques Blamont, ce qui de­viendra la feuille de route de l’as­tronomie française depuis l’es­pace. Un plan connu sous le nom de « programme de Versailles », car les deux hommes l’élaborent en trois jours dans l’appartement de fonction dont le père de Jac­ques Blamont dispose au château du Roi­Soleil…

Les postes s’enchaînent pourJean­Claude Pecker. D’abord maî­tre de conférences à Clermont­Ferrand, ensuite astronome à

l’Observatoire de Paris, directeur de l’observatoire de Nice, puis di­recteur de l’Institut d’astrophysi­que de Paris dans les années 1970.Entre­temps, il a été élu à la chaired’astrophysique théorique du Collège de France, qu’il tiendra pendant un quart de siècle, de 1964 à 1988. Pendant les années 1960, il est aussi très actif au sein de l’Union astronomique interna­tionale où il occupe le poste de se­crétaire général de 1964 à 1967 et dont il dessinera même le logo.

Outre ses travaux sur les étoiles,Jean­Claude Pecker s’intéresse à lacosmologie, avec un regard un tantinet sceptique porté sur le modèle standard, qui décrit l’Uni­vers actuel comme issu du Big Bang. « Il pensait qu’il fallait rester ouvert à d’autres idées, à des mo­dèles différents. » Jean­Claude Pec­ker s’engage aussi dans le combat rationaliste. Il présidera d’ailleurs l’Association française pour l’in­formation scientifique de 1999 à 2001. « Il était convaincu que la rai­son devait être à l’œuvre dans les décisions humaines, mais il agis­sait en homme tolérant, dit Pierre Léna. Il était tout sauf un sectairedu rationalisme. » Auteur de plu­sieurs livres de vulgarisation, conférencier, attentif à la place de l’astronomie à la Cité des scienceset de l’industrie de La Villette,Jean­Claude Pecker se consacre aussi à la transmission de lascience au public.

« C’était un travailleur acharné,se souvient Pierre Léna. Il vivait tout à fond, ses amitiés, ses recher­ches, comme ses aquarelles ou ses dessins à la plume. » La biographiede l’homme est si riche qu’il sem­ble avoir bénéficié de plusieurs vies pour la remplir autant. On nesaurait terminer cet inventaire sans citer la dernière corde à l’arc de cet homme qui en eut tant, lapoésie. Jean­Claude Pecker avait publié, à 90 ans passés, plusieursrecueils, dont Galets (Z4 Editions, 2015), qui se termine ainsi : « (…) Etla pierre au galet et le galet au sa­ble et le sable à la mer – et la mer enfait quoi ? le vieillard s’est levé et s’en va ; est­ce moi ? »

pierre barthélémy

10 MAI 1923 Naissance à Reims1950 Thèse d’astrophysique théorique1972-1979 Directeur de l’Institut d’astrophysique de Paris1964-1988 Professeur au Collège de France20 FÉVRIER 2020 Mort à Port-Joinville (Vendée)

En 2004. PATRICK IMBERT/COLLÈGE DE FRANCE

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AU CARNET DU «MONDE»

Adoption

Isabelle et Luc-Olivier,Charlotte et Samuel,

ont la grande joie d’annoncerl’arrivée de

Victor Esteban Junalson,

né le 9 octobre 2017, à Cité Soleil(Haïti).

La famille est réunie depuis le13 février 2020.

Famille [email protected]

Décès

Anne-Lise Bourgeois,née Quenouille,

Ses enfantsEt ses petits-enfants,

sont tristes de faire part du décès de

Jacques BOURGEOIS,avocat honoraire,

survenu à Boulogne Billancourt,le 25 février 2020,à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.

La cérémonie religieuse seracélébrée le mardi 3 mars, à 14 h 30,en l’église Sainte-Thérèse de Boulogne(Hauts-de-Seine), 62, rue de l’AncienneMairie, sa paroisse.

L’Union internationale de la pressefrancophone

fait part du décès de

M. Hervé BOURGES,ancien président international

de l’UPF,

survenu le 23 février 2020.

Figure des médias français, sonrôle et son investissement personnelont jeté les bases du développementactuel de notre organisation.Défenseur acharné de la libertéde la presse, il laisse une empreinteinaltérable dans le monde de laFrancophonie et singulièrementau sein de la famille de l’UPF.

Le président de l’UPFInternationale, le bureau etl’ensemble de ses sections adressentà sa famille et à ses prochesl’expression de leurs condoléancesémues.

(Le Monde du 25 février.)

Sa familleEt ses amis,

ont la douleur de faire part du décèsde

Daniel CATTAN,professeur des Universités

à la Faculté de médecinede Créteil,

ancien chef de service de l’hôpitalde Villeneuve-Saint-Georges,

chevalierde l’ordre national du Mériteet des Palmes académiques,

survenu le mercredi 26 février 2020,à l’âge de quatre-vingt-six ans.

La crémation aura lieu le mercredi4 mars, à 11 h 30, au crématorium deValenton (Val-de-Marne), 13, avenuede la Fontaine Saint-Martin.

L’inhumation des cendres auralieu dans l’intimité familiale aucimetière de Yerres (Essonne), ruedu Mont-Griffon.

Cet avis tient lieu de faire-part.

Marie-Noëlle Coindet,son épouse,

Sa familleEt ses amis,

ont l’immense regret de faire partdu décès de

Jean COINDET,

survenu à Nantes, le 21 février 2020,à l’âge de soixante-quinze ans.

Il était né le 18 décembre 1944,jour de la parution du premiernuméro du Monde auquel il étaitabonné depuis de longues années.

Avec lui s’en va un homme cultivé,curieux de tout et un pédagoguedont le talent pour la transmissiona permis à des milliers d’étudiantsde s’initier aux arcanes de l’image.

Il a réalisé aussi plusieurs filmsdocumentaires et pédagogiques dansde nombreux domaines.

Ses cendres reposent au cimetièreMiséricorde, à Nantes.

Aline DALLIER-POPPER,née Jacqueline GAUVREAU,le 12 septembre 1927, à Paris,

maître de conférences honoraireà l’université Paris 8,

historienne de l’art moderneet contemporain,

membre de l’AICA,

nous a quittés le 5 février 2020.

Frank Popper,son mari,

Sa famille,Ses proches,Ses anciens étudiants,Ses collèguesEt tous ses ami(e)s.

Les obsèques ont eu lieu le 26 février,dans la plus stricte intimité.

La famille Delos Santos,Ses amis et alliés,

ont le regret d’annoncer le décès de

Robert DELOS SANTOS,1928-2020,

brevet de l’Ecole nationalede la France d’outre-mer,

ministre plénipotentiaire,officier de la Légion d’honneur,

officierde l’ordre national du Mérite,

chevalierde l’ordre royal du Cambodge,

membre du Royal Victorian Order,commandeur des ordres nationaux

du Cameroun, Congo Brazzaville,Côte d’Ivoire, Sénégal, Togo,

administrateur civil au Vietnam(1952-1954),diplomate

(1954-1990),ambassadeur de France à Monrovia,ambassadeur de France à Brazzaville,président de l’ASECNA (1990-1999).

La France perd un serviteur fidèle.Son amitié généreuse et sa joiede vivre nous manquent déjà. Nousle pleurons.

La bénédiction aura lieu le mardi3 mars, en l’église Saint-François-Xavier, Paris 7e, à 10 heures.

8, rue Masseran,75007 Paris.

Mme Jacqueline Deysson,son épouse,

Ses enfants,Ses petits-enfants,Ses arrière-petits-enfants,

font part du décès de

M. Robert DEYSSON,conseiller à la Cour,

survenu le 26 février 2020,dans sa quatre-vingt-seizième année.

La cérémonie aura lieu le jeudi5 mars, à 10 h 30, au crématoriumde Saint-Fargeau-Ponthierry.

Catherine François,son épouse,

Martin, Lena et Fabrice,ses beaux-enfants,

Sara, Mila, Anna et Lucie,ses petites-filles,

Sophie,sa sœur,

Mariane,sa nièce,

ont la douleur d’annoncer le décèsde

Frédéric FRANÇOIS,linguiste,

professeur à Paris VParis-Descartes,

survenu le 24 février 2020, à l’âgede quatre-vingt-quatre ans, à sondomicile, 13, rue Malebranche, Paris 5e.

La cérémonie d’hommage setiendra au cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e, en la sallede la Coupole, le vendredi 6 mars,de 10 h 30 à 11 h 30.

L’inhumation suivra, à 12 h 30, aucimetière parisien d’Ivry-sur-Seine(Val-de-Marne), entrée au 44, avenuede Verdun, vers 12 h 15.

Vous qui l’aimiez, vous êtes lesbienvenus.

Françoise Duclos, Jean-Philippeet Marie-Claude Genet,ses frères et sœurset toute leur famille,

ont le regret de faire part du décès,dans sa soixante-quinzième année,de

Nicole GENET,professeur agrégée d’anglais

et diplôméede l’Institut des Sciences Politiques.

Les obsèques ont eu lieu dansl’intimité familiale à Betcave-Aguin(Gers).

64, rue de l’Amiral Roussin,75015 Paris.147, avenue Parmentier,75010 Paris.

Mme Jacqueline Le Roy,née Deguise,son épouse,

Stéphane et Danielle,Carine et Corentin,

ses enfants et leurs conjoints,Clémence, Juliette, Hubert et

Hortense,ses petits-enfants,

Ses sœur, frères, beaux-frèreset belles-sœurs,

ont la profonde tristesse de faire partdu décès de

Etienne LE ROY,professeur émériteuniversité Paris-I

Panthéon-Sorbonne,membre correspondant

de l’Académie des sciencesd’Outre-Mer,

survenu le vendredi 28 février 2020,à Paris,dans sa quatre-vingtième année.

Ses obsèques auront lieu en l’égliseSaint-Honoré-d’Eylau, 66, avenueRaymond-Poincaré, Paris 16e, lemercredi 4 mars, à 10 heures.

Elles seront suivies d’uneinhumation le même jour, à 15 h 30,au cimetière de Douchy (Aisne).

6, avenue de Montespan,75116 Paris.

Marie-Claude Cortial,son épouse,

Matthieu,son fils,et son épouse, Isabelleet sa mère, Marie-Claire Maillard,

Maud, Florence et Elise,ses belles-filleset leurs compagnons,

Lilou, Marius, Cléo, Jeanne, Ysiaet Sarah,ses petit-enfants,

Sa famille,Ses amisEt la Galerie Documents 15,

ont la douleur de faire part de ladisparition de

Maurice MAILLARD,artiste peintre-graveur,

chevalierdans l’ordre des Arts et des Lettres,

ancien directeurde la Maison des Arts

Solange-Baudoux à Évreux,président de l’association

Le Trait - Graveurs d’aujourd’hui,

survenue le 27 février 2020,à l’âge de soixante-treize ans.

La cérémonie aura lieu le vendredi6 mars, à 15 heures, au crématoriumdu cimetière du Père-Lachaise,Paris 20e, en la salle des Colonnes.

Les dons se feront au profit del’association pour la Recherche surles Tumeurs Cérébrales et d’AmnestyInternational France.

Mme Nelly Molina,née Chayo,

Jean-Michel et Thierry,ses enfants,leurs épouses,

Ses petits-enfantsEt toute sa famille,

ont la tristesse de faire part du décèsdu

professeurClaudeMOLINA,

ancien présidentde l’Académie européenne

d’allergologieet d’immunologie clinique,

membre correspondantde l’Académie nationale

de médecine,officier

de l’ordre national du Mériteet des Palmes académiques.

survenu à Paris,à l’âge de quatre-vingt-quinze ans.

La cérémonie religieuse a eulieu dans l’intimité familiale,au cimetière du Montparnasse,Paris 14e.

Edith,son épouse,

Sonia,sa fille,

Bertrand,son filset son épouse, Valérie,

Théo,son petit-fils,

ont la tristesse d’annoncer le décèsde

Antonin PAVLIK,ingénieur diplôméde l’Ecole Centrale,docteur en chimie,

survenu au Cannet,le 25 février 2020,à l’âge de quatre-vingt-deux ans.

D’origine tchèque, Antonin Pavlika fait une brillante carrière dans lachimie en France et à l’international.Polyglotte, grand voyageur, passionnéd’art et de sport, il laisse derrière luile souvenir de son généreux sourireet de son ouverture d’esprit.

Ses obsèques auront lieu à Cannes,le mardi 3 mars, à 14 heures, àl’Athanée et à 15 h 30, au crématorium.

[email protected]@orange.fr

Sa famille

a la douleur d’annoncer le décès de

M. Bruno SCARAMUZZINO,homme de Lettres,d’Art et de Parole,

qui a marqué le mondede la communication

et tous ceux qui l’ont rencontré,

survenu à Marrakech,le 21 février 2020,à l’âge de soixante ans.

La cérémonie religieuse se tiendraen l’église Saint-Jean-Baptiste, deSceaux, le mardi 3 mars, à 14 h 30.Elle sera suivie d’une soiréecommémorative au Loft familialde Cachan, à partir de 17 heures.

Cet avis tient lieu de faire-part.

Henri Paul,président du Conseil des ventesvolontaires de meubles aux enchèrespubliques,

Les membresEt le personnel du Conseil des

ventes,

très émus par la disparition de

François TAJAN,membre du Conseil des ventes,

adressent leurs plus sincèrescondoléances à sa famille et à sesproches.

Anniversaire de décès

Hélène NAUDY,1969 - 2017.

A jamais en nos cœurs.

« Écoute le vent ».

Souvenir

Mon Nico,

voilà trois ans que tu manquesà l’appel du 3 mars. L’écho de tonéclat de rire ne faiblit pas.

Virginie.

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Page 20: Le Monde - 03 03 2020

20 | CULTURE MARDI 3 MARS 20200123

Mathias Malzieu, jamais sur « pause »Le chanteur de Dionysos publie un nouvel album et sort un film tiré de son roman « Une sirène à Paris »

PORTRAIT

D e O +, il est devenu A –.Il a changé de sang aupassage d’une greffede la moelle osseuse,

qui l’a sauvé. Sa tignasse de rou­quin s’est piquée de sel et il a laissépousser une barbe de lutin, allant en skateboard électrique traquer le merveilleux dans les forêts nor­végiennes. Mais de peau, il n’a paschangé : à 45 ans, le bondissant chanteur de Dionysos continue demettre le public debout dès qu’il embrase une salle. « Je ne refuse pas de vieillir, dit­il, même s’il y a une petite peterpanerie là­dedans : le constat qu’on conserve une part d’enfance. »

Il se confie en plantant sa four­chette dans un burger de luxe dont il a fait tout retirer, sauf le steak et le pain. Autant pour la cui­sine fusion de ce restaurant bran­ché : « Je mange comme un enfant de 5 ans. Pas anorexique, je suis gourmand, mais j’ai un plaisir fou àdéguster des coquillettes au beurre.C’était terrible pour ma mère qui était un cordon­bleu. On a mis ça sur le compte de mon hypersensibi­lité : l’ouïe, les odeurs… tout est hy­perdéveloppé chez moi. »

On confirme : hyperactivité. Ma­thias Malzieu ne revient pas seule­ment avec un nouvel album, Sur­prisier, une tournée, mais aussi avec un film, Une sirène à Paris, ensalle le 10 mars, tiré du livre épo­nyme (Albin Michel, 2019). « Cen’est pas un concept, c’est instinctif,se défend­t­il. Je déroule un fil,comme le contrecoup joyeux du re­tour à la liberté après l’hôpital. » Le fil, c’est cette sirène échouée au pont des Arts, qui sort de sa mé­lancolie un homme brisé par un chagrin d’amour.

« Comme des gares géantes »« D’abord il y a l’écriture, qui est un studio portatif, raconte­t­il. J’aime mon siège en forme d’œuf dans le­quel j’écris. J’aime les nids. Après vient l’envie d’écrire des chansons ou d’imaginer un film : c’est commeun livre en pop­up dont les person­nages sortent en chair et en os,poursuit­il. Mais, du coup, mes nuits sont comme des gares géan­tes, pleines de trains, avec un tou­jours prêt à partir au moment où il faudrait éteindre la lumière. Chezmoi, c’est le bouton pause qui n’est pas très fonctionnel. »

« Il est “l’homme volcan”, con­firme Lisa, sa sœur aînée. Comme le petit garçon toujours en érup­tion, toujours allumé, et prêt à ex­ploser, qu’il décrit dans le livre nu­mérique qu’il a publié en 2011. »

Montéléger (Drôme), à côté deValence, face au massif du Vercors.Des conifères partout. Un père in­génieur qui parcourt le monde, et une boîte à cigares dans laquelle legamin amasse un trésor de pièces de monnaie du monde entier. Un mètre soixante­six virgule cinq. Les centimètres ont leur impor­tance. L’enfant se rêve. Il joue au tennis, au football. « C’est un habile

jongleur entre le réel et la réalité qu’il se construit, ajoute sa sœur, psychologue scolaire dans l’Aude. Mais avoir une pensée fantaisiste n’en fait pas un être fantaisiste. Il est fiable, raisonnable et, pour lui, que beaucoup de choses agressent, l’imaginaire est un refuge. »

Après le bac, le voici étudiant encinéma à Montpellier. C’est là qu’ildécouvre « tout en même temps », raconte­t­il. « La beat génération,Nirvana, Pixies, Sonic Youth et le Velvet Underground, le cinéma de Jarmush, de Kaurismaki et Star Wars – et j’aime autant Kaurismakique Spielberg. » Là qu’il commenceà écrire des histoires, à tourner en super­8 et qu’il crée un groupe : Dionysos. « J’avais lu La Naissancede la tragédie, de Nietzsche, en ter­minale. Ça me plaisait : la sauvage­rie joyeuse. Et puis en lisant Per­sonne ne sortira d’ici vivant, la biographie de Jim Morrison, je dé­couvre sa fameuse discussion avec Ray Manzarek sur la plage de Ve­nice, où ce dernier propose d’appe­ler leur groupe Dionysos. Comme ils ont finalement choisi The Doors,moi, je l’ai pris. » Il en sourit encore.Un quart de siècle plus tard, hor­mis le bassiste, qui est parti, ce sont les mêmes qui l’entourent.

« Je cherche moins la syncope,rassure­t­il. A 30 ans, si je ne me fai­sais pas mal sur scène, à en avoir envie de vomir, j’avais l’impression que je ne méritais pas d’être là. La question de l’intensité est toujours

là, mais je calibre un peu mieux. » Entre­temps, il y a eu la maladie.

Mathias Malzieu a déjà sept al­bums et trois romans à son actif lorsque s’achève la tournée « Bird n’Roll », en 2012. Lui qui a fait du réalisme magique, façon Haruki Murakami, son vade­mecum créa­tif (« Pour faire fonctionner des mé­taphores qui utilisent le conte, les animaux ou des créatures mytho­logiques, il faut que la métaphore soit en prise avec le réel, sinon elle ne sert à rien »), il découvre que, parfois, la réalité dépasse le pro­cédé. Son deuxième roman, La Mécanique du cœur (Flammarion, 2007), était ainsi une histoire de greffe, le suivant, Métamorphoseen bord de ciel (Flammarion, 2011), avait pour héros Tom Hématome Cloudman, le plus mauvais casca­deur du monde, qui se faisait mal quand il tombait ; quand il se re­trouve à l’hôpital, on lui découvre une maladie grave. « Quand je ter­mine la tournée en 2012 avec un

claquage à chaque mollet, c’est là qu’on repère ma maladie et qu’on me dit il faut aller en… hématolo­gie. Chambre stérile, congélation des spermatozoïdes, j’ai vécu ce quej’avais écrit. » Il soupire : « C’est en­tre l’amusant et le troublant… »

Diagnostic : aplasie médullaire.« Un bug des anticorps qui confon­dent la moelle osseuse avec un vi­rus. Du coup je m’autodétruisais. » Au bout de mois d’hospitalisation,on lui fait une greffe à partir de li­quide placentaire congelé, qui va régénérer ses cellules. Aujourd’huiil est remonté sur ressorts. « Les gens ont envie d’entendre que la maladie m’a amélioré. Alors que, pour moi, la beauté de ma guéri­son, c’est d’être retombé dans mes travers. Ça veut dire que j’ai rejoint le clan des vivants. Sinon, je seraisdevenu une espèce de moine, Bouddha ?… Ça aurait pu être gé­nial, mais ce n’est pas moi. Je suis unathée qui aimerait croire au magi­que, pour la poésie des choses. »

Blessure amoureuseIl vénère Walt Whitman, adore Richard Brautigan et Roald Dahl, rêve des Marquises de Jacques Brel,qui disait, rappelle­t­il : « Le talent, c’est d’avoir envie de faire quelque chose », et est intarissable sur BorisVian, dont il parraine cette année le centenaire. « L’Ecume des jours,c’est le livre qui m’a donné envie de lire et d’écrire. » On pense à l’usage des métaphores qu’il affectionne et au nénuphar qui pousse dans le poumon droit de Chloé, dans le li­vre de Boris Vian. Du sac de notre « raconteur d’histoires » jaillissent mille projets : le récit de son voyage à vélo pour rallier Düssel­dorf, où vit celle qui lui a donné son placenta, sa « maman biologi­que numéro deux », comme il dit, lui qui a perdu la sienne en 2003. Ou l’histoire de son Alsacien de père, passant la frontière alle­mande, enfant, caché dans une charrette de foin.

« On a un énorme défaut, on esttrès nombrilistes, s’amuse son co­pain Joann Sfar, qui lui a offert sonpremier ukulélé. Quand on se voit, il parle de lui, et je parle de moi… Çatombe bien parce que j’aime bien l’entendre parler de lui. »

Pas besoin d’aller chercher loinpour comprendre que, derrière Ni­colas Duvauchelle, dans Une si­

rène à Paris, se cache Mathias Mal­zieu, ou que la blessure amou­reuse dont le héros n’arrive pas à guérir n’est autre que sa sépara­tion d’avec la chanteuse Olivia Ruiz, dont il a partagé la vie pen­dant huit ans (« Quelqu’un d’extra­ordinaire que j’aimerai toujours »). Que la sirène elle­même, enfin, estla femme qui l’a accompagné à tra­vers maladie et renaissance. « Un caractère opposé à Olivia, très ré­servée, que j’ai aimée très différem­ment, mais tout aussi fabuleuse…

En mai 2019, au Musée des arts forains, à Paris. YANN ORHAN

« A 30 ans, si je neme faisais pas mal sur scène,

à en avoir enviede vomir, j’avaisl’impression que

je ne méritais pasd’être là »

et qui m’a quitté pendant le tour­nage, cet été, alors que la sirène c’était elle. » Sa vie comme une per­pétuelle mise en abyme. Il laisse latristesse filer dans ses entrailles, etrécupérant son sourire, haussant les épaules, glisse : « Je la com­prends. Je suis dur à suivre, même par moi­même. »

laurent carpentier

Tournée : à partir du 27 mars. Une sirène à Paris, en salle le 10 mars.

transformer ses rêves en réalité et rythmersa vie d’émerveillements à offrir en bouquets,Mathias Malzieu en a fait un métier, qu’il a bap­tisé « surprisier ». Il en a fait l’apprentissagedans la seconde moitié des années 1990, au sein d’un groupe de rock, Dionysos, fondé avec ses potes de Valence (Drôme), laissant d’abord les idées éclater avec une liberté anarchique. Plus conteur, sans doute, que songwriter, le chanteur s’est ensuite mis à dompter ses pul­sions surréalistes à travers des histoires capa­bles de transcender des épreuves (la mort de sa mère, sa propre maladie) ou de magnifier unvécu (son histoire d’amour avec la chanteuseOlivia Ruiz) sur la durée d’un album, d’un ro­man, d’un film, voire des trois en même temps.Quatre ans après Vampire en pyjama, déclinai­son musicale de son livre Journal d’un vampire en pyjama (Albin Michel), sort Surprisier, peu­

plé des personnages et décors de son roman Une sirène à Paris et du film du même nom.

Difficile, pourtant, à l’écoute du 9e album deDionysos, d’identifier une trame narrative. Le disque éclate plutôt en un feu d’artifice de mi­nicomédies musicales, brassant les multiples références du sextet depuis sa création. Hip­hop et musique de western (Paris brille­t­il ?), cocktail hawaïen (Une sirène à Paris) ou chicano(Les Filles barbelées), guitares à vif du grunge (All the Pretty Waves), guitare folk (Le Grand Sapin)… Malzieu et sa troupe tirent de leur po­chette­surprise mille cadeaux emballés de cui­vres et de cordes rutilants. Même s’il n’est pastoujours facile de suivre et de s’identifier à la fantaisie frénétique de cet éternel Peter Pan.

stéphane davet

Surprisier, 1 CD Columbia/Sony

« Surprisier », un album à la fantaisie frénétique

CinémasLe Balzac

Le Christine

Le Max Linder

Le Studio 28

et Le Centre spirituel

et culturel

orthodoxe russe

Le Max Linder

6e FESTIVAL DU FILM RUSSE

PARIS ET ILE-DE-FRAN

CE

2-9MARS 2020

Quand

les Russesétonnentétonnentétonnent

nous

Когда Русские нас у

дивляют

En présence

de Serguei Bodrov e

t

AlexandreSokourov

www.quandlesrusses.com

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Page 21: Le Monde - 03 03 2020

0123MARDI 3 MARS 2020 culture | 21

Le Louvre creuse encore à SaqqaraLe sérapéum, nécropole du dieu­taureau Apis, en Egypte, n’a pas livré tous ses secrets

ARCHÉOLOGIE

V incent Rondot en rêvaitet, avec lui, tout le dé­partement des antiqui­tés égyptiennes du

Musée du Louvre, qu’il dirige. « C’est sidérant, d’avoir la possibilitéde réaliser un tel programme !, s’ex­clame­t­il, tout feu tout flamme. Prendre la succession de Mariette, cela nous ramène aux origines de l’archéologie scientifique en Egypte, et cela n’a pas de prix. Le sitelui­même est un des lieux mythi­ques de l’archéologie égyptienne. » Ce cri du cœur résume l’émotion, mais aussi le stress, à la veille du départ pour Le Caire, comme l’im­patience, de rouvrir les fouilles du sérapéum de Saqqara, sur les tra­ces de son découvreur, Auguste Mariette (1821­1881).

Après trois années de négocia­tions avec le ministère des antiqui­tés égyptien, Vincent Rondot a donc reçu le feu vert pour la reprise des fouilles dans les petits souterrains du sérapéum, arrêtées net en 1854, dans l’urgence. Ces ga­leries creusées dans une veine cal­caire de mauvaise qualité avaient cédé sous le poids du sable, et les plafonds effondrés obligèrent Ma­riette à interrompre les travaux. En 1985 et 1986, l’archéologue égyptien Mohammed Ibrahim Ali,alors responsable du site, avait re­pris à son tour la fouille, avant d’être de nouveau stoppé par les infiltrations de sable impossibles àmaîtriser. Vincent Rondot a mis enplace un mécénat de compétencespour consolider les plafonds avec Vinci Construction Grands Projets,qui travaille au Caire à la construc­tion du métro.

Sur la route de MemphisLa fragilité du sérapéum dit lacomplexité du chantier à venir,auquel se prépare Vincent Ron­dot, avec Hélène Guichard, con­servatrice en chef, son adjointe auLouvre, familière du sérapéum deSaqqara, et Mohammed Ibrahim Ali, associé à ce nouveau défi. Unprojet ambitieux, réalisé en colla­boration avec les universités de Lille et Ain Shams d’Héliopolis(Egypte), et l’Institut français d’ar­chéologie orientale du Caire. Début mars, toute l’équipe sur place commencera à dégager la porte et le chemin d’accès, afin delocaliser les orifices par lesquels lesable s’infiltre. Un chantier d’une quinzaine de personnes, auxquel­les s’ajoute une quarantaine d’ouvriers égyptiens. De Mariette

restent les croquis des petits sou­terrains. Les deux tiers de ces ga­leries sont encore à fouiller.

Envoyé en Egypte par le Louvre,le jeune Mariette, qui devait sa pas­sion pour l’égyptologie à la momieexposée à Boulogne­sur­Mer, sa ville natale, deviendra « directeur des travaux d’antiquités en Egypte », nommé à ce poste par le vice­roi d’Egypte, Saïd Pacha. En 1850, il mettra au jour, à Sa­qqara, la fameuse nécropole des taureaux sacrés, évoquée par l’his­torien grec Strabon. Y était honoréen grande pompe le taureau Apis, bovin géant momifié, considéré de son vivant comme l’incarna­tion terrestre du dieu Ptah, le créa­teur, « celui qui donne forme ».

Suivant la description du séra­péum par Strabon, Mariette va repérer dans le désert l’allée des sphinx à tête humaine, ou dro­mos. Le complexe lui­même, avec temple, enceinte, chapelles et tombeaux souterrains, a disparu,enfoui sous les sables. Au débutdu XIXe siècle, les savants, embar­

qués avec Bonaparte dans l’expé­dition d’Egypte l’avaient en vaincherché. Mariette le découvrira,cinquante ans plus tard ; il dégage l’allée des grands souterrains aux sarcophages monumentaux taillés et sculptés dans la pierre, qui, aujourd’hui, se visitent. Uneavancée majeure pour la connais­sance de l’ancienne Egypte. Car la richesse des tombes en objets fu­néraires et les innombrables stè­les gravées du sérapéum livrent, par le menu, les chroniques roya­les des souverains et des dynas­ties, renseignent sur les croyancesreligieuses et sur le fonctionne­ment de Memphis, la capitale ad­ministrative, économique et poli­tique située à la pointe du delta duNil, à 20 kilomètres du Caire.

Plaque tournante stratégique ducommerce de l’Egypte antique, Memphis n’en demeurait pas moins un grand centre religieux, pôle de culture et d’activités intel­lectuelles. Sa nécropole s’étendra sur la rive ouest du Nil jusqu’à Sa­qqara. Il resterait 80 % des 25 kilo­mètres carrés à explorer. « Saqqaraest un piège, observe Vincent Ron­dot. Chaque fois qu’on creuse, on trouve quelque chose. » La fouille du Louvre, opérée par l’archéolo­gue Christiane Ziegler, au pied de la pyramide de Djoser, a ainsi été refermée en 2007, une fois abou­ties les recherches permettant de documenter le mastaba exposé aumusée parisien, chapelle poly­chrome vendue en 1903 par l’Egypte à la France, récemment

restaurée grâce à une campagne de dons. A l’époque, ces ventes of­ficielles étaient une manière pour l’Egypte de pallier les pillages sau­vages des trésors enfouis.

Opulent trousseau funéraireLe sérapéum, lui, siège sur lespentes du plateau de Saqqara. Après avoir laissé la pyramide deDjoser derrière soi, il faut partir sur près de 2 kilomètres à traversles sables dans une lumière aveu­glante. Dissimulé par les dunes,le sérapéum se fait désirer.

Depuis le Nouvel Empire et lerègne d’Aménophis III (vers 1388­1349 av. J.­C.), grand­père de Tou­tankhamon, et jusqu’à l’époque ptolémaïque des successeurs d’Alexandre le Grand (332­30 av. J.­C.), les Egyptiens vénéraient au sérapéum le taureau Apis comme un dieu. Les prêtres étaient char­gés de sélectionner les bêtes du cheptel portant les marques divi­nes : triangle blanc sur le front, vautour aux ailes déployées sur l’échine, scarabée sur la croupe. Le jeune élu était alors conduit au

temple de Memphis pour le culte. A sa mort naturelle, momifié, il était placé dans un sarcophage au sérapéum, avec un opulent trous­seau funéraire, comme en témoi­gnent, au Louvre, ces grands vases canopes en albâtre où sont recueillis leurs viscères, ces centai­nes de figurines et innombrables stèles gravées encastrées dans les parois rocheuses des galeries. Ces pièces seront de nouveau présen­tées en 2021, bicentenaire de la naissance d’Auguste Mariette.

florence evin

La richesse des tombes dusérapéum livreles chroniques

royales des souverains et des dynasties

Le site du sérapéum, isolé dans le désert de Saqqara. Au loin, la pyramide à degrés de Djéser. MUSÉE DU LOUVRE/HÉLÈNE GUICHARD

Coronavirus : des concerts annulésLes salles de plus de 5 000 personnes sont concernées

L a mesure a été annoncée,samedi 29 février, à l’issued’un conseil des ministres

extraordinaire : l’annulation, en raison de l’épidémie de coronavi­rus, des rassemblements de plusde « 5 000 personnes en milieuconfiné ». Ce qui, dans le domaine de l’industrie du spectacle et des concerts, devrait avoir un impact sur les près de cent salles même sinombre d’entre elles peuvent aussi avoir des configurations inférieures.

Ainsi la compétition de dansehip­hop, dimanche 1er mars, à l’Ac­corHotels Arena, à Paris (capacité d’accueil maximale, 20 000 per­sonnes), a été maintenue, maissans être ouverte au public. Pourle chanteur Gims, pas de concertle 7 mars, au Zénith de Nantes­Métropole (9 000 places), qui affi­chait complet, et celui du Zénith d’Orléans (6 900 places), le 8 mars, devrait être reporté selon La République du Centre. En re­vanche, celui du 10 mars, à la Halle Tony­Garnier, à Lyon

(17 000 places), figurait toujours, dimanche soir, au programme.

L’évolution possible des directi­ves gouvernementales, à la baisseou à la hausse, incite les responsa­bles de salles et les producteurs àne pas décider trop vite d’une an­nulation, qui ouvre droit à rem­boursement, quand des solutionsde report à une autre date ne sontpas possibles.

Annonces au jour le jourLes annonces devraient donc se faire au jour le jour et le plus tard possible. Par exemple, La Nuit de la Bretagne, prévue samedi 7 mars dans la plus grande salle deFrance, Paris La Défense Arena, àNanterre (40 000 places), était di­manche toujours à l’affiche etouverte à réservation. Idem pour les concerts à l’AccorHotels Arena de Ninho, prévu le 12 mars, Tryo, le 13, et M Pokora le 14.

Sur certains sites de salles, desmessages préviennent que la si­tuation pourrait toutefois chan­ger. Sur la page d’accueil du

Zénith de Paris (6 290 places) il estindiqué « sous réserve d’éventuel­les évolutions à venir dans les me­sures gouvernementales relatives aux lieux recevant du public, aucun concert ne sera annulé dansles 15 prochains jours ».

Pourquoi 5 000 et pas 4 500, ou2 000 voire 1 000, comme l’a dé­cidé l’Office fédéral de la santé pu­blique suisse, vendredi 28 février, mesure qui pour l’heure court jusqu’au 15 mars ? Des « recom­mandations de scientifiques » auraient été évoquées, sans plus de précisions. C’est pourquoi le Prodiss, le syndicat national qui regroupe les producteurs, diffu­seurs, salles et festivals, dans uncommuniqué diffusé le 29 février,demande « urgemment au gou­vernement qu’il nous fasse connaî­tre le texte officiel donnant le cadrede la mise en œuvre de cette déci­sion d’annulation » et que soit ra­pidement organisée « une réu­nion de crise avec les ministères dela santé et de la culture ».

sylvain siclier

LA COMMUNIONUN FILM DE JAN KOMASA

PROVOCATEUR. PRÊCHEUR. IMPOSTEUR.

GRAND PRIX / PRIX DU PUBLICFESTIVAL KINOPOLSKA

PARIS 2019

PRIX DU SYNDICAT FRANÇAISDE LA CRITIQUE DE CINÉMA

RENCONTRES CINÉMATOGRAPHIQUESCANNES 2019

MENTION SPÉCIALEINTERPRÉTATION MASCULINE

FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILMINDÉPENDANT DE BORDEAUX

“ÉLU MEILLEURFILM EUROPÉEN”

NOMMÉ POUR

L’OSCAR®DU MEILLEUR FILMINTERNATIONAL

NOMMÉNOMMÉNOMMÉL’OSCARDU MEILLEUR FILMINTERNATIONAL

AU CINÉMA LE 4 MARS

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Page 22: Le Monde - 03 03 2020

22 | culture MARDI 3 MARS 20200123

Une Berlinale plus audacieuseque son palmarèsLe jury présidé par Jeremy Irons a attribué l’Ours d’or à « There Is No Evil », film de l’iranien Mohammad Rasoulof

L e nouveau directeur artisti­que de la Berlinale, l’italienCarlo Chatrian, ancien « pa­

tron » de Locarno, voulait mar­quer les esprits pour cette édition des 70 ans. La mission est accom­plie avec une compétition riche, mêlant jeunes auteurs et cinéas­tes identifiés (Abel Ferrara, Phi­lippe Garrel, Tsai Ming­liang, Phi­lippe Petzold…). La 70e édition de laBerlinale s’est pourtant achevée sur un palmarès déconcertant, sa­medi 29 février, consacrant les« grands maîtres » plus que la nou­velle génération, alors que celle­ci était porteuse de récits puissants, aux formes audacieuses.

Le jury présidé par Jeremy Ironsa attribué l’Ours d’or à There Is No Evil du cinéaste iranien Moham­mad Rasoulof, fresque en quatre volets sondant la culpabilité de l’âme humaine. Absent de Berlin, le réalisateur est interdit de tour­nage par le pouvoir iranien depuisplusieurs années. Il réussit tout demême à réaliser ses films – Au Re­voir, Les manuscrits ne brûlent pas,jusque­là sélectionnés à Cannes – souvent sans autorisation de tournage. Le jury berlinois sembleavoir été sensible aux questionsexistentielles soulevées par There is No Evil : l’enfermement, le di­lemme, la peine de mort… Mais cefilm à la mise en scène démons­trative, où le poids de l’intrigue of­fre trop peu d’espace aux comé­diens, n’était pas le plus passion­nant de la compétition.

Par comparaison, The WomanWho Ran, qui a valu à Hong Sang­soo l’Ours d’argent du meilleur réalisateur, relève de la catégorie « poids plume », tant pour sa du­rée (1h17), son minimalisme et son humour désopilant. Sur une ligne de scénario très courte, une jeune femme dont le mari est

parti en voyage rend visite à ses amies, le cinéaste coréen distille sa mélancolie de l’époque.

Le Grand Prix du jury a été dé­cerné au film indépendant améri­cain sur l’avortement Never Ra­rely Sometimes Always d’Eliza Hittman, l’une des rares nouvel­les têtes récompensées. Deux jeu­nes filles (Sidney Flanigan et TaliaRyder, excellentes) issues d’unepetite ville font le périple en car jusqu’à New­York, afin que l’une d’elles puisse mettre un terme à sa grossesse. Ce road­movie, filmé comme du cinéma direct, met à l’épreuve les deux adoles­centes en quête d’émancipation.

Nouveaux visagesReprésentants d’une autre « nou­velle vague », plus sulfureuse, les frères Fabio et Damiano D’Inno­cenzo ont décroché le prix du meilleur scénario pour Favolacce (Bad Tales), l’un des chocs de lacompétition : dans une banlieuepavillonnaire, où le monde desadultes leur paraît définitive­ment inhabitable, des enfantsprennent une décision radicale…Saluons aussi le prix du meilleur premier long métrage attribué à Los Conductos, de CamiloRestrepo, un essai graphique sur la violence en Colombie. Ce film était sélectionné dans la nouvelle section « Encounters », dans la­quelle Carlo Chatrian a choisi des films intrigants et novateurs.

Cette édition donna lieu à desperformances d’acteurs remar­quables : l’Ours d’argent de la meilleure actrice est allé à PaulaBeer, l’héroïne d’Ondine deChristian Petzold, film très poéti­que mais un peu bancal qui revi­site le mythe de la sirène ; Elio Germani a été sacré meilleur ac­teur dans Hidden Away de Giorgio

Diritti, l’histoire d’un migrant ita­lien, déficient mental, qui va seréaliser dans la peinture.

La mort annoncée, ainsi que levertige de sociétés ne décelant plus le bien ou le mal, auront été les thèmes dominants de cette édi­tion. Le cambodgien Rithy Panh a renouvelé sa palette avec un film d’archives à la lisière des arts plas­tiques, Irradiés, couronné du prix du documentaire. La jubilation fé­roce d’Effacer l’historique, à l’heuredes réseaux sociaux, a également conquis le jury, lequel a décerné à Benoît Delépine et Gustave Ker­vern l’Ours d’argent. Parmi les films injustement oubliés, citons Rizi (Days) de Tsai Ming­liang, avecl’une des plus belles et intrigantes scènes d’amour vues au cinéma.

Enfin, le prix attribué au collec­tif russe DAU – Ours d’argent pourle directeur de la photographieJürgen Jürges – ne manquera de faire débat. Question : faut­il re­jouer les horreurs des dictatures, au motif de les dénoncer ? Au dé­part, DAU fut un spectacle immer­sif dévoilé à Paris en 2019. DAUNatasha, coréalisé par Ilya Khrzhanovsky et Jekaterina Oer­tel, revisite l’histoire du prix No­bel de physique russe Lev Landau (1908­1968), confronté aux gran­des purges sous Staline.

Le film a été tourné en Ukraine,dans le décor de la cité scientifiquereconstituée : Jürgen Jürges filme en direct une relation sexuelle en­tre la serveuse de la cantine et un scientifique. Suite à quoi la femme,accusée d’avoir couché avec l’en­nemi, subit un interrogatoire des plus dégradants. DAU a d’autres films « en soute » et attend de sa­voir si des festivals comme Cannesou Venise se montreront aussi ac­cueillants que la Berlinale.

clarisse fabre

Les fractures du cinéma français aux CésarsLe prix attribué à Roman Polanski a provoqué une vague de soutiens à l’actrice Adèle Haenel

C ette seule image de la45e cérémonie des Cé­sars a balayé toutes lesautres : Adèle Haenel et

Céline Sciamma quittant la SallePleyel à l’annonce de la remise duCésar de la meilleure réalisation àRoman Polanski, suivies par quel­ques dizaines de personnes, parmi lesquelles l’actrice Aïssa Maïga, qui a expliqué au Monde avoir été bouleversée par la vic­toire de Roman Polanski : « J’étais terrassée, effrayée, dégoûtée, dans mes tripes. J’ai pensé à toutes ces femmes qui voient cet homme plébiscité et je pense à toutes lesautres, ces femmes victimes de viol et de violences sexuelles. »Déborah François, Sara Forestier,Laure Calamy, Mati Diop, toutes présentes Salle Pleyel, ont elles aussi déploré la situation.

Le geste d’Adèle Haenel, quitterla salle, est venu acter cettefracture profonde dans le milieu

du cinéma français qui, depuis plusieurs années, se divise sur cette question : « Faut­il honorer Roman Polanski et lui décernerdes prix ? » Si l’Académie des Cé­sars a répondu oui, de nombreu­ses voix s’élèvent depuis ven­dredi pour soutenir Adèle Hae­nel. A quelques rares exceptions – Swann Arlaud qui a jugé « assez incompréhensible » le choix desCésars –, les réactions d’indigna­tion à cette distinction sont mas­sivement venues des femmes : el­les ne représentent que 35 % ducollège des votants de l’Académie.

« Ça pue dans ce pays »Parmi les voix qui se sont élevées (Virginie Despentes, Adèle Exar­chopoulos, Christine and the Queens, Elodie Frégé…), nom­breuses sont celles des femmes qui ont dénoncé des violencessexuelles. L’Américaine Rose McGowan, qui fut l’une des pre­

mières à témoigner contre Har­vey Weinstein, a apporté son sou­tien public à la réalisatrice et à la comédienne française, sur Twit­ter : « Chère Adèle et Céline, je sais ce que cela signifie d’être seul et depoursuivre ce qui est juste. (…) Al­lez­y foncez ! » L’économiste San­drine Rousseau, élue Europe Eco­logie­Les Verts, présidente de l’as­sociation Parler qui soutient des victimes de violences sexuelles etqui a été l’une des premières fem­mes politiques à dénoncer le har­cèlement sexuel dont elle a étévictime, a également apporté sonsoutien à la comédienne. Andréa Bescond, réalisatrice du film Les Chatouilles, qui raconte les viols dont elle a été victime enfant, alonguement réagi sur son compte Instagram : « Je me recon­nais dans les mots de Swann [Arlaud], dans les départs précipi­tés et empreints d’une immense colère d’Adèle, Noémie et Céline [Haenel, Merlant, Sciamma, actri­ces et réalisatrice du Portrait de lajeune fille en feu], alors tout n’est pas perdu ! A ceux qui publient en faveur de Polanski, (…) ne restons pas en contact, nos discussions se­raient stériles, toxiques et chrono­phages, je n’y tiens pas. »

Dans ce climat très tendu oùchacun doit choisir son camp, lecomédien Gilles Lelouche a dûpublier une mise au point après avoir reçu des messages hostiles : « C’est mon ami Jean Dujardin quej’ai soutenu et pas Polanski. Je suis,comme beaucoup, choqué qu’on ait pu lui donner ce César­là cetteannée­là, comme je le suis des rac­

courcis et amalgames qui se fontaujourd’hui. » Demeurés discrets après avoir annoncé qu’ils ne par­ticiperaient pas à la cérémonie,les membres de l’équipe de J’accuse ont peu réagi à l’annonce du prix, seul Jean Dujardin a mul­tiplié les publications sur Insta­gram. La dernière en date ­ sup­primée depuis ­ le montrait dans un aéroport parisien portant unmasque chirurgical. La légende : « Je me casse, ça pue dans ce pays. » Sur le même réseau social, l’actrice Emmanuelle Seigner, épouse de Roman Polanski, a dé­noncé les « mensonges de folles hystériques en mal de célébrité » avant de fermer son compte.

« On se lève. On se casse »Adèle Haenel, elle, s’est exprimée dans Mediapart au lendemaindes Césars, résumant ainsi la soirée : « Ils voulaient séparer l’homme de l’artiste, ils séparent aujourd’hui les artistes dumonde. » Une formule qui fait écho aux origines de l’indigna­tion suscitées par ce prix : le sen­timent pour beaucoup que les

voix des victimes n’ont pas été écoutées par les votants.

« Si vous tenez tant vous aussi àce que le cinéma reste une fête ne violez pas, ne touchez pas les fes­ses, les seins, les cuisses des fem­mes qui n’ont pas exprimé leurconsentement, écrit Marlène Schiappa, dans une tribune à la li­berté de ton rare, publiée dans Li­bération. Vous ne voulez plus de cris, de manifestations, de scanda­les, de départs de la salle ? Soute­nez les femmes. (…) Ne couvrez pasceux qui sont accusés de viols. » Franck Riester, le ministre de la culture, a lui aussi déclaré sur Eu­rope 1 regretter le mauvais signal envoyé par cette récompense « à un moment où la chape de plomb sur ces agressions sexuelles etsexistes est en train d’exploserdans notre pays ».

Après #metoo, qui encourageaitla prise de parole des femmes, beaucoup aimeraient voir ce geste, « quitter la salle », se diffu­ser. Partir pour marquer son in­flexibilité et sa colère. Virginie Despentes, dans un texte publié par Libération dimanche 1er mars, prend la parole au nom de celles qui ont exprimé leur indignation :« Vous avez le pouvoir et l’arro­gance qui va avec mais on ne res­tera pas assis sans rien dire.. (…) C’est terminé. On se lève. On se casse. On vous emmerde. »

Du côté des associations fémi­nistes, la colère, très vive, sembleremobiliser. Le collectif NousToutes appelle à se rassemblerdimanche 8 mars.

zineb dryef

Les réactions d’indignation

à cette distinction sont

massivement venues

des femmes

CINÉMA« Invisible Man » en tête du box-office nord-américainLes spectateurs sont allés nombreux voir Invisible Man dans les salles des Etats­Unis et du Canada, ce week­end, propulsant le long­métrage avec Elisabeth Moss à la tête du box­office nord­améri­cain. Le film, adapté du célè­bre livre de H. G. Wells, a engrangé 28,9 millions de dollars de recettes de ven­dredi à dimanche, selon des chiffres provisoires publiés dimanche 1er mars par Exhibitor Relations. A la deuxième place, on retrouve Sonic, le long­métrageconsacré à la boule bleue du groupe japonais Sega, célèbre personnage de jeux vidéo, avec 16 millions de dollars (128,2 millions en trois semai­nes). – (AFP.)

DISPARITIONMort de l’organiste Odile PierreL’une des grandes organistes du XXe siècle, la Française Odile Pierre, est morte sa­medi à quelques jours de ses 87 ans, a indiqué, dimanche 1er mars, son mari, Pierre Aubé,à l’AFP. « Elle était la dernière élève de Marcel Dupré [péda­gogue et compositeur décédé en 1971], avait eu des élèves dans le monde entier et avait donné 2 000 récitals sur tous les continents », a­t­il déclaré. Odile Pierre avait notamment été titulaire des orgues de l’église de la Madeleine à Paris de 1969 à 1979. C’est un récital de Marcel Dupré, à Rouen, auquel elle avait assistéà l’âge de 7 ans, qui l’avait convaincue de devenir orga­niste. – (AFP.)

La colère acide de Virginie Despentes« Il n’y a rien de surprenant à ce que l’académie des Césars élise Roman Polanski meilleur réalisateur de l’année 2020. C’est grotes-que, c’est insultant, c’est ignoble, mais ce n’est pas surprenant. Quand tu confies un budget de plus de 25 millions à un mec pour faire un téléfilm, le message est dans le budget. » Dans une longue tribune publiée dimanche 1er mars sur le site de Libération, la romancière Virginie Despentes s’en prend au milieu du cinéma après le prix attribué à J’Accuse. « Vous serrez les rangs, vous défendez l’un des vôtres. Les plus puissants entendent défendre leurs prérogatives : ça fait partie de votre élégance, le viol est même ce qui fonde votre style. La loi vous couvre, les tribunaux sont votre domaine, les médias vous appartiennent. Et c’est exactement à cela que ça sert, la puissance de vos grosses fortunes : avoir le contrôle des corps déclarés subalternes. »

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Page 23: Le Monde - 03 03 2020

0123MARDI 3 MARS 2020 télévision | 23

HORIZONTALEMENT

I. Son chapeau jaunâtre est pourvu d’aiguillons. II. Attribuées. Méfiez-vous s’il vous veut du bien. III. Facilitent la mise à l’eau des petits bâtiments. Amérindiens du Colorado. IV. Laisse sur place. Comme une chevelure dense et frisée. Bas de gamme. V. Grecs les pieds dans l’eau. Armé-nienne, aujourd’hui en Turquie. VI. Donné par le hautbois. Personnel. Prenait en note. VII. Blonde au pub. Région de l’Asie Mineure. A sa clef. VIII. Son droit facilite l’admission. Le Français était cinéaste, l’Anglais sculpteur. IX. Tête en l’air et de linotte. Entrent en cassation. X. A l’art de ne rien simplifier.

VERTICALEMENT

1. Son grand chas facilite la mise en place des élastiques. 2. S’oppose aux textes établis. 3. Usé jusqu’à la corde. Tête dangereuse pour le navigateur. 4. Chargées pour atteindre le maxi-mum. Marque un temps d’hésitation. 5. A rendre. Sur une carte asiatique. Grande voie. 6. En fin de matinée. Carte majeure. Capitale avant Tokyo. 7. Compagne bien familière. Lavande de Provence. 8. Ecarter comme un éleveur d’huîtres. 9. Points en opposi-tion. Fêté en Asie. 10. Petite enclume. Cours du Nord. Point du jour. 11. Club phocéen. Fondis dans un tout. 12. Vibrante et clignotante pour protéger de la lumière.

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VERTICALEMENT 1. Alternance. 2. Larguerait. 3. Liais. Cura. 4. Etudes. Roi. 5. Mesclun. 6. Gras. Le. SA. 7. Out. Mère. 8. Laideronne. 9. Sirotées. 10. Mess. Ive. 11. « Unes ». Eider. 12. Esses. Lésa.

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France 221.05 Spéciale Coronavirus : Michel Cymes répondà toutes vos questionsEmission en direct.23.00 Devenir institDocumentaire de Rémi Lainéet Emilie Rabaté (Fr., 2020, 80 min).

France 321.05 Capitaine MarleauSérie. Avec Corinne Masiero,Pierre-François Martin-Laval, Grégoire Leprince-Ringuet (Fr., 2017).22.40 Capitaine MarleauSérie. Avec Corinne Masiero,Pierre Arditi, Aure Atika (Fr., 2016).

Canal+21.10 Au bout des doigtsFilm de Ludovic Bernard. AvecJules Benchetrit, Kristin Scott Thomas, Lambert Wilson(Fr., 2018, 100 min).22.50 Deux filsFilm de Félix Moati. Avec Vincent Lacoste, Benoît Poelvoorde, Mathieu Capella (Fr., 2018, 85 min).

France 520.50 Le Temps des arbresDocumentaire de Marie-France Barrier (Fr., 2019, 65 min).21.55 Le Monde en faceDébat animé par Marina Carrère d’Encausse.

Arte20.50 Chine, chroniqued’une quarantaineReportage de Sébastien Le Belzic(Fr., 2020, 36 min).21.35 Epidémies, la menace invisibleDocumentaire d’Anne Poiretet Raphaël Hitier (Fr., 2014, 83 min).

M621.05 Pékin Express :retour sur la route mythiqueJeu animé par Stéphane Rotenberg.23.25 Pékin Express :itinéraire bisDivertissement présentépar Stéphane Rotenberg.

La tournée d’adieu de l’amiral Jean­Luc PicardDernier avatar d’un monde à l’étonnante longévité, « Star Trek : Picard » est le récit émouvant de l’automne d’une vie

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SÉRIE

I l ne faut pas penser aux dé­cennies passées depuis la dif­fusion du premier épisodede Star Trek (8 septem­

bre 1966), aux six séries qui ont suivi l’originale, à la douzaine delongs­métrages inspirés de l’uni­vers que Gene Roddenberry a ima­giné avant même que – dans le vrai cosmos – l’homme ait mis le pied sur la Lune. Si l’on y pense, onn’aura jamais le courage de se lan­cer dans Star Trek : Picard, dernier avatar d’un monde à l’étonnantelongévité. A moins, bien sûr, d’en connaître les recoins spatio­tem­porels, l’éthique et le panthéon. Auquel cas, on se sentira comme chez soi, et l’on n’a pas besoin de larecommandation qui suit.

Aux néophytes, donc : mettezvos pas dans ceux de l’amiral Jean­Luc Picard, même si vous êtes incapables de demander une carafe d’eau dans un restaurant Klingon, de distinguer un Romu­lan d’un Vulcan. Autant qu’une prolongation spectaculaire deschapitres précédents d’une mo­numentale saga, Star Trek : Picard est le récit mélancolique et éton­namment émouvant de l’au­tomne d’une vie, qui donne à son interprète principal, Patrick Stewart, acteur britannique de

formation shakespearienne, tout l’espace nécessaire au déploie­ment de son registre.

Chronique galactiqueSir Patrick est né en 1940, son per­sonnage, trois siècles et demi plus tard. L’acteur anobli et l’amiral re­tiré sur son vignoble français ont néanmoins le même âge. Le pre­mier épisode montre un vieillard dont l’apparente sérénité vole en

éclats à l’occasion de la visite d’unejournaliste qui l’interroge sur son rôle dans le sauvetage d’une popu­lation hostile, les Romulans. On sent très vite que l’inactivité pèse au vieux grand homme.

Cet épisode – l’exode des Romu­lans – trouve sa place dans la chro­nique galactique commencée avecla première Star Trek. C’est aussi une métaphore à l’usage des temps présents. Jean­Luc Picard

(ainsi baptisé par son créateur en hommage aux frères Auguste et Jean Piccard, scientifiques et ex­plorateurs) apparaît comme le survivant d’une génération qui a cru au pacifisme, au progrès scien­tifique. Contrairement à la plupartde ses contemporains, il est inca­pable de se résigner à l’échec de cesidéaux. Si bien que lorsqu’une an­droïde (une « synth ») lui demandede l’aide, l’amiral abandonne vi­

gnoble et retraite pour se lancer dans une quête galactique qui est àla fois une tournée d’adieu et un pèlerinage expiatoire.

Celle­ci fait surgir une foule de fi­gures venues des temps anciens (de la série Star Trek TNG et des films qui en ont été tirés) dans la­quelle se glissent des nouveauxvenus : tous portent leur passé comme un fardeau fait de culpabi­lité et de regrets. Seule la nostalgie vient atténuer ce mal, elle prend à l’écran la forme d’une infinité de références à l’histoire de Star Trek, qui ravira sans doute les fidèles.

On reconnaîtra dans ce numérode jongleur entre présent et passé, entre thèmes philosophiques et pop culture, la patte de l’un des créateurs de la série, le romancier Michael Chabon. Celui­ci a récem­ment écrit un beau texte dans le New Yorker, dans lequel il relate lesdernières conversations qu’il a te­nues avec son père mourant. Les deux hommes ont parlé de Star Trek. En voyant Picard, on se dit qu’il y a pire thème pour tenter de discerner un sens à la vie.

thomas sotinel

Star Trek : Picard, série crééepar Michael Chabon, Akiva Goldsman, Kirsten Beyer et Alex Kurtzman. Avec Patrick Stewart, Alison Pill, Isa Briones (épisodes de 52 minutes, Etats­Unis, 2020), un nouvel épisode tous les jeudis.

L’acteur britannique Patrick Stewart incarne l’amiral Jean­Luc Picard. AMAZON PRIME

Ces « super virus » qui nous menacentEbola, SRAS, grippe H1N1… Arte rediffuse, à la faveur de l’actualité, un documentaire riche et pédagogique

ARTEMARDI 3 - 21H20DOCUMENTAIRE

L’ histoire fait froid dans ledos. En 1996 au Gabon,une bande d’enfants

trouve dans la forêt le cadavre d’un singe, qu’ils rapportent au village. La carcasse de l’animal, in­fectée par le virus Ebola, conta­mine les enfants qui tous, ou pres­que, vont mourir dans les jours qui suivent. Avec neuf décès pour dix infections, ce virus est le plus redouté à l’heure actuelle. Mais

d’autres, tout aussi préoccupants, font régulièrement la « une » de l’actualité : SRAS, MERS­coronavi­rus, grippe porcine… Et, aujour­d’hui, le Covid­19. Bien que sorti en 2014, donc avant l’apparitionde celui­ci, le documentaire réa­lisé par Anne Poiret et Raphaël Hi­tier n’a rien perdu de sa perti­nence, bien au contraire.

Ne pas répéter les erreursLe film propose une enquête scientifique, pédagogique, sur ces « supervirus » qui convoquent, de­puis quelques décennies, le spec­

tre de grandes épidémies que l’on croyait disparues : peste, variole, grippe espagnole… Déterminée à ne pas répéter les erreurs commi­ses au moment de l’apparition du sida – maladie qui n’a été étudiée et combattue que trop tardive­ment – la communauté médicale, sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé, prend désor­mais très au sérieux ces virus donton sait désormais qu’ils ne dispa­raissent jamais, mais restent tapis dans leur hôte – un animal porteursain, souvent une chauve­souris, véritable « réservoir à virus ».

Outre les virus Ebola et corona­virus, le documentaire s’intéresseaux différents types de grippe,dont la dangerosité (indiquée par un N et un chiffre) et la contagiosité (indiquée par un Het un chiffre) varient très forte­ment de l’un à l’autre. Il montre en outre et sans jugement le rôle de certains milieux (par exemple les grands marchés aux volailles vivantes, très répandus en Asie) et de certaines pratiques alimen­taires comme « interfaces » entreles animaux infectés et les êtres humains.

Prévention, recherche, mé­fiance envers la vaccination, éco­logie (la déforestation joue un rôlemajeur dans l’expansion de ces vi­rus)… De nombreux aspects sont évoqués au cours des 80 minutes que dure ce film passionnant, y compris les plus sombres, commeles risques de manipulation des virus en laboratoire et leur possi­ble utilisation malveillante.

audrey fournier

Epidémies, la menace invisible, réalisé par Anne Poiret et Raphaël Hitier (Fr., 2014, 83 min).

V O T R ES O I R É E

T É L É

0123 est édité par la Société éditricedu « Monde » SA. Durée de la société : 99 ans à compter du 15 décembre 2000. Capital social : 124.610.348,70 ¤.Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).

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l’esprit des lieuxL’Unesco pour Loewe et ses silhouettes volumineuses, la Garde républicaine pour le vestiaire aux lignes épurées d’Hermès, la Cité du cinéma pour le show Balenciaga, mêlant tenues monacales et tailleurs sexy… le spectacle continue à la Paris Fashion Week

MODE

A la Paris Fashion Week, la fin de se­maine a été marquée par les défi­lés de marques d’envergure, quise donnent les moyens de leurs

ambitions en prenant possession de lieux symboliques de la capitale.

Vendredi 28 février au matin, Loewe conviedans le 7e arrondissement au siège de l’Unesco, le bâtiment emblématique des an­nées 1950, dans un espace bas de plafond. Tant mieux, car on se concentre ainsi sur le superbe parquet peint en damier noir et blanc rythmé d’une touche or, qui s’avère un bon avant­goût de la collection très aboutie. « Ça fait plusieurs saisons que j’ai envie dejouer avec les volumes, explique Jonathan An­derson. La dernière fois, je m’étais concentré sur les hanches. Là, j’ai exagéré les manches, élevé les encolures, juxtaposé des tissus qui n’ont rien à voir. J’ai eu envie de proposer un vestiaire qui en jette. » Cette robe en jacquard de soie émeraude brodée de lurex où s’insèreun plastron en coton noir est une réussite ; tout comme celle où l’étoffe converge vers unaplat de porcelaine (du céramiste japonais Takuro Kuwata) qui s’étale comme une flaquesolide au milieu du ventre.

Il y a aussi ces robes aux imprimés lumi­neux dont les manches semblent gonflées d’air, et ces manteaux d’officier aux proportions parfaites. Jonathan Anderson, qui se disait « vulnérable à l’idée de tester des choses dont [il] ne savai[t] pas si elles allaient [l]’emmener là où [il] voulai[t] aller » peut êtrerassuré.

Le soir, le gratin mondain se presse sous latente noire Celine montée sous le dômedoré des Invalides. Comme toutes les gran­des marques, Celine invite des actrices (Isa­belle Huppert, Mélanie Laurent…), mais aussi des musiciens dont les noms évoquentles deux dernières décennies de pop indé­pendante, de Phoenix à Clara Luciani. C’estla marque de fabrique d’Hedi Slimane, qui a toujours lié étroitement mode et musique. Cette saison, il revient à la Française SofiaBolt de composer la bande­son. Pour ha­

biller le podium, une immense installation lumineuse et clignotante reproduit le logodouble C de Celine.

En termes de style, Hedi Slimane reste fi­dèle à ses valeurs : la collection est unisexe, lacabine mixte, les silhouettes lisibles et dési­rables, oscillant entre les codes bourgeois(jupes­culottes, blouses à lavallière…) et ceuxdu rock (blouson cuir, pantalon slim, botti­nes). Ce vestiaire du quotidien est émaillé dequelques pièces couture extraordinaires à l’instar d’une robe brodée d’or et incrustée de pierres. Une manière de rappeler que Hedi Slimane est aussi à l’aise dans l’extrêmesophistication.

Le lendemain, Hermès, fidèle à son héri­tage équestre, a donné rendez­vous à laGarde républicaine, où on est accueilli parune forêt de barres d’obstacles hérissées sur la moquette immaculée. Leurs couleursblanche, bleue, rouge et jaune préfigurent lespremières silhouettes du show. « Le cœurd’Hermès, ce sont les camel, ces bruns boisés. Cette fois­ci, je voulais y inclure une palette qui fait référence aux tableaux d’Ellsworth Kelly », explique Nadège Vanhee­Cybulski,qui s’est aussi inspirée de l’œuvre de Jacob Lawrence, artiste afro­américain qui a beau­coup peint les gens d’Harlem en associaient les couleurs primaires au brun. Ici, les carrés de soie se transforment en robes monochro­mes émeraude ou saphir ; en chaloupant, lesplis multicolores d’une jupe deviennent un tableau en mouvement.

L’autre marque de fabrique d’Hermès, c’estla virtuosité technique que l’on retrouve dans des robes plissées en cuir où sont inter­calées des bandes de maille pour que le tissu soit plus léger. La créatrice n’a pas oublié quelques goodies au fort potentiel commer­cial, comme ces pulls où le col roulé est percépar deux encoches permettant de faire pas­ser son carré et le nouer plus facilement. « Je cherche le purisme, la ligne parfaite dans les formes », affirme Nadège Vanhee­Cybulski. Cette saison, elle l’a trouvée.

Dimanche 1er mars, il règne une ambiancede fin du monde à la Cité du cinéma de Saint­Denis où se tient le show Balenciaga. Demna

Gvasalia a rassemblé les invités dans un stu­dio où le plafond d’écrans diffuse les images d’un ciel menaçant, où le podium et les pre­miers rangs (vides heureusement) sont enva­his d’un liquide brillant, où un bruit assour­dissant fait trembler les sièges. « L’idée étaitde recréer la sensation biblique de la marche sur l’eau, sauf qu’ici, c’était plutôt la marchesur le pétrole. Une métaphore du monde qui semble se noyer dans ces problèmes postin­dustriels », explique Demna Gvasalia.

Immergés jusqu’à la cheville, les manne­quins hommes et femmes semblent insensi­bles au désagrément provoqué par un piedmouillé ou par le poids d’une traîne trem­pée. Le vestiaire est varié, il propose aussibien des tenues monacales aux carrures exa­gérées que des robes de magistrat envelop­pantes, des tailleurs ajustés sexy qui mou­lent la poitrine et serrent la taille, d’opulen­tes capes rouge vernies, des manteaux aux épaules pointues, des combinaisons de mo­tard, des robes de gala où les gants sont inté­grés à la manche… « Notre façon de vivre varietellement que nous avons besoin d’un ves­tiaire complet », affirme Demna Gvasalia. Lespectacle d’un défilé aussi riche et abouti ef­face le sentiment de malaise provoqué par lamise en scène dont le créateur précise qu’elleétait certes « postapocalyptique, mais aussi pleine d’espoir grâce aux images vidéo de laTerre et de sa beauté, et la bande­son tribale àla fin du défilé ».

L’après­midi, alors que la boîte noire Celineest en train d’être démontée, la foule afflue vers l’autre tente dressée aux pieds des Inva­lides, celle de Valentino. L’ambiance y esttrès différente, les spots éclairent vivementla moquette ivoire, et le « Traffic Quintet »fondé par la violoniste Dominique Lemon­nier a pris place sur une estrade au fond de lasalle. L’orchestre de chambre enrichit la ban­de­son composée de chansons de la pop star Billie Eilish, militante politique connue pour

piétiner les stéréotypes de la féminité, qui re­fuse que son corps soit sexualisé. En cela, ellereprésente l’esprit de la collection imaginéepar Pierpaolo Piccioli : « Je voulais faire le por­trait du moment pivot que nous vivons où les nouvelles générations sont plus libres, se mo­quent de l’âge, de la race et du genre. »

Pour ce faire, il propose des pièces habituel­lement associées au vestiaire masculin – tel le costume gris – empreintes de délicatesse.Le motif chevron, assez austère, se pare de broderies brillantes. Un pantalon baggy noirest porté avec un bustier et des gants longs.« Je ne crois pas aux manifestes, mais la modepeut délivrer un message à travers une esthé­tique », affirme Pierpaolo Piccioli. La sienne, en tout cas, est d’une indéniable élégance.

Pour clore le week­end, Givenchy a conviéses invités à l’hippodrome de Longchamp,dans un espace en béton baigné de rouge.Un aménagement un peu rudimentaire quifait référence à la Nouvelle Vague française,dont les tournages avaient lieu avec les moyens du bord, dans des appartements oudans la rue. Ce courant cinématographiqueainsi que le travail d’artistes des années1960 telles Helena Almeida et Ketty La Rocca ont nourri Clare Waight Keller pour cette collection qu’elle a voulue très nette,graphique et épurée.

C’est évident avec cette première sil­houette noire qui repose sur la forme trian­gulaire de la jupe fendue et evasée, ou aveccette robe en maille grise portée avec desgants longs du soir. Ça l’est moins quand lesimprimés géométriques de couleurs et tailles différentes dialoguent sur des drapéscompliqués. Chez Clare Waight Keller, les looks les plus épurés sont les plus convain­cants. Si en termes de décor, les défilésvoient toujours plus grand, côté style, l’adage anglais « less is more » s’avère sou­vent très vrai.

elvire von bardeleben

« LA DERNIÈRE FOIS,JE M’ÉTAIS 

CONCENTRÉ SURLES HANCHES,

LÀ J’AI EXAGÉRÉLES MANCHES »

JONATHAN ANDERSONdirecteur artistique de Loewe

PARIS | PRÊT-À-PORTER AUTOMNE-HIVER 2020-2021

Hermès. ANNE-CHRISTINE POUJOULAT/AFP

Celine. ANNE-CHRISTINE POUJOULAT/AFP

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0123MARDI 3 MARS 2020 styles | 25

Le plaisir, un indémodable Robes sculptures sur fond d’Emile et Images chez Balmain, sacs à main façon boîte à gâteaux chez Lanvin… Certains créateurs de la Paris Fashion Week ont aussi décidé de s’amuser

S erait­ce la conséquence du catastro­phisme ambiant ? Au vu des der­niers défilés parisiens, on croirait

que les créateurs se sont passé le mot : fi­chu pour fichu, autant en profiter pour s’amuser, s’affirmer… Bref, se faire plaisir de manière totalement décomplexée.

Pour sa troisième collection féminine,Bruno Sialelli semble enfin à l’aise avec l’idée d’embrasser le chic hérité deJeanne Lanvin sans compenser par une sophistication extrême. Entre les murs de tapisseries colorées de la Manufacturedes Gobelins, les silhouettes évoquent le glamour hollywoodien (cheveux cran­tés, robes à traîne, gants longs, fermoirs dorés et fourrure), avec une dose de mi­gnonnerie distillée dans un manteau blanc à boutons ronds de Pierrot ou une robe de patineuse. Ajoutez à cela quel­ques trouvailles astucieuses, comme ces sacs à main en forme de boîte à gâteaux, et revoilà Lanvin bien en orbite après plu­sieurs années d’instabilité.

Chez Isabel Marant, tout est très… Ma­rant. Cette ligne d’épaules exagérée façonannées 1980, ces robes mini, ces pulls etmanteaux fermement ceinturés, ces dé­tails brodés à la limite de la tapisserie, quisentent bon le retour de voyage. A quel­ques exceptions près, les obsessions sty­listiques de la créatrice sont là au com­plet. La surprise viendrait plutôt dunuancier (une majorité de tons neutres tels que le gris et le blanc cassé) et d’une

forme d’épure par rapport à ce à quoi ellenous avait habitués : moins de fioritures,moins de superpositions, plus de looks monochromes. Efficace. Et apaisantcomme un bol d’air frais.

De son côté, Rok Hwang, le créateur dela marque Rokh (Prix spécial du jury LVMH 2018) s’attaque au vestiaire de da­dame et parvient de manière assez ma­gistrale à le rendre convoitable. Les pre­mières vestes sont imparfaites, pas fi­nies, les fils de bâti blanc restent appa­rents sur le lainage noir. Il y a là une enviede montrer les coulisses de fabrication du vêtement qui nous ramène quelquepart entre Martin Margiela et Yohji Ya­mamoto. Les choses deviennent plusmordantes après, lorsque le créateur dé­construit les trenchs, y intercalant desmorceaux de soie fleurie, scinde et réas­semble des jupes plissées à carreaux delongueurs et de couleurs différentes, re­visite le pied­de­poule en version agran­die et pigmentée sur un ensemble de lin­gerie porté avec une robe transparente,ou fait défiler une robe brodée et bordée de tulle avec un skateboard… Le charmecool de la bourgeoisie.

Chez Patou, la start­up centenaire deLVMH, on reçoit les invités avec des si­rops de pastèque ou de fraise pour une présentation à domicile, dans les bu­reaux de la marque. Le directeur artisti­que Guillaume Henry présente lui­même la collection, qu’il a voulue con­

cise et joyeuse. On retrouve des classi­ques comme le caban ou la marinière, oùle logo Patou est cette saison brodé de perles, des blazers à grand col de dentelle,des jupes boules ou frangées. Autant depièces faciles à porter, faciles à associer.

Lorsqu’il travaille sur une nouvelle col­lection, Olivier Rousteing, le directeur ar­tistique de Balmain, commence par choi­sir la musique du show. Et on n’a pas été déçu par la playlist de la saison : un med­ley de tubes de variété française des an­nées 1980 (on ne regrette pas d’avoir vu latête d’Anna Wintour sur Les Démons de minuit, d’Emile et Images). Tous les man­nequins commencent par un tour de piste vêtues du même manteau officier sur le vibrato de Jean­Jacques Goldman (« Envole­moi, envole moooooooooi »). Puis Olivier Rousteing s’amuse avec lesattributs de la bourgeoisie des eighties

(bottes cavalières, pulls en mohair et im­primés foulards), et les remanie à sa façonopulente et pop. Les vestes d’équitation deviennent sexy, les robes de cocktail sont des sculptures de paillettes, les pulls à motif arlequin sont si ouvragés qu’on dirait des œufs de Fabergé… La chanteuse Janelle Monae approuve – même quand Daniel Balavoine hurle « L’Aziza ».

Enfin, au défilé Off­White au milieu del’AccorHotels Arena, les Mercedes sonten demi­portion, coupées en deux dans le sens de la longueur ou de la largeur,posées là sur le béton – une mise enscène idéale pour les selfies. Outre le dé­cor, tout le show est une invitation à im­mortaliser l’instant présent : évidem­ment, en premier lieu, les volumineuses robes de bal en tulle dont le bustier est…un coupe­vent ultratechnique. Signé Arc’teryx, une marque canadienne de vêtements d’extérieur de luxe, « l’équiva­lent de la haute couture en mode », dixit le designer Virgil Abloh.

Et puis il y a aussi les accessoires, no­tamment ces sacs en peau de vache troués comme du gruyère. Et, enfin, les mannequins : les Hadid défilent en fa­mille. Non content de se payer les supers­tars Bella et Gigi, Virgil Abloh a aussi casté la mère, Yolanda. Après le final, un déluge de confettis s’abat sur les demi­voitures. C’est vrai que c’est la fête.

théodora aspartet elvire von bardeleben

LIGNE D’ÉPAULES EXAGÉRÉE FAÇON 

ANNÉES 1980, ROBES MINI, PULLS 

FERMEMENT CEINTURÉS… CHEZ ISABEL MARANT, 

TOUT EST TRÈS… MARANT

dans la mode, la messe n’a pas lieu le dimanche, mais le samedi. C’est le jour du défilé Comme des Garçons et des deux marques japonaises dans son giron, Junya Watanabe et le label Noir de Kei Ninomiya. Ces événe­ments en petit comité comptent parmi les plus créatifs et les plus inac­cessibles de la fashion week.

Samedi 29 février, le service liturgi­que commence à 9 h 30 avec Junya Watanabe, disciple historique de Rei Kawakubo, la fondatrice de Comme des Garçons. Dans le chic hôtel parti­culier Potocki, le show commence sans prévenir, sans musique. Des mannequins aux cheveux en pétard s’élancent en robe tablier de cuir noir et jupon de tulle blanc. Silence religieux, on n’entend que leur pas sur le parquet et les cliquetis des appareils photo. Soudain, Heart of Glass, de Blondie, envahit la salle et on reconnaît la chanteuse Debbie Harry dans ces femmes au rouge à lèvres vermillon et à la crinière platine. Le vestiaire devient plus rock, avec des collants imprimé panthère et des robes nuisette rouge surmon­tées d’un maillage complexe de harnais. Quelques belles pièces simples comme un blazer marine complètent la panoplie.

Plus tard dans la matinée, dans uneautre partie de l’hôtel Potocki, le ri­tuel se poursuit avec le label Noir Kei Ninomiya. Le Japonais qui a lancé sa marque en 2012 est connu pour son travail pour le noir (c’est logique), mais cette saison, il a aussi exploré les nuances du rouge. Les festivités commencent au son d’un grésille­ment d’ampli, rapidement suivi de guitares rageuses et d’une batterie martiale. Des robes boule apparais­sent, constituées d’un impression­nant feuilletage de tissu, d’une ava­lanche de tulle ou d’un maillage serré de plumes. Les coiffures consistent en d’extravagantes sculptures mêlant feuilles d’ananas, fleurs exotiques et faux cheveux. L’ensemble est aussi beau qu’impressionnant.

Et le meilleur pour la fin : à 17 heu­res, c’est Dieu en personne (enfin Rei Kawakubo) qui présente la nouvelle collection Comme des Garçons. La notion de nouveauté est relative : « N’est­il pas impossible de créer quel­que chose d’entièrement nouveau, sa­chant que l’on vit tous dans le même monde ? Pour être toujours futuriste dans ma manière de travailler, je suis restée dans les limites du monde Comme des Garçons », affirme Rei Kawakubo. Sur le marbre du pavillon Cambon, sous les yeux attentifs du rappeur Usher, la créatrice continue donc d’expérimenter et de montrer des formes inattendues.

Cette quête commence par une te­nue rose aux manches longues jus­qu’aux genoux, enchaîne sur une robe rigide en forme d’abat­jour ceinte d’un anneau de dentelle blan­che au niveau de la poitrine. On croise aussi un col en forme de coussin de voyage géant, une robe dotée d’un hu­blot central à travers lequel on aper­çoit de nombreuses couches de tissus couvrant le corps. Contrairement aux défilés classiques où les mannequins se succèdent sans interruption sur le podium, là, chaque silhouette est pré­sentée seule, sur une musique diffé­rente. A chaque fois qu’elle quitte la scène, la chanson s’arrête brutale­ment, et une nouvelle commence, en­chaînant sans transition sonate au piano, techno minimale et concerto pour clavecin… Pas de chants de messe, mais l’esprit est là.

e. v. b.

LA MESSE (JAPONAISE) EST DITE

Givenchy. GIVENCHY Balenciaga. BALENCIAGA

Loewe. FRANÇOIS GUILLOT/AFP Valentino. PIROSCHKA VAN DE WOUW/REUTERS

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Page 26: Le Monde - 03 03 2020

26 | IDÉES MARDI 3 MARS 20200123

Loïc Monjour Se laver les mains, arme fatale contre les virusPour éviter la propagation des épidémies, le lavage des mains est essentiel, mais les Français sont parmi les moins respectueux de cette mesure, souligne l’ancien professeur de médecine tropicale

Le nom d’Ignace Philippe Sem­melweis, né à Budapest en 1818, estpeu connu. Pourtant, depuis deuxsiècles, la plupart des femmes à tra­

vers le monde, de toutes conditions socia­les, bénéficient de sa perspicacité et de ses travaux… Ce génie médical a aboli la tragé­die des fièvres puerpérales (après l’accou­chement) dans son service de la maternité de Vienne et découvert l’importance de l’asepsie avant le grand Pasteur.

Ses étudiants en médecine pratiquaientdes autopsies avant de se rendre à la maternité pour effectuer des examens de femmes en travail ou procéder à des accouchements. La mortalité des partu­rientes était considérable, et Semmelweis, après une véritable enquête épidémiologi­

que, imposa aux étudiants de se laver les mains avant toute intervention obstétri­cale, non pas avec du savon, mais avec une solution de chlorure de chaux, une initia­tive inconnue à l’époque.

Par cette seule mesure, le pourcentagede décès causés par la fièvre puerpérale s’effondra de 12 % à 3 %. Il allait révéler àses confrères le danger que représententces infections que l’on appelle aujourd’hui« manuportées » et « nosocomiales » et l’in­térêt de l’utilisation d’un antiseptique pour y parer. Mais, sans appui officiel, n’ayant pas su convaincre, peu à peu, il sombra dans la démence et mourut à 47 ans. L’histoire de cette découverte a étébrillamment racontée dans la thèse demédecine de Louis­Ferdinand Célineen 1924 et, comme boire et manger, le lavage des mains est devenu un rituel dans notre vie de tous les jours.

Monde peu connuL’hygiène des mains est une mesure très efficace et peu coûteuse pour éliminer lesgermes, microbes et virus, les empêcher de disséminer les infections, et, par voie deconséquence, diminuer le recours auxantibiotiques devenant, peu à peu, inac­tifs. Les mains sont un monde peu connu, peuplé de millions de germes : les uns rési­dent en permanence sur la peau et for­ment une barrière de protection contre lesinfections ; les autres, étrangers, dits « transitoires », sont récupérés dans l’envi­ronnement et peuvent se révéler pathogè­nes à tout moment.

Environ 80 % de ces micro­organismes setransmettent par les mains. Chiffre plus

inquiétant : 92 % des mobiles sont tapissésde bactéries, et sur 16 % sont identifiées des bactéries fécales… Certains germespeuvent survivre pendant soixante minu­tes : ils ont donc bien le temps de se prépa­rer à commettre des infections, selon leur envie et leur spécificité. D’autant que cha­que humain porte les mains à la bouche aumoins deux fois par heure. Naissent ainsigrippes, rhumes, bronchites, surtout gas­tro­entérites, car le lavage insuffisant des mains est à l’origine de plus de 50 % desinfections d’origine alimentaire.

Problème majeur des pays pauvresNéanmoins, beaucoup de progrès ont étéréalisés, grâce aux travaux de l’Organisa­tion mondiale de la santé (OMS), de l’Unicef et des écoles de santé publique. La plupart des praticiens hospitaliers ontconnaissance du « Résumé des recom­mandations de l’OMS pour l’hygiène des mains au cours des soins », des gestes un peu contraignants, répétitifs, lors de cha­que intervention médicale. La plupart des praticiens utilisent, aussi, à présent, pour le lavage des mains, des solutions hydro­alcooliques, contenant 60 % à 80 % d’al­cool, qui, en trente secondes, éliminent laplupart des germes, y compris les virus.

Où en est­on en France ? Dans une étudeinternationale portant sur 63 nations, la France se trouve en 50e position en ce qui concerne l’hygiène des mains. L’Institut na­tional de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes) concluait en 2012 que seule­ment 67 % des Français se lavent les mains avant de cuisiner, 60 % avant de manger et à peine 31 % après un voyage en transport

en commun. Dans les toilettes publiques, 14,6 % des hommes et 7,1 % des femmes négligent ce geste de propreté élémentaire.

Par ailleurs, 49,4 % des hommes et 21,1 %des femmes qui n’omettent jamais de selaver les mains n’utilisent pas de savon.Une expertise sévère affirme que 62 % des Français sont détachés des problèmesd’hygiène… L’histoire du lavage des mains démontre qu’il est complexe d’éliminer lesmauvaises habitudes des populations.

Le problème majeur demeure dans lespays pauvres. Dans les 48 pays de l’Afriquesubsaharienne, alors que la mortalité desenfants est la plus élevée au monde, les taux se situent, au mieux, entre 40 % et 50 %. Sur 1 400 décès d’enfants recenséspar jour à cause des diarrhées, 800 sont dus à la médiocrité de l’assainissement, àla souillure des mains, à la pollution de l’eau de boisson. Eau de boisson transpor­tée du point d’eau à leur domicile par desmillions de femmes, de tous continents,pratiquant la défécation à l’air libre, etpolluée, chaque jour, par leurs mains souillées par des manœuvres manuellesde toilette anale.

On ne pourra jamais éliminer virus etmicrobes, mais se laver les mains permet de sauver des millions de vies, chaque année, dans le monde.

Loïc Monjour est ancien professeur de médecine tropicale à la Pitié-Salpê-trière, à Paris

Fang Fang « Difficile de se souvenir depuis combien de jours nous vivons ainsi cloîtrés à Wuhan »

La romancière chinoise, 64 ans, résidente de Wuhan, publie chaque jour sur Weibo, le Twitter chinois, une chronique de sa vie dans sa ville sous quarantaine. « Le Monde » reproduit un extrait de son billet du 16 février, dans lequel elle dénonce les attaques venant de Pékin lorsqu’elle évoque l’épidémie due au coronavirus

Difficile de se souvenir depuiscombien de jours nous vivonsainsi cloîtrés à Wuhan. Aujour­d’hui, le soleil annonce une belle

journée de printemps, et de la neige d’hier il ne reste plus de traces. Depuis la fenêtre du premier étage de mon appar­tement, je vois les feuilles des arbres briller sous le soleil.

Bien que la situation ne soit en rienchangée depuis hier, je me sens toutefoisun peu plus rassurée. Néanmoins, lesattaques venant de Pékin se poursuivent,même si on ne comprend pas quelle est la motivation qui pousse ces gens­là à tant de haine. Hier, Xiang Ligang, pa­tron du site Feixiang, a aussitôt retiréson commentaire mensonger de son siteWeibo à la suite de l’intervention demon avocat et mis ceci : « D’où vient cettephoto que tu publies ? Ce n’est pas parce que tu es enfermée chez toi que tu dois créer la panique sociale et prétendrequ’un grand nombre de gens sont mortssans que personne s’en occupe. Tu n’asdonc aucune conscience ? »

« La ville en état de siège »Son commentaire est à pleurer. Com­ment peut­il tenir des propos aussi pué­rils ? A l’époque où les drones peuventtuer à haute altitude, je serais incapablede comprendre ce qui se passe dans laville où je vis ? Tous ceux qui, au quoti­dien, lisent mes billets de blog ne pani­quent pas, lui est le seul à avoir peur. Jevis à Wuhan, centre de l’épidémie, assi­gnée à résidence, et ne communique avec mes amis et collègues que par In­ternet. Je note chaque jour ce que je vois,ce que j’entends, et j’attends que lepoint d’inflexion arrive. Lui est à Pékin,libre de ses mouvements, mais dépenseson énergie à m’insulter quotidienne­ment. Et il appelle ça avoir de la cons­cience ? Qu’il sache que les gens sont deplus en plus nombreux à lire mon blog

et à trouver que cette lecture les rassure.Un internaute a déclaré que donner

les noms de ceux qui meurent, ou met­tre leur photo en ligne, ajoute à la pani­que générale. C’est ce que j’ai fait avec ce qu’il appelle « mon ami médecin ». Avez­vous vu la liste officielle des morts sur Internet ? Le nombre pour la seule ville de Wuhan est supérieur à mille. Quel chiffre ai­je donné dans mon article ?Pas même une fraction ! Pour être très explicite, je ne divulguerai aucun nom de personne décédée qui n’aura pas étédonné par les médias officiels.

Chang Kai, qui travaillait au studio decinéma du Hubei, est mort tragique­ment des suites du Covid­19. Son camarade de classe a publié un articleen sa mémoire, qui figure sur la paged’accueil de tous les sites Internet. Son message avant de mourir était d’une tristesse déchirante. Je ne sais pas si ceux qui ne regardent que les nouvellesde CCTV [Télévision centrale de Chine] et Le Quotidien du peuple penserontque cela crée de nouveau la panique ?Avant­hier, j’ai écrit un billet sur mon ami peintre qui a fait un don de100 000 RMB [renminbi, nom officiel duyuan, la monnaie chinoise]. Aujourd’hui,son frère vient de mourir du Covid­19. Les Xiang Ligang & Co diront­ils tou­jours qu’il s’agit là de rumeur ?

Quant à « mon ami médecin », commeil l’appelle, sachez que je n’en ai pas qu’un. Il faut que les Xiang Ligang & Co

sachent que ce sont de grands profes­sionnels, des spécialistes de haut niveauet que bien évidemment je ne donneraipas leurs noms pour la bonne raison que je ne veux pas les exposer à desvoyous de leur espèce. Cet après­midi,un autre ami médecin (bien sûr, lemeilleur dans sa spécialité, dont je nepeux pas révéler le nom) m’a téléphoné ;nous n’avions pas échangé depuis long­temps. Il évoqua le journal sur « la villeen état de siège » que je tiens chaquejour sur Weibo et m’a dit que lorsque des gens le questionnaient sur la situa­tion de l’épidémie à Wuhan, il leur con­seillait de le lire pour connaître la réalitédes choses. Puis nous en sommes venusà parler de l’épidémie de coronavirus.

Mon ami médecin a déclaré que l’épidé­mie devait maintenant être maîtrisée.Sa toxicité s’affaiblissait de plus en plus,mais elle était de plus en plus conta­gieuse.

Le mémorial des téléphonesWuhan vit aujourd’hui une catastrophe. Il ne s’agit pas de l’obligation de porter des masques ou de rester cloîtré chez soi.Il s’agit de la liste des décès qui ne cessede s’allonger. Jusqu’à présent, lorsqu’une personne mourait, son corps était mis enbière et emporté au crématorium. Main­tenant, on transporte les cadavres dans des sacs, emportés sur des charrettes. Iln’est pas question d’un mort d’une seule famille, mais de morts par centaines en quelques semaines. Ce qui est catastro­phique, c’est d’affronter le vent, le froid etla pluie pour tenter de trouver un lit dansun hôpital, mais sans résultat. Ce qui est catastrophique, ce sont ces queues inter­minables qu’il faut faire dans les hôpi­taux pour s’inscrire, des queues qui peu­vent durer deux jours, et, parfois sans même avoir réussi, vous vous écroulez à terre. Ce qui est catastrophique, c’estd’attendre chez soi une notification pourune place dans un hôpital, et, lorsqu’elle arrive enfin, il est déjà trop tard. Le pire, ce sont ces patients gravement mala­des hospitalisés, qui, lorsqu’ils entrent, disent adieu à leurs proches, car ils ne lesreverront jamais.

Pensez­vous que le défunt soit entouréde sa famille dans le salon funéraire à ce moment­là ? Ces morts­là peuvent­ils encore mourir dans la dignité ? Sans dignité, ils ne sont que de simples cada­vres traînés jusqu’au crématorium et brûlés aussitôt. Au tout début de l’épi­démie, les hôpitaux manquaient de main­d’œuvre, de lits et de protections pour le personnel médical. Or, la zoned’infection est immense, la main­d’œuvre insuffisante au crémato­

rium, les camions pour transporter les dépouilles et les incinérateurs trop peu nombreux. Néanmoins, les cadavres contaminés par le virus doivent être brû­lés au plus vite. Savez­vous tout cela ? Ce n’est pas que les gens ne remplissent pas leurs devoirs, mais, depuis que l’épidé­mie s’est répandue, chacun fait de son mieux, même débordé, mais il est impossible de faire ce que prônent les trolls au service de la propagande.

Le chaos du début semble prendre fin.Pour autant que je sache, des experts ont rédigé des rapports sur des soinsplus humains et le respect des patientset de leurs familles. Des dispositions ontété prises pour garder les affaires des morts, en particulier les téléphones por­tables. Ces derniers seront stockés, puisdésinfectés, et le service des télécom­munications essayera de trouver desproches grâce aux informations conte­nues dans les téléphones. Ces portablesreprésenteront un mémorial pour lesproches. Ceux qui n’auront pas de pro­priétaire seront conservés et servirontde preuve dans l’histoire.

(Traduit du chinois parGeneviève Imbot­Bichet)

Fang Fang est une écrivaine chinoise. Elle préside depuis 2007 l’Association des écrivains du Hubei. Son dernier livre, « Les Funérailles molles » (L’Asia-thèque, 2019, publié en Chine en 2016), sur le sort tragique d’une famille de propriétaires terriens durant la révolution agraire, a reçu le prix Lu Yao 2017, mais lui avait valu d’être la cible d’attaques par les néomaoïstes. Ces « funérailles molles », ce sont les corps des « ennemis de classe » enterrés à même le sol, sans cercueil

A WUHAN, ON TRANSPORTE LES CADAVRES DANS DES SACS, EMPORTÉS SUR DES CHARRETTES

92 % DES MOBILES SONT TAPISSÉS DE BACTÉRIES, ET SUR 16 % SONT IDENTIFIÉES DES BACTÉRIES FÉCALES

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Samuel Moyn Sanders, l’extraordinaire transformationLe sénateur du Vermont est le meilleur des candidats à l’investiture démocrate, estime l’historien, car il promet un changement pour de nombreux Américains touchés par la montée des inégalités

L’imposante victoire de Bernie San­ders au Nevada, lors de la primairedu 22 février, a transformé le mondepolitique américain. Depuis cette

date, beaucoup de ceux qui nourrissaient des espoirs timides jubilent maintenant à l’idée qu’ils vivront peut­être un change­ment sans précédent – si M. Sanders bat Donald Trump aux élections de novembre.

L’argument le moins discutable quiporte à penser que Sanders peut gagner lesélections ? C’est tout simplement que les autres options sont pires. Pour les parti­sans de la « révolution » souhaitée par San­ders, le milliardaire et ancien maire de New York Michael Bloomberg et l’ancien vice­président Joseph Biden sont les héri­tiers de l’ancien régime.

Tout le monde sait en effet queM. Bloomberg, quelles que soient ses ten­tatives actuelles de dérobade, a mené àNew York une politique raciste de « stopand frisk » [expression signifiant littérale­

ment « arrêter et fouiller », que l’on pourrait traduire par « contrôle au faciès »] qui aconduit les Afro­Américains à redouter la police, et collaboré à envoyer toute une gé­nération de jeunes hommes en prison. Lors du débat au Nevada, la candidate pro­gressiste Elizabeth Warren l’a traité de « milliardaire qui parle des femmes en les traitant de “grosses” et de “lesbiennes à têtede cheval” [en référence aux accusations portées contre lui de harcèlement sexuel et de propos sexistes] ».

Inégalités galopantesAutrefois figure de proue des démocrates, Joe Biden a vu ses soutiens s’effriter. Sesperformances ont été inégales lors des dé­bats, et il a donné des signes de son grand âge. Pire : son soutien aux politiques favo­rables aux milliardaires et agressivement militaristes est de plus en plus désavoué par les Américains. Outre son vote pour la guerre en Irak en 2003, M. Biden occupait la vice­présidence quand Barack Obama agénéralisé les attaques de drones et envoyédes forces américaines se battre au Yé­men.. M. Biden a placé ses derniers espoirs dans la primaire de Caroline du Sud, le 29 février, où il l’a largement emporté.Mais M. Sanders reste malgré tout le candi­dat qui devrait le mieux faire le 3 mars, lorsque des primaires seront organisées dans 14 Etats.

A présent difficile à arrêter, la candida­ture de Bernie Sanders ouvre la voie à une extraordinaire transformation. Voir l’Amé­rique sortir de l’ombre de la guerre froide semble enfin possible. Dans la vision dumonde propre à cet âge révolu, l’Etat ne de­vait pas interférer avec la libre entreprise, tandis qu’il revenait à un empire – un mas­todonte militaire – de protéger la liberté dans le monde. Aux quatre coins des Etats­Unis, cette manière de voir n’a plus de

sens, en particulier pour les classes labo­rieuses et les jeunes, qui subissent de pleinfouet la précarité et les inégalités économi­ques. Les engagements de M. Sanders (uni­versité gratuite, protection de l’environne­ment, accès universel à la santé), maisaussi les coups qu’il porte aux inégalités galopantes, font de lui un candidat aimé des travailleurs, y compris de ceux qui ont voté pour M. Trump par dégoût pour la po­litique traditionnelle.

Ironie du sort, l’héritage de DonaldTrump ne sera peut­être pas le fascisme et la tyrannie, mais une ouverture inatten­due au changement. La barbarie de M. Trump rend le socialisme de M. Sandersindispensable. Bernie Sanders a de fer­vents partisans, de plus en plus nom­breux. D’autres seront obligés de le soute­nir, car leurs invectives contre DonaldTrump ne leur laissent pas d’autre option, si ce n’est l’hypocrisie.

Quelque chose de nouveauCeux qui ont gardé l’ère antitotalitaire comme cadre de référence affirment que M. Sanders, à cause de son opposition à l’empire américain et de son goût pour la redistribution socialiste des richesses, sera regardé comme celui qui aura ouvert lavoie à la servitude et à la tyrannie.

M. Sanders ne remportera peut­être pas laFloride. Le sénateur républicain de cet Etat, Marco Rubio, a dit ce que pensent beau­coup d’Américains d’ascendance cubaine comme lui : seules les dictatures marxistes assurent un système de santé minimum.Certains démocrates – pris d’angoisse face au succès de M. Sanders – ont été parmi les premiers à tenter de déployer une sorte de front antitotalitaire tant contre M. Trump que contre M. Sanders. Même quand les en­nemis de M. Sanders reconnaissent qu’ilest une espèce de socialiste démocrate, ils

perpétuent les vieilles peurs de la guerre froide en pointant du doigt son voyage à Moscou il y a trente ans ou le fait qu’il a dit, il y a quelques jours, que Fidel Castro avait aussi fait de bonnes choses.

Mais la situation a changé. Les Améri­cains sont de moins en moins nombreux àavoir connu la guerre froide. Au Nevada,M. Sanders a fait preuve de sa capacité à convaincre au­delà des électorats blancs del’Iowa et du New Hampshire, et à cons­truire une coalition multiraciale.

Les politiques sociales voulues parM. Sanders ne s’éloignent guère de cellesdéfendues par les Républicains avant quele parti ne vire réactionnaire – le président Eisenhower décriait l’expansion militaireet prônait une fiscalité élevée. Et à mesure qu’il expliquera aux électeurs la significa­tion de son socialisme, il deviendra de plusen plus clair que son discours est la pro­messe non pas de quelque chose de vieux, mais de quelque chose de nouveau, y com­pris pour une gauche européenne qui s’est fourvoyée il y a bien longtemps.

Les Américains veulent retrouver un es­pace de réforme confisqué depuis des dé­cennies dans leur pays. S’il gagne, M. San­ders pourrait aider l’Amérique à tourner la page de la guerre froide. Mais il pourraitaussi aider le monde à aller au­delà de la fin de l’histoire proclamée par les Etats­Unis après 1989, laquelle a laissé un fu­neste héritage, terreau des inégalités et desguerres sans fin.

(Traduit de l’anglais parValentine Morizot)

Samuel Moyn est professeur de droit et d’histoire à l’université Yale (Connecticut)

Sheri Berman « Bernie Sanders est particulièrement vulnérable aux attaques des républicains »

Pour l’historienne de la gauche et professeure à Columbia Sheri Berman, le candidat à l’investiture démocrate ne peut compter sur un large soutien de l’opinion, notamment en ce qui concerne le système de santé publique universel qu’il souhaite créer

ENTRETIEN

Sheri Berman est professeure descience politique au Barnard Col­lege de l’université Columbia (NewYork). Ses recherches portent sur le

populisme, le fascisme, l’histoire de la gau­che et l’histoire politique de l’Europe. Elle intervient régulièrement dans la presse américaine pour analyser la vie politique de son pays.

Le sénateur du Vermont Bernie Sanders fait aujourd’hui figure de favori dans la course à l’investiture démocrate en vue de la présidentielle. Est­il en mesure de défaire Donald Trump ?

Son programme politique et son posi­tionnement l’exposent tout particulière­ment aux attaques des républicains. Pres­que tous les sondages démontrent qu’il est loin d’avoir le soutien d’une majoritéd’Américains, ou même de démocrates. Bernie Sanders souhaite notamment la création d’un système de santé public uni­versel et une plus grande ouverture desfrontières à l’immigration. Ces proposi­tions sont loin de faire consensus. Les ré­publicains vont donc aisément pouvoir leprésenter comme un candidat d’extrême gauche éloigné de l’Américain moyen. Leparti de Trump tentera de diaboliser n’im­porte quel adversaire investi par les démo­crates, mais Sanders est particulièrement vulnérable.

A l’inverse quelles sont ses forces ?Ses supporteurs estiment que les Améri­

cains apprécieront son honnêteté. Ils croient que la cohérence dont il a fait preuve tout au long de sa carrière en défen­dant infatigablement les mêmes idées plaira. Son programme de transformationsradicales est également selon eux uneforce, car il introduit une rupture avec le passé. Il ne représente pas l’establishment,

ni le maintien du statu quo, comme les pré­sidents Bill Clinton et Barack Obama. Pour toutes ces raisons, les militants qui le sou­tiennent pensent que les Américains lui fe­ront confiance et verront en lui quelqu’un qui sera prêt à s’en prendre aux maux qui assaillent la société américaine.

Les Européens sont très attachés à leurs systèmes de santé publiques. Pourquoi adopter un tel modèle ne fait pas consensus aux Etats­Unis ?

Les Européens ont mis en place à la fin dela guerre des systèmes de santé publics. LesEtats­Unis n’ont toujours pas fait ce choix. Adopter ce modèle, comme le propose Sanders, demande l’abandon desassurances privées auxquelles ont souscritnombre d’Américains. Certains y sont atta­chés et considèrent que Sanders leur de­mande de faire un saut dans l’inconnu. Les

sondages démontrent généralement l’ab­sence de majorité en faveur de ce projet, qui fait d’autant plus peur que Sandersveut l’implanter le plus vite possible, sans avancer graduellement. Aucun républicainau Congrès ne le soutiendrait et plusieurs démocrates ne le suivraient pas. Pour y ar­river, il devrait non seulement gagner laprésidentielle mais aussi faire élire un très grand nombre de représentants et de séna­teurs aussi progressistes que lui. C’est rêveren couleurs.

Bernie Sanders peut cependant s’appuyer sur une base militante très mobilisée…

Sa stratégie électorale est périlleuse. Il estcertes devenu très difficile de faire des pro­nostics sur l’élection présidentielle, maisson projet est de gagner en suscitant un mouvement populaire sans précédent qui convaincra des électeurs généralement fai­blement mobilisés, tels que les jeunes oules Latinos, de venir voter en masse. L’en­thousiasme devrait, pense­t­il, lui permet­tre de l’emporter dans certains Etats cru­ciaux, en touchant des Américains qui ne se laisseraient pas séduire par un candidat plus conventionnel.

En réalité, rien ne prouve que cette straté­gie puisse fonctionner. Les éléments dont nous disposons sont même plutôt inquié­tants pour lui. Lors des premières primai­res qui se sont déroulées, le taux de partici­pation n’a pas été plus élevé que par lepassé. Il a même parfois été plus bas. L’en­thousiasme ne s’est donc pas manifesté. Par ailleurs, Sanders est le candidat qui

s’appuie le plus sur la jeunesse, qui vote peu, et celui qui dispose du plus faible sou­tien auprès des plus de 65 ans, soit l’électo­rat qui vote le plus. Enfin, plusieurs de ses critiques rappellent que, lors des élections de mi­mandat de 2018, les démocrates ont fait de larges gains en ralliant des électeursindépendants et des sympathisants répu­blicains qui n’apprécient pas Trump. Pour attirer des électeurs centristes, ce n’est peut­être pas le moment de faire des pro­positions radicales.

Certains dressent un parallèle entre Bernie Sanders et l’ancien leader du Parti travailliste britannique, Jeremy Corbyn, qui a conduit le Labour à l’une de ses pires défaites. Cette comparaison vous semble­t­elle pertinente ?

Ils ont en effet en commun de souhaiterdes changements radicaux, de bénéficier du soutien des plus jeunes et de ne pas être représentatifs de leur parti. Mais il y a aussi d’importantes différences. Sanders est beaucoup plus charismatique. Il a égale­ment su faire preuve de pragmatisme pour s’entendre avec ses collègues du Sénat. Cor­byn était bien plus isolé à Westminster. Par ailleurs, l’image de Corbyn a été considéra­blement ternie par l’antisémitisme au sein de son parti. Sanders n’est pas confronté à ce genre de controverses. En revanche, il aexprimé de la sympathie pour certains régi­mes non démocratiques et brutaux. Il a souligné certains apports du communismeen Russie et s’est montré élogieux envers le régime vénézuélien. Il vient de souligner les progrès enregistrés à Cuba sous Fidel Castro en matière d’éducation ou de santé, ce qui n’est pas faux, mais risque de lui coû­ter la Floride où de nombreux Cubains anti­castristes se sont installés. Les républicains feront leur miel de ces déclarations.

propos recueillis parmarc­olivier bherer

POUR ATTIRER DES ÉLECTEURS CENTRISTES, CE N’EST PEUT-ÊTRE PAS LE MOMENT DE FAIRE DES PROPOSITIONS RADICALES

LA BARBARIE DE DONALD TRUMP REND LE SOCIALISME DE BERNIE SANDERS INDISPENSABLE

Le contexteLe sénateur du Vermont

Bernie Sanders cherche à

confirmer sa position de fa-

vori dans la course à l’inves-

titure démocrate à l’occa-

sion du Super Tuesday,

mardi 3 mars, avec des pri-

maires organisées dans

14 Etats, dont la Californie.

Le 29 février, lors du vote en

Caroline du Sud, il a terminé

deuxième avec 20 % des

voix. Il l’avait précédemment

emporté dans le New

Hampshire et le Nevada,

après avoir fini deuxième

dans l’Iowa. Bernie Sanders,

en tête dans les sondages, a

cependant de nombreux dé-

tracteurs, qui estiment qu’il

ne sera pas en mesure de

battre Donald Trump s’il est

le candidat retenu pour l’af-

fronter en novembre. Son

programme est jugé trop à

gauche et son projet trop ra-

dical. Son principal rival

dans les sondages natio-

naux, l’ancien vice-président

Joe Biden, est relancé par sa

victoire en Caroline du Sud

et le retrait, dans la nuit du

1er au 2 mars, de Pete

Buttigieg. L’ancien maire de

New York, le milliardaire

Michael Bloomberg,

complète le trio de tête et

participe à ses premières

primaires le 3 mars.

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ANALYSE

A méricanisation de la vie politiquefrançaise ? Ingérence russe ? Ven­geance pornographique ? Le ven­dredi 14 février dernier, le candi­

dat LRM à la Mairie de Paris Benjamin Gri­veaux annonçait qu’il se retirait de la course aux municipales. Une vidéo à caractère sexuel et des messages connotés quel’homme politique, marié et père de famille, aurait adressés via Instagram et FacebookMessenger à une étudiante en droit de29 ans, Alexandra de Taddeo, circulaient de­puis 48 heures sur les réseaux sociaux, initia­lement mis en ligne par l’artiste contesta­taire russe Piotr Pavlenski.

Si on l’envisage sous un angle qui n’est nicelui d’une géopolitique opérant au­dessous de la ceinture ni celui de la comédie de mœurs, l’affaire Griveaux témoigne, plus ba­nalement, des profondes mutations subiespar la grammaire de la séduction au temps du numérique. Jusqu’à une époque récente,les rencontres étaient intriquées dans la vie sociale, associées au travail, au voisinage,aux études, aux loisirs. La carte de Tendre s’inscrivait dans un script romantique où la flèche de Cupidon venait vous frapper à l’im­proviste, à un arrêt de bus ou au détour d’un cours de salsa. L’apparition des sites de ren­contres dans le courant des années 1990 auxEtats­Unis a profondément changé la donne.

Accédant au statut d’activité en soi, la sé­duction s’est rationalisée, insularisée, s’envi­

sageant dès lors au travers de l’intermédia­tion technologique, gage d’une optimisationpermettant prétendument de faire se corres­pondre les profils. Si ce nouvel appareillagen’a pas fait disparaître l’aspiration à une con­jugalité sincère, il a eu pour corollaire de pla­cer un écran de smartphone ou d’ordinateur entre vous et l’autre. La coprésence de deux corps n’étant plus le préalable obligé de touterencontre, la prise de contact passe désor­mais par d’autres canaux, l’écrit, le son,l’image. Sous l’effet de ce formalisme revisités’est alors amplifié un phénomène que le so­ciologue canadien Michel Dorais nomme « lasexualité spectacle » (titre d’un livre paru en 2013 chez H & O Essai). Tournées vers l’ex­térieur, mises en lumière, activement scéna­risées, nos vies amoureuses sont progressi­vement passées de l’intime à l’extime, par­courues par le désir (et la nécessité) de rendrevisibles certains aspects personnels relevant jusque­là du privé.

« Alors que la sexualité bourgeoise se limi­tait à l’intimité de la chambre à coucher, lasexualité est aujourd’hui une caractéristique visible du soi, régulée par un régime scopique de consommation », résume la sociologue Eva Illouz dans La Fin de l’amour. Enquête surun désarroi contemporain (Le Seuil, 2020).Sur ce marché de la conquête, l’image estdevenue – pense­t­on naïvement – notre meilleure monnaie d’échange. A l’instar de laphoto de meuble postée sur le site de vente en ligne Le Bon Coin pour aguicher l’ache­teur, le dévoilement des organes génitaux,

qui constituait bien souvent le terme d’un processus de séduction classique, est désor­mais envisagé, via les réseaux sociaux, sous l’angle inaugural du produit d’appel – ou duharcèlement, si la chose n’est pas consentie. La pratique est si banalisée que l’ancienne miss France Camille Cerf, lasse de recevoir des « dick pics » (clichés de pénis non sollici­tés), s’en est émue sur son compte Twitter.D’après un sondage IFOP de novembre 2018, 42 % des femmes présentes sur les sites de rencontres ont déjà eu à connaître l’envoi de photos d’organes sexuels, cette proportiongrimpant jusqu’à 63 % chez les femmes de moins de 25 ans.

« Des produits à monnayer »Bien sûr, ce lien sommaire entre séduction masculine supposée et génitalité triomphale­ment exposée ne date pas d’aujourd’hui. Maisil se trouve désormais assorti de moyens de production et de diffusion de masse, le toutinscrit dans un climat social qui encourage vi­vement le dévoilement. De nos jours, plus personne ne s’étonne d’entendre son voisin de palier confier les détails de sa jouissance prostatique dans un podcast ou de voir son postier poser nu dans un calendrier.

Voilà pourquoi, même si nous n’en parta­geons pas forcément les pratiques, une partde nous se reconnaît dans les déboires de Benjamin Griveaux, pris dans les rets de la sexualité spectacle. « Si l’on considérait autre­fois que la vie privée et la dignité étaient néces­saires à l’épanouissement personnel, qu’elles

étaient des besoins humains fondamentaux, un équivalent psychique de l’air et de l’eau,nous avons aujourd’hui tendance à les voircomme des marchandises, des produits à monnayer », écrit Bernard E. Harcourt, pro­fesseur de philosophie politique à l’univer­sité Columbia, à New York, dans son livre LaSociété d’exposition. Désir et désobéissance à l’ère numérique (Seuil, 2020). A une époque où se pratique « la veille totale », de nos préfé­rences en matière de Tacos jusqu’à la physio­nomie de nos organes génitaux, plus rien ne doit rester dans l’ombre.

C’est sous le masque du progressisme com­portemental qu’avance le plus efficacement cette entreprise d’éducation à la transpa­rence. Elle ne repose plus sur un orwellisme contraignant, mais flatte au contraire notre appétit de jouissance égotiste, notre envie d’être vu, titille à coups de dopamine nos mé­canismes psychiques de récompense, jusqu’à nous rendre oublieux des traces numériques que nous disséminons un peu partout. La particularité de cette sexualité spectacle est que nous en sommes tout autant les victimesque les rouages enthousiastes. Plus qu’untremplin vers un tiers désiré, elle peut donc s’envisager, en parenté avec le modèle de la Bourse, comme un mode d’évaluation per­manent et inquiet de notre capital érotique sur le marché de la séduction. Un dialogue de soi à soi où, au nom de la réassurance narcis­sique, l’autre se trouve ravalé au rang de sim­ple prétexte concupiscent.

nicolas santolaria

LA PARTICULARITÉ DE CETTE SEXUALITÉ SPECTACLE EST QUE NOUS EN SOMMES 

TOUT AUTANTLES VICTIMES

QUE LES ROUAGES ENTHOUSIASTES

L’affaire Griveaux, ou la banalisation de la sexualité spectacle

Khalil TafakjiCartographe patrioteCe géographe dressa la première carte palestinienne de la Palestine. De son travail, il acquit la conviction que l’implacable extension des colonies rendait impossible un Etat palestinien viable

PORTRAIT

Dans la mythologie grecque,Cassandre était connue poursa grande beauté et ses pré­dictions funestes auxquelles

personne ne voulait croire. Dans leconflit israélo­palestinien, Cassandre s’appelle Khalil Tafakji. On n’a pas plus voulu le croire quand il prédi­sait, dès le début du processus de paix d’Oslo, l’impossibilité d’un futurEtat palestinien. Pourtant, Khalil Tafakji ne lisait pas dans l’avenir, juste dans les cartes de géographie.

Naître en 1950 à Jérusalem donnequelques prédispositions pour la géographie. La Palestine n’existe pas encore : la Cisjordanie est sous admi­nistration jordanienne et la bande de Gaza est contrôlée par l’Egypte.Israël vient de doubler de surface à lafaveur de la guerre de 1948. Enfin,contrairement au plan de partage des Nations unies qui prévoyait pourJérusalem un statut international, la Ville sainte est divisée en deux, entreIsraéliens d’un côté et Jordaniens de l’autre. Ces derniers contrôlent l’in­tégralité de la vieille ville et donc les principaux lieux saints.

Khalil Tafakji rapporte dans sonlivre 31° nord, 35° est. Chroniques géo­graphiques de la colonisation israé­lienne (La Découverte, 256 pages, 19 euros), coécrit avec la journaliste du Monde Stéphanie Maupas, une anecdote illustrant bien combien la géographie n’est pas une science abs­traite dans sa ville de naissance. En traçant sur une carte la ligne du ces­sez­le­feu conclu le 3 avril 1949 avec laJordanie, l’officier israélien Moshe Dayan et son homologue jordanien Abdallah Al­Tal, le premier avec un feutre vert et le second avec un feutre rouge, ne se doutaient pas alors que ce trait deviendrait la référence du rè­glement du conflit israélo­palestiniendes années plus tard. Cette ligne de cessez­le­feu, surnommée la « ligne verte », ne fut matérialisée qu’en 1962.Cinq ans plus tard, Israël l’effaçait en envahissant la Cisjordanie et Jérusa­

lem­Est – ainsi que la bande de Gaza, le plateau du Golan et la péninsule duSinaï. La ligne verte est devenue, de­puis, l’alpha et l’oméga des résolu­tions de l’ONU concernant l’occupa­tion israélienne.

Ruses infiniesLa géographie est avant tout la sciencedes militaires et des diplomates. Ceuxqui conquièrent ou défendent un ter­ritoire et ceux qui en fixent ensuite les limites dans les traités. Mais que faire quand on est une nation sans territoire, un peuple sans pays ? Ce n’est ni un hasard ni une négligence s’il n’existait aucune carte récente de la Palestine au moment où Khalil Ta­fakji a commencé à travailler, en 1983, pour la Société d’études arabes fon­dée par le leader nationaliste palesti­nien Fayçal Al­Husseini. A l’époque, il était strictement interdit aux Palesti­niens par les autorités d’occupation de dresser, de posséder ou de se déplacer avec une carte. « Je compris ainsi [à l’université] que la géographie était une arme. Je décidai d’être carto­graphe », écrit Khalil Tafakji.

Le goût de la géographie et des car­tes lui est venu très tôt. « Mon père était un militaire. Il avait toujours des cartes dans son bureau. Ça me fasci­nait, explique­t­il à l’occasion de savenue à Paris pour présenter son li­vre. Puis un professeur m’a encouragé dans cette voie. Enfin, à l’université de Damas, où j’ai étudié, j’ai compris que

au sud de Jérusalem], raconte le géo­graphe. C’est à partir de 1977, avec l’ar­rivée de la droite nationaliste au pou­voir, que le projet de colonisations’étend à l’ensemble de la Judée­Sa­marie, l’appellation juive pour la Cis­jordanie. » En 1991, Ariel Sharon met au point le « plan des sept étoiles »,consistant à implanter des coloniessur le tracé de la ligne verte, pour en effacer les contours autant que pour « contenir » la Cisjordanie derrièreun « mur démographique ». La cons­truction du mur de séparation, à par­tir de 2002 parachève le processus.

« Une grande prison »Khalil Tafakji, infatigable arpenteur de la Cisjordanie, a vu les colons puis l’ensemble de la société israélienne seradicaliser en une décennie : « Cela a commencé en 1995 avec l’assassinat d’Ytzhak Rabin par un extrémiste juif, suivi d’une vague d’attentats du Ha­mas, parallèlement à l’arrivée massive de juifs de l’ex­URSS. Et cela s’est ter­miné en 2006 avec la disparition du “camp de la paix” après le retrait de Gaza ordonné par Ariel Sharon, puis son accident cérébral. » Des années marquées par l’échec du processus d’Oslo puis, à partir de 2000, de la deuxième Intifada, qui a enterré les espoirs de paix.

Yasser Arafat a­t­il eu tort de s’enga­ger dans le processus d’Oslo et d’ac­

cepter de laisser pour la fin le règle­ment des questions les plus épineu­ses (statut de Jérusalem, retour des réfugiés, partage de l’eau, tracé des frontières) ? Pour le leader de l’OLP, lescolonies, Jérusalem et la Palestine étaient des concepts abstraits, en rai­son du long exil qui lui était imposé. Après son retour, M. Tafakji lui fit uneprésentation, en 1995, pour conclure qu’un Etat palestinien était impossi­ble. Il raconte la scène dans son livre. Arafat, qui avait une confiance sans bornes dans sa capacité de négocier, le prit mal. Mais à l’époque, seul Kha­lil Tafakji connaissait l’étendue futuredes colonies en cours de constructionet l’ampleur des zones de sécurité les entourant. « Il était clair que l’objectif, dès le départ, était de nous enfermer dans une grande prison, conclut le cartographe. Désormais, le but est atteint. C’est un désastre, et c’est le soi­disant “deal du siècle” de Trump. »

Pour lui, c’est pourtant Israël qui ale plus besoin d’un accord de paix équilibré, « car la prochaine généra­tion n’est pas comme la nôtre. Elle ne connaît pas les Israéliens et a grandi sous l’apartheid israélien ». « Sinon, prévient Khalil Tafakji, les Israéliens connaîtront le même sort que les colons français après cent trente ans de présence en Algérie. Et non pas celuides Blancs en Afrique du Sud. »

christophe ayad

« À L’UNIVERSITÉ, J’AI COMPRIS QUE LES PALESTINIENS AVAIENT 

PERDU LEUR PAYS EN 1947, CAR ILS 

N’AVAIENT AUCUNE IDÉE DE SES CONTOURS »

KHALIL TAFAKJI

les Palestiniens avaient perdu leur pays en 1947 car ils n’avaient aucune idée de ses contours et de ses frontiè­res. » Après ses études, il travaille en Libye de 1976 à 1980 pour une sociétéallemande construisant des routes. A son retour en Palestine, il est incar­céré un an pour appartenance à l’OLP,alors considérée par Israël comme une organisation terroriste.

Peu après sa sortie, il est contactépar Fayçal Al­Husseini, qui lui de­mande d’établir la première carte pa­lestinienne de la Palestine. Le leader hiérosolymite, descendant d’une lon­gue lignée nationaliste, comprend que le meilleur moyen de préparer l’avènement d’un Etat indépendant est de le doter d’institutions. « Nous sommes partis de rien. Nous avons re­cueilli des données d’Israël, des Etats­Unis, de la Turquie, de Jordanie. Tout sefaisait sur papier et au crayon », ra­conte le cartographe. Cette première carte fut établie au prix de ruses infi­nies, d’innombrables visites sur le terrain, y compris dans les colonies, et d’une vraie enquête historique.

Car dresser un portrait de la Pa­lestine historique, c’est se replonger dans les atrocités des guerres de 1948 et 1967 : déplacements de population,villages rasés, toponymie effacée dela carte et des mémoires. Ainsi, la ville israélienne de Netanya a été bâ­tie sur les ruines du village arabe d’Oum Khaled, l’aéroport Ben Gou­rion de Tel­Aviv sur les décombres d’Al­Abbasiyeh. « 530 villages arabes ont été démolis entre 1948 et 1950, es­time Khalil Tafakji. En 1967, quatre vil­lages supplémentaires ont été rayés dela carte, remplacés par Canada Park. » Il est l’un des premiers à avoir saisi l’ampleur de cette politique systéma­tique consistant à donner aux lieux d’origine arabe des toponymes hé­breux. Elle s’est poursuivie en Cisjor­danie, après 1967, lors de ce qu’on ap­pelle la colonisation.

« L’Etat, alors contrôlé par les travail­listes, s’est concentré au début sur la vallée du Jourdain, Jérusalem­Est et le Goush Etzion [un groupe de colonies

YANN LEGENDRE

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L es adversaires de l’« idéo­logie mondialiste » et desa traduction économi­que attendaient obscuré­

ment la manifestation du cygnenoir. L’événement brutal auxeffets destructeurs que l’on rangeau rayon des histoires improba­bles par incapacité à envisager le pire est survenu, tranchent­ils,sûrs de leur fait : le Covid­19 si­gne l’arrêt de mort de la mondia­lisation. Vraiment ? L’épidémiedue au coronavirus, qui se ré­pand à travers le monde, a au moins eu l’effet bénéfique de dé­montrer l’inquiétante dépen­dance des économies occidenta­les à la Chine. L’« usine dumonde » fabrique produits etcomposants d’une importance vitale ou stratégique.

Le géant n’a jamais aussi bienporté son nom d’« empire du Mi­lieu ». Il occupe désormais une place centrale dans les chaînes de valeur mondiales, place qu’on la lui a donnée sans être trop regar­dant en l’admettant, en 2001, au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Son irrésis­tible ascension, jusqu’à produire près de 30 % des biens manufac­turés, s’est en partie faite, on lesait, au mépris de règles suivies par ses concurrents (pillage tech­nologique, fermeture de marchés locaux, aides d’Etat massives, soutiens anticoncurrentiels aux exportations…). Au nom d’un « made in World » que l’OMC, l’OCDE et la Cnuced (Conférence des Nations unies sur le com­merce et le développement) ju­geaient gagnant­gagnant pour tout le monde.

La logique des avantages com­paratifs de chaque nation a été poussée à l’extrême. « Les chaînes de valeur comptent pour 75 % de lacroissance du commerce total, et la Chine représente la source laplus importante de cette expan­sion », rappelle Stephen S. Roach, économiste et ex­président de Morgan Stanley Asie, dans Les Echos. La fragilité de la division internationale du travail, qui faitqu’un Airbus ou un iPhone est unassemblage de sous­produits fa­briqués dans le monde entier, était apparue, en mode mineur, lors de l’épidémie de SRAS (2003)et du tsunami au Japon (2011), quiavait bloqué les industries auto­mobiles nipponne, chinoise, américaine et européenne. Tout était vite rentré dans l’ordre éco­nomique global.

Rien de tel avec le coronavirus.« L’épidémie change la donne de la mondialisation et montre que, dans certaines filières, les difficultésd’approvisionnement peuvent po­ser un problème stratégique », a re­connu le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, en citant les batte­ries électriques (à 95 % asiatiques) ou les principes actifs à la base des médicaments (80 %). S’y ajoutent terres rares indispensables aux produits high­tech, panneaux so­laires, matériels électriques, com­posants électroniques… Alerte à Bercy ! Tous les secteurs de l’indus­trie seront passés au crible pour identifier les « vulnérabilités stra­tégiques d’approvisionnement » ; il est « impératif de relocaliser un cer­tain nombre d’activités ».

Même ses thuriféraires du FMIet de l’OCDE sont revenus depuis dix ans de leur vision irénique dela mondialisation. D’autres fac­

teurs que le « choc viral » favori­sent une régionalisation accrue des productions et des échanges : le réveil (tardif) des Européens surquelques secteurs industriels clés,la robotisation qui permet de re­localiser à moindre coût, la lutte contre le réchauffement climati­que, qui appelle moins de trans­ports, le conflit sino­américain. « Ce choc peut se combiner à la guerre commerciale pour faire évoluer les stratégies des multina­tionales vers plus de diversificationet, souvent, une priorité donnée à l’approvisionnement régional », analyse sur son blog le directeur du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii), Sébastien Jean.

Fin de cycleBeaucoup se félicitent à grands cris de chaque coup de boutoir donné au « mondialisme ». Unpeu vite, car les raisons de cette segmentation des productions nedisparaîtront pas du jour au len­demain. Les pays émergents of­frent encore bien des avantages à leurs donneurs d’ordres des na­tions riches. Et d’abord une main­d’œuvre abondante, sou­vent bien formée et toujours meilleur marché dans de nom­breux secteurs, des ouvrières du textile au Bangladesh aux ingé­nieurs informatiques en Inde.

Cette épidémie, fût­elle très sé­vère, n’entraînera donc pas de re­tour en arrière brutal et définitif d’un phénomène en expansion continue depuis la fin du MoyenAge, tout juste freiné par quel­ques périodes de replis autarci­ques. La Grande Peste, qui tua un tiers des Européens autour de1350, n’empêcha pas, quelques dé­cennies plus tard, la naissanced’une économie plus globale où chaque pays a apporté ses pro­duits et ses services. C’est même àpartir du XVe siècle que se consti­tuèrent en Europe les « écono­mies­monde », selon le terme forgé par Fernand Braudel.

Le grand historien français,mort en 1985, n’eut pas le loisird’inscrire les « trente glorieuses » chinoises dans la longue histoire de ces « économies­monde », qu’il définit ainsi dans La Dyna­mique du capitalisme (Flamma­rion, Champs, 2018) : « l’économied’une portion de notre planète,dans la mesure où elle forme un tout économique », avec une ville­centre aux multiples richesses, sapériphérie et ses marges lointai­nes qui, « dans la division du tra­vail qui caractérise l’économie­monde, se trouvent subordonnées et dépendantes ».

Ainsi se succédèrent la domina­tion de quatre cités­Etats de Ve­nise, Anvers, Gênes et Amster­dam, puis celle de Londres et de l’Angleterre à la fin du XVIIIe siècle,enfin de New York et des Etats­Unis au XXe. Avant l’émergence, il y a trente ans, d’un système glo­bal, unique dans l’histoire, dont la circonférence est partout et le cen­tre nulle part. Ce cycle s’achève. La volonté du président américain dedécoupler les Etats­Unis de la Chine et même de la vieille Eu­rope annonce un probable retour à plusieurs « économies­monde ». Le meilleur agent de la démondia­lisation, ce n’est pas le Covid­19, mais le Trump­20.

I l y a près de deux décennies, le 11 sep­tembre 2001, une unité d’Al­Qaida par­venait à attaquer le cœur des Etats­

Unis, à New York et à Washington. Les chefsdu mouvement djihadiste international,dont Oussama Ben Laden, vivaient alors enAfghanistan, où le gouvernement talibanleur avait accordé l’hospitalité. Les talibans et Washington prirent chacun une décisionqui changea à jamais l’histoire de l’Afgha­nistan et du monde : les premiers, même s’ils n’étaient pas complices des attaques du 11­Septembre, refusèrent de livrer auxAméricains leurs camarades islamistes ; les seconds, après une guerre victorieuse de trois mois menée sur le terrain par des moudjahidin afghans contre Al­Qaida et lestalibans, décidèrent d’entraîner la commu­

nauté internationale dans une occupationà long terme du pays.

Le monde paie encore le prix de ces deuxfunestes décisions – la troisième ayant été, en 2003, le choix de Washington d’envahir et d’occuper l’Irak, un pays n’ayant aucun lien avec Al­Qaida. Même si les chefs de l’« opération 11­Septembre », dont Ous­sama Ben Laden, ont été depuis longtemps tués ou arrêtés, principalement au Pakis­tan, lors d’opérations de police ou de forcesspéciales, la politique de l’administrationBush d’envahir militairement des pays aprovoqué des millions de morts et ébranlé toutes les règles internationales.

L’accord de paix signé entre Washingtonet les talibans à Doha, samedi 29 février, estdonc historique. Même si une paix afghanedéfinitive est loin d’être acquise, il met fin àdix­huit années de gâchis. Le choix de Donald Trump doit ainsi être salué : s’il est le second président américain d’affilée,après Barack Obama, à avoir été élu notam­ment sur une promesse de retrait de l’ar­mée américaine d’Afghanistan et d’Irak, il a le courage de tenter de mettre fin à la plus longue guerre de l’histoire de l’Amérique, etle courage d’oser accepter une paix en forme de défaite.

Car il ne faut pas s’y tromper : cet« accord » entre ennemis est clairement une défaite pour l’Amérique et ses alliés.Les talibans ont d’ailleurs immédiatement

signifié qu’ils le comprenaient comme une victoire. Cela peut paraître désagréable à une communauté internationale qui s’étaitengagée comme un seul homme derrière George W. Bush en Afghanistan, mais c’estun fait. Si les moudjahidin afghans avaient gagné, avec le soutien de Washington, laguerre légitime contre Al­Qaida de l’automne 2001, les Américains et leurs al­liés de l’OTAN ont perdu la guerre inutile dedix­huit ans qui a suivi.

La principale fragilité de l’accord de Dohaest que le gouvernement afghan, même s’ila été tenu au courant des négociations, n’en est pas cosignataire. Le cœur de l’en­tente est de prévoir un retrait militaireaméricain en échange d’un arrêt du sou­tien taliban aux groupes djihadistes inter­nationaux. Pour le reste, Kaboul et les tali­bans doivent, à partir de maintenant, par­venir à imposer un cessez­le­feu durable, etnégocier l’avenir du pays.

Vont­ils accepter de partager le pouvoir ?L’Afghanistan sera­t­il une démocratie ou un émirat islamique ? Que deviendront les minces progrès accomplis sur le champ de ruines des dix­huit dernières années, no­tamment en matière de droits humains, et particulièrement de droits des femmes ?L’Afghanistan entre dans une nouvelle ère, elle aussi pleine d’incertitudes. Au moinsappartient­il dorénavant aux Afghansd’écrire la suite de leur histoire.

ÉCONOMIE  |   CHRONIQUEpar jean­michel bezat

Le coronavirus et la démondialisation

LES PAYS ÉMERGENTS OFFRENT ENCORE

UNE MAIN­D’ŒUVRE ABONDANTE

ET BON MARCHÉTirage du Monde daté dimanche 1er ­ lundi 2 mars : 194 618 exemplaires

AFGHANISTAN :UNE PAIXEN FORMEDE DÉFAITE

L’ÉPIDÉMIE DÉMONTRE L’INQUIÉTANTE DÉPENDANCE

DES ÉCONOMIES OCCIDENTALES

À LA CHINE

UNATLAS EXHAUSTIF Pour chacun des 198 pays dumonde,les chiffres-clés (population, PIB, part du commerce avec laChine et les Etats-Unis…), une carte et une analyse politiqueet économique de l’année par les correspondants duMonde.

UN PORTFOLIO 17 pages des meilleures photos d’actualitéde l’année, sélectionnées par le service photo duMonde.

INTERNATIONAL Les protestations populaires qui ont rythmé2019 plongent le monde dans une profonde incertitude, surfond de tensions politiques et économiques entre les Etats-Unis et la Chine. Les convulsions du Moyen-Orient accentuentlamontée du sentiment d’inquiétude.

PLANÈTE Les Etats ne sont pas parvenus à des résultatstangibles lors de la COP25, alors que les phénomènesclimatiques se multiplient. Les sociétés civiles se sontdavantage mobilisées, secouant les consciences pour lasauvegarde de la planète.

FRANCE Emmanuel Macron poursuit ses réformes,malgré lemouvement des «gilets jaunes» et la vaste contestationsociale hostile à la réforme des retraites. Le mécontentementdu peuple aura-t-il une incidence pour la majoritéprésidentielle lors des élections municipales de mars 2020 ?

IDÉESDeKamel Daoud àNancyHuston en passant par CécileDutheil de la Rochère, Olivier Beaud, Fabienne Brugère,Patrice Maniglier, Dominique Schnapper… les textes publiésdans Le Monde qui ont marqué l’année 2019.

220 PAGES

12 €

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Page 30: Le Monde - 03 03 2020

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