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Courrier International - 23 07 2020

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Nos sorcières mal-aimées

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Voyager autrement

Reprendre les trains de nuit, marcher, s’évader chez soi, en littérature…

La presse étrangère nous embarque ailleurs

Supplément au magazine

Cahier 2 du no 1551-1552-1553 du 23 juillet au 12 août 2020 courrierinternational.com

NOTRE SUPPLÉMENTVOYAGER AUTREMENT

ET SI ON CHANGEAIT DE VIE ?Après le confinement, ils ont décidé de s’installerà la campagne, en banlieue, de tout quitter ou de voyager. Témoignages depuis Bruxelles, Tokyo, Paris ou New York

AVEC CE NUMÉRO,

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Page 2: Courrier International - 23 07 2020

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Page 3: Courrier International - 23 07 2020

Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020 3

Sommaire

LES SOURCES

Chaque semaine, les journalistes de Courrier international sélectionnent et traduisent des articles tirés de plus de 1�500 médias du monde entier. Voici la liste exhaustive des journaux, sites et blogs utilisés dans ce numéro :

Ha’Aretz Tel-Aviv, quotidien. Asharq Al-Awsat Londres, quotidien. The Atlantic Washington, mensuel. L’Écho Bruxelles, quotidien. The Economist Londres, hebdomadaire. Fergananews (enews.fergananews.com) Moscou, en ligne. Financial Times Londres.Frontier Myanmar Rangoon, hebdomadaire. Gazete Duvar (gazeteduvar.com.tr) Istanbul, en ligne. The Guardian Londres, quotidien.Information Copenhague, quotidien.Mainichi Shimbun Tokyo, quotidien. The New York Times New York, quotidien. Nezavissimaïa Gazeta Moscou, quotidien. El País Madrid, quotidien. Revista 5W (revista5w.com) Barcelone, en ligne. Robinson Rome, hebdomadaire. Slobodna Dalmacija Split, Zagreb, quotidien. South China Morning Post Hong Kong, quotidien. Süddeutsche Zeitung Munich, quotidien. The Times Londres, quotidien. The Wall Street Journal New York, quotidien. The Washinton Post, Washington, quotidien. Die Welt, Berlin, quotidien.

LES CHOIXDE “COURRIER”CLAIRE CARRARD

Et si on changeait de vie ?

p.34

Cette fois, c’est décidé, je m’installe à la campagne.” Cette phrase,

nous l’avons entendue souvent dans nos cercles d’amis, de proches, de collègues, au moment du confi nement. Et parfois bien avant. Télétravail aidant, certains sont partis en province pour profi ter du calme, de l’espace et d’un peu plus d’air tout en conservant leur activité. Mais ceux-là reviendront. Enfi n, en principe. Tout dépend de l’évolution de la crise sanitaire. D’autres, en revanche, ont franchi le pas. Diffi cile d’estimer leur nombre, mais le phénomène est mondial. Au Japon, aux États-Unis, en France et ailleurs en Europe, de plus en plus de citadins manifestent des envies

d’ailleurs et s’en donnent les moyens. Mais ceux-là avaient souvent pensé à quitter les métropoles avant la pandémie, explique la Süddeutsche Zeitung, qui est allée à la rencontre de Parisiens lassés de la capitale. “Si on voit les choses de façon positive, le virus pousse les gens à oser réaliser leur rêve. Il donne l’élan nécessaire à ceux qui veulent depuis longtemps s’installer à la campagne ou dans une ville plus petite. Dans le même temps, il creuse aussi l’éloignement des Parisiens les uns des autres. La richesse et la pauvreté augmentent dans la ville”, écrit le quotidien allemand. En Belgique, le quotidien L’Écho a recueilli les témoignages de citadins lassés par l’étroitesse de leur vie et qui ont décidé pour certains de tout lâcher, pour d’autres de se reconvertir, quand d’autres encore prévoient des voyages au long cours. Au Japon, “même si les zones rurales font l’objet d’un regain d’intérêt, la décision n’est pas toujours facile à prendre, si bien que les banlieues, qui off rent un compromis entre la

ville et la campagne, jouissent d’une popularité accrue”, écrit de son côté le quotidien japonais Mainichi Shimbun. Surfant sur la tendance, l’Estonie propose à des travailleurs nomades des visas de travail provisoire d’un an pour venir s’installer dans le pays. “Pour ceux qui préfèrent le soleil, la Barbade propose, quant à elle, des ‘tampons de bienvenue’ permettant d’y rester un an dans le cadre d’un visa vacances-travail”, explique le Financial Times. Serez-vous tentés vous-mêmes ? À vous de voir… Dans ce numéro réalisé après des mois d’isolement, nous avons aussi voulu retrouver le goût de la liberté. C’est l’autre face de cet hebdomadaire, qui restera en kiosque pour trois semaines, comme chaque année : un supplément de 32 pages consacré au voyage, malgré la crise sanitaire, malgré les restrictions… “Voyager autrement”, simplement. Pour ceux qui aiment avant tout l’idée du voyage, comme le dit élégamment le texte d’introduction de ce

supplément. Dans ce numéro, très riche, redécouvrez l’univers des sorcières, alors qu’à Copenhague un musée vient d’ouvrir, consacré aux chasses aux sorcières entre le xvie et le xviie siècles. Depuis, elles sont revenues sur le devant de la scène, toujours pourchassées en Afrique, mais emblème du féminisme en Occident. À lire aussi, ce témoignage très fort d’un Vénézuélien réfugié en Colombie forcé de rentrer chez lui à vélo en raison de la pandémie. Et encore, en Corée du Nord, le portrait de Kim Yo-jong, la sœur de Kim Jong-un, princesse infl exible selon la presse japonaise.Ce numéro est chaque été un numéro à part. Nous nous y autorisons des formats diff érents, des espaces de liberté. Comme ce reportage sur les scientifi ques embarqués dans une expédition dantesque dans l’Arctique pour mesurer l’évolution de la fonte des glaces. Ou encore cette polémique autour du musée Sainte-Sophie, à Istanbul, que le président turc, Recep Tayyip

Erdogan, a choisi de retransformer en mosquée. Courrier international, chaque semaine, c’est tout cela. Cet écho du monde raconté par d’autres voix que la nôtre. Et cette mise à distance, évidente, qui en découle. Je vous souhaite une très bonne lecture et vous donne rendez-vous après notre pause estivale : Courrier international reparaîtra le 13 août.D’ici là, je vous invite à continuer de nous suivre sur notre site. Car l’actualité sur courrierinternational.com ne s’arrête pas. Des élections américaines aux suites de la pandémie de Covid-19, retrouvez toute l’actualité internationale vue par la presse étrangère tout au long de l’été.Je vous souhaite de très bonnes vacances.

CORÉE DU NORD p.6

Kim Yo-jong, princesse inflexibleLa sœur cadette de Kim Jong-un a assez de pouvoir pour ordonner le dynamitage du bureau de liaison intercoréen. Ce n’est qu’un début, selon le Mainichi Shimbun.TURQUIE p.30

L’homme qui n’aime pas les muséesLa transformation de Sainte-Sophie de musée en mosquée montre à quel point le président Erdogan se méfi e de l’histoire dans un pays qui n’a jamais voulu réviser son passé. Les points de vue des presses turque, grecque, italienne…

FRANCE p.22

Triste été sans Tour de FranceLe report du départ de la Grande Boucle a cassé le rituel estival des fans de cyclisme américains. Pour ce journaliste du Wall Street Journal, ce mois de juillet a un léger goût amer.

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Cet été, un nouveau musée a ouvert ses portes

au Danemark. Il est consacré

aux chasses aux sorcières dont

l’Europe a été le théâtre aux e

et e siècles. Une histoire dont

la peur est le fi l rouge, encore aujourd’hui.

p.50

Sacrées sorcières

En couverture :“Changer de vie” :

dessin d’Ale+Ale, Italie, pour Courrier international.

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Cet été, un nouveau musée a ouvert ses portes

au Danemark.

sorcières dont

a été le théâtre

Une histoire dont la peur est le fi l

rouge, encore aujourd’hui.

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Page 4: Courrier International - 23 07 2020

4. Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

Ce numéro comporte 2 cahiers pour l’ensemble de la diff usion. Cahier 1 de 60 pages et cahier 2 de 32 pages “Voyager autrement” et un encart magazine AZERTY posé en gigogne sur la totalité des abonnés France métropolitaine.

SUR NOTRE SITE

Toute l’actualité liée au coronavirusReconfi nement en Europe, fl ambée en Amérique du Sud, crise sanitaire aux États-Unis… Chaque jour, retrouvezles analyses, les reportages et les décryptages de la presse étrangère sur les répercussions de la pandémie dans le monde.

États-Unis. La campagne au jour le jourCandidature de Kanye West, discours de Donald Trump, lutte contre le racisme, gestion de la pandémie… Toute l’actualité américaine et la campagne présidentielle sont à suivre sur notre site et dans notre newsletter États-Uniques, chaque samedi.

Modern Love. “Mes chiens ont joué les Cupidon, et j’en suis ravie”Chaque semaine, la chronique phénomène du New York Times sur l’amour vous est proposée en exclusivité, traduite en français, par Courrier international. Ce 26 juillet, le récit d’une femme qui s’est fi ée à son instinct, mais aussi à celui de ses compagnons à quatre pattes, pour retrouver l’amour.

L’horoscope de Rob Brezsny Retrouvez chaque semaine les prévisions poétiques et philosophiques de l’astrologue le plus original de la planète.

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Édité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106�400 €Actionnaire : La Société éditrice du MondePrésident du directoire, directeur de la publication : Arnaud AubronDirectrice de la rédaction, membre du directoire : Claire Carrard Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, présidentDépôt légal Juin 2020. Commission paritaire no 0722c82101. ISSN no 1154-516X Imprimé en France/Printed in France Rédaction 67-69 avenue Pierre-Mendès-France 75013 Paris. Accueil 33 (0) 1 46 46 16 00 Fax général 33 (0) 1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0) 1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrier international. com Directrice de la rédaction Claire Carrard (16 58) Rédacteurs en chef adjoints Raymond Clarinard (16  77), Virginie Lepetit (16  12), Claire Pomarès (web) Responsable du numérique Joff rey Ricome Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31), Conception graphique Javier Errea Comunicaciónédition Anouk Delport (16 98), Fatima Rizki (17 30), 7 jours dans le monde François Gerles (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de service, 16 95), Danièle Renon (chef de service adjointe, Allemagne, Autriche, Suisse alé-manique, 16 22), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe, 16 36), Jean-Hébert Armengaud (Espagne 16 57), Sasha Mitchell (Royaume-Uni, Irlande, 19 74), Beniamino Morante (Italie, 19 72), Antoine Mouteau (Pays-Bas), Vincent Barros (Portugal), Corentin Pennarguear (chef de rubrique, France, 16 93), Alexandre Lévy (Bulgarie), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège, Suède), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Romain Su (Pologne), Guillaume Narguet (République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Sabine Grandadam (chef de service, Amérique latine, 16 97), Morgann Jezequel (Brésil), Martin Gauthier (Canada) Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Guillaume Delacroix (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Ghazal Golshiri (Iran), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe) Afrique Anna Sylvestre-Treiner (chef de rubrique, 16 29), Malik Ben Salem (Maghreb), Mathilde Boussion (Afrique australe et Afrique de l’Est), Sidy Yansané (Afrique de l’Ouest et Afrique centrale), Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Économie, 16 47), Catherine Guichard (Économie, 16 04), Carole Lembezat (chef de rubrique, Sciences et Signaux, 16 15), Magazine 360° Marie Bélœil (chef des informations, 17 32), Hugo Florent (16 74), Delphine Veaudor (16 76), Histoire Mélanie Liff schitz (16 96)Site Internet Claire Pomarès (rédactrice en chef adjointe), Carolin Lohrenz (chef des informations, 19 77), Adrien Oster (chef d’édition), Gabriel Hassan (rédacteur multimédia, 16 32), Carole Lyon (rédactrice multimédia, 17 36), Hoda Saliby (rédactrice multimédia, 16 35), Mélanie Chenouard (vidéo édition, 1665), Paul-Boris Bouzin (déve-loppement web) Courrier Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)Traduction Raymond Clarinard (responsable, Courrier Histoire), Mélanie Liff schitz (chef de service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe, anglais, espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand, portugais), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois, anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Leslie Talaga (anglais, espagnol) Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle Bryskier, Philippe Czerepak, Aurore Delvigne, Françoise Hérold, Julie Martin Pôle visuel Sophie-Anne Delhomme (responsable), Web design et animation Alexandre Errichiello (chef de service, 16 17), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-Badet, Pierrick Van-Thé Iconographie Luc Briand (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53), Céline Merrien (colorisation) Maquette Alice Andersen (chef de service, 16 37), Denis Scudeller (chef de fabrication, 16 84), Gilles de Obaldia Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Informatique Denis Scudeller (16 84)Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de fabrication, 45 35) Impression, brochage, routage : Maury, 45330 MalesherbesOnt participé à ce numéro Paul Blondé, Aurélie Boissière, Jean-Baptiste Bor, Nicolas Coisplet, Antoine Cuny-Le Callet, Myriam Dartois-Ako, Maddalena De Vio, Guillaume Deneufb ourg, Matthieu Durand-Valerio, Valentine Morizot, Astrid Mouget, Micaela Neustadt, Margaux Otter, François Peyroux, Annick Rivoire, Anne Romefort, Manon Talmant, Isabelle Taudière, Margaux Velikonia, Yuta YagishitaPublicité M�Publicité, 80, boulevard Blanqui, 75013 Paris, tél. : 01�57�28�20�20 Directrice générale Laurence Bonicalzi Bridier Directeur délégué David Eskenazy ([email protected], 38 63) Directeur de la publicité David Delannoy ([email protected], 30 23) Directeurs de clientèle Marjorie Couderc ([email protected], 37 97) Sébastien Herreros ( [email protected], 30 54) Assistante commerciale Carole Fraschini ([email protected], 38 68) Partenariat et publicité culturelle Guillaume Drouillet ([email protected], 10 29) Régions Éric Langevin ([email protected], 38 04) Directeur délégué, activités programmatiques, Ad Tech et Monétisation Sébastien Noel (sebastien.noel@mpublicite) Agence Courrier Patricia Fernández Pérez (responsable, 17 37), Jessica Robineau (16 08) Dialla Konate (17 38)Responsable administrative et financière Carine de Castellan (16 06), Emilien Hiron (gestion) Droits Eleonora Pizzi (16 52) Comptabilité 01�48�88�45�51 Directeur de la diff usion et de la production Hervé Bonnaud Responsable des ventes France et International Sabine Gude Responsable commerciale inter nationale Saveria Colosimo Morin (01�57�28�32�20) Chef de produits Valentin Moreau (01�57�28�33�99) Communication et promotion Brigitte Billiard, Christiane Montillet Marketing Sophie Gerbaud (directrice, 16 18), Véronique Lallemand (16 91), Véronique Saudemont (17 39), Kevin Jolivet (16 89), Martine Prévot (16 49)Modifi cations de services ventes au numéro, réassorts 0805 05 01 47 Service clients Abonnements Courrier international, Service abonnements, A2100 — 62066 Arras Cedex 9 Tél. 03�21�13�04�31 Fax 01�57�67�44�96 (du lundi au vendredi de 9 h à 18 h) Courriel [email protected]. Prix de l’abonnement annuel en France métropolitaine : 119 €. Autres destinations : https://boutique.courrierinternational.comNos conditions générales de vente et d’utilisation sont disponibles sur https://www.courrierinternational.com/page/cgu

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D’un continent à l’autre6. Corée du Nord. Kim Yo-jong, princesse infl exible8. Birmanie. “Kalar”, le mot qui met les musulmans à l’index10. Venezuela. Sur la route du retour14. États-Unis. La chemise de la haine16. Espagne. Les rois du haschisch en Andalousie18. Russie. Le Tatarstan divisé sur la polygamie20. Italie. Orvieto, Pérouse, Trieste… toutes ces merveilles à redécouvrir22. France. Triste été sans Tour de France 25. Tourisme. L’Auvergne comme si vous y étiez26. Éthiopie. Au-delà du Nil bleu28. Côte d’Ivoire. Qui pour succéder au Lion ?28. Nigeria. L’humour en ligne30. Turquie. L’homme qui n’aime pas les musées32. Israël. Les Palestiniens éclipsés des livres scolairesÀ la une34. Et si on changeait de vie ?Transversales46. Sciences. Au cœur des secrets de l’Arctique48. Économie. Népal, l’autre start-up nation ?360°50. Phénomène. Sacrées sorcières56. Plein écran. Pour Disney, l’été de tous les dangers58. Culture. Comme un poisson dans la ville59. Histoire. Tout le génie de la route de Napoléon

SOMMAIRE

Courrier international interrompt sa parution pendant trois semaines. Rendez-vous pour le prochain numéro de l’hebdomadaire le 13 août. Notre site, lui, ne s’arrête pas pendant les vacances. Retrouvez toute l’actualité internationale vue par la presse étrangère sur courrierinternational.com. Et tous les matins, le Réveil courrier et ce que vous avez manqué pendant que vous dormiez…La rédaction de Courrier international vous souhaite de très bonnes vacances.

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Corée du Nord.Kim Yo-jong, princesse inflexibleLa sœur cadette de Kim Jong-un a assez de pouvoir pour ordonner le dynamitage du bureau de liaison intercoréen. Ce n’est qu’un début, selon ce quotidien japonais.

—Mainichi Shimbun Tokyo

U ne f illette aux joues rondes et à la ressem-blance certaine avec son

grand-père, le grand leader Kim Il-sung : le seul, en dehors de ses proches, à connaître ce visage de Kim Yo-jong est Kenji Fujimoto, ancien cuisinier de son père Kim Jong-il. Il nous a souvent parlé d’elle, qui serait d’après lui née en septembre 1987 : “Elle était très ouverte et souriante, c’était une fillette intré-pide. La voir suffisait à vous mettre de bonne humeur. Elle adorait mon chirashi spécial [bol de riz agrémenté de lamelles de poisson cru et parfois de légumes].” Son entourage l’ap-pelait “gongjunim”, “princesse”, suivant le protocole. Unique fille de Kim Jong-il et de son épouse Ko Yong-hui, son père la faisait toujours s’asseoir à sa gauche lors des repas en famille. Il surnom-mait “mignonne Yo-jong” celle qui était, semble-t-il, la prunelle de ses yeux.

Une anecdote rapportée par Kenji Fujimoto : le soir du 28 juil-let 2012, quelques minutes avant le début du concert du groupe Moranbong donné au gymnase Ryugyong Chung Ju-yung, à Pyongyang, en commémora-tion de la guerre de Corée. La salle est pleine à craquer, sauf un siège resté vide. Une jeune femme aux allures d’étudiante, chemisier blanc et jupe noire, arrive enfin à pas pressés. Elle s’installe en s’excusant gaie-ment de son retard auprès de ses voisins, des étudiants de l’université Kim Il-sung avec qui elle plaisante en attendant le lever du rideau. Cette jeune femme, c’est Kim Yo-jong. Kenji Fujimoto s’en souvient car elle était assise un rang devant lui. On a l’image d’une jeune femme plutôt insouciante mais appré-ciée de ses pairs.

À l’été 2001, son père en visite en Russie confiait à un membre de la délégation russe que ses enfants Jong-un et Yo-jong s’inté-ressaient aux affaires politiques. À la fin de sa vie encore, il conti-nuait de croire en l’avenir de sa fille : le 26 avril 2009, lorsque Kim Jong-un fait sa première apparition publique officielle, une visite à l’université agricole de

Wonsan en compagnie de son père, son frère aîné Jong-chol et sa sœur Yo-jong sont là, eux aussi. D’après l’Encyclopédie de la culture coréenne, l’université agricole de Wonsan, fondée en 1948, est une émanation du département d’agriculture de l’université Kim Il-sung ; avant la construction, Kim Il-sung aurait emmené son épouse Kim Jong-suk et leur jeune fils visiter le terrain. Une stèle dans l’enceinte de l’éta-blissement porte une phrase du grand leader : “[…] Rappelez-vous

que l’université agricole a pour lourde mission de nourrir le peuple de riz blanc et de soupe à la viande, et de le vêtir de soie ; pour ce faire, il lui faut former de nom-

breux cadres techniques compétents.”Pourquoi Kim Jong-il a-t-il à son

tour emmené trois de ses enfants à l’université agricole de Wonsan ? À vrai dire, l’année précédente, il avait eu un accident vasculaire cérébral. Confier sa succession à ses héritiers était sans doute devenu une nécessité. Et sa prin-cipale inquiétude était la pénurie alimentaire. Le 1er mai dernier, c’est d’ailleurs dans une usine d’engrais phosphatés de Sunchon (province du Pyongyan du Sud) que Jong-un a réapparu après vingt jours d’ab-sence, lui que la rumeur disait à l’article de la mort. Ces engrais

sont indispensables à l’accroisse-ment de la production alimentaire, car les importations, chinoises notamment, sont freinées par les sanctions économiques inter-nationales toujours en vigueur, auxquelles viennent s’ajouter les mesures de lutte contre le Covid-19. L’usine en question, qui existe depuis longtemps, avait déjà été visitée par son père et son grand-père avant lui. Sans production autonome de ferti-lisants, impossible de répondre à l’exhortation du chef dynas-tique. Lors de la cérémonie, c’est Yo-jong qui a tendu à Jong-un les ciseaux pour couper le ruban.

Deux ans plus tôt à peine, lors des Jeux d’hiver de Pyeongchang, elle était en pays ennemi, au

Amériques ������ 10 Europe ��������� 16 France ��������� 22Afrique �������� 26Moyen-Orient ��� 30

6� Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

d’uncontinentà l’autre�

asie

PORTRAIT

Sa diplomatie du sourire a porté ses fruits, mais son regard parfois glacial reste en mémoire.

↙ Dessin d’Ellie Foreman-Peck paru dans New Statesman,

Londres.

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Page 7: Courrier International - 23 07 2020

ASIE.Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020 7

sud, en tant qu’émissaire de son frère aîné. Une première pour un membre de la dynastie des Kim depuis la guerre de Corée. Cette fois-là, dans le salon d’accueil de l’aéroport d’Incheon, Kim Yong-nam, le président du présidium de l’Assemblée populaire suprême, âgé de 90 ans, l’invite à s’asseoir en premier. Encore plus surpre-nant est le message digne d’un chef d’État qu’elle inscrit sur le livre d’or de la Maison-Bleue : “J’espère que Pyongyang et Séoul se rapprocheront dans nos cœurs et connaîtront bientôt un avenir de prospérité commune.” Elle serre amicalement la main du prési-dent, Moon Jae-in, mais sans s’incliner devant lui. Sa diplo-matie du sourire a néanmoins porté ses fruits, lui valant des

fans en Corée du Sud. Mais son regard parfois glacial nous reste en mémoire ; peut-être s’agis-sait-il en faitde manœuvres poli-tiques. À l’époque de la guérilla antijaponaise [pendant la colo-nisation de la Corée par l’archi-pel], la femme du grand leader s’était infi ltrée dans les zones ennemies en tant qu’émissaire spéciale du pouvoir pour y mener des missions périlleuses.

Lors des rencontres au sommet entre les États-Unis et la Corée du Nord, Kim Yo-jong est une fois de plus au côté de son frère. Ces négociations historiques avec Donald Trump, qui visaient à assurer la stabilité du régime en échange de la dénucléarisation et de l’arrêt de la mise au point de missiles, échouent en février 2019, à Hanoi (Vietnam). Elle qui était directrice du département de la propagande a été écartée des candidats au Politburo, mais début 2020, elle émet un com-mentaire : lorsque, le 3 mars, la

présidence sud-coréenne juge regrettables les tirs de missile nord-coréens, Yo-jong rétorque que “les agissements et la conduite de la Maison-Bleue [la présidence sud-coréenne] s’apparentent à ceux d’un enfant de 3 ans”. En avril, elle fi gure de nouveau parmi les candidats au Politburo. Fin mai, quand un groupe de transfuges nord-coréens installés en Corée du Sud organise un lâcher de tracts critiques envers le régime de Kim Jong-un, elle déclare que, “en vertu du pouvoir qui lui a été conféré par le leader suprême, le parti et l’État, elle a ordonné aux départements concernés par les relations avec l’ennemi de passer à l’étape suivante” – annonce à mots couverts du dynamitage du bureau de liaison intercoréen [ouvert en 2018 pour raviver le dialogue entre les deux voisins] – et laisse même planer l’éventua-lité d’une escalade militaire en affi rmant que “les déchets doivent être jetés à la poubelle” (le 13 juin).

Les beaux espoirs consignés dans le livre d’or du Sud se sont envolés. Deux jours après cet épisode, le journal du parti, le Rodong Sinmun, rapportait le dia-logue entre deux jeunes membres des sections d’assaut dans une mine de charbon :

“Tu as lu le journal, n’est-ce pas ? Bientôt, le bureau de liaison inter-coréen aura disparu sans laisser de traces, un spectacle pathétique qui va être une joie pour les yeux.

– Les chiens galeux ne méritent pas mieux qu’un bon coup de bâton. Je rêve de leur transpercer la poi-trine avec cette foreuse.

– Nous, les forces d’assaut, on fera tout sauter, le bureau de liaison et tout le reste.

– On ne s’arrêtera pas là. Il faut faire table rase de tout, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de l’ennemi, pas même des cendres.”

Le bureau de liaison inter-coréen a été réduit en miettes. Messagère de paix devenue guide destructrice, Kim Yo-jong ne se contente pas d’apporter à son frère aîné un soutien sans faille

convaincant. La réponse, à notre avis, est plutôt à chercher du côté de la quatrième génération de la “lignée du mont Paektu”. L’enfant aurait autour de 10 ans ; d’après Kenji Fujimoto, c’est pour son neuvième anniversaireque Kim Jong-un a reçu de son père une chanson à sa propre gloire inti-tulée Palgorum (“Bruits de pas”), en prévision de son accession au pouvoir. C’est ça, le style dynas-tique. On dit aussi que, derniè-rement, un cheval blanc aurait été importé de Russie pour l’hé-ritier. La mise en scène de crises ne ferait-elle pas partie de son apprentissage du pouvoir ? On peut penser que Kim Yo-jong par-ticipe ainsi, main dans la main avec son frère, à l’éducation de son neveu. Son grand-père espé-rait que la dynastie Kim réunifi e-rait le pays. Le 25 juin a marqué le début de la guerre de Corée, il y a soixante-dix ans.

—Takuma SuzukiPublié le 17 juin

et ne cache plus sa qualité de bras droit infl exible. Pourquoi ? Les lâchers de tracts sont loin d’être une nouveauté. En 2014, nous avons vu de nos propres yeux, depuis le “train de la paix de la DMZ”, qui commençait alors à circuler à travers la zone démi-litarisée, des ballons chargés de tracts voler vers le Nord. La “vérité gênante” pour une héri-tière potentielle, à savoir le fait que sa mère est née au Japon, étant déjà connue, rien n’ex-plique qu’elle adopte une atti-tude aussi vindicative. C’est à croire qu’il existe un scénario écrit d’avance. Ces poses théâ-trales ont de quoi soulever des interrogations.

Certaines hypothèses sont avancées : il s’agirait d’off rir un exutoire à la population dans un contexte de crise due aux sanc-tions économiques et renforcée par le Covid-19, ou bien de pré-parer la succession d’un Kim Jong-un malade. Rien de bien

Rien n’explique qu’elle adopte désormais une attitude aussi vindicative.

Du sourire aux ordres●●● À 33 ans, la première vice-directrice du Parti des travailleurs a toujours apporté un soutien sans faille à son frère. Mais ce n’est qu’en mars 2020 que le premier communiqué de presse en son nom est publié. Trois mois plus tard, début juin, Kim Yo-jong monte au créneau pour condamner l’envoi sur la Corée du Nord de ballons porteurs de tracts hostiles à Pyongyang. Un indice supplémentaire qui prouve que Kim Jong-un a choisi sa cadette pour dauphine, décrypte alors le journal sud-coréen Hankyoreh.De fait, elle emporte l’adhésion de la presse

offi cielle nord-coréenne, et notamment du Rodong Sinmun, qui publie des commentaires sur son communiqué de presse. Un enthousiasme que,“dans le passé, seul le leader suprême pouvait susciter”, analyse Hankyoreh. “Les ordres donnés par quelqu’un d’autre que le leader ne peuvent être publiés dans le journal Rodong Sinmun. C’est une preuve incontestable de l’ascension de Kim Yo-jong comme héritière du trône”,explique à Hankyoreh un ancien haut fonctionnaire de Séoul au fait des aff aires nord-coréennes. Et ses mots ont du poids : le 16 juin, le bureau de liaison

intercoréen de Kaesong est détruit par les autorités nord-coréennes, quelques jours à peine après que Kim Yo-jong a affi rmé que “l’inutile bureau de liaison”devait être “complètement détruit”. Sa dernière déclaration retentissante date du 10 juillet : elle ne voit pas l’intérêt d’un nouveau sommet avec les États-Unis à moins “d’un changement décisif” de la part de Washington. Si un sommet avait lieu, “il est trop évident qu’il ne servirait qu’à des vantardises ennuyeuses”de la part de “quelqu’un d’orgueilleux”, a-t-elle déclaré à l’agence nord-coréenne KCNA. On est loin de la diplomatie du sourire.

Contexte

VIRGINIE HERZ

SAMEDI À 22H40Le magazine de celles et ceux qui font bouger un mondeencore largement dominé par les hommesChaque semaine, retrouvez l’actualité féministe dans le monde avec

SOURCE

MAINICHI SHIMBUNTokyo, JaponQuotidien3 960 000 (édition du matin), 1 660 000 (édition du soir au contenu très diff érent)mainichi.jpFondé en 1872 sous le nom de Tokyo Nichi Nichi Shimbun,le Mainichi Shimbun est le plus ancien quotidien japonais. Il a pris la dénomination actuelle en 1943 lors d’une fusion avec l’Osaka Mainichi Shimbun. Centriste, le “Journal de tous les jours” est le troisième quotidien national du pays par la diff usion.

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ASIE8. Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

mouvements de population de la partie occidentale de cet empire vers la Birmanie actuelle ont eu lieu.] Pour des gens qui sont nés et ont grandi en Birmanie, et qui ne connaissent aucun autre pays, c’est blessant, car cela nous désigne, dans les faits, comme des étrangers. De nombreux uti-lisateurs des réseaux sociaux en Birmanie ont réagi à cette cam-pagne par la dérision, restant sur la défensive. Ils font valoir que le terme est inoffensif.

Ceux qui défendent kalar comme s’il s’agissait d’un terme affectueux, ceux qui sont contre cette campagne ne veulent pas écouter des gens qui, comme moi, demandent simplement à être traités avec un certain respect. Il est décevant de constater que les gens résistent au changement de

—Frontier Myanmar Rangoon

J’avais un ami qui m’appe-lait “kalar ma” ou “Amina”, un prénom arabe courant.

J’avais beau lui répéter que je n’appréciais pas sa “plaisante-rie”, il continuait à me taquiner, et il m’a même expliqué que le surnom Amina m’allait bien parce que j’étais “une petite kalar ma”. Et il avait beau se trouver drôle ou gentil, je trouvais irrespec-tueux qu’on me dise que je devais accepter une raillerie fondée sur ma religion.

Il ne m’aurait pas appelée ainsi si je n’avais pas été musulmane et si je n’avais pas de gros sour-cils, ou d’autres traits associés aux gens d’ascendance d’Asie du Sud [Inde, Bangladesh, Pakistan]. Malheureusement, de tels échanges reflètent la manière dont les Birmans se comportent souvent entre eux. En grandis-sant, nous apprenons que nous pouvons nous affubler les uns les autres de surnoms fondés sur notre religion, notre appartenance ethnique ou notre apparence.

C’est la raison pour laquelle j’admire profondément les mili-tants qui ont lancé la campagne “Ne me traitez pas de kalar” sur Facebook [en juin], afin de faire évoluer des normes sociales que nous sommes nombreux à trou-ver insultantes.

“Races nationales”. Cette campagne a relancé le débat sur le mot kalar, un terme raciste lar-gement utilisé pour distinguer la population originaire d’Asie du Sud des prétendues “races nationales” de Birmanie. [La Birmanie faisait partie de l’em-pire des Indes britanniques, tout comme l’Inde, le Bangladesh et le Pakistan actuels. Durant la colonisation britannique, des

BIRMANIE

“Kalar”, le mot qui met les musulmans à l’indexC’est un peu l’équivalent du mot “nègre” aux États-Unis. En Birmanie, le terme péjoratif kalar désigne “une personne à la peau sombre”. L’une d’elles s’insurge ici contre cette habitude.

cette façon. Le 10 juin, l’éminent homme politique Ko Ko Gyi s’est immiscé dans le débat avec deux posts sur son compte Facebook. Il affirme que le vocabulaire n’a pas d’importance et que ce n’est pas en changeant les mots que l’on mettra fin aux causes de la discrimination. Il a aussi rejeté l’idée que le mot kalar ait jamais pu être utilisé de manière raciste : “Je ne connais personne ayant uti-lisé ce mot pour insulter qui que ce soit ou lui faire subir une quel-conque discrimination.”

J’ai un immense respect pour Ko Ko Gyi, ne serait-ce que parce qu’il a passé presque vingt ans en prison pour son militantisme [il fait partie des étudiants qui se sont révoltés contre la junte mili-taire en 1988]. En tant que proche ami de mon père, Mya Aye, membre comme lui du mouvement Génération 88, il a un peu été un oncle pour moi et m’a donné de bons conseils au fil du temps. Ce qui ne m’empêche pas de trou-ver attristantes ses remarques à propos du terme kalar.

Premièrement, le choix des mots est important pour établir le respect, en particulier dans une société birmane où l’on uti-lise certains termes pour mon-trer de la déférence ou être poli. Deuxièmement, affirmer qu’il n’y a pas d’emploi discriminatoire du terme kalar est tout bonnement inexact. Le mot a souvent été uti-lisé pour attiser le nationalisme et justifier que l’on assassine des

gens que des racistes désignent comme de dangereux étrangers. Les exemples abondent. Enfin, si les mots que l’on utilise – et les mentalités qui s’expriment à tra-vers eux – ne sont pas le problème, doit-on en déduire que le problème, c’ est que nous soyons nés musul-mans ou avec la peau foncée ? De nombreux Birmans considèrent les musulmans de notre pays comme des immigrants illégaux ou des fau-teurs de troubles ; bref des gens qui méritent ce qui leur arrive du fait des problèmes qu’ils créent.

Arrive-t-il qu’on utilise le terme kalar comme une taquinerie inno-cente ? Oui. Je m’en suis moi-même

servie pour me dési-gner en parlant à ma mère. Par exemple, je disais souvent en plai-santant que si j’aimais tant la musique de Bollywood et le biryani [plat à base de riz du

sous-continent indien], c’était parce que j’étais une kalar ma.

Mais le contexte a son impor-tance. Si vous avez grandi dans une société où ce terme est utilisé constamment contre vous, pour vous dénigrer ou vous exclure, je ne pense pas que vous l’ac-ceptiez volontiers comme un surnom “mignon”. La société bir-mane nous rappelle sans cesse que nous ne sommes pas des Birmans “purs”, même si nous sommes nés dans ce pays et que nous l’aimons, comme tous nos concitoyens. On nous oblige à remonter sur trois générations pour obtenir une carte natio-nale d’identité, et on nous la

délivre ou non en fonction des origines de nos ancêtres. [La loi birmane sur la nationalité date de 1982 et reconnaît l’apparte-nance à la nation de 132 ethnies. Cette loi participe de la discri-mination, notamment contre les minorités musulmanes, qui ne sont pas incluses dans le texte, comme les Rohingyas de l’État Rakhine.]

Je n’ai jamais connu mes arrière-grands-parents ni visité les pays où ils sont nés, mais sur ma carte d’identité – qui porte toujours la “race” et la religion du porteur –, je suis identifiée comme “pakistanaise, indienne, memon, sunnite, musulmane et bama” [memon fait référence à une communauté musulmane commerçante originaire de l’ouest de l’Inde actuelle, bama signifie “birmane”].

Incapacité à écouter. À 10 ans, voir tant de catégories sur ma carte d’identité toute neuve était déconcertant, mais cela m’a aussi fait prendre conscience du fait que je n’appartenais pas aux mêmes groupes que mes amis. Au bureau des passeports, on nous oblige à prendre notre tour dans des queues plus longues, bien plus lentes, et le personnel nous soumet à des vérifications supplémen-taires. Et j’en passe.

Qualifier la campagne “Ne me traitez pas de kalar” de pâle imi-tation du mouvement américain pour la justice raciale est parfai-tement absurde. Kalar n’est évi-demment pas aussi méprisant que nigger aux États-Unis, mais nier qu’il soit utilisé pour stig-matiser une certaine catégorie de population dénote une inca-pacité à écouter et à apprendre. Que des gens qui emploient conti-nuellement ce terme pour déni-grer autrui affirment désormais qu’il n’a aucun sens péjoratif ne fait qu’ajouter au manque de respect.

Ne plus utiliser le terme kalar ne résoudrait pas le problème de la discrimination institutionnelle en Birmanie, mais ce serait une première étape importante. Si les gens ne veulent même pas renon-cer à leurs habitudes injurieuses, quel espoir avons-nous de deve-nir un pays où les minorités eth-niques et religieuses soient traitées avec respect et dans la dignité ?

—Wai Hnin Pwint ThonPublié le 19 juin

La société birmane nous rappelle sans cesse que nous ne sommes pas des Birmans “purs”.

↙ Dessin de Krauze paru dans The Guardian, Londres.

TÉMOIGNAGE

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Page 9: Courrier International - 23 07 2020

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10. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

amériquespermis de tenir quelques semaines. Il en a investi une partie dans l’achat d’un vélo et d’une petite remorque, et a entrepris de se mettre à son compte en vendant du café et des eaux aromatisées. “La concur-rence était rude, car il y avait déjà beaucoup de tinteros [marchands ambulants de café] sur la place, mais avec mon vélo je pouvais couvrir des quartiers où les autres ne pou-vaient pas aller, et j’arrivais à faire des jour-nées pas trop mauvaises.”

Ces dernières années, plus de 5 millions de Vénézuéliens ont fui la crise écono-mique et humanitaire de leur pays. C’est l’un des plus grands exodes des dix der-nières années – non seulement en Amérique latine, mais dans le monde entier. Depuis que Nicolás Maduro a pris le pouvoir après la disparition d’Hugo Chávez, son prédéces-seur aussi charismatique que controversé,

l’économie du pays, très dépen-dante du pétrole, n’a cessé de se détériorer. Selon un rapport du Programme alimentaire mondial de février 2020, un tiers de la population vénézué-

lienne est en situation d’insécurité alimen-taire et a besoin d’aide urgente : pas moins de 2,3 millions de personnes souffrent de “carences alimentaires extrêmes”.

L’hyperinflation qui sévit depuis plu-sieurs années passe pour la pire de l’histoire américaine : selon les données officielles de la Banque centrale du Venezuela, elle atteignait 9 585,5 % fin 2019. C’est l’envo-lée des prix des denrées alimentaires qui a poussé Ronaldo et des centaines de mil-liers de ses compatriotes à quitter le pays, où le salaire minimum légal ne suffit même plus à acheter deux paquets de riz et deux kilos de farine Pan, la fameuse farine de maïs utilisée pour préparer les incontour-nables arepas.Cinquante-neuf pour cent des foyers ne gagnent pas assez pour se nourrir,

et 33 % des actifs se disent prêts à se faire payer en produits d’alimentation. La pan-démie et le confinement n’ont fait qu’aggra-ver cette situation dans ce pays où plus de 60 % de la population vit au jour le jour de petits boulots au noir et d’expédients pour une poignée de dollars ou de bolivars (la devise locale, totalement dévaluée).

Le Venezuela est l’un des pays d’Amé-rique latine qui comptent le moins de cas déclarés de coronavirus, et il prétend être l’un des moins touchés du continent pour avoir imposé dès le début des mesures de prévention calquées sur la doctrine chinoise : contrôle maison par maison dans les quartiers et les villages, port du

—Revista 5W (extraits) Barcelone

Son casque de pompier profession-nel est resté accroché au mur, chez sa mère, pendant ses deux années

d’absence. Ronaldo était parti en Équateur, puis en Colombie. Il est désormais rentré. Il y a deux ans, il a démissionné de la brigade de pompiers de Caracas car, dit-il, “[son] salaire ne suffisait plus à joindre les deux bouts”. Le casque rouge de son uniforme de gala est donc resté accroché là, avec d’autres reliques de dix années de métier.

[Ronaldo] a compris qu’il ne pouvait pas continuer à sauver des vies et à assurer sa propre survie quand il a constaté qu’un paquet de lessive coûtait plus que ce qu’il gagnait en un mois à s’éreinter dans les flammes et la suie. “Je passais mes journées à patauger dans des fleuves d’eau sale, à com-battre des incendies et à affronter des situations extrêmes. Je rentrais avec un uniforme souillé, mais je n’avais même plus de quoi acheter une bonne lessive”, explique-t-il maintenant qu’il est de retour chez lui, à Valles del Tuy, un village à qua-rante minutes de Caracas qui fait office de décharge publique pour la capitale. Un kilo de lessive revenait à 6 dollars, alors qu’au taux de change officiel son salaire mensuel ne dépassait pas 3 dollars. Il a donc tout plaqué : sa brigade, ses camarades et sa for-mation de secouriste en milieu périlleux.

Du haut de son mètre soixante-dix, ce trentenaire au corps d’athlète a pris la décision courageuse de se mettre en quête d’“une vie meilleure” et, en novembre 2017, il est parti pour l’Équateur, sa première destination, où il a tenu près d’un an. “Ma famille me manquait tant que je suis revenu à Noël en 2018.” Au bout de huit mois passés à vivoter tant bien que mal, il a refait ses valises. En mai 2019, il a pris un autocar avec sa femme, Irene, et leur fille de 5 ans, Samantha. À Montería, capitale du dépar-tement de Córdoba, en Colombie, l’une de ses belles-sœurs les a accueillis et les a aidés pendant quelque temps. Ronaldo a trouvé du travail en l’espace d’une semaine mais, faute de papiers en règle, il en a été réduit à travailler au noir, comme la plu-part des Vénézuéliens exilés dans d’autre pays d’Amérique latine, souvent mal payés, maltraités et victimes de xénophobie.

Tous les employés de la station de lavage de voitures qui l’a embauché étaient véné-zuéliens. Le patron les payait à la journée en fonction du nombre de voitures lavées. Mais Ronaldo s’est rendu compte qu’il les estampait, au prétexte que les clients marchandaient sur le prix annoncé. Il ne touchait donc qu’une partie de ce qui lui était dû et, au bout de quatre mois, il a claqué la porte. Il a vendu une Chevrolet Malibu qu’il tenait de son père et gardait dans un garage à Caracas. Les 800 dol-lars [700 euros] qu’il en a tirés lui ont

Venezuela. Sur la route du retour Comme des centaines de milliers de Vénézuéliens, Ronaldo a émigré en Colombie dans l’espoir d’une vie meilleure. Ce magazine espagnol raconte comment, rattrapé par la pandémie et la crise économique, il a dû rebrousser chemin après deux ans d’exil.

Le petit groupe de Ronaldo a quitté Montería le 10 avril à 4 heures du matin. Ils ont mis douze jours à parcourir 800 km.

REPORTAGE

↙ Ronaldo se prend en photo sur la route entre la Colombie et

le Venezuela, au printemps. Photo Ronaldo

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Page 11: Courrier International - 23 07 2020

AMÉRIQUES.Courrier international 11

donc accroché la remorque au vélo le plus solide : Raquel ferait tout le voyage dans la carriole, avec les bagages, et les autres se relaieraient sur ce vélo, qui, bien entendu, était le plus lourd.

Google Maps indiquait 800 kilomètres entre Montería et Cúcuta, leur destina-tion, à la frontière entre la Colombie et le Venezuela. “En réalité, ça faisait beaucoup plus, car c’était de la montagne, des côtes bien raides et des virages sur toute la route,

raconte Raquel. C’était un vrai cauchemar. Ça nous a pris douze jours.”

Les ennuis n’ont pas tardé. Quarante minutes après leur départ, l’une des roues de la remorque s’est tordue. Leur carriole bricolée n’a pas tenu et ils ont dû s’arrê-ter pour la retaper tant bien que mal. Ils avaient déjà commencé à comprendre qu’elle ne supporterait pas longtemps le poids de la passagère et des bagages. Raquel s’est donc installée en amazone sur le cadre du vélo de son mari et a fi ni les douze jours de voyage dans cette position, les jambes à l’air, meurtries de crampes.

“À un moment donné, j’ai enfi n vu un pan-neau indiquant Cúcuta, qui était encore à 200 kilomètres et quelque, mais en levant la tête je n’ai vu qu’une immense montagne aux fl ancs abrupts, et là je me suis dit que nous n’y arriverions jamais, poursuit Raquel. J’étais déjà à bout de forces. Pour ne rien arranger, j’ai eu mes règles pendant le trajet et j’avais très mal au ventre. J’avais honte, car j’étais la seule femme et j’avais mauvaise conscience de réclamer des pauses le temps de faire un brin de toilette. Je n’ai pas pu me laver pen-dant tout ce temps et je me sentais très sale.”

Des indésirables. Le premier soir, ils se sont arrêtés dans un petit village et ont dormi devant une boulangerie, à même le carrelage. Ils ont dîné d’un riz à la noix de coco assorti d’une soupe au fromage et se sont aussitôt endormis, épuisés. Tout au long du trajet, ils ont dormi en bor-dure de route ou dans la rue, au hasard des lieux où la nuit les surprenait. Aux premières heures du jour, ils se relayaient pour garder les vélos, de peur de se les faire voler. Dès qu’ils arrivaient dans un village, ils essuyaient les commentaires désobligeants des habitants et voyaient bientôt débarquer la police qui leur deman-dait de partir. Tout le monde les regardait comme s’ils étaient eux-mêmes le virus. Ils n’avaient que 150 dollars [130 euros] à eux cinq pour tout le voyage. Jour après jour, ils se sont nourris de pain sous toutes ses formes et de mangues qu’ils cueillaient sur les arbres en bord de route. Un jour, une dame leur a off ert de la viande qu’ils ont pu faire cuire dans la marmite qu’ils avaient emportée.

“Nous buvions de l’eau bouillante, car il faisait tellement chaud sur l’asphalte qu’elle se réchauff ait très vite. Physiquement, c’était très dur”, témoigne Ronaldo. Les roues de la remorque et des vélos se sont voilées, ont crevé ou ont cassé quatre ou cinq fois. Ils ont dû improviser en chemin pour les réparer. Ils ont fi ni par se résoudre à se débarrasser de la malle et de tout un tas d’autres choses qu’il était absurde de conti-nuer à trimballer.

Le pire moment fut la nuit de la tem-pête, deux jours avant d’arriver à Cúcuta. “Nous étions dans une espèce de forêt et, dans le silence de la nuit, nous avons vu une mer de

masque obligatoire et tests diagnostiques pour tout le monde. Pour aider le Venezuela à enrayer l’épidémie, Pékin a mis en place un pont aérien, acheminant chaque semaine des cargaisons entières de matériel médi-cal (kits de protection pour les soignants, ventilateurs, tests…). Une équipe de forma-teurs médicaux chinois est même restée deux semaines dans le pays pour aider les médecins à lutter contre le virus.

Ni argent ni perspectives. Le 18 août 2019, Johemir, le neveu de Ronaldo, a débar-qué à son tour à Montería avec sa femme, Raquel. Ils ont tous les deux 20 ans. Ils sont coiff eurs et ont fui le Venezuela pour les mêmes raisons que tous leurs compatriotes.

“Je tiens tout de même à préciser que quand on décide de partir, ce n’est pas juste pour changer d’air, souligne Ronaldo. On ne va pas faire du tourisme. On part la mort dans l’âme, car on laisse derrière soi sa famille, son pays, sa maison. Et ce départ laisse un goût très amer. D’autant qu’en arrivant dans un nouveau pays, il faut s’adapter, suppor-ter la pression de tous ceux qui profi tent de ta situation pour te payer moins cher ou t’ex-ploiter. Et pourtant, il faut tenir bon pour le jour où ta mère te demande si tout va bien. Et il faut la rassurer, lui dire que oui, tout va bien, même si ce n’est pas vrai.”

Après que son neveu l’a rejoint, ils ont tous les deux été embauchés dans un fast-food qui marchait très bien. Le patron leur avait promis 30 000 pesos par jour (envi-ron 7 euros), quoi qu’ils vendent. La propo-sition était intéressante et leur convenait parfaitement. Tout se passait bien jusqu’à l’irruption du virus. “Nous venions d’en-tendre parler des premiers cas à Bogotá, mais comme nous étions loin, nous ne pre-nions pas encore l’épidémie très au sérieux. Puis un jour, je me suis dit que, si le virus se propageait en Colombie, il valait peut-être mieux commencer à s’en inquiéter.”

Dès les premiers cas confirmés à Montería, les autorités ont décrété le couvre-feu. Il était désormais interdit de sortir le soir. Or c’était surtout le soir que son restaurant faisait des aff aires. Les ventes ont dégringolé. Le patron a ouvert le midi, mais sa clientèle n’était pas habi-tuée à venir déjeuner, et quand le gou-vernement colombien a mis le pays en confi nement, la maison a défi nitivement mis la clé sous la porte.

Voyant que la situation n’était pas près de s’améliorer, Ronaldo avait renvoyé sa femme et sa fi lle à Caracas une semaine auparavant. Après avoir payé leurs bil-lets d’autocar, il n’avait littéralement plus un sou en poche. Il lui fallait maintenant recommencer à économiser. Il est resté en Colombie avec Johemir et Raquel.

Un soir, ils ont compris qu’ils ne pou-vaient pas continuer ainsi : sans travail, sans argent et sans aucune perspective. Mieux valait rentrer au Venezuela. Ils ont

fait appel à la mairie et aux autorités colom-biennes pour qu’elles les aident à rejoindre la frontière. Ne voyant rien venir, Ronaldo a décidé qu’ils feraient tous les trois la route à vélo, avec deux autres anciens collègues vénézuéliens. Le petit groupe a quitté Montería le 10 avril à 4 heures du matin. Raquel n’avait jamais fait de vélo et, malgré les leçons de son mari pendant les quelques jours précédant le départ, elle n’avait pas réussi à apprendre. Ils ont

←  Ronaldo, son neveu et sa compagne sont rentrés au

Venezuela à l’aide de deux vélos et d’une carriole. Photo Ronaldo

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AMÉRIQUES12. Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

SOURCE

REVISTA 5WBarcelone, Espagnerevista5w.comEn anglais, les 5W sont les questions de base auquel un article journalistique doit répondre : Who, What, When, Where et Why (Qui, quoi, quand, où et pourquoi). Le site Revista5W a été lancé en 2015 par un collectif de journalistes indépendants, tous actionnaires à parts égales.

lucioles s’allumer tout autour de nous”, raconte Ronaldo. Ils n’ont pas eu le temps de réagir que la tempête se déchaînait. Déployant un effort surhumain, ils se sont jetés au sol, sur leurs sacs. Les arbres volaient, les branches et les toits de fibrociment des maisons voisines leur passaient à quelques centimètres au-dessus de la tête. Il n’y avait plus une lumière. Totalement désorientés, ils tremblaient de peur.

Ronaldo, qui, bien qu’il ne se réclame d’aucune confession particulière, est très croyant, affirme que cet épisode a encore renforcé sa foi. Au plus fort de la tour-mente, il s’est agenouillé et a imploré le Ciel de toutes ses forces pour que ce déchaî-nement s’arrête. “Et croyez-moi si vous le voulez, mais trois minutes après, c’était fini !”

Frontière fermée. Cúcuta est une ville frontalière type : inhospitalière, une atmos-phère lourde de tensions, grouillante de délinquants et de groupes armés, à com-mencer par les forces de sécurité des deux pays. Les cinq voyageurs ont pris contact avec des “trocheros”, des passeurs, pour rentrer au Venezuela par des chemins de traverse car la frontière a été fermée à cause de la pandémie. Le trajet ne prend pas plus de quarante minutes mais, entre l’incertitude, le relief accidenté et la peur qui saisit au ventre ces gens qui rentrent dans leur propre pays comme des fugi-tifs, ces minutes paraissent une éternité.

Les Vénézuéliens qui transitent par le fleuve et les montagnes courbent l’échine sous le poids de leurs frustrations : ils portent une histoire d’échec, celle de leur migration, et une histoire d’humiliation aussi, celle du retour au pays. Un exode mal géré en pleine période de pandémie.

Selon les chiffres officiels, plus de

50 000 Vénézuéliens seraient retournés dans leur pays depuis le début de la crise du Covid-19, mais il est difficile d’évaluer la réalité de ces retours, car bon nombre de rapatriés franchissent la frontière illé-galement et ne se soumettent pas à la qua-rantaine obligatoire que le gouvernement a imposée pour endiguer la propagation du virus. Les autorités colombiennes affirment pour leur part que, pour la première fois depuis cinq ans, le nombre de Vénézuéliens émigrés en Colombie a diminué, bien que cette baisse ne représente que 0,9 % du total. En février, ils étaient 1 825 687 et, au 26 mai, seuls 66 492 étaient repartis. C’est la nouvelle pomme de discorde entre

Bogota et Caracas, farouches ennemis ata-viques. Le président Maduro a accusé son homologue colombien, Iván Duque, de comploter pour “renvoyer des Vénézuéliens infectés” chez eux dans le but de “contami-ner le Venezuela”.

En arrivant à Cúcuta, Ronaldo et ses compagnons n’avaient plus un sou vaillant. Pour payer leur passeur, ils lui ont laissé leurs vélos à San Antonio del Táchira, pre-mier village frontalier du côté vénézuélien, et ils ont eu l’impression qu’on leur arra-chait une part d’eux-mêmes.

Ils sont immédiatement tombés sur des militaires vénézuéliens qui les ont dirigés vers la gare routière de San Antonio, où ils regroupaient les migrants.

“Il y avait des milliers de gens à la gare. On se serait cru en prison, explique Ronaldo, à qui cette scène a rappelé des épisodes de Prison Break, l’une de ses séries préfé-rées. Ils étaient tous installés à même le sol avec leurs affaires, et faisaient même sécher leurs sous-vêtements sur des cordes à linge improvisées. C’était totalement chaotique.”

Ronaldo et ses compagnons ont passé la nuit à la gare routière, et le lendemain matin ils ont été orientés vers un “refuge” géré par le gouvernement, où ils devaient être placés en quarantaine. Ils ont eu de la chance. Ils se rappellent avec horreur comment, durant ces heures d’attente, les gens s’agglutinaient sans aucune dis-cipline lorsque les forces armées vénézué-liennes annonçaient que le repas était prêt ; comment les militaires ont pris sur le fait un groupe qui essayait voler des sacs : ils leur ont accroché une pancarte dans le dos, proclamant : “Je ne volerai plus dans la gare routière”, et les ont obligés à faire plusieurs fois le tour de la gare pour que tout le monde sache ce qu’ils avaient fait.

Ils ont passé quatre jours à l’isolement dans le refuge où, disent-ils, tout était beau-coup mieux organisé et ils ont été bien traités. “On nous donnait trois repas par jour, et les sanitaires et les chambres étaient propres.” Au matin du cinquième jour, ils ont refait un test de dépistage et, comme les résultats étaient à nouveau négatifs, ils ont été autorisés à embarquer dans un autobus pour Caracas. Au terme de plus de vingt-quatre heures de route, ils ont été remis en quarantaine dans un refuge de la capitale, puis ont été soumis à une autre période d’isolement de quatorze jours chez eux, également obligatoire et sous la surveillance de leurs voisins, qui leur interdisaient de dépasser la limite de leur “bulle” familiale.

Le maire de Valles del Tuy a proposé à Ronaldo de réintégrer la brigade munici-pale des pompiers, mais celui-ci a refusé, car le salaire reste insuffisant. Il envisage maintenant d’installer un four chez lui pour faire du pain avec sa sœur. Le pain qui leur a permis de survivre pendant leur odys-sée cycliste semble désormais leur offrir des perspectives d’avenir viables.

Son neveu Johemir et sa femme Raquel prévoient pour leur part d’investir l’argent qu’ils avaient envoyé de Montería pour ouvrir un salon de coiffure à domicile, proposant des prix attractifs.

“Même si le frigo est vide, on est toujours mieux chez soi. Quitte à avoir faim, je préfère être dans mon pays”, assure Ronaldo, avant d’ajouter : “Vous savez quand j’ai remarqué que le Venezuela allait vraiment mal ? C’est en traversant la frontière, quand j’ai vu les couleurs des maisons. Elles sont délavées. Le pays tout entier est délavé et personne n’a mis le moindre coup de peinture aux façades des maisons depuis des années. Il fut un temps où chaque Vénézuélien repeignait sa maison tous les ans à la fin de l’année. Maintenant on ne peut plus. C’est à cela que l’on mesure le déclin. En Colombie, toutes les maisons étaient peintes de couleurs vives, bien entre-tenues, toutes pimpantes, mais ici c’est fini.”

—Esther YáñezPublié le 4 juin

↓ À gauche, traversée de la rivière Magdalena, en Colombie. À droite, le panneau

indique la ville-frontière de Cúcuta et le Venezuela. Photo Ronaldo

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Page 14: Courrier International - 23 07 2020

AMÉRIQUES14. Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

—The New York Times (extraits)New York

C’est l’un des looks urbains dont on a le plus parlé ce printemps : gilets pare-balles, fusils d’assaut person-

nalisés, le tout associé aux motifs floraux décontractés d’une chemise hawaiienne.

Il n’est pas rare de voir des hommes blancs lourdement armés en tenue para-militaire en pleine rue, mais les chemises hawaiiennes constitue une nouveauté. On a commencé à en voir en février lors de manifestations pour défendre le droit au port d’armes en Virginie et au Kentucky, puis fin avril, lors de manifestations anti-confinement au Michigan et au Texas.

On peut considérer qu’il s’agit d’un uni-forme – version kitsch –, pour les membres de groupes extrémistes qui adhèrent au mouvement Boogaloo, lequel appelle à une deuxième guerre de Sécession. Cela peut paraître absurde, mais leur choix s’est porté sur la chemise hawaiienne à la suite d’une plaisanterie sur des forums Internet.

Cette plaisanterie est fondée sur des références alambiquées à Breakin’ 2 : Electric Boogaloo, un film de breakdance sorti en 1984, et à des termes phonéti-quement proches comme “big igloo” et “big luau” [fête hawaiienne]. Ces termes renvoient au prurit insurrectionnel du mouvement, qui associe rébellion liber-tarienne contre les autorités fédérales et projet de guerre raciale totale sous la houlette des nationalistes blancs.

Ces dernières semaines, le mouvement Boogaloo a vu sa notoriété croître, du fait de l’apparence surréaliste de ses membres et de son nom mystérieux, sans parler de la volonté affichée du mouvement d’inci-ter à des déchaînements de violence. Ce fatras de références symboliques peut sembler désarmant, mais à y regarder de plus près, on y retrouve l’extrême droite traditionnelle.

Détournement. Le 16 juin, un homme qui se réclamait du mouvement a été inculpé du meurtre d’un représentant de l’ordre lors d’une attaque devant un tri-bunal d’Oakland. (Le tireur portait une cocarde du drapeau américain ornée d’un motif floral et d’un igloo.) Une semaine auparavant, trois hommes appartenant à ce même mouvement ont été arrêtés à Las Vegas avec des fusils d’assaut et des engins explosifs, tandis qu’ils se ren-daient à une manifestation contre les violences policières suite à la mort de George Floyd.

On le voit, la chemise hawaiienne vit des heures étranges. Même s’il arrive que des créateurs comme Prada ou Louis Vuitton s’en emparent, ce vêtement est le plus souvent associé à la crise de la qua-rantaine (et parfois à l’énergie débridée de certains hipsters), et au colonialisme américain à Hawaii.

En somme, avec cette récupération de la chemise hawaiienne, c’est un peu comme si un observateur innocent se retrou-vait entraîné en première ligne dans une

bataille. Si un certain nombre de symboles vides de sens ont été repris par les groupes nationalistes blancs – Pepe the Frog [Pepe la grenouille, personnage de BD], l’émoji du pigeon violet –, c’est la première fois que des extrémistes récupèrent un vête-ment aux connotations si inoffensives.

Pour comprendre comment la chemise hawaiienne a pu ainsi être détournée, il faut s’intéresser à la manière dont les extré-mistes, historiquement, utilisent les vête-ments et les symboles. Scot Nakagawa, membre de ChangeLab, un groupe de réflexion sur la justice raciale, explique que le style “criard” est une tradition bien ancrée dans le nationalisme blanc insurrectionnel. Le Ku Klux Klan utili-sait déjà des costumes et pratiquait des rites étranges. “Il y a toujours eu un esprit de confrérie chez les nationalistes blancs, explique Nakagawa. Ces éléments [comme les chemises hawaiiennes] deviennent des signes d’appartenance qui enrichissent les mythes et les rituels de la confrérie.”

Parmi les exemples plus récents de vête-ments utilisés par les mouvements extré-mistes, citons les polos Ben Sherman ou Fred Perry ainsi que les Doc Martens portées par des groupes néofascistes en Grande-Bretagne dans les années 1980.

Porter ces vêtements permettait aux membres de ces groupes de se reconnaître entre eux et servait d’outil de recrutement.

Les Boogaloo se sont peut-être aussi emparés de la chemise hawaiienne pour des raisons autres. Il est possible qu’ils essaient ainsi de faire croire que leur mou-vement n’est pas vraiment animé de mau-vaises intentions, qu’ils sont une bande de sympathiques rigolos, malgré leurs armes de guerre.

Une analyse que partage Patrick Blanchfield de l’Institut pour la recherche sociale de Brooklyn. Pour lui, la récupé-ration de la chemise hawaiienne par les groupes d’extrême droite n’est qu’une nouvelle tentative de créer un sentiment “d’absurdité assumée”. “C’est le but recherché, explique Blanchfield. Ces groupes cherchent à profiter de la confusion qu’ils créent. Si vous voyez un homme en tenue de combat portant une arme et une chemise hawaiienne, l’élé-ment à retenir, c’est l’arme.”

Concrètement, l’utilisation d’un sym-bole comme la chemise hawaiienne sert à détourner l’attention, à masquer l’évi-dence – en l’occurrence des hommes en armes cherchant à affirmer leur domina-tion dans des espaces publics – et à dépla-cer le débat vers des discussions d’experts à propos des symboles et des codes.

Comme d’autres spécialistes, Blanchfield souligne que cette espèce d’humour potache est une constante des groupes fanatiques formés autour de forums comme 4chan, Reddit, et plus récemment – comme dans le cas des Boogaloo – sur Facebook.

Riposte. Joshua Citarella, spécialiste des mouvements extrémistes sur Internet, s’in-téresse au courant boogaloo depuis ses pre-mières apparitions sur les réseaux sociaux sous forme de mèmes. Fin 2018, Citarella a commencé à remarquer des images d’in-ternautes montrant leurs “tenues” posées à plat par terre. Il s’agissait la plupart du temps d’un mélange de tenues militaires, de fusils d’assaut et de streetwear, avec tou-jours en point commun les motifs floraux de la chemise hawaiienne. Bien qu’inquié-tant, le phénomène était encore consi-déré comme inconséquent. Fin 2018, note Citarella, cette imagerie semble avoir été “à 100 %” récupérée par des groupes natio-nalistes ne cherchant pas seulement la confrontation avec le gouvernement, mais une guerre ouverte contre les non-Blancs. Lors des rassemblements anticonfinement du printemps, de nombreux manifestants arboraient une chemise hawaiienne et défi-laient avec des armes et des symboles néo-nazis, comme des cagoules à tête de mort.

Pour Cynthia Miller-Idriss, spécialiste de l’extrême droite à l’American University, “la chemise hawaiienne va envahir d’autres espaces moins violents. Il en ira de même avec le symbole de l’igloo, explique-t-elle. Leur signification va devenir encore plus confuse. La culture jeune va s’en emparer et les trolls vont s’en donner à cœur joie.”

Il existe un précédent dans la lutte contre l’appropriation par l’extrême droite d’un style de vêtements. Populaire auprès des néonazis, Lonsdale, une marque britan-nique d’équipements de boxe, a décidé au début des années 2000 de lancer une cam-pagne antiraciste. La marque a financé des programmes éducatifs et cessé d’être diffu-sée dans des magasins associés à l’extrême droite. Les militants antiracistes ont à leur tour adopté cette marque pour la détacher du mouvement néonazi.

Alors, comment reconquérir la chemise hawaiienne ? Nakagawa opte pour la même approche que Lonsdale. “Un moyen de se réap-proprier la chemise hawaiienne consiste à la porter en masse contre ces militants extrémistes pour lui ôter toute signification, explique-t-il. Il faut les déborder.”

—Nathan Taylor PembertonPublié le 29 juin

Peut-être les Boogaloo essaient-ils de faire croire qu’ils sont une bande de sympathiques rigolos.

ÉTATS-UNIS

La chemise de la haineDésormais arborée par les militants d’extrême droite, notamment par les adeptes du mouvement Boogaloo, la chemise hawaïenne a perdu de son innocence.

↖ Matt Marshall, membre de la milice d’extrême-droite des “Three percenters”, lors d’une manifestation anticonfinement à Olympia, dans l’État de Washington, le 19 avril. Photo Karen Ducey/Getty Images

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Page 16: Courrier International - 23 07 2020

16. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

europe

On a du mal à croire que ce roi du haschich, à la fortune évaluée à 30 millions d’euros, ne se référait pas à deux de ces semi-rigides, des bateaux pneumatiques aux puissants moteurs hors-bord, qui arrosent l’Europe de tonnes de drogue en un flux constant que même la crise du coronavirus n’a pas réussi à arrêter.

Isco Tejón, son frère Antonio et quelques autres n’ont pas échappé à l’étau policier sur le détroit de

—El País Madrid

P répare-m’en deux bonnes comme je les aime.” Isco Tejón, dit “El Castaña”

(“la Châtaigne”), prétend que, quand il a fait cette demande au Marocain qui l’écoutait à l’autre bout du fil – sur un téléphone sur écoute –, il ne parlait que de femmes. “Il se trouve qu’il a un business d’échange de couples”, justifie une de ses connaissances.

Zabal, les “Châtaignes” ont installé leur siège central. Les luxueuses villas à la décoration kitsch qui leur servaient aussi bien à diriger une opération de contrebande qu’à donner une de ces fêtes auxquelles venaient les “deux bonnasses” à leur goût ont connu des jours meilleurs.

Un coin tranquille. La zone est encerclée par les forces de l’ordre. Les journalistes n’y sont plus accueillis à coups de pierres, et les courses-poursuites à tra-vers les rues d’El Zabal qui se ter-minaient mal pour les agents ne sont plus d’actualité. Quelqu’un d’étranger peut s’aventurer dans ces rues qui, il y a encore un an, étaient occupées par des guet-teurs, prêts à informer leurs chefs de la présence d’un visiteur indé-sirable, quand ils ne le chassaient pas à coups de poing. Cette tran-quillité imposée dissimule une réalité que la crise du corona-virus a rendue de nouveau évi-dente : le Campo de Gibraltar

reste la plaque tour-nante d’un trafic floris-sant du cannabis, qui – rien qu’en Espagne – est à l’origine d’envi-ron 1,3 milliard d’euros d’argent sale, selon des

estimations de Mario Armando Fernández Steinko, auteur du livre L’Économie illicite en Espagne. Ce montant ne prend pas en compte la drogue que des narcos comme les Castañas acheminent vers des États euro-péens comme les Pays-Bas, le Royaume-Uni ou l’Italie – soit approximativement la moitié de ce qui entre par le Détroit.

Même si les traf iquants assurent qu’ils ont “les jetons”, selon une source proche du milieu, ces coups de filet ne les ont pas empêchés de se réor-ganiser. Les cargaisons, qui autrefois étaient concentrées à quelques kilomètres des côtes du détroit de Gibraltar, se sont aujourd’hui dispersées tout au long de la géographie andalouse : depuis la proche Huelva jusqu’à Almería, en passant par un fleuve Guadalquivir qui commence à retrouver son importance dans les routes du haschich – après avoir été abandonné pendant quelques années. “C’est le principe des vases communicants. Ce qui est chassé d’un côté remonte de l’autre”, assure Francisco Mena, président

Espagne. Les rois du haschisch en AndalousieLa région est la principale porte d’entrée de cette drogue en Europe. Qui sont les trafiquants ? Comment blanchissent-ils l’argent – dont une partie fait vivre l’économie locale ? Enquête sur un trafic lucratif que la pandémie n’a pas enrayé.

“Si nous avons confisqué des cargaisons, c’est parce qu’ils en ont fait entrer beaucoup.”

Un enquêteur

Gibraltar. Mais ce n’est pas la première fois, loin de là, que le narcotrafic andalou connaît des difficultés et doit s’y adapter. La pandémie qui a frappé l’Espagne n’a d’ailleurs pas fait exception. Une cargaison de drogue saisie à côté du luxueux ensemble immo-bilier de Sotogrande, dans la localité de San Roque (province de Cadix). La remorque d’un semi-rigide abandonnée dans le sable d’une plage d’Almería. Un

habitant de Ceuta, enclave espa-gnole au Maroc [voir carte], ayant des antécédents dans le trafic de drogue, intercepté à Xérès lors d’un contrôle routier avec 278 000 euros en billets de 10, 20 et 50 euros, fourrés dans trois sacs en plastique. Toutes ces opé-rations de police se sont faites sur fond d’état d’urgence sanitaire. “Nous pensions que le trafic allait diminuer, mais non”, souligne un enquêteur. Pendant les deux seules premières semaines du confinement, décrété le 14 mars, Ocon Sur, l’organisme de coor-dination du narcotrafic créé par la Guardia Civil – l’équiva-lent de la gendarmerie – pour lutter contre le trafic de stu-péfiants, a arrêté 58 personnes et saisi 5,5 tonnes de haschich, des chiffres très semblables à ceux antérieurs à la pandémie.Or il se trouve que de nom-breux agents en uniforme qui surveillaient les côtes ont été “déchargés” pour effectuer des contrôles dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. “Si nous avons confis-qué ces cargaisons, c’est parce qu’ils en ont fait e nt re r beaucoup”, reconnaît le même enquêteur. La crise du coronavirus a été un ballon d’oxygène pour un trafic qui, après avoir connu des heures de gloire, était constamment harcelé par les forces de police. En revanche, le renforcement des effectifs a mis fin à l’impu-nité que connaissaient les trafi-quants dans des localités et des quartiers où, apparemment, ils exerçaient leurs activités sans grands obstacles.

Isco et Antonio Tejón sont restés attachés à leur quar-tier. Aujourd’hui ils sont en prison, mais ils n’avaient jamais quitté leur ville, La Línea de la Concepción, qui touche Gibraltar, même quand ils étaient assez riches pour s’offrir n’importe quel caprice. Dans ce labyrinthe de voies non asphaltées, aux hauts murs surmontés de caméras de sécurité, qu’est le quartier d’El

ENQUÊTE

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Page 17: Courrier International - 23 07 2020

EUROPE.Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020 17

de la Fédération des associations antidrogue Nexos. Quand, le 6 février 2018, un trafi quant de drogue a été libéré par une ving-taine de complices d’un hôpital de La Línea, où il était sous sur-veillance policière, Francisco Mena a évalué que, dans cette zone, plusieurs mafi as familiales, ou collas, étaient en activité, avec chacune une centaine de colla-borateurs directs. Au total, à La Línea, ville de 63 000 habitants, 3 000 personnes travaillaient pour le narcotrafi c.

Les énergiques Castañas à La Línea ; Antón et son tigre mascotte à Barbate ; l’ascé-tique “El Tomate” à Sanlúcar de Barrameda ; le puissant Abdellah

El Haj, dit “Messi” – comme le footballeur – à Algésiras ; le clan de Ginés à Coria del Río, dans la région de Séville  : si tous ces hommes “sont devenus mythiques”, comme l’assure une source proche des premiers, c’est parce qu’ils ont été capables d’im-poser leur propre culture dans des quartiers périphériques où l’État paraît absent, avec des taux de chômage dépassant 25 % et des revenus au bas des classements espagnols. Pour une partie de ces populations, privées d’em-ploi, il n’est que trop tentant de gagner entre 600 et 1 000 euros pour être “guetteur” ; entre 400 et 1 200 euros pour approvision-ner les “narcozodiacs” en carbu-rant et en vivres ; entre 2 000 et 3 000 euros pour participer au déchargement d’une cargaison sur la plage.

Les travailleurs non qualifi és du narcotrafi c se livrent à ces acti-vités “pour subsister, pour amé-liorer les cadeaux de Noël ou pour la communion du petit”, assure un garde civil spécialisé dans le blanchiment pour Ocon Sur. Dans son unité, on considère ces tra-vailleurs comme appartenant à l’échelon inférieur, tandis qu’un deuxième niveau est composé de clans familiaux de la drogue ou d’employés qualifi és de ces der-niers, qui peuvent arriver à gagner plus de 60 000 euros en pilotant un “narcozodiac”, 35 000 euros en

contrôlant le GPS lors du voyage. Et plus de 30 000 euros en condui-sant à tombeau ouvert un 4 × 4 volé pour ensuite entreposer les paquets de haschich, qui pèsent entre 30 et 40 kilos chacun, dans une “garderie”, lieu où l’on cache la drogue.

Chaque fois, une vingtaine de personnes sont mobilisées. “Ce sont eux, ceux qui gagnent beau-coup d’argent, qui doivent en faire quelque chose, s’acheter une maison, une voiture, des bijoux. C’est là qu’intervient le blanchiment”, pré-cise un autre agent d’Ocon Sur. “Un train de vie luxueux est le premier indice”, souligne l’un des chefs de la brigade de lutte contre le blanchiment de capi-taux, qui relève de la police natio-nale. Des excentricités qui, au troisième et plus haut échelon du classement de la Guardia Civil, deviennent très courantes. À cet échelon, on trouve les narcos en col blancs qui se fournissent en grosses quantités auprès du producteur au Maroc et ache-minent la drogue vers sa desti-nation fi nale, généralement un troisième pays européen.

Passer Gribraltar. Tout ce réseau de transport part en eff et d’un champ de marijuana situé au nord du Maroc, dont les “narcos” ignorent l’empla-cement exact. De là, le produit fi ni est acheminé vers les côtes espagnoles, une manœuvre qui demande toujours plus d’ingé-niosité. Grâce au puissant canot pneumatique à quatre moteurs, on peut introduire jusqu’à trois tonnes de drogue en un seul voyage. Le passage du détroit de Gibraltar est la phase la plus

critique pour les contrebandiers qui veulent inonder l’Europe de haschich. À Cadix – une province“où l’économie souterraine est très importante”, au dire de la procu-reure Ana Villagómez –, et aussi autour de Gibraltar, le trafi c de drogue pèse environ 230 mil-lions d’euros, selon les estima-tions de Fernández Steinko, qui a pour spécialité d’appliquer des critères scientifi ques à une acti-vité aussi opaque que celle de la drogue. Ce chiff re est plus bas que celui évalué par Francisco Mena : 350 millions annuels. Qui créent directement de la richesse

locale. “Que cela nous plaise ou non, cela entre dans l’économie. C’est ça, le côté pervers”, note-t-il.

Beaucoup de rumeurs circulent dans les rues de La Línea sur les mafi as du haschich qui sévissent autour du détroit. On dit que cer-tains mafi eux, inquiets de possé-der tant de billets, enterrent leur argent à la campagne. Qu’un autre a fi ni par tomber à cause de ses innombrables aventures amou-reuses. Ou que tel mouvement de drogue ne serait pas viable sans la complicité plus ou moins directe de ceux qui sont prêts à se laisser corrompre. Autant de rumeurs confi rmées par les enquêtes poli-cières, qui, depuis plusieurs mois, s’eff orcent de démêler l’écheveau du blanchiment de capitaux, sans lequel le trafi c de haschich ne pour-rait pas exister.

↙ Dessin de Falco,Cuba.

En juillet 2019, le capitaine de la Guardia Civil d’Algésiras, Joaquín Franco, accusé d’être mêlé au narcotrafi c, a fi ni par être arrêté. En septembre, ça a été le tour de Cayetana Marmolejo, secrétaire de mairie du village de Jimena (région de Cadix), qui aurait contribué à blanchir le trafi c de drogue auquel partici-pait son compagnon. En octobre dernier, Vigilancia Aduanera – le service des douanes – a trouvé 650 000 euros provenant du narcotrafi c camoufl és dans la tuyauterie d’un restaurant. C’est ce même mois que l’incompré-hensible mise en liberté d’Isco Tejón a été annulée. Le recours du bureau du procureur a permis de connaître les détails de l’opé-ration Ronal, qui a abouti à l’ar-restation des deux frères.

Le maillage de sociétés d’Isco Tejón est formé de dix entre-prises : des cafétérias et des bars, un centre de beauté, un local de prostitution, un club échangiste et même une société de recy-clage d’ordures. Les 25 tomes du dossier de l’instruction – de 350 pages chacun – révèlent un enchevêtrement de propriétés, de voitures de luxe… et de curio-sités, comme le fait qu’Antonio ait eu la “chance” de gagner à la loterie neuf fois en un an et demi. “Ce type d’organisations s’appuient sur des méthodes éprouvées : des membres de la famille qui agissent comme prête-noms, du patrimoine immobilier, des sociétés-écrans”,explique l’un des chefs de la bri-gade de lutte contre le blanchi-ment de la police nationale.

“Pour blanchir de l’argent, presque tous les moyens sont bons, il faut juste être habile”, ajoute

Malgré les coups de fi let, les trafi quants se sont réorganisés ; les cargaisons se sont dispersées.

“Cela entre dans l’économie. C’est ça, le côté pervers.”

Francisco Mena, PRÉSIDENT DE NEXOS, LA FÉDÉRATION DES

ASSOCIATIONS ANTIDROGUE

SOURCE

EL PAÍSMadrid, EspagneQuotidien, 113 000 ex.elpais.comFondé en 1976, six mois après la mort de Franco, “Le Pays” est le journal le plus lu en Espagne. Il appartient au groupe éditorial espagnol Prisa.Fin 2013, elpais.com a lancé deux nouvelles éditions pour ses lecteurs d’Amérique latine, dotées de leurs propres rédactions. La première a été développée en portugais pour son lectorat brésilien (voir El País Brasil) et dispose d’un site à part entière. La seconde, El País América, off re un contenu diff érencié pour ses lecteurs du continent américain.

Javier Bello, chef de Vigilancia Aduanera en Andalousie. Juan, prénom fi ctif d’un agent de La Línea qui connaît bien le fonc-tionnement du narcotrafi c, peut citer de nombreux exemples : de la salle de musculation que diri-geait Kiko “El Fuerte” jusqu’au bar que le “Messi du haschich” tenait à Algésiras, en passant par la boutique de prêt-à-por-ter de style narco liée à un chef mafi eux de La Línea. Bon nombre de ces entreprises ont été mises sous scellés après avoir fait l’ob-jet d’une perquisition. “Quand on leur coupe le robinet, elles fi nissent par disparaître, elles ne s’en relèvent pas”, explique-t-il.

Aujourd’hui, rares sont les narcos qui osent vivre dans un luxe ostentatoire. À La Línea, on ne voit presque plus de ces voi-tures haut de gamme conduites par des jeunes. Or il y a plus de treize ans qu’un tiers de la popu-lation active est au chômage. Un décalage cruel que le maire de La Línea, Juan Franco, résume en ces termes : “Je ne veux pas de narcoéconomie dans ma ville, mais il y a une partie de cet argent, un pourcentage minoritaire, qui est dépensé dans certains secteurs. Ce sont des entreprises qui vendent moins aujourd’hui. Une partie de l’argent sale fi nit dans l’économie légale. Tout ce que je demande, c’est qu’on me donne des moyens pour régler ce problème.”

—Jesús A. CañasPublié le 7 juin

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EUROPE

adultère. Tout comme les femmes tatares et bachkires laïques, les musulmanes pratiquantes ne veulent pas être première, deu-xième ou énième épouse, elles désirent être l’unique.

Pour preuve, une affaire reten-tissante survenue en 2009 à Kazan [la capitale du Tatarstan] : le site de rencontres islamique nikahRT.ru, censé faciliter l’éclosion de familles musulmanes, comptait de plus en plus de profils d’hommes mariés. Ce constat a révolté les musul-manes tatares, qui y ont vu une légitimation de la polygamie. La présidente de l’Union des femmes musulmanes du Tatarstan, Naïlia Ziganchina, avait répondu avec colère : “Nos traditions excluent la polygamie. Notre mentalité n’est pas prête à l’accepter. Et nous n’en avons pas besoin.” Les administrateurs ont été contraints de se justifier, le site a fini par cesser son activité.

Dans les années 2010, les cas de polygamie se sont multipliés, rela-tés régulièrement par les médias de Kazan, auprès desquels les familles polygames partageaient ouverte-ment leur expérience. À mesure que cette pratique se propageait à

—Nezavissimaïa Gazeta (extraits) Moscou

Traditionnellement, la poly-gamie est peu répandue parmi les Tatars et les

Bachkirs. Les descriptions des relations conjugales chez les Tatars laissées par les ethnographes d’avant la révolution évoquent en effet des cas de polygamie parmi les musulmans implantés sur les rives de la Volga, mais le phéno-mène n’était pas répandu dans la population. Durant la période soviétique, cette pratique n’a donné lieu à aucun cas connu. Non tant parce que cela était inter-dit par l’État mais plutôt parce que la polygamie en elle-même était perçue comme une pratique contre-nature.

La renaissance de l’islam chez les Tatars dans la période post-soviétique a progressivement changé la perception du mariage des hommes avec deux femmes et plus. [Dans la religion musul-mane], il est autorisé d’avoir jusqu’à quatre épouses, à condition que l’époux leur assure le même niveau de confort matériel. Cette forme de relations conjugales et fami-liales ne s’est pas développée mas-sivement parmi les Tatars, même croyants, durant les deux pre-mières décennies post soviétiques. “Ce n’est pas très répandu chez nous. Pourquoi ? Parce que nous avons des conditions de vie compliquées. En Arabie Saoudite, si tu prends deux épouses, tu leur installes deux tentes, leur offres une robe à chacune, de quoi manger, et le tour est joué. Tandis qu’ici, il faut construire une maison chauffée pour chacune et leur ache-ter un manteau de fourrure”, avance le grand cadi (juge spirituel) du Tatarstan Djalil Fazlyev.

Dans l’esprit des femmes tatares, l’apparition d’une deuxième épouse est interprétée comme la légitimation religieuse d’un

RUSSIE

Le Tatarstan divisé sur la polygamie Chez les peuples musulmans de la Volga, traditionnellement monogames, la tendance qu’ont une minorité d’hommes à vouloir s’engager dans un deuxième mariage trouble la société .

travers le Tatarstan, les deuxièmes épouses se trouvaient bien souvent dupées par leur mari après le nikah (cérémonie de mariage religieux célébrée par l’imam), en décou-vrant l’existence d’une première épouse dont l’homme n’avait pas mentionné l’existence. Première épouse qui ignorait elle aussi que son mari venait de conclure un deuxième mariage.

Les autorités musulmanes du Tatarstan ont tenté de remédier à ce problème en 2014 en mettant en place un recensement strict auprès des muftis de tous les mariages musulmans contractés dans la région. Pour cela, chaque mosquée était censée tenir un registre et y reporter tous les mariages célébrés. Il était même ouvertement précisé que cette mesure visait à protéger les femmes contre un fiancé qui aurait omis de dire qu’il est déjà marié. L’enregistrement des unions devait donc se faire sur papier, et une base de données numériques devait voir le jour pour recenser tous les mariages religieux.

Aucune valeur juridique. Mais cette mesure vertueuse n’a pas fonctionné. L’exemple le plus criant a été donné par Ilnar Zinnatoulline, l’imam de la mosquée Tougan Avylym, contraint plus d’une fois de célébrer des nikah d’hommes déjà mariés, faits dont il a lui-même alerté les médias. Dans tous les cas de polygamie, l’homme vit entre deux foyers : les épouses ne vivent pas ensemble mais dans des appartements séparés. La pre-mière épouse, si elle ne demande pas le divorce après avoir décou-vert le deuxième mariage de son époux, n’a d’autre choix que

d’accepter cette situation. Généralement, la décision de ne pas divorcer est dictée par la réticence à détruire sa famille et l’impossibilité maté-

rielle à élever seule les enfants. Ce qui contraint la femme à subir. Idéalement, confor-mément à la charia, l’homme est censé avertir sa première

épouse de son intention de contracter un deuxième mariage,

voire demander son accord ; mais, ne pouvant compter sur leur assen-timent, ces hommes se remarient sans les tenir informées.

Même sans l’accord de la pre-mière épouse, le nikah est jugé valide du point de vue du droit islamique. Les deuxièmes épouses sont souvent soit des jeunes filles, soit des mères seules de plus de 40 ans qui acceptent ce statut pour sortir de la solitude ou pour des raisons matérielles.

[Lors d’une] rencontre organisée en mars de cette année à la mos-quée Al-Marjani de Kazan par son imam Mansour Zalialetdinov, les jeunes Tatars étaient conviés pour échanger autour du mariage reli-gieux. L’imam a donné l’exemple suivant : “Ces derniers temps, je reçois beaucoup de jeunes gens et d’hommes plus âgés qui sont à la recherche d’une deuxième épouse. Ceux qui songent à un troisième mariage sont plus rares. De l’autre côté, beaucoup de jeunes femmes sont prêtes à être des deuxièmes épouses. Il y a aussi des femmes qui ont perdu leur mari et sont restées seules avec les enfants sur les bras. Elles n’ont pas d’autre choix, les enfants ont besoin d’un père. Que peuvent-elles faire d’autre ?”

Du point de vue des autorités fédérales, le mariage religieux n’a aucune valeur juridique, qui plus est lorsqu’un homme prend une deuxième épouse. Mais cela ne suffit pas à arrêter certains musulmans, pas plus que le regard

négatif que porte la société tatare sur la polygamie. Même les plus hauts rangs des autorités laïques et religieuses du Tatarstan sont contraints de s’exprimer publi-quement sur la polygamie. Le président du Tatarstan, Roustam Minnikhanov, s’est positionné contre la polygamie, tandis que le mufti du Tatarstan, Kamil Samigoulline, a, mollement, décon-seillé cette forme de relations fami-liales aux fidèles.

Dans cette histoire, ce n’est pas tant le fait que les deux n’aient pas soutenu la polygamie qui est intéressant, mais le fait même que la question se pose. Cela nous montre que certains musulmans exercent des pressions sur l’opi-nion afin que la polygamie soit légitimée par les élites laïques et religieuses du Tatarstan. Ils voudraient que cette pratique devienne une forme normale de relations conjugales aux yeux de la société, au même titre que la monogamie. Certes, aujourd’hui, la société tatare dans une large majorité rejette la polygamie et la dénonce. Mais les choses pour-raient changer. D’après nos esti-mations, le nombre de familles polygames parmi les musul-mans pratiquants du Tatarstan ne dépasse pas les 1 %. Un chiffre très marginal à première vue, mais qui est amené à augmenter avec l’islamisation de la région.

—Raïs SouleïmanovPublié le 8 juin

↙ Dessin de Kazanevsky, Ukraine.

QUI SONT LES TATARS ?●●● Les Tatars forment le deuxième groupe ethnique au sein de la Fédération de Russie, après les Russes. Ils sont environ 6 millions, répartis entre le Tatarstan, où les Tatars de la Volga représentent un peu plus de la moitié de la population, le Bachkortostan, république voisine, où vivent également les Bachkirs, et le reste de la Russie. Les Tatars de la Volga et les Bachkirs sont des peuples turcs autochtones, majoritairement musulmans sunnites.

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EUROPE20. Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

autres et tous également illu-minés de quelque joyau d’art, d’un tissu urbain serré, de leur paysage environnant. Si je me trouvais en Toscane ou en Lombardie-Vénétie, le résul-tat serait le même. Les lieux porteraient d’autres noms, mais leurs charmes ne seraient pas différents.

En Italie, la richesse de l’his-toire et des trésors artistiques et gastronomiques est telle que rares sont les localités qui ne méritent pas un voyage. C’est cela, l’Italie. À quoi bon s’obstiner à revendiquer les grandes destinations comme Venise ou Florence – et Rome, bien entendu – alors qu’il suffit de poser le doigt n’importe où sur la carte et de se laisser guider par le hasard pour être assuré de décou-vrir quelque chose que l’on ne trou-vera nulle part ailleurs.

Ces innombrables possibili-tés reposent sur un paradoxe. La richesse démesurée de l’Italie est le résultat heureux de circons-tances qui ont longtemps été mal-heureuses. Après l’effondrement de l’Empire romain, la péninsule n’a retrouvé son unité que dans

—Robinson Rome

Je vous écris d’Acqualo-reto, minuscule village de moins de cinquante

habitants lové sur une colline culminant à 430 mètres dans la province de Terni, en Ombrie. La plaque de la rue qui le tra-verse est là depuis un siècle : Via dell’Impero – “rue de l’Empire”. Ce n’est pas de la nostalgie, mais le fait est que depuis ces temps reculés l’Ombrie n’a pratique-ment pas changé et est restée repliée sur elle-même. Car cette petite région (de 8 500 km2 à peine) enclavée au cœur de la péninsule et traversée d’un fleuve aussi modeste que fameux, le Tibre, est la seule à n’avoir aucune frontière terrestre ni maritime avec l’étranger.

D’Acqualoreto, on rayonne en une heure de voiture vers Pérouse, Orvieto, Assise, Gubbio, Cascia, Trevi, Montefalco, Montecastello di Vibio, Norcia, Todi… Des villes, bourgades et villages presque toujours nichés en hauteur ou sur un éperon rocheux, différents les uns des

ITALIE

Orvieto, Pérouse, Trieste… toutes ces merveilles à redécouvrirAlors que la pandémie contraint bon nombre d’Italiens à renoncer aux congés à l’étranger, l’écrivain Corrado Augias rassure ses compatriotes. Les innombrables richesses de la péninsule sont une chance dont il faut profiter.

la seconde moitié du xixe siècle. Pendant des siècles, l’Italie avait disparu, morcelée en fragments souvent en lutte les uns contre les autres, aucun n’ayant suffi-samment d’envergure politique, économique ou militaire pour s’imposer à l’échelle continentale.

Des grands-duchés, des duchés, des seigneuries, des fiefs et une myriade de territoires de dimensions dérisoires, dirigés par des individus qui ne cher-chaient que le meilleur pour leur minuscule possession. Chacun faisait appel aux plus prestigieux peintres, sculpteurs, architectes, ébénistes pour exalter sa gloire, ou sa vanité, à travers le palais, la place, le pont, le dôme, la for-teresse, le portail, la colonne qui témoignerait de la grandeur de sa maison et inscrirait son nom dans la mémoire.

Mille mondes. Nous sommes les héritiers (souvent indignes) de ces divisions et des splen-deurs qu’elles ont produites, nous sommes une république une et indivisible, mais nous devons le meilleur de notre image au fait

même d’avoir été ainsi divisés pendant si longtemps. Si l’on retire Paris à la France et Londres à l’Angleterre, il ne reste pas grand-chose, mais si l’on retire Rome à l’Italie, il reste un monde. L’été 2020 offre à chacun d’entre nous l’occasion de découvrir ce monde, si l’évolution de la pan-démie le permet.

J’ai beaucoup voyagé pour mon métier, jusque dans les recoins les plus écartés du monde, et partout j’ai rencontré des voya-geurs italiens, parfois en couple, parfois en groupe. Il est pro-bable que cette année ils seront moins nombreux à aller bourlin-guer vers les plages de coraux, les marchés asiatiques bondés

(mieux vaut éviter les foules en ces temps d’après-Covid), les souks exotiques regorgeant de bric-à-brac ou les déserts pittoresques. L’Italie recevra également moins de touristes étrangers, mais davantage d’Ita-liens pour compenser les quelque 45 millions de voyages à l’étran-ger, frénésie insensée à laquelle, pour une fois, beaucoup devront renoncer. Nous aurons ainsi enfin l’occasion d’éprouver la maxime de Marcel Proust : “Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nou-veaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux.”

Le périple pourrait commen-cer par les Alpes et s’achever dans des villes où la longue présence arabe a laissé sa marque. Turin se visite avec autant de bonheur que Paris, et l’on trouvera à Palerme et dans sa ville-satellite Monreale un fragment de la civilisation arabo- byzantine. Puis remon-ter la péninsule du Salento, aussi fameuse pour son baroque que pour sa mer de cristal ; visiter la Naples souterraine, et Pompéi, seule ville au monde à avoir eu deux vies ; se laisser bercer par les campagnes vallonnées des Crêtes siennoises, les collines et les villes d’art des Marches.

Il y a quelques années, j’ai essayé de refaire l’itinéraire du poète Giacomo Leopardi, parti

de sa bonne ville de Recanati [dans les Marches] pour rejoindre Rome. Il avait fait la route en diligence, je l’ai faite en voiture. Je voulais voir certains lieux comme lui avait pu les voir [au xixe siècle]. Sur de longues éten-dues, le paysage est demeuré le même : des collines douces, des routes bordées de bois, les ves-tiges d’un ermitage accroché à flanc de coteau.

Dans les campagnes et les châ-teaux, dans les replis du temps et à l’ombre de certains chemins oubliés, on retrouve encore des traces de cette Italie dont nous venons, telle qu’elle existait avant que nous n’en arrivions à notre présent confus. En son centre, la péninsule est coupée en deux par l’Apennin tosco-romagnol, qui, par endroits, révèle des carac-tères alpins. Venise mérite certes sa gloire, mais on connaît moins bien Trieste, et c’est une erreur, car à peine pénètre -t-on dans la ville qu’on ressent ces vibrations intimes et mystérieuses qu’évo-quait dans le premier avant-guerre le poète Umberto Saba [dans Trieste est une femme, 1912].

Balades infinies. Les lacs lom-bards, la mer Ligure, les fertiles moutonnements et les vignobles des Langhe, les infinies balades dans l’arc alpin tel qu’on l’étudiait à l’école, se déployant des Alpes maritimes aux Alpes juliennes, ponctué par les vallées du Trentin et les somptueuses Dolomites.

Off iciellement, on déf i-nit le fait de voyager en Italie comme du “tourisme de proxi-mité”, un tourisme qui, cette année, devrait connaître une flambée. Espérons-le, car l’éco-nomie en a besoin. Mais nous avons une autre raison de sou-haiter que cette prévision se confirme – non pour l’écono-mie, mais pour nous-mêmes. La péninsule italienne est une longue bande de terre étroite, configuration géographique qui a toujours constitué un obs-tacle matériel et psychologique à une meilleure connaissance de leur pays, et somme toute d’eux-mêmes, par les Italiens.Le satané Covid, qui a fait tant de victimes et tant de ravages, nous laisse dans son sillage cette occasion, et il serait absurde de ne pas la saisir.

—Corrado AugiasPublié le 20 juin

Rares sont les localités qui ne méritent pas un voyage. C’est cela, l’Italie.

↙ Dessin de Beppe Giacobbe, Italie.

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Page 22: Courrier International - 23 07 2020

22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

france

—The Wall Street Journal New York

La course cycliste me manque. Même sans vous intéresser au cyclisme,

vous savez de quelle course je parle. La seule dont tout le monde connaît le nom, même si on ne connaît pas le vainqueur et les perdants, même si on ne suit pas les athlètes, les rebondissements et les absurdités quotidiennes.

Le Tour de France.*Habituellement, les cyclistes

gravissent des montagnes à la mi-juillet. Ils arrivent au col du Grand Colombier après avoir enchaîné tous ces invraisem-blables lacets menant au sommet.

Habituellement, on a à cette date une bonne idée des enjeux.

On sait qui sont les principaux prétendants au titre et les der-niers du peloton. Il y a souvent celui qui crée la surprise aux côtés des stars de la compétition. Les Français espèrent un vain-queur français. Un sportif aban-donne à la suite d’une chute. Il y a une polémique ou deux, car c’est inévitable en cyclisme –  pas un événement ne se termine sans quelques scandales. C’est un beau sport, mais il compte

période où le monde sportif amé-ricain ne se soucie que du mercato de la NBA et des entraînements de la NFL.

Je sais, je sais, le Tour et toutes ses festivités sont normale-ment reportés à la fi n de l’été, du 29 août à la fi n septembre. Le col du Grand Colombier devrait être franchi le 13 septembre. La cohabitation du Tour avec les nombreux matchs de foot améri-

cain, la rentrée scolaire et beau-coup d’autres événements sera étrange, mais j’espère qu’ils arri-veront à tout faire. Nous verrons bien. Le Tour de France est une manifestation ambitieuse quelle que soit l’année. Et l’année 2020 est loin d’être ordinaire.

Certains fans se contentent pour l’instant d’un tour virtuel, car les coureurs professionnels se sont lancés dans une course virtuelle grâce à l’appli Zwift. De mon côté, je n’en peux plus du virtuel. Je veux du réel.

Nous régressons. C’est en tout cas mon impression. À cette date, nous espérions tous avoir plus ou moins renoué avec une vie normale, mais le pic de conta-minations dans de trop nom-breuses régions des États-Unis semble éloigner la normalité de jour en jour.

La ligue nationale de baseball a réduit sa saison à 60 matchs

son lot de personnages véreux.Et en ce qui me concerne, le

Tour est une tradition. Pour les fans de cyclisme aux États-Unis, il n’y a rien de tel que les matins de juillet où l’on se dit au réveil que c’est l’heure du Tour à la télé. C’est la bande-son qui accom-pagne le début de journée, le meilleur des bruits de fond. On ne peut pas dire qu’on “regarde” vraiment le Tour, c’est plutôt un événement qui se fait une place chez nous pendant plusieurs semaines en juillet. Pas besoin de rester en permanence devant l’écran – chaque étape dure cinq heures ou plus –, il suffi t de jeter un œil de temps en temps pour voir où ça en est.

De toute façon, les commen-taires de Phil et le volume de sa voix permettent de savoir s’il faut se précipiter devant la télé. Ceux qui regardent le Tour aux États-Unis écoutent en général le Britannique Phil Liggett, l’éter-nel enjoué, qui couvre la course depuis des décennies.

Jusqu’en 2019, Phil commen-tait le Tour avec son ami Paul Sherwen. Pendant trois semaines, Paul et Phil – deux potes en Citroën – nous embarquaient dans les campagnes françaises et nous décrivaient les étapes, mais faisaient aussi des apar-tés lyriques sur une église du xve siècle et sa chèvre. Ils sont eux-mêmes devenus des ins-titutions. Après la mort sou-daine de Paul Sherwen en 2018 à la suite d’un arrêt cardiaque, Phil a conservé le fl ambeau. En juillet, j’entends sa voix plus que la mienne.

Cette voix me manque cette année. Toute cette expérience me manque : les magnifi ques vues aériennes des pics et vallées des Alpes et des Pyrénées, les images ordinaires de matériel agricole et de moutons peints en jaune qui ont un air ahuri, les éprou-vantes échappées des cyclistes qui hurlent dans les descentes escarpées.

Les moments assommants me manquent autant que les péripé-ties à couper le souffl e. Le Tour de France me manque, tout comme les fans de baseball ont pleuré le coup d’envoi de la saison au prin-temps, tout comme les fans de tennis ont pleuré les fi nales annu-lées de Wimbledon. Le Tour me manque car il occupait les mati-nées poisseuses de juillet, à une

[contre 162 normalement], a rem-placé l’entraînement du prin-temps par un stage d’été, et qui sait si le championnat national pourra même avoir lieu. Le basket devra quant à lui se jouer dans une bulle. Et les équipes de foot américain des universités vont rester en pause jusqu’au prin-temps 2021.

La disparition des sports n’est qu’un bémol dans ce contexte si profondément tumultueux. Bien trop de gens ont vu leur famille et leur carrière – des vies entières et des entreprises – chambou-lées. Bien trop de vies ont été perdues.

Quand on prend du recul, ce n’est pas grand-chose de devoir renoncer à une course cycliste. Ce n’est rien du tout.

Et il y a des raisons d’espérer. Vous avez sûrement vu beau-coup plus de monde que d’habi-tude à vélo, c’est en tout cas mon impression : il y a les cyclistes chevronnés qui renfourchent leur vieille bécane et ceux qui se lancent pour la première fois sans les petites roues.

Certains se demandent s’il n’y a pas un futur vainqueur du Tour de France parmi eux, quelqu’un qui fera remonter sa réussite à l’été 2020, à une époque où l’on ne pouvait rien faire à part prendre son vélo et foncer. De quoi nous consoler.

Mais la course me manque quand même. Vive le Tour.*

—Jason GayPublié le 13 juillet

* En français dans le texte.

Sport. Triste été sans Tour de France Le report du départ de la Grande Boucle a cassé le rituel estival des fans de cyclisme américains. Pour ce journaliste du Wall Street Journal, ce mois de juillet a un léger goût amer.

TÉLÉSPECTATEURS EN MOYENNE se réunissent pour regarder chaque étape du Tour de France depuis les États-Unis, affi rmait l’an dernier NBC Sports, le diff useur de l’événement. Certains cyclistes stars ont participé à la promotion de la discipline outre-Atlantique : Greg LeMond a été le premier Américain à remporter le Tour en 1986. Lance Armstrong et Floyd Landis ont suivi, avant que leurs titres ne leur soient retirés pour dopage. Lors de l’édition 2019, deux équipes sous pavillon américain ainsi que quatre coureurs étaient engagés dans la course. Le Tour de France a été reporté cette année. Initialement prévues du 27 juin au 19 juillet, les 21 étapes se tiendront du 29 août au 20 septembre, principalement dans la moitié sud du pays, mais toujours avec la traditionnelle arrivée sur les Champs-Élysées. Du fait des contraintes sanitaires, le nombre de spectateurs sera limité tout au long du parcours, avec interdiction d’approcher les coureurs.

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En juillet, c’est la bande-son qui accompagne mes débuts de journée, le meilleur des bruits de fond.

Les moments assommants me manquent autant que les péripéties à couper le souffl e.

↙ Dessin de Pudles paru dans The Economist, Londres.

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FRANCE.Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020 25

que la pandémie ne nous mette des bâtons dans les roues. Le voyage est tombé à l’eau.

Enfin, pas tout à fait. Tout étant possible dans le monde virtuel – faire la cuisine, du sport, l’amour, de la danse, découvrir des trucs et astuces pour la maison, voir des souris courir après des chiens –, on pouvait sûrement organiser une visite virtuelle. Reprenons, donc : “Bonjour, mesdames et messieurs. Et bienvenue pour un séjour virtuel de quelques jours en Auvergne.”

France immuable. Pour com-mencer, laissez-moi vous bros-ser une vue d’ensemble, car il y a des chances que vous connais-siez moins bien l’Auvergne que la Provence. Ou le Yorkshire. L’Auvergne, c’est la France immuable, cramponnée à ses certi-tudes campagnardes, pendant que le reste du pays se noie dans les polémiques politiciennes, les décla-rations choc sur Twitter, les mal-heurs des footballeurs vedettes et les coups d’éclat des “gilets jaunes”.

—The Times Londres

Bonjour, mesdames et mes-s ieurs. Bienvenue en Auvergne. Nous allons

passer un très bon moment ensemble. Et, si ce n’est pas le cas, vous ne serez pas remboursés.” Voilà ce que je devrais être en train de dire en ce moment même, dans notre hôtel de Clermont-Ferrand, à un groupe de 48 personnes originaires du nord de l’Angleterre. “Bienvenue en Auvergne”, je suis un peu obligé de le dire, notamment parce que ça leur donne l’impression que je suis le propriétaire des lieux.

Une fois par an, je mets mon métier de journaliste entre paren-thèses et j’organise un voyage en France pour la société d’au-tocars d’un ami installé dans les Dales [nord de l’Angleterre]. Ces voyages nous ont fait sillonner tout le pays – Provence, Bretagne, Alsace, Champagne, vallée de la Loire, et d’autres encore. En 2020, il était prévu que nous fassions l’Auvergne. C’était avant

TOURISME

L’Auvergne comme si vous y étiezCet été, ce journaliste ne jouera pas le guide pour un groupe d’Anglais en vacances en France. Alors il a décidé de nous transporter mentalement dans le Massif central. Fermez les yeux, cap sur les volcans.

C’est en Auvergne, territoire qui couvre l’essentiel du Massif central, que l’on vient respirer à pleins poumons, que l’on troque le xxie siècle pour les montagnes, les volcans endormis, les lacs, les fleurs sauvages et les pâtu-rages à flanc de montagne, par-semés de vaches et de moutons. La nourriture est ici servie par plâtrées – jambon, patates, fro-mage –, loin des mousses m’as-tu-vu et de la cuisine fusion. C’est une région où, si vous allez plus vite que les vaches, c’est que vous allez trop vite.

Sauf à Clermont, où se trouve notre point de chute. Clermont étonne – une ville religieuse et industrielle, perdue au milieu des montagnes, au milieu de nulle part. La cathédrale qui domine la ville fait sale, mais ce n’est qu’une impression : la pierre volcanique est naturelle-ment noire. Et aucune ville ne se pique davantage de pneumatiques. Michelin tient Clermont sous son emprise paternaliste depuis 1889. Presque toutes les familles clermontoises ont eu un membre qui a travaillé à la maison mère. Un musée baptisé “L’Aventure Michelin” retrace l’histoire avec suffisamment de verve pour inté-resser celles et ceux que les pneu-matiques laissent de marbre.

Juste en face, l’espace ASM Expérience revient sur l’histoire du club de rugby créé par Michelin en 1911 pour aider les ouvriers à garder la forme (et à se garder de la bouteille) et qui, aujourd’hui, sous le nom d’“ASM Clermont Auvergne”, étrille souvent ses adversaires. Retenez quelques infos sur le demi de mêlée Morgan Parra et vous pourrez vous mêler à la plupart des conversations cler-montoises. Vous n’êtes pas obligé, cependant, car vous serez le bien-venu de toute façon. Clermont (144 000 âmes) mêle modestie, ardeur à la tâche et bonne humeur avec plus de bonheur que toutes les villes que je connais.

Dans les jours à venir, nous découvrirons les volcans. Nous pourrions gravir le plus haut d’entre eux, le puy de Dôme, 1 465 mètres, qui semble avoir surgi récemment de la croûte ter-restre pour tout dominer. Mais nous ne le ferons pas. Le funicu-laire comblera tous nos désirs d’al-titude. Sur le sommet en forme de vague douce se trouvent les ruines d’un temple romain dédié

à Mercure et une antenne de télé-vision qui transperce le ciel à la manière d’une seringue. Mais, sur-tout, il y a cette vue imprenable sur plus de 80 volcans, qui res-semblent à ce à quoi sont censés ressembler des volcans – des cônes aux pentes douces, véri-tables invitations à descendre dans les entrailles de la Terre. L’autre point d’orgue sera un déjeuner au Resto d’Épicure, dont les plats sont d’abord un régal pour les yeux.

Nous ferons halte à Lemptégy pour un voyage en petit train au cœur d’un autre volcan, suivi de simulations d’éruptions qui n’au-raient peut-être pas convaincu les rescapés de Pompéi mais qui nous suffiront à nous. Nous poursui-vrons notre circuit. La montagne est jalonnée de villages qui n’ont guère changé depuis 1957. La dame du bar, en pantoufles, interrompt son ménage pour nous servir de la bière. Elle écrit sur son bloc de commande “3 bières” avant de disparaître un quart d’heure, peut-être pour achever la besogne qu’elle avait commencée.

À Orcival, la majestueuse basi-lique romane semble surdimen-sionnée pour une petite localité de 240 âmes. La fameuse statue de la Vierge à l’enfant aurait été sculptée par saint Luc, ce qui laisse supposer qu’il était meilleur écri-vain que sculpteur : on a l’impres-sion de voir un ventriloque et sa poupée. Sur les petites routes de montagne, il arrive de croi-ser deux ou trois voitures (c’est ce qu’on appelle en Auvergne un “embouteillage”) avant les Roches Tuilière et Sanadoire, qui jouent les sentinelles. Ou le lac de Guéry, si perdu, si beau, si immuable que, chaque fois que j’y passe, je n’ai qu’une envie, c’est d’y jeter mon portable. Je ne suis pas sûr de faire des émules.

Nous ferons un tour à Saint-Nectaire, berceau du plus fameux des fromages d’Auvergne. Nous visiterons la ferme d’un produc-teur, chez qui nous déjeunerons avant un spectacle son et lumière donné dans d’anciennes habita-tions troglodytiques. Sans oublier les fontaines pétrifiantes : après

avoir séjourné quarante ans sous terre, l’eau est tellement chargée en minéraux que tout ce qu’elle baigne se pétrifie. Généralement, ce sont des moulures décora-tives, mais vous pouvez aussi pétrifier votre animal de com-pagnie – à condition qu’il soit mort. Ils font aussi les faisans. Merveilleux endroit.

Plus loin, le massif du Sancy dresse sa silhouette, un peu plus haute, bien plus vieille, et plus escarpée que celle du puy de Dôme. Il est bordé de villages aus-tères. Nous déjeunerons à Besse, peut-être d’une potée auvergnate, composée de choux, de pommes de terre, d’oignons et de morceaux de porc, de quoi nous requin-quer avant d’attaquer la mon-tagne. Ou, à défaut, de tailler une bavette dans le car. Même si nous n’avons guère besoin de prendre de forces pour ça. Les gens qui prennent le car ont la convivia-lité dans le sang.

Partie de boules. Enfin, nous irons à Vichy, une ville salubre et sulfureuse à la fois. Salubre grâce aux thermes, sulfureuse à cause de cette page de l’histoire où elle fut le quartier général du gouvernement collaborationniste du maréchal Pétain. Ce que les gens du cru ont effacé de leur mémoire. Ajoutez-y une certaine classe – Vichy est une station thermale réputée depuis que Napoléon III y a amené ses rhumatismes et une ou deux maî-tresses – et vous obtenez une ville à l’élégance tout en retenue.

Nous localiserons l’ancien appartement de Pétain, au troi-sième étage de l’hôtel du Parc, et le grand hôtel thermal où j’ai séjourné une fois. La sœur du roi du Maroc et son entourage avaient réservé l’étage au-dessus de moi. C’était la première fois, et certai-nement la dernière, que je dor-mais sous une princesse.

Retour à Clermont, où nous disputons une dernière partie de boules devant l’hôtel. Le tandem victorieux remporte un chèque virtuel du montant de son choix. Voilà, mesdames et messieurs. Si ça ne vous a pas plu, vous n’avez pas perdu grand-chose – quatre minutes à peine. Si ça vous a plu, sachez que ce périple d’une semaine a simplement été remis à plus tard. Nous le ferons pour de vrai l’année prochaine.

—Anthony PeregrinePublié le 21 juin

C’est une région où, si vous allez plus vite que les vaches, c’est que vous allez trop vite.

↙ Dessin de Cost paru dans Le Soir, Bruxelles.

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Page 26: Courrier International - 23 07 2020

26. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

afrique—The New York Times New York

Quand j’étais enfant, on trou-vait une carte postale des chutes du Nil bleu sur les

réfrigérateurs de presque toutes les familles éthiopiennes que nous connaissions en Amérique. Les chutes étaient représentées sous la forme d’une cataracte d’eau blanche écumante qui dégringo-lait en grondant de falaises vertes, parfois ornée d’un arc-en-ciel sur-gissant de la brume.

D’aussi loin que je m’en sou-vienne, j’ai toujours aimé cette image – en grande partie parce qu’elle dépeint une version idyl-lique de l’Éthiopie, décrite comme une terre aussi belle et luxu-riante que pourraient en rêver les Occidentaux –, et je m’étais toujours dit que, si un jour je ren-trais en Éthiopie, une des pre-mières choses que je ferais serait d’aller admirer les chutes et sentir le sol trembler.

Il m’a fallu une quarantaine d’années et plusieurs voyages en Éthiopie avant d’enfin me rendre à Tis Abay, le nom donné aux chutes en amharique [qui signifie “grande fumée”]. En août dernier, par un dimanche après-midi pluvieux, j’ai pris l’avion avec ma famille d’Addis-Abeba à Bahir Dar, puis la voiture pendant deux heures en empruntant des routes à demi inondées. C’était vers la fin de la saison des pluies, un des meilleurs moments pour aller voir les chutes, qui, à la saison sèche, se réduisent à de rares filets d’eau qui coulent sur la falaise nue.

Il avait donc plu toute la mati-née ce jour-là, et quand nous sommes arrivés au pied du sen-tier qui menait vers les chutes, Deme, notre guide, nous a dit que nous étions le deuxième et dernier groupe de visiteurs. Au cours des trente minutes qu’a duré la ran-donnée, j’ai discuté avec Deme du nouveau Premier ministre, dont le prénom en anglais, Abiy, res-semble au nom des chutes.

Comme nombre de ses amis et des membres de sa famille, Deme avait passé les années pré-cédentes derrière les barreaux pour avoir manifesté contre le gouvernement de l’époque. Avec des milliers d’autres prison-niers politiques, il venait d’être libéré, à l’accession du nouveau Premier ministre au pouvoir. Mais Deme se montrait de plus en

Éthiopie. Au-delà du Nil bleuC’était il y a soixante ans, “l’année de l’Afrique”. En 1960, dix-sept pays du continent devenaient indépendants. Le New York Times a ressuscité des photos de cette période “grisante” et demandé à des personnalités africaines d’y réagir. Premier épisode, l’Éthiopie racontée par l’écrivain Dinaw Mengestu.

●●● Premier pays africain à acquérir son “indépendance absolue et sans réserve” lorsqu’elle défait en 1896 les forces italiennes, l’Éthiopie est une exception. Elle est le seul État du continent à adhérer en 1920 à la Société des nations. Sa reconquête par l’Italie entre 1935 et 1941 n’est jamais reconnue par l’empereur Hailé Sélassié, qui incarne la résistance face aux colonisateurs. Il est renversé en 1974,

quand une junte d’idéologie soviétique prend le pouvoir. L’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed, en 2018, est vue comme une volonté d’ouverture du régime mais, ces derniers mois, la résurgence de tensions ethniques inquiète.

●●● En 1965, Élisabeth ii se rend pour la première fois en visite officielle en Éthiopie. À son arrivée, “elle est escortée par 100 chevaux de la garde impériale”, rapporte le Guardian de l’époque, qui note que, pour l’occasion, l’Ethiopian Gazette, seul journal du pays, célèbre la reine à sa une. Aux côtés de l’empereur Hailé Sélassié, elle visite le palais royal, où “de nombreuses fois, ces derniers mois, dix-huit

dirigeants africains se sont retrouvés pour dénoncer la colonisation”, poursuit le quotidien. “Dans les yeux éthiopiens, la Grande-Bretagne est plutôt vue comme une puissance libératrice que coloniale”, car des généraux britanniques ont aidé à “libérer l’Éthiopie” des Italiens. Quelques jours plus tard, les  deux souverains se rendent au bord des chutes du Nil bleu, dans le nord du pays.

La photoContexte

plus sceptique, pour ne pas dire pessimiste, au sujet de ce Premier ministre qui, tel un monarque, n’avait pas été élu directement par le peuple.

Tout près du sommet de la colline, les bois touffus qui nous entouraient ont soudain cédé la place à une clairière qui offrait une vue panoramique des chutes, que l’on pouvait sentir et entendre longtemps avant de les voir, exactement comme je l’avais imaginé. Les eaux qui cascadaient du haut de la falaise étaient d’un brun chaud et pro-fond, de la couleur du chocolat, plus étonnantes, plus belles que toute photographie ou image que j’avais vue. Deme et moi nous tenions à peu près là où l’empereur Hailé Sélassié et la reine Élisabeth ii s’étaient tenus

cinquante-quatre ans plus tôt. Nous étions tous un peu essouf-flés, nos pantalons et nos chaus-sures couverts du même limon riche qui plongeait dans le Nil.

Du doigt, Deme a indiqué un endroit juste de l’autre côté des chutes. En prison, il avait perdu un frère, et plusieurs amis. Dès qu’il avait été remis en liberté, il était revenu à Tis Abay, non seu-lement à cause de la beauté des lieux, leur perfection de carte pos-tale, mais aussi parce que tout ce dont a besoin l’Éthiopie s’y trou-vait : l’eau, la terre, l’énergie. Plus loin, nous a-t-il expliqué, au-delà des chutes, se dressait son village. Bien sûr, de là où nous étions, il était le seul à pouvoir le voir.

—Dinaw Mengestu*Publié le 6 février

*Dinaw Mengestu est un auteur américano-éthiopien. Il a quitté Addis-Abeba pour Chicago en 1980, lorsqu’il avait 2 ans. L’Éthopie était en pleine guerre civile. Histoire d’exil et de déchirements, son dernier roman, Tous nos noms, paru en France en 2015 (éd. Albin Michel), a été remarqué aux États-Unis.

Tout ce dont a besoin l’Éthiopie se trouve à Tis Abay : l’eau, la terre, l’énergie.

Retrouvez l’épisode suivant, en Côte d’Ivoire, signé du footballeur Didier Drogba, dans notre prochain numéro.

LESINDÉ

PENDANCE

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↙ L’empereur Hailé Sélassié et la reine Élisabeth II devant les chutes du Nil bleu, en Éthiopie, le 5 février 1965. Photo AP/Sipa

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Revue de presse

AFRIQUE28. Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

Qu’importe qu’il soit clivant ou pas assez charismatique. “Il n’y avait pas de plan B. C’était Gon ou Gon”, poursuit Wakat Séra.

“ADO, on fait comment main-tenant ?” demande Wakat Séra. Après le temps du deuil va vite venir celui des questions. À seu-lement quatre mois de l’élection présidentielle, “qui pour rempla-cer au pied levé le Lion de Korogho, qui vient de quitter la jungle poli-tique ivoirienne ?” s’interroge L’Observateur Paalga, rappe-lant que le “malheur des uns fait le bonheur des autres” : toutes “les cartes sont rebat[tues]”.

Un homme semble faire figure de favori. Hamed Bakayoko, le ministre de la Défense, pour-rait-il être le nouveau choix du président ? Cet ancien patron de la radio Nostalgie, fan de zou-glou, de danse et de soirées, est aujourd’hui un des plus puissants du pays. “Mais le deus ex machina peut-il prendre le risque de confier le destin de la Côte d’Ivoire à cet homme si turbulent ? On peut rai-

sonnablement e n doute r ”, ex pl ique le q u o t i d i e n burkinabé. 

Et si le président lui-même s’en allait briguer un troisième mandat ? “Lui qui avait annoncé son retrait de la course à sa propre succession se retrouvera-t-il une nouvelle jeunesse pour rechaus-ser les crampons et descendre sur le terrain en octobre, ce mois de toutes les inquiétudes, qui arrive à grands pas ?” s’interroge Le Pays.

Un scénario à haut risque pour un pays qui a déjà traversé trente années d’instabilité et une décen-nie de guerre. Aujourd’hui au Faso écrit : “ADO [est] face à l’histoire : le président sortant pourrait effec-tivement sortir par la grande porte ou petitement par la fenêtre, selon le choix qu’il fera. C’est ce qu’on appelle être face à son destin.”

À 78 ans, Alassane Ouattara affronterait alors son plus intime rival : Henri Konan Bédié, 86 ans, vient de déclarer sa candida-ture. Depuis la mort de Félix Houphouët-Boigny, en 1993, les deux hommes se sont tou-jours disputé le pouvoir, en 1995, en 2000 et en 2010. Dans la jungle ivoirienne, ce nouveau – et ultime ? – combat entre éléphants aurait tout d’un bégaiement de l’histoire.

—Courrier international

Dans la jungle, terrible jungle, le lion est mort ce soir”, écrit Wakat Séra.

Le Lion, c’est Amadou Gon Coulibaly, surnommé ainsi pour sa légendaire verve aux tribunes de meetings politiques et décédé d’un arrêt cardiaque le 8 juil-let, à 61 ans. “Les hommes ne dormiront pourtant pas t r a n q u i l l e s , souligne le site d’information, c’est une catastrophe qui vient de s’abattre sur la Côte d’Ivoire.”

Il est des fois où la réalité dépasse la fiction. Amadou Gon Coulibaly n’était pas seulement le chef du gouvernement ivoirien. Intime du chef de l’État, indis-pensable compagnon de route depuis trente ans, il devait deve-nir, en octobre prochain, le pro-chain président. Voilà des mois qu’Alassane Dramane Ouattara (ADO) préparait l’avenir pour ce fidèle parmi les fidèles. Il était “un alter-ADO”, souligne Aujourd’hui au Faso.

Pour cela, le chef de l’État s’est brouillé avec des alliés, a écarté des ambitieux, tenté de verrouiller le processus élec-toral pour que nul ne vienne chahuter ses plans. Qu’importe que le Lion ne semble pas avoir envie de mener ce combat-là.

CÔTE D’IVOIRE

Qui pour succéder au Lion ?Le candidat du pouvoir est mort brutalement, à moins de quatre mois de la présidentielle. Le président ivoirien, Alassane Ouattara, ira-t-il briguer un troisième mandat ?

—The Guardian Londres

Josh Alfred, 29 ans, un hu mor iste n igér ia n connu sous le nom de

Josh2Funny [“JoshTropDrôle”], est au septième ciel. Les vidéos répondant à son défi “Don’t Leave Me” [“Ne m’abandonne pas”], ins-piré de l’un de ses sketchs, élec-trisent les réseaux sociaux et se répandent dans le monde entier.

Alfred fait partie de cette génération florissante d’humo-ristes du Nigeria, le pays le plus peuplé d’Afrique, qui s’est fait connaître en grande partie grâce à des sketchs en ligne.

Il est arrivé sous les projec-teurs le 24 mars avec un sketch posté sur Instagram depuis chez lui, à Lagos, dans lequel il lance calembour sur calembour sous les encouragements de son com-parse Bello Khabir. Le sketch a été parodié au Zimbabwe et a alors commencé à vivre sa propre vie. Alfred a partagé la parodie avec les 1,5 million de personnes qui

NIGERIA

L’humour en ligneJosh2Funny vient de connaître une célébrité fulgurante sur les réseaux sociaux. Il représente une scène humoristique africaine florissante.

le suivent sur Instagram, d’autres versions se sont mises à accumu-ler des vues, et ça a été l’explo-sion en juin. Les vidéos du défi ont récolté plus de 6 millions de vues sur son compte Instagram et plus de 2 milliards de vues sur TikTok.

Créer des sketchs, sortir des calembours et employer des acces-soires simples, c’est contagieux, déclare Alfred. “Une fois qu’on essaie d’en trouver de nouveaux, on fait ça tout le temps. C’est comme ça que les gens s’y mettent.”

Dans une autre vidéo, il enroule la photo d’une ex-copine autour de son poignet et déclare avoir une Rolex [roll ex, “roule ex”]. D’autres encore font écho à la fausse sagesse typique des sketchs humoristiques de Nollywood. “Il faut parler comme si on était per-suadé de dire quelque chose de très profond”, confie-t-il.

Alfred a étudié la photographie à l’université, mais les fêtes de son église ont offert à sa personna-lité, naturellement comique, une

scène pour poursuivre son rêve : “J’ai commencé à faire de l’humour dans mon église vers 2011, puis dans d’autres églises. J’étais de plus en plus populaire. Au bout d’un moment je me suis dit : ‘Bon, d’accord, c’est ça que je veux vraiment faire.’”

En 2015, il s’est lancé à plein temps : il se produit dans des spectacles en solo, lors d’événe-ments et sur les réseaux sociaux – il incarne plus de sept person-nages. Les deux premiers types de représentation constituent sa principale source de revenus. Les vidéos en ligne ne rapportent pas grand-chose en dehors de la pub, mais elles sont essentielles pour se faire connaître.

Si ses sketchs lui ont peu à peu valu la célébrité, le défi “Don’t Leave Me” est le premier à avoir attiré l’attention du monde entier. Cette situation est excitante, mais à double tranchant. “C’est une période douce-amère en fait : quand un sketch se répand si vite, tu adores voir que ton travail va loin, mais tu n’as pas nécessairement la recon-naissance qui va avec.”

La question de la reconnais-sance des créateurs de contenus qui font le tour des réseaux sociaux se fait plus pressante depuis quelques années. Renegade, une danse créée par Jalaiah Harmon, une jeune fille de 14 ans d’At-lanta, a été popularisée par des célébrités et des stars de TikTok et a récolté des millions de vues. Les gens se sont mis à dénoncer l’effacement des créateurs en ligne et à se demander qui pro-fitait de leur talent. Il y a eu des pressions pour que la créatrice de cette danse soit mise en avant, et elle a fini par être invitée à se pro-duire lors de grands événements.

“Les gens nous prennent un peu à la légère, comme si on faisait juste les idiots sur le Net. Ça m’énerve, parce que j’ai passé du temps à étudier l’hu-mour sur Internet. La reconnais-sance, c’est important pour nous. On devrait accorder aux créateurs plus de respect pour la joie qu’ils procurent aux autres.”

L’humour en ligne facilement accessible apporte un soulage-ment précieux à des millions de personnes, en particulier pendant une pandémie, déclare Alfred. “La période actuelle est tellement diffi-cile que je crois qu’elle profite à l’hu-mour. Les gens ont besoin de rire et d’oublier ce qui se passe.”

—Emmanuel AkinwotuPublié le 7 juillet

La candidature du président sortant Alassane Ouattara serait un scénario à haut risque pour le pays.

↙ Josh Alfred à Lagos, en 2020. Photo de

Ephraim_ola_photography

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Page 29: Courrier International - 23 07 2020

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Page 30: Courrier International - 23 07 2020

30. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

moyen-orient

—Asharq Al-Awsat (extraits) Londres

Il n’y a pas de quoi avoir peur pour l’islam en Turquie ! Le pays ne

compte pas moins de 82 693 mos-quées, dont 3 113 pour la seule ville d’Istanbul. En revanche, il y a peut-être de quoi avoir peur pour les musées. Selon les chiffres de 2017, il n’y a que 438 musées, dont 91 à Istanbul. En sachant que 35 parmi eux sont privés. Ce désintérêt pour les musées traduit une forme d’indifférence pour l’histoire. Cela veut dire que la connais-sance historique est superfi-cielle et partielle, réduite aux conquêtes et victoires militaires.

Dans cette vision appauvrie de l’histoire, il y a toujours le camp des victimes qui finissent

par triompher de leurs oppres-seurs. C’est évidemment sous cet angle que la Turquie se per-çoit elle-même. Pourtant, s’il y a un pays qui a des injustices historiques à réparer, c’est pré-cisément la Turquie : surtout à l’égard des Arméniens, mais aussi des Kurdes, des Grecs, des Arabes assyriens, des Juifs…

Au lieu de l’admettre, elle per-siste dans sa négation de l’his-toire, fait taire les critiques en les qualifiant de traîtres, joue la surenchère nationaliste et s’abrite derrière l’exaltation de la souveraineté nationale. Quand Recep Tayyip Erdogan décide

guerre. Ce qu’il aime, c’est figer un passé qui corresponde à sa vision de l’histoire. Et qu’il puisse exploiter pour consolider son pouvoir.

En touchant Sainte-Sophie, il joue avec succès sur la corde sen-sible du bon vieux chauvinisme national religieux. Il a réussi à mettre en scène son opposition à Atatürk, tout en se présentant comme le garant de la souve-raineté nationale et en faisant passer ses opposants pour des traîtres à la patrie.

Il serait bien avisé toutefois de n’accuser personne de nour-rir le “choc des civilisations”. Il n’a qu’à s’en prendre à lui-même. C’est lui qui fait d’un passé trituré à sa guise l’arbitre de notre avenir. Car pour mesu-rer les conséquences de sa déci-sion au sujet de Sainte-Sophie, il suffit de voir que, depuis, une des principales questions qui agitent le monde est celle des mosquées transformées en églises et des églises transfor-mées en mosquées. Il suffit de voir les réactions des autorités religieuses à travers le monde. Ce n’est plus de la démagogie haineuse ; c’est de la haine qui se pare des atours d’un raison-nement argumenté.

De nos jours, les visées d’em-pire s’appuient davantage sur des symboles que sur des réali-tés matérielles. Elles s’appuient également sur des mensonges, et nous savons que l’étape sui-vante pour Erdogan consistera à promettre la “libération de la mosquée Al-Aqsa” [à Jérusalem]. Erdogan continuera également de faire le chantage à l’Union européenne sur la question des réfugiés, cette même Union qu’il voulait rejoindre. Tout cela ne fait que souligner que les pos-tures d’empereur, dans un monde post-empires, puisent leurs sources dans l’univers des petits caïds de quartier, comme à Kasımpasa, le quartier d’Istanbul où Erdogan a grandi et a joué au foot.

—Hazem SaghiehPublié le 15 juillet

la transformation de Sainte-Sophie en mosquée, il ne fait rien d’autre. Il a raison, sur le principe, quand il dit que la sou-veraineté nationale lui confère le droit de faire ce qu’il a fait. Mais nous avons entendu trop de dirigeants se prévaloir de cet argument pour justifier des assassinats, la restriction des libertés, la censure et l’emprison-nement des opposants. Toujours en disant qu’il s’agit d’affaires intérieures et que personne, à l’étranger, n’a le droit d’y redire. C’est une des figures incontour-nables du populisme contempo-rain à travers le monde.

Erdogan n’a ime pas les musées. Surtout s’ils montrent l’ampleur, la richesse et les bénéf ices des  interactions entre les peuples, même aux époques où ils se faisaient la

Turquie. L’homme qui n’aime pas les muséesLa transformation de Sainte-Sophie de musée en mosquée montre combien le président turc, Recep Tayyip Erdogan, se méfie de l’histoire dans un pays qui n’a jamais voulu réviser son passé ni faire son mea culpa.

Ce qu’Erdogan aime, c’est figer un passé qui corresponde à sa vision de l’histoire.

L’étape suivante sera de promettre la “libération de la mosquée Al-Aqsa” à Jérusalem.

↙ Dessin de Bleibel paru dans Daily Star, Beyrouth.

Repères

1 700 ans d’histoire●●● En 330, une des premières décisions de l’empereur Constantin, après sa conversion à la nouvelle religion, est d’ériger la première basilique chrétienne dans sa nouvelle capitale, Constantinople. Elle est consacrée à la sagesse divine hagia sophia. Durant les deux siècles qui suivent, l’édifice est ravagé par les incendies. En 532, l’empereur Justinien décide de reconstruire et d’agrandir la basilique. Elle devient l’œuvre majeure d’architecture que l’on visite aujourd’hui. Au viiie siècle, la période iconoclaste de l’Empire byzantin a de terribles conséquences : l’empereur Léon l’Isaurien ordonne la destruction des icônes. Puis, au ixe siècle, l’empereur Théophile y interdit les images sculptées. En 1204, les croisés mettent à sac Constantinople. Saccagée, Sainte-Sophie ne retrouve sa fonction qu’à la reprise de la ville par les Byzantins, en 1261. À la chute de Constantinople en 1453 sous les coups des Turcs ottomans, Sainte-Sophie est convertie en mosquée. Ce qu’elle demeurera encore onze ans après l’avènement de la République turque, en 1923. En 1934, le président Mustafa Kemal Atatürk décide de désaffecter ce lieu de culte pour l’“offrir à l’humanité”. À l’arrivée du parti islamo-conservateur AKP au pouvoir en 2002, des voix islamistes et nationalistes réclament la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée. En 2019, le président Erdogan déclare que le temps de cette reconversion “est venu”. Le décret est publié le 10 juillet 2020.

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Page 31: Courrier International - 23 07 2020

Revue de presse

MOYEN-ORIENT.Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020 31

—Gazete Duvar (extraits) Istanbul

GAZETE DUVAR. Le pouvoir turc se trouve actuellement en perte de vitesse et doit se chercher de nouvelles victoires. Avec Sainte-Sophie, il abat sa carte maîtresse. Mais déjà, en 1988, Erdogan déclarait  : “Nous attendons avec impatience le jour où nous entendrons l’appel à la prière résonner depuis Aya Sofia.” Quelles sont les origines de cette “impatience” ?UMUT AZAK. Faire de Sainte-Sophie une mosquée est une cause his-torique qui réunit l’ensemble de la droite turque. C’est une cause qui se trouve pile à la jonction du turquisme [idéologie de l’extrême droite turque basée sur la race] et de l’islamisme, et qui permet d’unir ces deux idéologies. L’éternel débat en Turquie entre l’occidentalisme et l’anti-occidentalisme peut être observé au miroir de Sainte-Sophie. Le fait que le symbole de la force et de la victoire du musul-man turc sur l’Occident chrétien soit transformée en musée et soit considérée comme un élément

du patrimoine historique mon-dial a toujours été vécu comme une trahison de l’islam et de la turcité par les cercles nationa-listes-conservateurs.

Les années 1950 sont un tour-nant pour ces idéologies, puisque c’est à ce moment qu’émerge, face au nationalisme kémaliste [de Mustafa Kemal Atatürk, fonda-teur de la Turquie moderne], un nationalisme nostalgique de l’em-pire ottoman. Pendant ces années et celles qui suivront, les réformes mises en œuvre sont de plus en plus critiquées, sans pour autant que l’on ose s’en prendre directe-ment à la figure tutélaire d’Ata-türk. Depuis, ce débat ressurgit régulièrement, parce qu’il four-nit à la droite le moyen de régler ses comptes à la fois avec le kéma-lisme et avec l’Occident.

Comment est prise la décision, en 1934, de transformer Sainte-Sophie en musée ?Cela se passe en plusieurs étapes. Le principal bouleversement inter-vient au moment du passage à la République, avec, en 1922, l’abolition du titre de sultan, puis, en 1924, la fin du califat.

L’occasion de régler son compte à AtatürkDans une interview à Gazete Duvar, l’universitaire Umut Azak explique que la transformation de Sainte-Sophie en mosquée ressoude les islamistes et les nationalistes autour d’Erdogan.

← “Sainte-Sophie, c’est un musée.” “Non, Atatürk, c’est une mosquée.”

“Pourquoi pas un mosqmusée ?” Dessin d’Oliver paru dans

Der Standard, Vienne.

Sainte-Sophie qui, jusque-là, était la grande mosquée de l’empire [depuis la chute de Constantinople en 1453], devient une mosquée comme une autre. Toutefois, deux ans avant sa transformation en musée, elle est choisie pour être le lieu de lancement d’une réforme kémaliste visant à “turquifier l’is-lam”. Le 3 février 1932, à l’occasion d’une fête religieuse, une cérémo-nie de récitation du Coran en turc [le Coran est récité en arabe] y est organisée. Elle rassemble des dizaines de milliers de personnes et est diffusée à la radio.

Pourquoi la transformation de Sainte-Sophie en mosquée vient-elle d’avoir lieu ?Le pouvoir multiplie les occa-sions d’occuper symboliquement l’espace des grandes villes, et en particulier d’Istanbul, à travers des symboles qui reflètent sa conception de l’identité natio-nale. On le voit par exemple avec la construction d’une mosquée sur la place Taksim [principale place d’Istanbul]. Il considère qu’en ouvrant Sainte-Sophie au culte musulman, il se libère d’un obs-tacle à son hégémonie sur le monde musulman. Par ailleurs, l’emphase mise sur la souveraineté nationale par un pouvoir qui dit à la face du monde “nous faisons ce que nous voulons chez nous, ne vous mêlez pas de nos affaires” trouve un écho dans une partie de la population, pour qui cet événement est vécu comme une victoire, un nouveau motif de fierté nationale.

—Propos recueillis par Irfan Aktan

Publié le 11 juillet

Indignation” : le mot revient dans toute la presse grecque, au lendemain de l’annonce

de la décision du Conseil d’État turc de refaire de l’ex-basilique de Sainte-Sophie une mosquée. Le journal de droite Dimokratia fait figurer à sa une sur fond noir une photo de Sainte-Sophie flan-quée des mots turcs “mosquée Sainte-Sophie”, le tout sur-plombé du gros titre “Tombée !” Le quotidien n’hésite pas à comparer l’an-nonce de vendredi à la chute de Constantinople en 1453, année “qui correspond à la prise de la cité sacrée [ancienne capitale de l’Empire byzantin] par les Ottomans, et qui aura marqué la fin de l’Empire chré-tien. Il n’en demeurait pas moins que le symbole de l’histoire de cet empire fut incarné par Sainte-Sophie.”

“Cette bombe dégoupillée par Erdogan trace un mur entre la Turquie et l’Occident”, déplore pour sa part le quotidien Ta Nea, classé à gauche, qui insiste sur la nécessité de protéger le patrimoine byzantin.

Dans son éditorial sur le site d’opinion Portagon, le journa-liste Kostas Giannakidis souligne “le nationalisme d’Erdogan”, tout en remettant en contexte la déci-sion du président turc : “Erdogan multiplie depuis des mois les provo-cations envers l’Occident, et envers la Grèce en particulier, poursuit l’éditorialiste. Il a d’abord tenté d’envoyer au mois de février des milliers de migrants en Europe via notre pays. Cette décision de décréter que Sainte-Sophie est une mosquée constitue une provoca-tion supplémentaire, et n’est peut-être pas la dernière.”

Même son de cloche dans la presse italienne. “Ma pensée va vers Istanbul, je pense à Sainte-Sophie, et je suis très affligé.” Lors de la prière de l’Angélus du 12 juillet, le pape n’a consacré que quelques mots à la décision d’Erdogan, mais ceux-ci ont suffi à faire réagir la presse transalpine. “François brise enfin son silence”, s’exclame le quo-

tidien romain Il Messaggero, qui se réjouit de cette prise de position, jugée

pourtant trop tardive. Libero Quotidiano parle, lui, d’“un silence qui était devenu embarrassant”. Pour ce journal conservateur, le message de François n’est pas à la hauteur de l’événement, “mais, au moins, [François] ne marquera pas l’histoire en tant que pape indif-férent à la ‘conversion’ en mosquée de Sainte-Sophie”.

Pour Il Giornale, l’essentiel est ailleurs. “François contre le sultan”, titre le quotidien mila-nais, qui parle d’un “message bref mais clair”. “La valeur symbolique et historique de Sainte-Sophie n’est pas considérée comme secondaire par les milieux ecclésiastiques.”

—Courrier international

Émoi dans la chrétientéMême si Sainte-Sophie n’est plus une basilique depuis 1453, elle représente le plus important vestige de l’Empire chrétien d’Orient. Les médias grecs et italiens n’ont pas manqué de réagir à la décision turque.

SUR NOTRE SITEcourrierinternational.com

En saluant la décision d’Erdogan, les sunnites révèlent leur incapacité à sortir d’antagonismes religieux caducs avec l’Occident. Retrouvez l’analyse du média libanais Daraj : “Sainte-Sophie, une revanche pour l’islam sunnite”.

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Page 32: Courrier International - 23 07 2020

MOYEN-ORIENT32. Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

la société israélienne. Il y a pour-tant un détail qui n’est pas men-tionné : les voisins palestiniens de Shulamit n’ont pas les mêmes droits qu’elle et sa famille. Le fait est résumé en cinq mots à la fin d’une phrase : entre 1,7 million et 2,9 millions de Palestiniens vivent dans “la région appelée ‘Judée et Samarie’”, dit le livre, mais ils “ne sont pas citoyens israéliens”.

Ce manuel ne dit nulle part que le pouvoir israélien contrôle la vie de plusieurs millions de

Palestiniens. En fait, explique Avner Ben-Amos, professeur à l’université de Tel-Aviv, la ques-tion de l’occupation israélienne est rarement évoquée à l’école. Alors que le gouvernement israé-lien envisage d’annexer de nou-veaux territoires en Cisjordanie, les écoles du pays continuent d’uti-liser des livres comme celui de Shulamit et des cartes où ne figure pas la ligne verte [marquant les lignes d’armistices de 1949 entre Israël et ses voisins arabes].

Ben-Amos a étudié comment l’occupation des Territoires [pales-tiniens] était abordée dans les manuels scolaires du primaire et du secondaire. Dans la plu-part des ouvrages, “la domination des Juifs et le statut inférieur des Palestiniens sont présentés comme des faits naturels, une situation évi-dente à laquelle il n’est pas besoin de réfléchir”, écrit-il.

Ben-Amos a examiné la façon dont sont présentées les ramifi-cations de la guerre des Six Jours [juin 1967] dans les ouvrages scolaires utilisés dans les écoles publiques et les écoles religieuses publiques du primaire et du secon-daire. Il s’est penché sur les livres d’histoire, de géographie et d’édu-cation civique, ainsi que sur les contenus informels, comme les ateliers et les sorties réservées aux lycéens. Les ouvrages scolaires doivent recevoir l’approbation du ministère de l’Éducation qui, sous l’égide de Limor Livnat [ex-ministre de l’Éducation, membre du Likoud], s’est opposé entre 2001 et 2006 à plusieurs paru-tions présentant le point de vue palestinien sur ces questions.

Ben-Amos estime que les ouvrages scolaires publiés durant les trente années suivant la guerre de 1967 se caractérisent par un ton général “d’autosatisfaction et de fierté sans limite”, explique-t-il. Seule exception, un livre de Ruth Kleinberger, qui consacre quatre pages au débat entre la gauche et la droite sur l’avenir de la Cisjordanie et décrit les racines théologiques et idéologiques de la colonisation.

On a accordé très peu de place à la reconnaissance de la colo-nisation [juive en Cisjordanie] ces vingt dernières années, et encore moins à ses répercus-sions, poursuit Ben-Amos, qui y voit une manœuvre délibérée : il s’agit d’une “tentative de dissi-mulation et de censure”. Certains

livres d’histoire s’interrompent en 1970, ce qui suggère “une volonté d’éviter de traiter d’un passé poten-tiellement controversé”, analyse Ben-Amos. Un ou deux ouvrages présentant une vision plus com-plexe de l’histoire, ont été revus et corrigés par le ministère de l’Éducation.

Ainsi que le rapportait Ha’Aretz en 2009, un de ces ouvrages repro-duisait un extrait du livre d’un historien palestinien affirmant que la jeune armée israélienne s’était rendue coupable de net-toyage ethnique durant la guerre de 1948. D’abord autorisé par le ministère de l’Éducation, cet ouvrage a rapidement été rap-pelé et n’est retourné dans les écoles qu’après avoir été expurgé et en partie réécrit.

Dans un manuel destiné aux écoles publiques religieuses, la jus-tification de la colonisation tient en quelques lignes, et la guerre de 1967 est décrite comme un acte de “libération” ayant permis le “retour de la Judée et Samarie, terres où ont vécu nos patriarches et matriarches, où a été fondé le royaume de David et Salomon, et berceau du peuple juif”.

Et si une poignée de livres sco-laires portent encore un regard critique sur l’occupation israé-lienne en Cisjordanie, les travaux de Ben-Amos montrent qu’entre 2010 et 2019 aucune question sur les conséquences à long terme de la guerre ne figurait dans les examens équivalents au bacca-lauréat. Certains comportaient des questions sur “l’influence de la guerre des Six Jours pour Israël”, mais les bonnes réponses fai-saient référence aux conséquences immédiates du conflit telles que l’expansion du territoire national et l’accès à certains sites sacrés.

Lorsqu’il s’agit du point de vue des Israéliens, il se limite géné-ralement aux Juifs. “Il n’est pas question des conditions de vie des Palestiniens, explique un pro-fesseur d’une région du centre d’Israël. Les Palestiniens n’inté-ressent personne. Ils sont invisibles. C’est très commode pour le gouver-nement.” Dans les examens du

baccalauréat israélien des vingt dernières années, aucune ques-tion n’a été posée sur les restric-tions des droits des Palestiniens ou leurs relations avec l’État et les colons juifs. “C’est une sorte de tabou, reconnaît un profes-seur d’histoire du sud du pays. On ne parle pas des Palestiniens vivant sous un régime militaire, et les professeurs qui s’y risquent sont mal vus.”

En matière de géographie, Ben-Amos a découvert que, si les manuels ne faisaient pas l’impasse sur les tensions entre Israéliens et Palestiniens à propos du tracé des frontières, le contrôle par Israël des territoires de Cisjordanie était présenté “de manière à atténuer la violence [que l’occupation] implique”.

Dans le même temps, les réfé-rences à la Bible sont nombreuses. On affirme que les “racines du peuple et de la culture juifs” se trouvent en “Judée et Samarie” [Cisjordanie] et l’on cite des pas-sages de la Genèse et du livre de Josué évoquant la présence des Juifs dans la région. Dans les manuels de géographie, la région qui s’étend de la mer Méditerranée jusqu’au Jourdain est présentée comme un espace unifié, parsemé ici et là d’enclaves sous le contrôle de l’Autorité palestinienne.

“Ce n’est pas un simple déni, c’est un déni fondé sur le fait que les res-ponsables de l’éducation connaissent la réalité dans ces territoires mais refusent de la reconnaître”, déclare Ben-Amos. Selon lui, les manuels scolaires pratiquent l’autocensure. En l’absence de directives claires, personne ne souhaite se retrou-ver sur une liste noire.

—Or KashtiPublié le 21 juin

—Ha’Aretz (extraits) Tel-Aviv

Neveh Daniel est une commu-nauté rurale”, peut-on lire dans un manuel scolaire

sur la société israélienne “racon-tée” par Shulamit, une fillette de 9 ans. “La communauté se situe dans le district de Judée et Samarie [Cisjordanie] et fait partie du conseil régional du Gush Etzion. La région était déjà peuplée de Juifs à l’époque biblique, et l’Ancien Testament rap-porte plusieurs événements qui s’y sont produits. C’est par exemple ici qu’ont été enterrés les quatre Patriarches et les quatre Matriarches et que se sont déroulées les histoires du roi David et du Livre de Ruth.”

Le manuel de quarante pages destinés aux enfants de CM1 est censé leur donner un aperçu des diverses communautés composant

ISRAËL

Les Palestiniens éclipsés des livres scolairesLes manuels d’histoire et de géographie israéliens doivent recevoir l’approbation du ministère de l’Éducation. Et le point de vue palestinien y est presque toujours censuré.

La région qui s’étend de la Méditerranée au Jourdain est montrée aux élèves comme un espace unifié.

“[Dans les livres], la domination des Juifs est présentée comme un fait naturel.”

Ben-Amos,HISTORIEN, PROFESSEUR

À L’UNIVERSITÉ DE TEL-AVIV

SOURCE

HA’ARETZTel-Aviv, IsraëlQuotidien, 80 000 ex.haaretz.co.ilPremier titre publié en hébreu sous le mandat britannique, en 1919, “Le Pays” est le journal de référence chez les intellectuels et les politiques israéliens. Aujourd’hui situé au centre gauche, il a toujours cultivé une ligne éditoriale libérale indépendante du mouvement travailliste et davantage encore de la droite nationaliste.

↙ Dessin de Kichka paru dans i24News, Tel-Aviv.

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Page 34: Courrier International - 23 07 2020

34. Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

à la une

ET SI ON CHANGEAIT DE VIE ?Le confinement a laissé des traces, chez les citadins notamment. De New York à Tokyo, en passant par Paris, ils sont de plus en plus nombreux à vouloir partir à la campagne ou en banlieue, pour avoir plus d’espace, vivre mieux, respirer. La montée en puissance du télétravail devrait accélérer ce mouvement. D’autres, après cette parenthèse, ont décidé de partir en voyage, de manger différemment, de réaliser le projet de leurs rêves. Témoignages.

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Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020 35

—L’Echo Bruxelles

Le 21 juillet 2022, Aurianne, Christophe et leurs trois enfants s’embarqueront dans un camion aménagé, direction l’Uruguay. Pendant un an, ils sillonneront les routes d’Amérique du Sud pour terminer leur périple au Mexique, avant de traverser les

États-Unis pour reprendre le bateau à Halifax, au Canada. C’est ce qu’ils ont décidé durant leurs deux mois de confinement. Ils en ont parlé des soirées durant, à la table familiale. Ils ont pesé le pour et le contre, ils ont lu des blogs, récolté des témoignages.

“On veut changer tout, de langue, de culture, sortir des sentiers battus, aller vers l’inconnu. Je ne sais même pas si on reviendra un jour en Belgique, nous raconte la jeune maman de 37 ans. Peut-être qu’on s’établira ailleurs. Tout est possible. Mais ici, en Belgique, on se sent à l’étroit.” La jeune femme laisse passer un blanc. Un long moment de réflexion, à l’image de ceux qu’elle a vécus pendant ces derniers mois. “La Belgique, c’est un petit pays, avec des petits esprits”, poursuit-elle sans ambages.

Pour Aurianne, le confinement a été un déclen-cheur. Une sensation d’étouffement, une envie de grands espaces, là où les gens ne sont pas les uns sur les autres. Pas comme en Belgique. “Ce qui m’a marquée pendant ce confinement, c’est le manque de respect. La crise, je l’ai trouvée plutôt bien gérée par les autorités publiques. Le problème n’était pas là. Le problème, c’étaient les gens qui ne respectaient pas les consignes, notam-ment sur les masques. Je voudrais offrir plus d’ou-verture d’esprit à mes enfants que ce qu’ils auront ici, en Europe.”

Aurianne et Christophe ne sont pas des têtes brûlées. La jeune femme et son mari sont des pros du camping et des trips sac à dos. Le couple avait déjà réfléchi à cette possibilité de larguer les amarres. Un doux rêve. “Ce qui me freinait alors, c’était l’idée de se retrouver confinés, car la vie sur la route dans un camion, c’est un peu cela. Et puis, l’école pour les enfants aussi, comment allait-on faire ?”

“On en a marre, on change de cap”

Ce quotidien financier belge a recueilli les récits de ceux que le confinement a fait sérieusement cogiter. Ils ont décidé de transformer leur vie : parfois radicalement, comme cette famille qui a choisi de se lancer sur les routes d’Amérique latine. Parfois simplement en réorientant leur carrière, ou en déménageant.

Le couple a alors rangé son idée dans sa boîte à rêves. Pour la ressortir durant ses soirées d’isolement. “On s’est rendu compte que vivre à cinq, repliés sur nous-mêmes, cela se passait super bien. Pareil pour l’école à la maison. C’était une de mes grosses craintes, j’ai fait travailler les enfants deux heures tous les matins, et ça allait très bien.” Pour ce jeune couple, le confinement a fait office de test grandeur nature. Et de déclen-cheur. Puéricultrice et décoratrice d’intérieur, Aurianne a stoppé toute activité professionnelle pendant cette période, et ne s’y remettra pas.

Comme des tas de mamans à l’arrêt, elle a beaucoup pâtissé durant son confinement. “Pour tout le quartier même”, rit-elle. Alors, si d’aventure le couple reprend malgré tout pied en Belgique, Aurianne fera de son

nouveau hobby son nouveau job. “J’irai suivre une formation à l’Ifapme [un institut public de formation en Wallonie]. Physiquement, je ne suis de toute façon plus apte à reprendre mon job, j’ai fait une triple pancréatite post-accouchement l’an dernier. Je suis fort affaiblie.”

Un changement de vie radical donc. Mais est-il envisageable pour tous ? La crise sani-taire a ébranlé pas mal de certitudes, et donné des envies de nouveaux horizons à beaucoup. On a tous en mémoire de grandes conversations sur les brusques prises de conscience, les nom-breuses réflexions sur “le monde d’après”. La mise à l’arrêt brutal de toute activité, le silence et le calme qui s’est installé, le repli dans ses murs, loin de toute tentation de consommation, a marqué les esprits. De là à tout larguer pour partir vivre sur les routes, ce n’est évidemment pas à la portée de tous. “Cela reste anecdotique, dit Michel Hansenne, professeur à la faculté de psychologie de l’ULiège. De tels projets naissent rarement aussi vite, ceux qui ont cette volonté de changement avaient déjà cette réflexion bien avant.”

Aurianne le reconnaît, ce désir de voyage, il était déjà présent en elle bien avant la crise. “La plupart des personnes ne vont rien changer dans leur vie après le confinement, pense le psy-chologue. Ou en tout cas, pas à ce point.”

REPORTAGE

← Dessin d’Ale+Ale, Italie, pour Courrier international.

SOURCE

L’ECHOBruxelles, BelgiqueQuotidien, 27 000 ex.lecho.beL’ancien Écho de la Bourse s’est ouvert à l’actualité politique et sociale pour devenir le “quotidien de l’économie et de la finance” des Belges francophones. Il reste l’un des journaux de référence, même en matière politique.

→ 36

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36. À LA UNE Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

“Ce que l’on vit est très particulier, explique-t-il. Il est rare d’avoir un événement identique vécu par le monde entier. Tout le monde a été soumis à la même situation. Et c’est là que les différences individuelles se marqueront. C’est notre propre personnalité, et notre manière de réagir, qui vont déterminer les éventuels changements. Pour cer-tains, ce sera immédiat, pour d’autres cela pren-dra du temps, voire cela n’arrivera pas du tout.”

Pour une partie de la population, le confi-nement a néanmoins mené à une remise en question de certains comportements. Certains ont abandonné la voiture pour le vélo, et s’en sont trouvés ravis, d’autres ont découvert le sport, la lecture ou la confection du pain, ou ont pris conscience qu’ils pouvaient très bien se passer des séances de shopping intermi-nables. “Cette période a en effet poussé les gens à changer malgré eux certaines habitudes. Elle a invité à réfléchir au bien-fondé de certains com-portements”, dit le professeur.

Et de cela, il pourrait bien en rester quelque chose.

Mathieu*, par exemple, s’est mis à délaisser la viande. “Ç’a été comme un déclic, c’est venu comme cela, sans y réfléchir, témoigne-t-il. Un sacrifice rédempteur, un fond d’éducation catho-lique qui m’ont fait inconsciemment penser que si je faisais ‘carême’, tout allait bien se passer ? Je ne sais pas. Mais je vais essayer de continuer à me passer de viande. Pas de manière dogmatique, si je suis invité à un barbecue j’en prendrai. Mais quelque chose restera de cela. Et puis ça m’aidera à perdre du poids.”

Justine*, accro au shopping, a de son côté décidé d’abandonner les marques à bas prix pour privilégier la qualité. “Avec les étés canicu-laires, et la crainte du réchauffement climatique, j’essayais déjà de changer mes habitudes. J’ai com-mencé à boycotter les magasins style Action, qui ramènent leurs produits bon marché par tankers géants venus d’Asie. Mais le coronavirus a ren-forcé mon besoin de privilégier les commerces et les produits locaux. Et limiter ma consomma-tion.” Commerciale pour une grande marque dont elle préfère taire le nom, Justine rêve aussi de revoir son rapport au travail, et à l’argent. “J’aimerais idéalement passer à 4/5, pour avoir plus de temps pour moi et profiter de la vie. Et pour cela, je suis prête à subir une baisse de salaire.”

Michel Hansenne, lui, attend de voir si ces désirs de changement perdureront dans le temps. “On a beaucoup entendu parler de ces personnes qui se sont tournées vers les petits commerces, ou qui se sont mises à faire du sport parce qu’elles avaient plus de temps. Mais vont-elles continuer ces bonnes pratiques ? Ce n’est

pas si évident”, dit le professeur. Pourquoi en douter ? “Cette période particulière n’a duré que deux mois et demi. C’est peu pour changer des habitudes ancrées depuis très longtemps. Nous vivons quand même dans une société fortement basée sur la consommation de biens, où le bien-être repose là-dessus.”

Conscience des contraintes. Non seule-ment le confinement n’a pas été suffisamment long pour ancrer des changements profonds, mais il n’a pas été radical. “Nous n’avons pas été confinés comme des moines bouddhistes au sommet de leur montagne. Les technologies ont contribué à maintenir le contact entre les gens, les magasins d’alimentation et les magasins en ligne étaient ouverts. Les alternatives proposées ont permis de maintenir certaines habitudes.”

Le monde d’après, tel que certains l’ont ima-giné, ne serait-il alors qu’une utopie ? “L’homme est un très mauvais prédicteur de son avenir. Il va avoir tendance à surestimer l’ampleur de cer-taines choses. Au début, l’inquiétude était forte, on a pensé que le monde allait très mal, et que tout allait changer, car c’est la première fois que l’on vit un tel événement. Mais cela sera vite oublié”, pense le psychologue.

Michel Hansenne ne nie pourtant pas une cer-taine évolution dans les mentalités. “Certaines personnes ont appris de ce confinement. Ou ont pris conscience de certaines contraintes qu’elles ne remarquaient pas avant”, dit le psychologue. Comme celle de faire du sport alors que l’on n’aime pas cela, celle du repas familial du

dimanche avec un beau-papa pesant, celle des embouteillages. “Autant de contraintes qui n’étaient pas dues à des choix personnels, mais qui venaient d’une pression extérieure, et qu’il sera peut-être plus facile de lâcher sur le long terme.”

Fabienne et Stéphanie vivent dans un quar-tier fait de petites maisons encaquées les unes sur les autres. Un premier achat fait à la taille de leur budget et de leurs envies. Un petit nid pour se lancer dans la vie. Mais qui progres-sivement s’est révélé bruyant, avec une proxi-mité de voisinage pas toujours simple à vivre. Confinées toutes les deux en télétravail avec des voisins pour qui la crise a été l’occasion d’une longue série de fiestas dans le jardin, les deux jeunes femmes ont fini par exploser. Dès qu’elles le pourront, elles se mettront à cher-cher une autre maison. “Et si possible la plus retirée possible dans la campagne, avec un jardin, et pas de voisins directs”, soupire Stéphanie. Le confinement, pour cette jeune femme, a accen-tué l’intolérance au bruit. À tel point que le retour (partiel) au bureau a été une quasi-délivrance. “Même si on sait que cette période n’était que temporaire, c’est décidé, on va chan-ger. On prendra le temps qu’il faudra pour trou-ver ce dont on rêve, mais on sautera le pas, c’est une certitude”, dit-elle.

Sur le plan professionnel, la pandémie a aussi suscité des bouleversements. Barbara, den-tiste, a été marquée par les nouvelles normes imposées par la crise sanitaire. Au point d’y voir une perte de sens de son travail. “Le rela-tionnel avec les patients, cela représente 50 % du

“J’AIMERAIS IDÉALEMENT PASSER À 4/5, POUR AVOIR PLUS DE TEMPS POUR MOI ET PROFITER DE LA VIE. QUITTE À BAISSER MON SALAIRE.”

Justine

↑ Dessin d’Osama Hajjaj, paru dans Horadano, Jordanie.

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Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020 ET SI ON CHANGEAIT DE VIE ? 37

PARIS 89 FM

DANIEL DESESQUELLE

CARREFOUR DE L’EUROPECARREFOUR DE L’EUROPEDIMANCHE 18H10

@CarrefourEuropet

La radio mondiale en français La radio mondiale en français

et 13 autres langueset 13 autres langues

Les classes moyennes quittent la Grosse Pomme●●● Avec les annonces de confi nement aux États-Unis, New York n’a pas échappé à ce que d’autres grandes villes avant elle, en particulier en Europe, avaient déjà vécu : l’exode de ses habitants. Selon une analyse du New York Times reposant sur les données de géolocalisation des téléphones mobiles, 5 % de la population aurait quitté la métropole pendant une période plus ou moins longue. Et c’est bien ce dont a été témoin Amanda Mull, résidente de Brooklyn et journaliste pour le magazine The Atlantic. Fin mars et tout au long du mois d’avril, elle a observé les gens qui chargeaient leur voiture et qui “n’étaient pas très discrets : en général, ils étaient seuls dans la rue, outre ceux qui revenaient du supermarché ou livraient des commandes Amazon”. À New York, ce sont surtout les classes moyennes et les plus fortunés qui ont été en mesure d’aller ailleurs. Et selon la journaliste, ceux qui ont quitté la Grosse Pomme au printemps peuvent être divisés en deux catégories. “La première correspond à ceux qui ont fui, pris de panique. Ils n’avaient pas envisagé de quitter la ville avant la pandémie”, écrit-elle. Mais la seconde n’a rien d’aussi exaltant : elle correspond au taux normal d’attrition. “La ville est hors de prix, surpeuplée, et nombreux sont ceux qui font coïncider leur départ avec la naissance d’un enfant ou une évolution professionnelle, ou simplement

une envie d’autre chose,rappelle-t-elle. La pandémie a peut-être bousculé de quelques mois ou d’un an le calendrier de ces personnes, mais la décision de partir avait déjà été prise.” Amanda Mull note cependant que beaucoup, qu’ils aient envisagé ce déménagement de longue date ou non, misent sur l’espoir que la pandémie permettra aux employeurs d’assouplir les conditions de télétravail. Rien n’est moins sûr, souligne la journaliste, qui rappelle qu’ailleurs, dans la Silicon Valley, certaines entreprises envisagent déjà de baisser les salaires de ceux qui partiront pour des régions moins chères…

Etats-Unistravail, dit-elle. Mais le métier a fort changé. Le patient ne peut plus être accompagné, il n’y a plus de papote avec l’accompagnant. Le patient s’assied, on soigne, on paye, on part. Et après, il faut passer une demi-heure à tout désinfecter, et on recommence. Le contact humain s’est réduit à néant.” La crise, pourtant, ne devrait pas durer éternellement… Mais Barbara n’est pas opti-miste : “On va avoir de plus en plus souvent ce genre de pandémie. Pendant le confi nement, j’ai beaucoup réfl échi sur ma vie. Je ne vais pas tout quitter comme cela, il y aura un glissement.”Vers quoi ? “Toiletteuse pour animaux. Je sui-vrai un stage.”

Un virage à 180 degrés. “Tout le monde n’a pas eu l’opportunité de se remettre en question d’une telle façon, commente Sylvie Raymakers, coach spécialisée en reconversion profession-nelle, et fondatrice de Tara C & C. Il y a ceux qui ont pu prendre du recul pendant le confi ne-ment, et ceux qui avaient le nez dans le guidon. Ceux qui ont pris du recul ressortent de là avec certains enseignements. Ce qui ne veut pas pour autant dire qu’ils changeront de job.”

Une enquête publiée cette semaine par [le site de recrutement] Stepstone annonce pour-tant que 22 % des employés interrogés envi-sagent de changer de travail, remettant en cause la manière dont leur employeur a géré la pandémie. Pour Astrid, vendeuse dans une boutique, c’est un facteur qui a joué dans son désir de changement. “Je ne me suis pas trop sentie à l’aise avec la manière dont il a géré les choses. Je me suis beaucoup investie pour soute-nir les ventes du magasin à distance, mais j’ai eu peu de retour.”

Vendeuse depuis douze ans, la jeune femme n’avait, au départ, jamais pensé faire carrière dans le secteur, et cumulait un second emploi comme indépendante complémentaire. À la maison durant le confi nement, elle a eu le temps de réfl échir à sa vie. “J’ai vu cette crise comme un signe, une opportunité. J’ai commencé à faire du tri chez moi, j’ai enlevé tout ce qui était super-fl u. Et mon job m’est apparu comme un boulet.” Astrid en a aussi profi té pour se concentrer sur sa seconde activité, hair and make-up artist. Elle avait créé Relook at Me, mais là aussi, le

“J’AI BEAUCOUP RÉFLÉCHI SUR MA VIE. JE NE VAIS PAS TOUT QUITTER COMME CELA, IL Y AURA UN GLISSEMENT.”

Barbara

Covid-19 a mis un stop à son activité. “Je faisais du maquillage pour les enfants, pour les mariages, dans les events. Du coup, j’ai boosté mes réseaux sociaux, je me suis lancée dans les tutos. Je vou-drais continuer dans cette voie-là, et trouver quelque chose de plus créatif à côté, en lien avec mon côté artiste, pour garder quand même une sécurité fi nancière.”

La part de risque. L’aspect fi nancier est sou-vent source de blocage dans les reconversions, et la crise actuelle n’a rien amélioré. “J’ai beau-coup entendu, parmi les personnes qui m’ont consul-tée, que celles qui envisageaient un nouveau départ étaient contentes de ne pas s’être lancées. Et celles qui l’envisagent sont, face à la crise économique, plus frileuses, dit Sylvie Raymakers. Beaucoup se rendent compte de la part de risque qu’il y a à changer quand on vit une telle crise. Ils vont donc essayer de trouver du sens dans ce qu’ils font, ou changer en interne, plutôt que de se lancer dans un nouveau business.”

Et puis, il faut avoir les moyens fi nanciers, le temps et avoir la possibilité de se reformer. Le changement de cap n’est pas à la portée de tous. “Bien se reconvertir ne se fait pas du jour au len-demain, confi rme Frédérique Génicot, consul-tante et coach entrepreneur. Si on peut décider de révolutionner sa vie pendant le confi nement, concrétiser ses projets prendra du temps.”

“Il n’y a pas simplement le monde d’avant, et le monde d’après, dit-elle. C’est beaucoup plus compliqué que cela. Le confi nement a sûrement permis à ceux qui en avaient le temps de réfl échir, et se poser. Mais après, la crise économique sera là aussi. Il faut donc être patient, doux avec soi-même, et bien entouré.”

Beaucoup remiseront-ils leurs rêves, ou les remettront-ils à plus tard, rattrapés par la réa-lité ? Justine, qui rêve de diminuer son temps de travail, sait qu’avec son poste de manager cela restera compliqué à négocier. Frédérique Génicot, elle, invite à l’optimisme. “Cette crise crée de nouveaux besoins, et peut donc aussi être source d’opportunités à saisir. Mais il faut rester prudent et bien se préparer. Changer de vie, ce n’est pas nécessairement une solution au mal-être res-senti. Il ne faut pas créer un problème dans l’espoir d’en résoudre un. C’est pour cela qu’il faut réfl é-chir, et investiguer.”

Un conseil bon à prendre pour les 22 % de tra-vailleurs interrogés par Stepstone, mais aussi pour Astrid, Barbara, Justine, Fabienne ou Stéphanie.

—Nathalie BampsPublié le 8 juin

* Certains de nos témoins ont demandé à rester anonymes. Les prénoms ont été modifi és.

SUR NOTRE SITE

courrierinternational.com

Retrouvez cet article de The Atlantic traduit en françaisen intégralité sur notre site.

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Page 38: Courrier International - 23 07 2020

38. À LA UNE Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

—Süddeutsche Zeitung Munich

Ce rendez-vous pourrait sans problème être une scène de carte postale. Pavés, tables de bistrot sur le trottoir, tasse de café et croissant, et le soleil qui brille. “J’adore Paris, déclare Thiên-Thanh Tran, mais je n’y viendrai plus qu’en touriste à l’avenir.”

Après quinze années au cours desquelles cette jeune provinciale est devenue parisienne, elle prend congé de la carte postale.

Le coronavirus n’est pas directement respon-sable de cette décision mais il a transformé en certitude une idée qui lui trottait dans la tête : il faut que je parte. Après le confinement, l’agence Paris, je te quitte [dédiée à l’accompagnement des Parisiens souhaitant s’installer en région] a publié un sondage sur les projets de déména-gement. Si 38 % des personnes interrogées vou-laient partir “le plus vite possible” en février, elles étaient 54 % en mai. Une agence dont le fonds de commerce consiste à vendre le rêve d’une vie hors de la capitale n’est certes pas la source la plus neutre, mais rien que le succès rencontré par Paris, je te quitte depuis trois ans – et le fait qu’il existe au moins deux autres agences misant sur le ras-le-bol de la capitale –, montre le peu d’attrait qu’offre cette ville dès lors qu’on y vit.

Alors qu’un retour à la normale s’amorce pour la plupart des Français après la première vague de Covid-19, une question demeure : que reste- t-il des idées nées pendant le confinement ? Que va devenir le désir collectif d’arbres, d’une maison, de calme ? Au fur et à mesure que le virus se répandait, on avait l’impression que le dégoût de la grande métropole gagnait le monde entier. “New York en vaut-elle encore la peine ?” deman-dait le New York Times en rapportant abondam-ment l’exode urbain précipité des Américains.

Près d’un quart des habitants de Paris ont passé ces deux mois de pause forcée à la campagne, à en croire les informations communiquées par les téléphones mobiles – dans leur résidence secon-daire ou sur le canapé-lit des parents, selon leurs moyens financiers. Les petites annonces immo-bilières des journaux ont indiqué une explosion de la demande de maisons avec jardin hors de Paris. Le coronavirus a accéléré un phénomène qui était en cours depuis des années : les Français n’aiment plus la ville de l’amour.

Le New York Times faisait également intervenir des hordes de personnes qui s’indignaient qu’on puisse vouloir quitter la ville. Le New-Yorkais reste à New York, puisque New York a besoin

Adieu Paris !On le croyait passager, mais l’exode urbain se poursuit. Depuis la fin du confinement, les Parisiens sont nombreux à vouloir concrétiser leurs projets de déménagement en région, relate ce quotidien allemand. Le prix de l’immobilier est un facteur déterminant.

de lui, telle était la logique. Cela ne semble pas s’appliquer à Paris. Quand Thiên-Than Tran a annoncé à ses connaissances qu’elle s’installait à Lyon, tout le monde s’est simplement déclaré content pour elle. Une biographie française stan-dard comporte en effet ces deux étapes : on s’ins-talle à Paris pour le travail à un moment, puis on finit par en repartir, pour cause d’épuisement.

Thiên-Tanh avait 20 ans lorsqu’elle a quitté Orléans pour venir à Paris travailler comme des-sinatrice de films d’animation. Elle a maintenant la mi-trentaine et sa fille aura bientôt 3 ans. “Tout ce qui me plaisait à Paris, je ne le supporte plus” : les expositions, les restaurants, les cinémas. Pendant le confinement, ces huit semaines où on n’avait pas le droit de s’éloigner de plus d’un kilomètre de son domicile, Thiên-Tanh a eu l’impression de n’avoir que du béton à offrir à sa fille.

À la naissance du premier enfant, on a envie de moins de saleté et de plus de place, les habi-tants des grandes villes du monde entier le savent. Cependant, Paris perd ses familles dans de telles

proportions que la ville s’en retrouve changée plus que de raison. Le nombre d’élèves du pri-maire baisse de 3 000 par an depuis 2015. Sur plus de 600 maternelles et écoles primaires pari-siennes, douze ont dû fermer rien qu’entre 2014 et 2018. D’une part parce que la crise financière de 2008 a découragé les Français à avoir beau-coup d’enfants, d’autre part à cause du coût de l’immobilier qui ne cesse d’augmenter. Il y a dix ans, on pouvait encore acheter un appartement pour 6 000 euros le mètre carré, en 2019, il fal-lait compter plus de 10 000 euros en moyenne.

Qu’est-ce que Thiên-Tanh a appris pendant ses années à Paris ? “Faire des économies. Et avoir l’air très occupée pour que personne ne vous adresse la parole”, confie-t-elle. Sa nouvelle vie, à Lyon, doit commencer dans deux semaines. Son mari travaille en libéral pour des sociétés du monde entier, peu importe où il est installé. Entre-temps, elle a fait des études de droit et va cher-cher un nouvel emploi à Lyon. Ils auront bientôt une grande terrasse, un appartement plus grand et des trottoirs suffisamment larges pour qu’on puisse y apprendre à un enfant à faire du vélo.

Thiên-Tanh parle de l’avenir avec un opti-misme qui correspond tout à fait aux annonces des agences ayant pour credo “Au revoir, Paris”. Les photos qui incitent à aller vivre à Bordeaux, au bord de la Méditerranée ou dans les Alpes, ressemblent à des photos de vacances. Certes, la plupart de ceux qui veulent quitter Paris sou-haitent s’installer plus près de leur famille ou de vieux amis, mais le soleil et la mer sont tout aussi importants. Il y a tellement de Parisiens aisés qui se sont installés à Bordeaux, à une heure de l’Atlantique seulement, qu’on voit des graffitis “Parisien rentre chez toi” sur les murs de la ville.

Réaliser un rêve. Si on voit les choses de façon positive, le virus pousse les gens à oser réaliser leur rêve. Il donne l’élan nécessaire à ceux qui veulent depuis longtemps s’installer à la cam-pagne ou dans une ville plus petite. Dans le même temps, il creuse aussi l’éloignement des Parisiens les uns des autres. La richesse et la pauvreté augmentent dans la ville. Quand on n’est ni très très riche ni très très pauvre, on va chercher son bonheur en banlieue, ou plus loin.

Plus on l’écoute, plus Thiên-Tanh a l’air déchi-rée. Vivre à Paris aurait aussi permis à sa fille de fréquenter les meilleures écoles. Et puis, il y a une vieille peur qui revient quand on part pour une ville plus petite. “Quand j’étais enfant à Orléans, mes camarades de classe me lançaient des injures racistes, j’étais la seule dont les parents

↑ Dessin d’Ale+Ale, Italie.

LE CORONAVIRUS A ACCÉLÉRÉ UN PHÉNOMÈNE EN COURS DEPUIS DES ANNÉES : LES FRANÇAIS N’AIMENT PLUS LA VILLE DE L’AMOUR.

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Page 39: Courrier International - 23 07 2020

Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020 ET SI ON CHANGEAIT DE VIE ? 39

—Mainichi Shimbun (extraits) Tokyo

Depuis l’épidémie de Covid-19, l’idée de quit-ter la ville pour s’installer en zone rurale séduit de plus en plus de Japonais. Le télé-travail et l’enseignement à distance ayant réduit la nécessité de vivre en ville, beau-coup de citadins envisagent plus sereine-

ment cette option, tandis que le gouvernement et les collectivités locales appellent de leurs vœux une revitalisation des régions. Ces signes de changement vont-ils remettre en question la tendance à l’hyperconcentration de Tokyo ? Nous sommes allés enquêter sur le terrain.

Un jour de semaine du début du mois de juin, les doux rayons du soleil de l’après-midi s’attardent sur une maison traditionnelle d’Odawara [ville située à 80 kilomètres au sud de la capitale]. La mer est à trois minutes à pied. Pendant ses pauses, Shuichi Nagao, 26 ans, descend sur la plage et contemple la baie de Sagami, un rituel auquel il n’avait pas droit auparavant. “Je n’avais pas le temps de respirer comme ça”, dit-il en souriant. Shuichi travaille au département des ressources humaines d’une grande société informatique de Tokyo. Quand le Covid-19 a commencé à se pro-pager, on lui a demandé de faire du télétravail et, à partir du mois de mars, il est resté confiné des journées entières dans son studio d’Ebisu, un quartier du centre de la capitale. Tandis que les magasins fermaient les uns après les autres, il a commencé à se dire qu’il n’y avait plus “aucun sens à payer un loyer élevé pour vivre à Tokyo”.

En mai, il a résilié son bail. Son entreprise ayant maintenu la règle du télétravail après la levée de l’état d’urgence, il n’a toujours pas l’obligation de se rendre au bureau. Il vit actuellement dans la région de Tokyo, où il change de lieu de résidence une à deux fois par semaine en recourant aux ser-vices d’ADDress, une start-up qui, moyennant une somme forfaitaire, permet à ses membres d’accé-der à un réseau national de chambres gérées par ses soins. “Cela m’a permis de rencontrer des gens que je n’aurais jamais pu croiser à Tokyo. Depuis que j’ai découvert ce mode d’existence, ma vision de la vie a changé”, explique-t-il.

Depuis le début de l’épidémie, un nombre crois-sant de citadins envisagent de changer de vie en s’installant à la campagne. Shoki Hosokawa, 27 ans, directeur commercial chez Lancers, une société informatique située à Tokyo, souhaite retourner dans sa région natale de Sendai [dans le nord-est du pays]. Ayant perdu des proches ces dernières

LE JAPON A LES YEUX TOURNÉS VERS LA PROVINCEPortés par les plaisirs insoupçonnés du télétravail, certains Japonais aspirent à une vie moins trépidante, moins onéreuse, que celle qu’ils connaissent dans les mégapoles de l’archipel.

années, il lui est devenu difficile mentalement de vivre loin des siens. À la mi-février, lorsqu’il a commencé à faire du télétravail, il s’est rendu compte qu’avec les appels vidéo et les textos, il pouvait vivre n’importe où sans que les ventes de l’entreprise ne s’en ressentent. Avec la géné-ralisation du télétravail, seuls 10 % des employés de l’entreprise continuent à se rendre au bureau. Lancers a même commencé à embaucher des ingénieurs en province pour travailler à dis-tance. “Je voudrais relever un nouveau défi en tra-vaillant pour la même entreprise depuis ma région natale”, confie Shoki, qui s’apprête à sauter le pas.

Les employés d’entreprise ne sont pas les seuls à vouloir changer de vie. Hinako Sekihime, 22 ans, qui vit à Fuchu, dans la périphérie de Tokyo, et suit une formation dans une université de la capi-tale pour enseigner dans le primaire, est elle aussi dans ce cas. Bien qu’elle soit née et ait grandi à

Tokyo, elle trouve que “les liens entre les habi-tants sont moins forts” que sur l’île d’Amami, où se trouve la maison de ses grands-parents et où elle retourne plusieurs fois par an.

Or à l’université aussi, il est possible de suivre des cours à distance et d’organiser des pots en ligne avec des amis. Persuadée de mener une vie plus riche en province, où elle pourra entretenir des relations étroites avec les habitants, Hinako a postulé pour un emploi de gardienne d’une résidence pour étudiants de la ville de Karatsu (dans le sud du Japon) en passant par Smout, une application relayant notamment des offres d’emploi de collectivités locales. “Dans la vie de tous les jours, j’aurai davantage de contacts avec les enfants que si j’enseignais dans une école de Tokyo.”

L’intérêt pour les zones rurales ne cesse de grandir. Du 24 avril au 1er mai, la société Gakujo a réalisé une enquête auprès des jeunes de 20 à 30 ans souhaitant changer d’emploi, et 36 % des interrogés ont exprimé l’envie de “travailler en province”, soit 14 points de plus que lors de l’en-quête de février. En mai, le nombre d’abonnés à l’application Smout a également augmenté de 50 %

venaient du Vietnam”, confie-t-elle. Ça ne lui est jamais arrivé à Paris, “c’est une ville cosmopolite, je me suis vraiment épanouie ici”. Elle se demande comment ça va se passer pour sa fille.

Le café où Thiên-Tanh a voulu qu’on se retrouve est sur la Butte-aux-Cailles, une colline dans le sud de Paris. Une rue qui ressemble à une place de village animée. Pas de frénésie, les gens saluent des connaissances dans la rue. “Plus un quar-tier est sympa, plus les loyers sont inabordables”, déplore-t-elle. Sa fille va à la maternelle qui est juste à côté du café, mais l’appartement de la famille est plus loin.

Il y a quelques jours, une petite association a installé un poulailler pour quarante-huit heures [dans le cadre du festival Les 48 heures de l’agri-culture urbaine]. Les enfants pouvaient nourrir les animaux pendant que les parents buvaient du vin blanc à côté. Ils avaient tout simplement fait venir en ville la vie à la campagne dont ils semblent tous rêver. On attendait la maire, qui s’était annoncée et n’est jamais venue, et tout le monde était d’accord autour du poulailler : fina-lement, la vie est devenue meilleure avec le coro-navirus. Sans tourisme de masse, et après deux mois d’isolement, les gens apprécient davantage d’avoir des voisins et un “café du coin”.

Si seulement on avait les moyens de vivre cette vie.

—Nadia PantelPublié le 27 juin

“JE VOUDRAIS RELEVER UN NOUVEAU DÉFI EN TRAVAILLANT POUR LA MÊME ENTREPRISE DEPUIS MA RÉGION NATALE.”

Shoki Hosokawa, DIRECTEUR COMMERCIAL CHEZ LANCERS

SOURCE

MAINICHI SHIMBUNTokyo, JaponQuotidien3 960 000 ex. (édition du matin), 1 660 000 (édition du soir au contenu très différent)mainichi.jpFondé en 1872 sous le nom de Tokyo Nichi Nichi Shimbun, le Mainichi Shimbun est le plus ancien quotidien japonais. Il a pris la dénomination actuelle en 1943 lors d’une fusion avec l’Osaka Mainichi Shimbun. Centriste, le “Journal de tous les jours” est le troisième quotidien national du pays par la diffusion. Il a bénéficié, au début du siècle dernier, de la collaboration de prestigieux écrivains tels qu’Ogai Mori ou Ryunosuke Akutagawa.

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40. À LA UNE Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

—Fergananews (extraits)Moscou

Anna et Valéra Bolt, randonneurs cyclistes, vivent selon le principe six mois sur les routes, six mois “au coin du feu”. Les deux jeunes gens se sont rencontrés par hasard : Anna et son teckel Kapa rejoi-gnaient à vélo Magadan [en Extrême-

Orient russe] depuis Naberejnyé Tchelny [grande ville du Tatarstan séparée de Magadan par 5 300 kilomètres], tandis que Valéra roulait vers la Malaisie depuis Pastavy, en Biélorussie. Au bout d’une centaine de jours de route, leurs chemins se sont croisés et ils ont continué le voyage ensemble, modifiant leur destination, mais aussi leur situation familiale. “Je suis partie célibataire en randonnée pour six mois, et je suis revenue mariée”, aime à dire Anna.

Avant d’adopter cette vie “en roue libre”, Anna travaillait dans une agence de pub dont elle diri-geait le service marketing web, faisait la fête en boîte, s’achetait les derniers smartphones et autres accessoires d’une vie bien établie. Mais un jour elle a compris qu’elle ne ressentait ni bon-heur ni harmonie intérieure. “Il a fallu que je sois honnête avec moi-même : qu’est-ce que j’aimais vrai-ment ? C’était clair – mon teckel Kapa, les voyages, et le vélo”, raconte Anna. À cette époque, le vété-rinaire avait diagnostiqué un cancer à Kapa, il lui restait deux mois à vivre. Anna a décidé de partir pour Magadan rendre visite à sa mère qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps. Elle a embarqué Kapa et a pris la route. C’était sa pre-mière randonnée qu’énormément de gens ont suivie sur Internet. Elle recevait de l’aide, des

En roue libre dans l’espace post-soviétique

Anna et Valera avaient changé de vie avant la pandémie. Ce jeune couple russo-biélorusse combine voyages au long cours sur deux roues et gestion d’une petite entreprise qu’il fait tourner dès qu’il s’arrête quelque part.

par rapport au mois précédent. Et le nombre des membres d’ADDress qui, moyennant un forfait, peuvent passer d’un lieu de résidence à l’autre a été multiplié par 1,2. Dans le passé, il y a déjà eu des mouvements d’exode des villes vers les cam-pagnes. Mais comme cela supposait un change-ment d’emploi, ils ont été d’une ampleur limitée. Aujourd’hui, les obstacles sont moins importants du fait de la généralisation de pratiques en ligne comme le télétravail et l’enseignement à distance.

Le 28 mai dernier, lors une visioconférence avec l’Assemblée des gouverneurs des préfec-tures, Yasutoshi Nishimura, le ministre chargé du Redressement économique, a exprimé ses attentes vis-à-vis du mouvement de migration vers les campagnes. “Le désir de travailler dans les zones rurales en faisant du télétravail plutôt qu’en ville où le risque de contamination est élevé est de plus en plus grand”, a-t-il dit. Ce à quoi le prési-dent de l’assemblée, Kamon Iizumi, gouverneur de la préfecture de Tokushima, a répondu : “On a constaté que les zones urbaines étaient très exposées aux maladies infectieuses. Il faudrait s’orienter vers un État aux services plus décentralisés.”

Depuis le troisième plan national d’aménage-ment du territoire, lancé en 1977 pour faire face à l’aggravation des problèmes environnementaux et de pollution ainsi qu’à la saturation du trafic, la nécessité de réduire l’hyperconcentration de Tokyo par une revitalisation des régions repré-sente un enjeu majeur pour l’administration.

À partir des années 1990, le débat sur la décon-centration des services rassemblés dans la capi-tale et le redécoupage du territoire en grandes unités administratives a été engagé, puis sus-pendu à maintes reprises.

En 2014, le gouvernement de Shinzo Abe a mis en place un comité de lutte contre le déclin démographique et de revitalisation de l’écono-mie locale. La stratégie fixée pour la première phase (2015-2019) a été d’équilibrer d’ici à 2020 les transferts de domicile entre la région métropoli-taine de Tokyo (préfectures de Tokyo, Kanagawa, Saitama et Chiba) et la province, en vue de réduire l’hyperconcentration dans la région de la capi-tale. Les transferts de domicile vers Tokyo ont néanmoins augmenté de 30 % entre 2014 (116 048) et 2019 (148 783). Pour le ministère des Affaires intérieures et des Communications, cette ten-dance est le signe que “les jeunes sont attirés par le niveau élevé de l’enseignement et les bonnes condi-tions salariales”. Pour la deuxième phase du plan (2020-2024), le gouvernement a reporté à 2024 l’objectif d’un équilibre des transferts de domi-cile, mais sans définir de politique concrète. Cependant, la propagation du Covid-19 dans des zones densément peuplées telles que Tokyo et Osaka ayant mis à nouveau en évidence les

“risques urbains” (épidémies, mais aussi séismes de grande magnitude et inondations), le gouver-nement a saisi l’occasion pour rattraper le retard accumulé jusqu’ici.

De leur côté, les collectivités locales s’efforcent de “renforcer les mesures de soutien à l’emploi” et de répondre à la demande des entreprises qui sou-haitent répartir les risques. Le 4 juin, lors d’une conférence de presse, le secrétaire général du Cabinet, Yoshihide Suga, a déclaré : “L’adoption de nouvelles méthodes de travail est beaucoup plus répandue que par le passé et nous ferons notre pos-sible pour que cette tendance se pérennise et que la réduction de l’hyperconcentration à Tokyo et la revitalisation des régions deviennent des réalités.”

L’attrait de la banlieue. Pour le professeur émé-rite Nobuo Sasaki, qui connaît bien le thème de la décentralisation, “les régions doivent saisir l’oc-casion qui s’offre à elles d’accueillir des entreprises et des citadins et de faire en sorte qu’ils puissent accéder à des bureaux et des logements pourvus des outils de communication adaptés”. Même si les zones rurales font l’objet d’un regain d’intérêt, la décision n’est pas toujours facile à prendre, si bien que les ban-lieues, qui offrent un compromis entre la ville et la campagne, jouissent d’une popularité accrue. Selon le site Suumo, de la société de services immobiliers Recruit Sumai Company, entre les mois de janvier et d’avril, le nombre de demandes d’information sur les nouvelles constructions a été multiplié par 1,86 pour Chigasaki (préfec-ture de Kanagawa), 1,67 pour Yachimata (préfec-ture de Chiba), et 1,66 pour l’arrondissement de Chuo de la ville de Chiba, ce qui montre que les banlieues situées dans la région métropolitaine de Tokyo sont très recherchées.

Yoichi Ikemoto, le rédacteur en chef de Suumo, pense qu’“il y aura un mouvement vers les banlieues, où la végétation est plus abondante et où la proximité de gares rend les transports plus pratiques, mais il est peu probable que l’on assiste à une soudaine accé-lération de la migration vers des zones rurales plus éloignées”. Selon Osamu Nagashima, président de la société de conseil immobilier Sakura Jimusho, “les avantages de vivre en centre-ville ne se limitent pas aux transports ; il y a aussi les commerces, les écoles, les hôpitaux et autres. Avec le confinement, l’épidémie de coronavirus a mis en évidence l’inté-rêt de résider dans un lieu où tout est accessible.”

Le travail peut représenter un autre obstacle. Selon une enquête réalisée en avril par Recruit Sumai Company, le pourcentage de télétravail-leurs n’a pas dépassé 20 % dans les secteurs où la présence est indispensable, en particulier la méde-cine, le commerce, la construction et les trans-ports. Pour la majorité de ces professions, il n’est pas facile de travailler à distance et l’installation dans les zones rurales implique un changement d’emploi. Comme le souligne le rédacteur en chef de Suumo, “la crise du coronavirus a entraîné une précarisation de l’emploi et beaucoup se demandent aujourd’hui s’ils pourront faire valoir leurs compé-tences dans leur nouveau lieu de résidence et quel sera leur avenir professionnel”.

 —Atsuko Motohachi, Daichi Matsuoka, Shinichi Akiyama, Hironori Takechi

Publié le 14 juin

“IL EST PEU PROBABLE QUE L’ON ASSISTE À UNE ACCÉLÉRATION DE LA MIGRATION VERS DES ZONES RURALES ÉLOIGNÉES.”

Yoichi Ikemoto, RÉDACTEUR EN CHEF DE SUUMO

Afrique du SudTROUVER L’ÉQUILIBRE “Lorsque vous avez déménagé d’Abuja [la capitale du Nigeria] à Berlin, vous avez troqué le son des générateurs électriques contre le bourdonnement quasi imperceptible des radiateurs, les égouts à ciel ouvert pour les rues pavées, les repas épicés pour la nourriture fade”, écrit Elnathan John pour The Continent. Dans cette nouvelle, le romancier sud-africain raconte une vie d’exil pareille à la sienne, du Nigeria à l’Allemagne, et son déchirement intérieur permanent.Puis est venue la pandémie de Covid-19, et le héros d’Elnathan John a “enfin découvert le calme au milieu du bouleversement” que chacun de nous a vécu, écrit l’hebdomadaire sud-africain.“Maintenant, alors que tout le monde se remet des incertitudes de cette pandémie qui a changé le visage des villes et des pays, qui a changé la terre, l’air et la mer, un étrange calme s’abat sur vous. Partout, vous le voyez dans leurs yeux, il y a des gens non amarrés – ils se tiennent à 1,5 mètre des autres –, ils trouvent des moyens de ne pas toucher les poignées de porte. Et pour la première fois depuis longtemps, vous vous sentez chez vous dans ce monde, où chacun semble flotter, à la recherche de l’équilibre.”

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Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020 ET SI ON CHANGEAIT DE VIE. 41

conseils, mais aussi de l’argent, grâce à la “jour-née à 100 roubles”, où un jour par mois tous ceux qui le souhaitaient pouvaient lui faire un vire-ment de 100 roubles [1,25 euro].

Il lui est arrivé plein d’aventures. La nuit, c’était effrayant de devoir dormir seule dans la forêt, le moindre bruit lui faisait redouter un danger potentiel, elle voyait des ours partout. Mais ça, c’était avant de rencontrer Valéra. Avec lui, elle n’a plus eu peur. Kapa n’a plus eu envie de mourir et a vécu deux années de plus. Mais lors d’un de leurs voyages, alors que le jeune couple s’était arrêté à Douchanbé [capitale du Tadjikisatn en Asie centrale] pour l’hiver, son état a empiré. Transportée à Tachkent [capitale de l’Ouzbé-kistan voisin] dans une clinique vétérinaire, la chienne n’a pas pu être sauvée. Elle a été enterrée dans un magnifique jardin d’amandiers, qu’Anna et Valéra se sont promis de visiter au printemps suivant à la floraison. C’est là qu’est née l’idée de leur nouveau périple : l’Ouzbékistan.

L’automne dernier, ils se sont donc lancés dans un grand voyage à travers l’Asie centrale. Ils ont préparé leurs bagages, vérifié leurs vélos, installé leurs nouveaux compagnons – les deux toy terriers Boltik et Volka, et la joyeuse équipe a quitté Minsk [capitale de la Biélorussie] au début du mois de septembre. Ils prévoyaient de passer le nouvel an dans la capitale ouzbèke en buvant le champagne sous le ciel de Tachkent. Ils ont ainsi roulé à travers la Biélorussie, la Russie, le Kazakhstan puis l’Ouzbékistan. À Briansk [sud-ouest de Moscou], il a fallu envoyer les vélos par transporteur à Astrakhan [à 1 200 kilomètres au sud-est de Moscou au bord de la mer Caspienne],

car les conditions climatiques ne permettaient pas de continuer à vélo. Ils ont rejoint Astrakhan en covoiturage avant de se remettre en selle.

Ils ont séjourné dans le désert, dormi sous la tente, se sont brûlé les mains avec le froid, et aussi avec les chaufferettes, ont observé des tortues, rencontré des renards et redouté les habitants peu amènes des steppes. Une peur infondée, du reste. Malgré leurs a priori et cer-taines mises en garde, ils n’ont rencontré que des gens bienveillants et aimables sur leur chemin. En novembre, ils ont passé sans encombre la

frontière entre le Kazakhstan et l’Ouzbékistan. Mais à 100 kilomètres de Boukhara, Anna a pris conscience qu’elle était rassasiée d’impressions et qu’elle n’irait pas plus loin. “Je me suis arrêtée et j’ai dit à mon mari que j’étais comblée, que j’avais trouvé tout ce que je cherchais dans ce voyage, que je ne voulais pas continuer. Nous avons attrapé une voiture qui nous a conduits jusqu’à Boukhara. Voilà comment nous avons changé notre lieu d’hivernage pour Boukhara. Notre destination initiale (Tachkent) n’était pourtant qu’à deux semaines de route.”

À Boukhara, le couple a loué un appartement douillet dans un immeuble neuf et a repris une

vie “normale”. Eh oui, même en voyage, il faut travailler. Le couple a sa petite entreprise : ils fabriquent des sacs ingénieux pour petits chiens qu’ils vendent dans le monde entier. Lorsqu’ils s’arrêtent quelque part pour longtemps, Anna et Valéra achètent du tissu, de la mercerie, une machine à coudre et se mettent à l’ouvrage.

Le 14 mars, les deux jeunes gens ont repris leurs vélos et ont quitté Boukhara en direction de Douchanbé. Deux jours plus tard, réfugiés sous leur tente pour la nuit, ils se sont connec-tés à Internet et ont découvert dans les com-mentaires de leurs abonnés sur Instagram que l’Ouzbékistan avait fermé ses frontières. Voilà comment la pandémie a bousculé leurs projets. Anna et Valéra ont dû retourner à Boukhara.

Confinés en Ouzbékistan. “Le problème, c’est que j’ai la citoyenneté russe, alors que mon mari est biélorusse. Nos deux ambassades nous ont donné la même réponse : on peut vous rapatrier, mais chacun dans votre pays. Et nous transportons uniquement les humains, il faudra abandonner vos chiens. Ainsi que vos vélos, probablement”, raconte Anna. Cette solution ne convenait en aucun cas à la petite famille. Ils ont donc décidé de passer le confine-ment en Ouzbékistan. “Les propriétaires de l’ap-partement n’avaient pas encore trouvé de nouveaux locataires, ils nous ont repris avec plaisir.”

Le confinement s’éternisait. Au lieu des deux ou trois semaines attendues, les mesures excep-tionnelles ont été prolongées jusqu’à nouvel ordre. “Il était interdit de sortir, tous les magasins étaient fermés à l’exception des épiceries. La police patrouillait dans les rues. Tout était régulièrement désinfecté, l’air était chargé de chlore, de peur et de vapeurs de goudron : la canicule est arrivée, il fai-sait près de 50 °C. Nous n’avions plus de commandes de sacs, et donc rapidement, plus d’argent, poursuit Anna. Nous avons songé à quitter l’appartement pour planter la tente dans la rue. Heureusement, les propriétaires nous ont laissé occuper l’apparte-ment gratuitement, et nous apportaient même des provisions. Pareil soutien dans une période aussi compliquée est vraiment très précieux et touchant. Cher Bakhtier-aka et Nafissa-opa ! Nous aimerions vous exprimer notre immense gratitude pour votre humanité et votre compréhension”, s’exclame Anna.

Anna et Valéra ont passé deux mois et demi dans l’incertitude, échangeant avec les ambas-sades de leurs pays, écrivant à différents minis-tères et autres administrations. Personne ne savait que faire de deux citoyens de deux pays différents, leurs chiens et leur volumineux char-gement. Pourtant, au bout de trois mois, les diplo-mates biélorusses ont fit en sorte que le couple, les chiens et les bagages embarquent sur un vol privé qui rapatriait à Minsk les salariés d’une entreprise. Anna et Valera ont laissé derrière eux ces six mois singuliers en Ouzbékistan. L’avenir leur réserve le tournage d’un film adapté du livre Pourquoi rester à la maison ? écrit par Anna, ainsi que leur participation à un cycle documentaire sur les gens qui ont vécu une situation délicate en plein confinement. Et la petite famille a déjà des projets de randonnées futures.

—Svetlana BagramovaPublié le 4 juillet

ILS ONT SÉJOURNÉ DANS LE DÉSERT, DORMI SOUS LA TENTE, SE SONT BRÛLÉ LES MAINS AVEC LE FROID, ET AUSSI AVEC LES CHAUFFERETTES.

↑ “Anna et Valera : “Pourquoi rester à la maison ?”Dessin de @achegodomasidetwww.instagram.com

SOURCE

FERGANANEWSMoscou, Russieenews.fergananews.comFergananews est une agence d’information suivant l’actualité des pays d’Asie centrale issus de l’ex-URSS, grâce à des correspondants dans toutes les grandes villes de la région.

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42. À LA UNE Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

—The Atlantic (extraits) Washington

Les preppers [les adeptes du prepping, la pré-paration] du monde entier se sont retran-chés chez eux ou dans leur bunker pendant l’épidémie de Covid-19. Avoir un stock de vivres longue conservation relève pour eux du b. a.-ba, et tenir une saison ou deux sans

s’aventurer dehors représente donc une épreuve avant tout psychologique. J’ai passé ces trois dernières années à interviewer des gens qui se préparent à une catastrophe à venir. Certains

NOUS DEVRIONS TOUS DEVENIR SURVIVALISTES

La pandémie a amené ce géographe américain à porter un œil neuf sur ces individus suréquipés, prêts à vivre en autonomie pendant des mois en cas d’apocalypse. Jusque-là, il les voyait plutôt comme des farfelus.

cas vous vous êtes sans doute dit qu’il était un peu bizarre. C’était mon cas, tandis que je sillon-nais le globe pour écrire un livre à ce sujet. Plus maintenant. Si les preppers ont longtemps été tournés en ridicule, j’imagine que bon nombre d’entre nous allons adopter une partie de leurs habitudes, ou en tout cas faire de la place dans nos placards et dans nos garages pour y stocker des denrées non périssables.

Le fait d’emmagasiner des produits de base donne aux gens une impression de maîtrise dans les périodes d’incertitude, et la ruée de 2020 sur le papier toilette tenait ici de la prophétie auto-réalisatrice. La crise nous a également cruelle-ment rappelé que nos modes de vie n’étaient pas faits pour la distanciation sociale. J’ai des amis à Londres, New York, Los Angeles ou Sydney qui ne savent pas cuisiner et qui n’ont d’ail-leurs pas la place de faire des réserves. Un tel degré de dépendance vis-à-vis de la société pour des produits de première nécessité consterne les preppers, qui s’empressent de rappeler qu’il y a quelques siècles le fait de ne pas avoir assez de vivres et de combustible pour passer l’hiver relevait ni plus ni moins du suicide.

Il y a deux ou trois ans, je m’étais rendu à Chiang Maï, en Thaïlande, pour interviewer un riche prepper canadien, employé sur une

plateforme pétrolière. Il m’avait demandé de l’appeler “Auggie”. J’étais surpris de ce choix de l’anonymat car qu’il était en train de construire la maison la plus reconnaissable que je n’avais jamais vue. Poussant la pensée survivaliste à son extrême, il se faisait construire une éco-forteresse composée de quatre villas qu’il allait garnir de suffisamment de vivres pour tenir en autarcie plusieurs mois. Il en destinait trois à la vente. Le propre fortin d’Auggie était un cube de béton sur trois niveaux, aux fenêtres pare-balles, agrémenté d’un atrium ouvert sur le ciel. Il prévoyait d’installer des treilles sur les murs intérieurs pour y faire courir des fruits de la passion au-dessus de la piscine. Il m’expli-quait que ce bâtiment 100 % autonome, niché au milieu d’un verger abandonné, au bout d’un vil-lage reculé, serait équipé de dispositifs de vidéo-surveillance, de sas de sécurité, d’une pièce de survie et d’un abri antiatomique qui ferait éga-lement office de spa.

Il avait donné un nom à cette planque per-sonnalisée : Sanctum, “sanctuaire” en latin, un terme qui désigne à la fois un lieu sacré et un refuge. Pour Auggie, l’endroit remplissait ces deux fonctions, en étant à la fois un lieu où se mettre à l’abri et où étudier et pratiquer le déve-loppement personnel pendant la crise qui, il en était persuadé, nous pendait au nez.

Et, ça y est, nous y sommes.

AUGGIE A DONNÉ UN NOM À SA PLANQUE PERSONNALISÉE : SANCTUM, “SANCTUAIRE” EN LATIN, QUI DÉSIGNE À LA FOIS UN LIEU SACRÉ ET UN REFUGE.

m’ont écrit dès les premiers jours de la pandé-mie, depuis leur redoute, pour me faire part de leur consternation mêlée de sarcasme devant les reportages montrant des gens amonceler fréné-tiquement des provisions dans leur caddie – du gel hydroalcoolique, de l’eau en bouteille et, bien sûr, du papier toilette. L’un d’eux m’a écrit : “Ces gens-là attendent qu’il pleuve à verse pour réparer la fuite qu’ils ont dans le toit.”

Peut-être un de vos voisins était-il prêt à affron-ter cette pandémie. Peut-être saviez-vous qu’il faisait des réserves avant la catastrophe, auquel

REPENSER LE MONDECet article est extrait de notre hors-série Repenser le monde : De notre quotidien à notre façon de travailler, de l’économie à la géopolitique, la pandémie de Covid-19 a tout bouleversé. L’occasion de partir sur de nouvelles bases ? Un numéro en vente actuellement chez votre marchand de journaux.

À lire

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Page 43: Courrier International - 23 07 2020

Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020 ET SI ON CHANGEAIT DE VIE ? 43

Le Covid-19 ne nous changera pas pour toujoursLe monde après le Covid-19 sera-t-il si différent du monde d’avant ? Serons-nous si différents ? Non, tranche cette tribune sarcastique publiée par le mensuel américain The Atlantic, à rebrousse-poil des prédictions les plus audacieuses.

“Prévoir à long terme alors que nous sommes seulement au début de la crise du Covid-19, c’est un peu comme vouloir prédire à quoi ressemblera le monde de l’après-guerre trois semaines après Pearl Harbor”, plaisante Ken Budd. Journaliste et écrivain voyageur, il signe pour The Atlantic une tribune grinçante sur les prédictions qui ont accompagné les premières semaines de la pandémie. Moins de transports publics, des salles de spectacle vides, la fin des embrassades, voire l’effacement de l’individu pour une société du contrôle : une “vision déprimante de ce qui nous attend”. “Faire des paris sur l’avenir est l’exercice préféré de nombreux journalistes, futurologues et intellectuels, mais ils se plantent souvent.”“Tout le monde pense que la vie après le Covid-19 sera dominée par la peur, non pas provisoirement mais jusqu’à la fin des temps. Ces prophètes de malheur sous-estiment le côté dur à cuire de l’humanité – notre capacité à affronter la peste, à survivre aux pires atrocités et notre endurance à toute épreuve. L’humanité a résisté aux incendies, aux sécheresses, aux guerres civiles, à deux guerres mondiales, au terrorisme, à la famine, aux inondations, aux abeilles tueuses, à Honey Boo Boo [une émission de télé-réalité] et à l’imminence d’un cataclysme nucléaire. Nous avons beau être insatiables, bornés et violents, nous sommes aussi des créatures douées de résilience.”L’humanité s’est toujours relevée pour repartir de plus belle, avance l’auteur : “Les crises bouleversent rarement l’ordre établi. Elles ne font qu’accélérer des tendances préexistantes. […] Après la peste noire, nous avons connu la Renaissance. Après la grippe espagnole en 1918, les Années folles. Alors pourquoi serions-nous condamnés à devenir les États-Unis de l’agoraphobie et à passer le reste de notre vie à désinfecter nos colis Amazon.”Citant une étude selon laquelle “les rescapés d’un traumatisme considèrent leurs difficultés comme un ‘tremplin vers l’épanouissement’”, Ken Budd conclut : “Nous allons sans doute sortir de cette pandémie avec le désir d’une vie plus riche et plus intense, pas celui de passer plus de temps devant nos écrans ou de rester cloîtrés chez nous.”

OpinionMême avant l’arrivée du Covid-19, le prep-ping n’était déjà plus un marché de niche aux États-Unis. Un sondage réalisé en 2017 par la société de technologie financière Finder révélait que 20 % environ des Américains avaient acheté du maté-riel de survie cette année-là, et 35 % assuraient qu’ils avaient déjà ce qu’il fallait pour faire face à une crise. J’imagine que bon nombre d’entre eux jugent aujourd’hui que leurs préparatifs étaient insuffisants. Certains gardaient sans doute une lampe de poche et une trousse de secours dans leur garage ou sous leur lit, voire avaient acheté un “sac d’évacuation” tactique permettant de tenir trois jours pour 49,99 dollars sur Amazon, mais seuls les esprits les plus cyniques avaient stocké des vivres, de l’eau, des médicaments, du combustible, des outils, des armes et du maté-riel pour plusieurs mois.

En 2013, au moins 3,7 millions d’Américains se déclaraient survivalistes, selon le site d’infor-mation financière 24/7 Wall Street. Bon nombre d’entre eux, soupçonnant l’État de ne pas avoir les moyens de les protéger après des décennies de coupes claires dans le secteur public, ont fait des réserves à tour de bras, à la manière des premiers colons. Dans une interview donnée à Bloomberg en 2017, Aaron Jackson, alors direc-teur général de Wise Company, une société de Salt Lake City spécialisée dans la fabrication de produits lyophilisés affichant une durée de conservation de vingt-cinq ans, déclarait que ses aliments étaient des produits de première néces-sité que tout Américain se devait de posséder en ces temps incertains. […] L’entreprise com-mercialise [des kits alimentaires conditionnés dans] des seaux en plastique noir sur des palettes valant 9 499,99 dollars pièce. Ce garde-manger vendu par correspondance est censé permettre de fournir trois repas par jour à une famille de quatre personnes pendant un an.

Secret honteux. Si vous êtes un prepper, vous ne vous en êtes sans doute ouvert à personne. Mon frère, qui savait depuis des années que j’écrivais un livre sur le sujet, m’a confié son secret voilà seulement quelques semaines : il avait un box rempli de vivres lui permettant de tenir deux ans, plusieurs masques N95 [l’équi-valent des FFP2 européens], des talkies-walkies longue portée et un petit arsenal. La crise ayant fini par éclater, il a ouvert son box. Le fait qu’il ne m’en ait jamais parlé m’a agacé, même si ça n’avait rien d’étonnant.

S’il est resté si discret, c’est parce que le fait de constituer des réserves est souvent associé à une pathologie, d’après un article scientifique signé l’année dernière par Kezia Barker, de la Birkbeck University of London. Nous sommes censés faire confiance à l’économie, aux chaînes d’approvisionnement et au marché pour nous fournir ce dont nous avons besoin, sans remettre en cause la résilience de cette économie mon-dialisée. Seulement voilà, à l’heure où ces sys-tèmes vacillent sous l’effet d’une catastrophe planétaire, les dangers d’une telle confiance dans le marché libre apparaissent au grand jour. Au fond, le prepping est une forme de militan-tisme, de rempart contre les fausses promesses

du capitalisme, de l’idée d’une croissance éter-nelle et de ressources intarissables.

Je me trouve aujourd’hui retranché dans une sorte de bunker au sud de Los Angeles – chez ma mère de 78 ans, avec un stock de vivres, dans une maison isolée, dans un lotissement sécurisé. Comme mon frère, j’ai acheté des talkies-walkies et un stock de vivres, je cultive un potager et je n’ai pas besoin de me ruer dans les magasins en cas de coup dur. On a quand même dû quitter la maison tous les trois jours environ pour aller chercher les médicaments de ma mère et l’ame-ner à ses rendez-vous médicaux. J’imagine que des preppers endurcis comme Auggie, à Chiang Maï, secoueraient la tête d’un air désapprobateur.

Je lui ai envoyé un message récemment pour lui demander s’il était réaliste de penser que l’on pouvait se préparer à toute éventualité. Il m’a répondu aussitôt : “J’ai conçu un kit de protection contre la fièvre Ebola il y a quelques années, quand je pensais que l’épidémie se propagerait.” Ses amis à l’époque jugeaient une telle mesure superflue. Aujourd’hui, il a déballé sa combinaison et son masque équipé d’un purificateur d’air fonc-tionnant sur batterie. Je l’imagine bardé de ce matériel dans sa forteresse et je me souviens de certaines de mes questions teintées de scepti-cisme dont je le bombardais pendant ma visite. Je sens mes joues s’empourprer. Et puis le mes-sage suivant est arrivé.

“Les preppers passent moins pour des dingues quand il y a une pandémie, pas vrai ?” Auggie vient de vendre deux des trois villas disponibles à Sanctum.

Ces trois ou quatre dernières années, j’ai visité des immeubles de luxe installés dans des silos à missiles, des complexes sécuri-sés dans les Grandes Plaines [vaste région du centre des États-Unis, s’étendant du sud du Canada au Texas], j’ai rencontré des groupes faisant pousser leur nourriture dans des forêts à l’abri des regards, des gens fabriquant des véhicules blindés.

La plupart ne se préparaient pas à un cata-clysme et ricanaient même à cette idée. Le prep-ping, pour eux, consistait à se préparer de manière à pouvoir aborder en confiance les catastrophes qui ne manquent pas de surve-nir dans une existence. Cette pandémie, dont ils jugent la gravité “moyenne”, nous oblige de fait à reconnaître les échecs de notre sys-tème social, économique et politique, et nous devrions tous, collectivement, nous employer à le rendre plus résilient en cas d’urgence. D’ici là, en attendant le prochain “gros coup dur”, le fait de se préparer, ne serait-ce qu’un peu, permet au moins de soulager ce système.

—Bradley GarrettPublié le 3 mai

“LES PREPPERS PASSENT MOINS POUR DES DINGUES QUAND IL Y A UNE PANDÉMIE, PAS VRAI ?”

Auggie, PROPRIÉTAIRE D’UN FORTIN DE LUXE EN THAÏLANDE

← Dessin de De Angelis, Italie.

SOURCE

THE ATLANTICWashington, États-UnisMensuel462 000www.theatlantic.comLes deux articles présentés dans cette double page, celui sur les survivalistes et celui qui décrit un futur pas si différents ont été publiés dans The Atlantic. L’anticipation est l’un des points forts de ce magazine depuis sa création en 1857. Cette vénérable publication, où écrivent les plumes les plus prestigieuses du moment, a su mieux que tout autre magazine américain prendre le tournant Internet, en faisant de son site un très dynamique lieu de réflexion et de débat. Intellectuelle et placide, à l’image de sa ville d’origine, Boston, la revue agrémente ses pages de poèmes et d’illustrations recherchées. Fondée par un groupe d’écrivains quelques années avant la guerre de Sécession, elle s’est donnée pour mission d’être le porte-parole de l’idée américaine.

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Page 44: Courrier International - 23 07 2020

44. À LA UNE Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

—Financial Times Londres

C ’est le rêve de plus d’un travailleur indé-pendant : pouvoir faire le tour du monde tout en exerçant son activité à chaque endroit où il pose ses bagages… et son ordinateur portable. Cela vous dirait de travailler comme graphiste depuis une

plage de Bali en sirotant des daïquiris tout en rédigeant un courriel pour Los Angeles ?

La crise du Covid-19 a certes restreint les déplacements internationaux, mais elle a éga-lement mis en valeur les possibilités de télétra-vail. Cependant, les réglementations locales sur les conditions d’emploi et les visas restreignent les choix offerts aux travailleurs indépendants. “Pour un nomade du numérique, il n’existe pas de moyen légal d’exercer sa profession”, écrivait Karoli Hindriks, la directrice générale de Jobbatical, une société de recrutement international de talents, sur le site Sifted.

Enfin, c’était le cas jusqu’à présent. Mais le mois dernier [en juin], l’Estonie a adopté une loi qui permet aux travailleurs indépendants souhaitant passer une partie de leur temps à

L’E-ESTONIE ATTEND LES TRAVAILLEURS NOMADESL’Estonie vient d’adopter une loi permettant aux travailleurs d’obtenir un visa d’un an pour peu qu’ils passent une partie de leur temps dans l’État balte. Le reste du temps, ils peuvent travailler d’où ils veulent dans le monde. Alors, tenté ?

travailler depuis l’État balte d’obtenir un visa d’un an. Voilà qui est particulièrement tentant pour ceux qui adorent les villes médiévales romantiques, les festivals de musique et l’an-guille fumée. Pour ceux qui préfèrent le soleil, la Barbade propose, quant à elle, des “tampons de bienvenue” permettant d’y rester un an dans le cadre d’un visa vacances-travail.

L’Estonie espère que 2 000 personnes profi-teront de ce plan. “Grâce à notre programme d’e-résidence [résidence en ligne], nous pouvons leur conférer le statut de personne morale, ce qui leur permet de gérer leur entreprise à distance quand ils sont en voyage ailleurs dans le monde”, explique Siim Sikkut, le directeur général de l’informa-tion et du numérique du gouvernement estonien.

Innovation. Cette initiative est un nouvel exemple de l’esprit d’innovation qui anime le pays depuis qu’il a repris son indépendance en quittant l’Union soviétique, en 1991. Le premier gouvernement formé après l’indépendance a mis en place une infrastructure numérique sécurisée baptisée “X-Road”, et a lancé un plan de carte nationale d’identité numérique obligatoire ; c’est

sur ces bases que s’est construite l’“e-Estonie”, comme on l’appelle désormais.

Le petit État qui compte seulement 1,3 million d’habitants affirme détenir le record du plus grand nombre de licornes numériques par habitant, avec des entreprises comme Skype, TransferWise et Bolt, dont les valeurs dépassent le milliard de dol-lars. Saluée en tant que Silicon Valley de l’admi-nistration numérique, l’Estonie s’est également fait un nom sur la scène mondiale en dématé-rialisant quasiment tous les services publics, ce qui permet à ses habitants de voter, payer leurs impôts, commander des médicaments sur ordon-nance et signer des contrats en ligne.

Malgré tous ces progrès, Siim Sikkut souligne que la dématérialisation des services publics est une tâche sans fin, dans la mesure où il faut s’adapter à de nouvelles priorités et à des techno-logies en constante évolution : “La crise du Covid nous place devant de nouveaux défis, et nous donne un coup de pied au cul pour qu’on innove encore.”

Comme beaucoup d’autres pays, l’Estonie est en train de revoir son offre de services de soins médicaux en ligne, en raison de la pandémie. Le gouvernement réfléchit également à des solu-tions pour appliquer au mieux la technologie de l’intelligence artificielle aux services publics.

Confronté à un exode de sa jeunesse, l’Estonie fait de son mieux pour accueillir les créateurs d’entreprise étrangers. Son programme d’e-rési-dence, qui permet à des particuliers de s’établir

LE PETIT ÉTAT AFFIRME DÉTENIR LE RECORD DU PLUS GRAND NOMBRE DE LICORNES NUMÉRIQUES PAR HABITANT.

↑ Dessin d’Ale+Ale paru dans Linus, Milan.

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Page 45: Courrier International - 23 07 2020

Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020 ET SI ON CHANGEAIT DE VIE ? 45

Stratégie nationale●●● Dès sa sortie de l’Union soviétique, il y a trente ans, l’Estonie a massivement informatisé ses institutions et ses écoles, devenant ainsi l’“e-Estonie”. Avec le développement des services en ligne, le secteur bancaire a été au cœur de ces transformations, notamment parce qu’il a créé l’infrastructure de sécurité nécessaire. Les services administratifs numériques sont aujourd’hui la pièce maîtresse de la stratégie estonienne de développement et de reconnaissance internationale. Après l’e-résidence – qui permet d’installer une activité dans le pays –, l’Estonie propose depuis le mois de juin des visas spéciaux pour les nomades numériques. “Ils créent une valeur ajoutée importante à travers la consommation de biens et de services et ont une influence positive sur le milieu entrepreneurial”, assure ERR, le média public.

Contexte

SUR NOTRE SITE courrierinternational.com/expat

en Estonie en tant que personne morale, a déjà été adopté par 70 000 personnes. Les créateurs d’entreprise britanniques, réfugiés du Brexit, figurent en bonne place sur la liste du public visé par l’Estonie.

Rainer Kattel, professeur à l’University College de Londres, explique que l’efficacité des services publics estoniens est devenue un atout face à la concurrence : “Il est devenu possible d’expor-ter des services publics.”

Insatisfaction. Cependant, en tant qu’Esto-nien ayant grandi en Estonie, Rainer Kattel est frappé par le contraste qui existe entre l’image de pionnier du numérique dont jouit son pays à l’international et la réalité plus décevante qu’il connaît en tant que citoyen. Cela l’a amené à étudier l’influence des initiatives numériques en Estonie. Il en ressort qu’elles n’ont pas eu des répercussions aussi positives sur la société qu’on le dit souvent.

Bien que l’Estonie soit bien notée en matière de gouvernance numérique, elle n’arrive cepen-dant qu’en septième position au classement de l’indice relatif à l’économie et à la société numé-rique (Desi), établi par l’Union européenne. Le taux d’insatisfaction des citoyens à propos des services de soins et d’éducation reste élevé, tandis que l’engagement civique vis-à-vis de la minorité russe en Estonie reste faible. “En ce qui concerne l’éducation et la santé, il s’agit de pro-jets de très longue haleine. Ce n’est pas possible de changer des systèmes du jour au lendemain”, fait observer Rainer Kattel.

La mentalité de hackeur de l’Estonie, qui rap-pelle celle de la Silicon Valley, a beau être inté-ressante pour lancer des projets, sans stratégie sur le long terme, elle peut très bien aussi ne pas se traduire par des gains sociétaux profonds.

—John ThornhillPublié le 13 juillet

↑ Dessin de Rodriguez, Mexique.

Changer de vie, mais comment ?Ils ont tout plaqué et ils racontent●●● Sac sur le dos, envie d’aventure en bandoulière, il y a huit ans, Tanja Weidner et son mari sont partis faire six mois de tour du monde. Mais leur périple a duré beaucoup plus longtemps que prévu. Der Spiegel raconte l’histoire de ce couple d’Allemands qui, au gré du hasard et des rencontres, a ouvert un centre d’escalade à Thakhek, dans le centre du Laos, “un pays dont ils n’avaient jamais entendu parler auparavant”.Ils investissent 45 00 euros sur “un bon pressentiment” mais “sans jamais avoir rien signé” et ouvrent leur centre avec un partenaire local. Un changement de vie décidé sur un coup de tête et sur quelques lignes de la maman de Tanja : “J’ai été gratte-papier pendant trente ans dans la même entreprise. Est-ce que ça rend plus heureux ? Vous êtes bien courageux, je n’aurais jamais osé faire une chose pareille.”

Une pandémie inédite n’est pourtant pas un passage obligé pour décider de tout plaquer. Voici le parcours d’Océane, qui s’est confiée à Courrier Expat : à 29 ans, elle a un métier qui lui plaît, en France, mais “quelque chose [lui] manquait”, explique-t-elle. “J’ai commencé à me sentir vide puis étrangère dans mon propre pays. C’est alors que j’ai pris conscience que je pouvais changer de vie.” La jeune femme prépare méticuleusement son départ. Bilingue en anglais, elle choisit d’atterrir en Australie. Des “centaines de lettres de motivation” pour trouver un emploi stable et quelques déconvenues plus tard, Océane finit par trouver un travail d’ingénieur, comme elle le souhaitait, mais aussi

un amoureux. “Il est évident que la chance est intervenue dans mon parcours”, reconnaît-elle, mais “il est essentiel de ne pas se dire ‘Ça n’arrive qu’aux autres’”. “Lorsque les mauvais aspects de la vie ne sont plus contrebalancés par les bons, il est temps de réfléchir à nos priorités et à ce qui nous rend heureux”, conseille-t-elle.

Partir au bout du monde, cela veut parfois dire aussi qu’il faudra en revenir. C’est ce qu’a dû faire Jürgen Braunbach, après presque toute une vie en Asie. Chine, Vietnam, Thaïlande : pendant longtemps cet homme expatrié pour une entreprise de logistique allemande a juré “qu’il ne pouvait pas revenir en Allemagne”. Mais les mutations et les changements de vie l’ont fait changer d’avis après vingt et un ans, rapporte encore Der Spiegel. Le revoici en Bavière. De la scolarité de ses enfants, aux relations avec le voisinage, tout est à réapprendre, et la réadaptation n’est pas toujours facile, reconnaît-il. Mais “tout pays a ses avantages

et ses inconvénients”, explique Braunbach au quotidien allemand : “Il n’y en a pas un meilleur que les autres, la vie est différente partout, il est possible de bien vivre partout.”Des parcours à retrouver sur Courrier Expat.

Si vous vivez à l’étranger ou comptez vous y installer pour vos études, pour votre travail ou pour des raisons familiales, vous trouverez sur notre site tous les conseils, infos et points de vue pour vous aider.Cette semaine, vous pourrez lire par exemple des témoignages sur le multilinguisme en Allemagne et des conseils pour aller étudier dans un pays anglo-saxon.

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Page 46: Courrier International - 23 07 2020

Au cœur des secrets de l’ArctiqueExploration. Arrivé en février au plus proche du pôle Nord, le navire FS Polarstern accueille des dizaines de scientifiques qui étudient les interactions entre la banquise, l’atmosphère et la vie océanique.

—The Economist Londres

Il y a conf inement et confinement. Si vous avez passé les dernières

semaines chez vous, vos sor-ties se limitant à de brefs inter-mèdes pour faire un peu de sport ou quelques courses, ayez donc une pensée pour les pas-sagers du FS Polarstern (“Étoile polaire”). Ce navire de recherche allemand appartient à l’institut Alfred Wegener pour la recherche polaire et marine, et ses pas-sagers vivent un confinement autrement plus extrême. Sur ce navire à la dérive dans les glaces de l’océan Arctique, les commu-nications sont réduites au strict minimum : pas d’appel télépho-nique, et encore moins de vidé-oconférence Zoom. Seuls les

Économie ������48

emails et les messages sans photo sont possibles.

Le Polarstern accueille les membres de la mission Mosaic [l’“Observatoire multidiscipli-naire à la dérive pour l’étude du climat de l’Arctique”]. Parti le 20 septembre dernier du port norvégien de Tromso, le navire s’est rendu à un point situé à 85° de latitude N et là, imitant l’explorateur norvégien Fridtjof Nansen lors de son expédition au pôle Nord de 1893, le Polarstern s’est laissé emprisonner par des floes – des plaques de glace en mer – et a entamé sa dérive, se laissant porter à une vitesse de 7 km/h par le courant océanique transpolaire. Le 24 février, le navire a atteint son point le plus proche du pôle Nord, à seule-ment 156 kilomètres.

Tout ne s’est pourtant pas déroulé comme prévu. Au départ, les 300 scientifiques participant à la mission étaient censés se relayer tous les deux mois. L’idée était de permettre aux spécia-listes des différentes saisons et conditions environnemen-tales – experts des glaces d’hi-ver et experts des glaces d’été par exemple – d’être présents à bord au moment opportun. Cette rotation avait en outre l’avantage de limiter les risques psychiques liés à un isolement prolongé.

La relève prévue en avril a toutefois dû être annulée. En pleine pandémie de Covid-19, la Norvège avait fermé ses fron-tières. Privés d’escales, les pas-sagers du Polarstern se sont retrouvés coincés, sans savoir

quand ils pourraient retour-ner à terre. Finalement, deux bateaux de transfert sont partis de Bremerhaven, en Allemagne, avec l’équipe de relève à leur bord. Le 17 mai, le Polarstern est sorti de sa prison de glace et a mis le cap au sud pour les rejoindre au large de l’archipel du Svalbard. Puis, le 8 juin, le navire de recherche s’est remis en route et a rejoint le floe auquel il s’était attaché (et qui avait bougé), reprenant à partir du 17 juin sa lente dérive jusqu’à sa libération finale prévue en sep-tembre au niveau du détroit de Fram, entre le Groenland et le Svalbard.

Le coronavirus n’a toutefois pas modifié les objectifs de la mission : étudier la structure de la banquise arctique, son évolu-tion au fil des saisons, l’air au-dessus, l’eau en dessous et les créatures vivant dans ses profon-deurs (dans l’eau aussi bien que dans la glace elle-même). Tous ces éléments sont interconnectés. Et ils font également le lien entre l’Arctique et le reste du monde car cette région polaire est autant un révélateur qu’un mécanisme du changement climatique.

Bleu sombre. C’est un révé-lateur car la différence entre l’eau et la glace est facilement observable, et la relation entre les températures mondiales et la quantité de glace est évidente. Résultat, la fonte et la forma-tion de la banquise constituent de clairs indicateurs des change-ments en cours. Or ces derniers sont indéniables quand on voit que la banquise arctique a perdu 30 % de sa surface au cours des trente dernières années. Et la tendance s’accélère.

L’Arctique joue aussi un rôle actif dans le changement clima-tique de la planète car la surface blanche de la banquise renvoie la lumière du soleil dans l’espace, faisant ainsi baisser la tempéra-ture globale, tandis que le bleu sombre des océans absorbe cette lumière. Moins il y a de glace, plus il y a d’océan et plus les tempé-ratures mondiales augmentent.

Commençons donc par la glace. À l’heure actuelle, son observation se fait essentielle-ment par satellite. Il est facile de mesurer l’étendue de la banquise arctique depuis l’espace. Mesurer son épaisseur est plus difficile.

Depuis l’espace, on le fait à l’aide de radars et de lasers. Grâce à son altimètre laser, le satellite améri-cain Icesat-2 mesure l’écart entre la hauteur de neige recouvrant la glace et le niveau de la mer. Le satellite européen CryoSat-2 uti-lise, lui, un radar pour traverser la couche de neige et détermi-ner à quel niveau commence la glace en dessous. Il est alors pos-sible de mesurer l’épaisseur de la glace en appliquant le principe d’Archimède et en soustrayant l’épaisseur de la couche de neige.

De retour sur la terre ferme, Julienne Stroeve, chercheuse à l’University College London, soupçonne toutefois des impré-cisions dans ces mesures condui-sant à une surestimation de l’épaisseur de la glace.

Lorsque tout se passe bien, le signal retour qu’enregistre CryoSat-2 correspond exacte-ment à la ligne de démarcation entre la glace et la couverture neigeuse. La chercheuse pense toutefois que ce n’est pas tou-jours ce qui se produit. Certaines variables comme les diverses couches de neige, leur tempé-rature et le degré de salinité peuvent affecter le signal retour du radar car elles modifient la structure et la densité de la neige. Résultat, le point de mesure ne se trouve peut-être pas à la limite entre neige et glace mais à l’in-térieur de la couche de neige. Si tel était le cas, les valeurs ren-voyées donneraient l’impression que la couche de glace est plus épaisse qu’elle ne l’est en réalité.

C’est pour vérifier cette pos-sibilité que Julienne Stroeve a embarqué un radar spécial à bord du Polarstern. Chaque semaine, aidée de ses collègues, elle a monté cet instrument de

170 kilos sur un traîneau et l’a installé sur un nouveau site pour tester différentes conditions de neige. À mesure qu’ils dépla-çaient le radar, les chercheurs envoyaient vers la couche de neige des impulsions radar sur les bandes de fréquence utilisées par les satellites et mesuraient le niveau de rétrodiffusion. La déviation du signal permettait

trans-versales�

sciences

La glace est incontestablement plus fine qu’on ne le pensait.

46� Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

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Page 47: Courrier International - 23 07 2020

TRANSVERSALES.Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020 47

en retour d’avoir une image pré-cise des types de couches nei-geuses susceptibles de perturber les mesures satellitaires.

Le radar de Julienne Stroeve a rendu l’âme le 31 janvier, vic-time comme tant d’autres équi-pements de l’hiver arctique. Elle a toutefois eu le temps de réunir une quantité satisfaisante de données. Ses conclusions : les relevés proviennent parfois bien de la démarcation entre glace et neige, mais pas toujours. Et les écarts peuvent être importants. D’après ses mesures, la glace est “incontestablement plus fine que ce que les données satellitaires laissent penser”. Elle doit encore analy-ser ses données dans leur tota-lité, mais les premiers résultats indiquent que l’épaisseur de la neige ainsi que la température peuvent influencer le phéno-mène de rétrodiffusion. Il est donc probable que le volume de la banquise arctique soit sures-timé. Ce qui nous rapproche du seuil au-delà duquel – si les températures continuent d’aug-menter – la banquise disparaî-tra complètement durant l’été.

Collision. L’épaisseur de la glace n’est pas la seule variable essen-tielle. La topographie de la ban-quise [son aspect et son relief] a également son importance et c’est le domaine de Jennifer Hutchings, de l’université d’État de l’Oregon. Elle surveille le mou-vement des glaces autour du bateau à l’aide de bouées GPS. Bien qu’elle soit solide, la glace de mer n’est pas rigide. Elle forme une sorte de pellicule à la surface de l’océan. D’une épaisseur pou-vant varier de 30 centimètres en été à plusieurs mètres en hiver, elle se déplace sous l’effet du vent et des courants.

Ces mouvements étirent la glace qui finit par se fissurer à certains endroits. Les larges frac-tures ainsi formées sont appelées des “canaux” car elles sont suf-fisamment spacieuses pour lais-ser passer un bateau. À d’autres endroits en revanche, ces mêmes mouvements rendent la glace plus épaisse. Lorsque des plaques de glace entrent en collision, elles peuvent créer des crêtes de com-pression de plusieurs mètres de haut. Jennifer Hutchings n’a pas encore eu le temps d’étu-dier ses données, mais déjà, depuis le pont du bateau, elle a

banquise. Normalement, dans des régions si près du pôle où la glace est présente toute l’année sous une forme où une autre, l’hi-ver est la saison où la banquise se renforce alors que de nouvelles couches de glace viennent s’ajou-ter aux floes existants. En été, la glace fond légèrement mais l’es-sentiel demeure d’une année sur l’autre et les épaisseurs s’accu-mulent au fil des hivers. C’est ce qui forme ce qu’on appelle la “glace pérenne”.

Hutchings et ses collègues ont toutefois observé un phé-nomène très différent. Au lieu d’être composée de couches de glace accumulées depuis de lon-gues années, une bonne partie de la banquise n’est plus réellement constituée de glace pérenne mais de glace “jeune” formée depuis seulement deux ans.

Bilan carbone. Pour la cher-cheuse, ces observations confir-ment ce que les images acquises par satellite montrant le reflux de la banquise suggèrent : nous nous rapprochons du moment où le pôle Nord ne sera plus recou-vert de glace toute l’année. La fonte estivale atteignant un degré sans précédent, la banquise arc-tique pourrait laisser la place à des eaux bleues.

Jeff Bowman, de l’institut océanographique Scripps de San Diego, s’intéresse lui aussi aux comportements de la glace,

pu observer des canaux et des crêtes se former. Ses yeux et ses oreilles – autant que ses instru-ments de mesure – lui disent que cet hiver la glace a été particuliè-rement mobile et présente une surface extrêmement acciden-tée avec un très grand nombre de crêtes.

Ces crêtes peuvent avoir une influence sur la fonte des glaces, mais pour ne rien sim-plifier, elles peuvent avoir des effets diamétralement oppo-sés. D’un côté, la présence de crêtes de compression rend la glace plus épaisse et celle-ci fond moins vite. De l’autre, les crêtes se forment en compactant la glace dans deux directions, dans les airs mais aussi sous l’eau (là encore, Archimède), ce qui signi-fie qu’elles remuent les eaux en profondeur. Or celles-ci sont plus chaudes que les eaux de surface et pourraient donc accélérer la vitesse de fonte. Enfin, pour ne rien arranger, il arrive souvent que des morceaux de glace se détachent des crêtes de compres-sion et tombent dans la mer, for-mant de petits glaçons appelés “sarrasins”. Ces fragments pré-sentant une surface d’exposition plus élevée par volume que les grandes plaques de banquise, ils fondent plus rapidement.

L’observation la plus impor-tante de Jennifer Hutchings concerne toutefois un change-ment dans la structure de la

et plus spécifiquement à leurs conséquences sur la vie dans les régions arctiques. Sa prin-cipale mission est de détermi-ner si l’écosystème arctique absorbe plus qu’il ne produit de dioxyde de carbone ou inver-sement [c’est-à-dire d’étudier son bilan carbone]. La réponse à cette question permettra de savoir dans quelle mesure l’Arc-tique contribue au réchauffe-ment climatique. Et cette réponse dépend du niveau de photosyn-thèse dans la région, un para-mètre qui varie en fonction de l’étendue et de la topographie de la banquise.

L’océan Arctique abrite peu de plantes multicellulaires mais il est peuplé par des algues unicel-lulaires et des bactéries capables de réaliser la photosynthèse. Ces organismes vivent à la fois dans l’eau et la glace. Et bien qu’ils soient minuscules, ils sont très nombreux. Ce sont ces plantes qu’étudie le Pr Bowman, spécia-liste de microbiologie marine, pour découvrir leur influence sur le bilan carbone en Arctique.

Pour mesurer l’activité de ces micro-organismes, il a analysé la

quantité d’oxygène présente dans l’eau. Cette valeur est un indica-teur du niveau de photosynthèse. Ce faisant, il a découvert que l’aspect de la glace – et notam-ment la présence des crêtes de compression qu’étudie Jennifer Hutchings – exerce une influence majeure sur ces organismes et leur activité.

Les océans, y compris l’Arc-tique, sont constitués de dif-férentes couches d’eau, la plus calme se trouvant en profondeur, où la luminosité est la plus faible. Plus vous remontez vers la sur-face, plus il y a de mouvement et de lumière. Près de la surface, ce que l’on appelle la “couche de mélange” remue en permanence sous l’effet du vent. La présence de glace tend à réduire ces mou-vements, mais les crêtes de com-pression forment comme des voiles dans lesquelles se prend le vent, provoquant alors davan-tage de mouvement dans l’eau.

Il en résulte la formation d’une couche de mélange étonnam-ment profonde.

Ce qui est une mauvaise nou-velle pour le phytoplancton arc-tique. La lumière filtrée par la glace étant déjà faible, le phy-toplancton ne peut se dévelop-per que dans les couches les plus proches de la surface. S’il est mélangé et poussé dans des pro-fondeurs où la lumière est trop faible, il ne peut pas faire la pho-tosynthèse qui lui est nécessaire.

Cela n’est toutefois pas un problème pour les organismes vivant dans la glace elle-même. Pour eux, plus la glace est fine, plus ils reçoivent de lumière, ce qui accroît leur activité. Le résultat, conclut le microbiolo-giste, c’est la multiplication pré-maturée de ces algues au début du printemps.

Chaîne alimentaire. On ignore encore quels seront les effets de cette poussée prématurée. Le décalage dans le temps de ce genre de phénomène peut avoir des conséquences. Par exemple, si les algues se développent trop tôt, les petits animaux qui s’en nour-rissent arriveront peut-être trop tard pour profiter de cette source d’alimentation majeure. Cela pourrait entraîner une réduc-tion du zooplancton qui aura des répercussions sur toute la chaîne alimentaire, des pois-sons aux ours polaires en pas-sant par les phoques. [En été,] l’écosystème reçoit davantage de lumière à travers l’eau et la glace, ce qui affecte aussi le rythme et l’intensité des poussées de phy-toplancton et d’algues.

L’apparition prématurée de ces algues aura des effets sur le bilan carbone que l’on pourra mesu-rer dans les mois suivants. Les algues qui n’auront pas été man-gées pourraient agir comme des puits de carbone. Mais elles pour-raient aussi avoir l’effet inverse si leur présence dérègle les éco-systèmes qui absorbent tradi-tionnellement ce CO2. C’est ce que la prochaine équipe de cher-cheurs de la mission Mosaic va tenter d’élucider.

Les changements de struc-ture de la glace observés par Jennifer Hutchings semblent également avoir des effets sur l’atmosphère, explique une autre chercheuse à bord du Polarstern. Lauriane Quéléver, de l’université

Tromsø

NORVÈGE

RUSSIE

CANADA

GROENLAND(DANEMARK)

Pôle Nord

Cerc le p ola ire arc t i q u e

9 octobre 2019

1er janvier 20201er mars

1er mai

4-8 juin2020

1er avril

Le FS Polarstern se laisseemprisonner par les glaces

Escaleau Svalbard

24 févrierPoint le plus proche du pôle Nord

17 maiLe FS Polarstern quitte

la banquise pour une escaletechnique au Svalbard

OC ÉANATL ANTIQUE

OCÉANARCTIQUE

Dt d

e Fra

m

Étendue de la banquise Itinéraire du FS PolarsternEn octobre 2019

Propulsion par les moteursEn mai 2020Dérive avec les glaces

Position du navire à une date précise

1 000 km

SOUR

CE :

“TH

E EC

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OM

IST”

Dans quelle mesure l’Arctique contribue-t-il au réchauffement climatique ?

↙ Le FS Polarstern dans l’océan Arctique, le 28 septembre 2019. Photo Alfred Wegener Institut/Stefan Hendricks

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Page 48: Courrier International - 23 07 2020

TRANSVERSALES48. Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

d’Helsinki, s’intéresse à la com-position chimique de l’air arc-tique et notamment à certaines molécules rares agissant comme des précurseurs dans la forma-tion des nuages. Ces molécules semblent contrôlées par le com-portement de la glace.Dans la plupart des régions de la terre, les nuages se forment lorsque des gouttelettes d’eau se condensent autour de “noyaux” de poussières ou de molécules organiques. En Arctique, les poussières sont rares. L’activité biologique est limitée comparée aux autres régions du monde et se concentre en outre sous la couche de glace. On pour-rait donc croire qu’il y a peu de noyaux de condensation. Et pour-tant il y a des nuages.

Surprise. Lauriane Quéléver s’appuie sur les recherches menées depuis des îles situées sur des latitudes moins élevées dans l’Arctique, comme le Groenland et le Svalbard. Là, les noyaux de condensation ont tendance à être constitués de soufre, d’azote, de chlore, de brome et d’iode. À l’aide d’instruments disposés sur la poupe du navire, elle a cher-ché ces molécules dans l’air. Et elle les a trouvées.

Leur présence n’était pas très surprenante. Ce qui l’a surprise, en revanche, c’est leur quantité. L’hiver étant la saison la moins active de l’année sur le plan biolo-gique, elle s’attendait à les trouver en faible concentration, voire pas du tout. En réalité, ces molécules étaient présentes aux mêmes taux que dans le Groenland.

La seule source plausible de ces molécules est les micro-orga-nismes qu’étudie Jeff Bowman. Cette hypothèse semble confir-mée par ses observations. Elle a en effet remarqué que les pics de concentration de ces molécules correspondaient à des “évène-ments” sur la glace entourant le navire, comme lorsque des “canaux” se formaient permet-tant à l’air d’entrer en contact avec l’eau.

Le lien entre les fissures dans la glace et la libération de poten-tiels noyaux de condensation signifie que plus la glace se frac-ture, plus il pourrait y avoir de nuages dans l’Arctique. Reste à savoir quels pourraient être les effets d’un tel accroissement des nuages. En été, ces nuages

—South China Morning Post Hong Kong

Quand Meena Gurung a terminé ses études de mode il y a quatre ans, son diplôme en poche, elle a tout

de suite quitté l’Irlande pour regagner son pays natal, le Népal. Plutôt que de faire carrière à l’étranger, à 28 ans, elle avait à cœur de créer sa propre marque de vêtements respectueuse de l’envi-ronnement. Un rêve qui l’a conduit à créer son atelier, le Bora Studio, qu’elle a ouvert après avoir fait un stage d’un an auprès d’un artiste népalais. “J’ai tou-jours pensé qu’il était de notre devoir d’uti-liser ce que nous avions et de fabriquer la meilleure qualité possible”, explique-t-elle, “j’aimerais que le Népal se forge une identité propre et devienne autosuffisant.”

Bora Studio fait partie des quelque 350 start-up qui ont émergé au Népal depuis 2015, l’année de l’effondrement du tou-risme après un terrible tremblement de terre qui a fait près de 9 000 morts. De plus, quelques m o i s p l u s tard, l’Inde

avait imposé au pays un blocus déguisé sur le Népal enclavé, à la fois commer-cial et humanitaire, qui avait entraîné l’économie dans une nouvelle spirale négative. La croissance du PIB du Népal était alors tombée de 3,32 % en 2014-2015 à 0,59 % en 2015-2016. Environ 5,6 mil-lions de personnes, soit près d’un cin-quième de la population – qui s’élève à 28,1 millions d’habitants –, avaient alors perdu leur emploi.

Pour aider le pays à faire face à son iso-lement forcé, de nombreux chefs d’entre-prise avaient commencé à fournir des solutions pour réduire la dépendance du Népal vis-à-vis des importations, expliquent des spécialistes. Le Népal étant coincé entre l’Inde et la Chine, plus de 80 % des produits y sont impor-tés, dont le pétrole, l’or, le fer et l’acier, les produits pharmaceutiques, le ciment

et les appareils électroniques.Ces start-up proposent divers biens

et services, allant de l’habillement aux produits de haute techno-

logie, et couvrent des secteurs aussi variés que l’horticulture,

les chaînes d’alimentation bio, l’aide à la reprise d’activités post-sinistre ou encore l’in-dustrie automobile. Leurs

ÉCONOMIE

Népal, l’autre start-up nation ?Depuis le tremblement de terre de 2015 et la crise qui l’avait frappé, le pays compte 350 start-up boostées par le commerce électronique. De la mode équitable au vélo partagé, de jeunes entrepreneurs rêvent d’autosuffisance.

SOURCE

THE ECONOMISTLondresHebdomadaire, 1 391 000 ex.economist.comGrande institution de la presse britannique, The Economist, fondé en 1843 par un chapelier écossais, est la bible de tous ceux qui s’intéressent à l’actualité internationale. Ouvertement libéral, il défend généralement le libre-échange, la mondialisation, l’immigration et le libéralisme culturel. Aucun des articles n’est signé : une tradition de longue date que l’hebdomadaire soutient par l’idée que “la personnalité et la voix collective comptent plus que l’identité individuelle des journalistes”.

pourraient refléter les rayons du soleil dans l’espace et contribuer à faire baisser les températures. Mais en hiver, lorsque le soleil reste sous la ligne d’horizon, ils pourraient agir comme un iso-lant et faire grimper les tempé-ratures. De même que les effets des crêtes de compression sur la fonte des glaces, ce phénomène pourrait donc avoir des effets complètement opposés – et sus-ceptibles de se neutraliser.

Comme le montrent ces exemples, les chercheurs ont besoin de données sur toute l’année pour arriver à démêler les interactions entre les glaces arctiques, l’atmosphère et la vie océanique car les contrastes sai-sonniers sont plus marqués aux pôles que n’importe où ailleurs sur la planète. Le détour imprévu du Polarstern les a privés de cer-taines données, mais pour com-penser en partie cette perte, la mission a laissé plusieurs machines autonomes sur les floes qui ont continué à amasser des relevés pendant l’absence du navire. Par bonheur, l’expé-dition devrait pouvoir se pour-suivre et devrait achever ce qui formera l’étude la plus exhaus-tive à ce jour sur l’Arctique et son influence sur le climat plané-taire. Les scientifiques à bord du Polarstern ont probablement vécu le confinement le plus productif imaginable – sans la moindre réu-nion Zoom.—

Publié le 20 juin

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Page 49: Courrier International - 23 07 2020

TRANSVERSALES.Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020 49

CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX – 8,50 EUROS

• Un siècle de fausses nouvelles.

• Quand la presse pousse à la guerre.

• Journalistes en campagne contre le « populisme ».

• L’information continue, machine à mensonges.

• Chiffres et cartes, l’art de l’illusion.

dirigeants sont en général âgés de 22 à 35 ans et ont fait leurs études universi-taires à l’étranger. Certaines n’ont démarré qu’avec une ou deux personnes et un capital qui s’élevait à seulement 70 000 roupies népalaises [515 euros]. Parmi les marques montantes, la chaîne de cafés Red Mud Coff ee, le site de commerce en ligne Foodmandu, et l’application de covoiturage Tootle. Même si la plupart des produits s’adressent au marché local, certains articles, en particulier dans le domaine du textile, de l’habillement, du thé, du café et des bouteilles en plas-tique PET, sont exportés. Au Népal, les cinq principaux produits d’exportation sont l’huile de palme, le café, le thé, les épices et les textiles.

Nées de l’urgence. La notion même de start-up est nouvelle dans ce pays où de grandes entreprises familiales dominent le secteur privé, qui emploie environ 1,75 mil-lion de personnes et contribue à hauteur de 22 % au PIB. Chandan Sapkota, un éco-nomiste de Katmandu, explique qu’après le tremblement de terre de jeunes entre-preneurs ont commencé à chercher des solutions à des défi s logistiques de taille et les moyens de faciliter la distribution de l’aide d’urgence. “De même, pendant le blocus, des start-up de voitures et vélos partagés ont vu le jour dans le but de sou-lager le réseau de transport.”

Shabda Gyawali, directeur de l’investis-sement de la fondation népalaise Dolma Impact Fund, a observé l’apparition de toute une série de sites de commerce en ligne après 2015 : “Après le blocus, on a vu naître un élan en faveur de l’autonomie du Népal en matière de sécurité énergétique, d’énergie hydraulique et d’agriculture, et les entreprises urbaines travaillant dans le domaine du transport, de la logistique, du commerce électronique et de la fi ntechont également pris de l’ampleur.”

Puspa Sharma, le directeur général de l’Observatoire sud-asiatique du com-merce, de l’économie et de l’environne-ment, explique qu’un grand nombre de projets hydroélectriques sont en cours de développement : “D’ici quelques années, le Népal pourrait non seulement avoir assez d’électricité pour satisfaire sa consomma-tion domestique, mais devrait pouvoir aussi en exporter une partie.”

En valeur, les importations du Népal sont quinze fois plus importantes que ses exportations : “Avec une production annuelle d’environ 30 milliards de dollars, l’économie népalaise importe chaque année des marchandises pour l’équivalent de 15 mil-liards de dollars, alors que ses exportations ne lui rapportent qu’1 milliard de dollars par an”, précise Puspa Sharma.

Pour les spécialistes, de nombreux autres facteurs ont favorisé l’expansion des start-up : la stabilité politique, l’émergence

des technologies numériques, l’arrivée de fi nancements provenant de l’action-nariat privé et du capital-risque, ainsi que la visibilité croissante des jeunes Népalais sur la scène internationale. Selon Shabda Gyawali, un an après le tremble-ment de terre, les demandes de crédits dans le secteur privé ont repris de plus belle, et la bourse s’est sensiblement raf-fermie à la suite de la promulgation de la Constitution népalaise.

Même si l’on s’attendait à une reprise, le taux de croissance a dépassé les pré-visions. “En 2016, le taux de croissance du PIB a été estimé par la banque centrale à 7,7 %, un niveau jamais enregistré au Népal depuis plus de vingt ans”, souligne Shabda Gyawali. L’amélioration de l’approvision-nement en électricité et le développe-ment de l’accès à Internet, qui concerne désormais plus de 17,5 millions d’utili-sateurs, ont “favorisé le décollage du com-merce électronique”, poursuit-il.

Les économistes mettent cependant en garde : les start-up ne pourront, à elles seules, aider le Népal à devenir autonome ; il serait “irréaliste” de ne pas continuer à attirer les investissements étrangers. En 2018-2019, les investissements directs étrangers (IDE) au Népal ont atteint à peine 161 millions de dollars, le deuxième plus bas IDE en Asie du Sud. Compte tenu

de sa situation géographique, le Népal est particulièrement bien placé pour recevoir des investissements de l’Inde et de la Chine. Selon le ministère népa-lais de l’Industrie, l’Inde s’est engagée en 2018-2019 à investir dans 53 projets, dont la construction d’une ligne ferro-viaire stratégique entre Katmandou et la ville frontalière de Raxaul, au Bihar [État du nord-est de l’Inde]. Au cours de la même période, la Chine a investi dans 160 projets : par exemple, la société Huaxin Cement Narayani Pvt, une coen-treprise népalo-chinoise, participe à la construction d’une cimenterie au Népal d’une valeur de 140 millions de dollars.

Mais rares sont pour l’instant les start-up népalaises à avoir attiré l’attention des entreprises indiennes ou chinoises. “Les investissements indiens et chinois au Népal se concentrent sur des projets tra-ditionnels d’infrastructures nécessitant de lourds moyens dans les secteurs de l’hy-droélectricité, du ciment et de l’industrie manufacturière, ainsi que dans les services (les restaurants, les hôtels, l’éducation et les

soins de santé, etc.), plutôt que sur des petites start-up avec de jeunes chefs d’entreprise”,explique Shabda Gyawali.

Les tracasseries administratives et un seuil minimum d’investissement de 500 000 dollars pour les étrangers sont autant d’éléments susceptibles de décou-rager les investissements dans les jeunes entreprises népalaises. Le Népal ne dis-pose pas de solides infrastructures manu-facturières, avance Bu Suraj Shrestha, 33 ans, le PDG d’Anthropose, la seule marque de lunetterie du Népal, ce qui le rend “toujours dépendant en aff aires vis-à-vis de la Chine et de l’Inde”. De fait, Anthropose fait fabriquer ses produits en Chine.

Rhea Pradhan, 25 ans, styliste de mode et blogueuse, explique que le marché de la mode éphémère ( fast fashion) est dominé par la Chine : “Les produits chinois sont prisés car abordables. On peut trouver un tee-shirt en polyester à moins d’un dollar, et un pantalon pour trois dollars. Les marques locales ne peuvent se permettre de vendre à des prix aussi bon marché car les coûts de production ici sont élevés.”

Les capitaux manquent. De fortes taxes, l’absence de politiques favori-sant la création d’entreprises, des obs-tacles réglementaires et la paperasserie nécessaire pour l’obtention de permis administratifs sont autant de freins à l’innovation et à l’esprit d’entreprise au Népal. De fait, l’an dernier, le Népal est arrivé 109e sur 126 pays au Global Innovation Index, le classement mon-dial de l’innovation. Pour Ajay Shrestha, ancien président du Forum des jeunes chefs d’entreprise népalais, le plus grand défi consiste à lever des capitaux, car les banques ne proposent que des prêts sur garantie, avec une préférence pour les garanties immobilières. “Beaucoup de start-up subissent d’abord des pertes avant de décoller ou sont contraintes de fermer dès les premières années, car le

SOURCE

SOUTH CHINA MORNING POSTHong KongQuotidien, 100 000 ex.scmp.comLe grand quotidien de langue anglaise de Hong Kong est depuis avril 2016 la propriété de Jack Ma (Ma Yun), patron du géant du commerce électronique chinois Alibaba. Cette acquisition a suscité de fortes craintes que la liberté de ton et la qualité journalistique de ce journal s’érode, voire disparaisse. Quoi qu’il en soit, le SCMP, resté en situation de monopole sur le marché des quotidiens de langue anglaise dans l’ex-colonie britannique, demeure indispensable à qui veut suivre la Chine. Le quotidien assure un suivi de l’actualité chinoise et hongkongaise très complet. Les pages magazine fournissent parfois de bons reportages sur les pays voisins.

capital-risque n’est pas disponible du fait de cet écosystème primitif”, explique-t-il.

Le Népal pourrait voir la roue de la fortune tourner en sa faveur, pense la styliste Meena Gurung, lorsque ces “obs-tacles” seront levés. Les jeunes entre-prises népalaises ont le “potentiel requis pour faire des aff aires à l’international”,affi rme-t-elle. L’image de l’entrepreneur attire de plus en plus de jeunes, affi rme Ranjan Ojha, qui a créé l’École népalaise de l’entrepreneuriat en 2016. “Désormais, on trouve parmi les classes moyennes infé-rieures comme supérieures des hommes et des femmes qui veulent entreprendre et contribuer à l’économie du pays.”

—Sonia SarkarPublié le 5 juillet

↙ Dessin de Côté paru dans Le Soleil, Québec.

Les start-up népalaises qui ont attiré l’attention des entreprises indiennes ou chinoises sont encore rares.

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Page 50: Courrier International - 23 07 2020

50. Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

MAGAZINEDisney, l’été de tous les dangers • Plein écran .. 56Comme un poisson dans la ville • Culture ....... 58

360

→52

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Page 51: Courrier International - 23 07 2020

Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020 51360o.

Cet été, un nouveau musée a ouvert ses portes au Danemark. Il est consacré aux chasses aux sorcières dont l’Europe a été le théâtre aux xvie et xviie siècles. Une histoire dont la peur est le fil rouge, encore aujourd’hui. —Information, Copenhague

Dans un bâtiment de la maison musée Quedens Gaard, à Ribe [dans le sud-ouest du Danemark], tout est en soudaine ébullition, à cause de quelques “têtes de diable” aux clous flambant neufs, identiques à celles qu’il y avait au xviie siècle, qui doivent être placées dans une marmite de

sorcellerie. Un lot de balais de sorcières vient d’arriver et s’amoncelle dans un coin.

Dans cette vieille maison de commerce construite en 1583, un groupe d’artisans, de conservateurs, de chercheuses et d’assistants s’affairent. Le premier musée du Danemark consacré à la chasse aux sor-cières était en préparation depuis plusieurs années. Le HEX !, Museum of Witch Hunt, ouvre enfin ses portes.Un homme, en bleu de travail et à la chevelure blondie par le soleil, passe la tête par la porte de la cantine, où je viens d’arriver pour prendre rapidement un café. L’inspectrice en chef et directrice du musée, Lulu Anne Hansen, doc-teure en histoire, et les deux autres historiennes et cher-cheuses du musée, Maria Osterby Elleby et Louise Hauberg Lindgaard, lui adressent un sourire encourageant.

Tout se passe apparemment plus ou moins comme prévu et elles semblent satisfaites. Concevoir et réaliser le pre-mier musée de la chasse aux sorcières du Danemark a été un projet intéressant, notamment sur le plan technique. Même s’il n’est peut-être pas considéré du même œil par les historiens plus traditionnels. La directrice Lulu Anne

Lulu Anne Hansen ajoute : “La peur est le fil rouge de l’exposition, et il nous paraît important qu’on comprenne que cette peur n’est pas un chapitre complètement clos. On peut penser que les procès en sorcellerie se sont déroulés dans une obscure période médiévale, où la population était extrêmement superstitieuse et irrationnelle, et que nous avons évolué depuis. Mais ce n’est pas vrai [d’autant que les chasses aux sorcières ont surtout au lieu à la Renaissance, plutôt qu’au Moyen Âge tardif ]. Nous tenons à montrer que ce qui était logique – rationnel, pourrait-on dire – à l’époque, c’était de dénoncer les sorcières qu’on soupçonnait de recourir à la magie. Ceux que l’on considère aujourd’hui coupables de ces procès, c’est-à-dire ceux qui dénonçaient les sorcières, étaient alors considérés comme des victimes, car ils avaient été la proie de sortilèges. Sur le plan histo-rique, il est très intéressant de constater que ce qui semble raisonnable à un moment donné de l’histoire ne l’est pas toujours par la suite. Et inversement.”

L’historienne et chercheuse Maria Osterby Elleby pour-suit : “La peur générée par les procès en sorcellerie n’est pas une peur exceptionnelle, que nous pourrions rattacher à une période unique de l’histoire. Il suffit de voir la crainte et les réactions provoquées par le Covid-19. Les gens qui se pointent du doigt et s’agressent – regardez la série d’attaques discri-minatoires qu’on a vues dans le monde entier contre des gens d’origine asiatique dans le contexte du virus. Il n’y a rien de sensé, ni a fortiori de scientifique, dans cette réaction. Mais ce type de comportement relève des mêmes mécanismes psy-chologiques que ceux qui ont conduit aux procès en sorcelle-rie. C’est une manière d’essayer de contrôler ce qui ne peut pas vraiment être contrôlé – en reportant la faute sur d’autres.”

La grande peur qui a régné durant les procès en sorcel-lerie a surtout pris de l’ampleur après la publication en 1617 par Christian iv [alors roi du Danemark et de Norvège] de son célèbre règlement interdi-sant les sorciers et les sorcières et toute pratique de la magie quotidienne qui était en ce temps-là tout à fait courante – et inoffensive. Il a également

Hansen explique, tout en mangeant un sandwich : “Étudier les procès de sorcières n’a jamais été source de beaucoup de prestige. Pour les historiens, ce sujet de recherche était consi-déré comme un peu marginal. Si l’on veut devenir quelqu’un, il faut faire de l’histoire politique, économique ou sociale. Les procès en sorcellerie, cela ne fait pas sérieux. Heureusement, cela commence a changé. Depuis les années 1990 surtout, le sujet intéresse de plus en plus.” 

Pas sérieux ? Le phénomène a causé la mort sur le bûcher d’au moins 40 000 personnes en Europe [sur deux cents ans, entre 1 500 et 1 700. Certaines estimations font état de 200 000 victimes]. . Lulu Anne Hansen reprend : “Il y a manifestement eu une peur d’aborder le sujet, les recherches dans ce domaine n’étant pas très gaies. Et puis, toute la supers-tition et la magie associées à cette recherche sont dissuasives. Beaucoup préfèrent s’abstenir.”

Aussi a-t-il été important pour le nouveau musée de ne pas uniquement se baser sur les dernières recherches consacrées aux procès des sorcières, mais de disposer de ses propres chercheuses – comme Maria Osterby Elleby et Louise Hauberg Lindgaard – qui sont rattachées au musée et racontent cette histoire en se basant sur les procès danois, tout en les plaçant dans une perspective euro-péenne plus large. “Nous n’examinerons pas seulement une série de procès sous leur aspect matériel. Nous essaierons aussi de les expliquer. Leur origine, les idées et pensées qui ont abouti aux procès. Les acteurs, leurs motivations et leurs résultats.”

Sacrées sorcières

↙ Illustration de Alba Blazquez, Espagne.

PHÉNOMÈNE

SOURCE

INFORMATIONCopenhague, DanemarkQuotidien, 21 410 ex.information.dkFondé en 1943, le journal était, pendant l’Occupation, la source d’information clandestine des groupes de résistance.

Aujourd’hui, il se vante d’être le seul quotidien à être indépendant de tout intérêt politique. Il est le journal préféré des intellectuels danois, notamment ceux situés à gauche.

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Page 52: Courrier International - 23 07 2020

Pam Grossman, une voix à suivreÀ première vue, Pam Grossman mène une vie tout ce qu’il y a de conventionnel : un mari, deux chats et un appartement “dans une rue paisible du quartier de Park-Slope, à Brooklyn (New York), juste à côté d’un restaurant mexicain qui vend des burritos pas cher et des canettes de soda à 3 dollars”, décrit le New York Times. Mais l’activité de la jeune femme, elle, sort de l’ordinaire : productrice d’un podcast à succès baptisé The Witch Wave, Pam Grossman “se défi nit comme une sorcière, jette des sorts et enseigne l’histoire de la magie”, détaille le quotidien. Ainsi que l’explique l’intéressée dans ses colonnes, la sorcière est “le symbole parfait pour quiconque

souhaite bousculer le statu quo et affi rmer son autonomie”. Elle qui a fait des études d’anthropologie et d’histoire des religions aborde son sujet de manière aussi bien concrète, en tant que pratiquante de la sorcellerie, que théorique. Outre son podcast et les conférences qu’elle organise régulièrement sur les sorcières, Pam Grossman a récemment fait paraître Waking the Witch (“Réveiller la sorcière”, non traduit en français), un essai qui mêle “Mémoires, critique et exploration des raisons pour lesquelles [cette] fi gure trouve un tel écho en ce moment”, décrit le magazine en ligne Bustle.

52. Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020360o

ordonné de persécuter les sorcières, sous peine d’être considéré comme complice et d’être condamné à des amendes et au bannissement.

Louise Hauberg Lingaard montre diff érents artefacts et objets que les citoyens ordinaires utilisaient, avant l’in-terdiction de toute sorcellerie, pour pratiquer une forme de magie ancrée dans la superstition de l’époque. Presque tout le monde utilisait des amulettes. Même Christian iv en avait une, qu’il utilisait dans le plus grand secret et dont le musée présente une copie. Les gens décoraient également leur maison de talismans susceptibles de pro-téger contre le mal.

La baratte, en particulier, était source de nombreuses discussions sur la sorcellerie. En eff et, baratter le beurre était un processus relativement diffi cile. De nombreuses rumeurs prétendaient qu’une sorcière pouvait, par la magie, empêcher le beurre de prendre. De même qu’elle pouvait maudire les tonneaux de bière et porter malheur à la bière d’un brasseur. Mais, tout comme celui qui fai-sait le beurre pouvait se protéger en mettant des oursins fossiles dans la baratte, le brasseur pouvait aussi avoir recours à quelques astuces. On pensait en eff et que si on prélevait deux doigts (en l’occurrence les “doigts du ser-ment”, à savoir l’index et le majeur) d’un cadavre et qu’on les plongeait dans la bière du tonneau, la bière serait bonne.

Et où trouvait-on ces doigts du serment ? D’après Maria Osterby Elleby, on allait généralement les chercher sur la colline du gibet local où, au plus fort des ténèbres, on cou-pait deux doigts à un voleur pendu.

Ce sont des histoires assez incroyables sur la superstition de la Renaissance que ces férues de sorcellerie – et donc le musée – ont dans leur sac, et il m’arrive de me montrer un peu choquée de temps à autre, en passant devant de petites poupées de cire piquées d’aiguilles, des mains de singe conservées ou bien devant la reconstruction d’une main de mort, qui mérite en tout cas la palme de l’expres-sion la plus bizarre de la superstition. La main de mort était une main entière, séchée et marinée, provenant d’un malfaiteur exécuté, probablement récupérée de la même manière que les doigts du serment. Chaque doigt de cette main était pourvu de mèches imbibées de graisse fondue – provenant de préférence du même malfaiteur ou d’un nourrisson. On allumait ensuite la main du mort, telle un chandelier à cinq branches. Si l’on éclairait avec une telle main de mort, on devenait invisible et capable d’endor-mir tout le monde. C’est – quasiment – certain et avéré.

Louise Hauberg Lindgaard sourit à cette évocation mais souligne qu’on a beau se moquer des superstitions d’au-trefois, le fait est qu’elles font partie d’un chapitre qui est loin d’être clos. “On ne réfl échit peut-être pas à la supers-tition qui nous entoure aujourd’hui. Pourtant, quand nous disons ‘à vos souhaits’ lorsque quelqu’un éternue, quand nous croisons les doigts pour porter chance, cela relève bien de la superstition. Ou encore quand nous touchons du bois, quand nous faisons un vœu en voyant une étoile fi lante ou jetons une pièce de monnaie dans un puits.”

La question est alors de savoir comment le culte de la superstition et de la magie, autrefois pratiqué très cou-ramment, a soudain pu conduire au meurtre de milliers d’individus. Maria Osterby Elleby raconte : “La particula-rité de cette période des procès de sorcières, c’est-à-dire, pour le Danemark, essentiellement le xviie siècle, c’est que la magie a soudain été associée au diable. C’est devenu une question religieuse. Désormais, selon l’interprétation théologique et, en particulier, protestante du monde, dont Christian iv, sur-tout, était un adepte, on pensait que toute magie et supersti-tion venaient du diable. Il était possible qu’une femme disposât de pouvoirs particuliers, mais ils n’émanaient pas d’elle. Non, tout venait de Dieu et du diable. Et comme la magie malfai-sante provenait de la même source que la magie guérisseuse ou bienfaisante, toute magie ou superstition traduisait une coo-pération avec le diable. La magie guérisseuse était désormais considérée comme une sorte de drogue introduisant à la magie noire. Le raisonnement était celui-ci : il se peut, femme intelli-gente, que tu penses guérir uniquement un bras malade mais, d’ici peu, tu seras en train de faire cuire des bébés à minuit.”

Louise Hauberg Lindgaard continue sans ciller : “Les théologiens les plus réputés de l’époque pensaient aussi qu’une grande partie des malheurs qui frappaient l’Europe en ce temps-là était le signe que le jour du jugement dernier était proche. La Renaissance a été une période diffi cile. Elle se situe en plein dans ce qu’on appelle la petite ère glaciaire : il fai-sait terriblement froid, il y avait la guerre et la peste. Tout le monde avait donc vraiment des raisons d’être préoccupé et d’avoir peur. Et quand le jour du jugement dernier approche, eh bien le diable commence à recruter de manière plus active. Sur le plan théologique, on risquait de donner son âme au diable si l’on ne dénonçait pas ceux qui étaient soupçonnés de sorcellerie. Surtout si l’on était un roi, responsable de tout le royaume. Et Christian iv considérait, paraît-il, qu’il était de sa responsabilité et de son devoir de protestant de dénoncer

les sorcières et de les condamner au bûcher.”Maria Osterby Elleby m’emmène dans la dernière salle

d’exposition du musée qui est bien entendu consacrée à la sorcière la plus célèbre de Ribe, et du Danemark, Maren Spliids. C’est justement à cause du chasseur de sorcières acharné qu’était Christian iv que Maren Spliids a fi ni dans les fl ammes. Née vers 1600 et morte en 1641, elle avait en eff et été acquittée à deux reprises par les instances judi-ciaires locales, avant que le plaignant, le tailleur du coin, par ailleurs concurrent du mari de Maren [un scénario répandu : on accusait de sorcellerie ceux dont les intérêts contredisaient les siens], n’aille trouver Christian IV. Le roi n’a pas tardé à enfermer Maren Spliids dans le donjon du château et à la faire torturer un peu, même si c’était contraire à sa propre loi : la torture n’était autorisée que lorsque l’arrêt de mort fi nal de la sorcière avait été pro-noncé, pas avant.

Mais le roi a anticipé les plaisirs – et le pouvoir absolu, qui devait être instauré peu de temps après – et a décidé d’être le seul à juger de l’aff aire. C’est bien dommage, il faut le dire, car Maren Spliids n’avait pas du tout vocation à être accusée de sorcellerie. Bien au contraire. Lorsqu’on se trouve dans la salle Maren Spliids du musée de la chasse aux sorcières, on peut voir, entre autres, le linteau qui

Profil

↑ Sorcières préparant une potion. Cette gravure sur bois illustrait un traité sur les sorcières et les devineresses publié par l’érudit Ulrich Molitor à la fi n du xve siècle. Photo collection Kharbine-Tapabor.

→ Barcelone, 14 novembre 2018. Des étudiantes espagnoles réclament l’égalité de genre à l’école. Sur le dos de cette jeune femme : “Nous sommes les fi lles des sorcières que vous n’avez pas réussi à brûler.” Photo Paco Freire/Sopa Images/Getty Images

→ → Kiev, 8 mars 2020. Pour la Journée de la femme, des manifestants déguisés en sorcières réclament que le pouvoir ukrainien adopte la Convention du Conseil de l’Europe contre les violences domestiques.Photo Pavlo Gonchar/Sopa Images/Getty Images

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LLes spécialistes pensent que le concept de sorcière remonte à des milliers d’années, aussi loin que les hommes

ont adoré des divinités, et qu’il est apparu séparément dans différentes cultures au cours de plusieurs siècles”, rapporte la jour-naliste américaine Sofia Quaglia dans un long article paru sur le site Quartz. Reprenant notamment les analyses de l’his-torienne italienne Silvia Federici (l’auteure de Caliban et la sorcière, traduit en 2017 aux éditions Entremonde), Quaglia sou-ligne que la perception de ces femmes aux-quelles on prêtait des pouvoirs magiques a commencé à changer en Europe au début du xve siècle. “La montée du christianisme, religion qui place le masculin au cœur de sa doctrine, et le développement du capitalisme, ont marqué le début d’une diabolisation des femmes puissantes”, écrit la journaliste.

Si le terme de “féminicide” fait débat chez les historiens, il ne fait aucun doute que les femmes ont été très largement sur-représentées dans les procès en sorcellerie qui ont fait entre 40 000 et 200 000 vic-times en Europe aux xvie et xviie siècles. Étaient particulièrement visées les femmes ménopausées, les veuves, les célibataires et celles qui n’avaient pas d’enfant, ainsi

que “les guérisseuses et les sages-femmes”. “La peur de la sexualité était largement sous-jacente à cette suspicion, explique Sofia Quaglia. On craignait que ces femmes indé-pendantes n’attirent les hommes dans leurs filets grâce à leurs pouvoirs.” Persécutées parce que femmes et non conformes aux modèles, les sorcières ont d’emblée inspiré les mouvements féministes du xxe siècle, poursuit la journaliste. “Alors qu’elles com-mençaient à se battre pour obtenir le droit de vote, les femmes des sociétés occidentales se sont mises à voir les sorcières comme le symbole d’une puissance ingénieuse et d’une résistance à toute épreuve.”

Interrogée par Quartz, Elisabeth Krohn, la fondatrice de Sabat Magazine – une publication britannique lancée en 2016 où se mêlent “la sorcellerie, le féminisme et l’art” –, explique que l’importance de la sorcière comme symbole féministe fluc-tue “depuis les années 1950”. D’après elle, “sa résurgence correspond à des périodes où les femmes se sentent dépossédées sur le plan politique. C’est la raison pour laquelle on la voit revenir actuellement.” Ainsi que le sou-ligne Quaglia, l’idée de la sorcière “fait écho chez les femmes dans le contexte #MeToo et chez d’autres groupes marginalisés telles que les communautés LGBT, dont les droits ont été bafoués [aux États-Unis] sous la prési-dence de Trump”. Elle va de pair avec une montée en puissance de l’écologie (“les militants écologistes se tournent eux aussi vers les sorcières pour incarner leur aspira-tion à un retour à la nature et à des modes de vie plus respectueux de l’environnement”) et des religions néopaganistes aux États-Unis (notamment de la wicca, un mou-vement religieux syncrétiste né au début du xxe siècle). Même si, précise l’auteure, “les femmes qui se revendiquent sorcières de nos jours peuvent être de toute confession” et que, pour beaucoup, “il s’agit davantage d’un mode de vie que d’une religion”.

— Courrier international

Un symbole féministeFigure indépendante et puissante, la sorcière accompagne les femmes dans leur lutte pour l’égalité. Y compris aux États-Unis sous Donald Trump.

Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020 53360o.

surmontait la porte principale des Spliids. Comme il porte plusieurs inscriptions dévotes, je m’étonne qu’une femme comme Maren Spliids ait pu être accusée de sorcellerie.

Non sans ironie, Maria Osterby Elleby raconte que Maren Spliids est extrêmement atypique par rapport aux femmes et aux hommes (ces derniers représentaient en Europe 20 à 25 % des condamnés) accusés de sorcel-lerie. Elle se situait en haut de l’échelle sociale, elle était mariée et bonne chrétienne, allant souvent à l’église. Et elle n’avait pas de marmite de sorcière, contrairement à la plupart des femmes accusées de sorcellerie. Maren res-pectait les règles sociales. En général, celles qui étaient accusées ne le faisaient pas et étaient un peu marginales : des célibataires, des indigentes, des personnes âgées ou des femmes qui faisaient du tapage.

Mais Maren n’avait en aucun cas le profil typique d’une sorcière. C’est peut-être pour cette raison que l’affaire a fait autant de bruit à l’époque. Il ne fait pas de doute que la

mort de Maren Spliids sur le bûcher en 1641 a encore plus attisé la peur qui resurgissait partout. Car si

Maren Spliids – contre tout bon sens – avait pu être accusée et brûlée vive pour sorcellerie, qui ne le pouvait pas ?

—Nanna GoulPublié le 23 juin

INFOS PRATIQUESOuvert depuis le 30 juin 2020, HEX ! Museum of Witch Hunt est ouvert tous les jours de la semaine en juillet et août.Plus d’infos sur hexmuseum.dk

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En bref

En Afrique, la magie noire a mauvais genre

Dans plusieurs pays d’Afrique, les sorcières font peur et sont pourchassées. Leur exclusion est un puissant mécanisme de défense de l’ordre patriarcal.

Elle n’a ni balai, ni chapeau, ni nez crochu, et pourtant pendant près de vingt ans Sana Siblzm a fait aussi

peur à son village que les sorcières de contes pour enfant. La vieille dame a d’“énormes cercles noirs” autour des yeux et, quand elle parle, elle caresse “un anneau métal-lique comme on caresse sa mémoire”. “Elle se sent vieille et malade. Un demi-sourire se dessine parfois sur son visage”. Gatopardo, la revue sud-américaine de grands repor-tages, l’a rencontrée dans son village du nord du Ghana, “un endroit très éloigné”. Sana est une sorcière, dit-on.

Pour elle, la malédiction est arrivée un jour de 1996, lorsqu’elle a reçu la visite d’un de ses frères et de son fils, malades. “Je pense que ton petit ne se sent pas très bien”, lui a dit Sana. “Quelques jours plus tard, l’homme l’a accusée de sorcellerie”, raconte Gatopardo. “Pourquoi pensez-vous que votre propre frère vous a accusée ?” lui demande le journaliste. “Je ne sais pas, mais quelque temps avant je lui avais prêté de l’argent. Cela

s’est produit alors qu’il devait me rembour-ser”, répond Sana, le regard amusé.

Elle passe alors plus de vingt ans dans le camp de Gnani, l’un des quatre camps pour sorcières qui existent encore au Ghana : “Des prisons à ciel ouvert pour cer-tains, des refuges pour d’autres – une poignée de huttes au toit de chaume, sans électricité ni eau courante, au milieu de nulle part et hors du contrôle du gouvernement”, explique Gatopardo dans une longue enquête sur les sorcières ghanéennes.

Des sorcières mises à l’écart mais parfois lynchées ou tuées… Si le Ghana concentre les attentions, il est loin d’être le seul pays africain à ainsi croire aux pouvoirs surnaturels de certaines de ses femmes. En Gambie, l’ancien dictateur Yahya Jammeh, tombé en 2017, pratiquait la chasse aux sor-cières. Plus de 1 000 Gambiennes ont été arrêtées, contraintes de boires des potions qui les faisaient délirer avant qu’elles ne

AU GHANA, LA FIN DES CAMPS ?On raconte que les premiers camps de sorcières au Ghana remontent à 1900. Depuis, le pays est devenu celui où les camps de sorcières sont les plus nombreux en Afrique. Il y a dix ans, plus de 1 000 femmes y étaient détenues. Mais les choses sont en train de changer. “En novembre 2010, une femme de 72 ans nommée Ama Hemma a été brûlée vive. Lorsque la police est arrivée, les assaillants ont affirmé qu’ils l’avaient aspergée de kérosène pour enlever la magie noire en elle”, explique Gatopardo. Ce meurtre a provoqué un choc dans le pays qui a poussé le gouvernement à s’engager à fermer les camps ainsi qu’à créer “un nouveau corpus législatif qui interdirait les accusations de sorcellerie. Dès lors, n’importe qui pouvait dénoncer devant un tribunal ou à un poste de police qu’elle avait été désignée sorcière”. Fin 2019, les camps n’accueillaient “plus que” 350 sorcières. Néanmoins certaines voix, qualifiées de “dissidentes” par la revue, estiment que la fermeture des camps est dangereuse, car ceux-ci “constituent un refuge pour des personnes victimes de violences” de la part de leur communauté.

soient embarquées par les forces de sécu-rité. On ne les a jamais revues.

Au Kenya, ou encore au Nigeria, on en a encore peur. Leur simple évocation suffit. Fin 2019, “l’enfer s’est abattu sur l’université de Nsukka”, dans le sud du Nigeria, raconte la BBC. Les manifestations se sont suc-cédé sur le campus, la situation est deve-nue très tendue. En cause ? L’organisation d’une conférence sur la sorcellerie. “Le terme ‘sorcières’ ne parvient qu’imparfaite-ment à exprimer à quel point ces personnes sont vues comme répandant toutes sortes de malheurs, des maladies à l’infertilité ou la pauvreté”, explique l’antenne Afrique de la radio britannique, à tel point que la sorcellerie est punie dans le Code pénal nigérian de peine de prison.

Le nombre d’accusations de sorcel-lerie a tendance à augmenter avec la pauvreté, comme le décrit Al-Jazira en Centrafrique, un pays qui depuis huit ans est le théâtre d’une sanglante guerre civile qui a laissé sa population trauma-tisée. “La désintégration du tissu social est responsable [de ce] phénomène grandis-sant”, explique Laurent Gomina-Pampali, professeur à l’université de Bangui et ancien ministre au site d’information de la chaîne qatari. “L’accusation de sorcellerie est une sentence sans appel”, écrit Al-Jazira.Un point commun dans tous ces pays

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Page 55: Courrier International - 23 07 2020

TikTok et Instagram sont leurs royaumes“Les sorcières prospèrent sur le réseau social favori du moment, TikTok”, souligne le site Refi nery29.Après Instagram, TikTok est le deuxième réseau social à se trouver massivement investi par des comptes consacrés à la pratique de la sorcellerie. Leurs titulaires y partagent des contenus “comme de la cartomancie virtuelle, des modes d’emploi des cristaux, des mèmes astrologiques, des articles sur le cosmos, des rituels de soins new age et des guides sur la façon de jeter des sorts (y compris dans le domaine de l’amour)”, détaillait dès l’automne 2018 l’édition américaine de Cosmopolitan.Pour ce magazine, les sorcières d’Instagram étaient déjà emblématiques d’une génération – les milléniaux – “désespérément en quête d’une connexion à quelque chose de plus grand qu’elle”. Une quête de sens et de spiritualité qui se retrouve sur TikTok, avec des utilisateurs encore plus jeunes. Dernièrement, la sphère des sorcières s’y est fait remarquer, aux États-Unis, par sa mobilisation en faveur

du mouvement Black Lives Matter (BLM) dans le sillage de la mort de George Floyd. “Diffi cile

de savoir d’où exactement est venue la décision de se rassembler pour cette manifestation

magique virtuelle. Mais elle existe”, commente  Refi nery29. Le site décrit des vidéos dans lesquelles

des utilisatrices “lancent des sorts de protection” en direction

des manifestants contre le racisme, ou “affi chent

leur engagement à l’aide de chandelles et d’herbes”. À la mi-juillet, on dénombrait sur TikTok

plus de 30 millions de vidéos taguée

#WitchesForBLM (“#SorcièresPourBLM”).

aux États-Unis, par sa mobilisation en faveur du mouvement Black Lives Matter (BLM) dans

le sillage de la mort de George Floyd. “Diffi cile de savoir d’où exactement est venue la décision

de se rassembler pour cette manifestation magique virtuelle. Mais elle existe”, commente 

Refi nery29. Le site décrit des vidéos dans lesquelles

des utilisatrices “lancent des sorts de protection” en direction

des manifestants contre le racisme, ou “affi chent

leur engagement à l’aide de chandelles et d’herbes”. À la mi-juillet, on dénombrait sur TikTok

plus de 30 millions de vidéos taguée

#WitchesForBLM (“#SorcièresPourBLM”).

Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020 55360o.

Elles ont ensorcelé nos écransSAMANTHA (ELIZABETH MONTGOMERY)Ma sorcière bien-aimée (1964-1972) “a été présentée comme l’une des premières séries féministes, mettant en scène une épouse qui avait clairement plus de pouvoir que son mari”, rappelle Quartz. Diff usée en pleine deuxième vague féministe (elle s’est arrêtée un an avant que l’avortement ne soit légalisé aux États-Unis), cette série culte suit les aventures d’une sorcière qui a juré de ne plus utiliser ses pouvoirs pour vivre avec un mortel. Seulement voilà, la vie de femme au foyer pose de nombreux défi s, et Samantha doit recourir à la magie pour être à la hauteur. Le plus souvent, c’est pour aider son mari ou la carrière de celui-ci, ce qui “conforte l’idée que même les femmes les plus capables doivent refréner leurs talents – avec le sourire – pour complaire aux hommes et survivre dans le monde de ces derniers”, regrette le site d’information.

URSULA Dans l’univers de Disney, les sorcières sont légion (Blanche-Neige, La Belle au bois dormant…). Les épreuves qu’elles imposent aux héroïnes fonctionnent comme des rites de passage vers l’âge adulte, vers la féminité. Mais Ursula, la sorcière des mers de La Petite Sirène (1989), est un personnage à part, infi niment “subversif”, décrypte le Smithsonian Magazine. Inspirée de la célèbre drag-queen Divine, elle va servir de modèle à Ariel. C’est elle qui permet à la sirène de devenir humaine pour rencontrer le prince Éric : en échange de sa voix, elle lui donne des jambes et quelques conseils de séduction. “Pour résumer la leçon : être femme dans un univers masculin, c’est fournir une prestation, mettre en scène un spectacle. Vous avez le contrôle ; vous contrôlez le spectacle”, écrit le magazine, citant en référence les travaux de l’universitaire américaine Laura Sells sur le sujet.

SABRINA (KIERNAN SHIPKA)Les Nouvelles Aventures de Sabrina, adaptation gothique du comic book Sabrina, l’apprentie sorcière, a été diff usée sur Netfl ix entre 2018 et 2020, alors que se multipliaient les séries dites féministes mettant en scène des sorcières. “Elle propose une réfl exion étonnamment complexe sur le pouvoir, consciente de la nécessité pour les femmes de le revendiquer et des conséquences que provoque généralement son utilisation à des fi ns de vengeance”, commente The Atlantic. Mi-humaine mi-sorcière, Sabrina est une adolescente qui se cherche encore. Elle n’hésite pas à utiliser ses pouvoirs pour ébranler  la structure patriarcale de la société, et par exemple défendre sa meilleure amie Susie, harcelée au collège car non-binaire (qui ne se reconnaît ni homme ni femme). Mais “en se vengeant des brutes, elle devient elle-même une brute”, analyse le magazine américain.

Trio magiqueOù les trouver ? africains : si la magie noire est partout présente (et nombre de présidents font toujours appel à des marabouts), les “mau-vais” sorciers sont toujours des sorcières. “Une croyance est répandue : les hommes utilisent la magie pour proté-ger ; les femmes ne le font que pour nuire, constate Gatopardo. La question du genre est un paramètre constant. Bien que les hommes et les femmes puissent utiliser la magie noire, ces dernières sont accusées parce que leur pouvoir est redouté. Ou peut-être parce que leur capacité à l’avoir est révoltante.” La chercheuse Susan Drucker-Brown a ainsi souligné que “la peur des sorcières a aug-menté de la même manière que les dépen-dances des hommes à l’égard des femmes”. La sorcellerie devient alors l’ultime outil d’une société patriarcale pour empêcher les femmes de s’octroyer trop de place.

Il y a quatre ans, la sœur de Sana est allée la chercher dans son camp, poursuit Gatopardo. Les dettes de son frère avaient été oubliées avec le temps, et cette femme n’était plus une menace pour personne. Sa famille a prié le gardien du camp de la lais-ser partir. Le marabout a alors procédé au sacrifi ce d’usage dans ces cas-là, raconte la revue sud-américaine : “Il a coupé le cou d’un poulet et l’a laissé marcher alors qu’il saignait à mort. Il a alors dit qu’elle pouvait s’en aller : Sana n’était plus une sorcière.”

— Courrier international

↖ Accusée de sorcellerie, Martine Rengapou a été rejetée par sa famille et vit seule à Bangui, la capitale de la Centrafrique. Harcelée par ses voisins, elle craint pour sa vie. Photo Ugo Lucio Borga/Associazione Six Degrees

→ Bloomington (Indiana), 6 juillet 2020. Manifestation pour dénoncer l’agression dont aurait été victime deux jours plus tôt Vauhxx Booker, un militant des droits civiques. Sur la pancarte : “Les sorcières contre le racisme”. Photo Jeremy Hogan/Sopa Images/Getty Images

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Page 56: Courrier International - 23 07 2020

360o56. Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

Pour Disney, l’été de tous les dangersLe géant américain du divertissement affronte une série de défis existentiels. La réouverture partielle de ses parcs, la reprise annoncée du sport et quelques pépites diffusées sur Disney+ ne suffiront pas à le tirer d’affaire.

—The Washington Post (extraits) Washington

Disney, emblème s’il en est du diver-tissement à l’américaine, règne sur la fête nationale du 4 juillet.

En 2019, les studios ont été à l’origine de trois des cinq longs-métrages en tête du box-office à cette période – dont les derniers Spiderman et Toy Story. Disney a aussi dominé l’audimat sur les chaînes câblées grâce à des matchs de tennis et au concours du plus gros mangeur de hot-dogs. Les foules ont afflué au Disneyland de Californie pour découvrir le nouvel univers appelé Star Wars : Galaxy’s Edge [“aux confins de la galaxie”]. Et le len-demain du pont du 4 juillet, 6 millions d’Américains ont regardé à la télé une compétition de base-ball.

L’air du temps. Le 4 juillet 2020, rien d’équivalent [n’a eu lieu], si ce n’est une version plus modeste du concours de hot-dogs. La mise en ligne, le 3 juillet, d’une version filmée de Hamilton [un énorme succès de Broadway] sur Disney+ a offert au géant une lueur d’espoir – et il en a bien besoin. Nombreux sont les abonnés du service de streaming qui ont regardé la comédie musicale sur la naissance tumultueuse des États-Unis, puis qui se sont précipités sur les réseaux sociaux pour en discuter. Mais la ferveur que suscite ce spectacle cache un ensemble de difficultés plus graves et plus com-plexes. L’incertitude du Covid-19 et les

soulèvements sociaux aux États-Unis poussent Disney dans une course effré-née afin d’engranger des revenus et de rester dans l’air du temps.

Les résultats de Disney au troisième tri-mestre de son exercice financier [d’avril à juin] s’annoncent effroyables. Les chiffres attendus sont à des années-lumière des

plein écran.

20,3 milliards de dollars enregistrés en 2019. Mais certains s’interrogent aussi sur l’opportunité de transformations plus profondes, dont les effets dépasse-raient un mauvais trimestre de résultats. Un modèle qui repose sur le fait de ras-sembler des personnes [dans des salles de cinéma ou dans des parcs à thème] et sur une utopie inoffensive, détachée de toute identité raciale, peut-il survivre à une période prolongée d’isolement et de colère sociale ?

“Disney doit se rendre indispensable, doit donner au public une image très différente de celle qui existe depuis toujours, analyse Carmen Higginbotham, professeure à

l’université de Virginie et spécialiste de Disney et de la culture populaire. Ce qui était valable avant – rassembler beaucoup de gens au même endroit, miser sur l’Amé-rique moyenne sans jamais prendre posi-tion – ne le sera plus ces douze prochains mois, voire pendant beaucoup plus long-temps.” Neuf autres spécialistes du diver-tissement interrogés par le Washington Post ont des avis comparables, qu’ils soient cadres dirigeants à Hollywood ou ana-lystes à Wall Street. Disney, affirment-ils franchement si ce n’est publiquement, ne peut pas se contenter de penser à la relance de ses parcs et tournages : la mul-tinationale doit réfléchir à de nouveaux principes directeurs.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mon-diale, Disney est une valeur sûre du diver-tissement et un univers où se réfugier. Après la guerre du Vietnam, les anciens combattants allaient dans les parcs d’at-tractions pour retrouver le goût de vivre. Cette tendance s’est encore intensifiée à notre époque, où Hollywood mise tout sur les franchises et les marques. La quasi-intégralité du divertissement américain est aux mains de productions Disney : la nouveauté Pixar à l’automne, le voyage à Disneyland en hiver, le blockbuster Marvel au printemps et le base-ball sur la chaîne sportive ESPN en été.

Les consommateurs américains vont ressentir un grand vide alors qu’une grande partie de leurs rendez-vous esti-vaux va manquer à l’appel, après avoir subi un vide comparable tout au long du printemps. Josh Spiegel, auteur qui écrit sur Disney, compare cette absence “à un membre amputé ou à la suppres-sion de toute une catégorie d’aliments”. Un manager de plusieurs scénaristes et réali-sateurs célèbres, qui s’exprime sous cou-vert d’anonymat afin de ne pas mettre en péril ses relations avec Disney, souligne le vide béant observé à Hollywood. “Quand on voit la désertification du paysage, on se rend compte que l’essentiel des projets dépend habituellement de Disney, explique-t-il. On s’interroge alors sur l’avenir, dans l’éven-tualité où ce vide persisterait.”

Il y a d’abord les répercussions écono-miques. Le quatrième trimestre de l’exer-cice 2019 – de juillet à septembre – a pesé plus de 19 milliards de dollars, soit plus de 3 milliards pour le studio Disney, 6,7 mil-liards pour les parcs d’attractions et 6,5 mil-liards pour le pôle télévision. (Le reste du

“Il n’y aura pas de grand virage, c’est contraire à la philosophie de l’entreprise depuis ses débuts.”

Carmen Higginbotham, universitaire

← 11 juillet 2020. En Floride, le Walt Disney World Resort

rouvre partiellement. Masqués à cause de l’épidémie

de Covid-19 qui sévit dans l’État, des employés du parc accueillent les visiteurs. Photo Matt Stroshane/

Walt Disney World Resort/Getty Images

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Page 57: Courrier International - 23 07 2020

360o.Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020 57

chiffre d’affaires a été tiré des produits déri-vés.) Pour l’été 2020, les résultats seront infiniment plus bas. Le groupe a prévu trois sorties pour cette période, toutes à la fin du trimestre : Mulan doit arriver dans les salles fin août, après deux reports, et les nouveaux X-Men et Kingsman doivent suivre quelques semaines plus tard. Même si ce calendrier ne change pas, de nom-breux cinémas risquent de rester fermés aux États-Unis – et s’ils sont ouverts, les spectateurs ne seront pas forcément au rendez-vous.

Les chaînes télé, de leur côté, traversent une période tout aussi éprouvante. ABC tire son épingle du jeu pour l’instant grâce à des jeux télévisés comme Don’t [“Ne fais pas ça !”], enregistré avant la pandé-mie. Mais l’automne n’échappera pas à la panique qui touche le secteur, puisqu’il est impossible de filmer de nouveaux épisodes en toute sécurité. ABC a annoncé début juillet sa sélection de nouvelles séries, en précisant que les tournages ne com-menceraient que si les conditions sani-taires étaient réunies. Habituellement, la sélection est faite au printemps, les commandes d’épisodes ont lieu en mai et les tournages débutent en juillet. En l’absence de nouveaux épisodes à l’au-tomne, l’audimat et les recettes publi-citaires vont fortement chuter. Disney+ s’attend à un pic d’abonnements grâce à Hamilton, mais les analystes doutent que l’abonnement mensuel à 7 dollars suffise à compenser les pertes.

Les matchs de base-ball vont enfin reprendre sur ESPN, non sans incertitude. On ignore ce que penseront les joueurs et les fans d’une saison trois fois moins longue, qui se tiendra après des mois de mouvements sociaux. Il en va de même pour la NBA, qui prévoit jusqu’à quatre matchs par jour, sans qu’on sache si les basketteurs accepteront de revenir sur le terrain ou s’ils peuvent jouer sans prendre de risque.

Modèle défectueux. L’un des pôles les plus durement frappés sera celui des parcs d’attractions. Disney peut tabler sur des revenus pendant l’été : ses parcs en Asie sont ouverts à un nombre réduit de visiteurs et Disneyland Paris [a rou-vert] en juillet. Mais en Californie, où se trouve le parc emblématique, la fermeture est maintenue jusqu’à nouvel ordre. En Floride, Disney World [a rouvert partiel-lement] à la mi-juillet, malgré un pic de contamination dans cet État. Mais il est difficile de savoir si beaucoup de visiteurs feront le déplacement en avion. Près de 18 000 employés qui incarnent les per-sonnages ont signé une pétition pour demander le report de la réouverture.

Certains experts se demandent si les dates de reprise et les répercussions finan-cières immédiates ne passent pas à côté

ont insufflé à de nombreux Américains une colère et une volonté de justice sociale incompatibles avec l’harmonie prônée par Disney, qui évite avant tout de faire des vagues. “Depuis l’époque de Walt, le groupe Disney repose sur des principes de concorde et de constance, souligne Carmen Higginbotham. Mais comment maintenir ce cap quand la culture américaine semble perdre ses points d’ancrage ?” Selon elle, l’en-treprise “ne peut pas continuer à faire des films Marvel indéfiniment, car même notre définition du super-héros a changé”. Elle doute néanmoins que de grands change-ments auront lieu. “Il n’y aura pas de grand virage, c’est contraire à la philosophie de cette entreprise depuis ses débuts.”

Trop de prudence. Le décalage entre les revendications de justice sociale et la prudence de Disney pourrait se mani-fester sur les terrains de basket, car la NBA autorise désormais les joueurs à porter des maillots où s’affichent des slogans qui reflètent leurs opinions. On ignore toutefois dans quelle mesure les commentateurs d’ESPN se saisiront du sujet. La chaîne n’a imposé quasiment aucune restriction politique aux per-sonnalités depuis le début des manifes-tations… mais il n’y a pas eu de matchs depuis. Ces dernières années, ESPN a découragé les opinions politiques dans le sport, préférant par exemple négocier une rupture de contrat avec la commen-tatrice sportive Jemele Hill à la suite d’un conflit sur son franc-parler en matière politique [voir encadré].

Depuis longtemps, Disney se nourrit de nostalgie. On pourrait y voir un atout pendant cette pause, car il y a, après tout, de nombreux films anciens à revoir. Mais cette nostalgie, et c’est le petit secret de Disney, ne se suffit pas à elle-même : elle doit être constamment nourrie et sti-mulée. Les nouveaux épisodes de Star Wars incitent à se replonger dans les années 1970, le remake de La Belle et la Bête en fait autant pour les années 1990, les films de Marvel fleurent bon l’enfance heureuse passée à lire des comics (et, passé 12 ans, la nostalgie concerne les films eux-mêmes). Disney articule constam-ment le passé et le présent, entretenant une chaîne dont les maillons relient nos amours d’enfance aux nouveautés d’au-jourd’hui, sur lesquelles nous nous pré-cipitons pour revivre le passé.

Et cette chaîne a été brisée.“Le fonds de commerce de Disney consiste

à créer de la nostalgie. Il ne peut pas laisser les anciennes œuvres assumer seules cette fonction, affirme Josh Spiegel. Car après avoir regardé La Reine des neiges pour la énième fois, il y a bien un moment où vous passez à autre chose.”

—Steven ZeitchikPublié le 4 juillet

de l’essentiel : les changements mondiaux sont si radicaux que c’est le modèle de Disney, misant tout sur les rassemble-ments de personnes, qui se révèle défec-tueux. Dans la mesure où le nombre de cas va évoluer par vagues aux États-Unis pendant un certain temps, il ne suffit pas selon eux d’attendre la fin de cette mau-vaise passe. Une transformation en pro-fondeur doit être amorcée. “Disney doit trouver un modèle économique qui ne néces-site pas de rassembler beaucoup de gens au même endroit, affirme Lloyd Greif, un ban-quier d’affaires de Los Angeles qui suit de près la situation de Disney. Ils doivent mettre au point dès maintenant des plans B.”

Jusqu’à présent, l’entreprise a très peu investi dans la réalité virtuelle, les jeux vidéo et les projets axés sur le divertis-sement à domicile. Certains concurrents internationaux, notamment le géant chinois Tencent, ont fait des investisse-ments de grande ampleur dans la diffusion en direct depuis le début de la pandé-mie. Mais Disney reste en retrait sur ce marché, préférant parier que, bientôt, les gens se sentiront à l’aise dans les espaces publics. “Nous pensons que les gens repren-

dront des activités qui leur sont familières à l’issue de cette crise, a déclaré le président de Disney, Bob Iger, pendant une confé-rence téléphonique avec des analystes, en mai. Faire ce qu’ils aiment, faire des choses qui les rendent heureux et qui maintiennent le lien avec leur famille et leurs amis, c’est ça qui leur manque.”

Lloyd Greif juge cette analyse pro-blématique, car l’entreprise ne peut pas concevoir de vaccin et n’a aucune prise sur l’état d’esprit du consommateur. Disney+ va selon lui dans la bonne direction, mais ce projet n’est pas à la pointe de la tech-nologie et son seuil de rentabilité sera atteint au plus tôt en 2023. Le manager hollywoodien [déjà cité plus haut] estime que Disney devrait au moins multiplier les achats de séries et de contenus exis-tants afin d’alimenter Disney+. Hamilton a été négocié 75 millions de dollars peu avant la pandémie, mais depuis l’entreprise n’a fait aucune transaction comparable.

Certains experts, tout aussi critiques, affirment que Disney doit faire face à un climat social qui a beaucoup changé depuis le début de l’année. Les manifestations organisées sous l’égide du mouvement Black Lives Matter et qui se sont multi-pliées après le meurtre de George Floyd

En bref

Colin Kaepernick, nouvelle icôneCes dernières années, consigne avait été donnée à ESPN de se concentrer sur ce qui se passait sur le terrain, uniquement sur le terrain. Début juillet, l’annonce que la chaîne sportive du groupe Disney avait passé contrat avec Colin Kaepernick a donc créé la surprise. En 2016, ce quarterback avait été le premier athlète à s’agenouiller durant l’hymne américain pour dénoncer les violences policières et le racisme, ce qui lui avait valu d’être exclu de la Ligue de football américain (NFL). Dorénavant, ESPN et d’autres plateformes de Disney (Hulu, Pixar, le site The Undefeated) auront la priorité sur les contenus développés par Ra Vision Media, la société de production du joueur. Ceux-ci porteront “sur les questions de race et d’injustice sociale”, écrit le Los Angeles Times. Le premier projet concerné sera une série documentaire sur la carrière sportive de Colin Kaepernick et son parcours de militant. Pour coproduire cette série, le jeune retraité de 32 ans a fait appel à la journaliste noire Jemele Hill, qui avait été sanctionnée par ESPN en 2018 après avoir entre autres qualifié Donald Trump de “suprémaciste blanc” sur Twitter. Signe que Colin Kaepernick est une valeur que l’on s’arrache : Netflix a également annoncé une série sur l’adolescence du joueur, réalisée par l’Africaine-Américaine Ava DuVernay.

“Après avoir regardé La Reine des neiges pour la énième fois, il y a bien un moment où vous passez à autre chose.”

Josh Spiegel, JoURNALiSTE

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Page 58: Courrier International - 23 07 2020

360o58. Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020

Comme un poisson dans la villeDe nombreuses villes européennes travaillent à transformer leurs cours d’eau en espaces de natation ou de loisirs, ouverts aux habitants. Une tendance adoptée depuis longtemps par les Suisses.

—Die Welt (extraits) Berlin

Ça y est, à Bâle, on peut de nouveau les voir, ces curieux Suisses. Ils se dés-habillent au pied du pont Wettstein,

fourrent leurs affaires dans un sac à dos étanche du nom de Wickelfisch et sautent dans le Rhin, pour se laisser dériver quelques kilomètres en aval, puis remonter sur la berge à la hau-teur du pont des Trois-Roses. Certains se laissent porter jusqu’au port, le dernier endroit où l’on peut sortir du fleuve avant que la baignade ne devienne illégale. Car, 500 mètres plus loin, là où la rive droite du Rhin appartient à l’Alle-magne, les rafraîchissements de ce type sont interdits.

Aussi les Allemands considèrent-ils avec quelque suspicion les agissements de leurs voisins, pour qui il est de cou-tume de ne pas abandonner sans résis-tance le fleuve aux bateaux-citernes et aux porte-conteneurs. Depuis peu, c’est également le cas à Genève, dont la popu-lation peut se baigner dans le majes-tueux lac Léman et piquer une tête dans le Rhône. Et cela fait tout autant partie de la vie zurichoise d’aller nager dans le lac que dans la Limmat.

Mais la reine des disciplines reste le plongeon dans l’Aar, qui déroule ses

méandres dans la vieille ville de Berne. La température de l’eau monte rare-ment au-dessus de 22 °C. Même les bai-gneurs les plus durs à cuire ne peuvent que trouver frisquets les habituels 18 °C de l’eau en plein été. Mais à en croire les photos et les vidéos de l’exposition “Swim City”, à voir au Centre d’architecture allemand de Berlin [jusqu’au 2 août], le

plaisir de se laisser porter par le courant de cette rivière de

montagne bleu turquoise compense lar-gement le froid.

“L’Aar a un fort courant”, commente Andreas Ruby, directeur du musée suisse d’Architecture, à Bâle, où l’exposition a pour la première fois été montrée, “il faut être bon nageur.” Toujours est-il que le Wickelfisch, ce petit sac étanche inventé par le Lipsien Tilo Ahmels, garde non seulement les habits au sec, mais il flotte comme une bouée. En Suisse, il est normal d’évaluer les risques que l’on encourt dans ses activités de loisirs, explique M. Ruby. Somme toute, on fait

culture.de la randonnée ou de l’escalade dans les Alpes à ses risques et périls. C’est donc avec la même conscience des dangers que l’on plonge dans les cours d’eau, et on peut compter sur le contrôle social et l’entraide. Il existe en Suisse une “culture du risque démocratisée”, poursuit-il ; ce n’est pas pour rien si c’est une confédé-ration où l’on fait des choses ensemble et où l’on veille les uns sur les autres.

À Berne, la baignade est une tradition cultivée depuis des siècles ; dans d’autres villes helvétiques, cette pratique s’est développée plus récemment. Ce n’est que depuis les années 1980 et 1990, explique l’exposition, que les cours d’eau sont perçus comme des éléments dédaignés de l’espace public et que les citoyens se battent pour les récupérer. Au moins, en Suisse, la baignade en rivière est accep-tée par la société et par le monde poli-tique. Et pour que bateaux et nageurs ne se gênent pas, les cours navigables pré-sentent la plupart du temps des zones réservées aux baigneurs.

Nage sportive. Dans l’Allemagne à l’administration ô combien rigoureuse, l’ordonnance sur les voies navigables inté-rieures [la Binnenschifffahrtsstrassen-Ordnung] s’étale sur pas moins de 30 chapitres. L’article 8, paragraphe 10, est clair : la baignade est interdite. À proxi-mité des ponts, digues, ports, embar-cadères, écluses, “dans la zone d’activité d’engins flottants”, mais pas seulement. Bref, les bateaux ont la primauté sur les hommes. Que ceux qui veulent nager s’inscrivent à la piscine ou aillent barbo-ter dans la mare la plus proche !

Mais pourquoi le slogan “Reclaim the Streets!” [Reprenez possession des rues !, pour limiter la place dévolue aux voi-tures] ne vaudrait-il pas aussi pour les voies maritimes ?

En plein centre historique de Berlin, la Spree se scinde pour former un bras princi-pal navigable et le canal de la Spree, fermé à la navigation. L’île qui émerge entre les deux bras s’appelle l’île aux Musées dans sa partie nord et l’île au Pêcheur dans sa partie sud ; son centre est occupé par le château de Berlin, dont la reconstruction touche à sa fin et qui abrite l’Humboldt Forum, lequel ne devrait pas tarder à devenir la plus grande attraction touris-tique de la capitale allemande. Le projet de zone de baignade qui y est prévu se heurte à quelques obstacles.

Les architectes Jan et Tim Edler, qui ont imaginé le projet Flussbad Berlin au milieu des années 1990 et comptent bien l’inaugurer en 2025, prévoient de mettre de la vie dans le canal de la Spree avec une zone de baignade, mais aussi de renatu-raliser ses eaux saumâtres, de les puri-fier au moyen de filtres et de rendre ses rives plus accessibles. La réalisation d’une

zone de régénération écologique consti-tue l’aspect le plus épineux du projet.

Mais les débats opposent des manières de voir ; d’aucuns craignent que les lieux ne soient trop fréquentés et redoutent la présence de maillots de bain au Lustgarten [un parc de l’île aux Musées]. Hermann Parzinger, président de la Fondation du patrimoine culturel prussien, voyait déjà l’héritage culturel mondial de l’île aux

Musées menacé et a fait pression pour décaler la zone d’entrée dans l’eau, prévue devant l’Altes Museum. L’archéologue et directeur du musée de Préhistoire et de Protohistoire Matthias Wemhoff consi-dère comme “déplacé” de se baigner à portée de brasse de son institution. L’île aux Musées n’est “pas un endroit pour amé-nager des bains”, proclame-t-il.

Reste que si l’on considère l’histoire de la ville, l’antipathie de ces historiens particulièrement actifs dans le centre de Berlin est infondée. Car il existait des zones de baignade même en plein cœur de la métropole prussienne ; l’une d’elles a perduré jusqu’en 1924.

Ceux qui veulent se baigner à Berlin ne peuvent pas se contenter de se laisser porter par les flots – le canal de la Spree est tout le contraire d’un ruisseau de montagne au vif courant. Divers projets à Londres ou New York, par exemple, mettent éga-lement l’accent sur la dimension sportive de la baignade. Copenhague veut doter le Harbour Circle [parcours de 13 kilomètres destiné à la marche et au vélo] de zones de baignade ; Paris entend attirer les bai-gneurs dans ses canaux avec des îles arti-ficielles. Pour le conservateur de musée Andreas Ruby, la baignade en rivière est en premier lieu une expérience commu-nicative. Comme le flâneur du xixe siècle qui explorait autrefois les rues avec tous ses sens et se laissait porter par le trafic, la baignade en rivière est la réappropria-tion collective d’un espace public.

Mais à qui appartient l’espace public ? La façon d’utiliser nos voies de circula-tion est en train d’évoluer ; dans la rue, la primauté de la voiture semble toucher à sa fin. Les cours d’eau aussi ont encore du potentiel de développement – même si la Corona Party, parfaitement dépla-cée, elle, qui a été organisée par le mou-vement Reclaim the Rivers [Reprenez possession des cours d’eau !] sur une flottille de bateaux pneumatiques, sur le Landwehrkanal, à Berlin, en a refroidi plus d’un.

—Marcus WoellerPublié le 10 juillet

urbanisme

↙ À Zurich, on peut piquer une tête dans la rivière Limmat.

Photo Lucía de Mosteyrín Muñoz

Les rues sont bien reprises aux voitures. Pourquoi ne pas reprendre les fleuves aux bateaux ?

Le plaisir de se laisser porter par le courant d’une rivière de montagne bleu turquoise compense largement le froid.

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Courrier international — no 1551 du 23 juillet au 12 août 2020 59

HISTOIRE

↗ La route reliant la côte dalmate à

l’intérieur des terres suivant le tracé conçu

par les Français.Photo Sebastijan Polak/

Photo12/Alamy

Tout le génie de la route

de Napoléon

1806-1813 — CroatieLors des sept années de présence française

en Dalmatie, un important réseau routier a été construit pour des raisons stratégiques

et militaires. La “route française” attire aujourd’hui les touristes.

—Slobodna Dalmacija (extraits) Split, Zagreb

Si vous en avez assez de l’épidémie et de la politique, pourquoi ne pas vous changer les idées en gravissant le massif du Biokovo,

qui surplombe la station balnéaire de Brela. Vous y trouverez la “route française”, un chef-d’œuvre du génie civil de l’époque napoléonienne. Si les Français ont mis sept ans à construire cet impo-sant réseau routier, il demeure que, plus de deux siècles après leur passage dans nos contrées, nous ignorons toujours comment entretenir ce dernier.

Figurez-vous que l’aide pourrait bien venir de France, ou plus exactement du descendant de l’empereur lui-même, son arrière-arrière-petit-neveu Charles Bonaparte, qui s’est fixé comme défi de dresser l’inventaire de l’héritage de son ancêtre aux quatre coins de l’Europe, et ce afin d’inscrire ce patrimoine sur la carte culturelle et touristique de l’Europe. Et le tout, grâce aux fonds de l’Union européenne.

La fascination qu’exerce encore Napoléon sur les touristes amateurs d’histoire est indéniable. Ce dernier reste en effet la personnalité la plus recherchée sur Google après Jésus-Christ. Un atout touristique qui n’a pas échappé à la muni-cipalité de Brela.

Nous nous retrouvons au hameau de Gornji Kricak, au-dessus de Brela, d’où nous partons en voiture pour rejoindre la première étape de la “route de Napoléon”, dont la construction com-mença entre 1808 et 1810. Cette route de mon-tagne, qui serpente sur près de deux kilomètres le long des cols de Nevista et de Poletnica pour déboucher de l’autre côté du massif du Biokovo jusqu’à Zadvarje, n’a malheureusement jamais été terminée. Comme l’explique Josko Belamaric, his-torien de l’art à Split, dans son ouvrage La Route de Marmont à Biokovo, de toutes les routes fran-çaises préservées en Dalmatie, celle-ci est idéale pour qui veut mieux comprendre les techniques

employées par le génie civil de l’époque et les dif-férentes étapes de sa construction.

La route a été conçue par Frane Zavoreo [un ingénieur militaire et cartographe, d’origine dalmate au service de la République de Venise, puis de l’Autriche, et enfin de Napoléon], qui en a déterminé le tracé et planifié les travaux de construction, ayant pour ce faire recours aux méthodes les plus modernes du génie civil de l’époque, précise Josko Belamaric. La route est un bel exemple de l’utilisation de murets en pierres sèches. Ces derniers servaient de murs de retenue le long de la route, mais étaient également des-tinés à protéger les cultures de l’assaut du vent à 400 mètres d’altitude. On peut toujours aper-cevoir des anciennes oliveraies sur le parcours.

Pendant le règne de Napoléon ier, la popula-tion locale avait l’obligation de travailler à la construction des routes quatre jours par semaine en échange d’un pain. C’était la corvée [en fran-çais dans le texte], le nom par lequel on dési-gnait à l’époque la participation obligatoire aux travaux publics. Belamaric cite dans son livre l’appel des autorités françaises à la population dalmate : “Nous construisons de nouvelles routes qui relieront la Dalmatie à la Bosnie. Dans vingt jours tout doit être terminé… Peuples de Knin, de Sinj, et d’Imotski, vous serez les premiers à profi-ter de ces routes. Nous vous demandons de bien vouloir retrousser vos manches pour nous aider dans cette entreprise. Des maîtres d’œuvre expé-rimentés vous dirigeront dans cette tâche et sau-ront apprécier vos efforts. Peuples de Knin, de Sinj

et d’Imotski, rendez-vous compte des bienfaits du gouvernement du grand Napoléon. En quelques années, votre pays changera de visage.”

La route offre un panorama magnifique sur Brela et la riviera de Makarska jusqu’à Pisak. En face, nous pouvons admirer les îles de Brac et de Hvar, ainsi qu’une partie de la presqu’île de Peljesac. Si Zavoreo a choisi ce tracé unique-ment pour son panorama, le général Marmont n’aura sans doute rien trouvé à y redire.

Alors qu’à cet endroit la pente du Biokovo est de 57 %, les lacets adoucissent l’ascension et la route se prête donc agréablement à la ran-donnée et aux balades à cheval. Tandis que nous continuons notre trajet, la tramontane se lève au large et les ombres se rallongent. Arrivés à la fin du parcours, là où la route se heurte à la falaise, on comprend mal l’intention de Frane Zavoreo. “Il aurait souhaité réaliser un viaduc à cet endroit”, nous explique Valentina Medic Vitkovic, directrice de l’office du tourisme de Berla. Difficile de croire qu’un officier d’artillerie originaire de Corse et au talent militaire incontestable ait mené son armée jusque dans ces contrées perdues. Napoléon tenait à sa devise : ordre, sécurité et efficacité. En ce qui concerne la construction des routes, indispensables pour le déplacement rapide de ses troupes, il a été efficace. La Dalmatie, région à l’époque reculée et isolée, a eu de la chance avec Napoléon. Merci beaucoup les Français !

Toutefois, ce sont les Autrichiens qui permirent à la population de Brela de traverser le massif du Biokovo, par le col de Dubci. L’occupation française nous a au moins laissé une attraction touristique, que nous traitons hélas comme les sauvages que nous étions à l’époque, à en croire les mots du général Marmont : “Comme tous les Barbares, [cette population] ne comprend pas les abstractions ; pour la remuer, il faut frapper ses sens et la soumettre à une action matérielle.”

—Silvana UzinicPublié le 1er juin

“Peuples de Knin, de Sinj et d’Imotski, nous vous demandons de bien vouloir retrousser vos manches.”

Appel des Autorités frAnçAises à lA populAtion dAlMAte

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