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Apprentissages, enjeux sociaux et culturels L'ENFANT ET L'ÉCRIT par Geneviève Bordet et Nathalie Duchemin Nota bene : Ces deux journées des 29 et 30 mai 1986, limitées par le temps, n'ont certes pu, dans leur réflexion sur l'aspect historique, culturel, et social aborder toute la recherche en matière de sociologie et de psychologie de la lecture, non moins importante à nos yeux, mais que l'on trouve développée plus fréquemment dans des rencontres professionnelles. 32 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

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Apprentissages, enjeux sociaux et culturels

L'ENFANTET L'ÉCRIT

par Geneviève Bordetet Nathalie Duchemin

Nota bene : Ces deux journées des 29 et 30 mai 1986, limitées par le temps, n'ont certespu, dans leur réflexion sur l'aspect historique, culturel, et social aborder toute la rechercheen matière de sociologie et de psychologie de la lecture, non moins importante à nos yeux,mais que l'on trouve développée plus fréquemment dans des rencontres professionnelles.

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Pour accompagner les projets de créations de BCDdans les écoles primaires de quatre académies,

des actions de formation ont été demandéesconjointement par les ministères de la Culture

et de l'Education nationale en 1985.C'est en conclusion de cette approche commune

que Claude-Anne Parmegiani et Marion Durand ont organisépour la Joie par les livres deux journées d'études

sur le thème de « L'enfant et l'écrit »dont nous proposons ici une synthèse.

L es 29 et 30 mai 1986, la Joie par leslivres a organisé des Journées d'études

intitulées « L'enfant et l'écrit ». Après lestémoignages de spécialistes internationauxde l'enfant-lecteur en 1983 (voir n° 90 et 95de la Revue des livres pour enfants), lesjournées consacrées aux bibliothèques pourenfants à Lyon en 1984 puis à Paris en 1985(voir le texte de Marguerite Gruny dans len°110 de la Revue), il s'agissait de faire lepoint sur la réflexion des chercheurs françaissur la lecture et l'écriture, deux domainesqui sont, on le verra, indissociables.Le très grand intérêt rencontré par lescommunications nous a donné le désir derendre leur contenu accessible à l'ensembledes lecteurs de la Revue. Les contraintestechniques rendant impossible la publicationin extenso de toutes les conférences, nousavons préféré la formule d'un seul articlequi tente de faire la synthèse des élémentsnouveaux apportés à notre réflexion. Il estbien possible que, dans ces conditions, cer-tains exemples, certains détails, et peut-êtremême des éléments importants, échappentau point de vue que nous vous livrons.

Les cinq interventions ont porté sur desthèmes très différents, à savoir : apprendreà lire ; apprendre à écrire ; les ateliers

d'écriture ; la pluralité culturelle ; l'écritsocial : la lecture c'est l'affaire de tous ;l'écrit culturel, le patrimoine et les enjeuxde la lecture littéraire*. Ces cinq conférencesavaient cependant un point commun : ellesémanaient toutes de personnes qui, à untitre ou un autre, sont des cadres formateursde l'Education nationale : Marie-Odile Ot-tenwalter, Emmanuel Fraisse et Jean-PierreJaffré sont professeurs d'Ecole Normale,respectivement à Auteuil, Arras et Niort ;Jo Martinez est enseignant au CEFISEM(Centre de .formation et d'information pourla scolarisation des enfants de migrants)de Grenoble ; Yves Parent est inspecteurdépartemental de l'Education nationale.

L'école républicainede Jules Ferry

II est en effet bien difficile en France,quand on parle de lecture, de contourner cemonument (certains diraient ce mausolée)qu'est l'Ecole avec un grand E, gratuite etobligatoire. Dès lors, on aurait pu craindre,dans la foulée des années soixante-dix, unelongue série de récriminations, attaques,critiques de la « maison-mère », accusée delourdeur, d'inertie, de sclérose, etc. : unelitanie que tous nous connaissons bien. Et

(*) Par ailleurs, Hélène Mathieu au nom de la DDC (Direction du Développement Culturel) a clôturé cesdeux journées par un intéressant exposé sur la politique de développement de la lecture au cours de cesdernières années.

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c'est là l'un des points de convergence, etnon des moindres, des différents intervenantsque d'avoir introduit des nuances. Commele dit Emmanuel Fraisse : « Chacun voitmidi à son propre clocher, et mon clocher àmoi, c'est celui des séminaires laïques quesont les écoles normales d'instituteurs ». Leton est significatif. Loin de faire du nombri-lisme, ou de verser dans une auto-culpabilitécomplaisante, les intervenants tentent dejeter sur l'ancêtre, l'Ecole Républicaine deJules Ferry, un regard critique, certes, maissurtout lucide, et certainement pas dépourvude tendresse.Même unanimité d'ailleurs pour saluer lesenseignants et leurs efforts sur le terraindans un contexte devenu extrêmement diffici-le, pour des raisons que les uns et les autresont tenté d'analyser.La phrase d'Emmanuel Fraisse est aussisignificative : on ne se polarise pas surl'Ecole en tant que telle, mais en tant querévélateur, le miroir disent certains, de cequi se passe dans le système social dans sonensemble et dans le domaine de l'éducationen particulier.

Deux conférenciers, Emmanuel Fraisse etYves Parent, ont mis un accent particuliersur l'analyse historique. Le premier, dans sapassionnante réflexion sur les modes detransmission et d'évolution du patrimoinelittéraire, montre à quel point le projet del'école de Jules Ferry était précis, cohérentet adapté aux besoins d'un système social(pour ne pas dire une classe sociale) donné.Le terme même d'« école primaire » n'estpas innocent. Il s'agissait en effet d'assurerà des enfants qui n'atteindraient, sauf pourune infime minorité, pas d'autre niveauscolaire, le minimum commun à tous lescitoyens d'une nation (voir encadré n° l ) .L'enseignement proposé par l'école primaireconstituait donc un tout, fermé sur lui,une fin en soi. Emmanuel Fraisse montrecomment le principe du manuel scolaire, et

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Jules Ferry.

Encadré n° 1

Un nombrelimitéde connaissancesPour illustrer son propos sur la finalitéde l'école primaire laïque du 19e siècle,Emmanuel Fraisse cite les Instructionsofficielles du 27 juillet 1882 : « L'éduca-tion intellectuelle, telle que peut la fairel'école primaire publique, ne donne qu'unnombre limité de connaissances. Nonseulement elles assurent à l'enfant toutle savoir pratique dont il aura besoindans la vie, mais encore elles agissentsur ses facultés, forment son esprit, lecultivent, l'étendent et constituent vrai-ment une éducation ».

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des textes choisis, repose sur l'idée que lerôle de l'école consiste avant tout à transmet-tre cette sorte de minimum garanti de laculture, d'où la nécessité de cerner « ce qu'iln'est pas permis d'ignorer ». Pour lui, avecle manuel de morceaux choisis, on sort dusystème d'alphabétisation pour rentrer dansun autre système qui est celui de la connais-sance éducative, mais pas encore celui de laconnaissance littéraire.En effet, si le principe du texte choisi marquel'importance de la nature du texte même (onn'en est plus à l'apprentissage de la lecturedans le Missel ou dans la Bible), il nes'agit pas tant d'initier l'enfant à l'émotionlittéraire, au risque d'en faire un déclassé,que de constituer un patrimoine des valeurssûres, indiscutables, tant sur le plan littéraireque moral. L'enjeu est donc avant toutnational, dans le sens où il s'agit de créer cequi formera le terreau commun à toute unenation.

Patrimoineet culture

Dépassement du projet initial d'alphabétisa-tion, enjeu national, enjeu social, ce sont làdes termes que reprend Yves Parent pourmontrer ce qui a changé aujourd'hui. Ce quiest mis en question, dans l'école, ce nesont pas tant ses méthodes que son projetfondamental : l'école a eu jusqu'à nos joursun projet d'alphabétisation, et ce projetavant tout technique est confié à ces techni-ciens que sont les enseignants. Or, aujour-d'hui, l'évolution du système social fait quel'on attend de l'école qu'elle forme non plusun déchiffreur soumis au texte mais unlecteur « co-créateur » (selon Roland Bar-thes) du texte, un questionneur d'écrit quisoumettra le texte à ses propres attentes.D'où la nécessité d'inventer de nouvellesméthodes, de nouvelles stratégies, bref unnouveau comportement de lecteur.Remise en cause dans ses finalités et sesméthodes, l'école l'est aussi dans le contenu

de ce qu'elle est censée transmettre : lepatrimoine culturel évoqué par EmmanuelFraisse. Celui-ci montre en effet avec beau-coup d'humour quelles difficultés rencon-trent, à la fin du siècle dernier, quelquesuniversitaires, professeurs et inspecteurs gé-néraux décidant un beau soir d'élaborer laliste des titres d'une bibliothèque idéaledestinée aux jeunes normaliens (voir encadrén°2 page suivante).

Ferdinand Buissonet sa bibliothèque idéale

Devant les difficultés rencontrées alors àjustifier tel choix, ou telle exclusion, oncomprend combien la définition de ce patri-moine commun devient de plus en plusinsaisissable dans une société « pluri-cultu-relle » ou plutôt (pardon monsieur Marti-nez ! ) dans une société à la fois enrichie etdivisée par sa « diversité culturelle ». Ladifficulté à trouver le terme adéquat recouvrebien le flou de la notion elle-même.Entend-on par culture un ensemble de va-leurs communes à un certain nombre de

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Encadré n°2

Tentative de définition d'une bibliothèque idéalePour expliquer le fait que le patrimoine littéraire est indéfinissable (à chaque fois qu'onessaie de le définir, on tend à l'accroître), Emmanuel Fraisse raconte la tentative deFerdinand Buisson (éducateur et homme politique français, 1841-1932). Avec ses camarades,celui-ci essaie d'établir en 1888 un catalogue des lectures récréatives à destination des élèvesdes écoles normales.Voici ce que raconte Ferdinand Buisson : « Nous étions un soir réunis entre universitaires...on vint à parler de la lecture et des lectures ». Suit une discussion sur la lecture à des finsstudieuses, sur la vraie lecture, celle de la jouissance du livre, puis sur la difficulté dechoisir des textes à lire lors des soirées populaires. L'un des participants dit alors : « Puisquenous avons la même culture, puisque nous avons le même idéal de respect envers notreculture et envers la démocratisation, nous arriverons assez facilement à une convergence delistes ».Chacun apporte alors sa liste. Les voici :

Liste A

Walter Scott : Ivanhoé, Lespuritains d'Ecosse, QuentinDurward, Le monastère.Fenimore Cooper : Le der-nier des Mohicans, La prai-rie, L'espion.George Sand : La petite Fa-dette, La mare au diable,François le Champi.Bernardin de Saint-Pierre :Paul et Virginie.Daniel Defoe : RobinsonCrusoé.Currel Bell (pseudonyme deCharlotte Brontë) : Shirley.Mrs. Elizabeth Cleghon Gas-kell : Nord et Sud, Cranford.Charles Dickens : Les contesde Noël, David Copperfield.Manzoni : Les fiancés.Topfer : Le presbytère.Xavier Demaistre : Oeuvres.Tourgueniev : Terres vier-ges.

Liste B

Balzac : Eugénie Grandet,Ursule Mirouët.Maria S. Cummins : L'allu-meur de réverbères, MabelVaugham.Daudet : Contes du Lundi,Le petit Chose.Mérimée : Colomba.Tourgueniev : Les mémoiresd'un seigneur russe.Hector Malot : Sans famille,Romain Kalbris.Edmond About : Le roi desmontagnes.Jules Sandeau : Mademoisel-le de La Seiglière.Octave Feuillet : Histoire deSibylle.Dickens : Les aventures deMr. Pickwick, La petiteDorrit.

Liste C

Vigny : Servitude et gran-deur militaires.Daudet : Les lettres de monmoulin.Girardin : Nous autres, lesbraves gens.Dickens : Nicolas Nickleby,David Copperfield, Les aven-tures de Mr. Pickwick.Théophile Gautier : Le ro-man de la momie.Michelet : Les soldats de larévolution.Mme Henry Greville : Per-due.Edgar Quinet : Mes souve-nirs.Léon Cahun : Les mercenai-res, Les aventures du capitai-ne Magon.Anatole France : Le crime deSylvestre Bonnard.

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Ferdinand Buisson et ses amis remarquent alors qu'ils ne peuvent pas faire coïncider leurslistes. Comme les rédacteurs de la liste des textes fixée par l'Education nationale en 1985,les universitaires de 1888 sont pris entre deux exigences inconciliables : « d'une part ne pasmanquer des textes essentiels, d'autre part accorder une large place à la narrativité et à larécréativité ».

Liste du ministère de l'Education nationale fixant en 1985 la liste des livres qu'il serait utilede lire dans les classes de 6e-5e :

Auteurs de langue française

RomansRoman de Renart.Fabliaux et contes morauxdu Moyen-Âge.Erckmann-Chatrian : Histoi-re d'un conscrit de 1813.Daudet : Les lettres de monmoulin.

Jules Verne : De la terre àla lune, Le tour du mondeen quatre-vingts jours, Vingtmille lieues sous les mers.Jules Renard : Poil de Ca-rotte.

Colette : Dialogues de bêtes.Saint-Exupéry : Le petitprince.Marcel Aymé : Contes duChat perché.Pagnol : La gloire de monpère, Le château de ma mère.Bosco : L'enfant et la rivière.Tournier : Vendredi ou la viesauvage.

Kessel : Le lion.Le Clézio : Mondo et autreshistoires.

PoésieLa Fontaine et Prévert.

ThéâtreMolière : Les fourberies deScapin et Le bourgeois gentil-homme.

Textes anciensExtraits de :La Bible.L'Iliade et l'Odyssée.L'Enéide.Historiens grecs (Hérodote)et latins (Tite-Live), des Let-tres de Pline le Jeune.Métamorphoses d'Ovide.

Auteurs étrangersd'expression française

BiragoDiop : Contes d'Ama-dou Cumba et Nouveauxcontes d'Amadou Cumba.Camara Laye : L'enfantnoir.

Auteurs étrangers traduits

Les Mille et une nuits.Andersen : Contes.Grimm : Contes.Defoe : Robinson Crusoé.Jimenez : Platero et moi.Kipling : Histoires commeça.Stevenson : L'île au trésor.Swift : Les voyages de Gulli-ver.Vasconcelos : Mon bel oran-ger.

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membres de la société, que l'on appelleradonc cultivés ? Ou s'agit-il, comme la socio-logie tend à le dire actuellement, de l'ensem-ble des habitudes, comportements, produc-tions, communs à un peuple donné, auquelcas la distinction entre gens incultes etcultivés ne peut plus exister ? Et, dans cedeuxième cas, les différences culturelles selimitent-elles à des aspects folkloriques : lesrepas, l'habillement, par exemple ? (Voirencadré n°3.)

Non-lectureet exclusion sociale

Comment prendre en compte dans un systè-me scolaire conçu, on l'a vu, pour créer unmodèle culturel unique, des enfants issusd'une tradition, d'une histoire souvent trèsriches, mais dont ils ignorent souvent tout ?On pensera alors que cette hétérogénéitéculturelle est probablement la clé du préten-du échec scolaire de ceux qu'on appelle lesenfants d'immigrés, ou, plus justement, lesenfants d'origine étrangère. Mais pour JoMartinez cette différence, avant d'être cultu-relle, est avant tout sociale, et c'est elle quiest génératrice d'exclusion. Les statistiquesde l'Education nationale font en effet appa-raître qu'à statut socio-économique égal,les résultats scolaires des enfants d'origineétrangère ne sont pas différents de ceux desenfants issus de parents français.Exclusion sociale, donc, avant d'être cultu-relle : une affirmation que l'on retrouve chezYves Parent, en particulier lorsqu'il évoquel'accroissement du nombre des « analphabè-tes fonctionnels ». On désigne en effet parce terme un peu barbare les personnes qui,bien qu'ayant appris à lire, ont désappris lalecture faute d'avoir eu l'occasion de recourirà l'écrit. Or, Yves Parent affirme lui aussique si l'écrit a disparu de leur vie sitôtquittée l'école, c'est qu'il s'agit d'un groupesocial exclu, rejeté des circuits d'informationde ceux qui savent, et donc de ceux qui

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Encadré n° 3

Azizaet le bifteck-puréeA propos de la stigmatisation de l'enfantd'origine étrangère en classe, de sa dé-signation du doigt avec de bonnes inten-tions mais selon un cliché à courte vue,Jo Martinez raconte une anecdote. Uneconseillère pédagogique monte avec ungroupe de normaliens une activité inter-culturelle portant sur la nourriture. Elleinterroge les élèves : « Qu'est-ce que vousavez mangé à midi ?— Sébastien : Du bifteck haché et desfrites.— Loïc : De la purée et du foie.— Aziza : Du bifteck haché et de lapurée.— Non, Aziza, je te demande ce que tuas mangé, tu peux le dire dans la classe,tu sais. »Aziza, les yeux ronds, s'interroge, puiselle comprend ce qu'on attend d'elleet s'épanouit. Elle répond alors : « Ducouscous ! »

La même question est posée un peu plustard au grand frère d'Aziza : « Qu'est-ceque tu as mangé à midi ?— Du bifteck haché et de la purée.Pourquoi ?— Rien, rien... »

détiennent le pouvoir social et culturel. Ces« déchiffreurs de survie » sont le type mêmedu lecteur soumis à l'écrit. S'ils ont bienappris à lire à l'école, jamais ils ne sesont approprié l'écrit comme un moyen decommunication banal, ordinaire, quotidien.Et faute de cela l'écrit a peu à peu disparude leur vie (voir encadré n°4).Pour Yves Parent, une réelle modificationdes comportements de lecture passe par unetransformation des rapports sociaux. JeanFoucambert (chercheur à l'INRP) affirme

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qu'« un groupe secrète le nombre de lecteursdont il a besoin pour fonctionner comme ilfonctionne ». Yves Parent conclut : « Si legroupe ne modifie pas, ou si rien ne permetque se modifie son mode de fonctionnement,il est difficile d'espérer que se modifient lesrapports à l'écrit, pour certains du moins ».D'où les limites du prosélytisme ou de laséduction pour gagner au livre un nouveaupublic, dont le comportement de lecteur nepeut se contenter de copier celui des « déjà-lecteurs ». L'apparition de nouveaux lecteurspasse peut-être par la création de rapportsdifférents à l'écrit, voire même d'écrits diffé-rents. Pour Yves Parent, l'enfant, commel'adulte, n'utilisera l'écrit que s'il apparaît

Encadré n° 4

Le bruits'est répanduque nos soldatsne savaientpas lire

Expliquant qu'au lendemain de la défaitefrançaise de 1870, le contact avec le livrea été conçu comme un « enjeu national »,Emmanuel Fraisse cite le propos d'HenriBréal tiré de son ouvrage Quelques motssur l'instruction de la France, paru en1872. Bréal y reprend l'idée de Renanet de Lavisse selon laquelle la France aperdu la guerre beaucoup plus sur le planéducatif et universitaire que militaire :

«... Les étrangers dans la dernière guerreen ont été frappés, ils voyaient nosprisonniers désœuvrés sans que l'inactionparût leur peser. Leur plaisir était dejouer aux dames, à la marelle ou aubouchon. Dans certaines villes, on leuravait donné des ouvrages d'histoire, desrécits de voyage, mais ils n'y touchaientpoint. Aussi le bruit s'était-il répanduque nos soldats ne savaient pas lire. »

susceptible de lui permettre de mener à bienle projet dans lequel il est engagé. Encorefaut-il que projet il y ait et que le statutsocial de cet enfant, ou de cet adulte,l'autorise à avoir un projet qui lui soitpropre.

L'apprentissagede la lecture

Cette réflexion sans concession sur les causesde la non-lecture s'accompagne d'une recher-che permanente sur les modes d'apprentissa-ge de la lecture et sur les méthodes aujour-d'hui en vigueur. Jean-Pierre Jaffré affrontecourageusement la fameuse querelle des mé-thodes qui oppose en France, depuis desannées, les tenants de la méthode syllabiqueà ceux de la méthode globale, sans oublierla méthode dite naturelle. Pour résumer trèsbrièvement les positions en présence, lespremiers soutiennent que l'entrée dans letexte se fait grâce à la décomposition enéléments (lettres et syllabes : le b-a ba), lesseconds accordent la priorité au sens et àune approche globale du mot et de la phrase ;quant à la méthode naturelle, elle s'intègredans le cadre de la pédagogie Freinet, oùl'on part du quotidien de l'enfant, de sesintérêts et donc de ses propres productionsécrites.Jean-Pierre Jaffré montre qu'il s'agit là d'unfaux débat, pour plusieurs raisons. Toutd'abord, contrairement à ce que croientbeaucoup de parents, la méthode dite analy-tique jouit en France d'une prédominanceécrasante, la méthode dite globale ne repré-sentant que 5 à 10% des pratiques pédagogi-ques. En fait, la méthode la plus utiliséetenterait de concilier les deux approches.D'autre part, toutes les recherches menéesactuellement, à partir de Piaget en particu-lier, sur la manière dont l'enfant acquiertses connaissances, montrent qu'il s'agit d'unphénomène extrêmement complexe, rendantcaduc le principe d'une méthode universelle-

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ment applicable. Loin d'être, comme on l'alongtemps pensé, une sorte de « table rase »sur laquelle on empile des connaissances,l'enfant se construit son propre savoir parun cheminement qui présente des régres-sions, des détours et dans lequel on ne peutguère distinguer que des stades successifs.Plus sérieux, pour Jean-Pierre Jaffré, est ledébat entre ceux qui dissocient totalementoral et écrit et ceux qui pensent que l'écritest avant tout une transcription de l'oral.Ces positions théoriques ont en effet desimplications très concrètes quant à la maniè-re d'apprendre à lire. Selon Yves Parent, lavitesse exigée par une lecture efficace, soitplus de 10 000 mots à l'heure, interdit quel'on passe par une oralisation : « l'écrit estun langage pour l'œil ». Si l'on compareavec l'apprentissage d'une langue étrangère,la différence entre les lecteurs efficaces etles autres est la même qu'entre un Françaisqui pense en français puis traduit en anglaisavant de parler (ce qui ralentit considérable-ment la conversation) et un Français quipense en anglais. En ce sens, le lecteurefficace est donc bilingue dans sa proprelangue. En revanche Jean-Pierre Jaffré penseque toute langue est avant tout une transcrip-tion de l'oral et que la tendance à l'oralisationest innée.

Mais quelle que soit l'importance de cesdivergences techniques, tous s'accordent àdire que la manière dont l'enfant se situesocialement par rapport à l'écrit est détermi-nante quant à la réussite de son apprentissa-ge. Si Jean-Pierre Jaffré précise cependantque les recherches scientifiques ont mis enévidence un stade fondamental vers l'âgede 5-6 ans, Yves Parent cite une réponse

beaucoup plus prosaïque de Foucambert àla fameuse question : comment sait-on qu'unenfant est prêt à apprendre à lire ? Ilpréconise un test simple (voir encadré n°5).Ce test, pour légèrement caricatural qu'ilsoit, est significatif. Et cette notion d'engage-ment dans un projet, chère à l'EducationNouvelle, on la retrouve chez tous les interve-nants, y compris chez Marie-Odile Ottenwal-ter, venue exposer son expérience des ateliersd'écriture.

Apprendreà écrire

En préalable, en effet, à son analyse surl'historique et la réalité actuelle de ces lieuxqui se proposent de « libérer » l'écriture,Marie-Odile Ottenwalter se livre à une étudecritique détaillée de la production d'écritstelle qu'elle est pratiquée aujourd'hui àl'école primaire*. Tout d'abord, la très classi-que rédaction : pas de modèle ni de consignesclaires, des interdits, des références jamaisexplicitées, ni pour le maître, ni pour l'en-fant. Ceci est une bonne introduction, etcela ne l'est pas ; on n'écrit pas ceci maison écrit cela : tout reste purement intuitif,d'où l'extrême difficulté de cet exercice. Pire,la rédaction reste souvent coupée de ce quevit l'enfant, de ses désirs, de ses problèmes,de ses projets.Le texte libre, prôné par Freinet précisémentparce qu'il permettait l'expression de l'en-fant, a été vidé de son sens par des pratiqueslaxistes et incohérentes. Il est « devenul'exutoire à la paresse des adultes quand ilssont trop démunis ». Le texte libre étaitun moyen d'expression naturelle dans uncontexte pédagogique où l'écriture et la

* Bibliographie

Ouvrages indiqués par Marie-Odile Ottenwalter :Elisabeth Bing: Et je nageai jusqu'à la page. Des Femmes, 1976.André Breton : Manifeste du surréalisme, Gallimard, 1985 (Folio Essais).Oulipo : La littérature potentielle. Gallimard, 1973 (Idées).Georges Perec : La disparition. Denoël, 1983, La vie mode d'emploi, Hachette, 1978, et Livre de Poche.Raymond Queneau : Cent mille milliards de poèmes. Gallimard, 1982.

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Encadré ra°5

Les raisonsde lire :des raisonssocialeset des raisonsprivées

Pour montrer que, dans l'apprentissagede la lecture, les raisons de lire sont plusimportantes que les techniques, YvesParent cite (en schématisant forcémentun peu, précise-t-il) les réponses desenfants à deux questions posées par unchercheur de l'INRP.

Ire question : « Est-ce que tu veux ap-prendre à lire ? » « Oui », répondentquasi-unanimement les enfants.

2e question : « Pourquoi ?» Il y a alorsdeux types de réponses, selon ce cher-cheur. Première catégorie de réponses :« Parce qu'il faut apprendre à lire ».« Ça me permettra de passer au CEI ».« Ça me permettra de ne pas faire defautes d'orthographe ».« Je pourrai devenir maîtresse ».Ce sont les raisons de la pression sociale.

Deuxième catégorie de réponses :« Ça me permettrait de retrouver lepassage du livre que maman m'a lu. »« Ça me permettrait de savoir dans lecatalogue combien coûte le jouet que jevoudrais m'acheter. »« Ça me permettrait de savoir ce queGrand-mère répond à ma lettre. »Ce sont les raisons privées d'enfants quiveulent recourir à l'écrit dans leur viequotidienne, qui vivent personnellementleurs raisons d'apprendre à lire. Et ilest rare que ces enfants-là, selon lechercheur, ne réussissent pas à se donnerles moyens de lire efficacement, étanteux-mêmes engagés dans un projet.

lecture s'inscrivaient de manière évidentedans des projets que vivait la classe. Horsde ce contexte il devient un exercice absurde,terriblement insécurisant. D'autre part, l'en-seignant ne sait pas comment aider l'enfantà travailler sa propre écriture, à en améliorerla qualité, faute de critères et de modèlescohérents. On trouve là deux idées quasibannies pourtant depuis un certain nombred'années : la notion de modèle, de norme,et celle de travail.Jean-Pierre Jaffré montre en effet que sil'enfant invente spontanément sa propremanière d'écrire, alphabétique ou syllabique,il cherche en fait à s'approcher de la norme,à laquelle seule une pédagogie faite de« permissivité ferme » peut l'amener. Marie-Odile Ottenwalter insiste elle aussi sur lanotion de modèles explicites qui permettentà l'enfant de se situer autrement que faceà des règles d'autant plus contraignantesqu'elles ne sont jamais formulées. Cela impli-que qu'il n'y a pas, comme beaucoup l'ontdit et voulu le pratiquer, de « libération »de l'écriture refoulée chez chacun d'entrenous, mais que l'expression écrite nécessiteelle aussi un travail — point sur lequel elleretrouve Yves Parent qui critique ce qu'ilappelle « le bain d'écrits ».

Le pari des BCD

On a beaucoup dit en effet ces dernièresannées qu'il suffisait d'entourer l'enfant delivres pour l'initier au plaisir de lire. Beau-coup de déceptions en ont résulté, en particu-lier chez tous ceux qui, malgré l'absence demoyens et d'encouragements officiels, se sontbattus pour créer, au cœur de l'école, lesbibliothèques-centres documentaires (BCD).L'idée, faut-il le rappeler, était de créer unlieu qui soit à la fois l'aboutissement et lasource des activités, des projets de l'école,pour reprendre un terme décidément om-niprésent. On regrouperait là des livres dequalité, bien sûr, des livres de toutes sortes,

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qui parlent aux enfants de toutes les cultu-res ; mais aussi tous les écrits que les enfantsrencontrent, utilisent, produisent. Quellemeilleure façon de faire de l'enfant lecteurun « questionneur d'écrits » que de lui don-ner les moyens de se les approprier en lesreproduisant lui-même ? Lecture et écrituresont deux faces indissociables d'un mêmeprocessus, d'un même travail visant à formerun lecteur actif, conscient de ses attentes,qui domine le texte au lieu de lui être soumis.Au lieu de cela, comme le dit Jo Martinez,les BCD sont devenues des « piscines », oùl'on va, avec le maître, à heure fixe unedemi-heure par semaine. Pour beaucoupd'écoles, dit Yves Parent, la BCD a plusreprésenté un projet de construction qu'unnouveau projet de lecture. Et ce qui auraitdû être un outil précieux s'est vidé de sonsens en devenant un mythe et une panacéeofficielle.

Des solutionsà la portée de tous

II ne s'agit pas pour autant de s'enfermerdans un pessimisme destructeur. L'analyselucide des échecs, des insuffisances, doitpermettre d'élaborer de nouvelles proposi-tions, et pourquoi pas de nouvelles méthodes,dont les finalités seront cette fois clairementdéfinies.Tous les intervenants ont proposé des solu-tions : les unes très concrètes, très pragmati-ques, concernent la pratique quotidienne ;les autres, avec une dimension sociale etpolitique, sont à l'échelle du système socialdans son entier.Pour Marie-Odile Ottenwalter, il faut tou-jours lier lecture et écriture parce que cesdeux pratiques livrent de manière complé-mentaire les clés de l'accès à l'écrit. Qu'onveuille faire écrire des enfants ou des adultes,il faut d'abord et avant tout écrire soi-même ; être soi-même lecteur, au sens peut-

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être du « lecteur modèle » d'Umberto Eco,capable de remplir les blancs du messageque lui a laissé l'auteur. Il faut surtout etavant tout donner des « consignes particuliè-res dans des classes particulières ».Recommandations très pratiques donc, maisdans lesquelles on retrouve une préoccupa-tion commune à tous les intervenants : nepas couper le texte, l'écrit, d'une pratiquequotidienne, de la vie de tous les jours ; nepas prôner de solutions ou de nouvellesméthodes miracles mais travailler (c'est lemaître mot) à transformer les conditions dela lecture ici et maintenant.Même message chez Jo Martinez en ce quiconcerne l'approche de la diversité culturel-le : fuyons les recettes toutes faites, stylesoirées couscous et autres soirées costumées,pour découvrir la réalité culturelle de tousles enfants, qu'ils soient ou non d'origineétrangère, faite de mélange, d'influences, dedifférences mais surtout de ressemblances :ne jamais oublier qu'un petit Portugais decité HLM de banlieue ressemble plus à unpetit Français de cette même cité H L M qu'àun petit Portugais de Lisbonne. Ce travail,pour être efficace, doit très largement dépas-ser le cadre de l'école.

Ouvertureet coopération

Yves Parent formule en conclusion de sonintervention six « propositions pour une ap-proche communautaire de la lecture ». Lesvoici, brièvement résumées. D'abord sur leplan pratique :1. Une campagne d'information sur la natu-re et les enjeux de la lecture : qu'est-ceque lire, qu'est-ce que déchiffrer, quelle estl'importance sociale de la maîtrise de l'écrit.Ceci implique la création de moyens d'infor-mations accessibles à tous, et ne passantdonc pas nécessairement par l'écrit. Cepourrait être le rôle des centres de ressources

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mis en place dans certains établissementsscolaires.2. Former des formateurs dans le domainede la lecture, à partir de la théorisation despratiques personnelles.3. Aider les gens à passer des stratégies dedéchiffrement à des stratégies de lecture, parexemple grâce à l'utilisation de sortes de« laboratoires d'entraînement à la lecture »comparables aux laboratoires de langues.Cela implique que l'on aide les « déchif-freurs » à prendre conscience de leurs be-soins.4. Mise en réseau des équipements grâce àune politique de coopération.Ensuite, sur le plan social et culturel :5. Une nouvelle répartition du pouvoir, ycompris par une transformation du statutsocial de l'enfant, dans le sens d'une respon-sabilisation.6. Faire évoluer le statut des non-lecteurspour inventer d'autres comportements delecture. (« L'impasse pour le non-lecteurmodèle, c'est de vouloir faire comme lelecteur-modèle. »)

Dans cette perspective, la BCD, la bibliothè-que en général, pourrait devenir une sorted'observatoire de la lecture et de l'écrit.Surtout et avant tout, ce nouveau projet delecture devra être assumé solidairement,collectivement, par tous les partenaires so-ciaux. C'est là une idée que l'on retrouveformulée par les cinq intervenants : ainsiEmmanuel Fraisse affirme que l'irruptiondu livre de poche à l'école, phénomènedû, pour la première fois, à une pressionextérieure, montre que l'école ne peut plusprétendre être le seul lieu de la lecturepublique. Jo Martinez s'appuie sur l'exempledes ZEP (zones d'éducation prioritaire) per-mettant par des moyens concentrés de conce-voir l'éducation comme un acte global, pourclamer qu'il faut cesser d'éparpiller lesmoyens, qu'il faut une formation, une actioncommune à tous ceux qui interviennent dans

la vie de l'enfant : parents, enseignants,bibliothécaires, animateurs associatifs, etc.Le message commun, s'il part d'une critiquede l'intérieur de l'école laïque, est doncfondamentalement une demande, un appelà l'ouverture et à la coopération.

Ce regard lucide, critique sans être récrimi-natoire, cette volonté de proposer des solu-tions concrètes, de reconnaître le travail desenseignants tout en sollicitant, d'égal à égal,la collaboration avec les autres médiateursdu livre et de l'écrit, tout cela constitue desfaits nouveaux et que nous ne pouvons nousempêcher de juger comme très encourageantspour tous ceux qui pensent que l'école estun partenaire indispensable dont le rôle seradécisif, si elle parvient à se débarrasser de sespesanteurs, ses rigidités, ses enfermements.

Nous ne concluerons pas cet article sansexprimer nos regrets pour tout ce qu'il nousa fallu passer sous silence, faute de place :les explications d'Yves Parent sur l'« actelexique », le fonctionnement coordonné del'œil, de la mémoire, et de tout ce qu'il y a« derrière l'œil », ce savoir préalable indis-pensable pour pouvoir anticiper sur le texte ;Emmanuel Fraisse démontant avec humouret rigueur les lois qui régissent les choix detextes des manuels scolaires ; les développe-ments de Jean-Pierre Jaffré sur la manièredont l'enfant invente sa propre écriture ;Marie-Odile Ottenwalter montrant commentles ateliers d'écriture, loin d'être une inven-tion des années soixante-dix, s'inscriventdans la mouvance du courant surréaliste ;Jo Martinez nous exposant avec passion lesprincipes de base d'une pédagogie intercultu-relle bien comprise ou nous expliquant com-ment utiliser la diversité culturelle, commeune source d'enrichissement mutuel ; et biend'autres choses encore que seule une publica-tion des actes de ces deux journées d'étudespourrait restituer intégralement. I

N°112 - HIVER 1986 / 43