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LA VOIE RATIONNELLE par MATGIOI - 1907 - - édition 1941 -

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  • LA VOIE

    RATIONNELLE

    par

    MATGIOI

    - 1907 -

    - dition 1941 -

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    CHAPITRE I

    Laotseu

    Lorgueil individuel est la chose qui est, dans toute la race jaune, la plus inconnue, et parat, aux yeux des Jaunes qui le constatent chez dautres races, la plus incomprhensible. Le respect des Anctres morts qui lon se rattache, la solidarit avec les vivants, qui sont tous des parcelles dun mme grand tre social, loignent le Chinois de toute recherche de particularisation. Ainsi le veut lenseignement traditionnel, auquel nul esprit nchappe, et dont chacun porte lempreinte, dautant plus forte et plus accuse, quil a travaill davantage, et que ltude de lhritage intellectuel ancestral la fait plus savant. Lorgueil collectif de la race est une fiert louable, mais lorgueil particulier de lindividu est une ridicule et rprhensible vanit. Aussi, dans la caste philosophique, qui est comme la tte de ce grand corps

    des lettrs, on sapplique moins tre linventeur hardi de nouvelles conceptions que le fils pieux et le gardien incorruptible de la conception primitive et traditionnelle.

    Comme nous le verrons plus loin, cette tournure desprit, obligatoire comme un rite tel point quun penchant contraire paratrait criminel et sacrilge, fait que tous les systmes philosophiques, de quelque plan de la philosophie gnrale quil puisse tre question, sont issus du premier systme philosophique qui fut exprim, cest--dire du Yiking de Fohi et de Wenwang, que nous avons tudi et rsum dans la Voie

    Mtaphysique1.

    Mais, et auparavant, cette tournure desprit fait que tous les grands philosophes, tous les chefs dcole, au lieu de se poser en initiateurs, et de tcher se singulariser, se dclarent modestement des frres cadets des grands matres du

    pass, et les respectueux continuateurs de leurs enseignements.

    Ainsi, au lieu de prtendre apporter une doctrine nouvelle, qui sinstalle, en morignant les anciennes, parmi les turbulences et les ngations, ils dclarent

    apporter une adaptation adquate lpoque, et se dfendent de la moindre innovation. Cest pourquoi, conformment lesprit des plus anciens dogmes, ils apparaissent tous comme des incarnations intellectuelles successives dune mme doctrine, laquelle, nayant jamais vari depuis le commencement des Temps, est tout simplement et naturellement la Vrit.

    1 Paris, ditions Traditionnelles, 1936.

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    La modestie dune telle attitude, une telle absence de prtentions, se transposent dans la vie journalire et dans la fonction sociale des philosophes. En

    gnral simples agents dun tat gouvernemental et administratif, en dehors duquel ils ont tabli leurs thories et leurs spculations, ils vivent et meurent tranquillement

    et simplement, dans un loignement calcul du bruit, des honneurs et des tragdies ;

    et leur existence est si paisible, si conforme la moyenne de lexistence des hommes de leur poque, si dnue dclat et de circonstances spciales, que leur biographie sinscrit en dix lignes, et que la gloire, qui immortalise leurs crits, oublie leur personne.

    Mais les quelques disciples rares et volontaires que ces philosophes avec eux

    entranrent, et qui furent dautant plus ardents et convaincus que nul proslytisme et nulle mise en scne ne les attirrent, les quelques disciples qui survivent au Matre ne

    se contentent point de conserver jalousement une doctrine qui est devenue sacre, du

    jour mme o disparut celui qui lenseigna ; ils obissent, eux aussi, cette modestie personnelle et ce respect du pass o toutes les gnrations jaunes excellent.

    Et, par tous les moyens possibles, ils exaltent ce Matre, qui fut modeste et

    silencieux tant quil fut prsent, mais qui, ds sa mort, est devenu pour eux le Pass, et le meilleur monument du Pass, puisquils lentendirent et laimrent. Par leurs soins, il saute brusquement de lobscurit au pinacle, et sa personne est entoure de la lumire et de la gloire que mritrent ses ides.

    Cest ainsi que, ct de la biographie exacte et monotone, et immdiatement aprs, slve la lgende, clatante, dore, merveilleuse, divine, dans la trame tincelante de laquelle les disciples avertis enchssent, comme autant de perles

    noires, les symboles ou les paraphrases des vnements importants de la vie du

    Matre (importants, bien entendu, au regard de la doctrine philosophique seule, tout le

    reste de la contingence ayant disparu).

    Aucun philosophe, aucun grand esprit de la Race nchappe cette coutume, qui est devenue comme une loi ethnique, Laotseu pas plus que les autres. Et cest pourquoi nous donnons ici sa vie, telle quelle est officiellement et rellement inscrite dans la Chronologie de lEmpire, et nous faisons suivre cette biographie, courte et comme indiffrente, de la lgende que fabriqurent, autour du Matre disparu,

    limagination et la reconnaissance des gnrations.

    Laotseu naquit le 14e jour du 7

    e mois de la 3

    e anne de lempereur Tingwang,

    de la dynastie Tcheou, cest--dire pendant la 54e anne du 34

    e cycle

    2. Il tait

    originaire du village de Khio-jin, commune de La, district de Khoukien, ou

    Khouyang, royaume de Tshou3. Son nom de souche tait Li ; son petit nom, Eul ; son

    nom honorifique, Peyang ; son nom posthume, Tan. Laotseu, est le surnom que ses

    disciples lui donnrent4. Il occupa la charge de gardien des archives. Il seffora de

    vivre dans la retraite, et de rester inconnu. Il servit longtemps sous la dynastie

    2 Soit 604 av. J.-C.

    3 Correspondant la province de Kouefou, vice-royaut de Honan, par 34 de latitude et 054 long. O. de

    Pking. 4 Laotseu = le vieux docteur.

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    Tcheou ; la voyant tomber en dcadence, il se dmit de sa charge, et se retira

    lextrmit du royaume, au col de Hankouflouan, dont le chef tait un certain Inhi5. L, pour lenseignement de Inhi, il composa un livre sur la Voie et la Vertu, qui comprenait un peu moins de six mille caractres. Aprs quoi il sloigna. On ne sait ni o ni comment il finit ses jours. Laotseu tait un sage qui aimait lobscurit .

    Ainsi parle le Sseki, chronologie officielle de lEmpire rdige par le chef des historiens de lempereur Wouti, des Han, le clbre Sse-ma-thin (104 av. J.-C.).

    On ne connat que cinq gnrations de la famille de Laotseu. Son fils, nomm

    Tsong, fut gnral du vice-roi de We ; le fils de Tsong fut Tchou ; le fils de Tchou

    fut Kong ; le fils de Kong fut Hia, que lempereur Hiaowenti, des Han, appela la cour (179 av. J.-C.). Hia eut un fils, Kia, qui fut ministre du vice-roi Khiang, de

    Kiaosi. Aprs quoi la descendance de Laotseu disparat des commentaires.

    Laotseu avait soixante-dix ans quand il commena son livre sur le Tao ; il eut

    douze disciples, dont la plupart ne furent que des disciples intellectuels, ne le

    connurent pas directement, et vcurent 100 150 annes aprs sa disparition ; le plus

    clbre dentre eux est le philosophe Sichoe.

    Lextrme simplicit de cette biographie ne saurait tre dpasse ; elle a t compose trois sicles et demi aprs la mort prsume de Laotseu. Elle renferme tout

    ce quon connat dexact sur la vie du philosophe. Il et t aussi facile dentourer sa naissance, sa vie et sa mort de phnomnes extraordinaires, quil a t facile de le faire pour le Bouddha, pour Mose, pour lie, et pour tant dautres. Une lgende, en effet, sest tablie sur Laotseu ; mais, en Chine mme, on est pri de ny pas croire, et de la considrer seulement comme une somme de symboles un peu trop clatants. Et

    la version primitive que nous venons de donner subsiste ct et au-dessus de la

    fable, invente pour les besoins psychologiques que nous avons dtermins plus haut.

    Il est tout fait permis de croire que Laotseu, aprs avoir pass la porte de

    Hankou, voyagea en Perse, en Bactriane, et, suivant une renomme locale assez

    accrdite, termina sa vie en solitaire sur les plateaux thibtains. Mais il nest pas utile, en admettant que cela soit possible, de tirer au clair cette supposition. Car il faut

    retenir que le Tao et le Te (la Voie et la Vertu), seuls livres mans directement de

    Laotseu en personne, furent crits avant quil quittt lEmpire, et sans quil lait jamais quitt.

    Le systme philosophique de Laotseu et cest l ce quil importe de dterminer ne sinspire donc ni du Bouddhisme, ni du Lamasme, ni mme du Christianisme, ainsi que le prtendirent tels zls missionnaires, et, aprs eux,

    lexcellent M. Abel Rmusat, membre de lInstitut. Lenseignement de Laotseu est issu de la seule tradition primordiale, pieusement conserve par les Jaunes, et dont

    lexpression la plus exacte est le Yiking. Telle est la vrit. Nous pouvons prsent nous distraire la lgende.

    La lgende de Laotseu est luvre dun certain mythologue, nomm Kohong, qui vcut vers lan 350 av. J.-C. et fit, sous le titre Chin-tsien-tchouen, une histoire

    5 Col de Hankou, district de Lingpao : 3042 lat. et 10818 long.

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    des Dieux et des Immortels. Cette histoire est assez semblable aux vies des Saints

    de lhagiographie chrtienne. Voici un rsum des prodiges dont Kohong entoure lexistence, cache et obscure, de Laotseu : La mre de Laotseu devint enceinte par suite de lmotion quelle prouva en voyant une toile filante ; ctait du ciel quil avait reu le souffle vital ; dailleurs, des sages disent quil tait n avec le ciel et la terre, et quil avait reu une me pure mane du ciel. Sa mre le porta dans son sein pendant soixante-douze annes ; en naissant, il avait les cheveux blancs, cest pourquoi on lappela Laotseu. Sa mre donc le conut sans le secours dun poux, et il sut parler ds linstant de sa naissance. Il avait le teint blanc et jaune, de beaux sourcils, de longues oreilles, des yeux bien fendus, des dents cartes et des lvres

    paisses. Son front tait travers par une grande raie ; le sommet de sa tte offrait une

    saillie prononce ; son nez tait soutenu par une double arcade osseuse. Ds le

    moment de sa naissance, il fut dou de la pntration divine ; la vie dont le ciel

    lanima ne ressemblait pas celle des hommes ordinaires. Il composa neuf-cent-trente livres pour enseigner vivre. Il y est trait des neuf ambroisies, des huit pierres

    merveilleuses, du vin dor, du suc de jade, des moyens de garder la puret primitive, de conserver lunit, de mnager sa force, de purifier son corps, de dissiper les calamits, de dompter les dmons, de triompher des maux, de vaincre avec la

    puissance de la magie, de soumettre sa volont les esprits malfaisants. Il crivit

    aussi sur les talismans. Il vcut plus de trois cents ans, et eut son service, pendant prs de deux sicles, un disciple du nom de Siou-Kia, qui il avait communiqu,

    comme il le fit plus tard au mandarin Inhi, le secret de limmortalit .

    Le dithyrambe de Kohong continue longtemps sur ce ton trange, filandreux, et

    mme trs souvent contradictoire. Et il serait tout fait oiseux de le suivre plus

    longtemps dans ces historiettes adquates limagination des foules et la crdulit des enfants. Malgr certains passages o, travers la grossiret du texte et des

    figures (Cf. lge de la naissance de Laotseu avec lpoque de la publication du Tao, et aussi ce qui est dit du secret de limmortalit), on aperoit assez bien quels sont les arcanes mtaphysiques et sociaux emblmatiss, il nest pas certain du tout que les amis et les successeurs de Laotseu aient jamais tmoign beaucoup de

    reconnaissance au maladroit adulateur. Du reste, et comme si la Chine tait le pays

    o, malgr tout, le bon sens et la raison finissent quand mme par avoir raison de

    lignorance et de la fatuit humaine, lexcellent Kohong en personne termine son fatras merveilleux par la dclaration suivante : Des docteurs dun esprit rtrci

    6

    veulent faire passer Laotseu pour un tre divin et extraordinaire, et engager les

    gnrations futures le suivre ; mais, par cela mme, ils les empchent de croire

    quon puisse acqurir par ltude le secret de limmortalit. En effet, si Laotseu est simplement un sage qui avait acquis le Tao, les hommes doivent faire tous leurs

    efforts pour imiter son exemple ; mais, si lon dit que cest un tre extraordinaire et dou dune essence divine, il est impossible de limiter .

    Que croirons-nous donc de la personne de Laotseu ? Ce serait peut-tre ici le

    cas dappliquer au chef de la doctrine taoste le fameux principe du Yiking, qui

    6 Et il faut noter que Kohong nentend pas du tout parler ici de lui-mme.

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    distingue, par des traits si marqus et si nets, la personnalit de lindividualit. Et il serait admissible de prtendre, avec toutes les prcautions que, en pareil cas, sait

    toujours garder la souriante indiffrence des lettrs Jaunes, que la personnalit

    quincarna Laotseu sur cette terre fut prcisment lune de ces personnalits tranges, surhumaines, que lon voit apparatre, au cours de lhistoire, exactement aux tournants de la Destine, lorsquil semble que la Cration ait besoin dune aide surnaturelle, et dune pousse inespre dans le sens de son volution ; et, dans ce cas, la thse taoste se rencontrerait avec la thse musulmane, et aussi avec la thse

    gnostique des premiers ges du Christianisme7. Mais nous ne sommes pas ici dans le

    domaine du rve des Asiatiques mineurs, ni de la sentimentalit de lOccident. Ce qui distingue la tradition des Jaunes de tous les autres systmes que reut et que forgea la

    pense humaine, cest son extrme simplicit dans labsence de toute affabulation mythique, et cest sa parfaite homognit dans lassemblage de tous ses logicismes. Cette caractristique, qui met la Tradition des Jaunes hors de pair, ne ly maintient que si elle est partout conserve. Et ce serait un bizarre contre-sens que de prtendre

    grandir lun des meilleurs matres, le meilleur matre mme de la pense orientale, en lui appliquant des procds dagrandissement dont il navait point voulu pour son uvre et celle de ses Anctres. Dpourvu, et compltement ddaigneux de toute espce de merveilleux quil abandonne ironiquement aux jongleries foraines des taosse et des pseudo-docteurs Laotseu naquit, vcut et mourut comme un homme. Son inbranlable simplicit, son humilit hautaine, lattachaient imprieusement la normalit de son destin ; et il aurait eu honte de reporter sur lui le moindre des rayons

    de la splendeur totale, qui nappartenait qu sa doctrine. Nous ne prtendons pas quune telle conduite soit un exemple facile suivre, ni souvent suivi par la plupart des rformateurs et des sauveurs de lespce humaine. Mais il faut laisser au philosophe chinois loriginale franchise de cette attitude, en reconnaissant que, au recul que font les sicles, ce volontaire obscur se revt dune beaut plus complte et plus sre que ceux-l qui forcrent la crdulit gnrale, en se parant des oripeaux de

    la lgende et de la divinit.

    Laotseu donc sut quil tait un homme, et ne voulut pas passer pour tre autre quun homme. Mais il savait aussi quelle est la puissance de transformation, initiatique et suprieure, que produit sur lhomme le labeur intellectuel, dans le dsir continu et ardent de la connaissance totale. Il seffora vers cette transformation, et il latteignit. Quand il reconnut latteindre, il disparut. Ainsi il demanda la science et sa propre volont les qualits surhumaines quil se refusa prtendre avoir, ds sa naissance, reues de la fantaisie de Dieu ou du caprice dun dieu. Et, pour justifier ladmirable principe sotrique que, dun plan un autre, lextrme humilit se change en une extrme grandeur, il ne dut qu lui-mme les dons suprmes que lui valurent son mrite et sa vertu, au lieu de les prtendre originels et inhrents une

    mission particulire. Et nous retrouvons ici la pense, navement encourageante, du

    bon mythologue Kohong : ce que fit Laotseu, tout homme peut tenter de le faire, le

    but que Laotseu atteignit est offert la bonne volont de tous les hommes. Car, au

    7 Les Christos, ou Hommes faits Dieux de la Gnose primitive.

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    lieu de descendre lhumanit avec des moyens divins, il monta la divinit par des moyens humains. Cest, de sa vie obscure, un enseignement spcial quil faut savoir prciser, et quon peut tenter de mettre en pratique.

    Nous lavons dit, et lhistoire officielle le dtermine avec sa coutumire scheresse : quand Laotseu obtint ltat de connaissance, il disparut du milieu de ses semblables, et acheva sa vie dans le silence et la solitude complte dune retraite ignore de tous. Il apparat donc que, ds ce moment-l, il se jugeait inutile dans la

    foule. Celui-l, en effet, qui a atteint le sommet de la sagesse nest plus assez un homme, pour pouvoir tre profitable aux autres hommes. Et cest ici que nous devons faire un peu de place au rsum de lentrevue historique entre Laotseu et Confucius. On y verra que la sagesse moyenne peut sacqurir par la propagande et lenseignement, que celui qui la professe acquiert une grande rputation dans le monde et dans les gouvernements, mais que cette expansion de lui-mme est un

    obstacle insurmontable pour sa perfection intrieure et son ascse dfinitive ; on y

    verra au contraire que la sagesse totale ne senseigne et ne se diffuse pas, quelle ne peut sacqurir que dans lisolement et par le travail personnel ; que ses adeptes demeurent volontiers inconnus, et peuvent ainsi utiliser leur volution et

    lvolution conscutive de la postrit les ardeurs et le temps quils ne consacrent pas lblouissement des multitudes.

    Lentretien de Laotseu et de Confucius est absolument historique : il est relat, dans des termes partout identiques, par les crivains de la Chine les plus dignes de

    foi, de lpoque des deux philosophes, et particulirement par Sse-ma-thin, lhistorien du Cleste Empire :

    Khongtseu, ayant entendu parler de Laotseu, voulut connatre par lui-mme

    quel tait cet homme extraordinaire ; il se rendit auprs de lui, et linterrogea sur le fond de sa doctrine. Au lieu de lui rpondre, Laotseu fit des reproches Khongtzeu,

    en lui disant quil tait trop rpandu au dehors ; que la conduite quil tenait sentait le faste et la vanit, et que le grand nombre de ses disciples tait plus propre

    entretenir lorgueil dans son cur qu y faire natre lamour de la sagesse. Le sage, lui dit-il, aime lobscurit ; loin dambitionner les emplois, il les fuit. Persuad que, en terminant sa vie, lhomme ne laisse aprs soi que les bonnes maximes quil aura enseignes ceux qui taient en tat de les retenir et de les pratiquer, il ne se livre pas

    tout venant ; il tudie les temps et les circonstances. Celui qui est possesseur dun trsor le cache avec soin, de peur quon ne le lui enlve ; il se garde bien de publier partout quil la sa disposition. Celui qui est vritablement vertueux ne fait pas parade de sa vertu ; il nannonce pas tout le monde quil est sage. Voil tout ce que jai vous dire ; faites-en votre profit. Jai, ajouta-t-il, entendu dire que le riche renvoie ses amis avec des prsents considrables et que le sage renvoie ceux qui le

    visitent avec quelques bons conseils. Je ne suis pas riche, mais je me crois sage en

    toute humilit .

    Cette mercuriale assez svre, que Khongtseu reut dailleurs avec une patience et une gratitude qui font le plus grand honneur ses vertus domestiques,

    indique profondment la rserve presque sauvage et laustrit dogmatique o Laotseu stait confin et dont il ne se dpartit jamais. Il nous en faut retenir, afin de confondre les chroniqueurs qui ont la navet de faire passer pour des adeptes de

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    Laotseu les mdecins, les jongleurs et les pseudo-docteurs qui font de la thaumaturgie

    le long des chemins de lEmpire, que Laotseu ne dsire point avoir beaucoup de disciples, mais seulement quelques amis choisis, et quil ne blme rien tant que le bruyant proslytisme et la propagande inconsidre. Lenseignement tel que le veut Laotseu, restreint quant au nombre de ceux qui on le donne et quant la portion de

    la doctrine qui peut tre communique, prsente absolument les caractristiques de

    lenseignement sacr et occulte de lInde, du Thibet, de lgypte et de tous les centres mystrieux et initiatiques, o se conservaient jalousement les rayons de la Grande

    Lumire.

    La fin de cet homme extraordinaire et glorieux rpondit la solitude et la

    dignit de sa vie. Revtu dsormais par sa science, sa volont, et les heureux rsultats

    de son ascse personnelle, des plus grands pouvoirs quun esprit vtu dune me et engangu dun corps puisse possder ici-bas, il reconnut linutilit de la pratique goste de ces pouvoirs ; et, pour les faire participer, soit lintrt gnral, par leur action, soit laugmentation de lhritage intellectuel des sages, par leur conservation, il quitta sa patrie naturelle et se retira, ignor pour tous et perdu pour

    toujours, dans lune de ces communauts lointaines du Haut Thibet, qui sont la patrie intellectuelle de ceux qui ont franchi les derniers chelons du savoir. Et l, il

    commena et acheva une vie vritablement surhumaine, que, prcisment il cacha

    tous et noffrit en exemple personne, parce que cet exemple ne pouvait tre daucune utilit aux hommes.

    Il mourut l-haut, et nul ne connat sa spulture, dans ces sanctuaires, o se

    confondent, en un amas anonyme et indiffrent, les poussires humaines

    quhabitrent temporairement les plus sublimes penses. Ainsi il justifia et poussa jusquaux limites extrmes son logique amour de leffacement. Et, par un juste et invitable retour, la doctrine laisse par ce sage, dans un livre aux centons brefs et

    mystrieux, rgit, depuis plus de deux mille ans, tous ceux qui, dans la race jaune, ont

    une pense rflchie ; et cest cette doctrine qui, au moment des expansions futures, intellectuelles ou matrielles, gouvernera les socits de demain vers un but pratique

    et meilleur, et fera pencher les plateaux de cette balance o, vis--vis la ncessit des

    choses et les lois contingentes du courant des formes, saccumule lhritage de la conscience et de la volont humaines.

    Ce que fut la doctrine de Laotseu par rapport aux choses extrieures, quelle

    destine subit son enseignement, quelle influence il eut sur les affaires de lEmpire et sur les actes des empereurs, voil un point sur lequel il serait dautant meilleur de sarrter un instant, quon a davantage dissert dessus sans en rien dmler et sans y rien connatre, au moins en Occident. Les savants de race blanche, et particulirement

    les missionnaires europens, se sont presque exclusivement occups des doctrines de

    Kongtseu, concrtes, faciles dterminer, et dont les applications continues et

    pratiques venaient chaque instant en concurrence avec la propagande chrtienne.

    Lenseignement de Laotseu, renferm par son crateur dans quelques formules gnrales, confi seulement par Laotseu deux adeptes, qui, par la suite en firent dix

    autres, et qui ne renfermait que lexpression la plus exacte possible des vrits traditionnelles et des principes immuables, ne devait avoir quune influence cache, puisque, par sa difficult mme, le nombre de ses adeptes ne pouvait tre que tout

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    fait restreint. Mais cette influence cache et lente devait tre souveraine et profonde,

    parce que, ngligente des intrts matriels et immdiats, elle sadressait ce quil y a de plus lev dans lhomme et, en ralit, de moins humain. Cest pourquoi, en ce qui concerne les affaires politiques et lconomie sociale, linfluence de lcole de Laotseu fut rare ; mais, quand elle sexera, elle fut nergique et totale.

    Par le simple rcit de la fameuse entrevue que Laotseu eut avec Kongtseu, on

    peut voir dj la diffrence des esprits des deux philosophes, la divergence, non point

    de leurs ides primordiales, mais des plans o ils appliquaient leurs ides, et la trs

    incontestable supriorit de Laotseu, laquelle Kongtseu lui-mme rendait un

    humble et entier hommage. Passant du domaine des ides pures celui de la pratique,

    et sortie de lesprit de crateurs froids et impeccables pour entrer dans lme de disciples orgueilleux et passionns, la mise en uvre politique et sociale des deux systmes, dont lun aurait toujours d demeurer au-dessus de lautre, amena bien des troubles et des erreurs, au cours desquels les deux coles se distingurent par

    lexagration de leurs qualits foncires, les Confucianistes par leur verbiage et leur pusillanimit (excs de la propagande), et les Taostes, par leur nergie et leur

    intransigeance (excs de lisolement). Offert lopinion, le Confucianisme eut pour premiers proslytes et aptres les petits lettrs, diserts fins, loquents, srs deux-mmes et avides de jouer un rle dans ltat ou, faute de mieux, dans leur village (lettrs correspondant ce que le XX

    e sicle appelle, en Occident des

    intellectuels ). Ces lettrs, remuants et populaires, rpandaient dans tout le peuple

    des prceptes sages et aimables dont ils devaient tirer un profit personnel.

    Rserv une minorit jalousement trie, le Taosme eut pour adeptes les sages

    prudents, dsintresss, solitaires et sans faconde (que lOccident appelle, pour les distinguer des intellectuels, des penseurs ), qui, dterminant, sans les prcher ni les

    recommander, des lois suprieures et des ides gnrales, ne portaient pas ombrage ;

    ces sages apportrent leurs convictions parmi les lettrs et mandarins de premier rang,

    do elles sinstallrent sur le trne imprial.

    Longtemps les partisans des deux doctrines luttrent, les Taostes oubliant

    quils ntaient point faits pour la lutte, les Confucianistes oubliant, malgr lillustre exemple de Kongtseu en personne, quils taient faits pour obir aux Taostes, dont ils ne sont quune manation sur un plan de mentalit infrieure. Il en rsulta ce qui arrive toujours dans les socits assez faibles pour se laisser imposer les intellectuels

    et les rhteurs comme matres et comme conseillers prdominants, cest--dire une re de troubles gostes et confus dont les petits lettrs seuls devaient tirer de

    lavantage.

    Lloquence paradoxale, la rhtorique aimable, le sentimentalisme, et tous autres moyens o se concrtisent lambition et lgosme des hommes, en un mot cet intellectualisme instinctif et sans bases, qui plus tard mit fin au gnie et lexistence mme de la Grce, fut heureusement arrt en Chine, dans sa besogne parcellaire et

    destructrice. Les empereurs taostes du IIe et du III

    e sicle avant lre chrtienne ne se

    dterminrent peut-tre pas par des raisons si hautes : ils virent sans doute, dans les

    thories confucennes dvies, le got, hautement avou, de partager lempire en principauts et tats feudataires, devant tre distribus aux lettrs, au prorata de la

    science quils auraient affiche et des volumes quils auraient crits, ils virent sans

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    doute dans les doctrines taostes lnergique conscration du systme libertaire et communiste de la souche et de la famille chinoise, dfendus par un principe

    dautorit unique, manant de lautorit cleste, et concrtisant, sur la terre, les lois gnrales traditionnelles de lvolution des cycles.

    Guids par des motifs qui ntaient videmment pas les plus nobles, ces souverains nen agirent pas moins, en dissipant les interprtations errones et en dtruisant les crits dallures et dintentions quivoques, au bnfice du bonheur de leur race et pour le maintien de la pense intgrale. Il faut, aprs cette explication,

    comprendre comment ils devaient tre honnis par leurs loquents adversaires, et

    comment la tnacit et la persvrante loquacit des petits lettrs, le long des vingt-

    deux sicles de lhistoire qui se sont couls depuis lors, a russi faire passer ces souverains taostes pour de simples barbares et pour des ennemis du dveloppement

    intellectuel de lhumanit. Ils taient simplement et il faut leur rendre leur lgitime physionomie les ennemis du morcellement de la Doctrine et de la Puissance, et ils ne tolrrent, ni que des ennemis touchassent au sceptre, ni que des bavards

    touchassent la Connaissance, pour la dfigurer, la dpecer, et sen approprier indment les dpouilles.

    Sachons donc restituer sa vritable figure au souverain Tsinchihoangti, que les

    faux disciples et les interprtes dvoys de Kongtseu se sont plu appeler

    lincendiaire des livres, et le proscripteur des lettrs. Cet autocrate taoste laissa parler ceux qui pensaient, et fit taire ceux qui parlaient sans penser. Ce chef barbare

    avait cependant pris comme premier ministre et il le conserva jusqu sa mort le clbre Lisse, docteur et mandarin du plus haut degr. Et, avant de le juger sur les

    affirmations sans preuves des successeurs de ceux quil perscuta, il serait bon de lire par le menu ses fameux dits de proscription et dincendie.

    Ldit de proscription restreint les peines ceux des lettrs qui fomentent des dsordres, et qui tchent crer, dans lintrieur de lempire, des gouvernements et des tats feudataires dont ils seraient les chefs, contre lagrment, de lempereur. En ralit, sur plusieurs centaines de milliers de lettrs de tout grade que contenait

    limmense empire, il y en eut prcisment quatre cent quatre-vingt-sept qui furent excuts, et ils avaient t pris en pleine rbellion, convaincus eux-mmes de

    dsordres et de meurtres.

    Ldit dincendie exceptait de la rigueur impriale tous les livres de la doctrine de Laotseu, tous les livres de la Tradition Primordiale, tous les livres sacrs et

    dogmatiques, tous les livres qui ne traitaient pas de la politique, et tous les livres de

    Kongtseu lui-mme, lexception du Chouking. Furent brls tous les commentaires, tous les pamphlets, toutes les gloses paradoxales, tous les crits pointilleux,

    tendancieux et analytiques, qui ntaient que de simples commrages, et dont la perte ne fut sensible que pour ceux qui les crivirent. Il en reste dailleurs bien assez, et les amateurs de quintessence ont, depuis lors, combl vingt fois le vide relatif fait, dans

    cet inutile et indigeste fatras, par ldit librateur de Tsinchihoangti. En vrit, pas un penseur ne fut inquit, pas un texte ne fut perdu. On se dbarrassa, un peu

    nergiquement sans doute mais, qui donc au monde est parfait ? de ceux qui, sous couleur de faire de la science et de lesprit, taient, dans ldifice intellectuel et social de la race jaune, des lments daltration, de discorde et de dissociation.

  • 10

    Que devint ce Taosme, si cruellement soutenu et si nergiquement port et

    maintenu au pinacle ? Il demeura virtuellement, pendant deux sicles, la doctrine

    impriale ; puis les dits de proscription de Tsinchihoangti furent rapports : cela fut

    un grand bien, car la libert dcrire est presque aussi chre lhomme que la libert de penser, et certainement, la facult de pouvoir crire avec indpendance et impunit

    valut la Chine quelques excellents ouvrages de morale et de politique. Mais les

    rhteurs de nouveau apparurent et reprirent leur facile domination ; et, comme si la

    prsence de ces intellectuels impuissants et d pousser jusquaux dernires dgradations les souverains qui se laissaient aller une si pernicieuse et affaiblissante

    influence, leur retour au pouvoir concide avec lentre aux affaires, tout fait scandaleuse, des impuissants physiques artificiels ; et, pendant que lme chinoise tait la merci des bavards, le gouvernement chinois tomba aux mains des eunuques,

    et lintroduction concurrente, dans une race qui ny tait pas prpare des sentimentalits du Bouddhisme dpourvues de tout ce que le Bouddhisme a de suprieur et de merveilleusement propre lvolution humaine prcipita labme le pays et la dynastie. Les sages taostes, auxquels sadjoignirent les vritables philosophes confucens, outrs dun tel tat de choses, fondrent les socits secrtes, qui subsistent aujourdhui encore parmi la race jaune (190 de lre chrtienne : soulvement de la souche Tchang), et qui reurent leur baptme du sang par la mort

    violente de quatre-vingt mille adeptes de Laotseu.

    Ainsi en dcidrent les eunuques, lempereur que les eunuques inspiraient, et les faux lettrs qui dirigeaient les eunuques. On voit que nous sommes loin des 487

    excutions du terrible Tsinchihoangti. La dynastie ne sen effondra pas moins sous les efforts runis des sages et du peuple : les Tsin rgnrent, et le Taosme

    panouissait sa plus belle fleur, le Wouwekiao, ou Socit du Grand Vide , qui

    considrait les honneurs et les affections de la terre comme choses vaines et indignes

    de lhomme immortel, et qui runit une admirable pliade de stociens.

    partir de cette poque, et aprs les temps troubls o quatre dynasties

    parallles rgnrent sur la Chine dpece en quatre royaumes, les souverains et leurs

    conseils comprirent comment les doctrines de Laotseu et celles de Kongtseu, qui sont

    les complmentaires des premires, devaient tre enseignes concurremment. Les

    hauts mandarins demeurrent attachs, chacun en leur particulier, au dogme de la

    Suprme Raison , et ils firent rendre Kongtseu et sa doctrine les honneurs

    officiels, publics et nombreux, qui convenaient une science concrte, facile,

    profitable tous, populaire et respectable. Et, pendant toute la dynastie Thang, la

    doctrine et mme le culte extrieur de Laotseu ( qui lempereur Kaotsoung construisit un temple sur la montagne du Blier) furent la doctrine et le culte des

    sages et des grands (600 905 de lre chrtienne).

    Cette conception rpondait parfaitement au principe universel qui veut que la

    science intgrale ou que nous supposons telle ne soit communique qu un petit nombre, et quon fasse profiter la multitude seulement des consquences heureuses et des bnfices terrestres que les adeptes de la science savent tirer delle. Nul doute que la diffusion inconsidre de lenseignement intrieur taoste ft inutile et mme pernicieuse, en ce sens quelle et amen les intellectuels insuffisants qui partout forment la majorit, et sont la plaie sociale des peuples des sentiments

  • 11

    anarchiques tout fait en dehors de la doctrine de Laotseu. Il ny a pas de pire danger que de prsenter la connaissance sans voiles : de mme que le soleil blouit et

    aveugle les faibles yeux de lhumanit, la science totale stupfie les esprits moyens ; et, sils veulent en approcher, ils tombent, dans leur ccit mentale, aux derniers abmes, quils prennent, dans leur nave vanit, pour lincommensurable profondeur du Vrai. Laotseu avait fort bien saisi que le pril nest jamais plus grand que lorsque la doctrine est plus synthtique, et que la race est plus curieuse. Cest pourquoi il jugeait lui-mme son enseignement trs dlicat pour la foule des petits lettrs jaunes,

    et cest pourquoi il se refusait la propagande et lapostolat. Ses successeurs ne furent pas toujours aussi bien inspirs ; mais il faut dire, leur dcharge, quils furent souvent entrans vers un imptueux proslytisme par linertie des souverains et les vices de ladministration impriale8.

    Aussi, il ne faut mnager aucun loge la dynastie qui comprit comment les

    dogmes de Laotseu et les ides de Kongtseu devaient tre enseignes paralllement,

    les uns un petit nombre, les autres la foule, chacun, leurs auditeurs spciaux et

    adquats, et comment la concordance de ce double enseignement devait amener la

    fois la lumire de la sagesse dans les hautes classes de lesprit, et la satisfaction du bonheur dans les classes moyennes de lintelligence.

    La doctrine de Laotseu vit arriver sans envie et sans crainte les prtres qui

    rpandirent dans le Cleste Empire la doctrine de Fo (Bouddhisme indien), la

    philosophie de la nature (Confucianisme matrialiste), le Lamasme primitif

    (enseignement de Pa-sse-pa), et le culte de Tathsin (religion des Gubres). Ces

    formations, ou ces dformations diverses de la Tradition unique ne sadressaient pas au mme plan intellectuel que le Taosme. Mais, si ces propagandes taient

    indiffrentes, il nen fut pas de mme de la disparition de la dernire dynastie chinoise, et de son remplacement violent par une dynastie mongole, dont le premier

    souverain fut Khoubla, petit-fils de Gengiskhan. Cet autocrate, qui fut un grand

    conqurant, et aussi un homme plein dexprience et dusage des hommes, comprit que la doctrine taoste, fermement ancre aux cerveaux des sages et des matres

    spirituels de la race, serait le grand obstacle la domination nouvelle, et, de 1280

    1286, il singnia faire disparatre toutes les coles et tous les livres du Taosme, lexception des crits de Laotseu lui-mme ; son calcul fut bon, car il obtint ainsi la soumission de la race et la rsignation de ses chefs.

    Ce qui vient par la force nest jamais durable, et disparat quand cette force spuise ; lhiratique autocratisme que, sous la dynastie mongole, le Lamasme primitif imposa, non seulement la Chine, mais tous les territoires que

    commandaient les Mongols9, lassa la race chinoise et entrana, aprs une re qui ne

    manqua pas de gloire, la dynastie mongole dans la dchance et loubli. La dynastie

    8 Cest cette poque que remonte la fameuse inscription de Siganfou, qui ne fut dcouverte que mille annes

    aprs (1626), et o de zls missionnaires crurent voir une allusion au Christianisme, tandis que, de laveu mme dautres missionnaires plus clairs, elle est un chant lapidaire en lhonneur de Laotseu.

    9 Et qui comprenaient la Perse, lAssyrie et la Moscovie, que gouvernait, au nom de Koubila, le clbre vice-

    roi Argoun, qui eut une correspondance officielle avec Philippe le Bel, roi de France.

  • 12

    nationale des Ming lui succda, et aussitt le Taosme reprit, sur les marches du trne

    et dans les conseils de lempire, la place discrte, ignore et toute-puissante, la seule qui lui agrt. Pendant les deux cent cinquante annes de cette priode vraiment

    nationale de son histoire, la Chine ne connut quune longue prosprit (1368-1616). Et, malgr ce quen dirent les missionnaires europens, le Taosme fut le guide bienfaisant et le secret inspirateur de la meilleure dynastie peut-tre qui ait jamais

    rgn sur la terre10

    . lextinction des Ming, il y avait, sur le territoire chinois, 272 bibliothques impriales, classes, bien pourvues et trs frquentes, 90 000 lettrs

    ayant reu les premiers grades, et 13 600 mandarins de lettres. Les Tartares

    Mandchous, vainqueurs successifs des armes chinoises, installrent alors la dynastie

    Tshing, actuellement rgnante, laquelle, sans conserver aux disciples de Laotseu leur

    prpondrante influence, les maintint dans leurs dignits et leurs honneurs.

    Lintroduction, pendant cette dynastie, et spcialement sous le rgne fameux de Kanghi, de llment propagandiste chrtien ne changea pas plus la face des choses, au point de vue des doctrines traditionnelles, que ne lavaient fait les divers proslytismes que nous avons dj numrs. Et lorsque, ngligeant dimiter le Bouddhisme, qui sut se plier aux traditions, le Christianisme tenta de se dresser

    contre lhritage intellectuel de Laotseu et de Kontgseu, il fut bris, dun accord si commun entre le souverain et les peuples, quil ny a plus revenir l-dessus dans lavenir, et que la religion chrtienne ne sera jamais, dans le monde jaune, quun sujet de curiosit pour quelques lettrs oisifs, quun refuge pour quelques rcidivistes contre les lois de leur pays natal, et quun moyen de pntration politique plus ou moins habile, suivant la valeur des diplomates qui lemploieront.

    Dchus de leur ancien pouvoir, et reconnaissant, comme leurs anctres, que la

    race jaune est la seule qui puisse profiter de leur enseignement, les disciples de

    Laotseu, exils de la cour et des emplois depuis le rgne de Kiaking, ont mis toute

    leur ardeur dans la cration des socits secrtes, dont nous tudierons plus loin la

    valeur, le rle puissant et cach, et les desseins futurs. Cest de la Raison cleste que sont sortis tous les grands mouvements qui, en maintenant lme chinoise dans la Voie traditionnelle, lui montrent son devoir venir. Cest cette Voie la Voie Rationnelle qui, aprs avoir maintenu, dans une immobilit bienheureuse et alors possible, la race chinoise indpendante et spare des autres races humaines par les

    distances et par lantinomie des civilisations, cest cette Voie qui, pour les mmes et profonds motifs, guidera la race vers les progrs actifs que rclame le voisinage

    (aujourdhui impossible viter) dautres entits ethnographiques, afin de maintenir cette race la perptuelle suprmatie que lui mritent llvation antique de sa doctrine, la beaut de sa morale pratique et linnumrabilit de ses enfants.

    10 Il faut placer cette poque (1395) lclosion des Taosse, secte imite grossirement du Taosme, o les

    thaumaturgies et les pseudo-miracles, fort en honneur, servaient de moyen dexistence mille faux prtres, dont laudace alla jusqu offrir lempereur Hungwou lui-mme le prtendu breuvage de limmortalit .

  • 13

    CHAPITRE II

    Les Concordances Taostes

    La doctrine de Laotseu est un Christianisme primitif, dit lorientaliste Pauthier. Lauteur de lEssai sur la philosophie des Hindous dclare, de son ct, que la grande rforme du Brahmanisme, propage par le Bouddha dans lInde, avait eu un grand retentissement en Chine, et ne fut pas inconnue de Laotseu, qui en trouva des

    lments dans la bibliothque du royaume de Tchou.

    Le commentateur Sou-Tong-po, illustre sous le nom de Sou-Tseu-Yeou, exil

    Yuntcheou, parmi des religieux samonens, y puise la conviction qu il ny a pas une seule proposition de Laotseu qui ne puisse saccorder avec la doctrine de Bouddha .

    Dautre part, un missionnaire chrtien, le Pre Hue, reprsente Laotseu comme un prcurseur des Essniens, dont Jsus fut le rvlateur et des gnostiques

    philosophiques la faon de Clment dAlexandrie. Laotseu aurait t le continuateur de lenseignement du principe zoroastrien , devenu en Europe principe chrtien, dont le premier fruit fut lanachortisme contemplatif ; et cet anachortisme, venu de lInde et de la Chine, se serait prolong, semblable lui-mme et peu peu occidentalis en Perse, en Chalde, dans lAsie mineure, en Thbade et sur toute lEurope.

    Plus audacieux, Montucci dclare que : beaucoup de passages de Laotseu

    sont si clairs, que quiconque aura lu ce livre ne pourra douter que le mystre de la

    Trs Sainte Trinit nait t rvl aux Chinois plus de cinq sicles avant la venue de Jsus-Christ . Enfin, le R. P. Amyot a cru reconnatre mieux encore, cest--dire le nom des trois personnes de la Sainte Trinit. Et, brochant sur le tout, M. Abel

    Rmusat, membre de lInstitut, qui avait beaucoup travaill, mais peu voyag, et ne savait pas parler la langue chinoise, dont il traduisait les ouvrages les plus difficiles et

    les plus abstrus, a reconnu le nom de Jhovah dans la XIVe page du Tao. Et il ajoute

    triomphalement : le mot trigrammatique i-hi-we (qui est pris par M. Rmusat,

    syllabe par syllabe, dans trois phrases diffrentes de cette page XIV), est

    matriellement identique au ttragramme que, suivant Diodore de Sicile, les Juifs

    donnaient Dieu comme nom sacr. La transcription la plus exacte de ce nom clbre

    se trouvant dans un livre chinois est un fait bien singulier. Je le regarde comme une

    marque incontestable de la route que les ides pythagoriciennes ou platoniciennes ont

    suivie pour arriver la Chine .

    Ainsi, les Chrtiens prtendent que Laotseu fut inspir par les Chrtiens ; les

    Bouddhistes, par les Bouddhistes ; les Gnostiques et les Essniens, par les

    Thrapeutes ; et les Catholiques par les Juifs, par Pythagore et par Platon. Bien

  • 14

    entendu, la chronologie ne fait rien laffaire, et la philologie officielle sinquite peu, quand elle fait des spculations, des dates les plus prcises de lhistoire.

    Nous ne voyons, dans cet empressement dpecer lhritage intellectuel dun homme, quun hommage solennel, universel et imprvu lintelligence de cet homme ; et trs humblement, pour tcher de nous rapprocher de la vrit, laquelle est

    certainement plus simple et moins stupfiante, nous nous en rfrons laveu sans artifice de Laotseu lui-mme : Je ne fais quenseigner ce que les hommes ont dj enseign avant moi (Tao, 42

    e page).

    Nous rappellerons ensuite que Laotseu crivit ses prceptes dans le royaume de

    Tchou, et que cest avant de quitter la Chine quil leur donna la forme sous laquelle nous les connaissons aujourdhui. Et pour le reste, nous renvoyons les amateurs de rveries aux tableaux synoptiques de lhistoire universelle.

    Il est dautres commentateurs et traducteurs de Laotseu qui, non contents davoir dfigur ses centons par des additions occidentales, et sa pense mme par les observations de certains rhteurs et compilateurs chinois (car la Chine, comme tout

    autre sol, produit aussi cette race spciale de savants), veulent que Laotseu ait tout

    pris de son propre fonds. G. Pauthier, qui cependant est, de tous les Europens, celui

    qui, jusqu ce jour, a le mieux saisi lesprit du Matre et de ses livres, dit que ses doctrines ne tiennent au pass de son pays par aucun lien traditionnel, par aucun

    antcdent historique . M. Stanislas Julien abonde aussi dans le mme sens.

    Je crois, lire la trs savante, et surtout trs intuitive tude que Pauthier a

    consacr Laotseu, quil entendait par l faire au philosophe quil commentait, le plus grand des loges. En quoi il sest bien tromp. Quand on dit dun savant chinois quil a rompu tout lien traditionnel, on lui adresse la pire des injures, et, de plus, on a toutes chances de ne pas dire la vrit ; car il nexiste pas un Chinois qui puisse mme sil le mrite acqurir la gloire, sil ne fait pas remonter expressment son enseignement celui de ses anctres ; si donc il est un crivain chinois qui ait os

    cela, il est chez lui considr comme un fou bizarre ; on fait autour de lui la

    conspiration du silence ; et ainsi nous ne le connaissons point, soit que nous soyons

    demeurs en Europe, soit mme que nous ayons tent daller dcouvrir la vrit en Chine. Le respect des anctres et la pit pour leurs ides sont des pierres angulaires

    de la philosophie et de lrudition chinoises, et nul ne songerait btir un systme sur dautres bases. Mme en sociologie, mme en politique, les rformateurs et les rvolutionnaires chinois daujourdhui que lon peut cependant souponner de peu denthousiasme pour la poudreuse et immobile antiquit ne saviseraient pas de prsenter comme une nouveaut leurs projets de rforme, car ils ny trouveraient pas un adhrent. Ils les prsentent, au contraire, comme un retour lancien tat de choses, et un recul vers des temps passs et meilleurs ; et, tout prendre, si lon veut bien tudier lhistoire des vieilles dynasties, on verra que ces rvolutionnaires nont point tort, et quils connaissent aussi bien le pass de leur race que lme de leurs contemporains.

    Il faut donc tre convaincu que jamais Laotseu ne ft devenu lducateur de lintelligence jaune, sil ne se ft pas rfr aux anctres, et sil net pas dit la simple vrit, quand il rptait quil ne faisait quenseigner ce qui avait t enseign avant lui. Ceux qui lisaient ses livres y reconnaissaient, sous des voiles nouveaux, la

  • 15

    Tradition primordiale : et cest ainsi quils portaient Laotseu aux nues, aux cts mmes des premiers transmetteurs de cette Tradition primordiale, que Laotseu

    continuait.

    Voil la preuve morale du traditionalisme de Laotseu. Il y en a une preuve

    historique. Elle rside dans la tranquillit pacifique avec laquelle fut reue sa

    doctrine. Quand un culte nouveau ou des ides nouvelles apparaissent, elles suscitent

    autour delles de violents combats entre les porteurs du feu nouveau et les gardiens du feu ancien. Il nest pas dexemple quun enseignement ait succd un autre, soit dans le domaine religieux, soit dans le domaine social, sans provoquer des heurts

    retentissants, qui laissent des traces sanglantes le long de lhistoire. Ainsi, le Christianisme, ainsi lIslamisme sont ns dans le sang de leurs aptres, et ont grandi dans le sang de leurs victimes. Et, dans lintrieur des religions, les simples schismes eux-mmes ont fait des bchers, des excutions et des massacres.

    Quon ouvre lhistoire de la Chine, cette histoire si exacte, si froide et si impartiale, o lhistorien nhsite pas, sil le croit ncessaire, blmer les actes mmes du souverain qui le paie pour crire les vnements de son rgne : on ne voit

    rien de semblable dans lclosion du Taosme. On ne voit mme rien de semblable dans son triomphe ou dans ses revers

    1.

    Toutes les perscutions quil subit furent des perscutions des envahisseurs trangers qui voulaient tablir en Chine une dynastie nouvelle et conqurante, ce qui

    prouve combien lenseignement taoste est, au contraire, un enseignement traditionnel et national. Mais il ny eut pas de supplices collectifs, pas dexil ni de dportations en masse, pas de temples incendis et dtruits ; le Taosme, depuis cette porte frontire

    au gardien de laquelle, avant de la franchir pour toujours, Laotseu confia son livre, le

    Taosme fit doucement son chemin jusquau trne imprial, sans bruit aucun, sans molester et sans contrarier qui que ce ft, et, souverainement, il sinstalla dans lme chinoise, comme si elle avait eu besoin de lui prcisment cette poque, et comme

    si elle et t, ds longtemps, prpare le recevoir.

    Et, en ralit, cette prparation existait : elle existait parce que lenseignement taoste tait respectueux et consquentiel de la tradition ; depuis des sicles et des

    sicles, cette tradition tait le pivot de la science ; ses dcisions taient le critrium

    des consciences ; son tude tait le soc puissant qui incessamment labourait les

    cerveaux ; les prceptes courts et mystrieux du Taosme furent les semences aptes

    germer dans ces sillons si largement ouverts, parce quelles taient justement celles-l pour lesquelles le labourage avait t fait, ou plutt parce que Laotseu les avait jetes

    dans la crbralit chinoise avec la pulpe et avec le geste qui convenaient, cest--dire en les enveloppant dans le dogme traditionnel et en faisant les rvrences rituelles

    aux Anctres. Cest pourquoi la moisson fut rapide et ample. Et on peut pousser jusquau bout cette parabole sans craindre de la voir dfaillir, et ajouter que le sol tait si fcond et si bien prpar, quil eut, presque en mme temps que le bon grain, des rserves de force pour faire pousser livraie ; que les jongleurs parurent

    1 Il faut se rappeler que nous avons ramen leur vritable et mdiocre importance les fameuses excutions de

    Tsinchi.

  • 16

    paralllement aux docteurs, et les thaumaturges paralllement aux Sages, et que cette

    ivraie poussa si dru et si avant, quaujourdhui encore on a un certain mal lempcher damoindrir et de polluer la qualit de la moisson vritable.

    Mais cest dans la doctrine mme de Laotseu quon trouve les modes de sa filiation intellectuelle avec la tradition ; cest en tudiant la Voie et la Vertu et les Ractions quclate chaque instant son traditionalisme. Et, avant de pntrer au fond de la doctrine, nous pouvons administrer la preuve que, non seulement le

    systme taoste, mais le nom mme du Tao et son principe sont puiss tout entiers la

    meilleure source de la Tradition2 . Telle sera, lirrfragable preuve mtaphysique,

    laquelle, sans que nous y tenions beaucoup, et par dessus le march, dmontrera

    premptoirement que les sinologues du XVIIIe sicle, et mme des deux premiers

    tiers du XIXe sicle, navaient conu que des rves thoriques, et que les dcouvertes

    scientifiques et philosophiques que nous valut notre expansion coloniale en Extrme-Orient mettent bas tout ce quon avait cru pouvoir professer a priori, sans et par-dessus les documents. Nous avons donc ici une nouvelle dette de

    reconnaissance payer aux explorateurs, aux voyageurs, aux colons qui, non contents

    davoir dcouvert, illustr et enrichi telles parties du domaine asiatique, sy installrent pour tudier sur place la langue, lcriture, les livres et les mes, et nous donnrent ainsi les bases les plus larges et les plus solides pour notre instruction et

    nos raisonnements. Et, quand on saura que, ouvrier modeste et mon rang, jai pu constater, dans de longues annes passes en Extrme-Orient, la difficult de tches

    semblables, on ne stonnera point de me voir donner le pas, sur tous les savants officiels et en situation, Francis Garnier, Luro et Philastre, qui ne se contentrent

    point dtre des Franais hroques, aviss et patients, mais qui surent en mme temps, pendant leur sjour chez les Jaunes, dchiffrer les arcanes de leurs doctrines et

    pntrer le trfonds de leurs intelligences.

    Il faut se rapporter ce que nous avons dit, dans un livre prcdent, de la

    conception mtaphysique du Khien ou Volont cleste non manifeste3 : Khien est le

    premier hexagramme de Fohi ; cest la reprsentation graphique de lternel Infini ; cest la base de tout le Yiking, le roc primordial sur quoi est construite toute la tradition des races jaunes. Dans la science des nombres, il est le zro. Il est ltre et le Non-tre, cest--dire quil est la perfection, ayant naturellement la puissance de gnrer (principe dactivit), mais ne gnrant point. Nous ne concevons rien de cela ; mais, quand la puissance de gnrer est mise en activit par la Volont du Ciel,

    nous apercevons la Perfection manifeste (perfection passive), et nous concevons que

    notre conception la plus haute de la Perfection a pour cause la Volont du Ciel. Et

    ainsi, par altration, nous donnons Khien inintelligible ce nom de Volont du Ciel,

    dont nous ne saisissons rien que les effets, mais par quoi seulement nous pouvons

    saisir quil y a une Cause premire.

    2 Le P. Gaubil, le P. Amyot et les autres missionnaires, M. Rmusat, M. Julien et les autres membres de

    lInstitut, navaient comme rfrences de leur opinion que les traductions quils avaient faites eux-mmes de quelques textes chinois ; ainsi ils raisonnaient par une ptition de principes inconsciente, puisque, nayant dailleurs pas, en dehors des dictionnaires, lexprience de la langue et de lcriture idographique, ils avaient dj traduit les textes en suivant le penchant naturel de leur esprit.

    3 La Voie mtaphysique, ch. III.

  • 17

    Nous avons vu galement, dans le mme expos4 que la Volont du Ciel nous

    manifeste la Perfection Khouen (principe de passivit, ou perfection agie par le

    principe dactivit). Cest cette Perfection, double de personnes, au sens latin du mot, mais dunique essence, dont la Volont ou Activit Cleste provoque la naissance des tres, hors de ltre, et les prcipite indfiniment dans le courant temporaire et contingent des formes. La Volont du Ciel agit suivant un certain mcanisme, et

    lactivit du ciel se manifeste suivant un certain mouvement (mcanisme et mouvement mtaphysiques et ontologiques bien entendu). Ce mcanisme, travers

    par ce mouvement, voil ce qui constitue les directrices divines de la Cration

    Universelle.

    Nous avons dtermin les organes de ce mcanisme et les lments de ce

    mouvement, et nous en avons dduit la spirale hlicodale de lvolution5 . Cette spirale est labsolue condensation mathmatique de toutes les modifications et transformations finales de lUnivers, cest--dire, suivant la parole mme de Shipingwen, des mcanismes qui produisent et o se rsorbent tous les tres.

    La source de ces mcanismes, cest le Tao ou la Voie, de Laotseu. Il ne nous suffit pas dappuyer cette affirmation premptoire par les textes si clairs et dfinitifs du philosophe : le Tao manifest est la mre de lUnivers la foule des tres passe par la porte du Tao (Tao, page I

    re) le Tao est le terme, mais aussi le moyen (cest le

    fleuve) o les dix mille tres ont leur source (Tao, page IV) le Tao rintgre les hommes dans le non-tre (Tao, page XIV) la spire, voil le mouvement du Tao (Te, page III) Le Tao a cr un ; un a cr deux ; deux a cr trois ; trois a cr les dix mille tres (Te, page V). Qui suit le Tao progresse, progresse et progresse encore, et

    ainsi jusqu ce quil nagisse plus ; mais alors quil nagit plus, il nest pas sans agir (Te, page XI). Le Tao produit ; la vertu unit ; les tres se forment ; ils deviennent des

    modes (Te, page XIV). On pourrait se contenter peut-tre de tels aphorismes ; ils indiquent trs nettement leur traditionalisme et leur filiation du Yiking.

    Mais il faut tre convaincu que les philosophes de la Chine, lencontre des philosophes europens, qui, aprs eux, crurent dcouvrir et perfectionner Laotseu,

    enseignrent toujours que leur Matre avait tir de lantiquit sa doctrine. Kongtseu dit : Toutes choses sont redevables au principe Khien de la cration de leur

    constitution, de lacquisition de la vie formelle ; cependant le Tao est la porte par laquelle toutes choses sont passes pour prendre naissance .

    Sou-tseu-yeou dit : Cest du Tao que tous les tres ont obtenu ce qui constitue leur nature . Tsouhi, plus expressif encore, dclare : Le sens du Khien

    nest clair que par le cleste Tao . Et ce qui donne cette assertion une porte dfinitive, cest que Tsouhi la inscrite dans son Commentaire, qui fait aujourdhui partie des gloses de la tradition, et est insr, au chapitre Khien mme, dans le Yiking,

    avec la formule ttragrammatique de Wenwang.

    Il faut donc absolument reconnatre que la doctrine de Fohi et la doctrine de

    Laotseu sont une seule et mme doctrine, malgr les prtentions dinsuffisants

    4 La Voie mtaphysique, ch. III et IV.

    5 Loc. cit., ch. III et VI.

  • 18

    analystes europens, dont les sentiments ne peuvent, en aucune faon, prvaloir sur la

    certitude des lettrs jaunes. L o Fohi sexprime dans le seul souci de la synthse universelle, Laotseu sexprime dans le souci de lsotrisme asctique. Mais, dun pas gal, les deux Sages marchent dans la mme Voie du Ciel.

    Ajoutons quelques textes qui, mieux encore que le commentaire de Tsouhi,

    font partie intgrante du Yiking et de son enseignement classique : Lorsquil sagit du Ciel, si on en parle dune faon absolue, cest le ciel qui ne soppose point : cest la Voie rationnelle ou Tao ; cest lactivit ou le commencement de tous les tres (Yiking, I

    er, Commentaire de Tshengtse).

    Les Jugements, ou gloses impriales de ldition officielle des Ming, disent : Wenwang claire le sens du mot Khien, simplement au moyen de limmuable Tao du ciel. Cest le ciel tout entier .

    La fin et le commencement du Tao sont clairs dune grande lumire, de sorte quon voit les six situations (les six traits de lhexagramme Khien) se prsenter chacune avec le temps. Le premier et le dernier trait sont le commencement et la fin

    du Tao. Le Tao, cest la modification et la transformation, dues lactivit ; il engendre tous les tres : ce que le ciel confre, cest la destine ; ce que les tres reoivent, cest leur nature ; le Tao du ciel et de la terre est permanent ; il maintient lextrme Harmonie (Yiking, 7, Commentaire traditionnel de Tchengtse).

    Continuer danaloguer ces citations serait pdant et diffus ; celles qui prcdent suffisent dmontrer premptoirement que la doctrine de Laotseu est une manation

    directe et une application profonde, un tat intellectuel et social, de la Tradition

    primordiale. Nous verrons, au cours de notre examen, les traces clatantes de cette

    filiation. Sachons que nous pouvons poursuivre ltude des textes concis et mystrieux du chef du Taosme, et que nous y trouverons, avec lenseignement divin des Anctres, la plus belle, mais aussi la plus pre mthode dascse qui ait jamais t offerte lhumanit.

  • 19

    CHAPITRE III

    Le Tao

    Luvre directe laisse par Laotseu, qui a influ et influera longtemps encore sur lesprit des hommes avec une puissance singulire, est, matriellement, lune des moins considrables qui existent.

    Elle comporte trois opuscules, ou traits succincts, dont les deux premiers

    seulement sont directement luvre du matre : ce sont le Tao, ou livre de la Voie ; le Te ou livre de la Vertu (ou de la Rectitude ) ; le troisime, qui est

    une tradition orale, est le Kan-Ing, ou livre des Sanctions 1. Ces trois traits sont

    rdigs sous la forme de ces centons ou apophtegmes que les lettrs chinois ont, de

    tout temps, affectionns particulirement. Les centons se succdent souvent dune faon syllogistique ; ils sont aussi des maximes, des axiomes, des proverbes, ou, le

    cas chant, des exclamations ; ils sont toujours trs courts : les caractres qui les

    forment sont soigneusement choisis parmi ceux qui renferment la plus considrable

    essence dides . Ils simposent fortement la mmoire. Et beaucoup sont passs dans le langage usuel quotidien. Cest videmment le but auquel tendait Laotseu par cette rdaction toute spciale.

    Les amateurs de philologie et de controverse trouveront amplement de quoi se

    satisfaire dans les tudes de Pauthier, de Rmusat et de Stanislas Julien. Ces

    messieurs, la suite de traductions, quon ne saurait, en franchise, louer, ont tabli des discussions et des bibliographies trs recommandables. Nous y renvoyons les

    lecteurs, en ce qui concerne ces objets didactiques2.

    En ce qui concerne les traductions de Laotseu, nous pouvons dire que la

    premire, celle de Pauthier, est certes la plus mritante, et que son auteur ne manqua

    la perfection que pour avoir voulu christianiser, envers et contre tout, le matre

    chinois. Nous devons signaler aussi une traduction plus rcente, certainement

    inexacte au seul point de vue linguistique, mais trs propre, par ses longueurs mmes

    1 Ou mieux des Actions et Ractions concordantes.

    2 La Sainte Lgende, trad. de Pauthier, Paris, Dondey, Dupr, 1831.

    Commentaire tir du Tao-te-King, par le mme.

    Mmoire sur les ouvrages et la vie de Laotseu, par A. Rmusat, dans les Mmoires de lAcadmie des Inscriptions et belles-lettres. Tome VII.

    Remarques philosophiques, par Montucci, Berlin, 1808.

    Mlanges asiatiques, par A. Rmusat.

    Le livre de la Voie et la Vertu, trad. par Stanislas Julien, Paris, 1842.

  • 20

    et ses insuffisances peut-tre voulues, faire entrer les conceptions de Laotseu dans

    lesprit des modernes occidentaux3.

    Enfin, nous avons donn, en deux fascicules, une traduction exacte du livre du

    Tao et du livre du Te, sur quoi nous navons faire aucune autre observation, sinon quelle a t vue et approuve, en Extrme-Orient, par les sages qui dtiennent lhritage de la Science taoste, et que le fils de lun deux, venu spcialement en France dans ce but, a, jusquau dernier jour, collabor notre traduction et aux commentaires et notes qui la suivent

    4.

    Nous reproduisons ici la traduction du Tao, en la faisant suivre de la doctrine,

    jusqu prsent indite en Occident, dont les matres taostes accompagnent oralement lenseignement du texte. On y trouvera toute la Voie et toute la Tradition.

    I. La voie, qui est une voie, nest pas la Voie. Le nom, qui a un nom, nest pas un Nom. Sans nom, cest lorigine du ciel et de la terre ; avec un nom, cest la mre des Dix mille tres. Avec la facult de non-sentir, on est proche de le concevoir ; avec

    la facult de sentir, on atteint sa forme. Cela constitue vraiment deux choses.

    Apparaissant ensemble, leur nom est facile ; les expliquer ensemble, leur origine

    est obscure ; obscure, cette origine continuellement sobscurcit. Cest la Porte par o passe linnumrabilit des tres.

    On ne peut dterminer le Tao, ni en lui donnant un nom ni en lui appliquant

    une conception intellectuelle de lhumanit. Le fait de croire le Tao dtermin dans son esprit (tant, du moins, quon na pas reu et scrut et digr en soi la doctrine) est une preuve quon ne le comprend pas, et quon ne peut le suivre : tel est le sens profond de lentrevue entre Laotseu et Kongtseu, que nous avons relate plus haut.

    Quand le Tao na point de nom, cest--dire quand, au point de vue de la stase humaine, il nexiste pas, alors il est vraiment lui-mme, cest--dire lorigine unique et puissante du Ciel et de la Terre (ou des deux perfections : Ciel, perfection active,

    Terre, perfection passive). Cette origine est unique, puisque le ciel et la terre ne sont

    point spars par le don de lexistence ; cette origine est puissante, puisque rien ne peut ne pas sortir delle ; cette origine est obscure, puisque rien nest encore sorti delle ; il faut ajouter que la toute-puissance de lorigine nest quautant quelle nest pas encore manifeste, car elle est alors toute-puissante de produire Tout, et dans le

    moment de la Conception de lIde, elle produit Rien ; et on ne pourra plus dire cela quand elle aura commenc produire.

    Elle commence produire quand elle a un nom, quel quil soit, qui lui puisse convenir, et elle produit Tout ; mais elle est la Mre, cest--dire que la consquence de la Volont du Ciel a fminis la Puissance. Ds lors, elle Est et elle nEst pas.

    Toutefois, ces vrits ne sont pas comprhensibles la nature sensible de

    lhomme ; il ne saurait commencer les concevoir que sil a la facult de ne pas sentir, cest--dire sil a perdu la forme qui lui donna la sensibilit ; ds lors, il ne

    3 Le livre de la voie et la ligne droite, trad. par A. Ular, Paris, Revue blanche, 1902.

    4 Le Tao de Laotseu, trad. par Matgioi, Paris, 1894.

    Le Te de Laotseu, trad. par Matgioi, Paris, 1895.

  • 21

    conoit pas ces vrits, mais il devient dune rceptivit adquate leur conception. Au contraire, si lhomme conserve la facult de sentir, il natteint plus la possibilit de la conception, mais il atteint la ralit de la comprhension extrieure, cest--dire quil comprend les formes dans lesquelles scoulent les intentions de la Volont du Ciel. Cela est bien, sans doute, mais par cela mme quil peroit les formes, il lui est interdit de concevoir lIde unique que revtent ces formes multiples.

    Cependant, la volont du Ciel et ses effets sont une seule et mme chose, et

    elles nous apparaissent deux choses, parce que nous ne les voyons que par des

    reflets5, qui sont deux reflets visibles et intelligibles dune Chose unique, invisible et

    inconcevable De ces deux reflets apparaissant ensemble, le nom est facile, car on donne un nom chacun deux, et ainsi lesprit de lhomme se complat dans la dualit et la diversit ; mais, de ces deux reflets, expliqus paralllement, lorigine est obscure, parce quelle est unique ; et, mesure quon cherche lexpliquer, et quon la recouvre de caractres et dapprciations, elle sloigne et devient de plus en plus obscure. Mais on peut dire que lorigine est la porte par o passe lUniversalit de ce qui Est.

    II. Les tres de lunivers connaissent le bien ; ils dsirent faire le bien ; au moment fix pour le bien, voici le mal

    6. Ces tres connaissent le probe : ils dsirent

    faire le probe, alors, voici limprobe. Un et son contraire naissent ensemble ; le difficile et le facile se produisent lun lautre : le grand, et le petit apparaissent lun par lautre ; le haut et le bas se dterminent lun lautre ; le ton et le son concordent. Lavant et laprs se commandent. Ainsi voil que lhomme parfait nagit pas, ntant pas infrieur : faire et se taire, telle est sa doctrine. Les dix mille tres travaillent, et il ne les oublie pas : il les produit et ne les possde pas. Il les

    dveloppe et nen tire pas davantages ; ils ont des mrites, mais il ny participe pas. Non, videmment. Ayant bti cette maison, il ny habite pas.

    La conscience des tres nest dtermine que par lapprciation et la diversit de leurs actions. Les tres croient connatre et dsirent le Beau et le Bien ; sils agissent, ils agissent suivant leurs connaissances et leurs dsirs ; ils croient donc agir

    le Beau et le Bien, suivant du moins les conceptions quils sen sont faites. Mais, sils agissent une chose, il y a une autre chose, qui est le contraire de la premire, et quils nagissent pas ; cette chose, tant le contraire de ce qui est dit le Beau et le Bien, est le Laid et le Mal ; do il ressort que cest laction qui diffrencie et spcialise les tats de la conscience des tres et que cest la belle action qui cre le Laid, et la bonne action qui cre le Mal. Ainsi, ces notions sont dpendantes lune de lautre, dtermines lune par lautre, inexistantes lune sans lautre ; cest--dire quen vrit elles nexistent point au regard de ce qui Est, et nempruntent leur apparence de ralit qu des tats de la conscience, ce qui est illusoire au point de vue de ltre.

    5 Ceux qui confondent ces deux reflets avec lIde unique, et qui en font deux Ides gales, sont prcisment

    ceux que, en Occident, on appelle les Manichens. 6 Le ch. I du Tao est lorigine du monde cosmique, le ch. II est lorigine du monde de la conscience.

  • 22

    Toutes les autres relativits de lunivers se dterminent ainsi lune lautre, et nont pas davantage dexistence relle, mais bien seulement des rapports factices, qui ne durent que pendant laction qui les cre.

    Ainsi, laction, cause quelle dtermine, et cause des spcialisations quelle fait aux choses quelle dtermine, est chose infrieure ; aussi, le sage qui nest pas infrieur et qui ne veut pas le devenir, nagit pas. Mais cette non-action, en similitude de celle de la Voie, nest pas une inaction ; car la Voie, qui ne participe ni aux mouvements, ni aux ides, ni aux travaux, ni aux mrites des tres, les a produits ;

    cest--dire quelle est le mcanisme grce auquel les tres peuvent se mouvoir, penser, travailler et mriter. Aussi, tandis que les tres, grce la Voie, se

    dveloppent, elle ne se dveloppe point, et demeure immuable. Elle a fourni la cause,

    et se dsintresse des objets ; les tres sont sujets de la cause et dispensateurs des

    effets, dans la Dure. Telle est la vraie distinction des Choses. Cest pourquoi on dit que la Voie est semblable celui qui aurait fourni le plan, les matriaux dune maison et la force pour la construire, et ne saurait y habiter.

    III. Nexalter pas les sages, cest vouloir que les hommes ne luttent pas ; sans richesse, et avec la difficult de senrichir, cest vouloir que les hommes ne combattent pas pour leurs intrts ; ne pas regarder les choses du dsir et du

    sentiment, cest vouloir que les hommes aient le cur tranquille. Voici ce que lhomme parfait commande : cur vide, beaux dehors ; faibles apparences, corps vigoureux. Cest vouloir que les hommes ne sachent ni ne dsirent. Cest vouloir connatre agir, et ne pas aller jusqu agir. Agir consiste aussi ne pas agir. Ainsi on nest jamais sans agir.

    Cest ici le moyen dattnuer les consquences de laction, et le sentiment dualiste provoqu par laction dans la conscience humaine. Le Matre saisit laction et ses suites dans les trois mondes : dans le matriel, cest la richesse ; dans le sentimental, cest le dsir ; dans lintellectuel, cest la sagesse. Or la vue de la richesse conduit la lutte ceux qui ne la possde pas, lapptence du dsir conduit la passion les hommes qui nont pas le cur tranquille, lexaltation des sages conduit la rvolte ceux qui ne possdent pas la sagesse.

    Lutte matrielle, passion sentimentale, rvolte intellectuelle, tels sont les trois

    dplorables tats crs par laction, mme juge bonne par la conscience, et par la rptition de laction. Si donc on est dans ltat humain de conscience, il faut attnuer les consquences : il faut navoir point de richesses, il faut mpriser les choses du dsir, il faut ne pas mettre les sages en lumire. Ainsi, et malgr laction, on pourra conserver la paix, en clant au peuple les toujours fatales consquences de laction. Donc le commandement de lhomme parfait et la rgle de sa conduite est davoir le cur exempt de passion et vide de sentiment sous un esprit aimable et sous une intelligence vaste ; cest aussi davoir, avec un temprament vigoureux et avec un caractre fort, le moins de passions quil se puisse.

    Toutes les richesses, les morales comme les matrielles, demeurent ainsi

    caches sous de beaux dehors . Le peuple, qui ne les connat point, ne les dsire

    pas, et ainsi son cur demeure tranquille.

  • 23

    Cependant, que fait lhomme sage, dou en secret de toute la volont et de toute la puissance ? Il sapplique nagir point. Et, en voulant ne point agir, il agit en ralit ; cest pourquoi sa non-action nest pas une inaction, mais une action vritable. En mme temps il agit et nagit point. Et il est ainsi semblable la Voie, qui a produit les tres, sans participer leurs mouvements. La volont, dtre non-agissant, telle est la somme de toutes les actions ; la volont dtre immobile, telle est la somme de tous les mouvements ; la volont dtre sans passion, telle est la somme de tous les dsirs. Et ainsi, lhomme dou possde, au total et en ralit, toutes les choses dont il na point voulu, en apparence et dans leur particulier.

    IV. La Voie est le terme, mais aussi le moyen. Sans doute, elle est sans fond ; cest le fleuve o les dix mille tres ont leur source. Lhomme dou parle paisible, il dtermine le sort ; il galise la splendeur ; il galise les tnbres ; il est semblable

    un fils pieux. Mais, moi, je ne sais pas celui-l seul dont il est le fils. Il est limage de lAnctre du Matre.

    La Voie est le terme, quand cest lhomme qui en parle ; la Voie est le moyen, quand lhomme la considre au point de vue de lunivers. Ce centon est le rsum de la situation de la Voie, par rapport aux conditions de lindividu7. Lhomme, en tant quindividu lanc dans le cercle vital de lyin-yang, a la Voie pour terme, puisque cest sur la spirale volutive universelle que se terminent tous les cercles particuliers. Mais la personnalit, dgage de lindividu, a la Voie comme moyen, puisque cest en utilisant tous les points de la spirale quelle atteint, avec et par cette spirale, la transformation ultime et rintgratrice. Cest ainsi que toutes les personnalits, qui sont les fleurs ternelles de la Voie, et que mme toutes les individualits, qui sont les

    colorations passagres et les parfums fugitifs de ces fleurs, ont la Voie sans fond pour

    source. De tout cela, le sage, qui a ouvert le sort , cest--dire qui connat la succession bnfique des destins de lunivers, parle avec tranquillit. Il se tient gale distance de la splendeur et ds tnbres, et il est ainsi le fils pieux de la Voie. Il

    est donc impossible de connatre de qui il est le fils spirituel. Mais il reprsente les

    traits du Grand Anctre, qui est lAnctre du Matre (de Laotseu).

    V. Le ciel et la terre sont-ils sans beaut ? alors les dix mille tres sont vides. Lhomme parfait est-il sans beaut ? alors les cent familles sont vides. Le ciel et la terre sont rguliers : comment les hommes agissent-ils irrguliers ? Ils sont vides, et

    ne le savent pas ; ils sagitent, et en sagitant sloignent. Ils bavardent, et en bavardant se trompent. Ainsi nest pas celui qui tait sa pense dans son cur.

    Si le ciel et la terre ntaient pas unis (la beaut tant lappel lunion), lunivers nexisterait pas (lunion du Ciel et de la Terre est le produit type de la Volont). Si lhomme parfait nexistait point, lhumanit naurait aucun exemple suivre, serait inerte, et comme non-existante. Cependant, le ciel et la terre sont unis,

    et lhomme parfait existe, cest- -dire que tout est rgulier dans lunivers.

    7 Cf. la Voie Mtaphysique, ch. VIII, p. 129 et suiv.

  • 24

    Comment se fait-il que les individus qui composent lhumanit agissent comme sils navaient point ces exemples sous les yeux ? Leurs actions les loignent de la Voie ; leurs discours les loignent de la vrit. Combien est plus heureux, combien

    est plus prs de la Voie celui qui se tait et nagit point, et conserve au dedans de lui toutes ses penses et toute sa puissance.

    VI. Le trfonds de lesprit ne meurt pas : il est dans les tnbres profondes. Profond et tnbreux est le Tao : le ciel et la terre forment sa racine. Penser, penser

    encore comme un fils, pieux, cest le moyen de russir. Inutile de toucher.

    Quand lesprit pense vritablement, au fond de lui, ce quil doit penser, il pense la volont du ciel, et son moyen, le Tao ; et, en pensant eux, il sidentifie eux. Il est donc ternel, et dans les tnbres profondes, comme la racine mme du Ciel et

    de la Terre8. Ce sont l des choses auxquelles il faut penser toujours et sans cesse,

    pour en atteindre la conception vraie ; cest ainsi que le fils pieux pense continuellement son pre mort et ses anctres disparus, bien quil ne puisse les voir, et que leur invisibilit ne diminue en rien lintensit de sa pense. Ainsi pense le Sage ; et, sil voulait toucher et croyait pouvoir toucher lobjet de sa pense, cest que sa pense ne se dirigerait pas vers le but, qui est intangible, tout autant que lesprit mme des morts, rintgr dans ledit but.

    VII. Le ciel et la terre sont linfini ; le ciel et la terre vivent ternellement linfini. Certainement ils ne sont pas engendrs eux-mmes ; cest pourquoi on sait quils sont ternels. Ainsi les hommes ne peuvent encore prendre pour modle lhomme parfait ; mais plus tard les hommes deviendront comme le ciel. lhomme parfait les hommes sont trangers ; mais il leur est affectueux. Il ne perd rien ; il ne

    trompe pas. Seul, il peut acqurir.

    tant et vivant linfini, le ciel et la terre sont hors de la porte des hommes. Le ciel-terre, cest--dire la Volont originelle qui les mit, ne sest point engendre elle-mme, et elle na pu tre engendre par dautres (tant originelle). Elle est donc ternelle. Le Sage qui suit les desseins de cette Volont est aujourdhui bien au-dessus des hommes ; dans lavenir, non seulement tous les hommes seront des Sages, mais ils seront confondus avec le Ciel. En attendant, le Sage aime les hommes, dont

    cependant il nattend rien ; il ne perd rien de sa force, puisquil nagit pas ; il ne commet aucun mensonge, puisquil ne parle pas. Laffection de tous les tres, la contraction de la volont et le silence, voil donc les moyens de devenir un Sage.

    VIII. Suprieure est leau pure : leau est-elle pure ? les dix mille tres sont parfaits, mais ils ne sont pas mus. L o est la foule des mchants, voil o sert la

    mthode de la Voie. La terre est-elle pure ? les curs sont purs comme un fleuve. Tous les hommes sont-ils purs ? ils agissent en pure confiance. Ils agissent purement,

    droitement ; ils travaillent purement ; ils ont coutume dtre influence purement, quoi quils ne soient pas mus. Cest pourquoi il ny a pas l besoin de mthode.

    8 La Racine est en ralit, non pas seulement lorigine, mais la Volont originelle.

  • 25

    Cette page indique lpoque o ltude et la mthode de la Voie sont ncessaires. Quand les hommes sont mauvais (cest--dire lorsque, contrairement au prcepte prcdent, ils nont pas laffection universelle, quils se diluent en actes vains et en paroles mensongres), la mthode est ncessaire.

    Mais, quand le cur du Sage et quand le cur des hommes sont semblables leau pure, cest--dire sont limpides et simples, alors la confiance et la droiture rgnent : linfluence seule de la Voie agit sur tous, sans leur procurer dmotions ; car la nature simple est suprieure aux motions ; la sentimentalit et la sensibilit

    humaines, seules causes des dperditions de volont (actes et discours vains) ont

    disparu, et les hommes obissent seulement la Raison. Ds lors il ny a plus besoin de mthode.

    IX. Prendre, beaucoup et le garder nest pas semblable ce qui est suffisant. Agir brusquement, puis se reposer : situation impossible conserver. Or et diamants

    en foule, dans la famille : impossible garder. Riche et vain : la richesse va delle-mme au dehors. Lhomme qui mrite et dont le nom sillustre ne sattache qu rendre son esprit suprieur. Voil la Voie.

    Cest ici la premire page dascse morale, le prcepte du dtachement des choses extrieures, qui est la consquence naturelle du prcepte de la contraction

    intrieure de lesprit. Il ne faut garder que le ncessaire ; il ne faut agir que laction ncessaire et le repos ncessaire, sans brusquerie.

    Il ne faut conserver aucunes richesses (dailleurs en avoir porte sen vanter, sen vanter porte les perdre). Il nest quune seule condition digne du Sage : cest daugmenter continuellement la valeur de son esprit. Ceci est la mthode vraie de la Voie.

    X. Les hommes portent le corps et le sang comme une enveloppe quils ne peuvent abandonner. Lesprit se transmet pareil, dans les enfants, et jusqu lextrmit des races ; il est, jusquau bout, obscur ou clair. Le Ciel aime toutes choses et commande tous. Mais tous nagissent pas de mme. La porte du Ciel souvre et se ferme ; alors le Ciel prouve. Si les hommes voient clair des quatre cts, cependant ils ne distinguent pas bien. Ceux qui naissent rassemblent les

    mrites des pres. Ils veulent engendrer, et ne peuvent. Ils travaillent, et ne

    produisent pas. Ils veulent agrandir, et napportent rien de neuf. Voil aussi une voie, mais une voie infrieure.

    Cette page indique ltat humain contraire celui de la page VIII, pour lequel ont t faits les prceptes de la page IX. Il faut et cela est inhrent lhumanit que lhomme porte son corps et son sang (deuxime lment infrieur du septnaire humain : le mouvement matriel) jusquau bout de sa modification actuelle ; de mme, lesprit dune race se perptue hrditairement dans les enfants, avec les qualits fondamentales de cet esprit. Ces qualits de lesprit tant un don du Ciel, quelles soient obscures ou claires, le Ciel nen tiendra point compte. Le Ciel tient seulement compte des efforts que lon fait pour le connatre, et non pas du rsultat de ces efforts.

  • 26

    Ces efforts ne sont pas gaux chez tous les hommes, et surtout ne sexercent pas sur le mme plan. Quoique, grce au Ciel, ils puissent voir la lumire, ils ne

    savent pas encore sen servir, cest--dire quils ne lutilisent pas pour voir les objets (pour dterminer les conditions de la Sagesse). videmment, ils rassemblent les

    mrites de leurs pres ; mais, en rassemblant les mrites, ils hritent aussi de leur

    nature mdiocre.

    Et ainsi ils agissent dune faon infrieure. Ils comprennent ce quil faut faire, mais narrivent pas le faire. Restant tout fait hommes, ils ont le dsir, et sappuient sur le dsir pour agir ; mais ils nont pas la raison, et ne sappuient donc pas sur la raison pour russir. Donc ils ne produisent rien, et leur esprit ne cre rien de neuf

    pour agrandir leurs connaissances (ce qui est le prcepte vrai de la Voie). Nanmoins,

    ils ont des mrites, puisquils sefforcent. Et leur labeur est une voie vers la Voie. Mais elle nest pas du tout la Voie elle-mme.

    XI. Trente rais runis forment un assemblage de roue ; seuls, ils sont inutilisables ; sil y a, dessus, un char, on peut sen servir. Prendre directement une proprit, cela ne convient pas ; mais si lon a une proprit, on peut sen servir. Construire une maison, apprter ou rparer une maison, cela ne convient pas ; mais,

    sil y a une maison, on peut sen servir. Cest pourquoi la possession est une chose mauvaise ; lutilisation est une chose convenable.

    Ce chapitre a un sens exotrique et un sens sotrique ; la traduction ci dessus

    est le sens exotrique ; il prche simplement le dsintressement et le mpris des

    richesses, au point de vue moral : le Sage doit utiliser et non possder ; il doit, dans le

    monde contingent, user de ce qui existe, et non pas constituer ce qui nexiste pas ; car lusage ne conclut pas la proprit, quelque long que soit lusage ; et ainsi le Sage nest jamais attach ce dont il se sert, tandis quil pourrait tre tent de sy attacher, si ce dont il se sert lui appartenait.

    On tire de l un enseignement politique tout fait logique, et qui est la

    condamnation de la proprit particulire, quand elle dpasse la satisfaction des

    besoins normaux de lhomme. Nul ne devant possder, et chacun pouvant utiliser, la proprit devient collective, et chaque citoyen priv volontairement du droit de

    possession acquiert un droit gal et gnral dusage. Dans la pratique, ce nest pas le socialisme dtat, lequel ne peut germer que dans des socits pralablement formes au monarchisme hrditaire et autocratique ; mais cest, et la Chine le pratique depuis plus de quatre mille annes le communisme, ou proprit collective de la souche, gnratrice ethnographique de lentit sociale, que lon nomme la commune (ou le village), tout les membres de la souche (ou habitants du village) tant gaux

    imprescriptiblement dans lemploi et la jouissance du bien communal.

    Il y a ce chapitre un sens sotrique et mtaphysique trs profond, dont voici

    la traduction. Cette traduction est tout aussi exacte que la premire : il suffit de porter

    les caractres au plan mtaphysique :

    Trente rais runis forment un assemblage de roue ; seuls, ils sont inutilisables :

    cest le vide QUI LES UNIT, qui fait deux une roue dont on peut se servir. Une proprit que lon touche et que lon prend est inutilisable : cest lair qui lentoure qui en fait un bien dont on peut se servir. Construire, remuer, rparer les matriaux

  • 27

    dune maison, voil qui est inutilisable ; cest le vide entre les matriaux, qui fait une maison dont on peut se servir : cest pourquoi la matire et sa possession sont mauvaises ; ce qui nest pas matire ou possession est seul utilisable.

    Ainsi, le principe primordial est de nouveau expos : le matriel est

    contingent ; seul, limmatriel existe ; ltre est manifest seul, le Non-tre est. Mais, par un trs hardi corollaire, le matriel nest utilisable que par limmatriel. La contingence que nous percevons ne nous est perceptible que par labsolu, que nous ne percevons pas. Ltre que nous comprenons ne nous est intelligible que par le Non-tre, que nous ne comprenons pas. La comparaison taoste, transporte dans le

    domaine divin, donnerait la plus irrfutable des preuves thologiques de l Existence de Dieu . Le sens sotrique de la page XI du Tao ne saurait tre trop profondment

    creus. Sachons seulement que rien de ce que nous voyons, pensons ou concevons nest indemne dune coopration expresse et continue de CE que nous ne pouvons ni voir, ni percevoir, ni concevoir, et que, par suite, tous nos actes, et les plus matriels,

    toutes nos penses, et les plus tnues, sont une involontaire et invincible

    reconnaissance du Grand Mystre.

    XII. Les cinq couleurs, lhomme intelligent les distingue par lil. Les cinq tons, lhomme intelligent les peroit par loreille. Les cinq saveurs, lhomme intelligent les gote par la bouche. Dune course rapide, comme celle du rat dans la rizire, tout se rpand ainsi dans lesprit de lhomme intelligent. Toutes choses difficiles acqurir, lhomme intelligent y travaille avec persvrance. Ainsi, lhomme travaille, mais pas en public ; cest pourquoi il fait la premire chose en public, et la seconde en secret.

    Le Matre indique ici comment il faut agir pour obtenir la science ; tandis que

    la science physique sacquiert, mcaniquement, pour ainsi dire, par lexistence active des cinq sens, la science intellectuelle ne sacquiert que par un travail entt et assidu ; tandis que les rsultats des perceptions sont rapides, comme la course du rat

    dans la rizire, les rsultats des conceptions sont lents et obscurs. Aussi, la premire

    de ces sciences peut sacqurir parmi la multitude ; lautre ne sobtient que par et dans lisolement.

    Il faut noter aussi que, concernant lpoque, les choses difficiles ne peuvent sacqurir quaprs les choses faciles, et par le moyen mme des choses faciles cest--dire, en ralit, non pas par elles-mmes, qui ne servent de rien, mais par le canal intellectuel que leur comprhension a creus dans le cerveau de lhomme assidu.

    XIII. Le tremblement des lvres est lindice du saisissement de la frayeur. Pourquoi le riche et lillustre sont-ils inquiets, tout comme moi qui suis pauvre ? Et comment le tremblement des lvres du riche est-il lindice de sa frayeur ? cest quil tremble de tomber. Quand il possde, il est pareillement saisi de frayeur. Quand il a

    perdu, il est pareillement saisi de frayeur. De quelle faon le riche et lillustre sont saisis de frayeur, comme moi qui suis pauvre ? Nous, nous prenons une grande

    inquitude ; voici pourquoi : le ciel nous a faits avec une personnalit ; sil ne nous avait pas faits avec une personnalit, pourquoi serions-nous inquiets ? Cest

  • 28

    pourquoi le riche doit penser aider tous les h