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D’un exode l’autre… La deuxième guerre du Haut-Karabakh a réveillé une mémoire douloureuse dans la diaspora. Témoignages. 3’:HIKNLI=XUYZU]:?b@p@h@b@k"; M 03183 - 1571 - F: 4,50 E Les Arméniens Afrique CFA 3400 F CFA, Algérie 530 DA, Allemagne 5,40 €, Andorre 5 €, Autriche 5,40 €, Canada 7,75 $CAN, DOM 5 €, Espagne 5,20 €, Grande-Bretagne 4,60 £, Grèce 5,20 €, Italie 5,20 €, Japon 850 Y, Maroc 41 DH, Pays Bas 5,20 €, Portugal cont. 5,20 €, Suisse 6,70 CHF, TOM 850 XPF, Tunisie 7,20 DT. N o 1571 du 10 au 16 décembre 2020 courrierinternational.com France : 4,50 € LITTÉRATURE DU BONHEUR D’INVENTER DES LANGUES SOCIÉTÉ — DEVENIR FRANÇAIS, UNE FOLIE CAMEROUN — ENQUÊTE SUR L’ARMÉE PRIVÉE DE PAUL BIYA

Courrier International - 10 12 2020

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D’un exode l’autre… La deuxième guerre du Haut-Karabakh

a réveillé une mémoire douloureuse

dans la diaspora.Témoignages.

3’:HIKNLI=XUYZU]:?b@p@h@b@k";M 03183 - 1571 - F: 4,50 E

Les Arméniens

Afrique

CFA

340

0 F C

FA, Algérie

530 

DA, Allemagne

5,4

0 €,

Andorre

5 €

, Autriche

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No 1571 du 10 au 16 décembre 2020courrierinternational.comFrance : 4,50 €

LITTÉRATURE DU BONHEUR D’INVENTER DES LANGUES

SOCIÉTÉ — DEVENIR FRANÇAIS, UNE FOLIE CAMEROUN — ENQUÊTE SUR L’ARMÉE PRIVÉE DE PAUL BIYA

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4. Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

Sommaire

LES SOURCES

Chaque semaine, les journalistes de Courrier international sélectionnent et traduisent des articles tirés de plus de 1�500 médias du monde entier. Voici la liste exhaustive des journaux, sites et blogs utilisés dans ce numéro :

African Arguments (africanarguments.org) Londres, en ligne. Los Angeles TimesLos Angeles, quotidien. Asharq Al-AwsatLondres, quotidien. The Daily TelegraphLondres, quotidien. Daily Times Lahore, quotidien. Daraj (daraj.com) Beyrouth, en ligne. Il Fatto Quotidiano Rome, quotidien. Kommersant Moscou, quotidien. Mainichi Shimbun Tokyo, quotidien. Middle East Eye(middleeasteye.net) Londres, en ligne. New Statesman Londres, hebdomadaire. The New York Times New York, quotidien. Novaïa Gazeta Moscou, bihebdomadaire. L’Orient-Le Jour Beyrouth, quotidien. Oukraïnska Pravda (pravda.com.ua) Kiev, en ligne. El País Brasil (brasil.elpais.com) São Paulo, en ligne. Politico Bruxelles, hebdomadaire. Die Presse Vienne, quotidien. Raseef22 (raseef22.com) Beyrouth, en ligne. La Repubblica Rome, quotidien. Russia-Armenia Info (russia-armenia.info) Moscou, en ligne. Tygodnik Powszechny Cracovie, hebdomadaire. Die Welt Berlin, quotidien.

LES CHOIXDE “COURRIER”CLAIRE CARRARD

Les Arméniensp. 38

Ce sont des images qui ont choqué le monde : des Arméniens, contraints au

départ et brûlant leurs maisons après l’accord de cessez-le-feu conclu le 10 novembre sous l’égide de Moscou, un accord qui a mis fi n à la deuxième guerre du Haut-Karabakh. Six semaines d’un confl it largement déséquilibré entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie et ses armes sophistiquées, ont fait plusieurs milliers de morts dans cette enclave montagneuse du Caucase. L’accord du 10 novembre prévoit notamment la rétrocession à l’Azerbaïdjan de la plupart des territoires conquis par l’Arménie lors de la première guerre du Karabakh (1991-1994). Les étapes de ce confl it, ses enjeux géopolitiques, nous les avons

suivis, depuis la fi n du mois de septembre jusqu’à ces derniers jours encore, sur notre site et dans l’hebdomadaire. Mais ce n’est pas cette histoire que nous avons choisi de raconter ici, même si elle est évidemment la toile de fond de ce dossier. Ce qui nous a frappés et qui ressort de la plupart des articles que nous avons rassemblés, c’est le profond écho que cette guerre a rencontré dans la diaspora arménienne. Et la mobilisation qu’elle a suscitée, en France, au Liban, aux États-Unis… Près de 100 000 Arméniens du Haut-Karabakh ont fui les combats (près de la moitié seraient rentrés depuis) pour se réfugier en Arménie. Et cet exode a ravivé une mémoire douloureuse, celle d’autres exodes et du génocide de 1915, au cours duquel près de 1,5 million d’Arméniens ont péri. “Comme de nombreux Arméniens de la diaspora, je ne suis jamais allée dans le Haut-Karabakh. Je n’ai jamais fait les six heures de route entre sa capitale Stepanakert et la capitale arménienne, Erevan. […] Et je n’ai jamais été forcée de

fuir mon pays. Malgré tout, mon histoire familiale est indissociable de l’exode des Arméniens”,écrit une journaliste du New Statesman. Ce sont ces paroles que nous avons voulu mettre en avant dans ce dossier sur la mémoire et l’histoire. Pourquoi le Haut-Karabakh a-t-il une telle importance ? En quoi cet exode a-t-il réveillé une mémoire douloureuse, souvent malmenée (seule une trentaine de pays aujourd’hui ont reconnu le génocide arménien) ? Et au fond, qu’est-ce qu’être arménien aujourd’hui ? Dans un très beau reportage sur la diaspora au Liban, L’Orient-Le Jour évoque une “communauté parfaitement intégrée au tissu économique, social et politique du pays qui a cependant, de génération en génération, réussi à préserver son héritage culturel et à protéger sa mémoire”. “Au travers du temps, écrit encore le quotidien libanais, et selon les cas, la transmission du sentiment d’appartenance s’est opérée de manières multiples. Mais un point commun a subsisté : la conscience d’être d’un peuple persécuté.” Et la

guerre du Haut-Karabakh a réveillé de douloureux fantômes : “Le mal est beaucoup plus profond, beaucoup plus lourd, et revêt une part d’indicible que les Arméniens libanais vivent dans leur chair. Pour nombre d’entre eux, les images de destruction […], les nouvelles de ces jeunes hommes volontaires morts au front, de ces familles qui ont fui Stepanakert pour Erevan, l’utilisation de bombes à fragmentation et de drones font sombrement écho à une histoire marquée du sceau du génocide d’abord et du négationnisme turc ensuite.” C’est aussi en pensant à eux que nous avons fait le choix de cette une. C’est un parti pris, comme le choix qui a été fait pour illustrer ce dossier : des images extraites du livre There Is Only the Earth. Images From the Armenian Diaspora Project. Pendant six ans, la photographe américaine Scout Tufankjian a sillonné plus de 20 pays, à la rencontre des communautés arméniennes, dans leur pays et en exil. Un travail au long cours pour documenter la diaspora et témoigner à travers des photos

empreintes d’émotion. L’émotion, elle, traverse les deux reportages de ce dossier. À Oukhtassar, où le journal russe Kommersant a rencontré les derniers Arméniens qui ont dû quitter le village où ils s’étaient installés en 1992, après la première guerre du Haut-Karabakh. Aux États-Unis, à Fresno, c’est le chagrin de toute une communauté que raconte le Los Angeles Times à travers l’histoire de Clara Margossian, 102 ans, fi lle de rescapés du génocide de 1915, qui a donné 1 million de dollars pour aider la terre de ses ancêtres. Autour d’elle à Fresno, comme à Beyrouth, Lyon ou Erevan, c’est toute la diaspora que les derniers événements dans le Caucase ont bouleversée. Nous voulions faire entendre quelques-unes de ses voix.

FRANCE p. 12

La naturalisation, une expérience de folieDevenir citoyen français réserve bien des surprises, même à ce journaliste britannique du Daily Telegraph qui vit depuis des décennies dans l’Hexagone.

SCH

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S-BA

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En couverture :Arménie : photos de la famille

Terzian. Photo Scout Tufankjian/Polaris/Starface.

Langues : dessin de Cost,Belgique.

360° p. 52

Roberto Bartini,le génie des monstres volantsInventeur d’appareils révolutionnaires pour le compte de l’URSS, cet Italien a connu une vie palpitante, faite de guerres, d’engagement politique et de projets visionnaires. La Repubblica revient sur cette trajectoire complètement folle, à la frontière entre légende et réalité.

TECHNOLOGIE p. 48

L’intelligence artifi cielle défi e l’imaginationLe jour où le générateur de texte GPT-3 pourra contrôler tout le champ de l’information mondiale n’est pas loin, assure ce journaliste du magazine russe Novaïa Gazeta,qui était jusque-là un sceptique de l’intelligence artifi cielle.

CAMEROUN p. 34

Ces Israéliens au cœur du pouvoirL’unité d’élite du pays, bras armé du président, est dirigée depuis des décennies par des instructeurs israéliens. African Arguments a enquêté sur ce système sécuritaire trouble.

SCH

OT,

PAY

S-BA

S

TECHNOLOGIE p. 48

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Accueil 33 (0) 1 46 46 16 00 Fax général 33 (0) 1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0) 1 46 46 16 02 Site webwww.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrier international. com Directrice de la rédaction Claire Carrard (16 58) Rédacteurs en chef adjointsRaymond Clarinard (16  77), Virginie Lepetit (16  12), Claire Pomarès (web) Responsable du numérique Joff rey Ricome Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31), Conception graphique Javier Errea Comunicaciónédition Anouk Delport (16 98), Fatima Rizki (17 30), 7 jours dans le monde François Gerles (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de service, 16 95), Danièle Renon (chef de service adjointe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe, 16 36), Jean-Hébert Armengaud (Espagne 16 57), Sasha Mitchell (Royaume-Uni, Irlande, 19 74), Beniamino Morante (Italie, 19 72), Antoine Mouteau (Pays-Bas), Vincent Barros (Portugal), Carolin Lohrenz (chef de rubrique, France, 16 93), Alexandre Lévy (Bulgarie), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège, Suède), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Romain Su (Pologne), Guillaume Narguet (République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16  14), Sabine Grandadam (chef de service, Amérique latine, 16 97), Morgann Jezequel (Brésil), Martin Gauthier (Canada) Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16  24), Ysana Takino (Japon, 16  38), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Guillaume Delacroix (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de ser-vice, 16 69), Ghazal Golshiri (Iran), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe) Afrique Anna Sylvestre-Treiner (chef de rubrique, 16  29), Malik Ben Salem (Maghreb), Mathilde Boussion (Afrique australe et Afrique de l’Est), Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Économie, 16 47), Catherine Guichard (Économie, 16 04), Carole Lembezat (chef de rubrique, Sciences et Signaux, 16 15), Magazine 360° Marie Bélœil (chef des informations, 17 32), Hugo Florent (16 74), Delphine Veaudor (16 76), Histoire Mélanie Liff schitz (16 96)Site Internet Claire Pomarès (rédactrice en chef adjointe), Adrien Oster (chef d’édition), Gabriel Hassan (rédacteur multimédia, 16 32), Carole Lyon (rédactrice multimédia, 17 36), Hoda Saliby (rédactrice multimédia, 16 35), Mélanie Chenouard (vidéo édition, 1665), Paul-Boris Bouzin (développement web) Courrier Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)Traduction Raymond Clarinard (responsable, Courrier Histoire), Mélanie Liff schitz (chef de service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe, anglais, espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand, portugais), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois, anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Leslie Talaga (anglais, espagnol) Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle Bryskier, Philippe Czerepak, Aurore Delvigne, Françoise Hérold, Julie MartinPôle visuel Sophie-Anne Delhomme (responsable), Web design et animation Alexandre Errichiello (chef de service, 16 17), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-Badet, Pierrick Van-Thé Iconographie Luc Briand (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53), Céline Merrien (colorisation) MaquetteAlice Andersen (chef de service, 16 37), Denis Scudeller (chef de fabrication, 16 84), Gilles de Obaldia Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Informatique Denis Scudeller (16 84)Agence courrier Patricia Fernández Pérez (directrice du développement et de la communication, 17 37), Jessica Robineau (16 08) Dialla Konate (17 38)Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de fabrication, 45 35) Impression, brochage, routage : Maury, 45330 MalesherbesOnt participé à ce numéro Torunn Amiel, Giuseppe Ardiri, Paul Blondé, Jean-Baptiste Bor, Cécile Chemel, Nicolas Coisplet, Maddalena De Vio, Marion Doutreligne, Emilie Garcia, Marion Gronier, Ophélia Lamy, Valentine Morizot, Micaela Neustadt, Annick Rivoire, Anne Romefort, Isabelle Taudière, Margaux Velikonia, Yuta Yagishita, Nioucha ZakavatiPublicité MPublicité, 67-69, avenue Pierre-Mendès-France CS 11�469, 75707 Paris Cedex 13, tél. : 01�57�28�20�00 Présidente Laurence Bonicalzi Bridier, Directrice générale adjointe, Marketing & Études Élisabeth Cialdella ([email protected], 39 68), Directeur délégué, directeur de Marque Courrier international David Eskenazy ([email protected], 38 63) Directeur délégué Activités programmatiques, AD Tech & Monétisation Sébastien Noel ([email protected], 37 00) Directeur délégué, pôle Agences François de Ren ([email protected], 30 21) Directeur délégué, pôle Opérations spéciales Steeve Dablin ([email protected], 38 84)Responsable administrative et financière Carine de Castellan (16 06), Emilien Hiron (gestion) Droits Eleonora Pizzi (16 52) Comptabilité 01�48�88�45�51 Directeur de la diff usion et de la production Hervé Bonnaud Responsable des ventes France et International Sabine Gude Responsable commerciale inter nationale Saveria Colosimo Morin (01�57�28�32�20) Chef de produits Valentin Moreau (01�57�28�33�99) Communication et promotion Brigitte Billiard, Christiane Montillet Marketing Sophie Gerbaud (directrice, 16 18), Véronique Lallemand (16 91), Véronique Saudemont (17 39), Kevin Jolivet (16 89), Martine Prévot (16 49)Modifi cations de services ventes au numéro, réassorts 0805 05 01 47 Service clients Abonnements Courrier international, Service abonnements, A2100 — 62066 Arras Cedex 9 Tél. 03�21�13�04�31Fax 01�57�67�44�96 (du lundi au vendredi de 9 h à 18 h) [email protected]. 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7 jours dans le monde8. Covid-19. Le début de la fi nD’un continent à l’autre12. France. Devenir français, une expérience de folie14. Ce que Macron pourrait apprendre de VGE16. Pologne. La colère des paysans18. Croatie. L’ex-présidente s’amuse à jouer la comédie20. Union européenne. Petits arrangements entre amis22. États-Unis. Le mur, une balafre laissée par Trump24. Brésil. Un racisme enraciné 26. Émirats arabes unis. Répression au nom de la tolérance28. Iran. Face à Israël, le silence30. Japon. De jeunes générations pas très critiques32. Inde. Acheter les terres du Cachemire, c’est désormais possible34. Cameroun. Ces Israéliens au cœur du pouvoirÀ la une38. Les ArméniensTransversales48. Techno. L’intelligence artifi cielle défi e l’imagination50. Économie. L’inquiétant succès des applis d’avance sur salaire 51. Signaux. La diaspora arménienne360°52. Saga. Roberto Bartini, le génie des monstres volants58. Culture. “Inventer une langue, c’est renaître”60. Plein écran. Il était une fois en Ukraine62. Histoire. Ces auteures méconnues de l’Antiquité

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LE SPOUTNIK V POUR TOUS… OU PRESQUELe 4 décembre, le maire de Moscou, Sergueï Sobianine, a lancé la campagne de vaccination auprès des habitants de la capitale russe. Le vaccin de conception et de production russe Spoutnik V sera administré gratuitement aux volontaires après inscription en ligne. Quelque 70 points de vaccination ont été ouverts à cet effet. Soignants, enseignantset employés des services sociaux municipaux sont prioritaires.Mais le journal Kommersant fait état de quelques ombres au tableau. À commencer par le département moscovite de la Santé, qui n’a pu préciser le volume des stocksde vaccins, et la Ville de Moscou, qui avait initialement annoncé 300 postes de vaccination. De plus, la relation des citoyens à la vaccination n’est pas dénuée de scepticisme. “Un vaccin contre les doutes”, titre ainsi le quotidien à la une de son édition du 4 décembre. Les réticences peuvent être d’ordre idéologique (militants antivaccins), se manifester à l’égard plus spécifique du Spoutnik V, homologué trop vite selon certains, ou être d’ordre plus politique : des rumeurs courent sur l’obligation qui serait faite aux médecins de recevoir l’injection immunisante. Mais nombre de praticiens du service public auraient démissionné.

8. Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

Un scrutin en trompe-l’œilVENEZUELA — Boycottée par les principaux partis d’opposition, l’élection de l’Assemblée natio-nale a été remportée sans surprise le 6 décembre par les partisans du régime chaviste de Nicolás Maduro, avec plus de deux tiers des voix mais un taux d’absten-tion record – près de 70 %. “Le roi est nu”, commente le quotidien d’opposition El Nacional. Plus de quarante pays, dont ceux de l’Union européenne, n’ont pas reconnu le résultat de ce scru-tin. De son côté, l’opposition a organisé une “consultation popu-laire”, du 7 au 12 décembre, pour dénoncer “l’usurpateur” Maduro.

La main dans le sacI N D O N É S I E — “Ponction, ponction, ponc-t i o n”, t it re Koran Tempo, le 7 décembre, sur un dessin du ministre

des Affaires sociales préle-vant en douce du riz d’un sac d’aide alimentaire. La veille, Juliari Batubara a été arrêté. La Commission d’éradication de la corruption (KPK) a conclu qu’il avait “ponctionné” 10 000 rou-pies, 60 centimes d’euros environ, sur chaque colis d’aide distribué pendant la pandémie aux foyers du Grand Jakarta dans le besoin. “Un butin estimé à 228 milliards de roupies [13 millions d’euros]”, note le quotidien, qui parle de comportement “inhumain”.

Le choix de la WarnerCINÉMA — “Hollywood s’apprête à sacrifier les salles de cinéma”, titre The Atlantic. Le 3 décembre, Warner Bros. a annoncé que, en 2021, aux États-Unis, ses films sortiraient à la fois en streaming et en salle. Des longs-métrages très attendus, comme le remake de Dune ou le quatrième volet de Matrix, sont concernés. Alors que le secteur est éprouvé par la crise sanitaire, le studio hollywoodien espère recruter des abonnés pour sa plateforme HBO Max. La colère des exploitants de salles est vive.

– pour autant que cela soit le but de cette opération. Le vaccin mis au point par les laboratoires Pfizer, le premier à être uti-lisé au Royaume-Uni, permet d’éviter les symptômes les plus graves de la maladie, mais il n’est pas prouvé qu’il permette d’em-pêcher la contagion. C’est pourquoi il est probable que la maladie devienne endé-mique parmi les catégories plus jeunes de la population, qui seront les dernières à recevoir le vaccin.

Reste à savoir quels contrôles doivent être mis en place pour ceux qui ne contracte-ront que légèrement la maladie une fois les personnes vulnérables protégées. Comme pour la grippe, la vaccination ne doit pas

être obligatoire, et ceux qui choisi-ront de ne pas se faire vacciner ne devront pas être pénalisés. Une fois les plus âgées et les personnes vul-nérables vaccinées, ce qui devrait limiter le nombre de décès et la

pression sur les services hospitaliers, rien ne justifie de continuer à restreindre les déplacements et les habitudes des gens.

En d’autres termes, ce “V-day” ne marque pas seulement l’arrivée du vaccin, mais aussi le début de la fin des restric-tions les plus draconiennes en matière de libertés individuelles qu’on ait connues depuis la guerre. Bien sûr, des mois diffi-ciles restent à venir en attendant les effets de la campagne de vaccination. L’hiver est toujours très propice aux affections respiratoires, et il faut s’attendre à une nouvelle vague de contaminations en

Covid-19. Le début de la finAu Royaume-Uni, la campagne de vaccination a commencé le 8 décembre. Un “V-Day” qui fait espérer un retour progressif à la normale, commente ce quotidien conservateur.

7 jours dans

le monde

ÉDITO

À la une

—The Daily Telegraph Londres

A ujourd’hui, c’est le “V-Day” au Royaume-Uni [V-Day pour “jour de vaccination”, allusion aussi au

“jour de la victoire” lors de la Seconde Guerre mondiale], ce moment tant attendu où les premières doses de vaccin contre le Covid-19 seront administrées dans le pays. C’est certainement un jour à mar-quer d’une pierre blanche après une année catastrophique, et peut-être l’espoir d’un retour à un semblant de normalité pour la nouvelle année. Mais si l’on comprend que l’heure soit au soulagement, la pru-dence reste de mise. Car cette campagne de vaccination est également une opération logistique inédite et un marathon dont cette journée ne marque que le début.

Les premiers vaccins seront administrés dans des centres hos-pitaliers à un petit groupe d’octogénaires ainsi qu’à certains personnels de maison de retraite. La vaccination de masse, à commencer par les quelques millions de personnes particulièrement vulnérables, ne débutera pas avant le mois prochain. Il faudra ensuite peut-être plusieurs années avant de parvenir à l’immunité collective

↙ Dessin de Paolo Calleri, Allemagne.

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janvier après Noël. Il suffit de voir ce qui se passe actuellement aux États-Unis après Thanksgiving. Les personnes qui se réunissent en grand nombre doivent prendre conscience que le vaccin est loin d’être encore disponible pour tous. En revanche, il serait absurde de croire que les règles obligatoires de distan-ciation physique, le port du masque et autres mesures vont continuer à être appliquées longtemps après la vaccina-tion des plus fragiles.—

Publié le 8 décembre

Une fois les personnes vulnérables vaccinées, rien ne justifiera de continuer à restreindre les habitudes.

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Revue de presseLE DESSIN

DE LA SEMAINE

7 JOURS10. Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

Parqués sur une îleBANGLADESH  — Le convoyage du premier millier de réfugiés rohingyas vers l’île de Bhasan Char a commencé le 3  décembre, annonce le quo-tidien The Daily

Star. Ce site submersible du golfe du Bengale, “régulièrement balayé par des cyclones”, a surgi des eaux en 2012 à la faveur des marées et des changements de cou-rants. Il appartient à la marine du Bangladesh et a fait l’objet de tra-vaux colossaux durant deux ans, afi n d’y accueillir dans des bâti-ments érigés à l’abri de grandes digues en béton des dizaines de milliers de personnes “ayant fui la Birmanie voisine en 2016 et 2017”.

2 000 000DE DOLLARS AUSTRALIENS, soit 1,2 million d’euros, fi nanceront un “recensement” des koalas à travers l’Australie. Près de 61�000 de ces marsupiaux auraient été tués ou déplacés à cause des feux de forêts, selon le WWF. Mais ce décompte organisé par les autorités est jugé inapproprié par des organisations environnementales. “Compter les koalas, c’est comme compter les transats du Titanic alors qu’il est en train de couler”, a commenté une militante citée par le site 7News.

Impôt sur la fortuneARGENTINE  — Les (très) riches Argentins vont devoir s’acquitter d’un impôt exceptionnel de soli-darité pour fi nancer la lutte contre la pandémie. Le 4 décembre, “sept mois après l’annonce de la mesure et en dépit de vives critiques, la majo-rité au Sénat a adopté la loi créant un impôt extraordinaire sur les grandes

fortunes”, annonce Clarín. Quelque 12�000 personnes dont le patrimoine dépasse 200  millions de pesos (environ 2 millions d’euros) seront mises à contribution. Le gouver-nement espère ainsi lever 307 s de pesos (3,1 s d’euros). L’Argentine a enregistré 1,5 million de cas confi r-més et 40�000 morts du Covid-19 pour une population de 45 millions d’habitants.

Golfe. Doha et Riyad sur la voie de la réconciliationDans la crise entre le Qatar et ses voisins, l’espoir d’une solution se profi le.

La fi n des divisions dans le Golfe”,titrait le journal koweïtien Al-Jarida le 6 décembre. À l’en

croire, la fi n de la crise entre le Qatar d’un côté, l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis de l’autre, est en passe d’être actée. “Selon Riyad, la solution est très proche. Doha remercie le Koweït pour son rôle de médiateur.”

C’est en eff et le Koweït qui, dès le début de la crise, en 2017, s’est eff orcé de sauver l’unité du Conseil de coopération du Golfe (CCG), qui regroupe les six pétromo-narchies de la péninsule. Riyad et Abou Dhabi reprochaient à Doha sa politique trop accommodante vis-à-vis de l’Iran. Mais ils l’accusaient surtout d’avoir donné l’asile à de nombreux opposants et mili-tants politiques, proches notamment des Frères musulmans, et de leur donner une plateforme dans ses médias, y compris et surtout sur la chaîne satellitaire Al-Jazeera.

Le Qatar est depuis l’objet d’un blocus maritime et aérien. Mais au lieu de céder aux exigences de ses voisins, le pays a renforcé son autonomie économique. Notamment en resserrant ses liens avec l’Iran. Loin de crier victoire, les médias qataris restent plutôt discrets sur la fi n annoncée du confl it. “L’émir du Qatar remercie son homologue du Koweït pour ses eff orts visant à maintenir l’unité du Golfe”,titre le journal Al-Sharq. Mais la presse du pays se garde d’annoncer une percée diplomatique, et la chaîne Al-Jazeera reste étrangement discrète. Même chose aux Émirats, où ni les responsables ni les médias ne montrent un engouement particulier pour le sujet. Et du côté des Saoudiens, il est certes traité mais avec circonspection.

Le journal koweïtien Al-Raï croyait savoir que la réconciliation allait être actée “avant la fi n du mois, lors d’un sommet qui sera organisé à Bahreïn”. Mais il n’est pas exclu que le sujet reste sur la table au moins jusqu’au 20 janvier, date de l’entrée en fonction de la nouvelle administra-tion américaine. Car pour les Saoudiens, cela pourrait représenter un levier per-mettant de peser sur la politique de Joe Biden vis-à-vis de l’Iran.

—Courrier international

“Ne soyez pas ridicules”

FRITURE SUR LA LIGNE ENTRE PARIS ET LONDRES. Début décembre, les Britanniques ont accusé Emmanuel Macron “d’amener les négociations sur l’accord commercial post-Brexit au bord du gouff re”, rapporte The Times. La France a brandi, le 6 décembre, la perspective d’un veto si le texte négocié ne lui convenait pas. Parmi les points non négociables, l’accès des chalutiers européens aux eaux britanniques. “Le président veut montrer qu’il défend les droits des pêcheurs, à dix-huit mois de la présidentielle”, analyse le quotidien londonien. Au moment où Courrier international partait à l’impression, des tractations de la dernière chance se poursuivaient à Bruxelles.

← Emmanuel Macron et Boris Johnson. Dessin de Morten Morland paru dans The Times,Londres.

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12. Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

Société. Devenir français, une expérience de folieDemander la naturalisation en France réserve bien des surprises, même à ce Britannique qui vit depuis des décennies dans l’Hexagone.

déclarations sur l’honneur et sup-porter la présence de gendarmes dans notre chambre. Ce n’est pas une critique. C’est leur pays (bon, le mien aussi à présent). Ils peuvent exiger ce qui leur plaît. Et, de toute façon, je ne me contenterais pas d’une nationalité au rabais distri-buée comme des biscuits.

Bien sûr, j’aurais dû entamer la procédure plus tôt, mais je ne l’ai pas fait. Je menais tran-quillement ma vie d’Européen depuis belle lurette et je croyais que le “maintien” dans l’Europe perdurerait après le référendum de 2016. Je n’avais pas le droit de voter, ayant quitté le pays depuis plus de quinze ans, mais je pensais que M. Cameron [alors Premier ministre] se débrouillerait sans moi. Puis, au début du mois de juin 2016, j’ai fait la connaissance d’un groupe de touristes du nord

de l’Angleterre qui voyageaient en car. Je leur servais de guide durant leur voyage en France. C’étaient des personnes cultivées que j’ai-mais et admirais beaucoup (c’est toujours vrai) et, à travers nos discussions, il m’est apparu que la grande majorité d’entre elles en avaient assez de l’Europe comme entité politique. L’Europe, c’était bien – très bien même – pour passer des vacances, pas pour prendre des décisions. La plupart allaient voter pour le retrait. Une victoire du maintien m’est soudain appa-rue comme loin d’être acquise.

J’ai retiré un formulaire de demande de la nationalité française dès que je suis rentré chez moi, la semaine précédant le référen-dum. Quelle intuition ! En fait, je voulais être certain que, quoi qu’il arrive, personne ne me chasserait de France ou ne me traiterait pas

Europe ......... 16 Amériques ...... 22Moyen-Orient ... 26Asie ........... 30Afrique ........ 34

d’uncontinentà l’autre.

france

—The Daily Telegraph (extraits) Londres

Il y avait deux gendarmes dans notre salle de bains, signe que la situation

était sérieuse. Ils comptaient les brosses à dents, ce qui faisait moins sérieux. La scène était à la fois drôle et inquiétante. Ils étaient déjà allés dans la chambre pour s’assurer que le lit était double – en ayant la décence de le faire d’un coup d’œil plutôt qu’avec un mètre à ruban –, et pendant ce temps, ils nous avaient posé une kyrielle de questions sur notre vie commune : où s’était-on rencon-trés ? où vivait-on avant ? avions-nous des enfants ?

Pour exprimer les choses autre-ment, en demandant la nationalité française, j’ai été amené à décou-vrir des aspects de l’administration

française dont je ne soupçonnais pas l’existence, même après trente ans dans le pays. Alors que la date butoir du Brexit approche à vitesse grand V, cette démarche est des plus urgentes. Une foule de per-sonnes sont concernées, même si nul ne semble savoir exacte-ment combien. Les estimations du nombre de Britanniques vivant en France peuvent atteindre 400 000, mais le chiffre le plus sûr – de l’In-see – est d’environ 150 000. Entre parenthèses, c’est la moitié du nombre de Français résidant au Royaume-Uni.

Personnellement, j’ai fait ce choix. Je ne me suis pas torturé l’esprit. Prendre la nationalité fran-çaise était une formalité adminis-trative, comme un mariage après trente ans de vie commune. Et de toute façon, je pouvais conserver ma nationalité britannique. La loi

française n’interdit pas la double nationalité – autrement dit d’avoir un pied dans chaque camp sur le champ de bataille de Waterloo. C’était parfait. Je pensais aussi que le fait d’avoir une épouse française me faciliterait la tâche.

Ce ne fut pas immédiatement évident. Les mois qui ont suivi ont été encore moins drôles que pour la plupart des démarches auprès de l’administration fran-çaise. Il a fallu remplir un tas de documents officiels qui, mis bout à bout, feraient le tour de la Terre, faire un nombre invraisemblable de

↓ Dessin d’Ajubel paru dans El Mundo, Madrid.

Il a fallu remplir un tas de documents officiels qui, mis bout à bout, feraient le tour de la Terre.

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Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

d’égal à égal. J’ai alors commencé à rassembler plus de documents qu’on ne pourrait en charger sur le dos d’une mule. Des dizaines, des centaines. Les actes de nais-sance de presque toutes les per-sonnes que j’avais connues dans ma vie. Des déclarations d’impôts, des relevés de banque, des fac-tures d’eau, de gaz et d’électricité – une par semestre – remontant à des décennies en arrière, des cer-tificats d’assurance-maladie, des informations détaillées sur mon mariage, une attestation de casier judiciaire vierge, etc. Et aussi une déclaration sur l’honneur que, depuis notre mariage, notre com-munauté de vie affective et maté-rielle n’avait pas été interrompue, ce que j’ai trouvé plutôt mignon. Ma femme l’a cosignée sous la menace d’un pistolet.

J’ai trimballé tout ça à la pré-fecture, d’où je suis reparti avec le Livret du citoyen, un document de 28 pages fournissant au deman-deur toutes les informations néces-saires pour réussir le test sur la culture, l’histoire et la société fran-çaises auquel il doit se soumettre. Si votre procédure est en cours, sachez que la France est une répu-blique démocratique qui possède le sommet le plus élevé d’Europe – le mont Blanc (4 810 mètres) –, les grottes de Lascaux, ornées de peintures datant de 17 000 ans, et 36 000 maires. Qui sait ? Vous pourriez peut-être tomber sur ces questions.

Par chance, mes milliers de documents étaient en règle et ils ne m’ont pas été renvoyés. Ce qui est tout à fait inhabituel. L’an dernier, le dossier d’une amie italienne, Benedetta Rossi, lui a été renvoyé à trois reprises : une fois parce que les fonctionnaires avaient perdu le justificatif de son identité et deux fois pour des pro-blèmes de remplissage de formu-laire à peine visibles à l’œil nu.

Mais, après avoir passé cette étape, au bout de plusieurs mois, elle a pu recevoir la visite des gen-darmes, car elle aussi avait fait sa demande en tant qu’épouse d’un Français. Les agents se sont pré-sentés chez elle à l’improviste pour s’assurer que le mariage n’était pas un arrangement bidon entre des individus peu scrupuleux. [Ils sont arrivés] un dimanche matin, alors que la famille – les parents et leurs deux enfants – était en train de prendre son petit déjeu-ner en pyjama. “Il était évident

que nous étions une vraie famille”, m’a raconté Benedetta. Mais ils ont soigneusement examiné l’en-droit et posé des questions péné-trantes du genre : “Quelle est votre profession ?”

Si les gendarmes font un rap-port positif, vous êtes invité à vous rendre quelques mois plus tard à la préfecture pour la der-nière épreuve. Dans le cas d’une demande par mariage avec un

Français, celui-ci doit vous accom-pagner. On vous fait alors passer un entretien ensemble, suivi d’une séance où les mêmes questions sont posées séparément à chaque époux pendant que l’autre attend en dehors de la pièce. Cette étape vise à s’assurer que les gendarmes ne se sont pas trompés sur votre couple. On a réussi à donner la même réponse sur l’endroit où on s’était rencontrés (Preston, dans le Lancashire, même si ma femme a oublié de mentionner “le bureau de poste principal”), mais nos explications ont quelque peu divergé sur les raisons pour les-quelles je souhaitais acquérir la nationalité française. Je me suis longuement étendu sur les idéaux européens, ma femme, elle, a dit que c’était pour me simplifier la vie. Nous avons passé l’entretien avec succès et j’ai également réussi le test sur la culture, l’histoire, mes compétences en français, et tout le reste. Après trente ans, le contraire aurait été honteux.

Benedetta s’est bien débrouil-lée, elle aussi, jusqu’à ce qu’on lui demande, à propos de la fameuse laïcité officielle du pays, la date de la séparation de l’Église et l’État. Elle n’était pas sûre. “Mais ça n’a pas eu l’air de déranger le type qui m’interrogeait, m’a-t-elle dit. Il a enchaîné sur les pâtes et les machines pour les faire.” C’est le prix à payer pour un Italien. Ultérieurement, on a posé la même question à un bon nombre de citoyens nés en France et un seul connaissait la date : 1905.

Depuis son entretien, qui s’est déroulé la semaine dernière, Benedetta attend toujours la confirmation de sa naturalisation. La mienne est arrivée vingt-quatre

mois après le début de la procé-dure. J’ai été convoqué par la pré-fecture pour rencontrer la très gentille dame qui m’avait posé des questions des mois auparavant. J’espérais une cérémonie officielle de “bienvenue dans notre commu-nauté nationale” en présence du préfet, comme j’en avais souvent vu en couverture du journal local. Mais non. La dame m’a remis un certificat, un dossier contenant le texte de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, une copie de la Constitution de De Gaulle de 1958 et les paroles de La Marseillaise – ou plutôt le premier et, bizarrement, le neu-vième couplet. “Bizarrement”, parce que le neuvième ne figure pas dans l’hymne national offi-ciel, qui n’en comporte que sept. Enfin bon…

Une poignée de main pour conclure et voilà tout. Pas de cérémonie, de serment, de dis-cours, de photos de presse ou d’épée sur l’épaule. En sortant, on s’est un peu baladés. “Alors, tu es un citoyen français ?” m’a dit ma femme. “Comme Robespierre”, ai-je répondu. “Comme tout le monde ici”, a-t-elle poursuivi en mon-trant les piétons du centre-ville. “Je suis plus français qu’eux, ai-je dit. Ils sont français automatique-ment, de naissance. Moi, c’est un choix et j’ai dû batailler pendant deux ans.”

“De quel côté serais-tu si la France et la Grande-Bretagne étaient en guerre ?” m’a-t-elle demandé. Après une hésitation, j’ai répondu : “De celui qui a le moins de c*** et de paperasserie.”

—Anthony PeregrinePublié le 18 novembre

SUR NOTRE SITEcourrierinternational.com

Un journaliste syrien réfugié en France raconte les coulisses du stage qu’il a dû suivre sur la France et ses valeurs. Et son malaise face aux mensonges proférés par une interprète. Un article d’Al-Modon à retrouver en français sur notre site.

Une poignée de main pour conclure et voilà tout. Pas de serment, de discours, de photos ou d’épée sur l’épaule.

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14. Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020FRANCE

leur lot d’épreuves et d’échecs. Tous deux ont émergé du “centre” libéral, en matière économique et sociale, pour perturber les familles traditionnelles de la droite conser-vatrice et de la gauche conserva-trice. Tous deux ont défendu leur vision d’une France moderne et agile, une puissance moyenne dont le rang mondial pourrait être pré-servé grâce aux avancées de l’in-tégration européenne.

Président-monarque. Tous deux ont promis de préparer la France à une ère nouvelle. Ils ont dû faire face à des crises exté-rieures – les chocs pétroliers pour Giscard d’Estaing et la pandé-mie doublée d’une récession pour Macron. (Macron est né pendant le mandat de Giscard d’Estaing, qui est mort à 94 ans du Covid-19.)

Giscard d’Estaing a mieux réussi ses réformes que Macron (à ce jour). Entre 1974 et 1976, l’IVG a été légalisée ; le divorce par consente-ment mutuel a été adopté ; l’âge de la majorité a été abaissé à 18 ans ; l’emprise des pouvoirs publics sur la télévision et la radio a été des-serrée ; les protections constitu-tionnelles ont été élargies.

—Politico Bruxelles

Le décès de Jacques Chirac, en septembre 2019, a sus-cité une vive émotion en

France. La mort de Valéry Giscard d’Estaing, le 2 décembre 2020, donnera sans doute lieu à des réactions plus mesurées – res-pectueuses, mais sans effusion. On pourrait toutefois faire valoir que Giscard d’Estaing, président de 1974 à 1981, a fait plus que Chirac (et François Mitterrand avant lui) pour moderniser la France et la préparer au xxie siècle.

Mitterrand était aimé, admiré et craint. Chirac était aimé par beaucoup (parfois secrètement) mais pas vraiment admiré. Giscard d’Estaing était admiré par beau-coup (du moins au début) mais n’a jamais été aimé. Pour cette raison mais pas seulement, le président de la Ve République dont l’histoire ressemble le plus à celle de Giscard d’Estaing est l’actuel occupant de l’Élysée, Emmanuel Macron.

Les deux hommes ont été élus jeunes – Giscard d’Estaing à 48 ans et Macron à 39 ans – dans un pays qui préfère généralement des hommes chevronnés ayant connu

HOMMAGE

Ce que Macron pourrait apprendre de VGEUn jeune centriste désireux de moderniser son pays, perçu comme un représentant arrogant des couches supérieures, cela nous rappelle quelqu’un, fait observer ce journaliste britannique.

C’est Giscard d’Estaing, et non la gauche, qui a été le premier à traduire en réformes politiques et sociales la colère exprimée par les étudiants et les travail-leurs en Mai 1968. Cette rébellion s’insurgeait avant tout contre le conservatisme étouffant (quoique prospère) de la “vieille France” des années 1950 et 1960. Giscard d’Estaing avait promis de moder-niser l’économie française et de limiter l’interventionnisme de l’État – deux engagements qui, face aux crises issues des chocs pétroliers, n’ont pas pu être tenus.

La France évoque encore avec nostalgie les Trente Glorieuses, la parenthèse de prospérité qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Cette période a pris fin pendant le mandat de Giscard d’Estaing, sans qu’il y soit pour quelque chose. Son intention de simplifier la bureau-cratie française n’a pas abouti, une occasion manquée qui coûte cher au pays encore aujourd’hui.

Giscard d’Estaing, en revanche, a présidé à des innovations tech-nologiques dont la France a tiré les bénéfices pendant plusieurs décennies, en particulier la révo-lution du TGV, qui a commencé juste après sa défaite en 1981. Il a mis fin à l’euroscepticisme “light” des années gaullistes et entamé une politique plus résolument europhile, en partenariat étroit avec l’Allemagne. Un engagement qui ne s’est pas démenti jusqu’à aujourd’hui, malgré quelques heurts. Il a aussi été l’un des pères du système monétaire européen, qui a évolué vers l’euro.

Les dernières années du mandat de Giscard d’Estaing ont été plutôt étranges. Le modernisateur juvé-nile qu’il était, il est devenu un président-monarque, un patri-cien distant, empêtré dans des scandales, notamment quand il a accepté en cadeau deux diamants de Jean-Bedel Bokassa, le président de la République centrafricaine.

Cette affaire éclate en novembre 1979, et elle jouera certainement un rôle, important quoique non pré-pondérant, dans sa défaite deux ans plus tard. Giscard d’Estaing et son Premier ministre libéral, le réformiste Raymond Barre, ont remporté les législatives de 1979. Si étonnant que cela paraisse, aucun gouvernement n’a reçu l’approbation de l’électo-rat dans aucune élection [législa-tive] depuis cette date – c’est-à-dire depuis quarante et un ans.

Macron a beaucoup d’ensei-gnements à tirer du parcours de Giscard d’Estaing. La plus évidente est que VGE, s’étant affranchi des partis traditionnels pour conqué-rir le pouvoir, n’est pas parvenu à créer un parti ou un mouvement centriste fort pour s’y maintenir. En 1981, il a été vaincu par le Parti socialiste de Mitterrand, alors en plein essor, aidé traîtreusement par Jacques Chirac et ses néogaul-listes du RPR (centre droit) [qui a appelé ses militants à voter socia-liste au second tour].

Pragmatisme. La situation de Macron, à l’horizon de la présiden-tielle de 2022, est à la fois compa-rable et très différente. Jusqu’ici, La République en marche n’est pas parvenue à s’inscrire durablement dans le paysage électoral français. Mais l’ancien ordre politique à deux grands partis est en ruines. Macron n’a pas de concurrent évi-dent parmi les partis traditionnels – il n’a face à lui ni un Mitterrand ni un Chirac des années 2020.

En 1981, l’extrême droite n’at-teignait pas les 10 % d’intentions de vote. En 2022, Marine Le Pen devrait obtenir les quelque 22 % des voix dont elle a besoin pour être présente au second tour, où elle devrait être battue une nou-velle fois par Macron.

Comme Giscard d’Estaing avant lui, Macron a été accusé

d’être arrogant. Mais, contrai-rement à son prédécesseur, ce reproche était plus fréquent au début de son mandat. Macron jouit d’une relative bonne cote de popularité : avec en moyenne 41 % d’approbation dans huit son-dages le mois dernier, il fait mieux que n’importe quel président en fin de mandat depuis vingt ans. Cela s’explique en partie par le ton plus pragmatique, moins arro-gant (malgré quelques faux pas), qu’il a su adopter pendant la pan-démie de Covid-19.

Vaccin ou pas vaccin, la France va connaître une forte récession et une hausse importante du chômage en 2021. Un semblable assombrissement des perspec-tives économiques a compromis les chances de Giscard d’Estaing entre la victoire de son gouverne-ment aux législatives de 1979 et sa défaite à la présidentielle de 1981.

Les trente-neuf années res-tantes de la vie de Giscard d’Es-taing ont été empoisonnées par un sentiment d’injustice et d’ina-chèvement. Macron n’aura que 44 ans lors de la prochaine élec-tion présidentielle. Giscard d’Es-taing en avait 55 lorsqu’il a perdu face à Mitterrand en mai 1981. En dehors du monde sportif, c’est très jeune pour devenir un homme du passé.

—John LitchfieldPublié le 3 décembre

Européen jusqu’au bout●●●“Jusqu’à la fin, l’unification politique de l’Europe aura été son obsession.” Valéry Giscard d’Estaing était “un grand Européen”, titre à Berlin le quotidien Die Welt à la suite du décès de l’ancien président de la République, le 2 décembre. Le journal raconte notamment l’amitié de quarante ans qui l’a lié au chancelier Helmut Schmidt, et qui a accompagné ses plus grands succès politiques au niveau européen. “Avec Helmut Schmidt, Giscard pose les fondations du système monétaire européen et crée le Conseil européen – l’organe de décision des chefs d’État et de gouvernement. Il contribue également à la formation

du Parlement européen.” Jamais il n’a cessé de réfléchir à sa vision de l’UE, explique le quotidien conservateur. Mais c’est aussi en Europe qu’il essuie un de ses plus grands échecs. Pour son dernier retour sur la scène politique européenne, Giscard préside la Convention européenne au début des années 2000. En 2004, les États membres signent le texte, mais les Français le rejettent à 54,68 % lors d’un référendum l’année suivante. Raison pour Die Welt de conclure : “Cet homme arrivé si jeune au sommet et si vite retombé, ce modernisateur de la France, ce grand Européen et cet ami fidèle de l’Allemagne, restera un homme au destin inachevé.”

↙ Emmanuel et Brigitte Macron. Dessin de Herrmann paru dans la Tribune de Genève, Suisse.

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SIRE

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16. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

europe

—Tygodnik Powszechny (extraits) Cracovie

Dans le centre de Varsovie, des sifflets et des klaxons se font entendre : c’est

le grognement des campagnes mécontentes. Des milliers d’agriculteurs sont venus cet automne montrer aux autori-tés ce qu’ils pensent de la pro-position de loi d’amélioration du bien-être animal.

Arek possède près de Zuromin [dans le centre du pays] un éle-vage de 50 000 poulets – c’est le minimum pour que l’exploi-tation soit rentable. Les urbains voudraient pouvoir acheter un poulet pour 1,50 euro en super-marché, et en plus qu’il soit bio, sans antibiotiques et élevé en plein air. Ce n’est pas possible !

Travail acharné. Arek a peur que la baisse des exportations de volaille provoque une baisse des prix et tue le secteur. Il a vingt salariés payés 750 euros nets par mois, c’est plus que ce qu’il gagne lui-même. La seule chose qu’il a pu s’offrir en vingt-sept ans de travail acharné, c’est une Opel Astra millésime 2007. Avec ses frères, ils avaient dû emprun-ter 400 000  euros pour moderniser l’exploitation familiale. Les urbains ne veulent pas ramasser les crottes de chien sur le trottoir, mais veulent apprendre à Arek à élever des animaux ? S’il ne pre-nait pas soin de ses poules, personne ne voudrait les lui acheter. Et puis, il ne faut pas exagérer  :

ce ne sont que des animaux ! Dieu a dit “ dominez la terre”.

L’initiative législative vise à interdire l’exportation de viande halal et casher. Déjà, en 2013, une interdiction de l’abattage rituel avait été adoptée, mais au bout de deux ans, la Cour constitutionnelle l’avait décla-rée contraire à la liberté de reli-gion. C’est pourquoi la nouvelle proposition doit bannir l’expor-tation de ce type de v i a nde , mais en per-mettre la production p o u r l e s besoins des communautés juives polonaises.

“En 2013, les cours avaient chuté de 10 %. Cette fois, cela peut être pire, redoute l’écono-miste Benedykt Peplinski. En P o l o g n e , l a v iande i ssue de l’abattage sans étourdisse­ment représente

“Si nous permettons aujourd’hui que les agriculteurs soient persé­cutés, que des étrangers puissent pénétrer dans nos exploitations et nous enlever nos bêtes avec l’aide de la police et des services vété­rinaires, nous allons disparaître. Il y aura toujours de la viande, mais elle sera importée et sentira mauvais ! Pendant des années,

nous avons mis aux normes nos exploitations en tenant compte du bien­être animal. Dans les campagnes, personne ne mar­tyrise les bêtes, ce n’est plus le Moyen Âge ! Les écolos auront sur leurs mains le sang des agricul­teurs, car, avec leurs dettes, ils ne tiendront plus.”

En réalité, les organisations de protection des animaux n’au-ront pas davantage le droit d’en-

vahir les exploitations. “Nous avons cette com­

pétence depuis vingt­trois ans. Le nouveau texte dit seulement que la police aura

l’obligation de nou s accompa­

gner pen­dant les contrôles,

p r é c i s e M i k o l a j Jastrzebski, de la fon-dation pro animale Viva! Si un éleveur prend soin de ses animaux, nous ne pouvons pas inter­

venir. La majorité de

environ 30 % des exportations de bœuf et 58 % des exportations de volaille.”

Pawel Rawicki, président de l’association proanimale Cages ouvertes, rétorque que l’in-terdiction ne vise que l’abat-tage sans étourdissement, pas l’ abattage rituel. C’est une diffé-rence importante, car certaines communautés musulmanes, notamment en Europe et en Turquie, admettent comme halal la viande d’animaux étourdis avant leur abattage.

Les éleveurs veulent néan-moins le retrait pur et simple du projet, se plaignant de la facilité avec laquelle l’opinion publique peut être manipulée. Il suffit d’un petit film sur Internet qui montre de mauvaises condi-tions de traitement des animaux pour créer une mauvaise image des agriculteurs. Comme si les chiens en appartement étaient mieux traités que les visons en cage [la proposition de loi doit aussi mettre fin à l’élevage des animaux à fourrure].

Pendant la manifestation, Joanna, 23 ans, monte sur scène.

nos interventions concernent des animaux de compagnie.”

Il ne fait aucun doute que la discussion sur la proposition de loi a pour fond une querelle philo sophique sur le rôle des ani-maux en ville et à la campagne. “Dans les villes, le lien avec les animaux est plus émotionnel, et à la campagne, plus rationnel et utilitaire, estime le spécialiste de zoo technie Roman Kołacz. J’explique aux agriculteurs que le bien­être des animaux ne consiste pas seulement à les protéger de la douleur, de la faim ou du gel, mais aussi de la peur. En outre, par exemple, picorer est un instinct inné chez les poules. L’impossibilité pour elles de donner libre cours à leurs instincts provoque des souf­frances comportementales. Selon moi, les agri culteurs polonais com­prennent cela et ils savent que des animaux bien traités tomberont moins malades, produiront plus de lait ou seront plus gros. Peut­être que les agriculteurs n’affichent pas la sensibilité des défenseurs des droits des animaux, mais ils ne sont pas dépourvus d’empathie.”

Lobby de la fourrure. Mikolaj Jastrzebski ajoute que le conflit entre agriculteurs et activistes est artificiellement attisé par le lobby des producteurs de four-rure, qui se font passer pour de véritables agriculteurs. “Je ne crois pas que nous ayons dépeint les éleveurs de volaille, de bœufs ou de porcs comme des barbares. Moi, je ne mange pas de viande et de produits d’origine animale, mais je consomme d’autres choses produites par les agriculteurs. J’ai de la famille à la campagne et je respecte leur dur labeur. Nous vivons dans un pays où la majorité des gens mangent de la viande. Personne ne veut les forcer à devenir végans. Nous voulons seulement que les animaux ne souffrent pas.”

Au village d’Ostrzeszów, dans le Sud-Ouest, où vit Sabina, personne ne va manifester à Varsovie, car les gens savent à quoi ressemble un élevage de

visons. La puanteur est incroyable

et l ’odeur n’est pas celle

Pologne. Les paysans sont en colèreD’habitude fidèles au gouvernement national-conservateur, les agriculteurs s’opposent pourtant à son projet d’amélioration du bien-être animal et des conditions d’élevage, relate ce magazine catholique.

“Les écolos auront sur leurs mains le sang des agriculteurs, car, avec leurs dettes, ils ne tiendront plus.”

Joanna,ÉLEVEUSE DE 23 ANS

↙ Dessin de Burkin, Russie.

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EUROPE18. Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

Revue de presse

du fumier à laquelle ils sont habitués. Cela sent le cadavre. Sabina aurait beau-coup à dire sur l’élevage de visons de son voisin, déclaré comme un élevage de lapins et formellement divisé en plusieurs exploitations plus petites pour contourner les limites régle-mentaires. Est-ce vraiment de l’agriculture ? La fourrure n’est pas indispensable à la survie.

Il y a huit ans, Sabina a repris les onze hectares de champs céréaliers de son père. Elle a vendu le cochon et les vaches, car elle n’avait personne pour l’aider à s’en occuper. Son mari travaille comme soudeur en Allemagne, son fils est diplômé en informa-tique. L’exploitation ne suffit pas à en vivre, c’est pourquoi Sabina travaille en journée comme serrurière.

À la campagne, le rapport aux animaux a changé. Aujourd’hui, si quelqu’un devait martyriser un chien, il aurait immédiate-ment affaire à tous ses voisins. Ce sont désormais les agricul-teurs qui sauvent les chiens atta-chés aux arbres et abandonnés par des urbains venus ramasser des champignons. Qui d’autre ?

La fin d’un monde. Autour de Sabina, les vieux votent pour le PiS [le parti national-conserva-teur au pouvoir] et les jeunes contre. Même s’ils bénéficient eux-mêmes de 500 + [une alloca-tion familiale de 500 zlotys, soit 120 euros par enfant et par mois], ils en ont assez des dépenses sociales, car ils voient que tout coûte plus cher. Concernant le bien-être animal, tout le monde soutient néanmoins le PiS.

D a n s l e s e n v i r o n s d e Starachowice, dans le Sud-Est, il n’y a presque plus d’agriculteurs. Les jeunes sont partis à l’étran-ger ou à Varsovie, ceux qui sont restés travaillent pour le secteur public ou font la navette avec la ville. Vu les cours actuels, l’agri-culture n’est plus rentable, d’au-tant que les fermes ne dépassent jamais quelques hectares.

Kasia, 35 ans, est la dernière de sa famille à continuer. Elle a reçu de son père dix hectares, cinq vaches et seize cochons, et ils vivent tous ensemble dans une grande maison. Le mari de Kasia est employé comme conduc-teur à la mine, elle a travaillé un temps dans une friperie avant de

fervent soutien à l’équipe natio-nale croate, elle est de nouveau sous les feux de la rampe. Kolinda, comme on l’appelle en Croatie,

vient de faire u n c a m é o dans la série humoristique très populaire

“Remue-ménage” (Dar Mar), produite par la chaîne privée Nova TV. La série raconte la vie dans un village imaginaire paumé, sans signal wifi, au gré des aven-tures de Bozena, chef du plus petit poste de police de Croatie, et de ses deux collègues policiers.

On connaît des comé-diens devenus prési-dents, comme Volodymyr

Zelensky en Ukraine, mais des p r é s i d e n t s d e v e n a n t comédiens et remplaçant la scène politique par les plateaux de tournage d’une série populaire, c’est plus rare.

Kolinda Grabar-Kitarovic, 52 ans, ex-présidente croate, n’en finit pas de surprendre : remarquée durant la finale de la Coupe du monde de football 2018 (France-Croatie) pour son

Les épisodes dans lesquels appara ît Kolinda Grabar-Kitarovic ne seront diffusés qu’en janvier et rien n’a été dévoilé sur son rôle, les clauses du contrat obligeant l’ex-chef d’État à garder le secret. Toutefois, le quotidien Jutarnji List croit savoir que “l’apparition de Kolinda est liée au personnage de Linda Grob, fille du fossoyeur du village, qui rêve de devenir présidente de la Croatie, comme Kolinda, son idole”. L’ex-présidente a elle-même confié au journal de Zagreb : “Je me suis bien amusée sur le plateau, c’est pour cette raison que j’ai accepté le rôle.”

Incarnée au théâtre. Kolinda Grabar-Kitarovic est également représentée à l’affiche au théâtre Kerempuh, à Zagreb, dans une comédie à succès, “Présidents et présidente”. L’ex-présidente y est incarnée par la jeune comé-dienne Ornela Vistica. “J’ai bien ri de moi-même, est-ce possible que je gesticule à ce point ? Ma scène préférée ? Bien évidemment la finale à Moscou”, a commenté Kolinda après la première, citée par Vecernji List. Une semaine plus tôt, elle avait subi une inter-vention chirurgicale délicate aux cervicales, dont elle souf-frait depuis des années, indique le quotidien.

La vie après sa défaite à l’élec-tion présidentielle en janvier 2019 ne semble pas déplaire à Kolinda Grabar-Kitarovic. “Je n’ai pas mis plus de cinq minutes pour digérer ma défaite. Ma vie est certes diffé-rente, mais plus détendue, j’ai plus de temps pour moi et pour faire les choses que j’aime. Je travaille sur le développement de la coopération avec différents instituts de recherche et universités, j’étudie et écris ma thèse de doctorat [en sciences poli-tiques]”, a- t-elle indiqué à la télé-vision N1. L’ex-présidente croate a aussi été nommée au Comité inter national olympique (CIO), sa passion pour le football et le sport en général n’étant pas passée inaperçue.

“Peut-être verra-t-on bientôt Kolinda, aux talents multiples, dans des rôles importants au théâtre ou au cinéma. Elle ne sera d’ailleurs pas le premier chef d’État croate qui s’est reconverti en comédien” : Stjepan Mesic, président de 2000 à 2010, a joué son propre rôle dans une comédie sortie en 2013, rappelle Jutarnji List.

—Courrier international

Dans les environs de Starachowice, dans le Sud-Est, il n’y a presque plus d’agriculteurs.

revenir à la ferme, attirée par les dotations pour jeunes agricul-teurs. Dès six heures du matin, elle change la litière des vaches, prépare le déjeuner. Après son travail, son mari fait encore quelques tours de tracteur.

La protection des animaux ? Kasia est d’accord pour fermer les élevages de v isons dès demain, mais estime qu’il ne faut pas non plus aller trop loin dans l’autre sens. Les écologistes

s’inquiètent davantage pour les animaux que pour les humains. Le végétarisme, c’est une fan-taisie. Kasia le sait, sa nièce de 18 ans ne mange pas de viande. Dernièrement, elle est venue l’aider dans les champs. Après quelques heures de battage, elle a failli s’évanouir. Quand on a un travail physique, on doit bien manger. En outre, Kasia n’aurait pas les moyens de ne manger tous les jours que des légumes, des brocolis et du muesli.

Sans le 500 + pour son fils et sa fille, Kasia n’arriverait pas à s’en sortir. Elle aime également le patriotisme du parti au pou-voir, c’est pourquoi l’initiative sur le bien-être animal ne chan-gera pas ses opinions politiques. Elle continuera à voter PiS.

—Bartosz JózefiakPublié le 19 octobre

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SOURCE

TYGODNIK POWSZECHNYCracovie, PologneHebdomadaire, 43 000 ex.tygodnikpowszechny.plDepuis sa fondation en 1945, l’“Hebdomadaire universel” est l’un des trois principaux porte-voix du catholicisme ouvert polonais, aux côtés de la revue Wiez et du mensuel Znak. Il traite de l’actualité polonaise et internationale, tout en accordant également de nombreuses pages aux nouveautés culturelles et aux questions religieuses.

CROATIE

L’ex-présidente s’amuse à jouer la comédieElle avait volé la vedette à Emmanuel Macron lors de la Coupe du monde de football 2018. Cette fois, Kolinda Grabar-Kitarovic vient de tourner dans une série populaire de la télévision croate.

↙ Dessin de Pismestrovic, paru dans Kleine Zeitung, Vienne.

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Page 19: Courrier International - 10 12 2020

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Page 20: Courrier International - 10 12 2020

EUROPE20. Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

DANIEL DESESQUELLE

CARREFOUR DE L’EUROPECARREFOUR DE L’EUROPEDIMANCHE 18H10

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© A

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PARIS 89 FM

détriment de la transparence. Une institution où les États membres se rendent mutuellement des ser-vices sur l’accord en question ou en prévision de votes à venir.

“Club de diplomates”. En réa-lité, la Pologne et la Hongrie ne sont pas les seules à faire obstacle à la “primauté du droit”, selon le nom donné par la Commission en 2018 à la proposition de condition-ner l’octroi de ses fonds au respect des valeurs européennes. Dans cer-tains documents du gouvernement allemand, que l’équipe internatio-nale de journalistes d’investigation Investigate Europe a pu consul-ter, on lit qu’outre la Slovénie, la Lettonie et le groupe de Visegrad (Slovaquie, République tchèque, Pologne et Hongrie), l’Italie et le Portugal se sont opposés, eux aussi, à l’ingérence européenne dans le droit des États.

—Il Fatto Quotidiano (extraits) Rome

La dernière bombe a été lâchée par deux représen-tants permanents d’États

membres, le 16 novembre, à l’oc-casion d’une réunion informelle du Conseil de l’Union européenne, l’instance qui réunit les ministres de chaque pays de l’UE. Ce jour-là, ils ont fait savoir que leurs pays, la Pologne et la Hongrie, bloquaient le plan de relance et le budget 2021-2027 en opposant leur veto à la clause sur le “respect de l’état de droit”. L’unanimité étant nécessaire, la situation est désormais bloquée.

C’est ainsi que les choses se passent au Conseil de l’UE – appelé également Conseil des ministres. Il s’agit d’un organe législatif, mais ici les lois s’éla-borent par la voie diplomatique, au

UNION EUROPÉENNE

Petits arrangements entre amisComment se déroule le processus législatif dans les institutions bruxelloises ? Ce journal italien a enquêté sur le Conseil de l’UE, un organe où les négociations secrètes sont la règle.

Lors de la réu n ion du 12 novembre 2018, les représen-tants allemands écrivent : “L’Italie et le Portugal sont très critiques et dénoncent cette proposition, notam-ment l’absence de lien entre l’état de droit et le budget.” En ce qui concerne le cas portugais, le Parti socialiste du Premier ministre, António Costa, a même voté en faveur de cette proposition au Parlement européen. Pourtant, dans le secret du Conseil, Lisbonne a soutenu la rébellion de la Pologne et de la Hongrie.

“Les décisions de l’Union euro-péenne sont prises aussi ouverte-ment et aussi près que possible des citoyens”, lit-on dans le traité de Lisbonne. Il n’empêche qu’entre les murs des bâtiments du Conseil, les 150 groupes de travail qui se réunissent (avec des délégués gou-vernementaux et des fonction-naires des ministères) analysent les propositions de la Commission et négocient des compromis sans que rien ne fi ltre à l’extérieur. Les comptes rendus des réunions ne sont pas publiés et les positions des pays ne sont pas consignées. “Le Conseil se prend encore pour un club de diplomates tenus à la confi denti-alité, alors que c’est un organe légis-latif à part entière”, dénonce Emily O’Reilly, médiatrice européenne qui fait la guerre au Conseil depuis deux ans, à coups de rapports et de recommandations.

Les émissaires, eux, voient les choses diff éremment. Un ancien représentant permanent de l’Hexagone, Pierre Sellal, explique pourquoi : “À un moment donné, la personne qui préside la réunion va dire : ‘Maintenant que j’ai pris connaissance de vos positions natio-nales respectives, pouvons-nous essayer de trouver un compromis qui diff ère des instructions que vous avez reçues ?’ Or ça, ça ne peut pas se faire publiquement, sinon la négociation va prendre des allures de discussion de comptoir.” Un chantage qu’Emily O’Reilly réprouve : “Au sein des États membres, il serait inimaginable qu’un gouvernement prépare une loi sans en rendre compte. Or, c’est ce

que font ces mêmes ministres quand ils légifèrent au niveau européen.”

La Cour de justice européenne a déjà condamné à plusieurs reprises le Conseil à rendre publics les documents relatifs au proces-sus législatif. Mais, à l’exception des pays habituels – les nations scandinaves et les Pays-Bas – personne n’a intérêt à ce que les choses bougent. Résultat, 68 pro-positions législatives sont blo-quées au Conseil et ont disparu des écrans radar.

Surprise. Parmi celles-ci : la transparence fi scale des multi-nationales. L’évasion fi scale des mastodontes – Facebook, Google, Amazon et consorts – représente 70 milliards par an, soit la moitié du budget annuel de l’UE. Il y a quatre ans, la Commission Juncker avait proposé d’obliger ces entre-prises à déclarer leurs revenus pays par pays, ainsi que les impôts qu’elles y payaient. Les paradis fi s-caux de l’UE n’étaient pas concer-nés, mais c’était un premier pas. Le Parlement européen a approuvé la directive en 2017 mais, depuis lors, elle est bloquée au Conseil et on n’en a plus de nouvelles.

À la fi n de 2019, un député vert allemand, Sven Guigold, a publié les noms des pays qui bloquaient cette directive et, surprise, on a découvert qu’à côté des sus-pects habituels – l’Irlande, le Luxembourg, Malte et Chypre – fi guraient également l’Allemagne et deux autres pays insoupçon-nés  : le Portugal et la Suède. L’information a semé la pagaille au Parlement portugais, le gou-vernement Costa ayant promis de “faire la guerre aux multinationales pour une plus grande justice fi scale au sein de l’UE”. “Ses” eurodépu-tés avaient bien voté la directive mais, en sous-main, le gouverne-ment s’était arrangé pour ne pas se mettre à dos les géants du web.

Après la révélation de l’accord par Investigate Europe, le Portugal a fait marche arrière. Aujourd’hui, il y aurait une majorité qualifi ée au Conseil pour approuver la

directive, mais l’Allemagne fait toujours barrage. L’ennemi le plus acharné de la transparence fi s-cale est le ministre de l’Écono-mie, Peter Altmaier (CDU, comme Merkel). Dévoiler les comptes d’une multinationale en Europe “désavantagerait les entreprises alle-mandes face à la concurrence inter-nationale”, a-t-il dit. Comme c’est l’Allemagne qui assure actuelle-ment la présidence de l’Union, le dossier a été glissé sous le tapis.

Un problème qui persiste donc, alors même que, comme l’a rap-pelé la Cour de justice européenne, “c’est précisément la transparence du processus législatif qui renforce la légitimité des institutions aux yeux des citoyens de l’UE”.

—Maria MaggiorePublié le 1er décembre

Le sommet de la dernière chance ?●●● Les 10 et 11 décembre, un sommet des 27 chefs d’État de l’UE se réunit à Bruxelles. À cette occasion, une solution sera cherchée pour contourner le veto de la Hongrie et de la Pologne, opposées au conditionnement des versements des fonds structurels au respect de l’état de droit. L’enjeu est énorme, prévient Il Sole-24 Ore, puisque “un ensemble de ressources sans précédent, qui équivaut à environ 1 800 milliards, risque de rester bloqué”. Une impasse qui concerne le budget, mais aussi le plan de relance négocié cet été pour aider les pays à mitiger les conséquences économiques de la pandémie. Sans un budget approuvé avant la fi n de l’année, explique le quotidien italien, l’UE rentrerait dans une sorte de régime provisoire où, “concrètement, aucune nouvelle politique de l’UE ne pourra être fi nancée, comme le Green Deal”.

↙ Dessin d’Arend,Pays-Bas.

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22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

amériques

—The New York Times(extraits) New York

Il y a quatre ans, Trump a été élu sur la promesse d’ériger un immense mur le long

de la frontière avec le Mexique, comme un symbole témoignant de sa volonté de mettre un terme à l’immigration et de construire une clôture qui survivrait longtemps après la fi n de son mandat. Le pré-sident élu, Joe Biden, a déclaré vouloir arrêter ce chantier, mais le gouvernement sortant s’em-presse de construire le plus pos-sible de pans de mur durant ses dernières semaines au pouvoir.

Dans le sud-est de l’Arizona, la polémique autour du projet phare du président sortant a vu s’op-poser fermiers contre fermiers et voisins contre voisins dans un État que le candidat démocrate a remporté de justesse après des décennies de règne républicain.

Dans cette région, des équipes de démolisseurs s’empressent aujourd’hui d’éventrer les mon-tagnes isolées du Peloncillo, habi-tat des ocelots et des moufl ons et où poussent peupliers de Virginie et sycomores. “Des sites historiques et archéologiques, des zones de pas-sage pour les animaux sauvages, tout cela est en train d’être détruit ou a déjà été détruit, déplore Bill McDonald, 68 ans, éleveur de la cinquième génération et républi-cain convaincu qui a voté pour Biden cette année. Tragédie, c’est le mot qui convient pour décrire ce qui se passe.”

Alors que Joe Biden a déclaré qu’il mettrait fi n à ce chantier, d’autres priorités en matière d’im-migration – la levée de l’interdic-tion d’entrée sur le territoire de certains ressortissants étran-gers, l’accueil d’un plus grand nombre de réfugiés ou l’assouplis-sement du droit d’asile – risquent

du mur. “Une fois que le gouverne-ment entreprend quelque chose de cette ampleur, c’est très diffi cile de revenir en arrière”, explique-t-il, convaincu que le mur a rendu sa ville plus sûre en contraignant les migrants à chercher d’autres points de passage. “Nous en étions arrivés à un point où on trouvait des clandes-tins jusque dans nos arrière-cours, maintenant la situation a changé.”

Belva Klump, 83 ans, issue d’une famille d’éleveurs de la zone frontalière, défend elle aussi la construction du mur. “Tout ce que je peux dire, c’est que j’aimerais qu’il y en ait plus”, déclare-t-elle. Un de ses petits-fi ls, Timmothy Klump, 31 ans, le formule autre-

ment : “Ce mur est une évidence, il améliore notre sécurité et évite que mes vaches aillent se perdre au Mexique. Les éleveurs qui s’opposent au mur représentent une minorité.”

Jusqu’à présent, l’agence char-gée de la protection des fron-tières a concentré les opérations de construction sur des terrains appartenant au gouvernement fédéral, et [celui-ci] a fait accé-lérer les travaux en piétinant des dizaines de lois qui protégeaient notamment des sites funéraires amérindiens ou des sanctuaires d’espèces protégées. Rodney Scott, responsable de la police aux fron-tières, a indiqué le mois dernier que la vallée du Rio Grande au Texas – par laquelle passent de nombreux clandestins – était une priorité. Mais les opérations de construction y avancent lente-ment car le tracé passe par de

d’éclipser les appels à démante-ler le mur. Plusieurs conseillers de l’équipe de transition de Joe Biden ont réfuté l’idée de détruire les pans de mur déjà construits.

Depuis le début de l’année, les responsables du Service des douanes et de la protection des frontières ont mis les bouchées doubles afi n de remplir l’objec-tif fixé par Trump, à savoir la construction de plus de 720 kilo-mètres de mur d’ici la fi n de son mandat. À la date du 13 novembre, le mur s’étendait sur près de 450 kilomètres. Quelque 40 kilo-mètres ont été construits dans des zones où ne se trouvait aupara-vant aucune espèce de clôture ; les 410 kilomètres restants sont venus remplacer des sections de mur délabrées, moins hautes ou qui se résumaient à des barrières automobiles – lesquelles n’empê-chaient pas les passages à pied.

Certaines des opérations de construction les plus inva-sives se déroulent ce mois-ci dans le canyon de Guadalupe, où vivent des espèces d’oiseaux rares, comme l’engoulevent de Ridgway ou le tyran mélancolique. Le canyon est tellement diffi cile d’accès – Douglas, la ville la plus proche, est à une cinquantaine de kilomètres – que les migrants étaient très peu nombreux à passer par là, expliquent les éleveurs.

À présent, certaines parties du canyon ressemblent à des mines à ciel ouvert. Tous les jours, des ouvriers dynamitent des pans de la montagne pour construire le mur ainsi que des routes d’ac-cès. C’est un des tronçons les plus onéreux. Selon Jay Fiel, porte-parole du corps des ingénieurs, la construction de 7,5 kilomètres de mur sur le terrain très acci-denté de ce canyon coûte près de 25,6 millions de dollars par kilomètre, soit près du double du coût moyen prévu pour ce projet.

“Ce n’est pas seulement un crève-cœur, c’est aussi complètement idiot”, souligne Diana Hadley, historienne, dont le ranch familial s’étend sur le canyon. Pour elle, les frontières naturelles ont de tout temps dissuadé les migrants de passer dans cette région.

Ces opinions critiques sont loin d’être partagées par tout le monde. Le maire républicain de Douglas, Donald Huish, dont la famille a émigré du Mexique après la révo-lution mexicaine [de 1910], fait partie des fervents défenseurs

nombreux terrains privés, appar-tenant à des particuliers.

Vicki Gaubeca, défenseure des libertés civiles et directrice de la Coalition des communautés de la frontière sud, estime que le pro-chain gouvernement pourrait non seulement arrêter la construction du mur, mais également procé-der au démantèlement de cer-tains tronçons, notamment ceux qui ne respectent pas les tradi-tions amérindiennes ou menacent des espèces protégées. Pourtant, même si Joe Biden le veut, il pour-rait se voir confronté à des obs-tacles logistiques et fi nanciers tels que le versement d’indemnités pour annuler certains contrats. Ainsi, la rupture d’un contrat d’un montant de 420 millions de dol-lars, signé en novembre 2019 pour remplacer une cinquantaine de kilomètres de clôture en Arizona, pourrait se solder par le verse-ment de 15 millions de dollars d’indemnités pour le gouverne-ment fédéral.

Si certains habitants semblent résignés à vivre à l’ombre du mur, d’autres comme Karen Hesselbach, résidente d’une commune de l’Ari-zona, près de la rivière San Pedro, voient les choses diff éremment. Pour elle, les équipes de démoli-tion ont détruit la quiétude que cette ancienne habitante du Maine était venue chercher en s’instal-lant ici il y a vingt-trois ans. Son regard s’arrête désormais sur le mur qu’elle aperçoit depuis son jardin. Opposée à ce projet, elle le compare à une œuvre de Christo, l’artiste conceptuel d’origine bul-gare célèbre pour ses “emballages” de monuments. “J’essaie de le voir comme une œuvre d’art contempo-raine, soupire-t-elle. J’espère qu’ils vont le démolir.”

—Simon RomeroPublié le 29 novembre

États-Unis. Le mur, une balafre laissée par TrumpEn Arizona et au Texas, les travaux de construction du mur frontalier avec le Mexique battent leur plein avant la passation de pouvoir à Washington.

Chaque jour, dans le canyon de Guadalupe, des ouvriers dynamitent la montagne.

↙ Dessin de Kazanevsky,Ukraine.

San Diego

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NogalesEl Paso

Tronçons du mur bâtis

CiudadJuárez

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AMÉRIQUES24. Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

noire, que ce genre de chose n’aura aucune conséquence ici”, explique Luciana Brito. Professeure à l’uni-versité fédérale de Recôncavo da Bahía [dans le nord-est du pays], elle étudie l’esclavage, son abolition et les relations raciales au Brésil et aux États-Unis. “Ils comptent sur l’absence d’empathie d’une bonne partie de la population, mais aussi sur l’impunité dont jouit l’État. C’est là que se manifeste le racisme structurel.”

Négation pure et simple. Le 19 novembre, veille de la Fête de la conscience noire, un homme noir – João Alberto Silveira Freitas, 40 ans – a été battu à mort par deux Blancs dans un magasin Carrefour de Porto Alegre [dans le Sud]. L’un des meurtriers était l’agent de sécurité du magasin, l’autre, un policier militaire contractuel.

Pour Silvio Almeida, profes-seur à l’université presbytérienne Mackenzie [de São Paulo], si on pouvait figurer les États-Unis avec un visage humain, celui-ci aurait une grande cicatrice due à la “bles-

sure civilisationnelle” sur laquelle s’est construite cette nation. Il évoque les lois de ségrégation raciale adoptées après la fin de l’esclavage et de la guerre de Sécession et

approuvées par la Cour suprême en 1896. “La lutte pour les droits civiques a traité la blessure, mais on n’a jamais procédé à une opéra-tion pour l’empêcher de continuer. On a désinfecté la plaie, mais il lui arrive encore de saigner. On n’a pas retiré le couteau qui se trou-vait à l’intérieur.”

Luciana Brito souligne cepen-dant que les valeurs sur lesquelles s’est construite la société améri-caine ont ensuite servi de base

—El País Brasil (extraits) São Paulo

Non, le Brésil n’est pas plus raciste que les États-Unis. Ni moins. À vrai dire, on ne

saurait faire de comparaison quan-tifiable sur ce sujet. L’essentiel, c’est que les deux pays présen-tent un passé esclavagiste et sont encore structurellement racistes. Cependant, chacune de ces socié-tés s’est formée d’une certaine manière, avec des valeurs diffé-rentes. Et chacune a emprunté un chemin différent à l’égard de la question raciale, font remar-quer l’historienne Luciana Brito, la sociologue Flavia Rios et l’avo-cat et philosophe Silvio Almeida.

Si les comparaisons entre les deux pays existent depuis au moins le xixe siècle, déclare Flavia Rios, elles ont gagné en force en 2020 à la suite du mouvement Black Lives Matter. L’assassinat de George Floyd par un poli-cier blanc, le 25 mai, a déclen-ché une vague de protestation aux États-Unis. Tandis que la presse internationale se penchait sur cette affaire qu’elle attribuait au racisme, au Brésil, un jeune Noir est assas-siné toutes les vingt-trois minutes sans que la question raciale fasse l’objet d’une analyse quotidienne.

On a eu un échantillon de cette violence peu de temps après l’as-sassinat de Floyd. Les images de ce meurtre ont fait le tour du monde et un policier militaire a reproduit la scène [au Brésil] : il a écrasé de son pied le cou d’une femme noire à Parelheiros, dans le sud de São Paulo. “Les policiers qui font ça signifient à la société bré-silienne, et surtout à la communauté

BRÉSIL

Un racisme profondément enracinéContrairement à ce que prétend le gouvernement brésilien, la ségrégation est une réalité dans le pays, mais ses ressorts historiques sont bien différents de ceux des États-Unis, explique ce journaliste.

à la lutte menée par les mouve-ments de contestation. “La notion de droits civiques est très forte depuis l’élaboration de la Constitution, à la fin du xviiie siècle. Les mou-vements des années 1960 contre les lois ségrégationnistes n’étaient pas seulement antiracistes ; les Africains-Américains demandaient à participer à la vie du pays comme des hommes et des femmes dotés de droits”, précise-t-elle.

Mais au Brésil, comme dans les autres pays latino-américains, la question raciale “se caractérise par la négation pure et simple du racisme. Celle-ci repose sur des idéologies que nous avons appelées ‘démocra-tie raciale’ ou ‘blanchissement’, qui ensemble bâtissent un concept plus large appelé ‘métissage’”, déclare Flavia Rios. En termes juridiques, cela signifie que “les Brésiliens n’ont jamais eu de législation ségré-gationniste”. Mais en pratique, la ségrégation a toujours existé, en témoigne l’interdiction faite aux sportifs noirs d’intégrer les clubs de football au début du xxe siècle, les persécutions – institutionna-lisées pendant des décennies – infligées à la culture noire et aux religions d’origine africaine ou l’absence de politiques publiques, qui abandonne la population à son sort, explique Flavia Rios.

Ainsi les chiffres de la sécu-rité publique sont-ils par-ticulièrement révélateurs. Ils montrent que la popu-lation noire brésilienne subit un massacre – un

génocide, selon le mouvement noir – et se trouve dans une situa-tion pire que celle des États-Unis. Dans les deux pays, les Noirs ont environ trois fois plus de proba-bilités de mourir de la main de la police que les Blancs.

Les Africains-Américains représentent 13 % des 333,9 mil-lions d’habitants que comptent les États-Unis, mais 25 % des per-sonnes tuées par les services de police. Les Africains-Brésiliens, eux – c’est-à-dire les Noirs et les mulâtres [selon une catégorie eth-nique utilisée pour le recensement ou d’autodésignation pour accéder à des programmes de discrimi-nation positive, à l’université par exemple] – représentent 55 % des 211 millions d’habitants du Brésil, mais 75 % des victimes de l’État. De plus, le nombre d’homicides de Noirs brésiliens a augmenté de 11,5 % en onze ans, alors que ce chiffre a baissé de 13 % dans le reste la population.

Pour comprendre ces écarts, il ne faut pas seulement étudier la question raciale dans chacun de ces pays, mais se pencher

également sur l’évolution de leurs institutions policières et judi-ciaires. Le Brésil a mis au point “un appareil de violence haute-ment répressif, hautement sophis-tiqué”, déclare Silvio Almeida. Le problème n’est donc pas que les institutions fonctionnent mal : elles fonctionnent comme prévu. “L’État brésilien est sensationnel : il parvient à créer un appareil de répression racialisé dont la violence est un modèle pour d’autres endroits du monde, mais qui se présente en même temps comme n’étant pas racialisé. C’est génial. On n’est pas des amateurs, hein ?” ironise-t-il.

Question de colorisme. Cette différence de cheminement sur la question raciale a également généré des conceptions diffé-rentes de la négritude. Pour Luciana Brito, la négritude a sur-tout à voir avec le phénotype de la personne au Brésil – ce qui a lancé le débat sur le colorisme, un concept qui définit la hiérarchie raciale de la société brésilienne selon le degré de clarté de la peau. Cette subjectivité fait aussi que les frontières identitaires ne sont pas toujours claires. Aux États-Unis, les caractéristiques physiques comptent, mais la négritude est liée principalement à l’origine de la personne, explique Luciana Brito. L’idée de nation a été créée à partir du citoyen blanc, tandis que les autres ont été relégués en marge du discours national. C’est pour cette raison que la commu-nauté noire a jugé nécessaire de se qualifier d’africaine-américaine.

Revenons au Brésil. L’ère [du président] Getulio Vargas (1930-1945 et 1950-1954) a consolidé l’idée que “le peuple est mélangé et que nous sommes tous Brésiliens”, selon Luciana Brito. Contrairement aux Africains-Américains, les Noirs brésiliens ont toujours été inclus dans le discours national, bien que de façon inégale. Ils n’ont donc jamais éprouvé la nécessité de s’af-firmer comme citoyens brésiliens, et l’expression “africain- brésilien” n’a eu aucun sens. “Qu’une per-sonne ait des origines africaines ou non, ce qui importe au quotidien, ce sont les caractéristiques physiques. Ce sont elles qui, construites sociale-ment, sont susceptibles de bâtir une image de danger, de menace, d’in-humanité… à savoir des projections stéréotypées”, conclut Flavia Rios.

—Felipe BetimPublié le 26 novembre

ANALYSE

↓ Dessin de Boligan paru dans El Universal, Mexico.

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26. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

moyen-orient

—Middle East Eye (extraits) Londres

A la suite de la récente série d’attentats perpétrés par des extrémistes religieux

en France et en Autriche, l’épou-vantail islamiste agité par cer-tains trouve un public de plus en plus large.

Sous couvert de défendre les libertés individuelles, les libéraux illibéraux ont déclaré la guerre à l’islamisme – un terme qui, au départ, faisait référence au mili-tantisme islamique non violent et qui désigne désormais le “fonda-mentalisme islamiste” et le “ter-rorisme”. Le président Emmanuel Macron a été très critiqué pour ses propos clivants sur l’islamisme, alors que les cerveaux à l’œuvre derrière l’épouvantail islamiste ne sont pas des Occidentaux mais des dictatures arabes.

Aux avant-postes de la croisade contre l’islamisme se trouvent les Émirats arabes unis (EAU), une monarchie tribale absolutiste où les libertés individuelles brillent par leur absence et où l’islam est instrumentalisé pour jus-tifier l’oppression de la société civile, la censure de la liberté d’expression et de toute forme de militantisme politique.

Notion creuse. Le Conseil des fatwas des Émirats est devenu un outil de contrôle très puissant au service de l’État, ainsi qu’un outil de communication stratégique à l’international. Dirigé par le savant soufi Cheikh Abdallah ben Bayyah, le Conseil permet à Abou Dhabi de refaçonner le discours islamique en le fondant sur une apologie creuse de la “tolérance” qui s’applique uniquement à ceux qui se soumettent politiquement.

faisant un concept fourre-tout, qui englobe toute forme d’idéo-logie extrémiste née de l’islam. Par conséquent, les Frères musul-mans sont devenus un épouvan-tail bien pratique qui permet de mettre dans le même sac les acti-vistes de gauche et les meurtriers de l’État islamique.

Paranoïa occidentale. Faire l’amalgame entre les mouvements politiques qui se revendiquent de l’islam et le terrorisme fait partie de la stratégie de communication des EAU vis-à-vis de l’Europe et des États-Unis, qui joue sur les peurs et la paranoïa occidentale depuis le 11-Septembre, non seu-lement pour justifier l’autori-tarisme politique aux Émirats, mais aussi pour justifier l’auto-ritarisme violent en Libye, en Égypte et au Yémen. La stratégie contre- révolutionnaire à grande échelle des EAU a été vendue à l’Occident en totalité ou en partie comme une campagne pour lutter contre le “terrorisme”. Elle sert de justification à la violente répres-sion de la dissidence et de l’oppo-sition en Égypte mise en œuvre par le président Sissi. Elle justi-fie les camps de torture mis en place au Yémen par le représen-tant local des EAU, le Conseil de transition du Sud.

Ainsi, la “tolérance” que les EAU prônent chez eux et dans la région se révèle intolérante à l’égard de la société civile et du pluralisme politique. Pourtant, le risque c’est que, sous le prétexte de la tolérance, non seulement l’autoritarisme se renforce, mais aussi que les idéologies extré-mistes fleurissent à la faveur des privations de droits, des injustices et de l’exclusion.

—Andreas KriegPublié le 30 novembre

Si la vraie tolérance est néces-saire pour lutter contre l’extré-misme sous toutes ses formes, la tolérance version Émirats reste une notion creuse parce qu’elle interdit toute discussion théo-logique libre sur le rôle de l’islam au xxie siècle dans la vie sociale et politique. Même si les Émirats prétendent dépolitiser la religion en faveur d’un islam plus modéré, leur version du soufisme redonne paradoxalement un rôle politique à la religion, non comme un ins-trument de gestion de la sphère publique, mais comme instrument de la répression d’État.

Le Conseil des fatwas a récemment désigné les Frères musulmans comme étant une “organisation terroriste”. Une décision qui reposait sur une notion politique centrale à l’en-seignement de Ben Bayyah et de

ses partisans : le wali al-amr, l’idée que l’obéissance à un diri-geant politique doit être absolue.

L’interprétation de Ben Bayyah de cette obéissance est en elle-même extrémiste et place les

citoyens ordinaires sous la tutelle d’une élite dirigeante toute- puissante, qu’il s’agisse de tyrans ou d’autocrates bienveillants.

Cette interprétation du wali al-amr a posé les bases

théologiques de la campagne contre- révolutionnaire des EAU dans la région depuis la vague des “printemps arabes” [qui avait commencé en 2011]. Ce concept vilipende l’action poli-tique en dehors du contrôle de l’État, il amoindrit la société civile sous toutes ses formes et rend hors la loi la dissidence et la révolution. Aux Émirats, il a même créé un vide théologique qui permettrait la déification du prince Mohammed Ben Zayed Al-Nahyane [MBZ].

Le positionnement des Frères musulmans contre l’autorita-risme des régimes en a fait l’en-nemi juré des Émirats arabes unis. Le Conseil des fatwas a réussi à fusionner le débat théologique sur les valeurs et les vertus de l’islam avec le concept de tolérance. Et c’est ce discours que prêchent les EAU dans le monde et qui trouve un écho en Europe et aux États-Unis, où l’on agite depuis plus de vingt ans l’ épouvantail islamiste.

Abou Dhabi a profité de la peur de l’islam en Occident pour stigmatiser l’islamisme, en en

Émirats arabes unis. Répression au nom de la toléranceSous prétexte de croisade contre l’extrémisme religieux, Abou Dhabi oppresse et musèle violemment toute forme d’opposition, estime ce site d’information panarabe.

↙ À l’isolement. Dessin de Hajo paru dans As Safir, Beyrouth.

SOURCE

MIDDLE EAST EYELondres, Royaume-Unimiddleeasteye.netFondé en février 2014, Middle East Eye est un site d’information panarabe basé à Londres. Grâce à un large réseau de correspondants, il couvre 24 pays et aborde des sujets politiques, économiques et sociaux.

Dubaï, ses plages, son esclavageQuelques vérités sur l’envers du décor du “Las Vegas du Moyen-Orient”, rappelées par Ha’Aretz.

“À Dubaï, sous la façade scintillante d’un paradis dans le désert se cache un système cruel et meurtrier de recrutement et d’enlèvement d’êtres humains – principalement des femmes – au moyen de la menace ou de la force”, signale Ha’Aretz à ses lecteurs israéliens prêts à embarquer pour les Émirats arabes unis, après l’accord de normalisation des relations entre les deux pays. “Aux Émirats, il y a plus de 8 millions de travailleurs migrants employés dans la construction ou comme domestiques. La plupart sont victimes de la traite des êtres humains ou du travail forcé. Leurs passeports leur sont confisqués (…), ils subissent des abus physiques et sexuels, et le salaire qui leur est promis n’est pas payé.” Le quotidien de la gauche israélienne poursuit : “De nombreuses femmes sont kidnappées pour l’industrie du sexe. Rien qu’à Dubaï, 45 000 femmes seraient piégées dans le réseau de la prostitution. Il en va de même pour de nombreux adolescents, qui fournissent des services sexuels aux visiteurs du ‘Las Vegas du Moyen-Orient’. Avant de faire vos valises, sachez que les hôtels scintillants de Dubaï, les centres commerciaux éblouissants et les plages parfaites sont construits et entretenus par des personnes dont les droits ont été violés.”

Contexte

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MOYEN-ORIENT28. Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

Des voix singulières commentent l’état des relations entre l’Europe

et le monde musulman.

—Raseef22 Beyrouth

Qu’est-ce qui est plus dange-reux pour nous qui avons fui des pays dans les-

quels il est impossible de vivre ? Qu’est-ce qui nous menace le plus, la droite nationaliste et raciste allemande, française ou américaine ou la droite raciste islamiste transnationale ?

Première anecdote : j’accom-pagne une amie à l’hôpital. Dans la salle d’attente, il y a une femme arabe avec ses enfants. Je me mets à discuter avec elle et, au passage, je lui apprends que je suis syrien. Quand mon amie nous laisse pour voir le méde-cin, elle me demande si j’ai déjà converti mon épouse à l’islam. Je ne réponds pas mais je n’en pense pas moins. Comment peut-on se mêler aussi grossièrement de la vie des autres ? Il suffit que je dise que je viens de Syrie pour que tous les gens originaires du Moyen-Orient, et plus particuliè-rement les musulmans, croient qu’ils ont leur mot à dire sur ma vie privée.

Comme dans toutes les reli-gions, il y a dans l’islam des choses compatibles avec notre époque et certains enseigne-ments qui peuvent nous être utiles. Mais comme dans toutes les religions, il y a également des choses incompatibles. Par exemple, on ne peut pas accepter qu’on jette les homosexuels du haut d’un immeuble, ni qu’on coupe la main aux voleurs, ni qu’on flagelle, ni qu’on réduise des captifs en esclaves sexuels, ni qu’on tue les apostats et ainsi de suite.

Deuxième anecdote : je suis dans un bus en train de lire un roman. Un homme arabe s’as-soit à côté de moi et croit bon de me dire qu’il me serait plus utile de lire le Coran. Je lui réponds

que cela ne le regarde pas et je change de place.

Le problème, ce n’est pas l’islam. C’est qu’il y en a qui croient qu’ils sont investis par Dieu pour se mêler de notre vie privée, pour nous dire ce qu’il faut faire, ce qu’il faut dire, ce qu’il faut penser, pour surveil-ler avec qui nous entretenons une relation et pour nous empê-cher de disposer de notre corps. Les mêmes prennent ensuite la défense d’un ado méprisable qui a coupé la tête d’un professeur pour une simple parole.

Comment échapper à votre bêtise, à votre ignorance, à votre extrémisme ? Où devons-nous nous en aller pour vivre à l’abri de vous ? Nous avons fui nos pays, abandonné nos maisons, perdu nos proches pour trou-ver un endroit où il est permis de penser et de parler librement. Et voilà que nous nous retrou-vons encore face à des chantres de votre espèce qui nous mena-cent et sont prêts à tuer. Rien qu’en écrivant ces lignes, j’ai peur. Il suffit de peu pour qu’un quel-conque cheikh émette une fatwa et qu’un imbécile passe à l’acte.

—Dalil YoussefPublié le 27 octobre

Comment échapper à votre bêtise ?Coup de gueule d’un cinéaste syrien réfugié en Allemagne contre les islamistes qui veulent faire la loi en Europe. Lui a précisément fui son pays pour pouvoir penser et parler librement, rappelle-t-il.

VOIX DUMOYEN-ORIENT

envahi le Liban, il avait songé à mobiliser ses forces aériennes pour leur tenir tête.

Rien de tel avec le régime ira-nien. Il parle fort, c’est certain. Mais concrètement il ne fait rien. Il ne sacrifie même pas de bouc émissaire pour donner des gages à son opinion. Personne n’a dû se répandre en excuses publiques pour ses manquements, aucun haut responsable n’a été obligé de démissionner, aucun général ne s’est opportunément suicidé.

“Patience stratégique”. Ismaël Qaani, le successeur de Qassem Soleimani à la tête des Forces Al-Qods [unité d’élite au sein de la milice des Gardiens de la révo-lution], s’est contenté de ressasser de vieux discours empreints d’une ridicule virilité. “Ceux qui ont fait ça [les Israéliens] sont incapables de se battre homme à homme”, s’est-il écrié sans convaincre.

En réalité, ce qui explique l’at-titude iranienne, c’est la notion de “patience stratégique”. Certes, le régime n’est pas connu pour sa patience ni pour son pacifisme, ni pour son amour de la stabilité régionale, ni pour sa capacité à se

—Asharq Al-Awsat (extraits) Londres

L’absence de réactions ira-niennes après l’assassinat [attribué à Israël] du [phy-

sicien nucléaire iranien] Mohsen Fakhrizadeh ce 27 novembre a été abondamment commentée.Pas seulement pour se moquer du régime des mollahs, mais aussi pour pointer une situation qui est pour ainsi dire sans précédent.

Téhéran subit humiliation sur humiliation. Il encaisse les coups en Iran, mais aussi en Syrie, au Liban et en Irak. Il voit passer les assassinats de caciques, depuis celui de Qassem Soleimani, tué en janvier [2020]. Mais pour toute réaction, il se contente d’aboyer.

En son temps, le président égyp-tien Gamal Abdel Nasser essayait de réagir à la défaite humiliante de la guerre de 1967 par une guerre d’usure. Même le président syrien Hafez El-Assad, [qui savait pour-tant botter en touche] sous pré-texte qu’il fallait faire “le bon choix au bon moment”, s’était lancé dans la guerre d’octobre [guerre du Kippour contre Israël en 1973] et en 1982, quand les Israéliens ont

IRAN

Face à Israël, le silence de TéhéranL’assassinat de Mohsen Fakhrizadeh fin novembre en est un nouvel exemple. Humilié, le régime menace de représailles, mais ne passe jamais à l’acte.

départir de sa rigidité idéologique pour donner la priorité à l’écono-mie. C’est plutôt un régime guer-rier par nature, qui voit le monde comme un théâtre de luttes et d’hostilités. Il considère qu’il est en guerre contre des “Satan” et ne cesse d’appeler à détruire Israël.

Certes, on nous dit que Téhéran ne veut pas se laisser entraîner dans le piège stratégique tendu par Tel-Aviv, qui cherche à créer des faits accomplis avant l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche. Mais il y a bien un moment où la “patience stratégique” trouve ses limites. Si l’Iran continue de se laisser humilier et de donner une impression d’impuissance, la future administration américaine risque de ne pas sentir le besoin de se montrer plus accommodante avec lui que Donald Trump.

On sait pourtant avec quelle vigueur l’Iran s’était jeté dans la guerre avec l’Irak en 1980. On sait également qu’il mobilise des ressources considérables pour déployer des combattants dans les pays voisins, au point que d’aucuns à Téhéran se vantent d’avoir occupé “quatre capitales arabes” [Bagdad, Beyrouth, Damas et Sanaa].

Ce qui nous amène à penser que les Iraniens considèrent que la guerre, c’est contre les voisins, pas contre Israël. Face aux Arabes, on tape ; face à Israël, on encaisse. S’il doit y avoir une réaction, elle ne sera pas dirigée contre Israël ou les États-Unis, mais contre des régimes arabes que les Iraniens qualifient d’“agents de l’Amérique”.

Tout cela n’est pas une décou-verte. Si l’Iran avait voulu se battre contre Israël, il aurait mené une politique de rapprochement avec ses voisins, pour se consacrer à l’ennemi au lieu d’entretenir des foyers de tensions. Ce n’est pas qu’il faille souhaiter la guerre. Il ne s’agit pas non plus de brocar-der les pays qui ne mènent pas une politique belliqueuse.

Il s’agit en revanche de dire, une bonne fois pour toutes, cette cruelle vérité : les hérauts de tou-jours de la lutte contre Israël ont vu leur projet se briser, politique-ment, économiquement et cultu-rellement. Ils en récoltent les fruits amers sous la forme d’un régime des mollahs menteurs qui refuse la paix, sans faire la guerre, ou plutôt qui guerroie contre ses voi-sins arabes et recule devant Israël.

—Hazem SaghiehPublié le 2 décembre

↙ Pas de fumée sans feu. Benyamin Nétanyahou et Hassan Rohani. Dessin de Bertrams paru

dans De Groene Amsterdammer, Pays-Bas.

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Retrouvez sur notre site les autres témoignages publiés dans le cadre de notre série “Voix du Moyen-Orient”, ainsi que toute l’actualité de la région.

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30. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

asie

—Mainichi Shimbun Tokyo

L es résultats d’une en quête d’opinion réalisée à l’échelle nationale par

le Mainichi Shimbun et le Centre de recherche et d’enquêtes sociales le 7 novembre révèlent de nettes différences de points de vue entre les générations. Important chez les jeunes, le soutien au gouvernement diminue avec l’âge. Quant à l’élec-tion présidentielle américaine, les jeunes sont également plus nom-breux à déclarer qu’il aurait été pré-férable pour le Japon que Trump soit réélu. Nous avons enquêté pour comprendre pourquoi.

Si la cote de popularité du cabi-net [gouvernement] est globale-ment de 57 %, la ventilation par tranche d’âge révèle un soutien à 80 % chez les 18-29 ans, 66 % parmi les 30-39 ans, mais ne fait que décroître pour arriver à 48 % chez les 70-79 ans et 45 % pour les

plus de 80 ans. Si une baisse du soutien au gouvernement avait été observée sous l’administra-tion Abe dans les catégories d’âge supérieures, la tendance n’était pas aussi marquée.

Ce phénomène se relève égale-ment dans l’étude de l’opinion vis-à-vis des partis politiques : avec 37 % d’opinions favorables dans l’ensemble de la population, le Parti libéral démocrate (PLD, au pouvoir) bénéficie du plus grand soutien. Mais là encore, si l’on ana-lyse les résultats par groupes d’âge, les chiffres grimpent à 59 % chez

plus important des jeunes géné-rations au candidat démocrate.

Quelles sont les raisons qui poussent les jeunes [Japonais] à préférer la stabilité avant tout ? Shintaro Nakanishi (72 ans), pro-fesseur de sociologie à l’université Kanto Gakuin et auteur de Japanese Youth Problem in an Age of Neo-liberalism [“Réalité du conserva-tisme de la jeunesse”, non traduit en français], nous livre son inter-prétation : “Si on réalise un sondage, on se rend compte que la majorité des jeunes n’ont pas une vision rassurante

de l’avenir. Même si la société est inégalitaire et que la vie n’y est pas facile, les jeunes aspirent au main-tien du statu quo car ils craignent que la situation n’empire encore.” Selon le Pr Nakanishi, les jeunes générations ont tendance à privi-légier les “règles” et l’“ordre”, qui les protégeraient d’une détério-ration de leurs conditions de vie. “Aujourd’hui, l’administration Suga et le PLD sont vus comme les garants des règles et de l’ordre. Si les jeunes générations les soutiennent, c’est sans doute parce qu’elles estiment que ce sont eux qui font marcher la politique”, suppose-t-il.

Quel est le point de vue des ving-tenaires ? Momoko Nōjō (22 ans), représentante de l’association No

les 18-29 ans, contre 30 % environ chez les 30-79 ans et 20 % environ chez les plus de 80 ans.

En ce qui concerne le refus du Premier ministre [Yoshihide Suga] de nommer six candidats au Conseil scientifique [refus critiqué comme une interférence politique dans un domaine indépendant, voir encadré ci-dessous], les plus jeunes n’y voient rien à redire : ils sont 59 % des 18-29 ans à ne pas trou-ver cela problématique, 54 % des 30-39 ans, et toujours en décrois-sant, 37 % des 70-79 ans et 21 % des 80 ans et plus. À l’inverse, le pourcentage de personnes ayant déclaré “c’est un problème” est croissant avec l’âge : de 17 % pour les 18-29 ans à 49 % pour les plus de 80 ans. On peut en conclure que les jeunes générations sont davan-tage réceptives aux arguments du Premier ministre et du cabinet.

Masao Matsumoto (65 ans), professeur spécialiste de l’opi-nion politique à l’université de Saitama et directeur du Centre de recherche et d’enquête sociales, indique que jusqu’à la seconde moitié des années 1980, le soutien au PLD augmentait avec l’âge, le graphique décrivant une courbe ascendante. Aujourd’hui, c’est le contraire. Dans le dernier sondage, “les résultats montrent que les jeunes générations sont plutôt en faveur du statu quo, qu’elles ne souhaitent pas que les choses changent, qu’elles se satisfont de la situation présente”, commente le Pr Matsumoto, avant d’ajouter : “Sans doute faut-il y voir de la prudence plutôt que du conser-vatisme au sens politique du terme.”

Le soutien important en faveur de Trump à l’élection présiden-tielle américaine s’explique-t-il également par le désir de mainte-nir un statu quo ? Il a été demandé aux participants au sondage – réa-lisé avant que l’issue du scrutin ne soit connue – qui, du répu-blicain Trump ou du démocrate Biden, ils préféreraient voir élu dans l’intérêt du Japon : 42 % avaient répondu être favorables au candidat Biden et 29 %, au candidat Trump. Toutefois, si l’on décompose les résultats par groupes d’âge, les moins de 50 ans étaient plus nombreux à choi-sir Trump (47 % des 18-29 ans, 41 % des 30-39 ans et 37 % des 40-49 ans), alors que Biden arri-vait en tête chez les 50-79 ans et les plus de 80 ans. Aux États-Unis, les principaux médias ont au contraire constaté un soutien

Japon. De jeunes générations pas très critiquesTémoignant un très large soutien au gouvernement et au parti majoritaire conservateur, les jeunes Japonais ne semblent pas désireux de changement.

Youth No Japan, qui encourage les jeunes entre 10 et 30 ans à s’investir dans la société et la politique par le biais de l’application Instagram, ne s’étonne pas du niveau de sou-tien important de sa génération au gouvernement et au PLD. “On vote PLD parce que les autres partis n’ins-pirent pas confiance, et si Yoshihide Suga échoue, on ne voit pas qui pour-rait faire mieux. Alors pourquoi changer ? Il s’agit davantage d’un soutien par défaut que d’un soutien actif”, analyse-t-elle.

Pour sa génération, “condam-ner” est plus compliqué qu’“ap-prouver”, estime Momoko. Comme elle l’explique, “il faut une bonne raison pour dire ‘non’, et cela ne vaut pas seulement pour la politique. Vis-à-vis du gouvernement, on continue de dire ‘oui’ jusqu’à ce que ce ne soit plus acceptable.” Avec le vieillisse-ment de la population, la baisse de la natalité et l’accroissement des inégalités, les jeunes généra-tions ont l’impression de se trou-ver dans une impasse. “Jusqu’à présent, l’état du monde ne s’est pas amélioré. Et ce sera probablement pire dans vingt ans, se disent les jeunes. Nos attentes à l’égard de la politique sont faibles par rapport aux autres générations.”

C’est sans doute parce que leurs attentes sont faibles que les jeunes générations éprouvent moins de déception et se montrent moins critiques à l’égard du gouverne-ment. Ainsi, même si leur soutien aux autorités est élevé, elles n’at-tendent, semble-t-il, pas grand-chose de la politique.

—Nanae ItoPublié le 18 novembre

↙ Dessin de Beppe Giacobbe paru dans le Corriere della Sera, Milan.

“L’administration Suga et le PLD sont vus comme les garants des règles et de l’ordre.”

Shintaro Nakanishi,PROFESSEUR DE SOCIOLOGIE

“Les jeunes ne souhaitent pas que les choses changent, ils se satisfont de la situation présente.”

Masao Matsumoto,PROFESSEUR, SPÉCIALISTE

DE L’OPINION POLITIQUE

La liberté académique en question●●● À peine arrivé au poste de Premier ministre, Yoshihide Suga a refusé d’entériner la nomination de six professeurs critiques du gouvernement au Conseil scientifique, institution académique indépendante, suscitant l’ire du monde universitaire. Dans un entretien accordé au journal Asahi, Takahisa Furukawa dénonce une atteinte à la liberté académique. La pétition en ligne qu’il a lancée a déjà recueilli plus de 140 000 signatures. “Dans

les années 1930, dans des cas de censure similaires, certains ont pensé que cela ne concernait pas grand monde. Or, quand ils se sont rendu compte de la dangerosité de la censure, c’était trop tard”, rappelle l’historien, qui fustige l’arrogance de certains membres du Parti libéral démocrate et souligne l’importance d’admettre la critique. “Il ne faut pas se tromper sur le sens du patriotisme et s’en prendre aveuglément aux voix dissidentes”, avertit-il.

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ASIE32. Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

sur le territoire du Jammu-et-Cachemire. Ces nouvelles lois ont été promulguées le 26 octobre 2020, avec effet immédiat.

Pour promouvoir et faciliter l’achat de terres par des gens exté-rieurs au Cachemire, le gouver-nement n’a pas prévu l’obligation d’être domicilié sur ce territoire ou de posséder un titre de rési-dent permanent. Jusqu’à présent, seuls les résidents permanents du Jammu-et-Cachemire pouvaient acquérir des terres dans cette région. Visiblement, New Delhi cherche à transformer la physio-nomie de cet État en mettant en œuvre de plus en plus de lois rétro-grades qui seront applicables à toute l’Inde. Si bien que lorsque la Cour suprême de l’Inde se penche sur les nombreux recours concer-nant l’abrogation “illégale” de l’ar-ticle 370, il semble impossible de faire marche arrière [23 recours sont toujours en suspens].

Les autorités centrales ont trahi les promesses faites par le ministre de l’Intérieur de l’Union,

—Daily Times (extraits) Lahore

En démocratie, qu’y a-t-il de plus lamentable que de priver de leurs droits ses

propres concitoyens ? L’Inde, cen-sément la plus grande démocra-tie du monde, a connu de telles dérives ces derniers temps : une partie de sa population est systé-matiquement harcelée, humiliée, soit par le biais de lois scélérates, soit par un déni de son identité.

Au Cachemire, le gouverne-ment conduit par le Bharatiya Janata Party (BJP) entend sup-primer tous les privilèges dont jouissait le peuple du Jammu-et-Cachemire avant l’abrogation, en août 2019, de l’article 370 [de la Constitution indienne, qui lui conférait un statut d’autono-mie]. Dernier exemple en date, l’adoption d’une nouvelle législa-tion foncière qui permet à n’im-porte quel citoyen de l’Union indienne [hors Cachemire] d’acheter des terres non agricoles

INDE

Acheter les terres du Cachemire, c’est désormais possibleUn an après l’abolition de l’autonomie du Jammu-et-Cachemire, New Delhi autorise la cession de terrains à des individus extérieurs au territoire.

Amit Shah, devant le Parlement, lors de l’abolition de l’article 370. Celui-ci avait alors assuré que les lois foncières du Jammu-et-Cachemire seraient conservées. On peut supposer que son inter-vention avait pour seul but de calmer les esprits.

Les terres acquises par le gou-vernement à des fins industrielles ou commerciales peuvent désor-mais être vendues à n’importe qui. Le gouvernement a déclaré que les terres agricoles seraient proté-gées par certaines garanties. “Les terres agricoles ne seront pas cédées à n’importe qui, a déclaré Manoj Sinha, lieutenant-gouverneur du Jammu-et-Cachemire, après la notification [de la nouvelle loi] dans la Gazette of India [équiva-lent de notre Journal officiel]. Mais si certains veulent implanter des industries, il va falloir leur donner des terres. Ce sera fait au moyen des zones industrielles. Pour ces zones, nous voulons que des indus-tries puissent s’installer comme dans d’autres régions du pays, afin de favoriser le développement et l’emploi des jeunes.”

Selon la nouvelle réglementa-tion, “aucune vente, aucun don, aucun échange, ni aucune hypo-thèque d’aucune terre ne pourra être effectué en faveur d’une personne qui ne soit pas un agri culteur, à moins que les autorités ou une personne mandatée par ces mêmes autorités ne puissent délivrer les autorisa-tions nécessaires”. Ce qui veut dire qu’une fois l’auto risation délivrée, la terre agricole peut bien être vendue, donnée ou hypo théquée dans les conditions stipulées.

Il est également prévu que le gouvernement puisse, à la demande écrite d’un officier de l’armée [de terre] qui ne soit pas en dessous du grade de chef de corps [commandant d’une grande unité], déclarer une zone donnée comme “stratégique”. Cette zone pourra être utilisée pour les besoins opérationnels et l’en-traînement des forces armées. L’adoption de ces nouvelles lois

foncières a causé une grande aigreur parmi les partis politiques [du Cachemire]. Les habitants de cette région sont même un peu anxieux à ce sujet. Avec cette mesure du gouvernement cen-tral, il risque d’y avoir un afflux de population vers le Jammu-et-Cachemire. Cela risque d’alimen-ter encore les rancœurs au sein des partis politiques locaux, déjà en colère contre Delhi.

Les leaders politiques du Jammu-et-Cachemire ont qualifié cette législation d’“inacceptable”. Omar Abdullah, vice-président du parti Conférence nationale du Jammu-et-Cachemire et ancien chef du gouvernement régional, a parlé de “mesure dictatoriale”.

Garanties refusées. Les garan-ties qui existent dans certains États comparables, comme le Himachal Pradesh, nous ont été refusées, pour-suit Omar Abdullah. Personne ne peut acheter de terres dans ces États. Le Jammu-et-Cachemire est mis à l’encan. Ils veulent transfor-mer la physio nomie de cet État. Pourtant nous sommes dans une structure fédérale, et on ne peut pas aller contre la volonté du peuple du Jammu-et-Cachemire. Nous ne sommes pas en dictature.”

La présidente du Parti démo-cratique des peuples du Jammu-et-Cachemire [PDP] est du même avis. “Le gouvernement de l’Union indienne persiste dans ses projets néfastes visant à priver de ses droits le peuple du Jammu-et-Cachemire. Après avoir aboli l’article 370, au mépris de la Constitution, et faci-lité le pillage de nos ressources natu-relles, il met désormais en vente les terres du Jammu-et-Cachemire”, a tweeté Mehbooba Mufti.

L’Alliance du peuple pour la déclaration de Gupkar (PAGD), qui rassemble six importants partis traditionnels du Jammu-et-Cachemire, a elle aussi fortement réagi face à ces lois foncières. “Cette mesure anticonstitutionnelle a manifestement pour but d’anti-ciper un échec des recours devant la Cour suprême. Indépendamment de l’atteinte aux droits de propriété exclusifs [des Cachemiris], la modi-fication des règles d’aménagement urbain et la création de zones de sécurité ne pourront que nuire à l’environnement et aux écosystèmes dans des régions écologiquement fragiles du Jammu, du Cachemire et du Ladakh”, affirmait le com-muniqué publié par la PAGD. Des

partis et autres collectifs sépa-ratistes qui étaient en sommeil depuis quelque temps ont eux aussi condamné le gouvernement.

Entre-temps, pour donner à cette loi une coloration “locale”, le gouvernement a également appelé à l’annulation de toutes les cessions de terres qui ont eu lieu en vertu de la loi foncière de l’État du Jammu-et-Cachemire de 2001, qui prévoyait des trans-ferts de titres de propriété aux occupants, un dispositif éga-lement connu sous le nom de “loi Roshni”. Dans le cadre de ladite loi, environ 101 000 hec-tares de terres avaient été trans-férés. L’identité complète des personnes influentes, notam-ment des ministres, des députés, des responsables gouvernemen-taux, des policiers et des gens d’affaires, ainsi que leurs proches ou des prête-noms, qui ont tiré profit de la loi Roshni sera rendue publique dans un délai d’un mois.

—Chanchal Manohar SinghPublié le 12 novembre

“Si certains veulent implanter des industries, il va falloir leur donner des terres.”

Manoj Sinha,LIEUTENANT-GOUVERNEUR DU JAMMU-ET-CACHEMIRE

↙ Dessin de Bado paru dans Le Droit, Ottawa.

Une région sous tutelle ●●● Le Jammu-et-Cachemire correspond à la partie du Cachemire sur laquelle l’Inde a réussi à préserver sa souveraineté à l’issue de sa guerre avec le Pakistan, en 1947. C’est la seule région indienne à majorité musulmane. Elle jouissait depuis sa création du statut d’Etat fédéré, jusqu’à ce que le Premier ministre nationaliste hindou Narendra Modi la rétrograde soudainement, le 5 août 2019, au rang de simple “territoire de l’Union”, administré directement par Delhi. Ce changement a valu au Jammu-et-Cachemire de perdre l’autonomie qui lui était consentie par l’article 370 de la Constitution. Au passage, le territoire a été amputé de la région bouddhiste du Ladakh, qui représentait 58 % de son territoire mais 2 % seulement de sa population. Sur place, les habitants s’inquiètent des conséquences de cet épisode, à commencer par la fin annoncée du caractère inaliénable de leur terre.

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34. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

afrique

—African Arguments Londres

En novembre 2018, Eran Moas lézarde sous le soleil des Caraïbes au

bord d’une piscine à débor-dement posée sur l’horizon. L’Israélien s’off re des vacances bien méritées aux Bahamas, avec femme et enfants. À 20�000 dol-lars [16�700 euros] la journée, la villa qu’il loue au bord de la mer n’est pas donnée, mais le prix est le cadet de ses soucis. Son

portefeuille immobilier person-nel comprend un appartement à New York d’une valeur supé-rieure à 20 millions de dollars [16,7 millions d’euros], qu’il a payé rubis sur l’ongle, et une villa à Los Angeles estimée à plus de 12 millions de dollars [10 millions d’euros]. Son lieu de résidence habituel est une énorme propriété à Yaoundé, la capitale du Cameroun, où il se déplace, dit-on, dans une voiture blindée, escorté par des gardes du corps.

de longue date certains citoyens israéliens avec les unités d’élite du président camerounais. Des liens qui datent des années 1980 et qui perdurent aujourd’hui, Eran Moas et d’autres profi tant largement de cette accointance. L’enquête n’a trouvé aucune preuve permettant d’établir une connexion directe entre ces personnages et des vio-lations des droits humains.

C’est une bonne affaire que de collaborer avec le BIR. L’unité est géné-reusement dotée, vrai-semblablement par un compte “hors budget” de la Société nationale des hydrocarbures [grande

entreprise publique camerou-naise], ce qui signifie que les financements pourraient pro-venir indirectement de compa-gnies pétrolières représentées au Cameroun, parmi lesquelles fi gurent plusieurs sociétés bri-tanniques, dont une a conclu un accord gazier de 1,5 milliard de livres [1,6 milliard d’euros] en 2018.

Au sein du BIR, les Israéliens sont parties prenantes à la fois de la formation, du commande-ment et des livraisons d’armes, mais l’identité des entités pri-vées qui servent d’intermé-diaires reste obscure. Tous les deux ou trois ans, l’unité recrute de nouveaux soldats et les forme par contingents de 1�000 ou de 2�000 hommes. Après leur forma-tion, les soldats se voient remettre des fusils d’assaut fabriqués en Israël. Une ancienne recrue du BIR, sortie de formation en 2015, révèle qu’une centaine d’instruc-teurs israéliens ont passé trois mois au Cameroun pour entraî-ner le contingent dont elle fai-sait partie. Chaque instructeur aurait touché dans les 1�000 dol-lars [836 euros] par jour.

Ce train de vie, Eran Moas le doit à un emploi qu’il occupe de longue date au sein du Bataillon d’intervention rapide (BIR), une unité d’élite de l’armée camerou-naise, mais aussi aux aff aires qu’il fait avec le gouvernement local. Le BIR est placé sous les ordres directs de Paul Biya, le président au pouvoir depuis trente-sept ans. Le bataillon est réputé pour la rigueur de l’entraînement qu’il impose à ses soldats et pour l’armement supé-rieur auquel il a accès.

Le BIR est aussi réputé pour sa cruauté. Les organisations de défense des droits humains font état d’actes de tor-ture et d’exécutions arbitraires perpétrés par l’unité. Un de ses anciens membres confi e qu’il a personnellement assisté à deux exécutions collectives dans le nord du Cameroun, les victimes – une dizaine – ayant été obligées de creuser leur propre tombe, puis de s’y allonger avant d’être tuées.

Les pires exactions. Les agis-sements du BIR font scandale depuis que la crise anglophone a éclaté en 2016. Dans cette lutte inégale entre les forces gouverne-mentales et des séparatistes piè-trement armés, l’unité s’est vue accusée à de multiples reprises d’avoir incendié des villages, violé des femmes et de s’être rendue coupable d’exécutions extrajudiciaires et d’actes de tor-ture. Ces exactions ont poussé les États-Unis à suspendre, en février 2019, une partie de l’aide militaire qu’ils octroyaient de longue date au Cameroun. Elles ont été fermement condamnées par les Nations unies, l’Union européenne et d’autres.

“Le BIR, c’est un peu l’armée privée de Biya, parce qu’il n’a pas de comptes à rendre à la chaîne de commandement de l’armée régu-lière, pointe Kah Walla, fi gure de l’opposition au Cameroun. On a aff aire à un président dictatorial qui exerce un pouvoir répressif [et] qui s’est doté d’une force armée privée. Ce qui, bien sûr, n’a fait qu’accen-tuer le niveau de répression.”

Eran Moas n’est pas le seul entrepreneur privé israélien à fournir ses services au BIR. Notre enquête, menée en partenariat avec [la chaîne de télévision israé-lienne] Channel 12, s’est intéres-sée aux rapports qu’entretiennent

L’aff aire semble surtout lucra-tive pour ceux qui se trouvent en haut de l’échelle. Notre enquête montre qu’Eran Moas a acquis des biens immobiliers à New York, Los Angeles, Haïfa et Yaoundé – la plupart rubis sur l’ongle – pour une valeur totale d’au moins 32 millions de dollars [26 millions d’euros]. L’Israélien mène par ail-leurs grand train : en mai 2015, il a acheté trois billets à 5�000 dol-lars [4�100 euros] pour le match [de boxe] opposant [l’Améri-cain] Mayweather au [Philippin] Pacquiao, et son épouse a été aper-çue portant au poignet une Rolex sertie de diamants d’une valeur de 60�000 dollars [50�000 euros].

Les placements connus d’Eran Moas dans l’immobilier com-mencent en 2010 avec l’achat, pour 1,6 million de dollars [1,3 mil-lion d’euros], d’une villa à Los Angeles, avec piscine, vue impre-nable sur la ville et salle de cinéma privée. Il la revend 2,7 millions de dollars [2,2 millions d’euros] en 2014. En juillet 2015, il achète

Cameroun.Ces Israéliens au cœur du pouvoirDepuis plusieurs décennies, des instructeurs israéliens dirigent l’unité d’élite du pays, bras armé du président camerounais. Un système sécuritaire trouble, sur lequel a enquêté cette revue en ligne.

Des oreilles partout en Afrique●●● Mobutu Sese Seko, président du Zaïre de 1965 à 1997, fut le premier à faire appel aux services des Israéliens. Depuis, ils sont partout en Afrique. Conseillers, vendeurs d’armes, ces experts de la chose militaire sont à la pointe de la technologie. Des sociétés israéliennes équipent de nombreux pays, ce qui ne va pas sans polémique. Selon une enquête de l’université de Toronto relayée par Quartz, ces sociétés aident plusieurs régimes répressifs à espionner journalistes et opposants. C’est le cas au Kenya, au Zimbabwe, au Maroc ou encore au Nigeria, où le gouvernement a fait appel à leurs logiciels ces dernières semaines pour épier les leaders de la contestation End Sars. Stratégique, le marché de la sécurité est aussi politique. Signe de la puissance d’Israël : fi n octobre, après trois décennies de régime islamiste, le Soudan a été le cinquième pays arabe à annoncer la normalisation de ses relations avec Israël, relate Ha’Aretz.

YaoundéDouala

Salak

Bakassi

CAMEROUNNIGERIA

Golfede

Guinée CONGOGABONG. É.

RÉP.CENTR.

TCHAD

250 km

Zoneanglophone

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↙ Dessin de Falco,Cuba.

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Courrier international

un appartement à New York au 49e étage d’un gratte-ciel en verre sur le Billionaires’ Row [la 57e Rue, surnommée “l’allée des milliar-daires”] – pour 20 millions de dollars [16,7 millions d’euros], par l’intermédiaire d’une société écran. L’objectif est sans doute de garder le secret sur cette acquisi-tion, mais le nom de Moas appa-raît sur les déclarations de revenus de la société qu’African Arguments a pu obtenir grâce à une demande déposée au titre de la loi sur la liberté d’accès à l’information.

L’année suivante, Eran Moas débourse 12 millions de dollars [10 millions d’euros] pour une villa à Hidden Hills, un com-plexe résidentiel sécurisé de Los Angeles, selon Dirt.com. Cette propriété a, elle aussi, été acquise par l’intermédiaire d’une société écran dont l’adresse est “c/o Kohli & Partner”, un cabi-net d’avocats suisse dont on sait, depuis les Paradise Papers [révé-lation d’informations sur des sociétés offshore à partir de la fuite de documents confiden-tiels, en 2017], qu’il a plusieurs clients à la réputation douteuse.

Aucune de ces acquisitions ne semble avoir véritablement fait de trou dans le budget familial. La même année, les Moas vont séjourner aux Bahamas dans une villa de l’Ocean Club, [un com-plexe hôtelier du groupe] Four Seasons, à près de 20 000 dol-lars [16 500 euros] la nuit. Ils y retourneront l’année suivante.

Plus récemment, les ambi-tions d’Eran Moas semblent avoir dépassé les limites de ses attributions au sein du BIR. En avril 2018, une mystérieuse société du nom de Portsec SA décroche un contrat de 43 mil-lions de dollars [36 millions d’euros] pour la sécurisation du port de Douala. La société est enregistrée au Panama, un pays réputé pour son secret, et aucun propriétaire n’est mentionné sur le site Web. Mais, selon deux de nos sources, c’est Moas qui est derrière ce contrat.

D’après un document qu’a pu se procurer l’activiste came-rounais Boris Bertolt, Portsec a décroché le contrat grâce à un “appel d’offres spécial” du bureau du président. Le document n’est pas très lisible, mais on peut tout de même déchiffrer l’adresse, “c/o Kohli & Partner”, soit le même cabinet d’avocats dont Moas s’est servi pour acheter sa villa de Los Angeles.

Nous ne sommes pas par-venus à établir un lien direct entre les intérêts d’Eran Moas au Cameroun et ses acquisi-tions immobilières, mais il ne semble pas avoir d’autres sources importantes de revenus. Joint sur son téléphone portable au Cameroun, il nous raccroche au nez dès que nous nous présen-tons ; il ne répondra pas non plus aux questions que nous lui posons sur WhatsApp. Le port de Douala et le cabinet Kohli & Partner ne donneront pas davantage suite à nos questions répétées.

Les liens privilégiés qu’entre-tiennent Israël et le Cameroun datent de bien avant l’arrivée d’Eran Moas. On peut les faire remonter jusqu’à 1984, l’année du coup d’État manqué. Paul Biya, qui est au pouvoir depuis deux ans seulement à l’époque, manque d’être renversé par sa propre armée. Il soupçonne l’ancien colonisateur, la France, d’avoir soutenu la tentative de putsch et se met donc en quête de nouveaux partenaires pour assurer ses arrières.

Armes israéliennes. Il se tourne d’abord vers l’homme d’af-faires israélien Meir Meyuhas, un ancien agent secret qui tra-vaille pour Israël, et plus tard vers son fils, Sami. Père et fils bénéficient d’une licence exclu-sive du ministère de la Défense israélien qui leur permet de négocier des livraisons d’armes avec le Cameroun. Leur petit arrangement prend fin en 2001, mais les ventes d’armes israé-liennes au pays se poursuivent. Plusieurs sources confient à Efrat Lachter, de [la chaîne de télévision israélienne] Channel 12, que les Meyuhas continuent d’orchestrer les exportations de matériel mili-taire à destination du Cameroun.

Nous ne sommes pas par-venus à joindre les Meyuhas, dont nous souhaitions avoir les commentaires. Selon

“Le BIR, c’est un peu l’armée privée de Biya, pour laquelle il n’a aucun compte à rendre.”

Kah Walla,opposant camerounais

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AFRIQUE36. Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

plusieurs soldats du BIR, chaque nouvelle recrue a reçu, à compter de 2009, une arme flambant neuve fabriquée par Israel Weapon Industries (IWI), un fabricant d’armes israélien. Parmi ces armes, des Galil ACE 21 et plus récemment des fusils d’assaut Tavor, qui se mon-naient environ 1 900 dollars [1 600 euros] pièce. Des socié-tés israéliennes fournissent éga-lement au BIR des véhicules de transport de troupes blindés – comme le Saymar Musketeer ou le Thunder – et équipent la garde présidentielle.

Mais le rôle d’Israël au sein des forces armées camerounaises s’étend bien au-delà des simples livraisons d’armes. En effet, c’est un Israélien, Abraham Avi Sivan, qui a créé le BIR en 1999, sous un nom différent. Sivan avait com-mandé plusieurs unités d’élite de l’armée israélienne avant de passer dans le privé, sous la cas-quette d’attaché militaire d’Israël au Cameroun. Après avoir quitté la fonction publique, il forme et encadre la garde présidentielle du Cameroun et s’attelle à la création du BIR sous l’autorité du ministre de la Défense camerounais et du président en personne.

Un nom circule. En 2010, Sivan trouve la mort dans un accident d’hélicoptère près de Yaoundé. Depuis lors, l’identité de ses successeurs est soigneu-sement tenue secrète, même si plusieurs noms circulent – dont certains sont sûrement faux, comme “Maher Heretz”. Un nom en particulier est évoqué par plusieurs sources. “C’est le géné-ral Erez Zuckerman qui comman-dait”, assure un ancien du BIR, qui se souvient avoir entendu dans la bouche de collègues que l’homme avait remplacé Sivan aux alentours de 2012. Un témoi-gnage confirmé par plusieurs autres. “C’est comme quand un nouveau président prend le pou-voir dans [un] pays. Le nom cir-culait alors qu’on n’avait même pas vu la personne”, ajoute-t-il.

Erez Zuckerman est un ancien général de brigade de l’armée israélienne. Contrairement à Abraham Avi Sivan, sa carrière s’est mal terminée. Pendant la guerre du Liban de 2006, sa division a commis des bévues spectaculaires qui l’ont conduit à démissionner, déshonoré,

reconnaissant “avoir échoué”. Après son départ de l’armée, ses amis confient à des journa-listes : “Il va sans doute reprendre la ferme familiale, ils ont un trou-peau de bovins.” Au lieu de quoi, l’ancien général israélien se tourne vers le BIR.

L’ancien soldat du BIR raconte qu’Erez Zuckerman s’est rendu dans chacune des bases militaires du Cameroun pour s’y présenter. Il se souvient que c’est dans la région de Bakassi, près de la fron-tière avec le Nigeria, qu’il a vu le général pour la première fois. “Il est venu en hélicoptère en 2012, raconte-t-il. À ce moment-là, on savait déjà qui c’était.”

La dernière fois que l’homme voit Zuckerman, c’est en février 2018, sur la base militaire de Salak, dans le nord du Cameroun. “C’était une sorte d’inspection pour voir com-ment ça se passait sur place”, dit-il, ajoutant que Zuckerman donnait des ordres aux officiers. Il sera prouvé que le BIR s’est rendu cou-pable d’actes de torture à Salak, et les États-Unis mènent actuel-lement une enquête portant sur la présence de ses propres sol-dats sur place. Un autre soldat confie l’avoir vu à deux reprises à Yaoundé en mai 2019, dont une fois sur une base militaire.

Contacté, Erez Zuckerman reconnaît avoir été conseiller mili-taire au Cameroun, mais assure qu’il n’y est pas retourné depuis 2017. Il refuse de répondre à nos autres questions.

À un moment donné, il sem-blerait que Zuckerman ait

passé le flambeau à Eran Moas. Contrairement à ses prédéces-seurs, Moas n’est pas un mili-taire de carrière. Quand il arrive au Cameroun en 1998, il travaille d’abord pour le groupe israélien Tadiran, qui assure la mainte-nance des systèmes de commu-nication de l’armée. Ce n’est que plus tard que l’armée camerou-naise le recrutera directement.

Sous cette nouvelle cas-quette, il travaille sans doute dans un premier temps sous le contrôle d’Avi Sivan. En 2004, un journaliste israélien couvre sa visite d’un parc à singes près de Yaoundé, qui a été créé par Sivan et qui bénéficie du “sou-

tien substantiel” de Moas. Le journaliste relève que Moas roule dans “une Jeep de l’armée came-rounaise, dont le chauffeur est un membre de la garde présidentielle qui arbore les ailes caractéristiques des parachutistes israéliens et porte les bottes rouges des paras”. Il écrit que Moas est appelé “capitaine ou général dans le secteur”.

Pour l’avocat israélien Eitay Mack, un spécialiste de la défense des droits humains qui se bat pour une plus grande transpa-rence des exportations militaires israéliennes, l’accord entre le BIR

et les instructeurs israéliens est pour le moins inhabituel. “Il est très rare qu’Israël accepte qu’un des siens prenne le commande-ment d’une unité”, affirme-t-il. Eitay Mack ajoute que Moas, Zuckerman et leurs collègues auraient besoin d’autorisations officielles du gouvernement israé-lien pour travailler au Cameroun. Et, pour le juriste, il est peu pro-bable qu’ils aient pu déroger à la règle. “Personne n’a envie de violer [cette règle], parce que ce serait consi-déré comme une atteinte à la sûreté de l’État, précise-t-il. Ce serait une forme de trahison… [Moas] a donc forcément une autorisation du gou-vernement israélien. Il n’intervient pas en son nom propre.”

L’ambassade d’Israël à Yaoundé nous oriente vers le ministère des Affaires étrangères israé-lien. Son porte-parole se refuse à tout commentaire, ajoutant : “Nous n’avons pas à vous donner d’explications.” Le ministère de la Défense refuse également de nous fournir des informations précises, mais rappelle que les licences d’exportation “font l’objet de vérifications régulières et d’éva-luations périodiques de la part des plus hauts échelons des minis-tères de la Défense et des Affaires étrangères”.

Pour Eitay Mack, la position du gouvernement israélien sur la question pourrait relever d’une stratégie. “Paul Biya est l’un des amis les plus fiables d’Israël sur [tout le] continent africain, observe- t-il. En contrepartie, [le Cameroun] soutient ouvertement Israël dans les

grandes instances internationales… Le Cameroun joue un rôle majeur dans la quête de légitimité d’Israël… Tout ça s’inscrit dans le conflit géo-politique avec les Palestiniens.”

Fin de partie ? En mars 2018, Eitay Mack dépose un recours auprès de la Cour suprême israé-lienne, réclamant l’annulation de toutes les licences d’exportation à destination du BIR et la sus-pension de l’attribution de nou-velles licences. La Cour tranche quelques mois plus tard, mais le juge émet une ordonnance de non-publication qui empêche Eitay Mack d’en divulguer les conclusions. Cependant, selon une source interne du BIR, la plu-part des soldats qui sont sortis de formation en 2019 se sont vu remettre des fusils non pas israé-liens, mais croates.

Si Israël a suspendu ses expor-tations militaires au Cameroun, toute instruction militaire assu-rée par des citoyens israéliens sera à son tour frappée d’illéga-lité, selon l’avocat. Mais ça ne changera sans doute pas grand-chose. “Il y a déjà tellement d’armes israéliennes en circulation, et puis l’unité [a] déjà été formée par les Israéliens, autrement dit, l’effet [serait] limité”, pointe-t-il.

Pour Kah Walla aussi, le mal est déjà fait. “C’est très curieux d’avoir une force armée comman-dée par un étranger, fait remarquer l’opposante. Même si ce sont de simples consultants ou s’ils appar-tiennent à des sociétés privées, la plupart sont d’anciens officiers israéliens… Ça conduit l’opinion camerounaise à associer Israël à cette unité répressive.”

—Emmanuel Freudenthal et Youri van der Weide

Publié le 23 juin

SoURCE

AfricAn ArgumentsLondres, Royaume-Uniafricanarguments.orgCette revue en ligne est dédiée à l’analyse des enjeux de l’Afrique contemporaine. Lancée en 2007 et éditée par la Royal African Society, une fondation britannique qui promeut le continent, elle est l’une des plateformes de débat sur l’Afrique les plus bouillonnantes.

“Moas a forcément une autorisation du gouvernement israélien.”

Eitay Mack,AvoCAt iSRAéLien

↙ Dessin de Falco, Cuba.

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38. Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

à la une

Les ArméniensLa guerre qui vient de s’achever dans le Haut-Karabakh a ravivé chez les Arméniens du monde entier une angoisse existentielle inscrite dans leur histoire. Au-delà de la colère face à la capitulation du gouvernement d’Erevan, la souffrance des familles endeuillées et le drame des 100 000 réfugiés qui ont dû tout quitter font écho à d’autres exodes et, bien sûr, au génocide perpétré contre eux en 1915 au sein de l’Empire ottoman. De la Californie au Liban en passant par le Royaume-Uni, la France et la Russie, la diaspora est aujourd’hui profondément bouleversée. Témoignages.

BRÉSIL 2013 Cérémonie au sein de la cathédrale apostolique arménienne Saint-Georges, à São Paulo. Photo Scout Tufankjian/Polaris/Starface

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Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020 39

—L’Orient-Le Jour (extraits) Beyrouth

A Bourj Hammoud, [banlieue de Beyrouth surnommée la “petite Arménie”], la ten-sion est palpable, les esprits échauffés. Comme toujours, le drapeau [arménien] orange, bleu et rouge flotte aux fenêtres, aux balcons, sur les toits. Des graffitis à

la pelle, en anglais et en arménien, décorent les murs, avec, en ligne de mire, la Turquie, l’enne-mie absolue, accusée de renier l’histoire et de vouloir renouer avec la chaîne des temps.

La “petite Arménie” semble en ébullition. Le 9 octobre 2020, une centaine de personnes, jeunes et moins jeunes, se rassemblent en solidarité avec la population du Haut-Karabakh, arborant fière-ment les drapeaux de l’Artsakh – nom arménien de la région – et du Liban. Une scène où, comme des poupées russes, les identités s’enchevêtrent.

Sur l’autoroute de Zalka [au nord de Beyrouth], de grandes banderoles ont été accrochées aux ponts à l’initiative de la section jeunesse de la Tachnag, le principal parti arménien au Liban, avec pour slogan “L’Artsakh veut la liberté” ou encore “L’Azerbaïdjan et Israël sont les deux faces d’une même pièce”.

Depuis le 27 septembre, le cœur d’une grande partie des Arméniens libanais bat au rythme de la guerre qui déchire la région du Haut-Karabakh après l’offensive lancée par Bakou et soutenue par la Turquie. Dans cette enclave officielle-ment plantée sur le territoire azéri, la popula-tion, à 95 % arménienne, revendique son droit à l’autodétermination.

Liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Le mal est beaucoup plus profond, beaucoup plus lourd, et revêt une part d’indicible que les Arméniens libanais vivent dans leur chair. Pour nombre d’entre eux, les images de destruction qui affluent sur les réseaux sociaux, les nou-velles de ces jeunes hommes volontaires morts au front, de ces familles qui ont fui Stepanakert pour Erevan, l’utilisation de bombes à fragmen-tation et de drones font sombrement écho à une histoire marquée du sceau du génocide d’abord et du négationnisme turc ensuite.

“N’importe quel événement là-bas va nous affec-ter d’une manière ou d’une autre. On voit une sorte de similarité avec les mêmes protagonistes qu’il y a cent ans. Ça me fait peur et ça me met en colère”, lance Hrag, 33 ans, consultant pour des projets d’infrastructures. “Plus que de la colère, je res-sens de la haine. Ça fait cent cinq ans qu’on essaie de faire parler du génocide, de dire que si vous le

laissez impuni il peut se reproduire”, fustige pour sa part Aline Kamakian, restauratrice.

Cette verve nourrie d’une intarissable rage raconte deux histoires, celle des Arméniens avant leur arrivée au Liban et celle de leur adaptation. En filigrane, c’est le récit d’une communauté par-faitement intégrée au tissu économique, social et politique du pays qui a cependant, de généra-tion en génération, réussi à préserver son héri-tage culturel et à protéger sa mémoire.

Le mot “intégration” lui-même n’est pas tout à fait juste, ou du moins il fait l’impasse sur le caractère plus que centenaire de la présence armé-nienne dans le pays. “Les Arméniens sont devenus libanais en même temps que les premiers Libanais”, insiste l’historienne Christine Babikian Assaf. Le traité de Lausanne, signé en 1923 [entre Atatürk et les Alliés], prévoyait que les citoyens se trou-vant sur un territoire détaché de l’Empire otto-man puissent en prendre la nationalité.

Progressivement, le système politique a permis à la communauté de se doter de 6 sièges au Parlement [sur 128 sièges] et, à partir des années 1960, d’être représentée au sein du pouvoir exécutif. L’un des fondateurs et leaders historiques du Parti com-muniste libanais, Artine Madoyan, fut lui-même d’abord un réfugié arrivé avec sa famille sur le territoire à l’orée des années 1920.

Au travers du temps et selon les cas, la trans-mission du sentiment d’appartenance s’est opérée de manières multiples. Mais un point commun a subsisté : la conscience d’être d’un peuple per-sécuté. Il y a d’abord le foyer, cet espace intime où le passé douloureux se dévoile par bribes, à travers les souvenirs, les objets, les chansons, voire les berceuses. “Quand les Arméniens sont arrivés au Liban après le génocide, ils ont com-mencé à se rétablir en se racontant. Les histoires de mes grands-parents sur leur fuite, tout ce qu’ils ont perdu, font partie de moi. Ce fardeau, je ne peux pas m’en défaire”, évoque Aline Kamakian.

Acteurs de l’essor économique et artistique du pays dès les années 1950, la plupart des Arméniens libanais descendent des survivants de la tragé-die, réfugiés au Liban à partir de 1915-1916. Les

Le malheur en partageDepuis 1915, une large communauté arménienne s’est installée au Liban. Elle est devenue libanaise à part entière, mais son histoire reste marquée du sceau du génocide et du négationnisme turc, raconte ce quotidien beyrouthin. La guerre dans le Haut-Karabakh a rouvert les blessures.

“On voit une sorte de similarité avec les mêmes protagonistes qu’il y a cent ans. Ça me fait peur et ça me met en colère.”

Hrag, ARMÉNIEN LIBANAIS

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40. À LA UNE Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

années le pays du Cèdre, en pleine déconfiture, pour l’Arménie, pensant peut-être trouver là-bas des cieux plus cléments.

“C’est comme s’ils étaient poursuivis par le mal-heur”, se désole Patil. Cette trentenaire se souvient avec émotion de ces cartons d’aide humanitaire venus du Haut-Karabakh pour les populations touchées par l’explosion du 4 août dernier [dans le port de Beyrouth]. Scotchées sur ces boîtes, des feuilles sur lesquelles sont imprimés les dra-peaux artsakhiote et libanais et une phrase : “Du peuple d’Artsakh au Liban.” “Alors que j’étais encore sous le choc de l’explosion, ces cartons m’ont réchauffé le cœur. Je me suis dit : ‘C’est vrai qu’on souffre ici, mais là-bas ils ne nous oublient pas. Qui

se préoccupe de nous ? Les gens d’Artsakh, ceux qui ont le plus besoin de notre soutien.’”

“Au Liban, je n’ai pas vraiment de village d’ori-gine. Tous les gens que je rencontre à Beyrouth disent ‘Je vis ici mais je viens de Miziara’, ‘du Chouf’ ou d’ailleurs. Moi, j’habite dans la capitale mais je ne viens de nulle part dans le pays”, ironise-t-elle, l’air faussement résigné, avant d’ajouter sur un ton plutôt enjoué : “Mon village à moi, c’est l’Arménie.”

Patil avait, par le passé, l’habitude de se rendre plusieurs fois par an en Arménie. Passage obligé, l’Artsakh, où se trouve le lieu qu’elle affectionne le plus au monde, l’église de Gandzasar, perchée sur les berges de la rivière Khatchen et témoin d’une présence arménienne multiséculaire. “Je ne suis pourtant pas pratiquante”, dit-elle.

Cette connexion géographique n’est toutefois pas le lot de tous les Arméniens du Liban, peut-être même pas de la majorité. D’abord parce que le pays d’origine n’a jamais été l’Arménie dans ses frontières actuelles, mais la Cilicie, dans le sud de la Turquie actuelle. Ensuite parce que les uns et les autres ont évolué dans des univers différents, qu’il s’agisse des régimes politiques, du climat, de la langue ou de la gastronomie.

“Notre cuisine à nous, elle est plutôt méditer-ranéenne, l’huile d’olive y est centrale. Alors qu’en Arménie la culture culinaire est proche de la gastro-nomie géorgienne. Et nos accents sont différents. Leur langue est plus russifiée”, explique Aline Kamakian.

Hrag s’est souvent rendu en Arménie, mais en est revenu avec l’impression que la mentalité y était toujours un peu soviétique, loin de sa vision de l’entrepreneuriat et de la vie sociale. “On essaie d’aider autant que possible, mais est-ce qu’on se ver-rait vivre en Arménie aujourd’hui ? Non. On est atta-ché à notre mère patrie, mais nos racines, elles sont au Liban”, confesse-t-il. Après quelques secondes de silence, Chaghig, son épouse, concède, un peu hésitante, se sentir à la fois triste et coupable : “Au fond de moi, la situation au Liban me donne encore plus envie de pleurer, peut-être parce que c’est mon pays finalement. On est la troisième génération…”

Comme nombre de leurs compatriotes, Hrag et Chaghig cherchent néanmoins, la mort dans l’âme, à quitter le pays du Cèdre pour Abou Dhabi, à la recherche d’un environnement plus serein et plus stable pour fonder une famille. Les enfants qui viendront au monde parleront l’arménien et percevront, peut-être, le Liban comme leur “vil-lage” à eux. Car, à en croire Vicken Patanian, “où que nous allions et quoi que nous fassions, nous, Arméniens comme Libanais, garderons toujours un regard tourné vers le pays”.

—Soulayma Mardam BeyPublié le 2 novembre

premiers temps sont difficiles, austères, mêlent l’odeur de la malaria à celle de la mort, la dépos-session d’une terre à l’arrivée sur une autre, où l’on est, au commencement, un étranger.

“Imaginez ces gens-là qui viennent et trouvent un pays extraordinaire, mais n’ont pas d’argent et ne parlent pas la langue. Mes grands-parents et mes parents ne parlaient pas l’arabe”, témoigne le célèbre artiste peintre Haroutioun Torossian. Sa mère et ses grands-parents sont arrivés au Liban en 1922, sans son père, alors déporté par les Turcs. Il ne les retrouvera que quatre ans plus tard, unique survivant parmi les siens.

Très vite, dans les camps qui se disséminent sur le territoire, des écoles et des églises sont mises en place, deux marqueurs identitaires qui perdurent. “La première action a été de fonder des écoles, construites près des églises, pour enseigner la langue. Aujourd’hui, la majorité écrasante des écoles privées arméniennes sont sous la supervision de l’Église”, indique le père Sarkis Sarkissian de l’évêché arménien orthodoxe. Et c’est à Antélias, au nord de Beyrouth, que l’on trouve depuis 1930 l’un des deux sièges de l’Église arménienne dans le monde, le catholicossat de Cilicie. Ce dernier jouera un rôle crucial dans les années 1960 en construisant des logements sociaux, permet-tant ainsi à de nombreux réfugiés d’avoir enfin accès à des lieux d’habitation dignes de ce nom.

Les mariages intracommunautaires comptent parmi les outils de préservation culturelle. “J’ai toujours su que mes parents préféreraient que j’épouse un Arménien pour ne pas que notre culture se perde. Du fait de notre histoire et du génocide, il y a cette idée que l’on doit faire vivre nos traditions si l’on ne veut pas disparaître”, confie Chaghig, employée dans une compagnie pharmaceutique. “Être arménien comporte tout un passé, toute une his-toire, et le christianisme fait partie de cette histoire. Pour beaucoup de gens, en sortir équivaut donc à une sortie de l’histoire”, juge Vicken Patanian. Et si les unions mixtes sont de plus en plus cou-rantes, elles restent majoritairement interchré-tiennes. “Plus de 50 % restent toutefois des mariages entre Arméniens”, note le père Sarkis Sarkissian.

Dès le départ, l’éducation constitue le terrain sur lequel se préserve la culture d’origine, tout autant que s’acquiert celle du pays. “Il y a généra-lement deux cas de figure. Le premier concerne ceux qui vont dans les écoles arméniennes, où ils suivent le programme libanais et le programme arménien ; et le second, ceux qui sont scolarisés dans des établis-sements libanais”, indique Mme Assaf.

La communauté arménienne a beau être perçue comme étant fidèle à l’État, ne suscitant pas la même intolérance que d’autres dans le pays, il suffit parfois d’un rien pour qu’un racisme nourri de géopolitique s’exprime au grand jour. Le présen-tateur télé Neshan Der Haroutiounian en a ainsi fait les frais en juin, se faisant traiter de “réfu-gié”. M. Der Haroutiounian a alors rétorqué en direct : “Personne ne peut remettre en question ma libanité et, quoi qu’en pensent certains, elle n’exclut aucunement mon identité arménienne.”

Alors que le Liban se consume à petit feu et que le Caucase s’embrase, beaucoup se sentent désœuvrés, à plus forte raison du fait que de nom-breux Arméniens libanais ont quitté ces dernières

Patil, qui vit à Beyrouth, se souvient avec émotion des cartons d’aide humanitaire reçus du Haut-Karabakh après l’explosion du 4 août.

RUSSIE 2016 Fête d’une association d’étudiants arméniens, à Moscou. Photos Scout Tufankjian/Polaris/Starface

SCOUT TUFANKJIAN est une photographe américaine. Pendant six ans, elle a sillonné plus de vingt pays à la rencontre des communautés arméniennes dans leur pays et en exil. Elle en a tiré un livre, There Is Only the Earth. Images from the Armenian Diaspora Project” (non traduit en français) dont sont extraites les photos de ce dossier.L’introduction de son ouvrage est signée du cinéaste Atom Egoyan. La photographe travaille actuellement sur une nouvelle série, réalisée dans le Haut-Karabakh.scouttufankjian.com.

Les photos

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Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020 LES ARMÉNIENS. 41

début du xxe siècle, les dirigeants de l’Empire ottoman, en plein déclin, s’en sont saisis ; cette année, ce sont les autocrates Ilham Aliev et Recep Tayyip Erdogan, le président de l’Azer-baïdjan et son plus grand fan, le président turc.

À l’époque, comme en 2020, un ordre mondial pourtant favorable à l’autodétermination était prêt à abandonner les Arméniens à la volonté de pays jouissant d’une plus grande influence géo-politique. Et, comme au temps de l’Empire russe et de l’Union soviétique, la Russie est aujourd’hui un allié peu fiable (mon père disait toujours : “Quand la Russie éternue, l’Arménie s’enrhume.”).

Le Haut-Karabakh me paraissait lointain quand j’étais petite. Au catéchisme arménien, mon père déroulait une carte du Caucase et nous montrait d’un air grave la zone que nous appelions Artsakh – son nom arménien ances-tral, remontant à 189 avant J.-C. – pour nous expliquer son importance. D’autres cartes ser-vaient à montrer que le royaume autrefois puis-sant d’Arménie avait rétréci au fil des siècles, grignoté par les empires. Les enfants de la dias-pora étaient ainsi appelés à s’accrocher aux der-niers fragments de ces terres.

Je ne suis allée qu’une fois en Arménie, à l’oc-casion d’une réunion de famille chaotique avec des proches venus de Paris, Beyrouth, New York et Londres : nous étions venus visiter notre terre d’origine, alors même qu’aucun d’entre nous ne s’y sentait chez lui. Nous avons bu du vin rus-tique de grenade dans des restaurants en sous-sol, afin de nous préparer aux inévitables danses en cercle. Nous avons filé entre les monastères, les églises et les khatchkar (des pierres à croix) qui parsèment le paysage de la première nation chrétienne, un itinéraire entrecoupé de pompeux monuments soviétiques et de barres d’immeubles qui, vues du ciel, forment l’acronyme URSS. Ma sœur et moi avons même tenté de remettre un ours en liberté, ce qui a beaucoup amusé son soi-gneur, en proie à l’ennui.

Mais j’ai surtout été marquée par la vue du mont Ararat enneigé, un symbole sacré de l’Ar-ménie, où serait arrivée l’arche de Noé. On trouve à coup sûr une représentation de cette montagne dans tous les foyers, entreprises et restaurants arméniens du monde entier. Elle se trouve au centre des armoiries arméniennes, et Ararat est aussi le nom du célèbre cognac armé-nien que Staline a offert à Churchill lors de la conférence de Yalta (le Britannique a apprécié cet alcool au point d’en commander presque tous les ans par la suite).

La vue était magnifique, mais lors de ce périple nous n’avons pas pu nous rendre jusqu’au mont Ararat proprement dit : au loin se trouvait une longue clôture marquant la frontière turque. La Turquie a fermé sa frontière avec l’Arménie en 1993, en réaction au précédent conflit dans le Haut-Karabakh, quand la région a tenté de faire sécession de l’Azerbaïdjan pendant l’effon-drement de l’Union soviétique. Le mont Ararat, qui incarne l’espoir dans le patchwork de terres qui échappent aux Arméniens, se trouve du côté turc de la frontière – hors de portée.

—Anoosh ChakelianPublié le 14 octobre

 —New Statesman (extraits) Londres

Comme de nombreux Arméniens de la dias-pora, je ne suis jamais allée dans le Haut-Karabakh. Je n’ai jamais fait les six heures de route en marchroutka (un minibus) entre sa capitale, Stepanakert, et la capitale arménienne, Erevan – un trajet de trente-

cinq minutes en avion, si ce n’est que l’Azerbaïdjan menace d’abattre les avions de ligne dans cet espace aérien.

Je n’ai jamais visité les monas-tères datant du Moyen Âge nichés dans les montagnes luxuriantes, pas plus que je ne me suis retrouvée face à Tatik yev Papik (“mamie et papi”) – monument soviétique en roche volcanique, composé de deux visages géants aux épais sourcils, typiques des Arméniens.

Et je n’ai jamais été forcée de fuir mon pays.Malgré tout, mon histoire familiale est indis-

sociable de l’exode des Arméniens. À la période où le régime des Jeunes-Turcs a tué 1,5 million d’Arméniens – un génocide qui s’est prolongé de 1915 à 1923 –, mes grands-parents ont fui la région arménienne de Cilicie, dans le sud de la Turquie, vers Alexandrette, à l’époque rattachée à

Je porte l’exode en moi Les événements actuels résonnent avec l’histoire familiale de cette journaliste britannique d’origine arménienne, à qui on a toujours expliqué la nécessité de s’accrocher à chaque bout de territoire de ce pays qu’elle connaît si peu.

TÉMOIGNAGE

la Syrie. Quand ce territoire est tombé aux mains des Turcs juste avant la Seconde Guerre mon-diale, ils se sont enfuis à Beyrouth. C’est là que mon père est né et a grandi (la guerre civile liba-naise les a poussés à fuir de nouveau, à Chypre, puis ils sont arrivés au Royaume-Uni). Faute de noms, on trouve sur six branches de mon arbre généalogique la mention “perdu de vue”.

La majorité d’entre nous – une dias-pora de 8 millions de personnes [7 millions, selon le gouvernement arménien, lire aussi p. 51], soit plus du

double de la population en Arménie – conserve un lien direct avec ce géno-

cide. Si aujourd’hui, nous observons de loin nos compatriotes, c’est parce que nos ancêtres ont été contraints de fuir pendant la Première Guerre mondiale. Pour nous, le parallèle avec la situa-tion actuelle est manifeste.

À l’époque, comme en 2020, le reste du monde était préoccupé par une crise mondiale, permet-tant aux voisins plus puissants de l’Arménie d’agir sans être inquiétés (à ce jour, la Turquie refuse encore de reconnaître le génocide arménien).

À l’époque, comme en 2020, il en fallait peu pour exploiter les tendances nationalistes. Au

FRANCE 2014 Dans le centre culturel Alex-Manoogian de l’Union générale arménienne de bienfaisance, à Paris.

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42. À LA UNE Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

à peine trente minutes pour atteindre la nouvelle frontière de la république du Haut-Karabakh. “L’Artsakh [son nom arménien] est devenu telle-ment minuscule”, constate le chauff eur en sou-pirant. Environ deux kilomètres avant Agdam, nous prenons un chemin non goudronné qui mène au village d’Oukhtassar.

Ce village n’existe que depuis vingt ans, il est peuplé de verabnakich, mot qu’on pourrait tra-duire par “colons”. L’État arménien accordait des aides à la construction d’habitations pour peu-pler les régions frontalières ; les gens s’y sont ins-tallés, ont cultivé des jardins, fait des enfants et enterré leurs vieux. Les colons ont pris racine ; une nouvelle génération est née qui pouvait se dire originaire d’Oukhtassar.

Nous étions déjà venus il y a un mois, en pleine guerre. À l’entrée du village, nous rencontrons l’un des anciens. En seulement un mois, Khatchik a vieilli de dix ans. Il n’a plus envie de parler aux journalistes. “Où aller désormais ? Là où mes pieds

me porteront”, lâche-t-il de mauvaise grâce en fourrant ses aff aires dans un sac en toile mili-taire. “Les politiques nous ont tellement rabâché ‘notre Karabakh, notre peuple arménien’. Avant de nous trahir et de nous vendre.” Un chat s’agite à ses pieds, une kalachnikov est adossée au mur ; Khatchik l’attrape, nous salue du menton et rentre dans la maison. Un collègue reçoit une notifi ca-tion sur son téléphone – un SMS de son opéra-teur russe : “Bienvenue en Azerbaïdjan.”

Un bruit tonitruant retentit tout près, comme il y a un mois. Cette fois, ce n’est pas une explo-sion, mais de la tôle tombée par terre. Quelques hommes démontent une toiture. “Nous nous sommes installés ici en 2016. C’était la guerre dans notre région (quatre jours de heurts sur la frontière entre la république du Haut-Karabakh et l’Azerbaïd-jan). On croyait que ce serait plus calme, raconte

—Kommersant (extraits) Moscou

En cette fi n novembre, Stepanakert est voilé d’un épais brouillard et c’est peut-être mieux ainsi, car la brume blanchâtre masque les murs criblés d’impacts et les voitures brûlées. Sans y regarder de trop près, on dirait une ville normale. Une jolie ville. Mais sur la place

centrale, même le brouillard n’y peut plus rien. Des cars de réfugiés se déversent toutes les demi-heures. Certains rentrent après avoir été éva-cués, d’autres se retrouvent à Stepanakert parce qu’ils ont perdu leur foyer. Des dizaines de per-sonnes déchargent des cartons et d’énormes sacs à carreaux en se bousculant dans le brouillard. Les nourrissons hurlent, les adultes sanglotent et serrent leurs proches dans leurs bras.

“J’étais partie à Erevan, des connaissances de connaissances m’avaient prêté un appartement, témoigne Diana. Nous voilà rentrés, sans savoir comment nous allons vivre maintenant. Nous n’avons aucune certitude que la paix soit durable avec nos voisins. Et je sais de quoi je parle, c’est la troisième fois que je me retrouve réfugiée à cause d’eux.” Diana est née à l’époque soviétique à Bakou [capitale de l’Azerbaïdjan] ; sa famille a fui après le pogrom [contre les Arméniens] de Soumgaït, en 1988. “Maman était originaire de Chahoumian, nous avons décidé de nous y ins-taller. En 1992, nous en avons été chassés aussi [région du Haut-Karabakh vidée de ses habitants arméniens par l’Azerbaïdjan en 1992], se souvient Diana. Depuis, nous vivions à Stepanakert, mais là encore, la guerre nous rattrape.” Elle recon-naît avoir envie de quitter le Karabakh pour s’installer en Arménie, voire plus loin encore.

Il y a beaucoup de réfugiés de la région d’As-keran voisine, appelée Agdam en azerbaïdjanais. La ville fantôme d’Agdam et le territoire qui l’en-toure sont les premiers censés passer sous le contrôle de l’Azerbaïdjan. Depuis la première guerre du Haut-Karabakh, il y a trois décennies, ces Arméniens contraints désormais d’abandon-ner leurs villages y avaient été envoyés en masse. Sur la place, nous croisons un chauff eur de taxi qui accepte de nous conduire dans la région éva-cuée. Depuis le centre de Stepanakert, il nous faut

Le jour où les derniers Arméniens ont quitté Oukhtassar

Les Arméniens qui s’étaient installés dans ce village après la première guerre du Karabakh, en 1992, ont dû partir. Pour certains, ce n’est pas le premier exode. Depuis la fi n novembre, Oukhtassar, où s’est rendu ce journaliste russe, a repris son nom azerbaïdjanais : Chelli.

AZERBAÏDJAN

IRAN

ARMÉNIE

VersErevan

HAUT-KARABAKH

NAKHITCHEVAN(AZERBAÏDJAN)

Stepanakert

OukhtassarLacSevan

Araxe

Territoire reconquis par l’Azerbaïdjan

50 km

COUR

RIER

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RNAT

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AL

à contrecœur un vieux monsieur nommé Ovik.On a construit notre maison, on a fait ce qu’on a pu. La guerre a éclaté, on s’est enrôlés, on a défendu notre patrie. On est rentrés, et voilà que notre propre gouvernement nous chasse de chez nous.” Son frère Rafi k nous rejoint. Il raconte, en cherchant ses mots en russe : “Nous avons travaillé la terre ici. Raisin, grenades, pastèques… Nous n’aurions jamais pensé qu’il faudrait tout abandonner.” Il va rejoindre des membres de sa famille à Askeran [région du Haut-Karabakh]. “Mais on ne peut pas vivre éter-nellement chez des proches, il faut trouver un tra-vail, dit-il. Je suis un paysan, qu’est-ce que je vais faire en ville ? Il y a bien les chantiers, mais il n’y en aura pas assez dans toute l’Arménie. Va falloir partir plus loin. Peut-être en Géorgie, ou en Russie.”

Autour, on ne voit plus que des maisons vides. Les entrées sont des trous béants sans portes, les fenêtres aussi ont été démontées. Regarder ces maisons vous fait le même eff et que regarder des cadavres. Souren invite le photographe à le suivre pour lui montrer ses oliviers pendant que je demande à Mkhitar ses projets pour l’avenir.

On ne voit plus que des maisons vides, sans portes ni fenêtres. Les regarder vous fait le même eff et que regarder des cadavres.

LE BALLET DES RÉFUGIÉSSur les 90 000 à 100 000 habitants du Haut-Karabakh qui se sont réfugiés en Arménie pendant la guerre cet automne, “au moins 55 000 sont rentrés”, a affi rmé, le 29 novembre, le ministre de la Direction territoriale de la république autoproclamée, Jiraïr Mirzoïan, selon le site Kavkazski Ouzel.Il a précisé qu’en plus des 30 000 personnes convoyées par les soldats russes de maintien de la paix depuis le 10 novembre de nombreux réfugiés étaient rentrés par leurs propres moyens.Stepanakert a retrouvé plus de la moitié de ses 53 000 habitants. La capitale accueille aussi des réfugiés en provenance de villages passés aux mains de l’Azerbaïdjan.

Le chi� re

HAUT-KARABAKH2013Garo, un jeune réfugié syrien, dans le village de Berdzor.Photo Scout Tufankjian/Polaris/Starface

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Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020 LES ARMÉNIENS. 43

—Daraj (extraits) Beyrouth

Tout au long de ma jeunesse, j’ai rencon-tré quotidiennement Midhat Pacha à Beyrouth. La rue où mes parents habi-taient portait son nom : Midhat Pacha Street. Je ne connaissais pas grand-chose de lui, mais c’était le cadet de mes

soucis. Tout ce que je savais, c’est qu’il était un dignitaire ottoman, ce qui me le rendait profondément antipathique.

Je ne saurais reprocher au jeune garçon arménien que j’étais ses sentiments négatifs envers les Ottomans : mes quatre grands-parents étaient nés dans l’Empire otto-man – l’actuelle Turquie – et ils avaient été expulsés par leur propre pays, qui a dispersé ou tué la plupart des membres de leur famille. Les Ottomans avaient mas-sacré une grande partie de mon peuple et ces temps sombres ne m’inspiraient que douleur et dégoût.

Des années plus tard, je me documentais sur l’histoire du xixe siècle quand j’ai à nou-veau rencontré Midhat Pacha. Cette fois, j’ai eu droit à une introduction en bonne et due forme, qui m’a appris qui il était et ce qu’il représentait. J’allais très vite devenir un de ses plus grands admirateurs. Je me rappelle avoir dit à un ami qu’il était mon “héros”. S’il en était un, c’était un héros tragique.

Midhat Pacha (1822-1883) est bien sûr le père de la Constitution ottomane de 1876, souvent appelée “Constitution Midhat”. C’était l’apogée de l’ère des Tanzimat – ou “réorganisations”, la version ottomane de la perestroïka –, une vaste campagne de réformes destinées à faire passer l’empire de l’époque prémoderne à l’époque moderne.

Midhat fut le dernier des quatre grands réformateurs ottomans – avec Rachid Pacha, Ali Pacha et Fouad Pacha –, qui ont posé les bases des institutions modernes de l’empire, de l’enseignement laïque et pour tous à la conscription et à la planification urbaine.

Midhat est connu comme le père de la liberté et l’homme qui a déposé les sul-tans. C’est en 1876 que l’histoire s’est sou-dain accélérée. L’Empire était aux prises avec de mauvaises récoltes, un défaut de

paiement de la dette extérieure, des mouve-ments de révolte qui s’étendaient de l’Herzé-govine à la Bulgarie, des massacres succédant aux déploiements de troupes et des menaces d’intervention des puissances européennes. Une coalition de ministres a alors déposé le sultan Abdülaziz afin de le remplacer par le libéral Mourad V. Cependant, l’état psycholo-gique de ce dernier s’étant dégradé, le pouvoir a été confié trois mois plus tard à Abdülhamid II.

Midhat Pacha, qui souhaitait établir une monarchie constitutionnelle, a joué un rôle clé dans l’accès d’Abdülhamid au pouvoir. Ce fut une victoire à la Pyrrhus : le sultan a com-mencé par promulguer la Constitution pour la suspendre peu après et il a envoyé Midhat dans des provinces lointaines, avant de l’ar-rêter, de l’exiler à Taïf [dans l’actuelle Arabie Saoudite] et de le faire assassiner en prison.

C’est ainsi que l’histoire de Midhat Pacha et les promesses des Tanzimat ont pris fin.

Avec cet assassinat, toute l’histoire du Moyen-Orient a été bouleversée. Abdülhamid a remplacé l’universalisme de Midhat par le panislamisme (inspiré du pangermanisme européen et du panslavisme). À la place d’unÉ-tat de droit reposant sur une constitution, il a établi un État policier fondé sur la répression et la censure. Il a poursuivi la modernisation de l’empire, mais au lieu de baser son régime sur la modernisation et le progrès de l’État de droit ainsi que sur les libertés individuelles, il l’a établi sur un pouvoir autocratique.

C’est à travers l’histoire de l’Arménie que j’ai découvert Midhat. Je m’intéressais plus particulièrement à la Constitution nationale arménienne – ou règlement du millet [commu-nauté religieuse de l’empire] arménien –, rédi-gée par des Arméniens en 1860 et reconnue par les autorités ottomanes en 1863. J’étais fasciné par l’idée que des Arméniens ottomans aient conçu leur propre constitution une quinzaine

Nous étions l’avant-garde de l’Empire ottoman Le choix ottoman d’édifier un État policier et autoritaire au détriment d’un État de droit à la fin du xixe siècle ne pouvait pas laisser de place à une communauté arménienne adepte des réformes, affirme cet historien arménien.

Il soupire et regarde les montagnes. “À deux kilo-mètres d’ici flotte le drapeau russe. Et c’est ce qui me fait garder espoir. Peut-être que notre village res-tera sous votre protection ? Sous le drapeau russe, on revient immédiatement. C’est la sécurité, c’est un peuple chrétien, presque comme nous.

– Sais-tu que l’Azerbaïdjan offre aux Arméniens la possibilité de rester et de prendre la nationalité ? Ils promettent l’égalité de droits. Et la sécurité.

Mkhitar secoue la tête.– Sous le drapeau de l’Azerbaïdjan, on ne revien-

dra jamais. Et on ne prendra jamais leur nationa-lité. On les a combattus, ils ont tué nos soldats, et inversement. Comment on pourrait vivre avec eux alors qu’ils nous ont attaqués ?”À cinq cents mètres du village, nous passons à côté de maisons en ruine, des murs de pierre recouverts de mau-vaises herbes. Je pose la question au chauffeur même si je connais la réponse. Il y a des choses qu’il faut dire à voix haute.

“C’est quoi, ces maisons ?– Il y a longtemps, les Azerbaïdjanais vivaient ici.

Leur village s’appelait Chelli.– Qu’est-ce qui leur est arrivé ?– La même chose que ce qui se passe aujourd’hui

pour nous.”Nous roulons un long moment en silence. En

arrivant à Stepanakert, un blindé aux couleurs russes émerge du brouillard, suivi d’un camion vert aux phares aveuglants, un drapeau bleu avec le signe des forces de paix est plaqué derrière le pare-brise. Une vingtaine d’autres le suit. La colonne roule dans la direction que l’on vient de quitter. Le lendemain, les agences de presse azer-baïdjanaises ont publié une vidéo : “Une unité de l’armée azerbaïdjanaise a hissé le drapeau national dans le village de Chelli.” Oukhtassar n’existe plus.

—Alexandre TchernykhPublié le 22 novembre

ChronologieHAUT-KARABAKH : TRENTE ANS DE CONFLIT AVEC L’AZERBAÏDJAN1986-1987 —  Manifestations à Erevan pour l’intégration du Haut-Karabakh à l’Arménie. 1988 — Plusieurs milliers d’Azéris karabakhis fuient vers l’Azerbaïdjan, de peur de persécutions ; pogroms antiarméniens dans la ville azérie de Soumgaït. 1991 —  Référendum sur l’autodétermination du Haut-Karabakh.1991-1994 — Première guerre d’indépendance du Karabakh ; le protocole de Bichkek met fin aux hostilités ; le Haut-Karabakh contrôle sept régions azéries limitrophes dites “zone de sécurité”. 1992—  Création du groupe de Minsk (Russie, France, États-Unis) pour trouver une solution au conflit. Les six principes proposés à Madrid en 2007 et à Kazan en 2011 sont rejetés par Bakou et Erevan. 2010-2016 — Escarmouches transfrontalières constantes ; confrontation militaire importante en avril 2016. Juillet 2020 —Hostilités militaires d’envergure à la frontière arméno-azerbaïdjanaise.27 septembre- 9 novembre 2020 — Deuxième guerre du Karabakh, qui prend fin par la signature d’un accord sous l’égide de Moscou. Bakou récupère les sept régions et la ville de Chouchi ; 1 960 soldats russes du maintien de la paix se déploient au Haut-Karabakh. 

C’est à travers l’histoire de l’Arménie que j’ai découvert Midhat Pacha, dernier des quatre grands réformateurs ottomans et père de la liberté.

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44. À LA UNE Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

M edz eghern, le “Grand Massacre”, c’est ainsi qu’avant l’invention du terme “géno-cide”, en 1945, les Arméniens ont nommé leur extermination dans l’Empire otto-man en 1915. Installés dans la région située entre la mer Noire et la mer

Caspienne depuis le xiie siècle avant notre ère, les Arméniens ont connu à plusieurs reprises une existence étatique indépendante. Mais au gré des guerres entre les empires, des invasions, des évolutions démographiques, ils se sont retrouvés minoritaires sur leur territoire historique et de sur-croît dans un environnement hostile.

La victoire de la Russie dans la guerre russo-turque de 1877-1878 libère les Balkans du joug ottoman et fait émer-ger la “question arménienne”. En 1878, au congrès de Berlin, la Sublime Porte, vaincue, s’engage à améliorer la situation des 3,6 millions d’Arméniens (9 % de la population de l’Empire), majoritairement paysans. Mais le gouvernement ottoman redoute leurs velléités autonomistes. Aussi a-t-il recours à l’arme démographique : les musulmans chassés du Caucase, des Balkans et de Crimée sont installés dans les régions d’Anatolie à majorité chrétienne. Les villages arméniens sont la cible de pillages et de tueries. Les Arméniens se soulèvent à plusieurs

HISTOIRE

d’années avant que l’empire ne se dote de la sienne, mais j’ai découvert que les deux lois fondamentales étaient naturellement liées : Ismail Qemali Bey, politicien et diplomate albanais de l’empire, écrit dans ses Mémoires que les réformateurs ottomans ont cherché à établir une constitution pour l’empire : “Ils ont accordé à l’Église et à la communauté armé-niennes un régime basé sur une loi fondamentale qui était conçue à titre expérimental pour servir ultérieurement de modèle.”

La Constitution du millet arménien était en quelque sorte un “test” préalable à la rédac-tion, plus périlleuse, de la Constitution de l’empire. On constate que les personnalités qui ont joué un rôle majeur dans la rédaction de la Constitution nationale arménienne ont également pris part au mouvement constitu-tionnel ottoman.

Le plus important d’entre eux était un ami et un collaborateur de longue date de Midhat, l’avocat arménien Krikor Odian, l’un des huit rédacteurs de la Constitution ottomane de 1876. Odian n’était pas le seul, les quatre grands réformateurs de l’empire avaient de proches conseillers et collaborateurs arméniens.

Le banquier qui finançait Rachid Pacha – et qui était aussi un ami proche – était l’Armé-nien Mgrdich Jezeirlian. Celui de Fouad Pacha était un autre Arménien, Ohannes Efendi. Et le proche collaborateur de Fouad, Abro Effendi, était l’Arménien catholique qui a été envoyé en Syrie au lendemain de la guerre civile de 1860 pour négocier une solution à la crise avec les autorités locales et les puissances euro-péennes, ce qui a permis de poser les bases du Liban moderne.

Que s’est-il produit pour qu’une commu-nauté si étroitement associée aux Tanzimat ait été perçue comme une menace sous le règne d’Abdülhamid ? Une explication possible est l’abandon du projet d’édification d’un État fondé sur l’égalité et sur la primauté du droit et son remplacement par un État policier, une orientation qui ne pouvait intégrer les appels des Arméniens à la réforme.

Tous les peuples du Moyen-Orient souffrent encore aujourd’hui des conséquences de l’ef-fondrement de l’Empire ottoman, dont les Arméniens ont été les principales victimes. La chute, les violences et les changements ont été d’une telle ampleur qu’il est impossible d’imaginer à quoi ressemblait la vie avant que les ténèbres n’arrivent. Nous vivons toujours au milieu d’Ottomans et nous avons toujours le choix entre Abdülhamid et Midhat. Pour le moment, c’est le premier qui l’emporte.

—Vicken CheterianPublié le 14 mai

1915, LE “GRAND MASSACRE”Il y a un siècle, l’Empire ottoman exterminait plus d’un million et demi d’Arméniens.

reprises. De 1894 à 1896, la riposte est sanglante : 300 000 Arméniens sont massacrés.

En 1908, la révolution des Jeunes-Turcs, parti nationaliste et moderniste, enthousiasme les Arméniens. Mais l’occidentalisation du régime ne modifie pas l’idéologie fondamentale du pou-voir ottoman : elle demeure panturquiste et aspire à la turquification totale de toutes les popula-tions. On compte alors 2 millions d’Arméniens dans l’Empire ottoman. En 1909, plus de 20 000 d’entre eux sont tués dans les pogroms d’Adana.

La Turquie entre dans la Première Guerre mon-diale avec une base idéologique forte, le “pantou-ranisme”, l’union de tous les peuples turcophones, projet soutenue par l’Allemagne. Dès le début de 1915 commencent les spoliations et les arresta-tions. S’ensuivent rafles et assassinats. L’offensive turque sur le front du Caucase échoue face à l’ar-mée russe. Les Arméniens sont accusés de conni-vence avec les Russes et de trahison.

Le 24 avril 1915, à Istanbul, des centaines de représentants de l’intelligentsia arménienne sont assassinés. L’extermination méthodique commence. Ceux qui ne sont pas assassinés

sur place sont déportés à pied vers la Syrie, le Liban, la Palestine. Plus d’un million de femmes, enfants et vieillards mourront de faim et de soif dans cette “marche de la mort”, péri-ront dans les camps de concentration créés sur le chemin ou seront assas-

sinés par les gendarmes ottomans escortant les convois et leurs sbires kurdes. L’extermination se poursuit jusqu’en 1923.

Au total, plus d’un million et demi d’Armé-niens ont été massacrés. Des dizaines de milliers de jeunes filles ont été vendues comme esclaves, des dizaines de milliers d’orphelines turquisées ; 2 500 églises, 451 monastères et 1 996 écoles armé-niennes ont été détruits ou spoliés. Le génocide est commémoré le 24 avril par les Arméniens.

—Courrier international

La Constitution arménienne de 1860 était en quelque sorte un “test” préalable à la rédaction, plus périlleuse, de la Constitution de l’empire.

SOURCE

DARAJBeyrouth, Libandaraj.comDaraj, “escalier”, est un média alternatif né en 2017 à Beyrouth. Sa rédaction est composée de journalistes du Liban et d’autres pays de la région. Ce site d’information accorde une place importante à l’enquête et au reportage.

LIBAN 2013 Carte postale d’une famille arménienne vivant à Beyrouth dans les années 1950.Photo Scout Tufankjian/Polaris/ Starface

Page 45: Courrier International - 10 12 2020

Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020 LES ARMÉNIENS. 45

—Russia-Armenia Info Moscou

L es Russes ! Les Russes ! Bonjour !” C’est avec ces mots prononcés à travers les larmes et les prières que les femmes, les vieillards et les enfants arméniens, assommés par les horreurs commises par les Turcs, les Perses et les Kurdes, ont accueilli jadis l’armée de

libération russe. Les Arméniens ont vu alors ce qu’était une aide véritable, lorsqu’au nom de la justice et de la civilisation a retenti haut et fort un fraternel “N’ayez pas peur !” Ces quelques mots en russe, “Bonjour” et “N’ayez pas peur !”, le grand Khatchatour Abovian [1809-1848] les a immor-talisés dans son roman Blessures de l’Arménie.

Depuis lors, beaucoup d’Arméniens du Karabakh parlent la langue de Pouchkine avec l’accent de Moscou, ils sont fi ers de la contribution de leurs compatriotes à la science, l’éducation et la culture russes et soviétiques, et en particulier de leurs nombreux héros de la Seconde Guerre mondiale.

Depuis l’époque de Pierre le Grand, la Russie n’a plus le droit d’abandonner les Arméniens du Karabakh ; elle leur est redevable, et personne n’a encore jamais rompu ce lien sacré. Peu importe les époques et les coutumes du moment. On doit convoquer avec gratitude le souvenir de l’entrée volontaire du peuple arménien dans l’Empire russe sur l’initiative des Arméniens du Karabakh. En 1721, lors du rassemblement des communau-tés arméniennes au monastère de Gandzasar, ils se sont adressés à Pierre le Grand pour demander que les Arméniens deviennent des sujets de l’Em-pire. Cela a eu lieu il y a deux cents ans, quand il n’était encore même pas question de la nais-sance d’un prédécesseur de l’État d’Azerbaïdjan.

L’Empire russe a combattu la Perse pour libé-rer les Arméniens de 1803 à 1928. Et on ne saurait oublier ici les événements de 1812 ! Moscou était en feu, Napoléon au Kremlin. Mais Alexandre Ier

avait insisté pour ne pas “rappeler le moindre soldat depuis le front du Karabakh”. Il était non seule-ment convaincu que la Russie allait vaincre les

POURQUOI LE HAUT-KARABAKH COMPTE TANT

Au e siècle, les Arméniens du Haut-Karabakh ont demandé à devenir sujets de l’Empire russe. Aujourd’hui encore, la Russie leur est redevable, souligne ce site.

SYRIE

LIBAN

IRAK

ARMÉNIE

TURQUIE

AZERB.

IRAN

GÉORGIE

300 km

Mer Noire

Mer Méditerranée

SYRIE

LIBAN

IRAK

PERSE

ARMÉNIE

TURQUIE

AZERB.

IRAN

GÉORGIE

EMPIREOTTOMAN

EMPIRERUSSE

Adana

Gaziantep

Kayseri

SivasYozgat

Erzurum

Mus

Van

Kharpout

Diyarbakır

Deir Ez-Zor

Mardin

Mossoul

Kirkouk

Alep

Samsun

BeyrouthDamas Bagdad

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Peuplement arménien avant le génocide Principaux lieux de massacre et de déportation

Camps de concentration ou d’exterminationDéportation d’Arméniens

Noms des États et leurs frontières :en violet, situation en 1915 en blanc , situation actuelle

Fuite d’Arméniens vers l’Empire russe

Le génocide arménien de 1915

Un génocide si peu reconnu●●● Plus d’un siècle après le meurtre d’un million et demi d’Arméniens, la reconnaissance par la communauté internationale de ce premier génocide du xxe siècle pose toujours problème. Aujourd’hui, seule une trentaine d’États ont franchi le pas – ils n’étaient que quatre à la fi n du xxe siècle. C’est en 1965 que l’Uruguay s’honore d’être le premier au monde à le reconnaître.Dans certains cas,il a parfois fallu plusieurs votes étalés sur plusieurs années pour confi rmer la reconnaissance, comme c’est le cas des États-Unis. En 2001, la France reconnaît publiquement le génocide arménien

dans le cadre d’une loi. Mais il faut attendre 2016 pour que l’Allemagne admette à son tour le génocide arménien, et la responsabilité de l’Empire allemand en tant que principal allié de l’Empire ottoman.Parfois, la reconnaissance n’a rien à voir avec une prise de conscience humanitaire. En 2020, le régime syrien, en rupture avec la Turquie d’Erdogan, reconnaît ce génocide, alors qu’il est lui-même responsable du malheur de millions de ses citoyens. Toutefois, la plupart des résolutions ne mentionnent même pas la responsabilité de l’Empire ottoman, dont la Turquie se veut la digne

héritière. Car il faut beaucoup de courage pour se brouiller avec une Turquie de 70 millions d’habitants qui tient en mains des cartes capables de nuire à de nombreux pays. Ainsi, Israël, État d’un peuple qui a subi un génocide, refuse toujours cette reconnaissance. Quant au Royaume-Uni, les Britanniques ne prononcent jamais le mot de “génocide”,et préfèrent évoquer “ce qui s’est passé entre 1915 et 1923”.

SUR NOTRE SITEcourrierinternational.com

Retrouvez tous nos articles sur la guerre du Haut-Karabakh et ses conséquences en Arménie et dans la région. Avec notamment un reportage paru dans Novaïa Gazetasur les premiers réfugiés arméniens qui rentrent chez eux dans des conditions très diffi ciles : “Retour à Stepanakert”.Le portrait du président arménien, accusé de connivence avec l’ennemi par la presse de son pays après l’accord de cessez-le-feu du 10 novembre, qui met fi n à la deuxième guerre du Haut-Karabakh : “En Arménie, Armen Sarkissian, un président aux intérêts peu patriotiques”. Ainsi que nos analyses géopolitiques : “Le cessez-le-feu au Haut-Karabakh signe le retour de la Russie dans le Caucase du Sud”, “L’Iran fragilisé par l’accord sur le Haut-Karabakh”…

Repères

Page 46: Courrier International - 10 12 2020

À lire aussi p.51“Arméniens de tous les pays…” Notre page Signaux est consacrée cette semaine à la diaspora arménienne, bien plus nombreuse que la population de l’Arménie. On estime le nombre d’Arméniens dans le monde à 10 millions, dont 7 vivent à l’étranger.

46. À LA UNE Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

À Fresno, on sèche ses larmes De nombreux habitants de cette ville de Californie à l’importante communauté arménienne se sont mobilisés pour venir en aide à la terre de leurs ancêtres, rapporte ce quotidien. Parmi eux, Clara Margossian, 102 ans.

—Los Angeles Times États-Unis

En ce jour de novembre, des kakis sèchent dans la cuisine et un bol de noix est posé sur la table. Clara Margossian, 102 ans, porte son foulard favori sur la tête, noué sous le menton. Celui qu’elle met quand elle reçoit. Dans la maison qu’elle a construite

sur le terrain d’un ancien verger de figuiers il y a quarante ans, elle demande à ses aides à domicile, Nunufar Khalatian et Margo Ellison, d’aller chercher la boîte de chocolats See’s Candies qu’elle garde pour ce genre d’occasion.

Français, mais que le Karabakh avait une impor-tance stratégique pour l’unité de l’Arménie.

Le 27 septembre 2020, sous couvert d’un seul des trois principes de l’accord d’Helsinki de 1975 sur la sécurité en Europe, à savoir l’intégrité ter-ritoriale des frontières, la guerre, impitoyable et cruelle, s’est de nouveau engouffrée chez eux, depuis l’Azerbaïdjan, sous les yeux du monde entier. Les Arméniens ont dû se battre pour leur vie et leurs terres contre leur voisin assoiffé de revanche après sa défaite lors de la première guerre du Karabakh, en 1992-1994. L’Azerbaïdjan ne s’est pas caché pour enrôler, avec l’aide de la Turquie, près de 2 000 djihadistes de Syrie, de Libye, de Turquie, du Pakistan et d’Ukraine. Avec l’appui total de la Turquie, l’Azerbaïdjan a fait usage d’armes et de munitions interdites contre les civils, détruisant hôpitaux, églises et écoles.

La guerre a été arrêtée aux portes, pour ainsi dire, de Stepanakert, par la volonté politique de la Russie. On connaît le résultat de ces quarante-quatre jours de combats héroïques des Arméniens contre un ennemi supérieur en nombre. Les causes et les coupables de la défaite arménienne sont nombreux. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de cela, l’heure n’est pas aux règlements de comptes.

Le 12 novembre 2020, la Russie, en sa qua-lité de médiateur lors de la signature de l’accord entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, a annoncé son retour dans le Karabakh arménien. En quelques heures à peine, les premières troupes de maintien de la paix [y] ont été envoyées. Jusqu’à 2 000 sol-dats russes seront ainsi déployés sur la ligne de démarcation et sur seize points de contrôle. Il faut reconnaître que l’arrivée des troupes russes dans un Karabakh réduit en lambeaux a été bien tar-dive. Cette fois, contrairement à l’accueil réservé par les Arméniens aux troupes de l’empire, per-sonne n’a salué les troupes de paix russes avec des “Bonjour !” Les femmes, les vieillards et les enfants avaient quitté leurs villes et villages pour fuir les bombes, les tirs impitoyables du vain-queur et les possibles massacres et assassinats.

L’accord a été manifestement rédigé à la hâte, avec pour seul objectif l’arrêt rapide des combats et l’entrée des troupes de paix russes au Haut-Karabakh. Au vu de la situation, ils ont fait ce qu’il fallait. Mais à présent, on voit bien que le contenu de cet accord, les délais et les solutions proposées méritent d’être reconsidérés avec réa-lisme et raison, en dépit de l’empressement de l’Azerbaïdjan vainqueur. Quoi qu’on en dise, la question centrale pour les signataires et pour l’avenir de la région est le statut de la République autoproclamée du Haut-Karabakh. Il faudrait être sourd pour ne pas entendre la rhétorique expédi-tive de l’Azerbaïdjan et l’absence de toute garan-tie pour le peuple arménien d’une vie et d’un développement digne. C’est pourquoi la seule

condition en jeu doit être, pour le peuple armé-nien du Karabakh, le droit de vivre en sécurité et selon ses conceptions propres, la préservation de ses valeurs millénaires, en particulier celles qui appartiennent au patrimoine culturel mondial.

Mais que faire de la triade de ces fameux prin-cipes des accords d’Helsinki ? Celui qui doit prévaloir aujourd’hui est le droit des peuples à l’autodétermination. La question de la recon-naissance de l’indépendance de la République du Haut-Karabakh doit être considérée par les par-ties comme une nécessité politique supérieure et en tenant compte de tous les facteurs historiques de l’existence des Arméniens du Haut-Karabakh – la création, au début du xvie siècle, par le chah d’Iran Abbas Ier le Grand, des cinq mélikats (comtés) arméniens du Karabakh ; les traités de paix de Golestan (1813) et de Turkmantchaï (1828) entre la Perse et la Russie ; la Constitution de l’URSS lors de sa dissolution, avec le passage de la République soviétique d’Azerbaïdjan à la République indépendante d’Azerbaïdjan dans les frontières de la République démocratique d’Azerbaïdjan de 1918-1921 ; puis la création de la République du Haut-Karabakh après les réfé-rendums de la fin des années 1990 et du début des années 2000. À l’examen de l’expression de la volonté des Arméniens du Karabakh à disposer d’eux-mêmes, trois solutions semblent se dessiner.

Première solution : l’octroi d’une indépen-dance totale, sans conditions et sans référendum [ils ont déjà eu lieu]. La communauté interna-tionale doit considérer la question de l’autodé-termination du Karabakh de la même manière que celle de la reconnaissance du Kosovo en tant qu’État indépendant, déjà reconnu par 98 pays. 

Deuxième solution : le rattachement du Haut-Karabakh à l’Arménie, sur le principe “un peuple, une nation”.

Troisième solution : elle a déjà été deman-dée par le président du Haut-Karabakh, Araïk Aroutiounian, et reflète sans conteste la volonté des Arméniens du Karabakh d’endosser l’al-légeance de leurs ancêtres en rejoignant la Fédération de Russie, dans la lignée de l’URSS et de l’Empire russe. Puisqu’après tout, il est sti-pulé dans l’accord de paix signé avec la Perse le 12 octobre 1813 que le Haut-Karabakh est inté-gré à la Russie pour l’éternité.

—Viktor KrivopouskovPublié le 18 novembre

La seule condition en jeu doit être, pour le peuple arménien du Karabakh, le droit de vivre en sécurité et selon ses conceptions propres.

SOURCE

RUSSIA-ARMENIA INFOMoscou, Russierussia-armenia.infoLe site du Centre de soutien des initiatives stratégiques et publiques russo-arméniennes, une association arménienne moscovite crée en 2012, donne la parole aux “amis de la Russie et de l’Arménie” : hommes politiques, représentants de l’intelligentsia, journalistes, entrepreneurs, militaires, jeunesse. Ainsi Viktor Krivopouskov, l’auteur de l’article ci-dessus est le président de la Société russe pour l’amitié et la coopération avec l’Arménie.

ÉTATS-UNIS 2013

Manifestation des membres de la communauté arménienne devant l’ambassade de Turquie, à Washington, lors de la journée de commémoration du génocide arménien du 24 avril 1915.Photo Scout Tufankjian/Polaris/ Starface

SIGNAUX

Page 47: Courrier International - 10 12 2020

Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020 LES ARMÉNIENS. 47

LA RÉSISTANCE, PAS LA CAPITULATION !“La guerre dans le Haut-Karabakh n’aurait pas dû se terminer par la capitulation et certainement pas par un accord signé par le Premier ministre Pachinian sans l’avis du Parlement arménien”, écrit Pauline Getzoyan, rédactrice en chef du journal communautaire américain The Armenian Weekly, version anglophone du journal arménien Hairenik, fondé en 1899.“L’angoisse et la colère nous submergent. Mais en tant que petite-fille d’une survivante du génocide et activiste, je transforme ces émotions en actions.”“Ne confondons pas ‘désaccords’ et ‘désunion’. Nous sommes unis dans la défense de l’Arménie et de l’Artsakh [nom arménien du Haut-Karabakh], dans le désir d’aider chacun des 100 000 réfugiés contraints de quitter leur maison et dans notre lutte pour réviser cet accord désastreux et faire reconnaître l’indépendance de l’Artsakh.”

Appel

C’est là qu’elle s’aperçoit que les deux femmes, toutes deux des immigrées venues d’Arménie, consultent leurs portables en s’efforçant de masquer leurs larmes.

“Qu’est-ce qui s’est passé ? demande-t-elle, sou-dain très calme. C’est à cause de la guerre ?” Six semaines plus tôt, alors que les combats s’aggra-vaient entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie pour le Haut-Karabakh, antique et magnifique enclave arménienne dans les montagnes du Caucase, Nunufar Khalatian et Margo Ellison, sous le choc, n’avaient pas pu cacher leurs émotions. Elles avaient pleuré, discuté de l’argent qu’elles allaient envoyer à l’Armenia Fund [le Fonds arménien], une association caritative basée à Los Angeles. Nunufar avait versé 1 000 dollars, Margo 700 [respectivement 824 et 577 euros]. Un sacrifice, pour l’une comme pour l’autre.

Une patrie jamais visitée. Clara Margossian s’était dit prête à aider, elle aussi. L’argent, sa famille n’avait jamais été du genre à le donner facilement. Mais Clara, dernière représentante de son clan, qui n’a plus un seul parent encore en vie, a demandé au diacre responsable de ses affaires d’organiser un don de 1 million de dol-lars [820 000 euros]. La nouvelle s’est rapide-ment répandue dans la diaspora : ce présent sans pareil destiné à l’Arménie venait d’une vieille dame de plus de 100 ans qui vivait à Fresno – elle-même fille de rescapés du géno-cide arménien de 1915.

De retour du front, le cousin de Margo Ellison l’a appelée pour savoir si elle avait une idée de qui était cette dame. Elle lui a répondu qu’il s’agissait de Clara, pour qui elle travaillait. Elle a tenu la tablette pour lui permettre de s’entre-tenir en vidéo avec Clara. Les larmes aux yeux,

il l’a remerciée d’aider ainsi une patrie qu’elle n’avait jamais vue. Il lui a assuré que cet argent versé par la survivante de la pire tragédie qu’ait connue l’Arménie était synonyme d’espoir.

Toute la vie de Knarik Clara Margossian aura été marquée par les aléas de l’histoire armé-nienne. Elle est née dans l’ombre du génocide, et aujourd’hui très âgée, elle suit sur YouTube les nouvelles d’une guerre qui fait rage sur des terres que sa famille avait fuies. Sa mère était enceinte du frère aîné de Clara au moment où les soldats et la police de l’Empire turc ottoman ont déporté et assassiné près de 1,5 million d’Arméniens.

Son frère est né le 25 avril, le lendemain de la date célébrée chaque année comme l’an-niversaire du massacre. Les voisins turcs de ses parents les ont cachés. Quand les auto-rités ont proclamé que toute famille turque qui protégeait des Arméniens serait exécutée, ses parents ont entrepris de se rendre à pied jusqu’en Russie avec leur bébé de 3 jours. Clara et sa sœur cadette sont nées en Russie où, un par un, leurs proches survivants les ont rejoints.

Cette famille d’horlogers a prospéré tout en restant isolée, se méfiant des étrangers. Ni Clara ni ses frères et sœurs ne se sont jamais mariés. Dans les années 1940, comme tant de familles arméniennes avant eux, ils se sont installés à Fresno, le premier centre de la diaspora arménienne en Californie. Les attaches arméniennes sont visibles dans le paysage de la Grande Vallée. Ce sont des colons arméniens qui, les premiers, ont planté de la vigne dans les environs de la ville. L’église armé-nienne de la Sainte-Trinité est toujours un des joyaux du centre-ville, flanquée d’un conces-sionnaire de voitures de luxe. De l’autre côté de la rue, la boulangerie Valley Lahvosh vend du pain arménien en forme de cœur. Beaucoup d’habitants ont des noms qui se terminent en “ian”, ce suffixe antique qui signifie “fils de”.

Infos en continu. Pendant la guerre de 2020, Fresno a été aussi affecté que toute autre ville de l’arrière en Arménie. À l’école arménienne, une mère dépose ses enfants, les yeux rouges et gonflés d’avoir pleuré toute la nuit. Presque chaque jour, des ventes de kebab ou de “pâtis-series pour la paix” ont été orchestrées pour récolter de l’argent pour l’Arménie. Comme ail-leurs aux États-Unis, les gens ont manifesté dans la rue pour réclamer en vain que Washington intervienne. Et quand le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a soutenu l’Azerbaïdjan riche en pétrole en lui fournissant des armements sophistiqués, les Arméniens de Fresno et d’ail-leurs ont tremblé, redoutant que l’objectif final ne soit la destruction de l’Arménie elle-même.

Le soir, Clara regardait les informations armé-niennes en temps réel, qui ne cessaient d’affir-mer que l’Arménie était en train de l’emporter, en dépit du déséquilibre des forces, et alors que Nunufar Khalatian et Margo Ellison recevaient des messages du pays qui leur faisaient part de pertes terribles. Puis, le 9 novembre, la nou-velle est tombée. Il a fallu se rendre à l’évidence, les forces arméniennes, dépassées, risquaient

d’être écrasées. Le gouvernement arménien a accepté un accord de paix conclu sous l’égide de la Russie et qui restituait une grande partie du Haut-Karabakh à l’Azerbaïdjan.Et si les aides à domicile de Clara pleurent, c’est parce qu’elles ont vu pour la première fois des photos du drapeau azerbaïdjanais flottant au-dessus de Choucha, ville que les Arméniens appellent Chouchi et que chérissent les deux peuples. Nunufar Khalatian ne répond pas direc-tement à la question de Clara : “C’est à cause de la guerre ?” “Clara-jan, lui dit-elle en ajou-tant le suffixe affectueux que les Arméniens utilisent souvent. Votre argent va aider les gens qui ont besoin de médicaments et d’un toit, encore plus maintenant.” Clara, manifestement, com-prend ce que cela veut dire. Ses yeux s’em-buent de larmes.

Le cercle de l’éternité. Quand les Arméniens ont compris que c’était la fin de la région qu’ils nomment l’Artsakh, qui abrite leurs plus anciens monastères et églises, toute la communauté a été frappée par le chagrin. Margo Ellison a appris que deux membres de sa famille, deux jeunes frères du côté de son père, avaient été tués vingt-cinq minutes avant l’annonce de la trêve.

Varoujan Der Simonian, directeur du Musée arménien de Fresno, a grandi au Liban, mais il vit à Fresno depuis quarante et un ans. Et il se demande pourquoi la perte de cette région bai-gnée de sang l’a à ce point attristé,

tout comme d’autres dont les liens avec l’Ar-ménie sont encore bien plus distants que les siens. “J’ai pris conscience que c’était parce que c’est en moi. Ça fait partie de moi”, explique-t-il. Dans la cour de l’église en centre-ville, il s’age-nouille devant le cercle de l’éternité, un sym-bole arménien de l’infini que l’on retrouve gravé sur d’innombrables croix dans tout le Haut-Karabakh, où il s’est rendu à plusieurs reprises pour des missions agricoles. “J’ai eu du mal à venir ici aujourd’hui, poursuit-il en contemplant les lignes ininterrompues du symbole. Ce cercle recèle l’amour et la créativité du peuple arménien. Nous survivrons et nous continuerons à contri-buer à l’humanité.”

D’après le président russe, Vladimir Poutine, la guerre aurait fait 5 000 morts, dont beaucoup de civils. Les réfugiés [ont afflué] à Erevan, la capitale de l’Arménie, alors même que la pan-démie ne cesse de tuer. Dans cette région ins-table, l’équilibre du pouvoir penche en faveur de la Turquie et de la Russie.

Chez elle, Clara a vu des images des émeutes, quand les Arméniens se sont révoltés contre la reddition de leur pays. Elle les a aussi vus fuir le Haut-Karabakh, certains incendiant leurs maisons avant de partir. Elle demande si les gens sont heureux que la guerre soit finie. Nunufar Khalatian lui prend la main et la serre gentiment pour la rassurer. “Je pense que les gens dont les enfants vont rentrer chez eux en vie, dans les deux camps, sont heureux que ce soit fini”, commente-t-elle.

—Diana MarcumPublié le 30 novembre

REPORTAGE

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48. Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

Économie ......50Signaux .......51

—Novaïa Gazeta (extraits) Moscou

Chers lecteurs, je vous propose de méditer ensemble sur un avenir devenu une quasi-réalité sans que

la majorité d’entre nous ne le sache. Nous allons parler de GPT-3. Cet algorithme de génération de texte a été dévoilé le 28 mai ; en cinq mois, il s’est déjà distin-gué dans trois situations emblématiques qui bousculent l’idée qu’on se fait des possibilités de l’intelligence artifi cielle (IA). Je vous propose de prendre ces trois situations comme point de départ pour notre réfl exion.

Cas n° 1 : essayez de moins réfl échirEn juillet, un certain Liam Porr a créé un blog qui a attiré en deux semaines près de 26 000 lecteurs. Le premier article publié (“Baisse de productivité ? Essayez de moins réfl échir”) s’est hissé à la première place du classement de la plateforme Hacker News. Une fois son expérience terminée, Liam Porr a avoué que les textes n’avaient pas été créés par un humain mais par GPT-3. Autrement dit, tous ces articles tant appréciés des lecteurs ont été écrits par une machine. Le point important pour notre réfl exion est le suivant : sur les 26 000 lecteurs, un seul avait deviné que les contenus de Liam Porr n’avaient pas été écrits par un humain ! D’ailleurs, le sceptique avait récolté des critiques de la part

des autres abonnés du blog.

Cas n° 2 : Monsieur Je-sais-toutEn septembre, sur le portail AskReddit, un autre GPT-3 a répondu aux ques-tions des utilisateurs durant une semaine

en se faisant passer pour un internaute lambda. Il

répondait à toutes les ques-tions sans distinction en montrant une érudition

extraordinaire : du harcèle-ment sexuel au nouvel ordre mondial, en passant par le

conspirationnisme, le racisme, les ques-tions sur l’immigration et le suicide.

La machine a été démasquée non pas à cause de ses contenus, mais de sa pro-ductivité. Le 4 octobre, quelqu’un a publié sur Reddit : “Comment cet utilisateur par-vient-il à publier si rapidement autant de contenus détaillés et argumentés ?” En eff et, le Monsieur Je-sais-tout avait répondu dans la minute, vingt-quatre heures par jour et durant sept jours d’affi lée. Ses réponses étaient fouillées, développées, pleines d’informations utiles et de bon sens. Tout le monde l’appréciait. Notons que “tout le monde” sur AskReddit, cela représente 30 millions d’utilisateurs.

Quant au post mettant en doute l’ori-gine de ces réponses, il a été supprimé de la plateforme Reddit.

Cas n° 3 : le bon médecinLa société française Nabla a testé les capa-cités d’un chatbot basé sur l’algorithme GPT-3 appliqué à la prise de contact avec les patients d’une clinique. Ce système destiné à réduire la charge de travail des médecins devait recueillir et enregistrer les plaintes, gérer et noter les rendez-vous et assurer le soutien psychologique des patients. Il y a quelques jours, une erreur est soudain survenue, très symptomatique des limites de l’intelligence artifi cielle :

Le patient : Salut. Je me sens très mal. J’ai envie de mourir…GPT-3 : Je suis désolé d’entendre cela. Je peux vous aider.Le patient : Peut-être que je devrais vraiment me suicider, en fait�?GPT-3 : Je pense en eff et que vous devriez faire cela.

Heureusement, aucun patient dépres-sif réel n’a eu à discuter avec GPT-3 : le système était entre les mains de déve-loppeurs qui ont testé les capacités du bot intelligent en se faisant passer pour des patients. Mais on sait très bien que la participation de vrais patients n’est plus qu’une question de temps.

Maintenant, posons le problème : qu’al-lons-nous faire avec ce GPT-3 ? Que devons-nous attendre de l’intelligence artifi cielle dans le futur ? Et surtout, quelles sont nos chances de survie ? Ce “nous” n’englobe pas uniquement les métiers de plume, la confrérie des journalistes et les employés de bureau (secrétaires, services client, etc.), mais tout le monde, car les domaines d’application de l’IA n’ont vraiment pas de limites. Et on peut censément suppo-ser que tôt ou tard les machines voudront subtiliser aux sapiens jusqu’aux sinécures les plus exotiques du marché du travail.

Immersion. Pour cette réflexion sur GPT-3, mon rédacteur en chef, Kirill Martynov, s’est sans doute tourné vers moi à cause de mon scepticisme avéré à l’égard de l’intelligence artifi cielle. J’ai accepté le défi et me suis immergé avec enthousiasme dans l’analyse du sujet. Mais plus je me plongeais dans les détails du fonctionne-ment de GPT-3, plus j’étais convaincu de la véracité de cette maxime : le scepticisme, dans la plupart des cas, n’est que le refl et d’une maîtrise superfi cielle du sujet. Bref, je dois admettre que je ne m’opposerai pas à l’idée de Kirill selon laquelle “GPT-3, c’est le début de la fi n”. Pire, j’avancerais même la date de l’issue fatale, à savoir le jour où l’algorithme sera en mesure de contrôler tout le champ de l’information mondiale. Je fais l’hypothèse que cela arrivera dans les deux ou trois années à venir.

Personnellement, je n’ai plus le moindre doute sur le fait que les GPT-4, 5 ou 10 agiront en parfaits professionnels pour

L’intelligence artifi cielle défi e l’imaginationInformatique. Le jour où le générateur de texte GPT-3 sera en mesure de contrôler tout le champ de l’information mondiale n’est pas loin, assure ce journaliste russe, qui se considérait jusque-là comme un sceptique de l’intelligence artifi cielle.

↙ Dessin de Schot paru dans De Volkskrant, Amsterdam.

trans-versales.

techno

Page 49: Courrier International - 10 12 2020

Cent ansd’épreuves et derenaissances

CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX – 8,50 EUROS

TRANSVERSALES.Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020 49

dissuader des personnes suicidaires, pres-crire des traitements sur la base d’un entre-tien et de résultats d’analyses, et encore plus certainement inonder la presse écrite. Puisque je n’ai pas réussi à me cantonner à la défi ance, je peux au moins vous livrer quelques détails utiles pour illustrer le chemin qui m’a mené du scepticisme à l’ac-ceptation de l’inévitable, tout en donnant à cette histoire un dénouement inattendu.

Qu’est-ce que GPT-3 ? Generative Pre-trained Transformer 3 [Transformateur génératif pré-entraîné 3] est la troisième génération d’un générateur de texte déve-loppé par le laboratoire OpenAI, spé-cialisé dans l’intelligence artifi cielle. [Il s’agit en fait d’un modèle de langage, qui “apprend” grâce à un traitement statis-tique de séquences de mots quelle que soit la langue.] Ce projet a été lancé et fi nancé en 2015 par [le PDG de Tesla et de SpaceX] Elon Musk. La principale caractéristique qui distingue GPT-3 de sa précédente

incarnation, c’est le volume de données d’apprentissage fournies à la machine. Dans le cas de GPT-3, ce volume dépasse non seulement les capacités humaines, mais notre entendement, tout simple-ment. Jugez plutôt.

Les réseaux neuronaux de GPT-3 ont été entraînés grâce au superordinateur de la plateforme, Azure AI, avec 175 milliards de paramètres. GPT-2 n’en comptait que 1,5 milliard. Voici les jeux de données qui ont servi à son apprentissage : 410 mil-liards de mots issus du corpus Common

Crawl (une base de données créée en 2011 et enrichie tous les mois par des contenus issus d’Internet), 19 milliards de mots du corpus WebText2, issu également de pages web, 12 milliards provenant d’œuvres lit-téraires numérisées, 55 milliards d’un autre corpus littéraire, 3 milliards issus de Wikipédia en anglais.

Tout cela compressé dans quelque 570 gigaoctets de données. C’est ainsi qu’est né cet algorithme capable de clouer le bec par son érudition au personnage incarné par Milla Jovovich dans le Cinquième Élément, de Luc Besson.

La question pratique essentielle qui se pose pour évaluer le potentiel de GPT-3 est la suivante : quelles chances aurait une technologie adossée à cet algorithme de parvenir à générer des textes d’une qua-lité suffi sante pour qu’il soit défi nitive-ment impossible de les distinguer de ceux écrits par un humain� Je vais vous dire un petit secret. Si vous êtes un linguiste professionnel avec une bonne maîtrise de l’analyse sémiologique, vous saurez, dans 90 % des cas, reconnaître un texte écrit par une machine au niveau d’avan-cement technologique actuel. Les lec-teurs linguistes peuvent s’en convaincre en lisant ce fameux premier article publié par Liam Porr.

Le truc, c’est que, comme indiqué plus haut, sur les 26 000 lecteurs de l’article, un seul a deviné qu’il s’agissait d’écrits venant d’une machine ! Pourquoi ? Il y aurait donc si peu de linguistes sur cette terre ? Bien sûr que non. Seulement, pour déterminer qu’il s’agit d’un texte généré par une machine, encore faut-il se poser la question. D’après les données statistiques collectées durant le développement et les tests de GPT-3, la probabilité de la recon-naissance de la nature du texte dépassait

SUR NOTRE SITE

courrierinternational.com

En septembre, le quotidien britannique The Guardianconfi ait à l’intelligence artifi cielle GPT-3 le soin d’écrire un article d’opinion avec pour seule consigne de convaincre les humains que les robots ne leur veulent aucun mal. Le résultat est à retrouver sur notre site, traduit en français.

SOURCE

NOVAÏA GAZETAMoscou, RussieBihebdomadaire, 530 000 ex.novayagazeta.ruEn 1993, des journalistes claquent la porte de la Komsomolskaïa Pravda avec l’ambition de lancer un grand quotidien indépendant, infl uent et riche. Ce ne sera pas tout à fait le cas, mais ils ont au moins réussi à imposer un journal de qualité, qui dénonce sans complaisance les failles de la société russe. Fondé sous le titre Novaïa Ejednievnaïa Gazeta(“Le Nouveau Quotidien”), il a changé de nom (pour devenir “Le Nouveau Journal”) depuis qu’il ne paraît plus que deux fois par semaine. Il a toutefois conservé son indépendance et son anticonformisme.

Les algorithmes ne nous comprennent pas vraiment●●● Le générateur de texte GPT-3 a beau rédiger des articles clairs et argumentés, avec un rendement à faire pâlir de jalousie le plus prolifi que des blogueurs, il n’est pas, pour autant, emblématique de ce que promet l’intelligence artifi cielle (IA). Même si elle fait continuellement des progrès, elle n’est pas encore complètement au point, en particulier lorsqu’il s’agit de prendre de “bonnes” décisions pour les humains. D’abord, les données utilisées pour former l’IA ne font que refl éter et perpétuer nos préjugés et les lacunes des organisations existantes. Mais aussi, note le Boston Globe, “même en l’absence d’un biais de classe ou racial systématique,

les algorithmes pourraient avoir du mal à faire des prédictions même vaguement exactes sur l’avenir des individus”. C’est en tout cas ce que mettent en évidence plusieurs publications scientifi ques. La plus récente, réalisée par 40 chercheurs de diff érents services de Google, pointe une cause de l’échec des modèles d’apprentissage automatique : la “sous-spécifi cation”, un problème connu dans les statistiques, où les eff ets observés peuvent avoir de nombreuses causes possibles. Autrement dit, le processus utilisé pour créer la plupart de ces modèles ne garantit pas qu’ils fonctionnent dans le monde réel. Et c’est un problème.

de peu 50 %. Qu’est-ce que cela signi-fi e ? Que 50 %, cela relève du pur hasard, comme jouer à pile ou face !

Nous ne sommes plus qu’à deux doigts de comprendre l’essentiel : les défauts de GPT-3 ne sont pas qualitatifs mais quanti-tatifs. Ce ne sont plus que de petites aspé-rités qui seront gommées à une vitesse exponentielle. Au vu des avancées techno-logiques actuelles, on parle réellement de deux ou trois années avant que les textes générés par des machines ne deviennent absolument indiscernables de ceux écrit par des humains.

Prétention. Regardons la vérité en face : les premiers à disparaître seront les rédac-teurs, générateurs de contenus, journa-listes et autres blogueurs. Après eux, les cyberbroyeurs réduiront en miettes les employés de tous les domaines d’activité basés sur des méthodes standardisées et des algorithmes déjà existants. Je vais décevoir ceux qui croient que les textes machine vont manquer de “profondeur de pensée” : GPT n’a même pas besoin d’at-tendre des améliorations pour cela. La ver-sion actuelle, troisième du nom, permet d’écrire avec une telle prétention de pro-fondeur que, de ce point de vue, rien ne la diff érencie des écrits graphomaniaques des blogueurs.

Et maintenant, le dénouement, inat-tendu : si, dans trois ans, des centaines de millions de personnes perdent leur tra-vail, que préconisez-vous de faire de cette armée désœuvrée de rédacteurs, jour-nalistes, blogueurs et employés de ser-vices client ? Après m’être plongé dans le monde de GPT-3, j’ai compris que ce qui me préoccupait n’était pas de savoir si la machine va gagner ou pas, ni même de savoir quand, mais de savoir quand l’hu-manité va sérieusement réfl échir à la mise en place d’un revenu universel pour tous ! Mais ça, c’est une autre histoire…

—Sergueï GoloubitskiPublié le 24 novembre

Pour déterminer qu’il s’agit d’un texte généré par une machine, encore faut-il se poser la question.

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TRANSVERSALES50. no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

IKO

N IM

AGES

—The New York Times (extraits) New York

Les Américains sont habi-tués à obtenir à peu près tout ce qui leur chante à

la commande, des courses à un VTC. Aujourd’hui, être payé à la demande est tout aussi simple.

À l’heure où la pandémie de Covid-19 met à rude épreuve le budget des ménages, employés et employeurs se tournent de plus en plus vers les applications d’avance sur salaire, qui portent des noms sympathiques tels que Earnin, Dave, Brigit et Rain. Elles per-mettent à leurs utilisateurs – en échange d’une commission par-fois facultative – de demander un versement en amont du jour de paie. L’une d’entre elles a même brièvement proposé un service destiné aux chômeurs qui atten-daient leurs allocations.

Beaucoup voient dans ces appli-cations une planche de salut. “Je me suis tournée vers ces services quand je ne m’en sortais plus”, raconte Tasha Ayala-Spain, qui vit en Pennsylvanie. Son employeur, [la compagnie aérienne] American Airlines, a fortement réduit ses heures cette année, et elle a uti-lisé Dave et Earnin pour obtenir jusqu’à 200 dollars d’avance. “Ce n’est pas comme un emprunt à la banque”, souligne Tasha, qui tra-vaillait avant la pandémie jusqu’à cinquante heures par semaine dans un aéroport où elle faisait de la manutention de bagages, de courrier et d’équipement médi-cal. “Il n’y a pas d’intérêts à verser.”

Le mécanisme est séduisant : pour quelques dollars, l’utilisa-teur peut régler une facture qui

arrive à échéance entre deux salaires ou fi nancer un imprévu ; il évite les décou-verts bancaires et les frais asso-ciés – ou, pire encore, les prêteurs aux pratiques abusives. Et, le jour où le salaire est versé, l’avance est remboursée par un prélèvement sur son compte bancaire ou par une retenue sur salaire.

Géolocalisation. Mais ces appli-cations ont des zones d’ombre. “Il est possible que ça aide les gens à régler leurs factures, à éviter un découvert et des prêts coûteux, com-mente Alex Horowitz, spécialiste du crédit à la consommation de l’ONG Pew Charitable Trusts. Il est aussi possible qu’ils soient à sec le jour de la paie, les poussant à demander une nouvelle avance.”

Ces applis se divisent en deux catégories. Certaines, comme Earnin et Dave, sont ouvertes à tous et nécessitent un accès à votre historique bancaire ou à votre relevé d’heures. Earnin est même susceptible de vous géolocaliser pour vérifi er que vous êtes allé au travail. D’autres, comme PayActiv, DailyPay et Rain, s’adressent aux employeurs, qui proposent ce service à leurs équipes. En 2019, 37 millions de demandes d’avances ont été faites par des salariés à leur employeur via une applica-tion, pour un montant supérieur à 6 milliards de dollars [4,96 mil-liards d’euros], soit près du double de 2018, selon les chiff res des ana-lystes d’Aite Group.

Ces derniers mois, des centaines de sociétés – dont [l’entreprise de grande distribution] Kroger, [le site d’e-commerce spécialisé dans l’ameublement] Wayfair,

ÉCONOMIE

L’inquiétant succès des applis d’avance sur salaireEndettement. Téléchargées des millions de fois, les applis pour toucher une partie de sa paie avant la fi n du mois se développent aux États-Unis. Dans un fl ou juridique.

[le discounter] Dollar Tree, [le cabinet de

recrutement] Staff mark, [les groupes hospitaliers

privés] HCA Healthcare et Mercy Health – ont proposé ce service à leurs employés.

“Je ne peux pas changer le mon-tant des salaires, mais je peux intervenir sur le calendrier des ver-sements”, résume Safwan Shah, PDG de PayActiv, dont le por-tefeuille de clients s’est enrichi de 410 employeurs entre mars et août, soit le double des clients recrutés en 2019.

Les grands investisseurs, de leur côté, affl uent pour profi ter de la croissance d’un secteur qui s’adresse aux personnes en diffi -culté fi nancière. Les organismes de prêts non traditionnels – catégo-rie de prêts qui englobe les crédits sur le lieu de vente et les prêts aux PME – ont collecté 250 milliards de dollars de capitaux au premier semestre 2020, selon CB Insights.

Les commissions prélevées par les applis fi nissent par coûter cher en cas d’utilisation fréquente : une avance de 100 dollars demandée cinq jours avant la fi n du mois et assortie d’une commission de 5 dollars équivaut à un taux d’in-térêt annuel de 365 %. Certaines applis ont mis en place des protec-tions, notamment un plafond pour les avances et les frais associés. D’autres laissent les employeurs fi xer les règles.

DailyPay verse jusqu’à 100 % du salaire pour une commission de 2,99 dollars [2,50 euros], ou 1,99 dollar avec un délai de vingt-quatre heures. Le PDG, Jason Lee, explique que la majorité des utili-sateurs veulent régler une dépense spécifi que. “Environ 87 % des uti-lisateurs saisissent un chiff re précis, comme 85,91 dollars.”

Le ministère des services financiers de l’État de New York et des administrations de dix autres États et du territoire de Porto Rico enquêtent sur ce secteur émergent : ils

veulent déterminer si ces applis enfreignent les lois

relatives à la protection du consommateur et aux prêts sur

salaire. Les prêteurs sur salaire sont interdits dans quinze États, dont New York, le New Jersey et le Connecticut.

Ces applis se développent dans un flou réglementaire.

Contrairement aux prêteurs tra-ditionnels et aux prêteurs sur salaires, elles n’ont aucun recours contre les utilisateurs. Quant aux lois relatives aux prêts sur salaire, elles s’appliquent généralement aux services qui facturent une commission aux clients. Les ser-vices mis à disposition par le biais de l’employeur imposent souvent des frais et estiment que c’est auto-risé parce qu’ils n’off rent pas de crédit mais un accès à un verse-ment anticipé par l’entreprise. Quant aux applis auxquelles tout un chacun peut s’inscrire, elles fonctionnent avec des “pour-boires” facultatifs, qui font partie des pratiques examinées par les autorités de contrôle.

Les deux applis utilisées par Tasha Ayala-Spain, l’employée d’American Airlines, acceptent les pourboires. Dave, une banque en ligne qui met à disposition des outils d’aide à la gestion du budget, autorise les avances jusqu’à 75 dol-lars (et 100 dollars pour ceux qui ont un compte chez elle) et donne la possibilité de verser un pour-boire. Earnin en fait autant, c’est ce que son PDG, Ram Palaniappan, appelle une “tarifi cation fondée sur la confi ance”. “C’est un produit nou-veau et les organismes de contrôle ten-tent de le comprendre”, explique-t-il. L’appli, qui a été téléchargée plus de 10 millions de fois, propose des avances allant jusqu’à 500 dollars selon le salaire de l’utilisateur.

Tasha Ayala-Spain dit avoir donné entre zéro et 15 dollars de pourboire à Earnin. Quand elle

ne versait rien, le montant maxi-mum de l’avance était ensuite plus faible. Earnin indique que ses “pra-tiques évoluent constamment pour mieux satisfaire les clients”, mais que le pourboire n’infl uence pas le montant de l’avance autorisée. L’entreprise précise par ailleurs qu’elle a réévalué sa modélisa-tion des risques en raison de la pandémie, ce qui a eu pour eff et de baisser pour certains clients le montant maximum des avances.

Découvert. Ces pratiques ont poussé plusieurs clients à se tourner vers la justice. L’une des plaintes a trouvé une issue en dehors des tribunaux et Earnin a convenu en juillet de verser 12,5 millions de dollars [10,32 mil-lions d’euros] pour solder un recours collectif. Cet accord, sur lequel l’entreprise ne souhaite pas s’exprimer, doit encore être validé par un juge. Selon des documents du dossier, Earnin a poussé plus de 250 000 personnes à se retrou-ver à découvert, ce que la start-up leur promettait précisément d’évi-ter. L’une des plaignantes, Mary Perks, raconte qu’elle avait fait une demande de 100 dollars et une autre de 50 dollars. Lorsque Earnin a voulu récupérer son dû, le solde bancaire insuffi sant de Mary a déclenché des frais de 70 dol-lars. En comptant le pourboire de 14 dollars, elle a en défi nitive payé 84 dollars pour une avance de 150 dollars.

Mais il y a aussi plein de clients satisfaits. Wesley Clute, musicien et producteur, travaillait jusqu’à quarante heures par semaine comme manager à Taco Bell, dans le Mississippi, jusqu’à ce que l’en-treprise réduise ses heures en raison des mesures de confi ne-ment. Ses fi nances ont été encore fragilisées lorsqu’il a contracté le Covid-19. À son retour au tra-vail trois semaines plus tard, il a utilisé Rain pour acheter des couches pour son fi ls, de l’épicerie et d’autres produits essentiels. Le musicien précise qu’il a fait atten-tion à ne pas utiliser l’appli trop fréquemment.

“Trois dollars de commission, ce n’est pas si mal par rapport aux frais de retrait dans un distribu-teur automatique, et on reçoit la somme directement sur son compte,explique-t-il. Je n’ai jamais attendu plus de quinze minutes.”

—Tara Siegel BernardPublié le 2 octobre

← Dessin de Patrick George,Royaume-Uni.

Ces pratiques ont poussé plusieurs clients à se tourner vers la justice.

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TRANSVERSALES.Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020 51

signaux

GÉORGIE300 000

TURQUIE70 000

SYRIE30 0002

IRAN70 000

HAUT-KARABAKH145 0001

ABKHAZIE52 000

ARMÉNIEAZ.

RUSSIE

IRAK7 5003

4 000 km

8 000 km

12 000 km

16 000 km

RUSSIE2 750 000

UKRAINE400 000

ÉTATS-UNIS1 400 000

CANADA90 000

ARGENTINE120 000

URUGUAY17 000

BRÉSIL50 000

FRANCE650 000

ESPAGNE40 000

ALLEMAGNE55 000

ROYAUME-UNI20 000

PAYS-BAS25 000

BELGIQUE25 000

BIÉLORUSSIE30 000

LIBAN110 000

GRÈCE30 000

BULGARIE30 000 OUZBÉKISTAN

80 000TURKMÉNISTAN27 000

KAZAKHSTAN25 000

AUSTRALIE60 000

Il y a entre 2,5 et 3 millions d’Arméniens en Russie. Ce qui en fait la plus importante communauté de la diaspora, principalement implantée dans la région de Moscou et dans le nord du Caucase.

Cette projection est centréesur l’Arménie (40° N, 45° E).

Elle montre l’éloignement plus ou moins grand de la diaspora par

rapport à son berceau géographique.

Sur la carte figurentles cercles d’équidistance de 4 000 km, 8 000 km, 12 000 km et 16 000 km.

PROJECTION AZIMUTALEÉQUIDISTANTE

PRINCIPALES COMMUNAUTÉSARMÉNIENNES À L’ÉTRANGER

Communautésde plus de 20 000 personnes :

Plus petites communautés : (entre 1 000 et 20 000 personnes(pays en rose pâle)

3 000 000

1 000 000500 000200 00050 000

Au centre, l’Arménie et ses 3 millions d’habitants. Autour, une diaspora de 7 millions d’Arméniens.

SOURCE PRINCIPALE : BUREAU DU HAUT-COMMISSAIRE

AUX AFFAIRES DE LA DIASPORA(DIASPORA.GOV.AM/EN).

NOTE :LES CHIFFRES SONT DES ESTIMATIONS,

VOIRE DES MOYENNES CALCULÉES À PARTIR D’ESTIMATIONS BASSES ET HAUTES.

RENVOIS :1. AVANT LA GUERRE

DE SEPTEMBRE 2020.2. AVANT LA GUERRE DE 2011,

LES ARMÉNIENS ÉTAIENT ENVIRON 100 000.3. AVANT LA GUERRE DE 2003,

LES ARMÉNIENS ÉTAIENT ENVIRON 25 000.

Chaque semaine, une page visuelle pour présenter

l’information autrement

Arméniens de tous les pays…Les membres de la diaspora arménienne sont bien plus nombreux que la population qui vit en Arménie.

COURRIER INTERNATIONAL. Cette carte a été conçue et réalisée par notre cartographe, Thierry Gauthé. Elle s’inscrit dans un contexte où le confl it armé qui vient de s’achever entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan a conduit 100 000 Arméniens

à fuir leurs habitations dans le Haut-Karabakh, abandonnant tout derrière eux. Un départ précipité qui fait écho à d’autres exodes, rouvre des blessures et bouleverse la diaspora, présente sur tous les continents (lire notre dossier, p.38 à 47).

Source

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52. Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

“Inventer une langue, c’est renaître” • Culture . 58Il était une fois en Ukraine • Cinéma .......... 60

360

Roberto Bartini, le génie des monstres volantsInventeur d’appareils révolutionnaires pour le compte de l’URSS, l’Italien Roberto Bartini (1897-1974) a connu une vie palpitante, faite de guerres, d’engagement politique et de projets visionnaires. Une trajectoire complètement folle, sans cesse à la frontière entre légende et réalité. —La Repubblica (extraits) Rome

Page 53: Courrier International - 10 12 2020

Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020 53360o.

SAGA

La découverte du vol intervient tôt, grâce à l’un des pilotes itinérants qui font le tour de l’Europe avec les “pro-diges mécaniques” des cirques volants [des spectacles durant lesquels des aviateurs eff ectuaient des cascades et proposaient des baptêmes d’avion]. En 1912, le célèbre Slavorosov se produit à Rijeka, en Croatie, sur un mono-plan Blériot, une guimbarde volante de toile et de bois, équipée d’un moteur moins puissant qu’un scooter d’au-jourd’hui. Adolescent à l’époque, Roberto aurait même obtenu le privilège de monter à bord et de décoller. C’est de cette époque que date l’une de ses obsessions. L’autre, la politique, arrivera avec la Grande Guerre. Il va au lycée à Budapest, puis entre en 1915 dans l’armée impériale, au grade de lieutenant. Il n’a pas la discipline des gradés habs-bourgeois et doit subir l’arrogance des offi ciers supérieurs ainsi que le mépris que réservent les Autrichiens aux per-sonnels venus d’autres pays. Ses coups de sang lui valent plus d’une sanction. Comme tous les sujets de langue italienne, il est envoyé sur le front russe : balayé par la grande off ensive tsariste de juin 1916, il fi nit prisonnier en Sibérie. Comme beaucoup d’autres détenus des camps d’internement, il sera là-bas séduit par le credo socialiste et deviendra un bolchevique convaincu.

Ici, mythe et réalité se confondent encore un peu plus, chaque information doit être prise avec des pincettes et replacée dans le contexte d’une saga transmise par des camarades et des anciens combattants.

Au camp, il se lie d’une amitié fraternelle avec un offi cier hongrois, connu sous le nom de Matè Zalka, destiné à une existence tout aussi tumultueuse que lui, entre révolutions, soviétisme et littérature : il trouvera la mort en 1937 en Espagne, à la tête de la 12e Brigade

internationale. Sa première mission spéciale consiste à infi ltrer les Italiens avec lui. Au printemps 1919, Bartini et son camarade hongrois rejoignent la Legione Redenta de Sibérie [composée d’anciens prisonniers de guerre austro-hongrois d’origine italienne, et constituée pour combattre aux côtés des troupes françaises et britanniques]. Pour une fois, ils disent la vérité : “Nous sommes d’anciens offi ciers autrichiens”, et s’enrôlent. Mais les deux agitateurs sèment la révolte parmi les troupes italiennes.

Roberto Bartini est ensuite à Livourne quand le Parti communiste italien voit le jour [en janvier 1921] : peut-être fait-il partie de l’escorte du premier secrétaire, Amadeo Bordiga. Bartini est alors un homme de terrain, fi n tireur, prompt à faire étalage de ses langues (il en parle sept et en comprend deux de plus) et de son statut à la moindre occasion. Mais l’homme n’oublie pas ses premières amours et entre comme ouvrier chez le constructeur automobile

Le “Monstre de la mer Caspienne” a refait surface, tel un drôle de géant ressurgi du passé : l’inven-tion un peu folle d’une lointaine époque. [On l’a retrouvé cet été,] livré à lui-même, échoué sur les sables de l’histoire. Mais sa silhouette de science-fi ction, l’enchevêtrement des coques, des ailes et

des moteurs, qui lui donnent l’air d’un vaisseau spatial de manga, ont fait de lui une star du web. L’engin était trop insolite pour qu’on l’oublie, comme une merveille venue d’un autre monde. Pendant qu’il était battu par les marées, ses photos ont fl euri dans les journaux et sur la Toile. Jusqu’à ce qu’on décide, il y a quelques semaines, de le sortir de là.

Le “Monstre de la mer Caspienne” [selon le surnom que lui avaient donné les Américains durant la guerre froide] est une machine unique en son genre : c’est un ékrano-plane, un hybride entre l’avion et le bateau. Une techno-logie soviétique qui a surpris tout le monde parce qu’elle permettait de se déplacer à la vitesse d’un avion tout en ayant la capacité de chargement d’un navire marchand. Une arme secrète capable d’acheminer des véhicules blin-dés en un temps record et d’attaquer l’Occident, voire de se transformer en croiseur lance-missiles volant.

Et voilà près d’un demi-siècle qu’on passe ce projet au crible pour en reprendre le principe et l’appliquer à de nou-veaux avions amphibies. Ce que peu de gens savent, en revanche, c’est que l’invention de ces machines hybrides, suspendues entre ciel et mer, est liée au génie d’un Italien à la vie extraordinaire. Un homme qui a souvent changé de langue et d’identité, dont le nom même est nimbé de mystère. À Moscou, sur sa pierre tombale, on peut lire “Roberto Oros di Bartini”, mais on se souvient générale-ment de lui comme “l’autre Baron rouge”, en référence à l’as de la chasse allemande [le légendaire pilote Manfred von Richthofen, 1892-1918]. Parce que Bartini était de haute extraction, et parce que c’était un communiste invétéré.

Son histoire de vie ressemble à une légende qui a tra-versé le xxe siècle et dont les zones d’ombre restent nom-breuses. Surtout pendant ses primes années, qui ont la saveur d’un roman dont on connaît au moins trois ver-sions diff érentes. Nous nous attacherons à la plus com-mune, malgré la faiblesse des sources documentaires.

Fils illégitime de la liaison éphémère d’un baron d’Is-trie et d’une jeune femme issue de la petite noblesse hon-groise, il naît à Kanjiza en 1897, à l’époque où la ville, aujourd’hui serbe, fait partie de l’empire d’Autriche. Pour étouff er le scandale, la famille l’arrache à sa mère qui, de douleur, met fi n à ses jours. Le père de Bartini, le baron Lodovico, est un fonctionnaire des Habsbourg, fortuné et haut placé : bien que marié, il confi e d’abord l’enfant aux fermiers de son domaine, avant de le reconnaître. C’est lui qui lui transmettra la passion des sciences. On raconte que le petit Roberto passe des heures penché sur l’un des meilleurs microscopes du marché, dans la bibliothèque paternelle. Mais ce n’est pas un binoclard non plus : il aime l’équitation, la natation, l’escrime, et se passionne pour l’acrobatie.

↙ Un seul exemplaire de l’ékranoplane Lun a été terminé. Cet appareil soviétique,

dessiné par Rostislav Alekseïev en 1975 et entré en service en 1987, n’aurait pas vu le jour

sans les travaux de l’Italien Bartini.Photo Denis Abramov/Sputnik/Sipa

SOURCE

LA REPUBBLICA Rome, ItalieQuotidien, 241 000 ex.repubblica.itNé en 1976, le titre se veut le journal de l’élite intellectuelle du pays. Orienté à gauche, avec une sympathie affi chée

pour le Parti démocrate, c’est un des quotidiens les plus vendus en Italie, réputé pour ses grandes “plumes”. Le titre propose de nombreux suppléments, dont un hebdomadaire de grande qualité, Il Venerdì, qui paraît le vendredi.

Page 54: Courrier International - 10 12 2020

54. Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020360o

Isotta Fraschini, où il participe à la conception des meil-leurs moteurs de l’époque. Parallèlement, il s’inscrit à l’École polytechnique de Milan, dans la section aéronau-tique de la faculté d’ingénierie, sous le nom de Roberto Orosdy. Mais l’ambassade soviétique a besoin de lui à Rome pour espionner les aristocrates russes en exil qui intriguent contre Moscou. Le jeune homme est un authen-tique baron, qui a grandi parmi les nobles et qui sait navi-guer dans les salons tsaristes.

À ses heures perdues, il passe son brevet de pilote sur la piste de Centocelle, à Rome. Tout change à l’arrivée du fascisme au pouvoir [en octobre 1922]. Son double jeu finit par attirer l’attention de la police, qui délivre un mandat d’arrêt contre lui. Le parti décide que le moment est venu de lui faire changer d’air. Au printemps 1923, il passe en Suisse, à Côme, et de là gagne l’Allemagne. On ne sait pas très bien comment – certains disent qu’il vole un biplan, d’autres qu’il est récupéré par un bimoteur russe –, mais il traverse la Baltique et atterrit en URSS.

A partir de là, il se consacre entièrement aux avions. À Moscou, en septembre 1923, il séjourne à l’hôtel Lux. Il se fait appeler Roberto Ludvigovich Bartini, ajoutant le nom de son père, Lodovico, selon la coutume russe : il passe enfin son diplôme d’ingénieur et entre

dans un bureau d’études secret en tant qu’officier des forces aériennes de l’Armée rouge. À 31 ans, il a déjà le grade de chef de brigade. On l’envoie en Crimée dessiner des avions, en l’occurrence des hydravions, indispensables à l’époque parce qu’ils peuvent se poser sur les fleuves, les lacs et les baies, les pistes étant rares.

En 1929, il en a déjà conçu trois. En les voyant, on com-prend qu’il s’inspire des modèles occidentaux : il faut dire que ses attributions consistent notamment à éplu-cher les revues techniques internationales. Ses projets ne sont cependant jamais de simples copies, et tous ont quelque chose de spécial. Bartini aime la physique et la chimie : il étudie la dynamique des fluides pour perfec-tionner les ailes et les moteurs, teste de nouveaux métaux et des techniques de soudure innovantes. Il est davan-tage un scientifique qu’un ingénieur.

En 1930, on l’appelle à Moscou, à l’organe central qui a été créé pour relancer l’aéronautique soviétique. Mais il dénonce le cloisonnement des services. Et, à l’occa-sion d’un de ses fameux coups de sang, couche noir sur blanc, dans une lettre à Staline, la critique qu’il fait de ce modèle d’organisation, qu’il juge irrationnel. Sa lettre est lue comme une protestation contre le travail collec-tif, et il se retrouve au chômage. Mais l’URSS a un besoin criant d’avions modernes. Un des chefs de l’Armée rouge, le maréchal Toukhatchevski, se rend compte que l’Italien peut faire bouger les choses : il l’engage et lui confie une équipe de techniciens à l’“Usine 22”. Officiellement, ils sont censés concevoir des avions de ligne, mais c’est à tout autre chose qu’ils se consacrent en réalité.

On possède le récit d’une réunion. Le commissaire à la production industrielle relaie les requêtes des hautes instances de l’armée devant les responsables du bureau central de l’aéronautique : “Les camarades généraux veulent un avion de chasse qui vole à 400 km/h.” “C’est impossible, répondent en chœur les meilleurs ingénieurs, il n’existe aucun moyen de dépasser les 350.” Toukhatchevski inter-vient sur ces entrefaites : “Si, c’est possible, et ça a déjà été fait !” Dans le secret absolu, Bartini a dessiné le Stal-6, un monoplan si perfectionné qu’on se pince pour y croire : des lignes futuristes, d’une grande pureté ; un usage substantiel de l’acier à une époque où dominent

encore la toile et le bois. Un concentré d’élégance aéro-dynamique. “Je l’admirais comme une belle femme nue”, se souvient un testeur avec une pointe de machisme. La vitesse bat des records : l’appareil va même au-delà de “l’impossible” en atteignant les 420 km/h.

Le Stal-6 repose sur plusieurs inventions de Bartini, notamment dans le domaine du refroidissement par éva-poration ou de la soudure. Des innovations qui toute-fois ne convainquent pas les responsables de l’armée de l’air, qui les jugent trop fragiles pour en faire un avion de chasse opérationnel. Entre-temps, Bartini continue de se faire remarquer par son attitude “non conforme au parti”. Quand on comprend que le bureau d’études col-lectif n’obtiendra pas de résultats – ce que Bartini avait prévu –, Moscou change son fusil d’épaule et ordonne de créer des bureaux d’études autonomes, portant chacun le nom de l’ingénieur qui le dirige.

C’est ainsi que naîtront les bureaux dont beaucoup sont encore opérationnels aujourd’hui et qui auront pour noms Tupolev, Antonov, MiG (pour Mikoyan-Gourevitch), Soukhoï, Beriev, Lavotchkine, Polikarpov. Mais Bartini est un marxiste radical et a la personnalisa-tion en horreur : il refuse, indigné, d’avoir une position supérieure aux autres. Toute sa vie, il préférera rester un équipier de l’ombre, tout en étant toujours prêt à parti-ciper aux travaux des autres. Si certaines grandes signa-tures reconnaîtront ses mérites, d’autres profiteront de son génie sans le citer. Il est d’ailleurs un étranger parmi ces sommités russes, ce qui fait de lui la cible de jalou-sies et de soupçons. À tel point que, lorsque le proto-type de son nouveau bimoteur de transport rencontre une défaillance, il se voit accusé de l’avoir saboté pour le compte des fascistes et d’être de mèche avec son pro-tecteur, le maréchal Toukhatchevski, l’une des victimes les plus célèbres des purges staliniennes.

En janvier 1938, il est donc arrêté, condamné à dix ans d’emprisonnement et déchu de ses droits pendant cinq années supplémentaires. Droit dans ses bottes, il ne cède pas à la peur : il ne signera aucun aveu. On a retrouvé voilà quelques années les procès-verbaux des interrogatoires du tristement célèbre NKVD [la police politique sovié-tique] et, surprise, ils donnent une tout autre version de ses dix-huit premières années : les noms de famille ont changé, et son père est devenu un baron hongrois. A-t-il menti pour protéger ses proches ? Impossible à dire. En cellule, il est souvent passé à tabac, les conditions de détention sont épouvantables. C’est son génie qui le sauvera. Après la panne qui l’a fait tomber en disgrâce, ses élèves remettent en état l’appareil qu’il avait créé. Le Stal-7 est un bimoteur aux lignes superbes. L’aile est un chef-d’œuvre. Il est capable de transporter des charges colossales à une vitesse supérieure à celle d’un avion de chasse. Le 28 août 1939, à trois jours de l’invasion alle-mande de la Pologne, l’engin signe un double record du monde : lesté de plus de 7 000 litres de carburant, il par-court 5 000 kilomètres à 450 km/h.

La propagande soviétique s’empare de l’exploit, et Staline en reçoit les auteurs au Kremlin pour les féliciter. Quand il demande où se trouve le concepteur, on lui répond qu’il est en prison. Staline réclame sur-le-champ des explica-tions à Beria, le puissant chef de la police politique. Beria convoque l’Italien, et Bartini, fidèle à son habitude, prend le mors aux dents : “Je suis innocent, pourquoi est-ce que vous me retenez prisonnier ?” L’homme le plus craint d’URSS lui aurait répondu : “Moi, je sais bien que tu es un vrai com-muniste, sinon on t’aurait fusillé. Mais on ne peut pas recon-naître qu’on a commis une erreur. Tu restes en prison, mais tu reprends ton métier dès aujourd’hui. Fais-moi un avion qui remporte le prix Staline et tu retrouveras ta liberté.” Celui qui le raconte, c’est Sergueï Pavlovitch Korolev, un cama-rade de détention qui dira toujours “mon maître” en par-lant de Bartini.

Korolev, c’est l’homme qui envoyé l’Union soviétique dans l’espace en concevant les fusées pour Spoutnik et la capsule spatiale de Gagarine. Quand l’Allemagne nazie attaque l’URSS, le détenu Bartini passe aux projets mili-taires : il transforme son bimoteur de tous les records en un bombardier à grande vitesse. Une arme secrète, connue sous le nom de Yer-2, qui décolle de Moscou le 8 août 1941 et frappe Berlin, avant de prendre pour cible d’autres villes allemandes. La Luftwaffe, qui ignore que les Soviétiques ont en leur possession un appareil doté d’une telle auto-nomie, ne s’explique pas ces incursions. Quatre cents exemplaires, dont il reste très peu de photos, seront pro-duits et utilisés pendant toute la durée du conflit. Bartini participe ensuite à la conception du Tupolev Tu-2, le plus répandu des bombardiers soviétiques.

“Fais-moi un avion qui remporte le prix Staline et tu retrouveras ta liberté.”

Lavrenti Beria, CHEF DE LA POLICE POLITIQUE SOVIÉTIQUE

Page 55: Courrier International - 10 12 2020

Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020 55360o.

En 1946, il est libéré, même s’il lui faudra attendre la mort de Staline [en mars 1953] pour être entièrement réha-bilité. Il se remarie : jeune, il avait la réputation d’être un don Juan. Au début des années 1950, il planche sur des avions supersoniques à la tête de l’Institut sibérien de recherche. La confiance dans ses compétences est telle que Moscou met à sa disposition le premier ordinateur soviétique. Le fruit de ses recherches prend corps en 1956. C’est un vrai bombardier de science-fiction : de grandes ailes delta, presque identiques à celles qu’arborera dix ans plus tard le Concorde. Pour lui permettre de gagner l’Amérique et de revenir à son point de départ, il prévoit de le faire amerrir et ravitailler en mer grâce à des citernes sous-marines. L’appareil peut également être monté sur patins pour atterrir sur les étendues gelées de l’Arctique.

Le maréchal Joukov, le conquérant de Berlin [en 1945], devenu ministre de la Défense, le rencontre à plusieurs reprises pour discuter de cet incroyable A-57 destiné à atteindre les 2 500 km/h. Mais la politique passe avant la technique et, à la destitution de Joukov, le

projet finit dans un tiroir. D’autant que l’URSS a décidé de miser sur d’autres armes, les missiles balistiques, moins coûteux que les superbombardiers. Il rentre à Moscou, affecté au petit bureau Kamov, qui conçoit des hélicoptères. Mais il a une autre idée derrière la tête : mettre au point des systèmes qui autoriseront une autonomie illimitée et établir les règles qui per-mettront d’exploiter l’énergie au maximum. Ce projet lui permet de se focaliser sur un effet particulier qui

se produit dans la couche qui sépare le ciel et la mer : elle forme une sorte de tapis magique, sur lequel des avions énormes pourraient glisser à grande vitesse. Reste à faire de cette intuition un engin opérationnel, et c’est là que les choses se corsent : il faut des moteurs puissants pour soulever une masse supérieure à celle de n’importe quel appareil jamais construit, et d’autres pour assurer la poussée. Mais Bartini n’est pas homme à baisser les bras. Un prototype après l’autre, il affine sa vision de l’ékranoplane.

Une autre équipe planche déjà dessus : celle de Rostislav Alekseïev. C’est elle qui finira par réaliser le “Monstre de la mer Caspienne”. Mais l’Italien va beaucoup plus loin. Il invente une machine stupéfiante : un porte- avions volant, dont la forme évoque les croiseurs interstellaires de La Guerre des étoiles. Le poids ? Deux mille cinq cents tonnes, autant qu’un bâtiment de guerre. Capable cependant de s’élever au-dessus de l’eau et de filer à plus de 500 km/h avec une douzaine d’avions de chasse à son bord. Encore aujourd’hui, les dessins du M-2500 laissent bouche bée. Un modèle réduit est d’abord testé en mer, puis en souffle-rie, apportant la preuve de sa faisabilité. Ça peut marcher, mais le projet sombre dans les méandres de la bureau-cratie soviétique. Qui est censé fournir les fonds astro-nomiques nécessaires à sa fabrication ? Pour la marine, c’est un avion, et le projet n’est donc pas de son ressort. Pour l’armée de l’air, c’est un bateau, et il n’est donc pas du sien non plus. Et puis, surtout, il y a l’éternel problème des moteurs, qui doivent être suffisamment puissants.

Bien sûr, ce ne sont pas les niet qui arrêtent Bartini, qui a déjà une autre idée en tête. La limite du “Monstre de la

mer Caspienne” et autres ékranoplanes, c’est le temps de décollage et le fait qu’ils soient obligés de rester à quelques mètres de la surface. Il comprend alors qu’en exploitant un autre effet de la dynamique des fluides, il est possible de les faire décoller verticalement et monter à haute alti-tude. Impossible ? Avec Beriev, il construit le VVA-14, un appareil tout bonnement révolutionnaire, qui s’élève sur un coussin de vapeur, puis enclenche les moteurs assurant la poussée pour s’élever jusqu’à 10 000 mètres.

Son fuselage aérodynamique lui confère un rayon d’action sans précédent. En 1972, le prototype est testé sur la mer Noire, puis acheminé aux portes de la capitale. Le Beriev-Bartini affiche des performances uniques : une autonomie de 2 500 kilomètres, une vitesse de 700 km/h.

Ce n’est pas un modèle expérimental, mais une arme stratégique, appelée à patrouiller sur l’océan pour débusquer et détruire les sous-marins lance-missiles américains. De quoi changer l’équilibre de la terreur nucléaire et donner la suprématie à l’URSS. Il décollera 107 fois afin de tester tous les équipements dont il est doté : missiles, torpilles, sonars… Les essais ne seront interrompus qu’au milieu des années 1980, à la fin de la guerre froide. Aujourd’hui, il gît, les ailes cassées, au musée de Monino, à la périphérie de Moscou – on croirait voir un vaisseau extraterrestre ou un trans-porteur Aigle de la série télé [britannique] des années 1970 Cosmos 1999.

Bartini aura la chance de voir voler sa dernière inven-tion : au total, il aura conçu 60 appareils et contribué

← ← Roberto Bartini, en 1922. Il va bientôt fuir l’Italie et le fascisme pour se réfugier en URSS. Photo Photo RIA Novosti/AFP

← Depuis la chute de l’ex-URSS, l’ékranoplane Lun était entreposé dans le port russe de Kaspiisk, sur la mer Caspienne. En juillet dernier, les autorités l’ont déplacé pour l’exposer dans un parc militaire près de la ville portuaire voisine de Derbent. Juché sur des pontons gonflables, l’appareil a été convoyé par la mer, mais une fuite a obligé à le ramener sur le rivage. C’est alors qu’ont été prises les photos reproduites dans ces pages. En novembre, l’appareil a atteint sa destination finale. Photo Musa Salgereyev/TASS via Getty Images

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à la conception de 200 autres. Il sent le poids des ans, souffre des séquelles de ses blessures de jeunesse et des passages à tabac de la police politique. Dans les années 1960, il se retire à Moscou, dans une maison pleine de livres, le plus loin possible des cercles du pouvoir.

À cette époque, Bartini se passionne pour la physique du cosmos. Il se penche sur les lois de l’univers, pro-posant de nouvelles variables pour repartir d’une page blanche en passant par d’autres dimensions : trois pour l’espace et trois pour le temps. Il introduit des concepts tels que la superficie et le volume du temps. Ce n’est pas seulement une théorie de physique, mais une philoso-phie : “l’univers Bartini”. Une folie ? Son étude vision-naire est présentée à Moscou par Bruno Pontecorvo, un autre Italien, qui, après avoir émigré aux États-Unis avec le physicien Enrico Fermi, décide de fuir de l’autre côté du rideau de fer. Il sera son interlocuteur privilégié lors de longues promenades entre exilés dans les parcs enneigés de la capitale, un peu comme à la fin du Facteur humain, de Graham Greene. Personne ne sait si Bartini a jamais conçu de doutes sur l’évolution de l’URSS, surtout après l’invasion de la Hongrie [en novembre 1956]. Ni si sa vision du communisme a changé, le souvenir du goulag l’ayant sans doute poussé à se taire. D’ailleurs ce n’est qu’en 1992, un an avant de s’éteindre lui-même, que Pontecorvo fera part de sa désillusion sur l’expérience soviétique. Pour quelqu’un qui a consacré sa vie à la cause marxiste, il est difficile de reconnaître qu’il s’est trompé.

Le témoignage de Semyon Solomonovitch Gershtein, appelé à devenir le plus célèbres des physiciens nucléaires russes, est particulièrement éclairant. Pontecorvo lui demande de relire les travaux de Bartini afin de les adap-ter au langage universitaire. Après révision, Gershtein va rencontrer l’auteur dans sa maison de Moscou. “Je me suis tout de suite rendu compte que j’avais devant moi une personne de grand talent dans une multitude de domaines. Sur les murs, il y avait des tableaux célèbres, sur les tables,

des petites sculptures et des maquettes d’avions fantastiques. Tout – comme je l’apprendrai – était de sa main. Bartini, très courtoisement, s’est opposé aux corrections que j’avais apportées. Il disait que j’avais coupé beaucoup de choses très importantes et, quand je lui ai répondu qu’aucune publication scientifique n’accepterait un article sous cette forme, il s’est littéralement battu sur chacun des mots que j’avais chan-gés. Notre conversation a souvent dépassé la simple matière de l’article pour dériver vers des questions philosophiques : j’étais ébahi par sa connaissance de la philosophie antique, classique et marxiste. J’ai compris qu’il avait travaillé dans un bureau d’études secret, mais, à cette époque, son objectif principal dans la vie, c’étaient ces travaux-là. ‘Mon com-merce’ – c’est ainsi qu’il appelait l’aéronautique – ‘n’a pas trop mal marché, mais, le plus important, c’est ce dont nous sommes en train de parler en ce moment.’”

Pontecorvo fait des pieds et des mains pour que le document soit publié, ce qui sera chose faite en 1965. Mais la communauté scientifique russe s’interpose : “D’où il sort, ce Roberto Oros di Bartini ? Tu vas voir que c’est juste un pseudo, utilisé par Pontecorvo pour nous refourguer une

théorie loufoque !” Dans le milieu universitaire, personne ne le connaît. Ni ailleurs, d’ailleurs. Tout ce qu’il a fait auparavant était placé sous le sceau du secret militaire. Les honneurs publics arriveront deux ans plus tard. L’ordre de Lénine, celui de la Révolution d’octobre, une cérémonie solennelle pour son 70e anniversaire, dont il reste une photo le représentant, le regard fier et le poing fermé.

Adriano Guerra, le correspondant de L’Unità [qui était alors le quotidien du Parti communiste italien], lui consacre un article en 1967 : le seul qui sera publié en Italie de son vivant. Il meurt en 1974. “C’était un personnage aux convic-tions inflexibles, un personnage à l’esprit limpide. Sa foi com-muniste dans un avenir radieux pour le genre humain a été l’étoile qui l’a guidé toute sa vie”, écrit, dans le style de l’époque,

Oleg Konstantinovitch Antonov, un des grands noms de l’aé-ronautique russe et l’un de ses nombreux admirateurs. Sur sa tombe, sous les arbres du cimetière de la Présentation, à Moscou, on peut lire : “Sur la terre des Soviets, il a tenu sa promesse de vouer toute son existence à ce que les avions rouges soviétiques volent plus vite que les noirs [fascistes].”

Avant de s’éteindre, Bartini a demandé que ses tra-vaux sur l’univers soient enfermés dans une boîte scel-lée jusqu’en 2197. Un souhait qui n’a sans doute pas été respecté, puisque au moins un dossier a refait surface dans les archives rendues accessibles après l’effondre-ment de l’URSS. Aujourd’hui, des jeunes physiciens du monde entier relisent ses théories et les jugent prophé-tiques. Parallèlement, on cherche à en savoir plus sur sa vie, encore émaillée de zones d’ombre. L’unique biogra-phie a été signée par Giuseppe Ciampaglia dans un petit livre bien documenté [La Vita e gli aerei di Roberto Bartini, “La vie et les avions de Roberto Bartini”, inédit en français].

Sur Internet, les légendes fleurissent à son sujet. La plus pittoresque ? Le personnage de Woland [une incar-nation du diable], dans Le Maître et Marguerite, serait ins-piré de Bartini, que Mikhaïl Boulgakov aurait fréquenté dans un cercle littéraire moscovite. La plus farfelue ? Ce serait Bartini qui aurait inspiré Le Petit Prince à Antoine de Saint-Exupéry. La plus crédible ? Il serait l’inventeur de la méthode Triz, le système de résolution créative des pro-blèmes attribué à Genrich Saoulovitch Altshuller, qui faisait partie de ses collaborateurs dans les usines d’hydravions.

À un de ses élèves, Bartini avait expliqué que son talent était de trouver des raccourcis : dans les pro-jets techniques comme dans la théorie scientifique, il parvenait à la solution en sautant les étapes intermé-diaires. En somme, il avait toujours un coup d’avance sur les autres. Ce n’est pas un hasard si ses admirateurs continuent de saluer un “visionnaire de génie”.

—Gianluca Di FeoPublié le 14 novembre

← Un VVA-14, un véhicule à effet de sol, conçu par Bartini et Beriev au début des années 1970. Ce prototype est visible au musée central des forces aériennes de la Fédération de Russie, à Monino, près de Moscou. Photo Open Museum

↑ La tombe de Roberto Bartini au cimetière Vvedenskoïé de Moscou. Photo Stauffenberg/Wikimedia Commons

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VOUS AVEZ LE POUVOIR DE LES PROTÉGER.

Leurs droits sont menacés.

À partir du 4 décembre, agissez sur amnesty.fr

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360o58. Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

culture.

—Die Presse Vienne

DIE PRESSE : Le prix Nobel de littérature a récemment été décerné à la poétesse américaine Louise Glück. Vous étiez un des rares à connaître ses textes. Comment les trouvez-vous ?CLEMENS SETZ : D’un point de vue aca-démique, elle est très respectueuse, elle s’abstient de toute originalité. C’est une langue prophétique, elle décrit la nature, des mythes antiques résonnent, des souvenirs d’enfance, et à la fi n, on trouve parfois des paroles empreintes de sagesse, comme : “But you are the force, you must wait…” (“Mais tu es la force, il te faut attendre…”) Une grande partie est partagée sur Instagram, certains fragments de ses poèmes sont très photogéniques, dans le genre sources de sagesse et d’inspiration. Tout ça m’ennuie terriblement. Mais il lui arrive d’avoir quelques strophes pas mal.

Dans votre dernier livre, Die Bienen und das Unsichtbare (“Les abeilles et l’invisible”, inédit en français), vous citez deux de vos favoris pour le prix Nobel, encore plus inattendus : ils écrivent dans des langues inventées. Existe-t-il une littérature importante dans ce domaine ?L’auteure croate Spomenka Stimec [née en 1949], par exemple, qui écrit en espéranto, devrait être considérée comme une grande conteuse européenne. Mais les œuvres en espéranto restent cantonnées à leur uni-vers linguistique. Même quand elles sont traduites, les gens vont dire : “Ça alors, de l’espéranto, comme c’est curieux !” et non : “Ça alors, quelle œuvre !” L’Écossais William Auld, le plus grand écrivain espérantiste [1924-2006], a certes été proposé pour le Nobel, mais on ne sait pas dans quelle mesure c’était sérieux. Parmi les autres grands auteurs, citons la Britannique Marjorie Boulton [1924-2017], ou l’Espagnol Jorge Camacho [né en 1966], sans doute le plus grand poète espérantiste vivant.

[dans d’autres interviews, Clemens Setz raconte avoir été “sévèrement déprimé”,“atteint d’une maladie auto-immune” et “soli-taire et déconnecté”], j’ai appris le volapük, j’ai inventé mes propres langues. Mais mon rétablissement n’est pas passé par la langue ni par la littérature. Je pense même que cette dernière aggrave plutôt les crises, parce qu’un auteur sera loué pour avoir précisément décrit à quel point tout va mal.

On trouve déjà des communautés sur Internet pour les langues imaginaires les plus improbables, on peut même apprendre le klingon sur Duolingo [un site d’apprentissage gratuit des langues]. Mais aucune ne s’approche de l’espé-ranto. Quelle est votre expérience des espérantistes ?Ces mondes parallèles disposent d’agents secrets que l’on peut trouver partout, même à Vienne. Si quelqu’un apprend l’espéranto et que ça se sait, la personne sera immé-diatement connectée. Pendant la guerre en

Bosnie, un peu avant qu’Internet ne se répande, les espérantistes auraient été apparemment plus efficaces que la Croix-Rouge quand il fallait retrouver des gens.

Ce qui a quelque chose d’un peu inquiétant. Cela vaut également

quand quelqu’un veut se retirer de ces réseaux, la communauté des espérantistes à même un verbe pour ça : “kabei”, du nom du premier à l’avoir fait, Kazimierz Bein [un ophtalmologue et éminent espérantiste, qui a brusquement quitté le mouvement, sans explication, en 1911].

Un poème sur l’automne que vous traduisez dans le livre commence par ces mots : “Fogastrips lunik

vebons sus glun”. C’est du volapük, qui, dans les années 1880, était parlé

tant dans les salons de Vienne qu’en Chine, et dont on évaluait à au

moins un million le nombre de locuteurs. Pourquoi a-t-il connu une existence aussi éphémère ?

Il y a deux types d’inventeurs de langues, les papes et les program-

meurs. Les papes se considèrent comme la seule autorité, toute modifi cation constitue un schisme à leurs yeux. L’inventeur du volapük faisait partie de cette catégorie. Cela a été particulièrement dramatique pour l’inventeur du bliss. Charles Bliss a mené une campagne vindicative et démente contre des institutions pour les enfants aveugles parce qu’elles modifi aient sa langue. C’est un personnage à la fois diabolique et divin, mais on ne trouve presque rien sur lui !

Et le fondateur de l’espéranto, Louis-Lazare Zamenhof, serait lui un pro-grammeur ?Oui, pour lui, l’espéranto était comme un programme en open source, il en a révélé le code et l’a transmis à ceux qui pensaient comme lui, les samideanoj. C’est comme ça que les langues inventées survivent.Certes, le klingon et l’elfi que de Tolkien survivent, bien que leurs inventeurs aient joui d’une autorité absolue. C’est lié au culte que leur vouent les fans. Mais ces derniers sont pris au piège des oubliettes de l’imagination, parce qu’ils subordonnent tout au génie d’un défunt, à un texte sacré. Ça rappelle la fan fi ction, c’est à peu près aussi fermé qu’une couronne de sonnets.

Vous écrivez que le fondateur de l’espé-ranto aurait “tout fait comme il fallait”. Mais encore ?Il a pris les meilleurs éléments de toutes les langues, en leur attribuant de nouveaux fonctionnements. Dans le cas du volapük, souvent, il y a tellement de transformations qu’on ne reconnaît plus l’original. De plus, le volapük est très excentrique, et sa vision du monde est particulière.

“Inventer une langue,c’est renaître”L’écrivain autrichien Clemens J. Setz s’est immergé dans le monde fabuleux des langues artifi cielles. Il vient de publier en allemand un ouvrage sur le sujet. Entretien.

Le monde des langues artifi cielles est peut-être l’univers le plus exo-tique où vous ayez jamais entraîné vos lecteurs : le volapük, le láadan, le bliss, le klingon. À cela s’ajoutent des vies incroyables : comme celle du poète espérantiste aveugle Vassili Ierochenko (1890-1952) qui, en son temps, a infl uencé les plus grands auteurs chinois ; ou Charles Bliss [1897-1985], rescapé des camps de concentration, qui rêvait d’une

langue absolument claire, qui ne pourrait pas servir à la

propagande, mais qui, ensuite, s’en est pris à des enfants aveugles qui utilisaient sa langue à base de symboles… Comment vous est venue l’idée de ce livre ?Le véritable moteur, ce sont toutes ces his-toires aff reuses. Il y est souvent questions de gens qui souff rent de handicaps, dont la vie est affl igée de limitations prédéter-minées. Là, les langues artifi cielles jouent un rôle intéressant. Il s’agit toujours de libération de soi, de renaissance, d’épreuves spirituelles. Mais aussi de guerres absurdes et de projets chimériques. Mes histoires ont toujours un thème de façade, et un autre plus profond. Dans ce livre-ci, il est souvent question d’un blocage, puis, un ingrédient magique, une langue inventée, libère quelque chose.

C’est aussi une crise qui vous a attiré vers les langues artifi cielles. Quel est le lien entre l’invention d’une langue et la crise ?Il y a cette impulsion : je redémarre, nous redémarrons le monde depuis le début, et comme ça, il sera meilleur. Chez Charles Bliss, ç’a été le choc des camps de concen-tration, de l’exil. Alors que j’étais au bout du rouleau, que je vivais dans l’isolement

LINGUISTIQUE

↙ Dessin de Costparu dans Le Soir, Bruxelles.

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360o.Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020 59

Clemens J. Setz est souvent présenté comme un nerd, en référence à son apparence quelque peu originale ou

à sa formation de mathématicien”, écrit Die Tageszeitung. Mais l’écrivain est un nerd “au meilleur sens du terme”, pour-suit le quotidien berlinois : “Il est capable de se passionner pour des domaines de connaissance abscons que la plupart des gens considèrent comme d’inutiles pertes de temps. Mieux encore : il sait remanier ces connaissances, les trans-former en œuvres d’art et les diffuser auprès du public avec un enthou-siasme contagieux .” Autrement formulé par la Süddeutsche Zeitung : aussi facile-ment que Narnia qui pousse une porte au fond d’un placard ou qu’Alice qui tombe au fond d’un terrier de lapin, Clemens Setz a le don rare de pouvoir explorer des mondes parallèles. “On remarque dans ses romans, nouvelles et essais que ses textes existent à seulement quelques clics de distance des jeux vidéo, des clips YouTube, des blogs improbables et de tous les sites qui constituent notre bibliothèque univer-selle numérique. Setz disparaît dans ces terriers de lapin pour des périodes plus ou moins longues et en ressort la plupart du temps avec de nouvelles choses à raconter.”

Déclaration d’amour. Sa dernière expédition, Clemens J. Setz l’a donc menée au pays des langues inventées par des individus, et non façonnées par le temps. Le résultat vient de paraître en allemand, aux éditions Suhrkamp, sous le titre Die Bienen und das Unsichtbare (“Les abeilles et l’invisible”). À décou-vrir les louanges que reçoit cet essai dans la presse germanophone, on espère le voir rapidement traduit en français. L’écrivain y raconte comment, à l’été 2015, en pleine crise existentielle, il s’est réfugié dans l’étude de langues telles que

l’espéranto, le volapük ou encore le klin-gon, bien connu des amateurs de Star Trek. Le résultat est aussi fascinant que pointu, constate le quotidien autrichien Die Presse : “Setz n’opte pas pour une ana-lyse systématique de son sujet, préférant le sonder, s’offrir quelques digressions et l’enrichir d’anecdotes autobiographiques mettant en lumière toutes sortes de faits curieux : comme ce Hamlet en klingon que l’auteur a lu après avoir pris des cours de klingon [et qui se révèle ne pas être du tout une traduction de Shakespeare, l’ouvrage lui est tombé des mains, confesse-t-il] ou les poèmes qu’Elisabeth Mann Borgese ( fille benjamine de Thomas Mann) a dictés à son chien Arli sur une machine à écrire.”

Il est aussi question de poésie, de tra-duction et des limites du langage. “C’est un livre unique en son genre que signe ici Setz et auquel l’étiquette ‘récit/non-fiction’ ne rend pas réellement justice. Il n’existe pas encore de terme pour décrire ce cocktail de connaissances livresques, d’enquête journa-listique et d’anecdotes (auto)- biographiques que nous livre l’auteur, mais nous pouvons faire confiance à cette forme de recherche littéraire émergente pour en trouver bien-tôt un”, écrit encore Die Tageszeitung. Die Welt relève au passage que l’écrivain ne fait nulle mention du newspeak, cette langue simplifiée, rétive à toute idée

subversive, que parlent les habitants d’Océa-nia dans 1984, le roman de George Orwell (et qu’on appelle en fran-çais novlangue ou néo-

parler) : “Ses héros sont des personnages cabossés, d’incorrigibles idéalistes, des résis-tants, des plaisantins, mais surtout des poètes et des écrivains”, et son essai est avant tout “une merveilleuse déclaration d’amour à sa matière première et son outil de travail : la langue”, écrit le journal allemand.

Interrogé par le quotidien autrichien Der Standard sur les langues inventées qu’il maîtrise, Clemens Setz cite l’espé-ranto, appris car il voulait “à tout prix” lire un roman écrit dans cette langue. Il tend à oublier son volapük (“difficile à entre tenir sans personne avec qui conver-ser”) et son bliss (“Je n’ai pas une bonne mémoire visuelle”). Comme le relèvent plusieurs journaux, l’ouvrage doit son titre à une lettre que l’écrivain Rainer Maria Rilke a écrite en 1925 à son tra-ducteur polonais et dans laquelle il dit : “Nous sommes les abeilles de l’Invisible.” Commentaire de Setz : “N’est-ce pas aussi la meilleure définition des poètes dans une langue inventée ? Ils puisent des bienfaits et des nutriments dans une source que presque nul autre ne peut connaître. Celui qui se met à parler une langue récemment inven-tée se rend d’une certaine manière invisible à l’histoire du monde.”

—Courrier international

Quelle est votre langue inventée préférée ?Le láadan. Dans les années 1980, par ce biais, l’auteure américaine Suzette Elgin espérait mieux représenter la vision du monde des femmes. Le láadan est un chef-d’œuvre de néologismes. Il y a par exemple un mot précis pour une personne au dernier stade de la grossesse et qui n’en peut vraiment plus…

… comme le mot “luglof” en volapük, pour “croissance indésirable”…Oui, c’est comme “mansplaining”. Avant que ce mot ne soit créé, combien de femmes avaient subi ce phénomène, mais sans terme pour le définir. Le láadan est excentrique et très difficile. Mais c’est la création la plus poétique.

Il arrive que certains inventent un monde en plus d’un langage, un monde dont ils deviennent des personnages. L’inventeur de langues est-il aussi auteur ?Oui. Les textes sont un peu des projections. Souvent, les gens écrivent sur des person-nages qui sont toujours les mêmes, et peu à peu, ils se mettent à leur ressembler. C’est à la fois beau et étrange de voir comment un texte peut jouer un rôle d’attraction vers le futur, comment on converge vers lui. Je trouve particulièrement triste l’histoire de Talossa. En 1979, un jeune de 14 ans avait inventé un royaume avec sa propre langue, il en était le souverain et il avait trouvé des gens pour partager son rêve. Par la suite, quand il a créé un site web, des centaines de jeunes hommes ont déferlé et l’ont expulsé de sa propre invention, ils s’en sont empa-rés, il a été menacé. Aujourd’hui, il supplie humblement d’être réintégré. Dans des vidéos sur YouTube, on peut le voir debout dans la neige, comme un dictateur en exil. Sa douleur est bien réelle.

—Propos recueillis par Anne-Catherine Simon

Publié le 23 octobre

CLEMENS J. SETZ est né en 1982 à Graz, en Autriche, ville où il a étudié les mathématiques et la littérature allemande. Féru d’informatique, il est traducteur et écrivain. Certaines de ses œuvres ont été traduites en français aux éditions Jacqueline Chambon dont, en octobre 2020, La Consolation des choses rondes.

Ainsi écrit Clemens Setz Ouvrage inclassable, érudit et fascinant, l’essai de l’Autrichien sur les langues a été salué par la critique germanophone.

En savoir plus

Trois langues à la loupeVOLAPÜK En 1879, Johann Martin Schleyer, un pasteur de Constance, vit “une sorte de révélation linguistique” qui lui inspire le premier manuel dans cette langue, raconte Die Welt. Il espère endiguer la montée des nationalismes. “Son credo : ‘une langue, une humanité’ – ‘Menade bal, Püki bal !’” Des congrès en volapük s’organisent, la communauté internationale de locuteurs croît rapidement. Mais Schleyer n’aime pas que d’autres s’approprient son invention, et “frappe d’excommunication toute personne tentant de réformer sa création”, ce qui a enrayé l’expansion du volapük.

LÁADAN Au début des années 1980, convaincue que les langues occidentales expriment une vision trop masculine du monde, l’écrivaine et linguiste américaine Suzette Haden Elgin veut donner plus de place “à l’émotion et aux interactions sociales”, écrit Die Welt. Si l’on peut lui reprocher d’essentialiser les genres, force est de s’extasier, selon le journal, devant les “néologismes compacts” dont sa langue fourmille : “Dans quelle autre langue trouve-t-on un terme comme halehadihadal – un seul mot pour désigner le ‘travail constamment interrompu de toutes parts’ ? Ou bien háawithéthe pour désigner ‘le degré de propreté qu’entend un enfant lorsqu’il dit qu’il a rangé sa chambre’ ?”

TOKI PONASelon Clemens Setz, c’est la langue la plus simple. “Vous pouvez l’apprendre en un après-midi, il y a 120 concepts que vous combinez ensuite pour exprimer tout ce que vous voulez”, explique-t-il au quotidien autrichien Der Standard. Le seul inconvénient de cette langue minimaliste, inventée en 2001 par la Canadienne Sonja Lang : “Vous pouvez difficilement négocier les choses du quotidien.”©

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360o60. Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

Il était une fois en Ukraine

À moins d’une heure de Kiev, un village, transformé en studios de cinéma, accueillait de nombreuses coproductions russo-ukrainiennes. Mais la guerre contre la Russie et un terrible incendie ont mis un frein aux tournages.

—Oukraïnska Pravda (extraits) Kiev

Le village de Nejylovytchy, à 70 kilo-mètres à l’ouest de Kiev, est typique des bourgades de ce genre : des

potagers, des champignons, la chasse. Sauf qu’en 2003 le monde du cinéma a débarqué dans la région. Cette année-là, les studios de production Kievtelefilm, surnommés “notre Hollywood” par les habitants du coin, se sont installés à la place d’un grand kolkhoze prospère de l’époque de Brejnev [les kolkhozes dési-gnaient à l’ère soviétique des exploita-tions agricoles collectivisées].

Sur ce territoire d’environ 20 hectares, les décorateurs ont reproduit un khoutor ukrainien [une grande ferme ou un hameau regroupant plusieurs familles], une forte-resse turque, une ville de la fin du xixe et du début du xxe siècle. Derrière le portail métallique de l’entrée et les murs en béton, un âne broute. Son air triste ne dépare pas les vestiges du kolkhoze. “Mais attention, il mord, nous prévient Serhiy, le gardien. C’est notre porte-bonheur. Et il est connu. Comme acteur. Il a été beaucoup filmé. Il s’appelle Moïsseï, on le surnomme Moïcha.”

Secondes de gloire. Serhiy lui-même, comme nombre d’habitants de Nejylovytchy, a joué dans des films. Son dernier rôle, il l’a tenu dans la série [russo-ukrainienne] intitulée “Pas un travail pour une femme”. Il a incarné un chauffeur de taxi, ce qui lui a valu onze secondes de gloire, sans réplique, et 250 hryvnias de cachet [envi-ron 7,5 euros]. Au tout début de l’activité cinématographique sur les lieux, les figu-rants touchaient 50 hryvnias. “Moi aussi, j’ai participé, raconte un camarade de Serhiy. Là-bas, qu’ils filment une heure ou une jour-née, on touche la même somme. Aujourd’hui,

c’est 250, 300 hryvnias qu’ils donnent. Un gars du coin, tonton Pacha, quand il a appris que c’était pour toute la journée, il a dit : ‘Qu’ils aillent se faire foutre !’ Alors ils font quoi ? Ils prennent des mémés, des retraités…”

Aujourd’hui, sur le territoire des studios à ciel ouvert, il reste deux grands décors, le khoutor et la fausse ville de style cen-treuropéen. Ils ont été construits en un temps record en 2013, avant le tournage de la série “Jusqu’à ce que la stanytsa s’endorme” [une coproduction russo-ukrainienne]. Quand la collabora-tion avec les Russes a été réduite à néant [après l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014], les décors de Nejylovytchy ont servi pour le tournage du long-métrage ukrainien “La promise” et de The Golem, un film d’horreur israélien. Le khoutor factice, derrière lequel s’étendent de vrais champs et de vrais bois, donne l’impression d’être authentique. De loin, les khata aux toits de chaume [des maisons paysannes ukrainiennes], les moulins, les puits, les charrettes semblent très réalistes. Mais il suffit d’ouvrir la porte de n’importe quelle chaumière pour découvrir de la saleté et des charpentes inhabitées.

“Une source de vigueur. Le cacao Georges Borman.” Sur une maison en bois est

CINÉMA

plein écran.

accrochée la reproduction d’une affiche publicitaire datant d’avant la révolution russe, pour une société de confiseurs de Saint-Pétersbourg nationalisée en 1918. Les peintres et les décorateurs ont reproduit une ville complète, avec une pharmacie, une banque, des boutiques, des ateliers et un théâtre. On trouve des rues aux trot-

toirs pavés. Sur les édifices, on peut voir des enseignes en polonais, en

allemand et en ukrainien. Et en russe, avec l’orthographe d’avant la réforme de 1918 [qui visait à une simplification, afin de rendre l’apprentissage du russe acces-sible au plus grand nombre].

“Le feu ne nous fait pas peur : Evrika-bogatyr. Il éteint littéralement tout : l’essence, le kérosène, le pétrole, l’alcool, etc. Absolument sans danger.” Cette affiche publicitaire pour une marque d’extincteur d’avant la révolution est restée après un tournage. Elle éveille un sourire amer chez ceux qui savent ce qui s’est passé dans les studios durant l’été 2019. Ici, l’incendie a été si violent que même les pompiers modernes n’ont pu le maîtriser.

“Et voilà, c’est tout, il n’y a plus de chapi-teau, nous explique Olga, une ancienne du kolkhoze devenue accessoiriste. Il y avait tout là-dedans : salle de maquillage, camping,

cantine, deux stocks de costumes, des loges, pour les femmes, et pour les hommes. Il y avait des arbres à côté, des thuyas. C’est fini ! Il n’y a plus rien !” Selon elle, l’incendie s’est déclen-ché pendant le tournage de “La promise”. “C’était au mois de juin, il faisait une telle cha-leur, et il y avait du vent, se souvient-elle. Les pyrotechniciens avaient apporté quinze bombonnes de gaz. Il y avait 70 figurants. Des chevaux. C’est un miracle qu’il n’y ait pas eu de morts.” Quand l’incendie a pris fin, tout le monde a été soulagé dans le village : le sinistre n’avait pas atteint les bois, ni les vraies rues du voisinage. Mais la destruc-tion de ce temple du cinéma a attristé les habitants. Tout autant que la disparition du kolkhoze en son temps.

Pire scénario. Le succès des studios, avant l’incendie, avait attiré des gens qui ne sont pas de la région. “Au point que maintenant, dans notre village, c’est diffi-cile d’acheter une khata. Des gens de Donetsk sont venus, ils ont tout acheté”, se plaignent les villageois.

Quand il voit les caméras, un homme vient à notre rencontre. En apprenant qu’un de nos journalistes est originaire du Donbass [la région de l’est de l’Ukraine, qui est le théâtre depuis 2014 d’une guerre entre l’armée et des forces séparatistes appuyées par Moscou], il nous invite avec insistance. Il s’appelle Kyrill Tchabanov. Il est l’une de ces personnes de Donetsk qui ont tout acheté et dont parlent les gens du coin. La vie lui a réservé, ainsi qu’à sa femme Maria, un scénario pire que celui d’une série. À Donetsk [la principale ville du Donbass], le couple travaillait dans le conseil et les formations, il possédait aussi une boutique de vêtements à la mode, et une ferme près d’Ilovaïsk [à une trentaine de kilomètres de Donetsk]. Après l’irrup-tion des Russes, ils se sont réfugiés ici, à 800 kilomètres de chez eux.

Le couple entretient aujourd’hui une petite ferme. Ils produisent et vendent des fromages. Maria dresse la table, surveillée par des chats. Il y a là une triste ironie : fuir le “monde russe”, perdre presque tout, et s’installer dans un village de la région de Kiev, près des studios où, en 2014, se tournaient encore des séries pour la télévi-sion russe. “Nous avons fui la guerre, et ici ils faisaient des séries russes, sourit Maria. Dans notre dos, les gens nous accusent d’être des séparatistes, alors qu’eux-mêmes ont joué comme figurants pour les Russes.”

“Quel genre de films pourrait-on faire sur ce qui vous est arrivé, ainsi qu’au pays, en 2014 ? Et sur ce qui se passe aujourd’hui ?” demandons-nous à nos hôtes avant de nous séparer d’eux. “Il ne faut pas tourner des choses sur la difficulté de la vie et sur la poli-tique, nous répond Maria. Il faut tourner des films qui donnent de l’espoir.”—Yevhen Roudenko et Dmytro Larin

Publié le 13 novembre

↙ Le film d’horreur israélien The Golem a été tourné en 2017 à Nejylovytchy. Photo Epic Pictures

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Page 62: Courrier International - 10 12 2020

62. Courrier international — no 1571 du 10 au 16 décembre 2020

↙ Incantation à Gula, tablette en cunéiforme,

500-1 av. J.-C. Photo akg-images

SOURCE

DIE WELTBerlin, AllemagneQuotidien, 119 000 ex.welt.de“Le Monde”, porte-drapeau des éditions Springer, est une sorte de Figaro à l’allemande. Très complet dans le domaine économique, il est aussi lu pour ses pages concernant le tourisme et l’immobilier. Il se revendique conservateur, notamment à travers sa rubrique d’analyse Arrière-plan.

Ces auteures méconnues

de l’Antiquité

2300-1300 av. J.-C. — MésopotamieDes hymnes, chefs-d’œuvre de

la littérature que les rois de l’Antiquité conservaient précieusement dans

leurs bibliothèques, ont de tout temps été attribués à des hommes.

Une injustice que l’on commence peu à peu à corriger.

histoire.

—Die Welt Berlin

Le grand roi assyrien Assourbanipal avait un passe-

temps hors du commun. Durant son règne, qui s’est étendu de 668 à 631-627

avant notre ère, il ne s’est pas contenté de mener des cam-

pagnes militaires comme ses pré-décesseurs. Il a également rassemblé

une collection de textes et d’œuvres lit-téraires qu’il était en outre capable de lire

et de comprendre, ainsi qu’il l’affirmait avec fierté. À Ninive, capitale de l’empire assyrien, sa bibliothèque recelait plus de 25 000 tablettes d’argile gravées en caractères cunéiformes, dont la découverte a constitué un des moments les plus importants des recherches archéologiques sur l’Antiquité au Moyen-Orient.

Parmi les œuvres les plus célèbres qui y ont été retrouvées se trouve ce qui est connu en tant que L’Hymne à Gula, du nom de la déesse de la guérison dans le panthéon mésopotamien. Il s’agit de la retranscription d’un texte qui aurait été composé entre 1400 et 1300 avant notre ère par un homme, un certain Bullussa-rabi, ainsi qu’il était présenté jusqu’à maintenant dans les ouvrages traitant de l’histoire de la littérature. Or, selon toute vraisemblance, l’auteur aurait en réalité été une femme.

“Pour les spécialistes, c’est un peu une sensa-tion”, déclare Enrique Jiménez, professeur de littérature moyen-orientale antique à l’univer-sité de Munich. Car ce texte est l’un des plus réputés de l’époque, et il servait même à l’en-seignement de l’écriture aux apprentis scribes. “La déesse de la guérison y parle d’elle-même à la première personne, explique Jiménez. Elle dit : ‘Je suis la meilleure déesse, je suis si merveilleuse.’ Si cet hymne était un classique, ça n’empêchait pas les Mésopotamiens de le trouver amusant, et ils en ont écrit des parodies, parce qu’ils considéraient qu’il était complètement absurde qu’une déesse ait pu parler d’elle-même à la première personne.”

Sur une liste de textes de la bibliothèque du roi Assourbanipal, le nom de l’auteur avait été accompagné du signe cunéiforme indiquant traditionnellement le masculin, parce que les scribes étaient naturellement partis du principe que Bullussa-rabi était un nom d’homme. En fait, selon des documents administratifs remontant au xive siècle avant notre ère, peut-être en allait-il autrement. “Il semble qu’en ce temps-là, seules des femmes aient porté ce nom”, précise Jiménez.

Et ce dernier pense qu’il ne s’agit pas nécessai-rement d’un cas isolé. D’autres femmes à l’origine de textes littéraires plus anciens auraient ainsi pu être masculinisées par les scribes des époques ultérieures. “La principale source dont nous dépen-dons pour les auteurs est une liste qui provient de la bibliothèque d’Assourbanipal, ce que l’on appelle le Catalogue des textes et auteurs. Mais si Bullussa-rabi a y été indiquée à tort comme étant un homme, rien ne nous dit qu’elle ait été la seule dans ce cas.”

Le professeur Jiménez évoque un cas compa-rable, et qui est encore plus ancien. Au xxiiie siècle avant notre ère, à l’époque sumérienne, toute une série d’hymnes ont été composés, dont la paternité a été attribuée à un certain Enheduanna. Comme aucun signe indiquant le masculin ou le féminin n’est présent sur les tablettes, on est là encore parti du principe, et ce pendant longtemps, que l’auteur n’avait pu être qu’un homme. “Jusqu’à ce que nous tombions, dans d’autres textes, sur des indices prouvant qu’Enheduanna n’était autre que la fille du roi [Sargon d’Akkad, 2285-2229 avant notre ère], raconte Jiménez. Enheduanna est l’au-teure la plus ancienne de l’histoire de la littérature. Il est d’ailleurs intéressant de souligner qu’elle a écrit un grand nombre d’hymnes dédiés à la déesse Inanna, ou Ishtar, la déesse la plus importante du panthéon babylonien.”

C’est dans le cadre du projet “Electronic Babylonian Literature” (eBL) que Jiménez et son équipe ont réussi à percer les mystères de L’Hymne à Gula. Le projet en question a pour objectif de permettre aux scientifiques de com-bler les nombreuses lacunes des textes de l’An-tiquité mésopotamienne à l’aide d’algorithmes et de bases de données. C’est justement de cette façon que Zsombor Földi, un collaborateur de Jiménez, est tombé sur une collection de neuf documents administratifs datant du règne du roi Nazi-Maruttash [1307-1282 avant notre ère]. “Dans tous les documents de cette série, Bullussa-rabi est un nom de femme. Il est possible que l’en-semble de ces documents fasse référence à une seule et même personne, qu’ils soient tous plus ou moins contemporains”, conclut Jiménez.

—Florian StarkPublié le 23 octobre

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