Monde Des Livres 15 Avril 2016

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  • 8/18/2019 Monde Des Livres 15 Avril 2016

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    Cahier du « Monde » No 22161 daté Vendredi 15 avril 2016 - Ne peut être vendu séparément

    2LA « UNE », SUITEv RENCONTRE

    avec Samar Yazbek,

    entre colère et larmes

    3v ENTRETIENavec Bruno Racine,

    ancien président

    de la BNF

    4LITTÉRATUREFRANÇAISEPierre Bergounioux,

    Marc Dugain

    5LITTÉRATURE

    ÉTRANGÈREJudith Hermann,T. C. Boyle

    6HISTOIRED’UN LIVRE« Une allure folle »,

    d’Isabelle Spaak

    7ESSAISFlorian Mazel dévoile

    comment l’Eglise a

    façonné l’espace civil

    8CHRONIQUESv LE FEUILLETON

    Eric Chevillard met

    les barbouilleurs

    à l’amende avec « La

    Littérature sans idéal »,

    de Philippe Vilain

    9C’ESTD’ACTUALITÉv Casterman lance

    « Pandora », nouvelle

    revue de bande

    dessinée

    v Des inédits de Jack

    Kerouac en français

    10RENCONTRELydia Flem,

    sur son trente et un

    jean hatzfeld

    écrivain

    Les Portes du néant,  à la fron-tière turque, s’ouvrent unepremière fois sur la route quimène à la région d’Idlib, dansle nord-ouest de la Syrie. Sa-mar Yazbek les franchit en

    août 2012, en se faufilant dans un troucreusé sous des barbelés. Une voiture l’at-tend, qui traverse la nuit sur un fond so-nore de bombardements, avec à l’inté-rieur Maysara et Mohammed, deux frèresd’armes rebelles : ses anges gardiens.

    A Saraqeb, le véhicule stoppe devant

    une vaste demeure envahie de familles,qui sera désormais le sweet home de Sa-mar Yazbek où, de retour de ses chaoti-ques expéditions, elle retrouve une dou-ceur complice auprès de gens un peu envrac, notamment deux gamines, Rouhaet Aala, dont elle écrit, une nuit de frap-pes aériennes : « Une nouvelle famille se

     joignit à nous dans l’abri. Aala, qui insis-tait toujours pour raconter une histoirechaque soir (...), me les montra du doigt :“Leur mère est de notre côté, mais le pèresoutient Bachar. (...) Mais ça fait rien. Ellesdoivent se cacher ici avec nous pour ne

     pas mourir.” Ma petite Schéhérazade

    avait les plus beaux yeux noirs que j’ai ja-mais vus. (…)  Elle observait attentive-ment le monde autour d’elle mais parais-sait toujours plus fragile chaque fois quenous descendions dans l’abri. Elle s’occu-

     pait de sa petite sœur Tala qui souffraitd’un déséquilibre hormonal causé par la

     peur et l’angoisse. (…) Peu de temps avantque les frappes ne s’interrompent, elle sai-sit le morceau d’obus que tenait Tala enlui disant d’un ton calme : “Ça, ce n’est pas

     pour les enfants.” Elle avait à peinesept ans. »

    Pas de néant à l’horizon, mais uneguerre, soudaine, contre Bachar Al-As-sad, que les rebelles mènent à la kalach-

    nikov tandis que l’armée attaque du cielen hélicoptère. Samar Yazbek la rejointpour vivre l’après-Bachar : aider les fem-mes à monter des ateliers, distribuer desjournaux, discuter à longueur de nuits,écrire.

    Samar Yazbek est née dans une grandefamille alaouite, à Lattaquié, dans la Sy-rie d’Hafez Al-Assad, le chef alaouite.Elle a vécu une enfance insouciante surles bords de l’Euphrate. Caractèretrempé, elle quitte les siens à 16 anspour Damas, pour se vouer à la littéra-ture. Aussi, naturellement, chaque ven-dredi du printemps 2011, elle a marché

    dans la foule pacifiste, qui après celle deTunis, du Caire, a célébré les révolutionsarabes. Elle a publié des articles sur levent de la liberté, dénoncé les violencesde la répression. Les policiers l’ont ta-bassée en prison. Sous la menace des

    moukhabarat  [services de renseigne-ments], elle s’est réfugiée à Paris.

    L’espoir d’une Syrie libre l’attire doncdans les bras de la guerre un an plustard. Elle écrit un hymne à la dignité desSyriens, note les graffitis des murs : « OTemps que tu es traître ! »  Elle accompa-gne les combattants en expédition. Puisla guerre sombre dans un chaos radicalqui imprègne son écriture.

      Février 2013, deuxième porte : cettefois, Samar franchit la frontière à traversun village bédouin. Elle décrit magnifi-quement les zones frontalières. Elle re-part dans les villages. Le s barils de poudre

    jetés d’hélicoptères remplacent les obus,les cadavres sentent fort sous les décom-bres. Les gamines Aala et Rouha sont par-ties. L’auteure observe les nouveaux visa-ges : « Une fille de seize ans était assise àl’entrée, coiffée d’un hijab. Elle était ampu-

    tée des deux jambes, l’une coupée à lacuisse, l’autre au genou. Son regard étaitserein cependant. Elle me dit qu’elle appre-nait à dessiner à ses frères et à ses sœurs,mais qu’elle manquait de matériel. (…)

     Après nous avoir regardés descendre versle caveau où vivaient les siens, la tête pen-chée, elle continua à tracer des lignes dansla terre humide. »

    Le temps presse terriblement. SamarYazbek choisit un style qu’elle veut effi-cace, parfois rude. Elle rapporte ainsi lesmots d’un déserteur de l’armée : « On en-tre dans un appartement et on casse toutsous les ordres de l’officier qui vocifère et

     jure. Il décrète qu’on doit violer une fille. La famille s’est réfugiée dans la chambre àcôté. Il nous passe en revue le doigt pointéavant de s’arrêter sur mon ami Moham-med. Il lui donne une tape dans le dos (…). 

     Mohammed  tombe à genoux,  baise les

     godasses du type : “Pitié, commandant ! Ya sidi ! Je ne peux pas. S’il vous plaît.” (…) 

     L’officier lui a saisi les couilles en criant :“Tu veux que je t’apprenne comment

     faire ?”   Alors mon ami s’est redressé ets’est rué sur lui, et c’était un costaud, jevous le jure. (...)  L’officier a tiré sur Mo-hammed, il l’a tué. Vous voulez savoir où ila visé ? » 

    Samar Yazbek s’impose sur scène : « Je poussai un hurlement en croyant avoirtouché une main douce et délicate sousles débris. Mon cri me trahit. (...) 

    lire la suite page 2

    Samar Yazbek contre le chaosDe la guerre qui ravage son pays, l’écrivaine syrienne rapporte un récit terrible

     A Mari (Syrie), en juillet 2012.C.STORMER/ZEITENSP./FOCUS/COSMOS

    Eté 2013, revenue à Paris,on imagine l’auteureà sa table, écrivantses mois de guerre,

    le désespoird’un pays perdu,le déracinement.Mais elle repart en Syrie

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    2 |  à la « une » | Rencontre Vendredi 15 avril 20160123

    Un gar çon de vingt ans à peinequi portait au front un bandeaunoir sur lequel était écrit “Il n’y a

    de Dieu qu’Allah !” s’exclama :“Eloignez cette femme ! Sa placen’est pas avec les hommes. Dieunous pardonne !” Je lui auraisobéi si je n’avais pas su qu’iln’était pas syrien. Je le défiai duregard. C’était l’un des combat-tants étrangers de Daech. Je ne re-culai pas d’un pouce comme ils’avançait vers moi. Au même ins-tant, la voiture de mes amis s’ar-rêta devant nous (… ). »

    L’écrivaine défie le lecteur ; àtravers lui, elle maltraite la com-munauté internationale. Les bri-gades de combattants se multi-plient ; Ahrar Al-Sham, Jabhat Al-Nosra, Daech. Le lecteur souffrepar moments, il perd un peu lefil sous l’emphase, sans oser lelâcher. Peut-être pressent-il quece vocabulaire de l’atrocité, qui

    martèle à l’excès les pagescomme les bombes au dehors, leprépare au passage d’une der-nière porte.

    Eté 2013, revenue à Paris, onimagine Samar Yazbek à sa table,écrivant ses mois de guerre, ledésespoir d’un pays perdu, le dé-racinement. Mais elle repart là-bas, à  « la fronti ère où m’atten-daient Abdallah et son frère Ali,qui venait de perdre un œil àcause d’une balle. (…) Chaque foisque je les quittais, j’avais le senti-ment que je ne les reverrais plus,

     puis je revenais, et là, c’était comme si j’allais passer le reste dema vie avec eux. » L’adrénaline a-t-elle « accroché » la romancière ?Non. Elle ne se prend pas nonplus pour la nouvelle égérie dugrand reportage, ni pour Justinede Sade, ou Jeanne d’Arc.

    Dans la Syrie en guerre, lesjournalistes ne voyagent pluscomme au Liban ou en Bosnie.Leur tête, mise à prix, repose surun cou fragile. Ils arpentent lafrontière, parfois s’aventurenten de rapides incursions. Les ré-seaux sociaux pervertissent l’in-formation qu’ils ne ramènentplus. En Syrie, les villes sont écra-sées, les champs dévastés ; laguerre détraque les esprits. Elledérobe la révolution.

    Alors, Samar Yazbek fonce envoiture se colleter aux rafales, àla sueur de la peur, dont elle seprotège en théâtralisant le chaos.« Je m’assis au pied du cyprès.“Comment vais-je pouvoir écriretoute cette dévastation ?”   mar-monnai-je alors que l’odeur était insoutenable. Un jeune homme

    derrière moi m’avait entendue, ilse pencha et me dit d’une voixdouce : “Madame, je vous assureque vous n’avez pas besoin de voir ces horreurs. Venez, rentrons.” »

    Elle recommence à interrogerles combattants – une centaine,dit-elle – avec une mystérieusepatience, entre autres pour en-tendre ce qu’une petite voix in-térieure lui souffle ; pour qu’elle,l’alaouite, entende des lèvresd’un ancien rebelle laïque : « Il

     faut que vous disiez au mondeentier que nous sommes en trainde mourir seuls. Que les alaouitesnous ont tués et que le jour vien-dra où ils seront tués à leur tour (…),  ces chiites mécréants et leurs

     putains de femmes. »Elle recueille les déchets d’illu-

    sions, croise des « humains er-rant dans les entrailles de la

    terre », ramasse les bribes d’unehistoire qui ne raconte plus leBien contre le Mal, mais ce quel’on pourrait nommer la satani-sation du Mal. Samar Yazbek seremet en jeu pour qu’au moins lerécit de sa guerre résiste à la dis-location. Il en sor t formidable.p

    suite de la page 1

    les portes du néant(Bawabât ard al-adâm),de Samar Yazbek,traduit de l’arabe

     par Rania Samara, Stock,« La cosmopolite », préfacede Christophe Boltanski,

     306 p., 21 €.

    R E N C O N T R E

    Exilée à Paris depuis 2011, l’auteure des « Portes du néant » puise dans les mots« la force de ne pas oublier »

    Porte-parole de l’enfer syrien

    Mais sa situation est intenable. En juin dela même année, elle quitte la Syrie. Exiléeen France, elle publie en 2012 Feux croi-sés. Journal de la révolution syrienne (Bu-

    chet-Chastel), qui lui vaut plusieurs prix.Mais rester douillettement à Paris n’estpas le genre de Samar Yazbek. La Syrie l’ap-pelle, la démange. Elle veut continuer detémoigner de l’intérieur. En 2012 et 2013,elle retourne trois fois, clandestinement,dans la région d’Idlib. A chaque fois, ellepasse par un fossé « juste assez grand pour une personne » sous les barbelés turcs. Achaque fois, elle constate combien le payss’enfonce dans la destruction. « D’où le ti-tre du livre en arabe, Les Portes de la terredu néant ». Des portes qu’elle ouvre lesunes après les autres, comme dans unconte. La première est celle de la trahison.« Quand j’y pense, en 2011, nous étions des

     jeunes pacifiques, qui demandions quoi ?

     Pas grand-chose. Une plus grande libertéd’expression, des réformes législatives, la li-bération de certains prisonniers politi-ques… C’est fou qu’on ait pu être réprimés

    avec une telle violence. »  En 2013, Daechfait irruption par la porte numéro deux.« Jusque-là, il y avait des milices djihadistes,mais on pouvait encore circuler. Avec

     Daech, tous les activistes locaux ont dis- paru… Pourtant, dire que la guerre se joueentre Assad et Daech est faux. Bachar estlui-même un artisan du terrorisme. »

    La dernière porte, enfin, ouvre sur unsentiment lancinant de colère. Yazbekévoque les intérêts iraniens, russes, amé-ricains… et la position stratégique de la Sy-rie. « Les Etats sont devenus des outils auxmains de groupes d’intérêt qui les dépas-sent », dit-elle. A l’entendre, aucune desforces en présence ne souhaite vraimentl’avènement d’une révolution démocrati-que. Nul ne lutte vraiment, non plus, nicontre Bachar Al-Assad ni contre Daech. « Le monde est obsédé par l’Etat islamique,mais les avions d’Assad continuent à lar-

     guer des bombes sur les civils dans les pro-vinces d’Idlib, de Damas, d’Homs, d’Alep…»

    Chacun suit les informations, regarde lesphotos, mais « l’odeur de la terre après l’ex-

     plosion d’une bombe à fragmentation nese transmet pas par le biais des photos ».

    Samar Yazbek raconte les enfants mortsqu’elle a serrés contre elle, les débris decorps retrouvés dans les décombres, lespetits doigts… Q ue faire ? « Continuer.Continuer à demander justice. S’engagersans relâche. »  Avec son ONG WomenNow for Development, elle aide « les fem-mes qui portent la société pendant que leshommes se battent ». « Nous sommes dansune guerre entre le Beau et le Laid. Il fautlutter contre l’effondrement moral. »

    Que fait-elle, maintenant que les por-tes de la Syrie lui sont vraiment fermées ?

    « Je viens de terminer un nouveau roman.

     Je voyage dans le monde pour parler de laquestion syrienne. Et j’apprends le fran-çais. J’ai fini par me convaincre qu’il fallait le faire, alors je m’y suis mise. Vous qui

     parliez d’arrachement… En voici un autre. L’arabe est ma patrie. Je sais que lorsque je parlerai français, je perdrai encore une partie de moi-même… » Nous revenons àl’exil. « L’exil est l’exil, rien d’autre. Cela veut dire marcher dans une rue et savoir quevous n’êtes pas à votre place. » Cela veutdire continuer à « rêver de la Syrie sansque rien jamais puisse vous empêcher dele faire. Sauf la mort… » Elle essuie unelarme. « Je vous avais prévenue. »p

    Traduit de l’arabe par Hana Jaber 

    Parcours

    1970

     Samar Yazbeknaît à Lattaquié (Syrie).

    1986 Elle part vivre seule.

    2011 Elle manifesteà Damas. Elle est jetéeen prison et battue.Elle s’enfuit à Paris.Premier retour clandestinen Syrie via la Turquie.

    2012 Feux croisés(Buchet-Chastel).

    2013 Un parfum decannelle (Buchet-Chastel).

    2016  Les Portes du néant  (Stock).EXTRAIT

    « Derrière nous, on pouvait entendredes coups de feu, et les roulements

    des blindés du côté turc, mais nousavions réussi : nous étions passés.Comme si le sort l’avait décidé depuislongtemps. Je portais pour la circons-tance un foulard, une veste longueet un pantalon ample. Nous devions gravir une colline pentue avant deretrouver sur l’autre flanc la voiturequi nous attendait. Cette fois, mes guides et moi ne faisions pas partied’un convoi d’étrangers. A cemoment, je ne me posais pasla question de savoir si je pourrais jamais écrire un jour là-dessus. J’étais certaine, j’ignore pourquoi,qu’en retournant dans ma patrie j’allais mourir comme tant d’autres.

     La nuit tombait et tout paraissaitnormal (…).

     Enfin, nous parvînmes jusqu’àla voiture (…). Je montai à l’arrièreavec les deux hommes qui allaientme servir de guides, Maysara et Mohammed. Ils étaient des combat-tants d’un genre particulier, appar-tenant à la même famille, celle quiallait m’accueillir. Maysara était unrebelle qui avait commencé par fairecampagne de manière pacifiquecontre le régime d’Assad puis avait pris les armes. Mohammed avaitune vingtaine d’années et faisaitdes études de commerce(…). »

    les portes du néant,

    pages 18-19

    florence noiville

    Ne vous inquiétez pas.

     – Pardon ? – Si je pleure pendant l’entre-tien… Cela m’arrive tout le

    temps, en ce moment. Je suis fragile… et forte. A moins que ce ne soit l’inverse. »

    On avait été frappé par cette tension enlisant Samar Yazbek. En traversant le jar-din du Luxembourg pour aller la rejoin-dre, en ce jour divin d’avril – soleil, joie

    des enfants, magnolias triomphants… –,on se demandait comment cette jeuneSyrienne faisait pour conjuguer tout ça auplus profond d’elle-même. Le printemps àParis et la mort à Damas. La nécessitéd’avancer tout en restant fidèle. La mé-moire et l’oubli. La vie comme un (bref)sourire aux lèvres de la mort.

    « Pas facile », soupire-t-elle. « Au fait…vous n’êtes pas gênée par le soleil ? » Onbaisse les stores et, dans la pénombre quienveloppe la pièce, la confession com-mence. En arabe, à la deuxième per-sonne. « Imagine… C’est comme si tu por-tais l’enfer en toi. L’enfer, le dernier jour,l’apocalypse. Et en même temps, tu es à

     Paris, une ville magique, tu es en train demarcher au paradis… Tu ressens une dou-leur ininterrompue qui devient une partiede toi. De même que les voix des victimes,leurs visages, leurs corps démembrés, font désormais partie de toi… »

    C’est pour ça qu’elle a écrit Les Portes du

    néant. D’un côté, elle voulait faire enten-dre toutes ces victimes qui «criaient» enelle, qui « criaient pour être racontées ».De l’autre, elle voulait… non, pas l’apaise-ment. Au contraire. Elle voulait puiserdans les mots  « la force de ne pasoublier ». Ne pas être dupe de la jolie lu-mière. Comme si elle était gênée par lesoleil, justement. « Il y a ceux qui pensentque la littérature libère de la douleur. Moi,

     je pense au contraire qu’elle la grave ennous. » Ecrire, c’était se promener dansles jardins du paradis avec ce memento tatoué sur le bras : « N’oublie pas l’enfer. »

    Née en 1970 à Lattaquié, Samar Yazbekvient d’une famille aisée alaouite, cettebranche minoritaire du chiisme dont leclan Assad – qui gouverne la Syrie depuis1970 – est lui-même issu. Elle aurait pujouer cette carte, être propulsée parmi lesprivilégiés du régime. Elle a préféré déci-der elle-même de son destin. A 16 ans,

    elle fait ce qu’elle appelle une« révolte fa-miliale » et part vivre seule. Amoureusede Virginia Woolf, de Baudelaire et Na-guib Mahfouz, elle étudie la littérature àDamas, où elle élèvera seule sa petitefille. Elle écrit aussi et publie au Liban desromans dévoilant la face cachée de labonne société damascène (Un parfum decannelle, Buchet-Chastel, 2013). Unefemme seule, laïque, une rebelle f réquen-tant les cercles littéraires, une activisteengagée en faveur des droits de l’homme– « et de la femme », insiste-t-elle… : tout ladésigne comme « dangereuse ». Lorsque,en 2011, elle descend dans la rue pourmanifester contre le régime d’Assad, elleest arrêtée, jetée en prison, puis relâchée.

    MARCO CASTRO POUR « LE MONDE »

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    Bruno Racine : « Le livre

    a de beaux jours devant lui »L’ancien président de la BNF fait le bilan de ses neuf ans à la tête de l’institution etanalyse les perspectives propres aux bibliothèques à l’heure de la numérisation

    à la numérisation des livres. Et puis lanumérisation intégrale est une utopie,elle ne se réalisera sans doute jamais, nichez nous ni ailleurs, et elle n’est pas né-cessaire. Nous avons 3,5 millions de do-cuments numérisés, mais des dizainesde millions ne le sont pas. Nous avons5 millions de pages de presse numéri-sées, et 110 millions ne le sont pas. Deplus, on n’a jamais autant publié de li-vres papier en France qu’en 2015 –

    même si la lecture baisse ou se concen-tre sur quelques ouvrages, ce qui est unautre problème. Et puis l’offre numéri-que consultable à distance est limitéeaux livres tombés dans le domaine pu-blic. Or, les chercheurs ont besoin de tra-vailler sur des publications récentes,que nous pouvons avoir en version nu-mérique, mais qui ne sont consultablesque depuis nos sites.

    Qu’en déduisez-vous pour l’avenir ?Plusieurs choses. La numérisation va

    devenir plus qualitative que quantita-tive. Ensuite, si la consultation à dis-tance – dont 37 % venant de l’étranger –se développe, la demande sur place neva pas disparaître. Je n’exclus pas que la

    distinction que nous opérons entre noslieux « grand public » et « chercheurs »ne finisse d’ailleurs par s’effacer au pro-fit d’espaces fédérateurs. Enfin, je cons-tate que le livre est dans son genre unobjet parfait : petit, pas cher, maniable,utile, solide. Il a de beaux jours devantlui. Le livre numérique, au contraire,n’est pas parfait, il n’a pas la volupté dupapier, on ne peut le feuilleter, et il esten fait plus périssable. Du reste, hormis

    aux Etats-Unis, à cause de la mort des li-brairies, et au Japon, pour des raisonsliées au phénomène manga, la part dulivre numérique reste limitée. Les deuxsupports resteront complémentaires.

    Dans « La Voix de ma mère », le livreque vous consacrez à votre mère,vous notez que, de sa jeunesse améri-caine, elle n’avait conservé que trèspeu d’objets, essentiellement deslivres. Votre confiance dans l’avenirdu livre est-elle liée à cet héritagematernel ?

    Ma mère a été en effet une grande lec-trice tout au long de sa vie. C’est en sepassionnant très jeune pour  Les Trois

     Mousquetaires,  lu en anglais, qu’elle di-sait avoir adopté la culture de notre pays,avant d’en apprendre puis d’en maîtriserla langue, tout en conservant un léger ac-cent qui m’est resté longtemps imper-ceptible. Tel est le pouvoir du livre : chan-

    ger le cours d’une vie. Je ne suis pas sûrqu’une lecture sur écran aurait eu lemême effet décisif…

    Le souvenir le plus précieux que je con-serve d’elle, ce sont des livres qui luiavaient été offerts dans sa jeunesse, desromans de Stevenson aux poèmes deKeats que nous avons lus ensemble, enparticulier cette  Eve of Saint Agnes, quiétait son préféré. En m’efforçant sans suc-cès, dans mon livre, de faire revivre savoix, c’est la littérature que j’ai retrouvée.Quand on a lu Proust, Lamartine ouGuyotat, on sait que cette voix est insépa-rable des lectures maternelles, que ce soitl’histoire sainte ou George Sand. Toutelecture n’est-elle pas un part age ?p

     A la BNF, sur le site

     François-Mitterrand, le 1er  avril.

    DAVID BALICKI POUR « LE MONDE »

    propos recueillis par

    michel guerrin

    Président de la Bibliothèquenationale de France (BNF)pendant neuf ans, de 2007 à2016, Bruno Racine a quittéson poste, le 2 avril, rem-placé par Laurence Engel. Il

    expose les enjeux de cet établissement.

    Quelles furent les missions que vouspensez avoir accomplies avec succès àla tête de la BNF ?

    La BNF repose sur deux grands piliers,

    et on tend à en oublier un, le site histori-que, rue de Richelieu, à moitié fermépour rénovation depuis cinq ans. Il de-vrait rouvrir entièrement en 2020, deve-nant le premier pôle mondial pour l’his-toire des arts et des images. Lancer ceprojet était un premier objectif. Ledeuxième était de changer d’échelledans la numérisation. Nous avons multi-plié le chiffre par dix sur Gallica – de300 000 à 3,5 millions de documents enlibre accès. Le troisième objectif, ce sontles acquisitions majeures, là encore, quiont changé d’échelle, puisque nous som-mes passés à 7 ou 8 millions d’euros paran contre 1 million avant mon arrivée. LaBNF a pu acheter les manuscrits de Casa-nova, le bréviaire de Saint-Louis dePoissy, le manuscrit des Troyens de Ber-lioz… J’ai mis un accent particulier surles archives contemporaines – celles deMichel Foucault, Edouard Glissant, GuyDebord, Roland Barthes…

    Pourquoi acheter quand on conservedéjà tant de livres ?

    Pour rester vivante, une bibliothèquedoit acquérir et elle ne peut s’arrêter àl’époque de Victor Hugo. Non pas toutacheter, mais le faire avec discernement.Renforcer les points forts, en particulierpour les manuscrits, avec l’aide de soncercle de mécènes. La BNF, qui est unedes trois plus importantes bibliothèquesau monde avec celle du Congrès, àWashington, et la British Library, à Lon-dres, doit être en première ligne sur lemarché. Les archives de Guy Debordétaient convoitées par une universitéaméricaine mais il ne me paraissait paspossible qu’elles sortent de France. Demême pour le manuscrit de Nadja, d’An-dré Breton, que Pierre Bergé [actionnaireà titre personnel du Monde ]  a bien voulunous réserver en le retirant de la vente de

    sa bibliothèque. J’ai souhaité aussi en-courager les dons, et pour cela créé unegalerie des donateurs. Notre politiqued’enrichissement des collections nousrapproche des grands musées du monde.Tout comme nos expositions d’artistesvivants comme Sophie Calle, RaymondDepardon, Richard Prince, Anselm Kieferet maintenant Miquel Barcelo.

    Un musée ? A vous écouter, on al’impression que la BNF n’est plusun endroit où le public vient pourconsulter et emprunter des livres…

    J’y viens ! Une grande bibliothèque sedoit d’offrir une multitude d’activités –expositions, conférences, débats. Mais laquestion que vous soulevez sera le défide l’avenir. Car il y a un problème. La BNFoffre sur son site François-Mitterranddeux espaces aux lecteurs. Un pour legrand public de 1 700 places, l’autre pourles chercheurs, de dimension compara-

    ble. Or, depuis plusieurs années, nousconstatons une baisse de fréquentation.Pour les chercheurs, c’est plus récent etcela s’explique. Nous observons en parti-culier qu’ils utilisent mieux les ressour-ces numériques, ce qui leur permet depasser moins de temps dans nos murs.Nombre de bibliothèques universitairesparisiennes, qui étaient vétustes, ont étérénovées, et en conséquence nous ontpris des lecteurs. Toutefois, les chiffres defréquentation se sont stabilisés en 2015mais sans revenir aux niveaux d’il y aquelques années. Ce qui interroge, c’est lamoindre fréquentation du grand public,qui se vérifie dans toutes les bibliothè-ques, en France comme à l’étranger.

    Comment enrayer cette baisse ?Les bibliothèques se sont longtemps

    préoccupées essentiellement de l’offre.Désormais, le défi, c’est de mieux répon-dre à la demande. Nous ne pouvons pasnous reposer seulement sur la quantitéet la qualité de nos collections. Il fautprendre la mesure du nouvel utilisateurdes bibliothèques, comprendre ses at-tentes. Il lit autrement, consulte moinsles ouvrages et souvent vient, avant

    tout, pour travailler sur ses propres do-cuments, par exemple pour préparer unexamen, parce qu’il ne peut le faire dansde bonnes conditions chez lui. La biblio-thèque lui offre un service de qualité, unlieu d’étude individuel mais aussi deconfort et de convivialité. Nous avonsmodernisé l’accueil, nous allons amélio-rer l’hospitalité numérique, par exemplegrâce au lien entre notre offre et l’ordi-nateur portable du lecteur. Nous avonssurtout repensé les salles de lecture, quisont traditionnellement monacales,multiplié les stations de travail indivi-duelles, en dehors des salles, dans lescouloirs, les halls, les foyers, le café… Lesusagers travaillent autant dans ces nou-veaux espaces que dans la salle de lec-

    ture classique. Ils enrichissent la fonc-tion sociale de la bibliothèque, ce quecertains appellent « le troisième lieu », in-termédiaire entre la maison et le lieu detravail. Nous avons pu ainsi enrayer labaisse en 2015.

    Est-ce suffisant pour gardervos lecteurs ?

    Ma conviction est qu’il faudrait instau-rer la gratuité pour le grand public. Nous

    demandons un abonnement de 38 eurospar an, ramené à 20 pour les moins de25 ans, ce qui peut paraître modique, maisreste un frein. La Bibliothèque publiqued’information [BPI, Centre Pompidou]  estgratuite, par exemple. Pour la BNF, ce se-rait un geste symbolique fort, un signed’ouverture qui me paraîtrait bienvenuaujourd’hui. J’ai fait cette proposition auministère de la culture mais il reste à ré-soudre le problème du manque à gagner,de l’ordre de 400 000 euros par an.

    Est-ce que la bibliothèque, à terme,sera rendue caduque à cause de lanumérisation ?

    Je crois tout le contraire. La baisse de laconsultation n’est pas liée uniquement

    Dans le sillage des chercheurs de voixLA LANGUE mater-nelle n’appartientà personne, pasmême à la mère.Cette vérité explo-rée par les écrivainset les philosophes,Bruno Racine

    en a très tôt fait l’expérience.Ainsi les plus belles pages du récit

    qu’il consacre à sa mère, La Voixde ma mère, évoquent-elles desscènes de lecture à deux, au coursdesquelles s’impose l’indépen-dance bravache de la langue,son caractère fondamentalementinappropriable.

    Un jour, Bruno Racine et sa mère,qui a grandi aux Etats-Unis,se penchent ensemble sur le romand’Henry James, The Bostonians.Cherchant les équivalents françaisde certains termes, sa mère se trouvesoudain à la peine : « Ces hésitationsl’attristaient, car elle les attribuait,non à des difficultés objectives detraduction, mais à une sorte de déclin

     personnel, à une déprise irréversiblede sa langue maternelle. »

    De Boston à Odessa

    Ce souvenir d’enfance, confieBruno Racine, est l’un des rares quilui permettent d’entendre encore

    la voix de sa mère, ses inflexionselles aussi impossibles à saisirvraiment, et qu’il tente ici de retrou-ver en se mettant dans le sillagedes grands chercheurs de voix,de Proust à Barthes.

    Cette quête le conduit sur les tracesde ses aïeux, en Amérique, maisaussi en Ukraine, à Boston commeà Odessa, et cette investigation auto-biographique nourrit une réflexionsensible sur la fragilité des êtres etla force des textes.p  jean birnbaum

    la voix de ma mère,de Bruno Racine,Gallimard, 136 p., 12,50 €.

  • 8/18/2019 Monde Des Livres 15 Avril 2016

    4/10

    4 | Litt rature | Critiques Vendredi 15 avril 20160123

    Bréviaire du désenchantementAvec un talent visionnaire, Marc Dugain achève sa fresque sur la politique et le monde des affaires

    macha séry

    Voici donc, paru quelques joursavant le scandale planétaire dé-clenché par les « Panama pa-pers », l’Ultime partie de la Trilo-

     gie de L’Emprise, la saga d’espionnage de

    Marc Dugain débutée en 2014. L’an passé,le deuxième tome, Quinquennat,  étaitparu au plus vif du débat provoqué par laloi sur le renseignement. Chaque fois,sans qu’il s’agisse de romans à clés, ces th-rillers éminemment réalistes entrent enrésonance aiguë avec l’actualité, qu’ilséclairent d’une lumière intime. Ils met-tent de la psychologie derrière des événe-ments familiers et donnent à voir des cou-lisses politiques rappelant les Atrides.Après La Malédiction d’Edgar  (Gallimard,2005), consacré à John Edgar Hoover, pa-tron indéboulonnable du FBI entre 1924 et1972 – seul livre de Marc Dugain inédit auxEtats-Unis –, et Une exécution ordinaire(Gallimard, 2007) retraçant le naufrage du

    sous-marin Koursk, – non publié en Rus-sie –, la Trilogie de L’Emprise confirme Du-gain dans son rôle d’effeuilleur d’opacité.

    Assassinats ciblés, familles brisées. Di-sons-le d’emblée, Ultime partie tient del’entreprise de mise à mort, qu’elle soitsymbolique ou réelle. Dans la galerie despersonnages surgis il y a deux ans– agents des services secrets, journalis-tes, grands dirigeants –, quelques-unsvont se consumer. A trop s’approcher deshautes sphères du pouvoir, à le convoiter

    ou à le menacer, ils seront vaincus ou ilspériront. Y compris des colosses, commeCorti, le patron corse de la DGSI. MarcDugain anime cette pantomime tragi-comique d’une main souple et ferme, ef-ficace et sagace ; comédie humaine où ils’agit de faire bonne figure et d’accom-plir sa vengeance en temps et en heure,tandis que les citoyens sont distraits par « le marché de l’impatience » : se connec-ter à toute heure du jour et de la nuit,« secréer un maximum d’addictions à des cho-ses qui n’en valent pas la peine ».

    Petit rappel des faits : rompant le pactejadis passé avec Lubiak, son ministre desfinances honni, le président Launay bri-gue un second mandat. Mieux, il espère

    ruiner les rêves de destin national deson ennemi intime, en faisant approu-ver par référendum son projet de VIe Ré-publique. La refonte de la Constitutionprivilégiera les alliances au centre etmettra la fonction présidentielle au-des-sus la mêlée. Vertueuse ambition ? Enapparence, uniquement.

    Teintes crépusculairesCar la Trilogie de L’Emprise (bientôt

    adaptée en série pour Arte) est un bré-

    viaire du désenchantement. Comptabili-tés occultes, rétrocommissions liées à descontrats d’armement, blanchiment d’ar-gent par des comptes offshore, transac-tions juteuses avec des princes émiratissoupçonnés de financer le terrorisme isla-mique, duplicité généralisée… La fresquede la politique et du monde des affairesqu’achève Marc Dugain prend des teintescrépusculaires.« Après le 11-Septembre, [lesAméricains] ont permis à la NSA de poserun couvercle sur le monde et déclaré la findu secret et de l’intimité en toute chose. Leterrorisme a été le bon prétexte. C’est unemenace. Je suis bien placé pour le savoir.

     Mais il en existe une autre, celle de l’ascen-sion des réseaux mafieux dans les démo-

    craties », fait dire l’auteur au présidentLaunay.  Pour Dugain, les gouvernants,n’ayant plus de marge de manœuvre, selancent dans une fuite en avant afin desauvegarder leurs intérêts. « Nos représen-tants connaissent le passé, pour les pluscultivés, appréhendent mal le présent, etquant au futur, il dépasse leur entende-ment. Ils ne feront pas partie des décideursde demain et ils jouent la dernière repré-

    sentation théâtraledu quartier des con-

    damnés à mort. »Seuls, toujours

    seuls, affreusementseuls. Comme si lessentiments, pareilsà l’oxygène, se raré-fiaient en altitude.

    Tout est brutal dansUltime partie, et toutest feutré, aussi discret qu’un drone auprofil d’oiseau dans le ciel bleu d’Islandeoù s’est réfugié un ancien dirigeant syn-dical qui en savait trop. On n’y crie pas.On n’y pleure pas. On n’y supplie pas nonplus. En somme, on a le sang froid et lecynisme chevillé au corps. Qu’importe,un écrivain de talent est mille fois plusutile qu’un marchand d’optimisme.p

     SANS OUBLIER

    L’Eventreur mis à nu

    C’est l’histoire d’un ogre qui par-sème son chemin de Petits Poucetétripés et mutilés. C’est l’histoirede Joseph Vacher (1869-1898), ditle « Tueur de bergers », serial-killerrural qui commit, entre 1890 et1897, au fil d’une marche forcée dela Bretagne à l’Ardèche, au moins

    vingt crimes barbares. Cette fi-gure, cette geste criminelle, défini-tivement campées par Galabrudans le fi lm de Tavernier Le Juge etl’Assassin (1976), Régis Descottnous les rend urgentes et palpi-tantes par le recours aux seuls do-cuments d’époque, par l’assem-blage d’un grand puzzle juridico-journalistique, qu’émaillentquelques lettres hallucinantes deVacher lui-même. A l’issue de lalecture, c’est Vacher tout nu, avecson désespoir et sa roublardise,sa folie fauve et sa misère noire,qui nous regarde et nous redit :

    « Quand celame prend, il fautque je tue et

     j’éprouve un grandsoulagement. »Glaçant.pfran

    çois angelieraVacher l’Éventreur,de Régis Descott, Grasset,« Ceci n’est pas un fait

    divers », 274 p., 19 €.

    Tel père, quel fils ?

    Qui devient-on quand, abandonnédès l’enfance, on apprend que sonpère a participé à l’exterminationdes juifs aux côtés des Allemands ?

    Quand on découvre qu’il a été trans-féré dans la Waffen-SS après avoirappartenu à la Légion des volontai-res français ? A travers le Journald’un autre (sous-titre de ce Carré des

     Allemands), le fils trace un portraitcroisé de lui et de cet homme quilui ressemble, par bribes ou pans deconscience successifs. La fascinationde la mort, le poids de la faute han-tent le fils comme ils ont habité lepère. Une silhouette sur une vieillephoto, des témoignages difficile-ment recueillis, une fosse communedans un cimetière, près du « carrédes Allemands », ces indices dupassé dessinent un itinéraire brisé.Y répond le présent du fils, marquépar la solitude et un rapport à l’autreéminemment problématique. A tra-vers deux destins singuliers, Jacques

    Richard explore

    avec intelligencenos territoires obs-curs. pstéphanie desaint marca Le Carré des Allemands. Journal d’un autre, de

     Jacques Richard,  La Différence, 144 p., 17 €.

    Les pays de Durrell

    Intrépide voyageuse et lectrice sub-tile, Béatrice Commengé est une en-quêtrice minutieuse, qui cherche àdécouvrir sur le terrain le secret desœuvres qu’elle a aimées.« Jamais

     je ne me lasse de parcourir des pay-sages que d’autres vies ont traversésavant moi, laissant parfois la tracede quelques phrases, parfois rien.

     Peu importe. » Son « voyage à l’en-vers », sur les pas de Lawrence Dur-rell, est vertigineux. De l’Inde nataleà l’Angleterre abhorrée, de Corfou à

    Alexandrie, de la « maudite pampa »argentine à Chypre, elle retrace leparcours de l’écrivain cosmopolite :l’amitié avec Henry Miller, les ma-riages, l’élaboration d’une œuvrequ’il voulait « hors du temps ». L’éblouissante lumière méditerra-néenne, l’« alliance de formes, de

     pierres, de couleurs » et de parfumsont fait naître un chef-d’œuvre,

     Le Quatuor d’Alexandrie: ce belessai, infiniment sensible, révèlecomment les lieux habités parDurrell recomposent le tableaude sa vie.pmonique petillonaUne vie de paysages, de BéatriceCommengé, Verdier, 144 p., 14 €.

    Pierre Bergounioux poursuit sonjournal. Toujours aussi fascinant

    La forcede l’habitus

    bertrand leclair

    Fort de ses mille deux centspages, le quatrième vo-lume du Carnet de notesque Pierre Bergounioux

    tient depuis 1980 couvre les an-nées 2011 à 2015 et se clôt sur sa

    préparation à l’édition, provo-quant un étonnant télescopagedes temps de l’écriture et de la lec-ture. « Au courrier, les épreuves desannées 2011 et 2012 du Carnet denotes.  Je constate, à la relecture,combien 2011 a été assombrie »,lit-on à la date du mercredi 16 dé-cembre 2015. Neuf jours après, cetravailleur inlassable « attrape toutde suite les épreuves des trois der-nières années du Carnet », dont illui reste pourtant dix pages àécrire. Quelques semaines plustard,  le lecteur a déjà le livre enmain, se souvenant non seule-ment de ce qu’il faisait lui-même,ce 25 décembre qui est le dernier,mais aussi de l’actualité tragiquequi l’a précédé (ce qui, d’ailleurs, neva pas sans provoquer une attentedéçue à la date des attentats de no-vembre, à peine signalés – il est

    vrai que la mère de l’auteur vientde mourir).

    Les temps se rapprochent. Il n’y apourtant pas si longtemps que l’ondécouvrait le premier volume dece Carnet de notes, journal d’une

    l’extraordinaire. Bergounioux nevise pas à s’illustrer ou à se sauveren littérature, mais à noter ses ac-tes et ses gestes. Cela implique derendre toute leur importance auxhabitudes et, à travers elles, de res-

    tituer une manière d’habiter lemonde, affirmant dès lors une pré-sence, tout comme on peut éprou-ver l’empreinte de l’autre dans lavie commune et ses routines. LeCarnet se révèle ainsi une mise àl’épreuve quotidienne d’un soclede convictions marxistes : quoi demieux que l’habitus d’un individupour révéler les conditions d’exis-tence qui lui auront été faites ?

    Malgré les menus agacementsinhérents au genre (jugement àl’emporte-pièce sur un auteur, dé-nonciations épidermiques d’unejeunesse écervelée), la lecture du Carnet rend au verbe « habiter » età ses dérivés leur richesse inépui-sable – un livre aussi peut être ha-bité, ou non, et si l’habit ne fait pasle moine, le style dont nous paronsnos habitudes n’a d’autre enjeu

    que de contribuer à élargir l’expé-rience de vivre, pour qui n’est pas

    né dans l’aisance et la languesoyeuse des héritiers.

    Qui plus est, et du fait mêmeque l’auteur transcrive son carneten vue de la publication au fil deson écriture, ce phénomène

    s’opère désormais en cons-cience, dans une transpa-rence effective qui impli-que l’auteur, ses proches –et le lecteur, en miroir. D’oùle renversement auquel onassiste, ou comment le de-dans devient dehors. LeCarnet  a longtemps été ladoublure de l’œuvre en cours,une doublure destinée à rester in-visible, aussi nécessaire qu’elle aitpu être à la parution de La Mort de

     Brune  (Gallimard, 1996) ou dufoudroyant  B-17 G  (Flohic, 2001).Ces dernières années, alors quesont parus de courts traités, unrecueil d’entretiens et de nom-breux livres d’artistes, voilà quel’habit du styliste se révèle réver-sible. Il se pourrait, en tout cas,que son grand œuvre soit cette

    doublure tramée dans le temps,sa matière même. p

    carnetde notes.2011-2015,de Pierre

     Bergounioux,Verdier,

     1 216 p., 38€.EXTRAIT

    « Me 11.6.2014 Levé à sept heures. Le beau temps nous revient. Colette Olive téléphone en toutdébut de matinée et nous parlons un long moment. Comme la publication duCarnet va devenir quinquennale, j’expédierai le texte à Verdier, année après année, pour que le quatrième tome paraisse dès le printemps 2016, si je dure jusque-là. Le travail préparatoire ayant été fait, l’impression suivra de plus près. Après avoirraccroché, j’expédie à Colette, par courriel, les notes de 2011, 2012 et 2013. Elles sont parties lorsqu’un scrupule me vient. Et si j’avais laissé traîner des fautes ! Je relisles premiers mois de 2011, n’y trouve rien à reprendre, et c’est ainsi qu’il est midi. En début d’après-midi, avec Mam. Les marronniers commencent déjà à roussir,sous l’effet de la maladie qui les touche. Sur nos têtes, un beau ciel où sontaccrochés de blancs petits nuages d’été. »

    carnet de notes, pages 810- 811

    ultime partie.trilogie del’emprise, t. iii,de Marc Dugain,Gallimard, 262 p.,

     19,50 €.

    naissance à la littérature entaméquatre ans avant la publication dupremier livre de l’auteur (Cathe-rine,  Gallimard, 1984), mais paruen 2006 seulement. Depuis dixans, la publication régulière du Carnet nous aura donc fait parcou-rir trente-cinq années d’existence :le jeune homme qui se croyait sur-numéraire dans les hautes sphèresde la pensée pour avoir grandidans la Corrèze des années 1950 at-teint désormais cet âge de la re-

    traite où le monde semble compterplus de fantômes que de vivants. Lamort est d’autant plus présenteque l’accident cardiaque qui avaitbousculé le précédent volume faitpeser une menace permanente, aupoint qu’elle en devient fantasma-tique : confronté à une tension quis’affole régulièrement, l’auteur seprojette déjà mort, anticipe le dé-sarroi de ses proches, s’effraie desPV qu’il imagine s’accumulant surle pare-brise de sa voiture.

    La fascination du lecteur s’accen-tue quand apparaît avec une net-teté nouvelle l’adéquation parfaiteentre le geste d’écriture et les con-victions esthétiques qui le sous-tendent. Cette fascination n’est ja-mais réductible aux qualités duprosateur magistral qu’est Bergou-nioux, pas davantage à une méca-nique de pensée aux rouages im-

    pressionnants, huilée par d’inces-santes lectures. Elle provient avanttout d’une obstination à consignerles faits en s’en tenant au plus ma-tériel, à rebours d’une pratique dediariste valorisant l’illusion de

  • 8/18/2019 Monde Des Livres 15 Avril 2016

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    Critiques | Litt rature | 5

    Il était encore une fois en AmériqueLe romancier américain T. C. Boyle incarne la violence de son pays à travers trois personnages, marqués par l’aliénation et la culpabilité

    frédéric potet

    Il n’est pas fréquent de lireen exergue d’un ouvrage

    une citation qui résume ce-lui-ci aussi parfaitement :

    « L’ âme américaine est dure, soli-taire, stoïque : c ’est une tueuse. Elle n’a pas encore été délayée. »On pourrait quasiment arrêter làla lecture des Vrais Durs, le nou-veau roman de T. C. Boyle, tantcette phrase de D. H. Lawrence,tirée des Etudes sur la littératureclassique américaine,  annonceavec précision le propos de l’écri-vain californien âgé de 67 ans :plonger dans les racines de laviolence, érigée comme principefondateur des Etats-Unis. Fidèleà son savoir-faire mêlant action

    et sujets de société (l’écologie,l’immigration…), T. C. Boyle achoisi d’incarner cette thémati-que à travers trois personnagesqui représentent trois visagesdes aliénations de l’Amériqued’aujourd’hui.

    Le premier « vrai dur » s’appelleSten, il a 70 ans, est retraité de l’en-

    seignement et a combattu auVietnam dans sa jeunesse. Le ro-man s’ouvre avec le récit d’unvoyage d’agrément au Costa Ricaoù, confronté à l’attaque d’ungang armé, il sauve un groupe detouristes en étranglant mortelle-ment l’un des assaillants. De re-tour en Californie, l’ancien ma-rine est hissé au rang de héros, cequi ne va pas sans le perturber.« Du jour au lendemain, il était de-venu une célébrité, son histoire puisait dans quelque profond re-coin régressif de la psyché améri-caine (…) On le célébrait non pourune quelconque vertu mais pour

    un acte de violence qui le tourmen-tait chaque fois qu’il fermait les yeux. »

    Mais une autre culpabilité hantele retraité : a-t-il été un bon père

    avec son filsAdam,25 ans, dontles frasques

    répétées n’enfinissent pasde l’inquié-ter ? Un autre« dur » quecet Adam,ex-camé, ex-geek, ex-

    amateur de rap et de death metal , ex-rasta à dreadlocks ayant raséson crâne pour se donner un lookmilitaire. Quand il ne dort pasdans la maison de sa défuntegrand-mère, Adam vit dans lesbois environnants où il s’est cons-truit un « bunker ». Atteint de dé-mence paranoïaque, persuadé

    d’être la réincarnation de JohnColter, un célèbre trappeur quis’illustra au tournant du XIXe siè-cle, le jeune marginal voit des« hostiles » et des« aliens » partout.Un fusil d’assaut semi-automati-que de fabrication chinoise nequitte jamais son sac à dos.

    Repli sur soiLes vertiges de l’amour et du

    sexe l’arracheront-ils au destinde serial killer auquel T. C. Boylesemble le destiner chapitre aprèschapitre ? C’est là qu’intervient letroisième personnage : Sara, unefemme divorcée sans enfant, dequinze ans plus âgée, vivantseule avec son chien et ayant enhaine tout ce qui représentel’Etat fédéral : ses lois, ses flics,son administration… Anarcho-li-bertaire sans le savoir, Sara a misle grappin sur Adam. Ces deux-làse neutralisent, mais pour com-bien de temps ?

    Adoptant le point de vue de cha-cun de ses personnages à tour derôle, T. C. Boyle pénètre au plusprofond de leurs angoisses et deleurs contradictions. Tous souf-frent de la même incapacité àcomprendre l’autre et à maîtriserleurs propres instincts. Sten lepremier, lorsque, hésitant à pour-

    chasser en voiture des Mexicainsqu’il soupçonne de trafic de dro-gue, il se décide à y aller :  « Onétait en Amérique, sur son terrain,c’est là qu’il était né et avait grandi, pas un trou du cul du monde dansla jungle Dieu sait où. »

    Tenu en haleine par des scènesd’action d’anthologie (notam-ment la course-poursuite d’In-diens Pieds-Noirs assoiffés desang aux basques de John Colterau cours d’une évocation de la viemouvementée du trappeur), le lec-teur voit se dessiner le portraitd’une Amérique tentée par l’auto-défense individuelle et le repli sur

    soi. Une Amérique sûre de sonfait, qui n’est pas sans rappelercelle dont Donald Trump flatte lespulsions dans sa campagne pourles primaires républicaines. Et queT. C. Boyle parvient à capter, engrand écrivain du réel qu’il est.ples vrais durs

    (The HarderThey Come),

    T. C. Boyle,traduitde l’anglais(Etats-Unis)

     par BernardTurle, Grasset,

     448 p., 22€.

    SANS OUBLIER

    Grandes puissances

    Ce n’est pas Dieu qui régit le monde,ni le diable, mais les services secretsrusses et américains. Pourtant,les uns et les autres empruntent

    parfois la voix du Seigneur ou cellede Satan, et la font résonner dans latête des dirigeants des deux super-puissances grâce à des émetteursdissimulés dans des implants den-taires… Dans Dieux et mécanismes,Viktor Pelevine entend montrercomment les Américains ont or-chestré la chute de l’URSS ; et lesRusses, dicté la désastreuse politi-que du président Bush, l’invasion del’Irak, etc. A force d’infiltration réci-proque, les agents doubles, triples,quadruples, ne savent plus quelmaître ils servent. Fasciné par lebouddhisme, Pelevine ne voit dansle réel qu’une suite d’apparencestrompeuses. Pourtant, malgré lebrio stylistique du romancier russe,les fantasmes complotistes, mani-chéens et paranoïaques restentici d’une gratuité peu convain-

    cante.p elena balzamo

    a Dieux et mécanismes (Bogi imehanizmy), de Viktor Pelevine, traduit

    du russe par Galia Ackerman et Pierre

     Lorrain, Alma, 322 p., 19€.

    Des nouvelles du Caire

    Les éditions Sindbad/Actes Sudpoursuivent la publication del’œuvre tentaculaire de l’écrivainégyptien Naguib Mahfouz (1911-

    2006), Prix Nobel de littérature1988. La Chambre n° 12 et autresnouvelles a le goût du fabuleux dé-sordre du Caire, l’humour de seshabitants – qui confine souvent àl’absurde – et l’autodérision jubila-toire de l’auteur. On y retrouve lapuissance romanesque des por-traits de ces Egyptiens, hommeset femmes, maîtres et serviteurs,humbles ou orgueilleux, dont Ma-hfouz brosse le destin en quelquestraits lapidaires, avec le réalismesans concession qui a fait sagloire. « Il n’y a pas de héros dansmes livres, seulement des person-nages », disait-il.Les lecteurs de Mahfouz s’immer-geront aussi dans l’exploration dela folie et dans la veine surréalistequ’il aimait tant. Ces nouvellessont en quelque sorte des pages ar-

    rachées à son œuvre. Une œuvre àl’énergie inouïe, d’une humanitégénéreuse, désespérante, parfois

    cruelle, à l’instar de laville qui en est le ter-reau.peglal errera

    a La Chambre n° 12 et 

    autres nouvelles,

    de Naguib Mahfouz,

    traduit de l’arabe

    (Egypte) par Martine

     Houssay, Sindbad/Actes

    Sud, 216 p., 21 €.

    Stella mène une vie réglée. Un jour, un homme cherche à la rencontrer. De cettetrame un peu convenue, la romancière allemande Judith Hermann tire le meilleur

    Quand l’inconnu frappe à la porte

    pierre deshusses

    Au commencement était lapeur. Stella a peur. Elle a be-soin d’une main qui la rassure.Elle demande à un inconnu,

    assis à côté d’elle dans l’avion, si elle peutprendre sa main. «C’est ainsi – Stella et  Jason se rencontrent dans un avion. » Plu-sieurs années passent. Stella et Jason ha-bitent ensemble avec leur fille Ava dansun lotissement où s’alignent des mai-sons presque toutes identiques, avec unjardin entouré d’une haie ou d’une clô-

    ture. On pourrait être en Allemagne, enFrance ou aux Etats-Unis.Après plusieurs volumes de nouvelles,

    Judith Hermann s’est lancée pour la pre-mière fois dans l’écriture d’un roman : « Ce n’est pas l’auteur qui décide de la lon- gueur d’un texte, mais l’histoire »,dit-elleau « Monde des livres ».  Au début del’amour  est une réussite : virtuosité desdemi-teintes et phrases qui éblouissentcomme un éclat de soleil renvoyé parune fenêtre claquée par le vent.

    Stella, infirmière, est employée par uncentre social qui la charge de s’occuper àdomicile de personnes âgées, irritantesou attachantes, certaines ayant perdu lesens du temps, d’autres se rappelant cha-que instant de leur vie. Jason, lui, travaillesur des chantiers. Il est souvent absent.Cela ne gêne pas outre mesure Stella. Unjour où son mari n’est pas là, un hommesonne au portail du jardin : « Vous ne meconnaissez pas. Je vous connais de vue et

     j’aimerais bien m’entretenir avec vous. Sivous avez le temps »,  dit-il àl’interphone.

    Un inconnu qui veut entrerdans la vie d’une femme ap-paremment seule : beaucoupn’auraient pas résisté à la ten-tation d’une intrigue structu-rée par les phases de la séduc-tion, scandée par les interdits,les transgressions, les jouis-sances et les folies. JudithHermann donne d’embléeune tout autre couleur à sonrécit. « Je n’ai pas le temps. Pas possible. Vous comprenez ceque je dis ? Nous ne pouvons

     pas nous entretenir, je n’ai absolument  pas le temps, vraiment pas »,  répondStella à l’interphone.

    La force de ce roman, c’est aussi de nepas introduire par cette dénégation un

    simple retardement dans la narrationpour mieux faire ensuite jaillir la pas-sion. L’héroïne va s’en tenir à cette lignede conduite, qui va réserver bien plus desurprises qu’une histoire d’adultère.

    Stella n’est ni l’Emma Bovary deFlaubert, ni l’Effi Briest de Theodor Fon-tane ; les temps ont changé et l’aventureest plus dans la sincérité que dans lemensonge.

    Entre réel et fantasmesAu fil des jours l’homme revient, tou-

    jours avec la même demande, inquié-tante. Et Stella fait toujours la même ré-ponse : elle ne veut pas. Loin d’abandon-ner, l’homme commence alors à dépo-ser dans sa boîte aux lettres des petitsmots, des photos, des bouts de ficelle,une clef USB, des CD, jusqu’au jour où ilinscrit son nom sur la boîte aux lettresde Stella et Jason, auquel sa femme a de-puis longtemps tout révélé ; alors, ce quiunit le couple semble moins relever de lacomplicité que de la distance.

    Restreindre cette histoire à un pro-blème de harcèlement reviendrait à ré-duire la lumière d’une étoile à un phé-nomène de combustion. « Je n’ai pasouvert la porte, j’ai reculé, j’ai eu peur. Dequoi ? », dira plus tard Stella à Clara, sameilleure amie. Peur de quoi ? De la li-berté que dégage cet inconnu ? De sonpropre enfermement dans une vie bienréglée, où l’ennui a sa place attitrée ?

    Comment tout cela a-t-il commencé ? Etpourquoi ?Un jour, Stella rencontre l’inconnu

    dans un supermarché. Il est là, tout pro-che. Leurs regards se croisent. Cette

    scène est la clef du roman, lieu de méta-morphose des peurs qui entraventl’amour, à la frontière entre réel et fan-tasmes où se logent toutes les formesd’amour.

    Bien des années plus tard, alors queStella, Jason et Ava ont déménagé, «ellese rappelle ces années dans le lotisse-

    ment. (…) Elle n’éprouve aucune nostalgie.Ce qui signifie qu’elle pourrait s’en aller denouveau. Le changement n’est pas unetrahison. Et si c’en est une, alors elle n’est  pas punie. » Il n’est pas de définition plusnuancée de la liberté sur le chemin de lafidélité à soi-même. p

    au débutde l’amour(Aller Liebe

     Anfang),de JudithHermann,traduitde l’allemand

     par Dominique Autrand, Albin Michel,« Grandestraductions »,

     224 p., 18 €.

    EXTRAIT

    « L’homme au coin se roule à présent une cigarette. Tiens,voilà une chose qu’il a sur lui – du tabac. Il a du tabac etdes petites feuilles de papier, qu’il sort de la poche de sa veste. Il roule lentement, avec soin, mais peut-être aussi maladresse, peut-être aussi qu’il tremble, impossible à voir, en tout casStella, elle, tremble un peu. Il allume sa cigarette avec unbriquet et fume. Cela dure un moment. Stella le regarde fumer. Entre eux le temps s’étire. Elle pense, je devrais détournerles yeux, mais elle est incapable de détourner les yeux. Elleregarde, elle observe, comment il respire. Balance la cigarettesur le trottoir, enfonce les mains dans les poches de son

     pantalon, s’en va, descend le chemin forestier en direction de larue principale. Jusqu’à ce qu’il ait disparu : plus tard, elle pensera, c’était déjà trop. »

    au début de l’amour, page 26

    CAROLINE CUTAIA/HANS LUCAS

  • 8/18/2019 Monde Des Livres 15 Avril 2016

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    6 | Histoire d un  livre Vendredi 15 avril 20160123

    L’ÉLECTROPHONEbeugle Rain andTears, le tube des

    Aphrodite’s Child.Dans son petit ap-partement de l’ave-nue Louise à Bruxel-les, Mathilde écoute

    Demis Roussos en suçotant des pas-tilles Vichy. C’est une fan. Nous som-mes en 1970 et c’est maintenant unevieille dame. Une vieille dame indi-gne, car on ne se refait pas. Dans labien-pensante capitale belge du débutdu XXe siècle, elle avait mené la viefaste et fort peu convenable d’une de-mi-mondaine que ses amants richis-simes couvraient de cadeaux. Puiselle s’était rangée, en quelque sorte,devenant la maîtresse exclusive d’un

    De mère en filleAfin de poursuivre sa chronique familiale tragique, l’auteure belgeIsabelle Spaak a enquêté en journaliste et écrit « Une allure folle » en romancière

    bel Italien (cousu d’or, bien sûr). IsabelleSpaak est partie à la recherche du des-tin tapageur de sa grand-mère et du

    couple fusionnel et tourmenté qu’elleformait avec sa fille, Annie, fruit de sesamours avec son adorateur transalpin.

    Lourd secretOn mène grand train. Elégantes de-

    meures, automobiles de luxe, croisiè-res, palaces. Et, pour Annie, éducationraffinée, car Armando Farina veut lemeilleur pour sa fille. Seule ombre autableau, qui ne cessera de s’étendre, sanaissance illégitime. Un lourd secretcaché dans la désinvolture des jours etqui empoisonnera toute l’existenced’Annie. En attendant de lointains dé-nouements dont on sait qu’ils seronttragiques, chacun joue son rôle. Dans le

    théâtre de son histoire familiale,Isabelle Spaak s’implique aussi. C’estson regard qui emporte cette aventure

    de femmes, de courage, d’élégance.Avec Mathilde, qui tient la dragée hauteà toute une bonne société bruxelloisequi la jalouse et la déteste. Avec Annie,qui ne fait ni une ni deux pour précipi-ter sa jeunesse dans la Résistance. Avecleur façon à toutes deux de faire deschoix. D’être libres et décidées. DansUne allure folle, on passe du cocasseau douloureux, de la désinvoltureà l’inquiétude. Le livre est touchantà l’extrême. Petit roman des origines,fidèle, sincère et inventé.p  x. h.

    L’aventure de femmes libres et décidées

    une allure folle,

    d’Isabelle Spaak, Les Equateurs, 220 p., 17 €.

    xavier houssin

    Q uand on a touché le

     fond, on peut toujourscreuser. » L’ironie désa-busée de ce proverbe(polonais, paraît-il) cor-

    respond bien à Isabelle Spaak. Et àson travail d’écriture. A cette ma-nière de fouiller dans les souve-nirs, toujours plus profond. De re-muer une histoire familiale dontelle ne se serait peut-être jamaispréoccupée si, un samedi dejuillet 1981, sa jeunesse n’avait été

    fracassée. Ce matin-là, à Bruxelles,sa mère, dévorée de jalousie, abat-tait son père d’un coup de fusil dechasse, avant de se donner la morten s’électrocutant dans la bai-gnoire avec un fer à repasser. Lefait divers, tragique, avait d’autantplus bouleversé la Belgique que lavictime, Fernand Spaak, diplo-mate, était le chef de cabinet deGaston Thorn, le président de laCommission européenne, et lefils de Paul-Henri Spaak, grandhomme d’Etat belge, considérécomme un des pères de l’Europe.Isabelle avait 20 ans.

    « Quel étrange fardeau que de porter les actes de sa mère », écrira-t-elle vingt ans plus tard, juste-ment, dans un premier livre au ti-tre un rien insolent Ça ne se fait pas (Les Equateurs, 2004). Elle yreprenait les événements de ce

    lointain été, partait à rebrousse-temps, s’arrêtait sur un moment,un sentiment. Le passé s’invitaitau présent. Et ces allers-retours,insensiblement, emportaient sonrécit vers le roman vrai. Peut-être

    déjà parce que la réalité de sonaventure personnelle ressemblaità une folle fiction, mais aussi que

    le temps lui offrait enfin un peude mise à distance et la laissait li-bre d’une certaine invention.Deux ans après, elle publiait  Pasdu tout mon genre (Les Equateurs,2006), où elle déroulait la comé-die douce-amère de ses amours,mêlée à ses émotions et à ses dé-couvertes retrouvées d’enfant.Broderie secrète. Lèvres cousues.

    « Je ne pensais pas y retourner, dit-elle. Tout cela était clos pour moi. Jem’étais entièrement consacrée àmon métier de journaliste. J’avaisbouclé un livre-enquête sur les pri-

    maires socialistes de 2011 [Militants,Stock]. Je ne voulais plus écrire. J’avais

    très mal vécu ces parutions, entendudes choses terribles de la part de gensqui m’étaient proches. Je n’avais pascompris, parce que, pour moi, ces li-vres s’inscrivaient dans une démar-che d’apaisement et, surtout, je consi-dérais qu’il s’agissait de romans avecdes personnages. »

    Elle revient pourtant aujourd’huià cette « biofiction » construite enassociations, en réminiscences.Nouveau chapitre de sa chroniquefamiliale enchevêtrée, Une allure folle s’attache à la personnalité de sagrand-mère maternelle, Mathilde.Une « cocotte », comme on disait àl’époque, qui, après avoir collec-tionné les amants fortunés, avait at-taché son destin à un millionnaireitalien, Armando Farina. Avec lui,elle avait eu une fille, Annie, qu’elleallait élever dans le luxe, mais égale-

    ment dans la solitude et le silence deses origines, car Armando était ma-rié. Se raconte ainsi l’enfance parti-culière et la jeunesse de la mèred’Isabelle Spaak, pauvre petite filleriche, que la mauvaise réputation vaéclabousser à l’adolescence.

    « Ce dernier livre a été porté par une urgence absolue. La grandemaison à la campagne où se trou-vaient presque tous les souvenirsde Mathilde et d’Armando, et ceuxde ma mère, allait être mise envente. Je ne pouvais pas laisser dis- paraître cela. » La journaliste met

    alors au jour toute une massed’archives. Elle épluche les lettres,scrute les photos, ouvre les agen-

    das, découvre intacts, sous le pa-pier de soie, le col en renard ar-genté de Mathilde, ses tenues bro-dées de strass et de sequins. Lalayette d’Annie, ses habits d’éco-lière. Dans une hâte et une émo-tion fébriles, elle progresse dansla friche des années. « J’ai retrouvéles lieux, le décor de leur histoire. »  Une affaire de susception. Un pa-tient travail d’investigation. Menépas à pas. Les pas dans les pas.

    « J’ai besoin d’enquêter. Cela cor-respond à ma façon d’écrire. Maisl’enquête romanesque est faussée.

     Je m’efforce au fur et à mesure dereconstituer un puzzle, sachantque je me fais quand même une

    idée de ce à quoi je voudrais qu’ilressemble. Est-ce que, finalement, je ne trouve pas ce que j’ai envie detrouver ? » Sauf que la réalité quel-quefois bouscule l’édifice narratif.Comme ce courrier reçu d’Israëlqui annonce que sa mère va êtrehonorée à titre posthume du titrede Juste pour avoir caché des en-fants juifs pendant l’Occupation.« Qu’avait fait maman précisé-ment ? Je savais qu’elle s’était enga- gée dans la Résistance. Mais c’était très vague, nous n’en avions ja-mais parlé. »

    Dans Une allure folle, chaquefait énoncé est véritable, lesnoms le sont aussi, pourtant lesprotagonistes et leur destin s’éva-dent de la seule exactitude. «  Jedois cette approche à Pierre Mer-tens. Il m’a montré que l’on peutécrire un roman avec des person-

    nages réels en les appelant parleur nom. Ses livres où tout était vrai étaient bien plus des romans pour moi que les autres. Moi qui,enfant, me réfugiais dans la lec-ture et qui croyais que la fictionétait la vie, j’ai réalisé que c’était lavie qui était de la fiction. »

    Compte-t-elle continuer à creu-ser ? « Je fouille dans le passé, mais j’aime mon présent. Mes enfants,ma petite-fille. Tous ces personna- ges romanesques de ma famillesont morts. Je leur ai rendu peut-être de la dignité. De la légèreté, dela fantaisie aussi. Après… heureuse-ment qu’il ne reste plus rien. » p

    Dans ce nouveau roman,chaque fait énoncéest véritable, les nomsle sont aussi, pourtantles protagonisteset leur destin s’évadentde la seule exactitude

    EXTRAIT« Maman a seize ans. Elle est trop futile, trop libre. Elle ne devrait pasaccepter d’aller boire un verre avec n’importe qui, surtout avecun Monsieur de deux fois son âge. Maman boit du vin rouge et ducognac. Elle est pompette, dévore un demi-homard en tête à tête avecl’animal dans la cuisine carrelée de blanc. Maman a repris ses gammes. Elle annote de ses petits doigts agiles un poème de Verlaine misen musique par Debussy. Maman échoue à ses examens. Elle prometde s’inscrire en philo, bûche Platon et Aristote. Elle révise son allemandavec un professeur qui met tant de rouge à lèvres qu’elle ressembleà un polichinelle. Elle parle couramment l’anglais et l’italien, fréquentedes dandies, danse et rit. Maman aime le foin dans ses cheveuxet l’odeur de la pluie sur son manteau de fourrure. »

    une allure folle, page 117

     Isabelle Spaak. ÉRIC DESSONS/ « JDD »/SIPA

     SANS OUBLIER

    Un grand bol d’air

    « Les mots appartiennent à l’ hommequi marche », écrit René Frégni,flâneur invétéré arpentant les alen-tours de Manosque sur les tracesestompées de Giono. Ce récit traméd’anecdotes est porté par le formida-ble bol d’air qui l’ouvre : le tribunal arelaxé Frégni après « dix ans de harcè-lement, d’humiliations, d’interrogatoi-res, de perquisitions »,à la suite d’une

    affaire de blanchiment à laquelleil était malencontreusement mêléet qu’il a racontée dans Tu tomberasavec la nuit  (Gallimard, 2008).L’auteur goûte la vie à pleines phra-ses, avançant d’un bon pas, jonglantavec les souvenirs à écrire, sans dédai-gner les plaisirs éphémères : les silen-ces d’une femme aimée, les odeurs del’automne… On le suit sans effort, etl’on respire, au rythme de rencontrespleines d’empathie avec des margi-naux de tout poil ; on lira ainsi unbeau portrait de Joël Gattefossé, le

    créateur de la mythi-que librairie de Banon,Le Bleuet : un hommevolant de ses propresrêves qu’ont terrasséles créanciers. pbertrand leclair

    a Je me souviens

    de tous vos r êves,de René Frégni, Gallimard,

    150 p., 14 .

    Crime sans châtiment

    En 2017 paraîtra le deuxième opusde la grande saga du XXe sièclecommencée par Pierre Lemaitre avec Au revoir là-haut, prix Goncourt 2013.

    Peut-être pour faire patienter sesadmirateurs – ce roman, bientôtadapté au cinéma, s’est, en effet,vendu à 600 000 exemplaires –,l’écrivain publie Trois jours et une vie,une manière de thriller dans unvillage de campagne. L’histoired’Antoine, 12 ans, qui tue d’un violentcoup de bâton son ami et voisin âgéde 6 ans et enterre son corps en forêt.Un coup de sang aux effets dévasta-teurs produisant chez son auteur desremords tenaces. Le crime demeureraimpuni et la disparition du garçon-net, inexpliquée. Disons-le, au-delàde la chronique réussie d’une com-munauté, ce roman déçoit quelquepeu par son classicisme et son style,un brin grandiloquent. Celui-ci souli-

    gne les émotions, àgrand renfort d’épi-thètes, plutôt que de

    s’employer à les faireressentir. Pas déplai-sant, pas capital nonplus. pmacha séryaTrois jours

    et une vie, de Pierre

     Lemaitre, Albin Michel,

    284 p., 19,80 .

    Dossier rouge

    Plus de vingt-cinq ans après La Chan-teuse russe (1988, Gaïa, 1999), Leif Davidsen revient à ses amourssoviétiques. Ce pseudo-thriller se dé-roule moitié dans le présent, moitiédans les années 1970, en pleine tor-peur brejnévienne. Le héros, M. Mé-téo de la télévision danoise, devenuenquêteur malgré lui, cherche à élu-cider le meurtre de son frère, prochedu patriarche russe, ainsi que la mortde celui-ci à Moscou. On assiste à lalente progression de l’enquête et sur-tout on découvre que, malgré la rup-ture constituée par la désagrégation

    de l’URSS, les vraies causes de la si-tuation actuelle se trouvent dans unpassé plus lointain, et que les ancien-nes forces sont toujours à l’œuvre…Une peinture sans complaisancedes ceux qui se déchirent pour se ré-

    partir le « gâteau-Rus-sie », des deux côtésde l’ancien rideaude fer. p elenabalzamoa La Mort accidentelle

    du patriarche (Patriarkens

    hændelige død), de Leif 

     Davidsen, traduit du danois

     par Monique Christiansen,

    Gaïa, 508 p., 24 .

  • 8/18/2019 Monde Des Livres 15 Avril 2016

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    Critiques | Essais | 7

     SANS OUBLIER

    Précis d’humanisme

    « Se désenvoûter du savoir, se désen-voûter du besoin et se présenter nu :c’est également cela que nous ensei-

     gne la philosophie. » Pareille volontéde réfléchir sans artifice présideà ce livre bref et dépouillé, dont

    l’apparente simplicité ne doit pasmasquer l’acuité. Valérie Charollesplaide pour une prise en compte re-nouvelée des passions, dans la pen-sée comme dans l’éthique, en dis-tinguant passions désormais libé-rées (amour, sexualité), récemmentapparues (consommation, parexemple), en mutation (tel l’hon-neur). Elle confronte ces affects auxacquis récents, souvent mal com-pris, des sciences cognitives et s’op-pose à leur « réductionnisme ». Leparcours débouche sur cinq « règles

     pour la direction de la vie », qui im-pliquent un « désenchantementdu politique » et l’élaboration d’un« nouvel humanisme ». Souvent bienvu et finement formulé, ce mani-

    feste pâtit de la dis-parité entre l’am-pleur de son propos

    et la concision deses analyses.proger-pol droit

    a Les Qualités

    de l’homme.

     Manifeste, de Valérie

    Charolles,   Fayard,

     160 p., 15 €.

    Un « pacifiste actif »

    Parce qu’il ne porte pas uneauréole de « radicalité », NorbertoBobbio (1910-2004) est moinsconnu en France que d’autres

    philosophes italiens, tel GiorgioAgamben. Il s’agit pourtant d’undes intellectuels européens ma-jeurs du XXesiècle. Venu de l’anti-fascisme, protagoniste d’une gau-che non communiste, Bobbio a ac-cordé dans son œuvre protéiformeune place centrale aux relationsinternationales. Comme le montrecette excellente étude, son apporty reste éclairant, même s’il s’inscritdans le contexte de la guerrefroide. Marqué par les carnagesde deux guerres mondiales etl’avènement de l’âge atomique,il considère que la philosophiedes relations internationales està repenser face au risque d’uneautodestruction de l’humanité.Aussi refuse-t-il la théorie dite« réaliste » de l’équilibre de la ter-reur. Partisan d’un « pacifisme ac-

    tif », il prône une sortie de l’étatde nature entre Etats-nations, parla construction d’un « super-Etat »fédéral mondial. Ce projet supposeune philosophie de l’histoire, ins-pirée de Kant, fondée sur les pro-grès de la liberté, de l’égalité et desdroits de l’homme. p serge audiera Norberto Bobbio et la question

    internationale,  par Jean-Baptiste

     Le Bohec,  Presses universitaires de Rennes,

     402 p., 22 €.

    Au cœur du Moyen Age, l’Eglise invente une nouvelle formede souveraineté, fondée sur l’emprise spatiale des fidles.Elle inspirera durablement les Etats monarchiques

    La charte et le territoire

    étienne anheim

    Si les récents débats à pro-pos de la dénominationdes nouvelles régionsfrançaises ont bien mis en

    valeur le caractère arbitraire de laloi de 2015, il faut mesurer la pro-fondeur de la mutation spatialedont elle participe, même avecmaladresse. Le fameux « mille-feuille administratif français »,souvent dénoncé, est le résultatnon seulement d’une géographiehistorique, mais aussi d’une his-toricité de la perception et despratiques de l’espace. Cette ques-

    tion, longtemps restée un anglemort de la recherche des histo-riens, est justement mise au cen-tre du nouveau livre du médié-viste Florian Mazel. Il montre à lafois comment le rapport des so-ciétés médiévales à l’espace dif-fère profondément du nôtre etcomment ce dernier en est toutde même le fruit paradoxal.

    Consacré à la figure de l’évêqueet à son territoire, le diocèse, ils’inscrit dans une chronologielongue, du Ve au XIIIe siècle.L’échelle d’analyse varie,l’ouvrage tentant de saisir l’évo-lution globale de l’Europe occi-dentale tout en étudiant plusprécisément deux ensembles ré-gionaux, la Provence et la régionde l’Anjou et du Maine. Il débuteavec la conversion au christia-nisme du monde romain, lors-

    que les évêques prennent enmain le réseau urbain issu de laromanité. La civitas  devient lelieu d’exercice du pouvoir épis-copal, ce qui a créé un malen-tendu historiographique de lon-gue durée, laissant penser quel’Eglise se substituait à la puis-sance publique antique et repre-nait à son compte l’administra-tion territoriale organisée autourdes cités. Florian Mazel montrequ’il n’en est rien.

    Un nouveau rapport de la so-ciété à l’espace se construit surles décombres de l’Empire ro-main, alors que l’Eglise aban-donne le cadre fiscal propre à l’es-pace antique. Entre le Ve et leXe siècle, le pouvoir de l’évêquene s’exerce pas sur un « terri-toire » continu, homogène et dé-

    limité, mais sur un assemblagede lieux, de personnes et de reli-ques. Puis, au tournant des XI e etXIIe siècles, avec la réforme dite« grégorienne », l’Eglise, qui com-mence à se penser comme uneadministration centralisée, setransforme profondément. Elle

    donne alors naissance à une or-

    ganisation spatiale en des cir-conscriptions territoriales em-boîtées les unes dans les autres.Le diocèse, comme la paroisse,qui étaient d’abord des commu-nautés, deviennent des territoi-res au sens moderne, c’est-à-dire

    des espaces sur lesquels se pro-jette une institution, selon la dé-finition de Max Weber.

    Ce façonnage, dont FlorianMazel reconstitue le processusavec une netteté admirable, est unphénomène majeur dans l’his-toire de l’Europe au Moyen Age.

    L’essor du pouvoir juridictionnel

    de l’Eglise, le développement despratiques de délimitation et desubdivision du territoire, l’usaged’écritures administratives et lanaissance d’une mémoire localequi s’invente une emprise spatialecontribuent à la genèse de cetteinstitution imaginaire qu’est lediocèse. La fiscalité – en particulierla dîme – et la justice constituentdes leviers puissants de l’action ec-clésiale, qui préfigure celle desEtats monarchiques et seigneu-riaux de la fin du Moyen Age enmodelant les communautés àl’échelle locale.

    Le diocèse se révèle être ainsi,comme le cimetière et l’église, ré-cemment étudiés par MichelLauwers et Dominique Iogna-Prat, l’un des lieux de l’écritured’une nouvelle histoire de

    l’Eglise médiévale qui n’a plusrien de « religieux », au sens quele terme a pris depuis leXVIIIe siècle, mais concerne l’en-semble de l’ordre social. Parve-nue à maturité, cette historiogra-phie propose désormais une re-lecture globale du Moyen Age par

    une nouvelle périodisation, dont

    la ligne de partage est l’événe-ment central de la réforme gré-gorienne.

    Elle pose aussi de nouvellesquestions, comme celle de laplace des laïcs et de leurs institu-tions territorialesdans ce récit. Elle of-fre, enfin, une pers-pective de longuedurée sur les rap-ports entre espace etsociété. Les formesétatiques  de l’Europemoderne reposentsur l’articulation en-tre une commu-nauté et un terri-toire. Ce qui nous paraîtaujourd’hui naturel se révèle enréalité une construction, née enpartie de ces diocèses médiévaux

    et, plus largement, de l’espace ec-clésial. Se dévoile ainsi la généa-logie de nos passions contempo-raines pour les frontières et lesidentités, qu’il s’agisse de ré-forme territoriale ou d’unioneuropéenne : c’est une belle leçond’histoire et de géographie. p

    l’évêqueet le territoire.l’inventionmédiévalede l’espace(ve-xiiie siècle),de Florian Mazel,Seuil, « L’univershistorique »,

     544 p., 27 €.

    Les historiens aux trousses de la policeUn ouvrage collectiféclaire l’histoire, la sociologie, la formation et les méthodes des forces de l’ordre depuis la Révolution

    pierre karila-cohen

    Bien avant que les Français semettent à embrasser des poli-ciers dans la rue dans l’émotionconsécutive aux attentats de

    janvier 2015, les historiens ont saisi lesforces de l’ordre comme objet d’étude aupoint qu’il s’agit actuellement de l’undes champs historiographiques les plusdynamiques en France et même en Eu-rope. On revient pourtant de loin : jus-qu’à la fin des années 1990, à l’exceptionde rares études pionnières comme cel-les de Jean-Marc Berlière, la police et lagendarmerie suscitaient au mieux l’in-différence et constituaient bien souventaux yeux des universitaires des objets

    « sales » associés à l’idée d’une répres-sion sans visage et d’une éternelle vio-lence d’État.

    Depuis, les études d’histoire sociale etculturelle des forces de l’ordre se sontmultipliées, produisant à propos d’un

    temps long qui démarre au minimum auXVIIIe siècle de très nombreuses connais-sances sur la sociologie des profession-nel (le)s de police, leurs pratiques, leursrelations aux populations et leurs repré-sentations, aussi bien en Europequ’ailleurs dans le monde et notammentdans les colonies, une des sous-branchesles plus en vogue actuellement de cetteféconde historiographie. L’ouvrage quedirigent Jean-Noël Luc et Arnaud-Domi-nique Houte sur les gendarmeries dansle monde de la Révolution à nos joursconstitue l’une des illustrations de cetournant policier de l’historiographiefrançaise, si l’on peut dire. Il se place sur-tout dans la continuité de deux autres

    ouvrages, parus aux Presses de l’univer-sité Paris-Sorbonne en 2002 (Gendarme-rie, Etat et société au XIX e  siècle)  et en2009 (Soldats de la loi. La Gendarmerie au

     XX e siècle), sous la direction du seul Jean-Noël Luc, infatigable maître d’œuvre de-

    puis une quinzaine d’années des premiè-res études véritablement scientifiquessur l’histoire de la gendarmerie.

    Un métier plurielDans le monde très divers des polices,

    où se côtoient depuis plus de trois sièclesamateurs et professionnels, hauts fonc-tionnaires et petites mains, la gendarme-rie, force de statut militaire mais aux mis-sions essentiellement civiles en temps depaix, occupe une place originale. Voicique l’on doit en outre désormais évoquerles gendarmeries au pluriel, puisqu’ellessont présentes dans une centaine depays : cet o uvrage collectif, encore unefois pionnier, nous transporte du Mexi-

    que à la Syrie, du Cameroun au Brésil, del’Iran à la Belgique, et bien d’autres paysencore, en couvrant un large spectrechronologique, énoncé dans le titre, de lafin du XVIIIe siècle à nos jours. A traversces études, il est essentiellement question

    de la construction des Etats-nations, aussibien en Europe au XIXesiècle que dans lesjeunes nations décolonisées de la se-conde moitié du XXe siècle qui récupèrentl’une des structures de l’ordre du coloni-sateur. Il est largement question de circu-lations internationales de « modèles » degendarmerie, dans laquelle la France jouedepuis deux siècles un rôle central, mêmesi, scène improbable, ce sont des instruc-teurs danois qui formèrent les premiersgendarmes du Siam (l’actuelle Thaïlande),à la fin du XIXe siècle.

    Mais on croise aussi des déserteurs, desbraconniers et des voleurs, et l’on voit lagendarmerie tantôt épouser l’ordre dé-mocratique, tantôt devenir la milice pré-

    torienne de grands propriétaires terriensévinçant les paysans les plus pauvres.Pluriel dans chaque cadre national, le mé-tier de gendarme qu’Arnaud-DominiqueHoute avait étudié dans le cas de la Francedu XIXesiècle apparaît également bien di-

    vers à l’échelle internationale. Les gendar-mes qui vous surveillent au bord des rou-tes ont une histoire, assurément, et cetouvrage peut déjà être rangé parmi lesétudes de référence sur le sujet. p

    les gendarmeries dans le mondede la révolution françaiseà nos jours,dirigé par Arnaud-Dominique Houteet Jean-Noël Luc,

     Presses de l’université Paris-Sorbonne, 414 p., 28 €.

    Signalons aussi la parution en pochede La Police des mœurs, de Jean-Marc

     Berlière, Perrin, « Tempus », 288 p., 8,50 €.

    Cette histoiredes diocsesmédiévauxdévoilela généalogiede nos passionscontemporainespour les frontireset les identités

     La table

    de Peutinger

    (XIII e siècle).

    DEA/R. BAZZANO/DE

    AGOSTINI/GETTY IMAGES

  • 8/18/2019 Monde Des Livres 15 Avril 2016

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    8 | Chroniques Vendredi 15 avril 20160123

    Oncle Picsou rencontre Sénèque

    L’ARGENT est bienplus que la mon-naie. Celle-ci mo-bilise les écono-mistes, analysantses fluctuations,

    son statut, ses ajustements techni-ques. L’argent, au contraire, con-cerne tout le monde, engage unemultitude de registres. Chacunl’aime, le déteste, ou prétend le dé-tester. Chacun, surtout, le juge, rai-sonne et déraisonne à son sujet.C’est donc une notion superbe-ment hybride, à la fois omnipré-sente et opaque, combinant af-fects et calculs, imaginaire collec-tif et choix personnels, jugementsmoraux et pragmatisme. On luiattribue tous les pouvoirs, de ma-nière souvent excessive. On lerend responsable de tous lesmaux, de façon fréquemment dé-

    mesurée. Au lieu de dire, à son pro-pos, tout et son contraire, mieuxvaudrait porter un regard équili-bré sur ses pièges et ses bienfaits.

    Tel est le projet de PascalBruckner dans son nouvel essai , La Sagesse de l’argent , titre vo-lontairement provocateur. Car,en un temps où domine la dé-

    nonciation conti-nue des dérives etdélires du système

    financier mondial,il faut vouloir être

    à contre-courant pour rappelerque l’argent n’est pas forcémentsale, et qu’il peut même êtresage, sécurisant et avisé.

    Brave canard bling-blingIl est vrai que l’essayiste s’est fait

    une spécialité des contre-pieds,en combattant par exemple les ef-fets pervers de la culpabilité occi-dentale ( Les Sanglots de l’hommeblanc, Seuil, 1983) ou ceux de l’ob-session du bonheur ( L’Euphorie perpétuelle, Grasset, 2000). Mal-gré tout, en plein raz-de-marée

    des « Panama papers », il peutsembler culotté de lancer unebouée de secours à Oncle Picsou.

    Ce n’est pas exactement le projetde Bruckner. Si Oncle Picsou lui estplutôt sympathique, c’est au con-traire parce qu’il ne dissimule rienet jouit, sans vergogne ni paravent,de sa piscine de gros sous, en bravecanard bling-bling et candide. Enfait, il s’agirait – je construis ce rac-courci pour faire image – de faire

    se rencontrer Oncle Picsou et Sé-nèque. Le stoïcien envisageait eneffet que le philosophe puisse êtreriche, à condition qu’il ne soit pasattaché à sa fortune. Il faut donccomprendre comment l’argentcontient, mais aussi exige, uneforme de sagesse pratique. Elabo-rer une théorie, une « philosophiede l’argent », dans le sillage ouverten 1900 par le livre de GeorgSimmel, n’est pas le but.

    Le parcours proposé, cultivé etplaisant, d’Aristophane à nos jours,n’ignore rien des conceptions del’argent de Platon, d’Aristote ou deBossuet. Il revisite les approches

    opposées des catholiques et desprotestants, confronte Voltaire etRousseau, compare franchiseaméricaine et duplicité française.Il débouche sur des évidences quel’air du temps a oubliées : être ri-che n’est pas un certificat d’immo-ralité, être pauvre n’est pas une ga-rantie de vertueux mérite. La sa-gesse se tiendrait alors dans le bonusage de l’argent, fait de juste dis-tance et de régulation bien tempé-

    rée. Pascal Bruckner peut doncjouer sur deux tableaux. Aux grin-cheux, ascètes envieux, contemp-teurs de toute aisance matérielle etde tout appât du gain, il rappelleque l’appétit de lucre est sain etqu’avoir un peu de bien ne fait pasde mal. Aux goinfres insatiables ettruqueurs, il oppose un retour auxfondamentaux du capitalisme : in-vestissements productifs, belouvrage, articulation de la réussiteet du bien commun. Admettonsqu’il y ait là du simple bon sens.Reste à savoir s’il est efficacequand l’argent, mondialement,est devenu fou. p

    POUR RÉGLER les litiges,veiller à la bonne appli-cation du code de déon-tologie, sanctionner lescontrevenants et élimi-ner les brebis galeuses,

    les médecins ont leur conseil de l’ordre,les avocats le barreau, la plupart descorps de métier s’en remettent ainsi à desinstances créées en leur sein pour garan-tir la qualité des services, mais les littéra-teurs ? Quelle sourcilleus e délégati ond’écrivains se chargera de rappeler à l’or-

    dre le confrère plagiaire, de mettre àl’amende le gâcheur de papier, d’exclurele faiseur mercantile et d’interdire detout exercice scriptural et autres activitésmanuscrites afférentes les innombrablesbarbouilleurs d’inepties, les abrutisseursde masses et les cyniques crapules quinous enjôlent avec leur sourire télégéni-que et nous vendent cette pâte dentifricepour de la littérature ? Un tel organe derégulation interne reste à inventer.

    Quelquefois, pourtant, un écrivain sortdes rangs et livre son analyse de la situa-tion. Il convient avant tout de saluer soncourage. Car il s’avance seul en terraindécouvert, s’exposant aux représailles etaux vindictes. Il adopte de surcroît laposture du juge et assume ce faisant lerisque de passer pour un cuistre arro-gant, amer et jaloux. On connaît la ren-gaine, elle nous endort plus vite qu’uneberceuse. Philippe Vilain ne manquedonc pas de cran, qui publie aujourd’hui

     La Littérature sans idéal, un état des lieuxdu roman alliant la rigueur de l’essai à lavigueur du pamphlet.

    Cependant, pour se couvrir peut-êtremalgré tout, Philippe Vilain cite peu denoms et presque toujours alors au seind’énumérations où ils se dissolvent. Onpeut le regretter, car si nous voyons bienl’arme, la cible se dérobe parfois. Cette ré-serve faite, nous ferons profit des analy-ses sagaces et solidement argumentéesde l’auteur, lequel a d’ailleurs l’honnê-teté de porter aussi son regard critiquesur les limites de l’autofiction, genredont il est l’un des représentants.

    Très vite, Philippe Vilain veille à pren-dre ses distances avec ce « pessimismeantimoderne »  qui anime la plupart descontempteurs de la littérature contem-poraine. Difficile de lui donner tort,pourtant, quand il déplore, d’une part, lediscrédit touchant la notion de style et,

    d’autre part, la soumission du roman àl’ordre du réel au détriment d’une expé-rience de conscience plus radicale,

    poétiqu