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CRITIQUES LIVRES 154 | D’Un si grand silence à une folle espérance Sabine Péglion 156 | Sade entre rapport de police et liberté romanesque Michel Delon 159 | Essentielles fragilités Frédéric Verger 162 | Comment ne pas être oublié par la postérité Patrick Kéchichian 165 | Objectif Bazin Stéphane Guégan CINÉMA 167 | Destins de femmes Richard Millet EXPOSITIONS 170 | Le goût amer de la mobilité Bertrand Raison DISQUES 173 | Berlioz, Offenbach : deux anniversaires réussis Jean-Luc Macia

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CRITIQUES

LIVRES

154 | D’Un si grand silence à une folle espérance›Sabine Péglion

156 | Sade entre rapport de police et liberté romanesque›Michel Delon

159 | Essentielles fragilités›Frédéric Verger

162 | Comment ne pas être oublié par la postérité›Patrick Kéchichian

165 | Objectif Bazin›Stéphane Guégan

CINÉMA

167 | Destins de femmes›Richard Millet

EXPOSITIONS

170 | Le goût amer de la mobilité›Bertrand Raison

DISQUES

173 | Berlioz, Offenbach : deux anniversaires réussis›Jean-Luc Macia

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LIVR E S

D’Un si grand silence à une folle espérance› SabinePéglion

« Amorcito, tu es morte brusquement le 7 juillet 1991, loin de moi. » L’incipit d’Un si grand silence (1) porte en lui toute l’ambiguïté et la force de ce dernier ouvrage de Jacques Robi-

net. Volontairement j’utilise ce terme imprécis, car comment le dési-gner ? Est-ce un récit autobiographique ? La chronique d’un deuil ? Un ultime dialogue ? Un fragment de journal ?

J’y vois plutôt un long chant d’amour, profond, grave, mais jamais désespéré. Chant orphique, tentant de faire revenir du monde des morts l’être tant aimé. Chant pour rompre ce « si grand silence » qui le laisse désemparé. Peu importent les conventions, les règles, nul souci de « lit-térature », ce qui se joue ici est de l’ordre de la survie. La disparition de la mère, cette absence à laquelle il est confronté, ce « jamais plus » dévas-tateur, seule l’écriture pourra y faire barrage. Elle lui permettra de ne pas être emporté par ce flot d’instants, d’images qui reviennent avec une vio-lence d’autant plus grande qu’il sait désormais que d’autres n’existeront plus, qu’il faudra vivre de souvenirs. Les mots, leur vérité, leur pouvoir incantatoire surgissent. « Aujourd’hui je comble ton absence avec des mots. » Ils parviendront à canaliser la douleur car ils possèdent la capacité non seulement de donner forme et consistance à une ombre mais, et c’est ce qui en fait un grand texte, par la justesse de leur choix, l’alternance de formes dans la construction textuelle, d’aller au-delà du singulier et de toucher à l’universel. Nous sommes bien là face à des fragments auto-biographiques, narrateur et auteur se confondent. Mais nulle « mise en scène ». L’urgence de la parole est là. Son absolue sincérité, hors de tout pathos, ne peut que résonner en nous. Ainsi Jacques Robinet alterne-t-il passages narratifs retraçant la vie de sa mère, des fragments de sa propre enfance et des souvenirs lointains ou si proches avec, comme unique fil conducteur, ce dialogue interrompu qu’il tente désespérément de réta-blir : « Son monde murmure en moi et ne veut pas mourir. » « Mère je

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porte en moi tous tes trésors : non plus toi, mais moi, devenu arche d’al-liance. » La douleur surgissant de ce départ, ressenti comme un abandon, le laissant sans repère : « Ils ont brûlé ton corps. Je n’ai plus de rivage. »

Longtemps il fut celui qui écoutait, préservant une mère qu’il sen-tait fragile, maintenant « c’est toi qui écoutes, Amorcito. Je n’ai plus à te ménager et je sais que tu peux tout entendre ».

Se mêle alors à ce chant orphique un regard sur son existence, sur les rencontres, avec leur part de déchirures et leur part de bonheur. Nul souci d’ordonner, de conserver une chronologie. Ce qui confère à ce texte toute sa puissance, c’est la transparence de cette voix, sa luci-dité. Voix claire qui n’occulte rien, se dévoile, car écrire c’est encore pouvoir lui parler.

Psychanalyste, il mesure aussi bien l’importance de l’écoute que la nécessité de la formulation. « Je te parle de moi afin de me trouver. » On suit, avec émotion et gratitude, cette voix qui avoue ses doutes, ses faiblesses, qui retrace les rencontres qui ont illuminé son existence, ce qu’il leur doit. De celle avec Julien Green, il nous dira : « Il m’a appris ce don de la confiance qu’un homme peut offrir à un autre, malgré tout ce qui les sépare. » Il nous parlera de cette « sourde complicité » qui l’unit à François Mauriac. De Jacques Maritain, qualifié de « plus grand philosophe chrétien de ce siècle », il conserve ce message essen-tiel et pourtant si complexe  : « se regarder avec douceur ». Françoise Dolto, à qui il doit « le meilleur de sa formation », est évoquée dans sa pratique avec une respectueuse admiration. En nous livrant la traversée de sa vie, Jacques Robinet nous offre un itinéraire à la fois intellectuel et spirituel. Le silence brutal dans lequel l’a projeté la mort de sa mère et l’introspection suivie de sa rédaction lui permettent d’accéder à ce que Saint-John Perse attribuait comme fonction au poète, dans la 3e section de Vents (« son occupation parmi nous : mise en clair des messages » (2)). Les années d’analyse n’avaient pu parvenir à le faire affleurer à sa conscience. En laissant venir à lui les images, les instants déterminants de son existence, en libérant avec lucidité les mots, il parvient à se trou-ver, et plus encore, à s’accepter. En cela il nous ouvre une voie pour que nous puissions parvenir à trouver… notre voix. « Notre amour ne m’a pas détruit. Il m’a épuré, obligé à donner le meilleur de moi-même. »

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Il peut alors réellement naître enfin au monde. « Avec des mots je me refais un corps qui n’est plus le tien, ma mère. » Et ce chant de deuil, par la force d’une prose qui par moments se fait poème, devient un chant d’espérance, un hymne à la vie (« Je n’ai plus peur du jugement des hommes. Vers eux je m’avance à visage découvert. Qu’ils me traitent de fou, peu m’importe, s’ils perçoivent aussi l’espérance qui m’habite ») où la mort n’apparaît plus comme un arrachement mais comme un effacement vers la lumière : « L’agonie du jour me délivre son message de tendresse. Je veux croire, Amorcito, que tu es partie sans souffrir, comme le jour exténué s’apaise et rayonne en retrouvant la nuit. Et j’espère que dans cette nuit pour moi infranchissable, tu as rencontré, toutes peines effacées, la lumière infinie où la beauté du monde naît et se consume pour renaître sans fin. » On ne peut que saluer les Éditions de la Coopérative pour avoir non seulement publié ces pages mais y avoir associé, en parfaite résonance, une magnifique gouache sur papier de Renaud Allirand.1. Jacques Robinet, Un si grand silence, Éditions de la Coopérative, 2018.2. Saint-John Perse, Vents, in Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque le la Pléiade », 1982, p. 219.

LIVR E S

Sade entre rapport de police et liberté romanesque› MichelDelon

I l fut longtemps infréquentable, mais il est passé des livres de psy-chiatrie à ceux d’histoire littéraire, avant de devenir au XXe siècle une référence obligée des avant-gardes. Il est accueilli en 1990

dans la « Bibliothèque de la Pléiade » et le bicentenaire de sa mort en 2014 a été l’occasion d’une célébration au musée d’Orsay, mise en scène par Annie Le Brun. C’était trop d’honneur, selon Michel Onfray, qui y alla de son pamphlet pour vilipender les admirateurs

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du prétendu Divin Marquis et qui confondit à nouveau la vie et la fiction, mélangea l’homme et l’œuvre. Écrire la biographie de Sade est un exercice périlleux et nécessaire. Maurice Heine et Gilbert Lely ont fouillé les archives pour écarter les fantasmes et ramener les violences du marquis à leurs justes proportions dans une société où le privilège est la loi commune. Jean-Jacques Pauvert a ensuite proposé une ver-sion plus noire des mêmes documents. Maurice Lever s’est fait l’histo-riographe de toute la famille, rappelant la tradition du libertinage, du père au fils ; mais le fils a radicalisé les fantaisies du père et transformé le goût des belles-lettres en une rage d’écrire. La Révolution a achevé la mue du marquis en un penseur rebelle et un romancier hors norme. Mais peut-on vraiment croire à ce noble d’Ancien Régime qui justifie ses exactions personnelles et théorise la révolte contre toutes les insti-tutions ? Trois livres apportent des réponses divergentes.

Laurence L. Bongie est un philosophe canadien (son prénom, faut-il le préciser, est masculin) (1). Il a passé des étés à Paris à la Bibliothèque de l’Arsenal dans les archives de la Bastille. Il y est tombé sur des docu-ments inédits qui l’ont amené à cet essai, désormais traduit en fran-çais. Il exhibe par exemple une lettre du 2 juin 1749. Un cuisinier, bien connu de la police, est arrêté pour le viol d’un jeune porteur de grains. Le lieutenant général de police reçoit cette injonction : « Comme il est très bon cuisinier et qu’il m’est très nécessaire à la campagne où je suis, je vous prie de me le rendre. Je vous en serai obligée. » Qui écrit sur ce ton au plus haut personnage de la police à Paris ? Marie-Éléonore de Maillé de Carman, liée aux Condé, épouse du comte de Sade et mère d’un cer-tain Donatien, alors élevé en Provence. Le fait divers est symptomatique d’une société où tout dépend des appuis et des relations. La comtesse de Sade semble s’être occupée de son fils et avoir cherché à le protéger dans ses démêlés avec la police comme elle l’a fait pour ses domestiques. Laurence Bongie récuse la thèse de la mauvaise mère et d’un Donatien qui aurait été orphelin psychologique pour mieux attaquer un marquis sadique dans sa vie, opportuniste dans ses positions politiques, banal dans ses arguments philosophiques, lassant dans sa prose. La descrip-tion des réseaux dont s’efforcent de jouer le père pour faire une carrière diplomatique et la mère pour défendre l’honneur du nom est passion-

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nante, mais le refus de prendre en considération l’écrivain empêche le livre d’offrir un portrait convaincant de celui qui reste dans la mémoire culturelle l’auteur de Justine.

Stéphanie Genand est une historienne de la littérature qui s’est fait remarquer, il y a peu, par un bel essai sur Germaine de Staël (2). Elle s’intéresse à un Sade qui s’est efforcé, tout au long de sa vie, de se désen-traver : de la place qu’on lui assignait dans la grande aristocratie de cour, des rumeurs qui déforment ses manies, de la polarisation provoquée par la Révolution (3). Avant la catastrophe de la condamnation à mort par contumace, elle fait découvrir le jeune mari, un temps heureux avec l’épouse que ses parents lui ont choisie, le père attentif à ses enfants, le gendre plein d’égards pour la présidente de Montreuil, le Provençal amoureux de ses arbres fruitiers. Non pas vertueux, mais tout simple-ment humain. Comme elle cherche Sade d’abord dans sa correspondance et comme l’ensemble le plus cohérent est fourni par les lettres adressées par le prisonnier de Vincennes puis de la Bastille à son épouse, elle réussit les pages les mieux inspirées de son livre quand elle restitue la rage de celui qui se voit enfermé sans savoir jusqu’à quand, entre onanisme, rêve de vengeance, compensation dans la gourmandise sucrée et sublimation dans l’écriture. Sade devient alors un grand écrivain, non pas sadique, mais « penseur lucide » d’un sadisme qui existe dans l’être humain et qu’il nomme isolisme. La Révolution, qui le libère puis le renferme, est une crise qu’il observe.

Dominique Dussidour est romancière. Il y a vingt ans, elle a imaginé un Journal de Constance (4), donnant la parole à l’une des victimes des Cent Vingt Journées de Sodome : fille et épouse, mais surtout plastron des quatre maîtres de Silling. Elle a décidé, cette fois, de se pencher au-des-sus de l’épaule du romancier (5). Sans se soucier des rapports de police qui épinglent Donatien dans ses méfaits, ni des dossiers administratifs qui consignent sa vie en prison, elle pénètre ses rêveries, s’enchante de détails. Elle raconte sa vie, évoque la maquerelle qui a fait d’elle une courtisane et qui habitait un premier étage, rue de Soli. La rue a disparu dans les travaux d’Haussmann, elle se trouvait près de l’actuelle station de métro Étienne-Marcel. C’était « la plus étroite et la moins praticable de toutes les rues de Paris », souillée de graffiti obscènes, raconte Balzac,

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qui y fait commencer Ferragus. L’imagination se déploie ainsi en réseau. Donatien est alors libéré des mouchards qui le suivent à la trace, des rap-ports de police qui le ramènent à ses méfaits, libéré de sa défroque stric-tement biographique, il vit avec Mishima et Bukowski, Genet et Goya, il devient Justine accablée par toutes les injustices du monde et Juliette imposant ses caprices jusqu’aux plus sanglants. Dominique Dussidour est sa complice romanesque.1. Laurence L. Bongie, Sade. Un essai biographique, Les Presses de l’université de Montréal, 2017.2. Stéphanie Genand, La Chambre noire. Germaine de Staël et la pensée du négatif, Droz, 2017 ; voir notre « Germaine de Staël intempestive », Revue des Deux Mondes, juillet-août 2017.3. Stéphanie Genand, Sade, Gallimard, coll. « Folio biographies », 2018.4. Dominique Dussidour, Journal de Constance, Zulma, 1997.5. Dominique Dussidour, Sade romancier, Serge Safran éditeur, 2019.

LIVR E S

Essentielles fragilités› FrédéricVerger

C lément Bénech ressuscite un genre qu’on croyait disparu parce qu’on ne trouvait plus de talent pour le faire vivre. Il ne relève ni de l’aphorisme (même de l’aphorisme à la Nietzsche, l’apho-

risme orchestré) ni de l’essai moderne, qui sent l’école, le concours, avec ses agitations un peu vulgaires destinées à convaincre le premier venu. Mais du genre de Rivarol, de Wilde, de Valéry, de Gracq : pas d’idées qu’on s’applique à bien tourner, mais un certain tour d’où jaillissent des idées. On lit ces pages où quelqu’un pense comme on le regarderait danser. Rien de futile, au contraire. Ce genre nous fait comprendre que l’élégance de la phrase et la justesse de la pensée sont la même chose. Non pas l’élégance de la formule, du slogan, mais une certaine façon de se mouvoir, de raisonner, d’établir des liens et des distinctions. On prend à le lire le même plaisir qu’à voir danser l’escrimeur qui cherche l’ouverture avant de brusquement toucher au cœur.

Comme Milan Kundera ou Julien Gracq, deux écrivains qu’il admire, c’est le genre même du roman qui offre le motif à sa médita-tion ironique, digressive, pleine de vraie fantaisie (c’est-à-dire d’ima-

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gination) et qui pourtant ne perd jamais le fil d’une interrogation profonde et radicale. La fin d’Une essentielle fragilité (1) offre même un désir, une vision de ce que pourrait être une piste nouvelle pour la sensibilité artistique au XXIe siècle.

C’est l’usage de la photographie dans le roman qui sert de point de départ à cette exploration. Pourquoi mettre ou ne pas mettre de photo-graphies dans un roman ? (Car le romancier Bénech éprouve le désir d’en mettre dans les siens sans être sûr de trop savoir pourquoi.) Aucun des arguments ordinaires qui critiquent ou défendent cette pratique ne le convainquent. Les premiers, qui considèrent qu’il y a dans l’usage de la photo comme une tricherie, reposent sur une conception du roman comme jeu ou performance dont l’auteur s’emploie à montrer l’inep-tie. Les seconds parce qu’ils participent d’un rêve de mélange des arts qui n’aboutit la plupart du temps qu’à des constructions un peu kitsch où l’expressivité essentielle de tous les participants a disparu ou qui ressemblent à ces repas qui, voulant allier diététique et gastronomie, tournent en apothéose du fade et du gras. Réduction des arts au jeu et à la performance, goût du spectacle total, confusion de l’éthique et de l’es-thétique, on voit que les thèmes qu’agite le livre dressent aussi un tableau, souvent critique, de certaines tendances de la culture contemporaine.

Mais il existe un autre rêve, un autre désir, qui est celui de Clé-ment Bénech et dont il trouve un exemple réussi dans les romans de W. G. Sebald : non pas le mélange des arts, mais leur confrontation. De nouveaux effets qui, loin de la confusion wagnérienne de l’art total ou du salmigondis de l’animation culturelle, mettraient au contraire en valeur l’irréductibilité de chacun des participants, un projet qui chercherait à rassembler les différences, non pour les unifier, mais pour les distinguer au maximum, exacerber les différences de leurs expressivités particulières.

Autre essentielle fragilité. Il est donné à peu de livres de rendre le ton d’une époque. Non pas l’analyser, dégager des tendances histo-riques ou sociales, mais rendre, dans la confusion apparemment tri-viale ou futile des conversations d’un temps et d’un clan, une couleur, une atmosphère qui flottaient dans l’air, d’ivresse ou de dégoût selon les périodes. Longtemps est arrivé (2), de Christophe Mercier, raconte

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quelques années de la vie d’un jeune homme de 20 ans au tout début des années quatre-vingt. C’est un provincial qui découvre Paris, un élève brillant qui va réussir le concours d’entrée à l’École normale supérieure, impatient de découvrir la vie. L’intérêt et l’originalité du livre tiennent à ce que ce roman d’apprentissage ne va pas tant rela-ter, comme d’autres, une désillusion qu’une inadéquation. Le monde change et il y a quelque chose d’ironique et de pathétique quand les goûts et les valeurs qu’un jeune homme découvre, désire éper-dument connaître, sentir, acquérir durant ses années d’apprentissage sont précisément celles que le nouvel esprit du temps condamne. Il y a ainsi certaines sensibilités, certains tempéraments dont le dévelop-pement est incompatible avec l’adaptation à l’époque. Et ce double bourgeonnement contradictoire, celui de l’individu contraire à celui de l’époque, a quelque chose de tragique dans son ironie même. Le sentiment de confusion et de dégoût qui s’empare peu à peu du per-sonnage, cet éloignement du monde de celui qui espérait de façon si ardente le conquérir, est l’image même de ces années où la vigueur, l’ivresse un peu anarchisante, le sentiment d’ouverture illimitée des années soixante-dix bascule soudain dans une sorte de vulgarité, de normativité, d’utilitarisme qui se développera tout au long des années quatre-vingt. La « maladie » de David, ce sentiment d’éloignement qui vire à la dépression, est en quelque sorte le reflet intériorisé de ce basculement. La découverte du cinéma et de la cinéphilie, un des motifs les plus prenants du roman, évoque bien ce qu’elle a pu repré-senter à cette époque : il s’agissait des derniers feux de la cinéphi-lie classique, née dans les années cinquante, qui allait être bientôt balayée par un autre rapport à l’histoire du cinéma. David découvre ce graal dans le moment où ses prêtres et ses temples ne sont plus que des débris ou des mouroirs. Et s’il y avait dans cette cinéphilie le désir d’échapper au temps, dans tous les sens du mot, il n’y a rien d’éton-nant à ce qu’elle prenne pour David la force d’une fièvre. Christophe Mercier admire Jacques Laurent, dont il fut proche, et il y a quelque chose qui le rappelle dans ce roman où l’élégance, la légèreté, le don de l’ironie et de la caricature se mêlent à un récit qui met en scène un personnage aux prises avec des sentiments ou des situations rele-

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vant peu ou prou de l’inavouable, de l’embarrassant. L’élégance et l’aisance du style de Christophe Mercier auraient pu le conduire à écrire de petits romans néohussards, qui auraient plu à tout le monde et surtout aux critiques de gauche. Mais comme Jacques Laurent, il a délaissé cette voie facile pour chercher quelque chose de plus original. Le personnage de David présente un type de caractère intéressant, jamais dessiné peut-être : un Gilles de Watteau, doux, enfantin, naïf et rêveur, allié à un moraliste ironique, observateur, fin et impitoyable et un troisième personnage encore, qui aspire à l’évidence du goût, de la communion et de l’amour, et ne les trouvera jamais. Qu’est-ce que la cinéphilie, aimer le cinéma comme on entre dans la mer, sinon un moyen de trouver un moyen de faire coexister ces trois états ? Un refuge, une anti-société, puisque la vraie exige que nous jouions un personnage simple et de convention. L’embarras, la gêne, la mélanco-lie de David tiennent à cette comédie que la vie sociale voudrait lui imposer et qu’il ne peut que mépriser quand il voit quels personnages pitoyables elle fait des autres.1. Clément Bénech, Une essentielle fragilité. Le roman à l’ère de l’image, Plein Jour, 2019.2. Christophe Mercier, Longtemps est arrivé, Bartillat, 2019.

LIVR E S

Comment ne pas être oubliépar la postérité› PatrickKéchichian

V ous avez foi en la littérature, écrire vous démange. Vous publiez un livre, puis quelques autres. Votre âge, hélas, avance plus vite que la gloire, même si vous bénéficiez de

ce que l’on nomme, par prétérition, un « succès d’estime ». Les ventes sont modestes, comme les échos médiatiques – c’est vrai, la presse n’est plus ce qu’elle était. Il vous faut l’admettre : la célébrité (ou au moins

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la notoriété) à laquelle, secrètement, vous aspiriez n’est pas au rendez-vous. Alors, solitaire, enfermé dans votre moi d’artiste, vous remâ-chez votre amertume… Est-il l’heure, en ces moments déprimants, de songer à la postérité ? À ce qu’il adviendra de vos livres et manuscrits une fois achevé votre séjour terrestre ? À cette destinée posthume du nom et de l’œuvre, à laquelle, avec brio parfois, réfléchirent quelques grands esprits, comme Diderot par exemple ? À cette ineffable éternité enfin dans laquelle résident, bienheureux, les Miguel de Cervantes, William Shakespeare et Marcel Proust.

Ces questions, j’en conviens, ne sont pas d’une brûlante actua-lité. Il suffit de clamer sa bonne foi, de protester que l’on vit, que l’on écrit, ici et maintenant, pour quelques proches amateurs, que la critique, forcément incompétente, on s’en fiche, qu’il est inutile de se projeter dans un futur hypothétique que l’on ne sera d’ail-leurs plus là pour contempler, comme un miroir. Mais n’enterrons pas trop vite le problème… Un jeune universitaire, Benjamin Hoff-mann, publie sur ce sujet et sur toutes les questions soulevées par le mot de « postérité » une passionnante et très pointilleuse étude (1). Avec, parfois, au détour d’un développement, une fine pointe d’humour. Sa thèse, si l’on voulait grossièrement la résumer, est que ce désir, cette projection dans l’avenir, est une fatalité, et que celle-ci n’est ni honteuse ni grotesque. Pour lui, « si l’on écrit, c’est parce que l’on refuse de disparaître entièrement » et que, « sans nous en rendre compte, nous obéissons à l’exhortation silencieuse qui nous enjoint séparément de nous considérer comme plus important que tous les autres ». Il avance même une idée audacieuse, celle d’un « altruisme différé » qui engage l’écrivain à « s’adresser à ceux qui viendront après nous, quand bien même ils ignoreraient tout des êtres que nous avons été… »

Le mot qui domine et commande le livre est présent dès le titre : « paradoxes ». Le pluriel se justifie par la catégorisation complexe que l’auteur établit. Trois types d’abord : les paradoxes de la croyance, ceux de l’identité et ceux de la médiation. Puis neuf sous-catégo-ries. L’ensemble ne laisse guère d’échappatoire, face à cette fatalité déjà citée… Ou peut-être seulement la voie étroite et bouddhique –

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explorée avec sympathie par l’essayiste – qui invite à la dissolution de l’ego et à la fin de ce funeste « attachement au moi tout-puissant ». Là, professe-t-il avec une sorte de nostalgie, « la préservation du sou-venir d’une vie ne saurait constituer une valeur finale comme c’est le cas en Occident… ».

Justement, dans la première série des paradoxes, ceux de la croyance donc, Benjamin Hoffmann suggère une analogie qui, justifiée dans les termes et la logique, n’emporte pas l’adhésion de l’esprit. Il écrit : « Que la foi ait pour objet l’existence de Dieu ou l’élection de l’individu par un public qui demeure à naître, dans un cas comme dans l’autre, elle n’est démontrable que pour autant qu’elle est déjà considérée comme certaine sans l’appui d’une démonstration. » S’appuyant sur le vif débat qui opposa (selon des modalités pleines d’enseignement et de saveur) Denis Diderot et le sculpteur Étienne Falconet, il affirme que « la foi dans la postérité est une forme de point aveugle dans l’esprit d’un créa-teur qui échappe à une remise en cause… » Il y aurait, dans la postérité, « l’équivalent laïque de la divinité » et donc une « forme de croyance métaphysique ». Rédigeant ses mémoires, Giacomo Casanova s’inscrit dans cette « logique d’un pari », en l’occurrence fort peu pascalien, et dans une stratégie que son propre déni confirme. Le dessein d’écrire son existence, qu’il affirme, quelques mois avant sa mort, dans la préface de l’Histoire de ma vie, n’avoir jamais eu, n’a pu qu’orienter, peut-être même commander, cette existence libertine et aventureuse.

Bien d’autres exemples viennent étayer la thèse de Benjamin Hoff-mann et rendre ardue sa contestation… Il y a, par exemple, des luttes qui deviennent « hideuses », comme celle qui opposa Diderot et Rous-seau, ou Sartre et Camus. Il y a aussi ceux qui mettent tous leurs efforts à anticiper leur légende à venir, comme Voltaire, qui corrige après coup sa correspondance avec Frédéric le Grand, « espérant se donner le beau rôle ». Parfois ce sont les successeurs et adeptes qui travaillent à ce rôle futur… Tous ont le même fiévreux objectif : ne pas mourir évaporé, perdu, absent.

Parce que les absents ont toujours tort, souhaitons à l’auteur et à son livre de ne pas connaître ce destin désespérant.1. Benjamin Hoffmann, Les Paradoxes de la postérité, Éditions de Minuit, 2019.

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LIVR E S

Objectif Bazin› StéphaneGuégan

P our une large part, indispensable à leur pleine intelligence, les écrits d’André Bazin nous étaient inconnus, et nous l’ignorions… N’ayons pas peur des mots, l’édition qu’en

donne aujourd’hui Hervé Joubert-Laurencin a l’ampleur et la valeur d’une révélation (1). Sous leur impressionnant coffret noir, près de 3 000 pages ensemble, ces deux volumes invalident, par leur richesse ressaisie, la vulgate héritée des Cahiers du cinéma. Bazin avait été l’un des fondateurs de la revue de combat, née en 1951, et proche alors de l’esprit hussard. Mais cela fait-il de lui le père spirituel de la Nou-velle Vague, le théoricien d’une esthétique dont il n’aperçut que les prémices hésitantes et son potentiel danger ? Bazin meurt, à 40 ans, en 1958, avant donc que ne surgissent sur les écrans les réalisations inaugurales et controversées de François Truffaut, de Jean-Luc Godard et de Claude Chabrol. Sa mort efface tous les différends, rend possible l’idée d’une filiation directe et d’une fidélité absolue. Une manière de culte s’instaure, renforcé par les détracteurs des Cahiers, volontiers agressifs envers la figure tutélaire des jeunes-turcs. De cette époque où la cinéphilie et l’idéologie se faisaient les yeux doux, il persiste l’aura christique dont s’enveloppe le souvenir d’un Bazin au visage émacié et aux yeux superbes, rongé par la maladie et une éthique aussi épui-sante. Elle s’était précisément cabrée devant l’esthétisme des futurs ténors de la Nouvelle Vague… Et bien qu’Éric Rohmer ait claironné le catholicisme ultra de son mentor, la vérité du texte nous parle d’un intellectuel chrétien plus ouvert.

Or cette vérité nous échappait, faute de pouvoir accéder au massif critique enfin disponible dans sa chronologie. Que pouvait-on lire des 2 700 recensions et articles publiés en moins de seize ans ? Comment cet homme venu de l’humanitarisme de gauche, allergique au stalinisme et osant ferrailler avec Georges Sadoul parvint-il à servir à la fois Le Parisien libéré, France Observateur, Esprit, Les Temps modernes et Les Lettres fran-

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çaises sans jamais donner l’impression de se plier aux logiques partisanes ? Où s’enracinait sa faculté à réconcilier Jean Vigo et Orson Welles, Jean Renoir et Jean Cocteau, Robert Bresson et Nicholas Ray, Akira Kuro-sawa et Charlie Chaplin ? D’une certaine manière, dans la mesure même où l’œuvre de Bazin se dispersa au gré de ses supports, elle ne préexiste guère pour nous à l’histoire de son interprétation. N’ayant pas eu le temps de mener à bien le regroupement des milliers de pages rédigées au fil des jours, il en a abandonné la tâche à ses admirateurs. Reconnaissons, avec Hervé Joubert-Laurencin, que l’activisme de Truffaut, en l’espèce, fut digne de celui qui devait tant à l’inventeur de la critique cinémato-graphique moderne. Davantage que le Jean Renoir de 1971, anthologie ordonnée mais lacunaire des écrits de Bazin sur le « patron » en matière filmique, le coup de génie de Truffaut fut de réunir, en 1975, les tout premiers papiers de Bazin sous le titre faussement neutre de « Cinéma de l’Occupation et de la Résistance ». Je ne vois rien qui en ait remplacé la lecture. Dans sa préface émouvante et provocante, Truffaut se permet de dialoguer avec Lucien Rebatet, l’autre guide de sa jeunesse ; il affirme surtout la lucidité divinatoire du jeune Bazin, un rien zazou sous la botte.

Si dandysme contestataire il y eut, il ne détourna pas le jeune homme, écarté de l’enseignement par sa santé, de l’obligation de fronder à la fois les intellectuels rétifs au cinéma et les voix hostiles à la produc-tion des années sombres. « Je vais peut-être scandaliser quelques lecteurs en avançant que, de toutes les activités artistiques françaises depuis la guerre, le cinéma est la seule qui soit en progrès », assène-t-il fin 1943. Cette maturité soudaine, la dialectique de Bazin la met en relation avec les contraintes dont le cinéma, plus que tout médium, doit supporter le poids depuis juin 1940. Surveillés de près, mais poussés par la cen-sure et toute la vigueur d’une résistance intérieure, de nouveaux noms ont pris leur envol  : Jacques Becker, Henri-Georges Clouzot, Robert Bresson, Jean Grémillon. Marcel Carné s’est délesté du fatalisme social que la presse d’extrême droite n’était pas seule, avant-guerre, à lui repro-cher brutalement. L’analyse des Visiteurs du soir ou de L’Éternel Retour de Jean Delannoy, deux films qui réinventent la poésie propre à leurs moyens spécifiques, libère en retour le critique débutant, si soucieux déjà de soustraire « l’objectivité de la matière photographique » aux

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limites où semble s’enfermer l’écriture cinématographique. D’emblée, la conception sartrienne de l’imaginaire lui fait entrevoir la possibilité d’un cinéma capable de s’affranchir, sur deux plans, du théâtre filmé et d’un usage transparent du récit. Bazin n’aimera rien tant que les cinéastes capables de « raconter » en touchant tous les publics et, condition aussi sévère, en faisant parler autrement le réel et le temps fixés par la pelli-cule. Il est de notoriété publique qu’il trouva son bonheur chez les néo-réalistes italiens et qu’il prisa moins le didactisme social de certains que la façon dont Roberto Rossellini, l’un de ses dieux, déleste le réalisme de toute transparence analogique et narrative. Moins connues furent la passion qu’il vouait à Chaplin, rires et larmes, et son attirance pour le western, dont il comprenait le tragique propre et le lyrisme écologique. L’épopée du vieil Ouest et l’Italie de la Libération ont été ses grandes pourvoyeuses d’une vision juste de l’humanité, où l’homme renoue avec les vertus du dépassement et l’ordre social avec sa part sacrificielle. Bazin, qui ne méprisait pas les plaisirs simples du cinéma, sut réserver son enthousiasme pascalien aux inventeurs d’une distraction supérieure.

1. André Bazin, Écrits complets, édition établie par Hervé Joubert-Laurencin, Éditions Macula, 2018.

CI NÉMA

Destins de femmes› RichardMillet

L e monde tel qu’il est disparaissant souvent derrière sa repré-sentation idéologique, on sait gré à certains films de nous en donner une version plus sensible, surtout quand il s’agit du

Proche-Orient.Le premier de ces films est Je danserai si je veux (2016), de la

réalisatrice israélo-palestinienne Maysaloun Hamoud, qui montre les contradictions et les apories du patriarcat à travers trois jeunes

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femmes. Leila et Salma vivent très librement, en colocation, à Tel-Aviv. La première est avocate, la seconde erre entre deux emplois de serveuse, l’une et l’autre attendant l’amour, un homme pour Leila, une femme pour Salma. L’arrivée de Noor, pieuse étudiante musul-mane, déclenche une crise. Noor est fiancée à un intégriste qui finit par la violer et amène ses colocataires à la libérer de ses liens, tout en luttant pour elles-mêmes, aussi : Salma, la chrétienne, contre une famille qui, pourtant ouverte, ne tolère pas l’homosexualité, et Leila contre un amant musulman qui se révèle de plus en plus autoritaire. On trouvera peut-être convenue la dénonciation d’un ordre fondé sur la tradition religieuse ; ou pas assez fouillée la critique des rela-tions entre Palestiniens et juifs, lorsqu’un restaurateur interdit à ses employées palestiniennes l’usage de l’arabe, par exemple. On aurait tort : ce sont les mille nuances du récit qui font le prix du film ; et qui a vécu sous ces latitudes sait quel type de destin le poids de la tradition, autant que la religion, impose aux femmes. La liberté que conquièrent ces trois-là suscite l’admiration, tout comme l’éton-nante ferveur des actrices.

De l’autre côté de la frontière, c’est dans Damas en guerre que le réalisateur belge Philippe Van Leeuw situe Une famille syrienne (2017), entièrement tourné dans un appartement où vit une famille dont le père se trouve provisoirement à l’extérieur. Restent la mère, le beau-père, les trois jeunes enfants ; à qui il faut ajouter, retenus là par un bombardement, le petit copain d’une des filles, et un couple de jeunes voisins dont l’appartement a été endommagé et qui cherchent à quitter le pays avec leur bébé. Il y a enfin la bonne, une Sri-Lankaise qui voit, un matin, le jeune mari abattu sur le par-king par un franc-tireur. Ce secret, qu’elle partage jusqu’au soir avec la mère (interprétée par l’actrice israélo-palestinienne Hiam Abbas, qui hausse le film à la dimension d’une tragédie), constitue le cœur battant d’un récit rythmé par les bombardements, le viol de la jeune voisine par des hommes de main (le viol comme arme politique ou de domination masculine : on n’en sortira jamais, semble-t-il) et, bien sûr, par les problèmes quotidiens. Ce qui est remarquable, c’est que le réalisateur ne tombe ni dans la dénonciation du « régime » ni

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dans aucune idéologie – pas même dans une trop facile dénonciation des « horreurs de la guerre » ; peu importe ce que pensent ces gens : qu’ils cherchent à fuir ou à survivre, ils tâchent de rester humains au sein d’un huis clos dont l’aïeul établit ainsi les limites : « Laisse le monde dehors, il ne vaut rien », dit-il à sa belle-fille, devant sa grande bibliothèque dont les livres restent fermés.

La Russie contemporaine d’Andrei Zviaguintsev, dans Faute d’amour (2017), paraît encore plus sombre, hantée par une « pro-pagande apocalyptique » déversée par l’Occident, selon la radio, et surtout par la décomposition de la famille. Genia et Boris sont en train de divorcer ; ils font visiter leur appartement et continuent de se déchirer, alors que Boris a déjà refait sa vie avec une jeune femme qui est enceinte de lui, et que Genia a une liaison avec un homme riche et disposé à l’épouser. Aliocha, leur fils de 12 ans, est muré dans un tel silence que c’est à peine si on s’aperçoit de sa disparition. La police déclarant vite forfait, les parents font appel à une association spécia-lisée dans la recherche d’enfants fugueurs. Qu’il existe quelque chose de ce genre suffit à dire l’état d’une société et la criminelle démission de parents qui vouent leurs enfants à l’insoutenable – les abandon-nant aux puissances du dehors et de la nuit où rôdent toutes sortes de prédateurs ; et c’est une des grandes forces de Zviaguintsev que de ne jamais rien en montrer, ni même de conclure, sinon peut-être que l’enfant s’est noyé dans un étang que nul n’a l’idée de sonder. Cette disparition minera à jamais l’ex-couple que le film montre, deux ans plus tard, dans la même condition hivernale et nocturne, confronté à l’injustifiable défaut d’amour en quoi saint Augustin voyait l’origine du mal, tandis que les médias parlent, sur un ton apocalyptique, de la guerre en Ukraine.

C’est une tout autre Russie que nous présente le réalisateur ukrai-nien Sergei Loznitsa dans Une femme douce (2017), qui s’inspire très librement d’une nouvelle de Dostoïevski dont Robert Bresson avait déjà tiré un film. Aucun enfant ici, ni dans tout le film d’ailleurs… Une femme, encore jeune, vit au fin fond de la campagne russe en compagnie de son chien. Son mari est en prison. Le paquet qu’elle lui avait adressé est revenu. Elle n’aura de cesse d’éclaircir le motif

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de ce retour, au prix d’un voyage en Sibérie, dans une petite ville où l’économie tout entière tourne autour de la prison. Elle n’en saura pas davantage là-bas – pas même si son mari se trouve encore dans cette prison, dont l’administration a quelque chose de cauchemar-desque. Elle se heurtera aussi à la population locale : logeuses intéres-sées, hommes de main, êtres déchus, policiers corrompus, mafieux, prostituées, militants des droits de l’homme, sans rien obtenir à la fin, où, après une longue séquence onirique en forme d’allégorie qui rompt, hélas ! le caractère quasi documentaire du film, elle est violée dans un wagon plein de policiers, le film montrant la Russie comme un pays où on est violé, corps et âme, de toutes les façons.

E XPOS ITION S

Le goût amer de la mobilité› BertrandRaison

D ès l’entrée de l’hôtel de Soubise, on se trouve au cœur de l’exposition « Mobile/immobile » présentée par les Archives nationales (1). Des photos grand format, affichées sur les

murs du péristyle entourant la cour, attendent le visiteur. À gauche, un cimetière de voitures d’Elinor Whidden (La Montagne immobile, 2018), et à droite, le flot pressé des usagers du métro de la métropole japonaise de Sylvie Bonnot (Projet contre-courants Tokyo, 2018). Si ce préambule fournit une introduction imparable, les manifestations répétées des « gilets jaunes » ainsi que la multiplication des marches citoyennes en Europe réclamant des réponses face à l’urgence clima-tique confèrent au sujet de la mobilité une actualité brûlante. D’au-tant que, sur ce point très précis, le secteur des transports, alimenté à plus de 95 % par le pétrole, est le deuxième émetteur de gaz à effet de serre, sans parler de la pollution aux particules et de la congestion des villes engendrées par le trafic automobile. D’où l’enjeu sensible de

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cette présentation dotée d’un commissariat artistique et scientifique pour conduire l’exploration. À l’interrogation menée par les artistes, en majorité des photographes, se joint donc celle des chercheurs du laboratoire d’idées Forum vies mobiles qui analysent et offrent des pistes de réflexion.

On a trop l’habitude d’envisager la liberté de déplacement comme une donnée évidente alors qu’elle a une histoire, et il est curieux que les sciences sociales, rapportent les commissaires dans la préface du catalogue, n’aient pris que tardivement en compte « la façon dont les relations entre les hommes avaient été transformées par ces possibilités de déplacements rapides puis de communication à distance » (2). Et effectivement, il est bon de rappeler que l’option de la voiture élec-trique ne date pas d’aujourd’hui, elle existait dès le début du siècle dernier mais, trop onéreuse, elle a été écartée au profit du moteur à combustion interne fonctionnant au pétrole, une matière première à l’époque bon marché. Décision d’importance puisque tout le système économique mondial s’alignera au cours du XXe siècle sur ce choix. Les motoristes, les fabricants de pièces détachées, l’industrie pétro-lière, les infrastructures routières, la planification urbaine, des centres commerciaux aux logements, et le marketing comme la publicité se mettront au service de l’automobile, qui régnera peu à peu sur tous les continents.

Il s’agira moins d’adapter un mode de communication à la ville que de conformer la ville aux exigences de ladite circulation. À cet égard, le « plan Voisin » proposé par Le Corbusier en 1925 ne laisse aucun doute sur les transformations de Paris suggérées par l’archi-tecte. Si la capitale a échappé aux gratte-ciel cruciformes, aux grandes artères la traversant en son milieu et à la destruction partielle de son centre, le concept a été consciencieusement appliqué par l’ur-banisme mondial, de Singapour à Pékin. Le XXe siècle a promu la vitesse, la liberté et l’autonomie offertes par la voiture. Sa démocra-tisation a rendu la promesse tellement irrésistible que tout s’est plié à cet immense pouvoir de séduction. La cité de Los Angeles, oubliant le chemin de fer et le tramway qui avaient structuré son développe-ment, est devenue la métaphore urbaine du tout-voiture, respirant

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au rythme des innombrables échangeurs la sillonnant de toute part. Pourtant la liberté de déplacement tant célébrée n’a rien d’universel, nous n’en profitons pas tous de la même manière. Paradoxalement, on vante les courbes de croissance du tourisme mondial mais on barricade nos frontières face aux migrants. En outre, sur l’échelle des valeurs, on accorde bien plus d’attention aux voyageurs de la classe affaires qu’à ceux qui passent chaque jour des heures dans les transports en commun.

À force d’accommoder nos modes de vies aux modalités du trans-port et non l’inverse, l’horizon miraculeux annoncé s’est passable-ment obscurci. D’ailleurs ceux qui y sont contraints n’hésitent pas à inventer des alternatives à ce qui leur est présenté comme étant le fruit inéluctable du progrès. L’opinion courante, en effet, ne cesse d’affirmer que les centres urbains doivent naturellement regrouper l’ensemble de la population de la planète. À Mumbai par exemple, les habitants, au lieu d’être happés définitivement par la mégalopole indienne, s’affranchissent plusieurs fois par an de cette contrainte en profitant du rail pour revenir dans leur village d’origine. Ils trouvent dans ces régions dites reculées, et effectivement à l’opposé des condi-tions d’habitat de la grande ville, un équilibre nécessaire quoique précaire. Ce va-et-vient leur permet de vivre autrement et d’échap-per à l’obligation à laquelle on les astreint. Et d’ailleurs, si l’on met-tait davantage les citoyens dans la boucle des politiques publiques, cela changerait peut-être la donne. Une hypothèse soulevée comme un écho par le parcours de l’exposition qui se clôt sur cette ques-tion : « Et demain, accélérer ou ralentir ? » On ne peut pas dire que le récent dossier de la limitation de vitesse dans notre douce France apporte une réponse très positive, mais c’est sûrement une autre histoire.

1. « Mobile/immobile. Artistes et chercheurs explorent nos modes de vie », aux Archives nationales à Paris et à Pierrefitte-sur-Seine, jusqu’au 29 avril 2019.2. « Introduction », in Pierre Fournié, Christophe Gay, Hélène Jagot, Vincent Kaufmann, Sylvie Landriève et François Michaud, Mobile/immobile. Artistes et chercheurs explorent nos modes de vie, Forum vies mobiles, Lien art, 2018, p. 8.

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DISQUE S

Berlioz, Offenbach : deux anniversaires réussis› Jean-LucMacia

L es anniversaires sont toujours l’occasion de fêter un composi-teur depuis longtemps disparu et plus ou moins célèbre. On se souvient des années Bach et Mozart qui suscitèrent de mul-

tiples concerts et des monceaux de disques. En attendant 2020, où les 250 ans de Beethoven devraient nous valoir de splendides célébrations à travers la planète, la présente année est marquée par les 150 ans de la mort de Berlioz et les 200 ans d’Offenbach.

Le premier pourrait entrer bientôt au Panthéon si le président Macron en accepte la proposition. Hector Berlioz est sans doute l’un des musiciens français les plus connus au monde, notamment dans l’univers anglo-saxon, et n’a-t-il pas nanti La Marseillaise d’une orchestration somptueuse ? La très belle version du Requiem que nous avons vantée dans le précédent numéro de cette revue n’est sans doute que le premier jalon d’une profusion de parutions qui vont se succéder toute l’année. Un seul disque (1) comble déjà notre attente. Il est dû à François-Xavier Roth, dont la carrière ne cesse de prendre de l’am-pleur. Nous avons déjà apprécié ici ses enregistrements avec l’orchestre qu’il a fondé, Les Siècles, qui a la particularité d’utiliser des instru-ments adaptés aux époques des œuvres qu’il aborde. Cela est parti-culièrement pertinent dans le cas de Berlioz, qui fut un orchestrateur hors pair, toujours sensible au son des instruments, à leurs combinai-sons audacieuses et aux nouveautés techniques de son temps. Harold en Italie en fait la preuve. Cette symphonie avec alto solo fut écrite d’après le Childe Harold de Lord Byron et nous vaut une évocation musicale de scènes pittoresques italiennes, telles que les décrit le poète mais aussi d’après les souvenirs du compositeur quand il séjourna à Rome à la Villa Médicis. L’œuvre avait été commandée par Niccolo Paganini, grand admirateur de l’auteur de la Symphonie fantastique,

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mais il ne la joua jamais, ne la jugeant pas assez virtuose à son goût tout en payant royalement son cher Hector. De fait, qu’elle évoque la vie et les sérénades des montagnards du Sud, la foi des pèlerins ou une orgie de brigands, la partition est une débauche de couleurs, de subtilités instrumentales et d’harmonies inattendues que Les Siècles étalent avec une gourmandise savoureuse sous l’impulsion de Roth, qui libère les rythmes incisifs et les chatoiements moelleux. Épisodi-quement, l’alto velouté et si chantant de Tabea Zimmermann nous comble de douceurs et de ferveur. Ce n’est pas tout : en complément, ce CD nous propose Les Nuits d’été, six mélodies sur des poèmes de Théophile Gautier magnifiés par l’écriture lyrique de Berlioz, la déli-catesse de son instrumentation et la beauté des thèmes marquant entre autres Le Spectre de la Rose et Absence. Ces Nuits mélancoliques et sen-suelles étaient destinées à plusieurs chanteurs mais l’habitude a été prise qu’un(e) seul(e) en assume la totalité. Stéphane Degout, l’un de nos meilleurs barytons actuels, les interprète avec une expressivité aussi pertinente dans le pathétique que dans la poésie précieuse de Gautier, et une diction qui cajole et extériorise chaque mot avec un bonheur de tous les instants. Le soutien éthéré des Siècles l’aide bien. Un disque magnifique qui nous fera oublier les tristes Troyens propo-sés en février par l’Opéra Bastille.

Jacques Offenbach n’a jamais quitté l’affiche des théâtres fran-çais, même s’ils ont tendance à donner toujours les mêmes tubes, de La Belle Hélène aux Contes d’Hoffmann. Il est vrai que ces dernières années des opérettes moins connues et des actes drolatiques tombés dans l’oubli ont été remontés, mais il en reste énormément à décou-vrir. Pour s’en faire une idée, rien de mieux qu’une anthologie d’airs, comme celle que nous propose la soprano belge Jodie Devos sous le titre « Offenbach Colorature » (2). Cette jeune chanteuse, qui marche hardiment sur les traces de Natalie Dessay, n’évite pas quelques pages connues (l’air époustouflant d’Olympia des Contes d’Hoffmann ou l’invocation d’Eurydice dans Orphée aux enfers). Mais savourer le génie d’Offenbach dans des extraits de Boule de neige, Vert-Vert, Un mari à la porte, Fantasio, Le Roi Carotte ou Les Bavards nous vaut des moments de cocasserie rayonnante, de virtuosité étincelante, de

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gazouillis irrésistibles ou de soupirs plus ou moins ambigus. La finesse dramatique et la beauté des vocalises de Jodie Devos sont admirables. Ce feu d’artifice, qui n’est pas que démonstratif mais également atten-tif à la vérité théâtrale, s’accompagne de la verdeur de l’Orchestre de la radio de Munich sous la baguette accomplie de Laurent Campellone, bon connaisseur du style d’Offenbach. Bref, réjouissant et enchanteur.

Du chant encore, baroque cette fois mais toujours au plus haut niveau. Il s’agit de cantates italiennes que Haendel composa lors de ses années de formation dans la Péninsule (3). Un premier CD propose une cantate pour deux sopranos, Aminta e Fillide, qui dure plus de cin-quante minutes tandis que le second disque offre deux cantates pour soprano solo que se partagent les deux héroïnes de l’album, Sabine Devieilhe, star désormais accomplie, et Lea Desandre, jeune mezzo franco-italienne plus que prometteuse. Toutes deux font assaut de beautés vocales, d’épanchements passionnés et de tristesse poignante. Leur confrontation dans la première partition ne tourne pas au com-bat de vocalises mais affiche deux tempéraments et deux talents bien marqués. Puis Devieilhe nous touche en exaltant une Armide aban-donnée et touchée par le désespoir tandis que Lea Desandre sidère par sa force expressive dans la colère de Lucrèce. À la tête de son Concert d’Astrée, Emmanuelle Haïm fait vibrer ce Haendel encore jeune mais déjà doté d’intuitions géniales.

Pour finir, nous retrouvons un pianiste déjà encensé dans ces colonnes, Nelson Goerner. L’éditeur suisse Cascavelle a eu la bonne idée de rééditer en deux doubles albums des enregistrements effectués par le virtuose argentin entre 1993 et 2007. Le premier (4), consacré à Liszt, nous vaut une lecture ultra-brillante des Douze études d’exécu-tions transcendantes, pages parmi les plus difficiles du répertoire dont il surmonte les pièges pour en exprimer toute la profondeur évoca-trice, à la manière robuste de Claudio Arrau. La célèbre Sonate en si mineur et quelques pièces plus courtes confirment le flair lisztien de Goerner. Le second volume aborde Rachmaninov (5) avec le monu-mental Concerto n° 3 joué à la BBC, une sonate, les fameuses Études-tableaux et des pages plus brèves avec toujours cette sûreté digitale, cette construction d’un son capiteux et une mise en lumière des plans

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sonores les plus inattendus. Ses disques récents prouvent que Goerner est devenu l’un des plus grands pianistes de notre époque mais ces deux albums-là démontrent le potentiel d’exception qu’il possédait il y a plus de vingt ans.1. Hector Berlioz, Harold en Italie. Les Nuits d’été par François-Xavier Roth, CD Harmonia Mundi HMM 902634.2. Jacques Offenbach, Colorature par Jodie Devos, CD Alpha 437.3. Georg Friedrich Haendel, Cantates italiennes par Sabine Devieilhe et Léa Desandre, 2 CD Erato 0190295633622.4. Franz Liszt, Œuvres pour piano par Nelson Goerner. 2 CD Cascavelle VEL 1513-1514.5. Sergueï Rachmaninov, Concerto n° 3. Pièces pour piano par Nelson Goerner, 2 CD Cascavelle VEL 1521-1522.