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16 http://www.snphare.com - Journal du Syndicat National des Praticiens Hospitaliers Anesthésistes-Réanimateurs Élargi - n° 64 - Avril 2013 PHAR-E : Le 12 novembre 2012, onze urgentistes de l'hôpital de Thonon manquaient à l'appel. Tous avaient décidé de quitter leur poste quelques jours plus tôt. Le même phénomène s'est produit à Grenoble, ainsi qu'à Paris et à Roubaix. Que révèlent selon vous ces mena- ces de démissions en bloc ? F Danet : C’est en effet un nouveau moyen de contes- tation. L’organisation d’une grève est une action moins puissante que le fait de menacer de démissionner de son poste de praticien hospitalier. Ces actions radicales révèlent un malaise profond au sein des structures médicales d’urgence. Les urgentistes abor- dent leurs patients comme des sujets globaux, qui ont des problèmes médicaux, certes, mais également des problèmes sociaux, judiciaires. Ils les accueillent au sein du grand Hôpital Général qu’est l’hôpital de l’urgence. Dans le contexte de la crise actuelle, les diminutions de dépenses des services publics, les manques d’ef- fectifs et de moyens se font ressentir. Les autres spécialités de l’hôpital continuent d’accueillir ce qu’on appelle les « vrais malades », ou encore les « beaux malades », ceux qui présentent une pathologie rapidement traitable selon les critè- res de la médecine de spécialité. Alors que les urgen- tistes, eux, reçoivent entre autres toute la détresse du monde, c’est-à-dire les situations difficilement clas- sables, voire impossibles à classer selon la nosolo- gie médicale, comme les victimes et auteurs de vio- lence, les toxicomanes, les alcooliques, les suici- dants, tous les précaires, les clandestins, ceux qui surconsomment des antalgiques, les personnes âgées, comme pendant la canicule de 2003... On note une réelle disjonction entre la médecine d’ur- gence et la médecine de spécialité. Le but d’une méde- cine hospitalière qui serait véritablement efficiente serait de combiner la saisie du corps objectivé et la compassion pour le patient. Aujourd’hui, la saisie du corps objectivé est accaparée par les spécialistes et la compassion par les urgentistes. Il y a donc un clivage important entre ces deux types de médecines, les tâches ne sont pas équilibrées. Les urgentistes sont focalisés sur le côté « généreux » de la médecine hospitalière au détriment du côté technique, ce qui crée forcément un malaise au sein des équipes. LES URGENCES : LE BAROMÈTRE DE LA MÉDECINE HOSPITALIÈRE ? Lorsque la médecine de ville, la médecine de spécialité ou encore quand les institutions en général sont défail- lantes, les « déchets » sociaux , selon l’expression du sociologue Zygmunt Bauman, ceux qui sont hors du cir- cuit de productivité, qu’il s’agisse de la productivité entre- prenariale ou médicale, se retrouvent aux urgences. C’est pour cela que la médecine d’urgence est une sorte de baromètre des problèmes non résolus ailleurs. Au fond, cela dénombre les personnes exclues d’un certain nom- bre de standards sociaux, de standards de l’époque ou de standards du capitalisme. Les médecins urgentistes prennent en charge les personnes qui étaient accueillies sous l’Ancien Régime par ce qu’on appelait l’Hôpital Général, cet hôpital crée par Louis XIV pour accueillir tous les errants, les déviants. Cette population a été progres- sivement exclue de l’hôpital quand il est devenu d’abord clinique, puis scientifique, et enfin médico-économique. Ces personnes ont été rejetées du système, elles ont donc du défoncer la porte de l’hôpital là ou elle était ouverte, c’est-à-dire aux urgences. SNPHAR-E : Selon vous, quelle symbolique peut-on attribuer à ces démissions ? F Danet : Pour ma part, je vois la comparaison avec ce qui se passait dans les années 70 dans les tribunaux français. Les avocats jetaient leur robe pour dénoncer l’injustice. Menacer de démissionner ou démissionner aujourd’hui pour les médecins urgentistes, c’est dénoncer une injus- tice de façon quelque peu provocatrice. À bien des égards, ils s’intègrent ainsi dans le courant contestataire ambiant de ces dernières années. Ils dénoncent le transfert des grands standards de l’entreprise privée sur les hôpitaux et les services publics en général. C’est cela que contes- tent les urgentistes car, outre l'impact sur les conditions de leur exercice professionnel, ils trouvent qu’au fond c’est essentiellement préjudiciable à leurs patients. Les urgentistes sont ici comme les « sonneurs d'alerte » à la porte d'un système institutionnel devenu injuste et main- tenu tel. Les autres spécialités médicales dénoncent, quant à elles, le fait de ne plus être aussi libres qu’avant dans la pratique de leur métier. Propos recueillis par Saveria Sargentini MÉDECINE D’URGENCE Démissions aux urgences : l’analyse du sociologue D evant les menaces de démissions observées dans plusieurs services des urgences en France, PHAR-E a rencontré François Danet, docteur en sociologie de l'Université Paris- VII, chercheur en psychologie à Lyon et médecin, afin qu’il analyse cette situation.

Démissions aux urgences l’analyse du sociologue

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Devant les menaces de démissions observées dans plusieurs services des urgences en France, PHAR-E a rencontré François Danet, docteur en sociologie de l'université Paris VII, chercheur en psychologie à Lyon et médecin, afin qu’il analyse cette situation. PHAR-E : Le 12 novembre 2012, onze urgentistes de l'hôpital de Thonon manquaient à l'appel. Tous avaient décidé de quitter leur poste quelques jours plus tôt. Le même phénomène s'est produit à Grenoble, ainsi qu'à Paris et à Roubaix. Que révèlent selon vous ces menaces de démissions en bloc ? F Danet : C’est en effet un nouveau moyen de contestation. L’organisation d’une grève est une action moins puissante que le fait de menacer de démissionner de son poste de praticien hospitalier. Ces actions radicales révèlent un malaise profond au sein des structures médicales d’urgence. Les urgentistes abordent leurs patients comme des sujets globaux, qui ont des problèmes médicaux, certes, mais également des problèmes sociaux, judiciaires. Ils les accueillent au sein du grand Hôpital Général qu’est l’hôpital de l’urgence. Dans le contexte de la crise actuelle, les diminutions de dépenses des services publics, les manques d’effectifs et de moyens se font ressentir. Les autres spécialités de l’hôpital continuent d’accueillir ce qu’on appelle les « vrais malades », ou encore les « beaux malades », ceux qui présentent une pathologie rapidement traitable selon les critères de la médecine de spécialité. Alors que les urgentistes, eux, reçoivent entre autres toute la détresse du monde, c’est-à-dire les situations difficilement classables, voire impossibles à classer selon la nosologie médicale, comme les victimes et auteurs de violence, les toxicomanes, les alcooliques, les suicidants, tous les précaires, les clandestins, ceux qui surconsomment des antalgiques, les personnes âgées, comme pendant la canicule de 2003... reseauprosante.fr

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http://www.snphare.com - Journal du Syndicat National des Praticiens Hospitaliers Anesthésistes-Réanimateurs Élargi - n° 64 - Avril 2013

PHAR-E : Le 12 novembre 2012, onze urgentistes del'hôpital de Thonon manquaient à l'appel. Tous avaientdécidé de quitter leur poste quelques jours plus tôt. Lemême phénomène s'est produit à Grenoble, ainsi qu'àParis et à Roubaix. Que révèlent selon vous ces mena-ces de démissions en bloc ? F Danet : C’est en effet un nouveau moyen de contes-tation. L’organisation d’une grève est une action moinspuissante que le fait de menacer de démissionnerde son poste de praticien hospitalier. Ces actionsradicales révèlent un malaise profond au sein desstructures médicales d’urgence. Les urgentistes abor-dent leurs patients comme des sujets globaux, qui ontdes problèmes médicaux, certes, mais égalementdes problèmes sociaux, judiciaires. Ils les accueillentau sein du grand Hôpital Général qu’est l’hôpital del’urgence. Dans le contexte de la crise actuelle, les diminutionsde dépenses des services publics, les manques d’ef-fectifs et de moyens se font ressentir. Les autres spécialités de l’hôpital continuent d’accueillir ce qu’on appelle les « vrais malades », ouencore les « beaux malades », ceux qui présententune pathologie rapidement traitable selon les critè-res de la médecine de spécialité. Alors que les urgen-tistes, eux, reçoivent entre autres toute la détresse dumonde, c’est-à-dire les situations difficilement clas-sables, voire impossibles à classer selon la nosolo-gie médicale, comme les victimes et auteurs de vio-lence, les toxicomanes, les alcooliques, les suici-dants, tous les précaires, les clandestins, ceux quisurconsomment des antalgiques, les personnesâgées, comme pendant la canicule de 2003... On note une réelle disjonction entre la médecine d’ur-gence et la médecine de spécialité. Le but d’une méde-cine hospitalière qui serait véritablement efficienteserait de combiner la saisie du corps objectivé et lacompassion pour le patient. Aujourd’hui, la saisie ducorps objectivé est accaparée par les spécialistes et lacompassion par les urgentistes. Il y a donc un clivageimportant entre ces deux types de médecines, lestâches ne sont pas équilibrées. Les urgentistes sontfocalisés sur le côté « généreux » de la médecinehospitalière au détriment du côté technique, ce quicrée forcément un malaise au sein des équipes.

LES URGENCES : LE BAROMÈTRE DE LA

MÉDECINE HOSPITALIÈRE ?

Lorsque la médecine de ville, la médecine de spécialitéou encore quand les institutions en général sont défail -lantes, les « déchets » sociaux , selon l’expression dusociologue Zygmunt Bauman, ceux qui sont hors du cir-cuit de productivité, qu’il s’agisse de la productivité entre-prenariale ou médicale, se retrouvent aux urgences. C’estpour cela que la médecine d’urgence est une sorte debaromètre des problèmes non résolus ailleurs. Au fond,cela dénombre les personnes exclues d’un certain nom-bre de standards sociaux, de standards de l’époque oude standards du capitalisme. Les médecins urgentistesprennent en charge les personnes qui étaient accueilliessous l’Ancien Régime par ce qu’on appelait l’HôpitalGénéral, cet hôpital crée par Louis XIV pour accueillir tousles errants, les déviants. Cette population a été progres-sivement exclue de l’hôpital quand il est devenu d’abordclinique, puis scientifique, et enfin médico-économique.Ces personnes ont été rejetées du système, elles ont doncdu défoncer la porte de l’hôpital là ou elle était ouverte,c’est-à-dire aux urgences.

SNPHAR-E : Selon vous, quelle symbolique peut-onattribuer à ces démissions ? F Danet : Pour ma part, je vois la comparaison avec ce quise passait dans les années 70 dans les tribunaux français.Les avocats jetaient leur robe pour dénoncer l’injustice.Menacer de démissionner ou démissionner aujourd’huipour les médecins urgentistes, c’est dénoncer une injus-tice de façon quelque peu provocatrice. À bien des égards,ils s’intègrent ainsi dans le courant contestataire ambiantde ces dernières années. Ils dénoncent le transfert desgrands standards de l’entreprise privée sur les hôpitauxet les services publics en général. C’est cela que contes-tent les urgentistes car, outre l'impact sur les conditionsde leur exercice professionnel, ils trouvent qu’au fondc’est essentiellement préjudiciable à leurs patients. Lesurgentistes sont ici comme les « sonneurs d'alerte » à laporte d'un système institutionnel devenu injuste et main-tenu tel. Les autres spécialités médicales dénoncent,quant à elles, le fait de ne plus être aussi libres qu’avantdans la pratique de leur métier.

Propos recueillis par Saveria Sargentini

MÉDECINE D’URGENCE

Démissions aux urgences :l’analyse du sociologue

Devant les menaces de démissions observées dans plusieurs services des urgences en

France, PHAR-E a rencontré François Danet, docteur en sociologie de l'Université Paris-

VII, chercheur en psychologie à Lyon et médecin, afin qu’il analyse cette situation.