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CUBA Tenir un blog à La Havane Dossier Pour ou contre Facebook ? PAYS-BAS Un scrutin à haut risque INDE La vie sexuelle de Gandhi www.courrierinternational.com N° 1022 du 3 au 9 juin 2010 - 3,50 3:HIKNLI=XUXZUV:?b@k@c@m@a; M 03183 - 1022 - F: 3,50 E Palestine Avec les analyses de Maariv, Yediot Aharonot, Jerusalem Post, Al-Ayyam, Dounia Al-Watan, Miftah, Milliyet, Al-Hayat AFRIQUE CFA : 2 600 FCFA - ALGÉRIE : 450 DA - ALLEMAGNE : 4,00 € AUTRICHE : 4,00 € - CANADA : 5,95 $CAN - DOM : 4,20 € - ESPAGNE : 4,00 € E-U : 5,95 $US - G-B : 3,50 £ - GRÈCE : 4,00 € - IRLANDE : 4,00 € ITALIE : 4,00 € - JAPON : 700 ¥ - MAROC : 30 DH - NORVÈGE : 50 NOK PORTUGAL CONT. : 4,00 € - SUISSE : 6,40 CHF - TOM : 700 CFP “Gaza sera notre Vietnam” Ha’Aretz upbybg

Courrier International N°1022 du 3 au 9 juin 2010

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CUBA Tenir un blog à La Havane

Dossier Pour ou contre Facebook ?PAYS-BAS Un scrutin à haut risque

INDE La vie sexuelle de Gandhi

www.courrierinternational.com N° 1022 du 3 au 9 juin 2010 - 3,50 €

3:HIKNLI=XUXZUV:?b@k@c@m@a;M 03183 - 1022 - F: 3,50 E

PalestineAvec les analyses

de Maariv,

Yediot Aharonot,

Jerusalem Post,

Al-Ayyam,

Dounia Al-Watan,

Miftah,

Milliyet, Al-Hayat

AFRIQUE CFA : 2 600 FCFA - ALGÉRIE : 450 DA - ALLEMAGNE : 4,00 €AUTRICHE : 4,00 € - CANADA : 5,95 $CAN - DOM : 4,20 € - ESPAGNE : 4,00 €E-U : 5,95 $US - G-B : 3,50 £ - GRÈCE : 4,00 € - IRLANDE : 4,00 € ITALIE : 4,00 € - JAPON : 700 ¥ - MAROC : 30 DH - NORVÈGE : 50 NOKPORTUGAL CONT. : 4,00 € - SUISSE : 6,40 CHF - TOM : 700 CFP

“Gaza sera

notre Vietnam”

Ha’Aretz

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▶ Les plus de courrierinternational.com ◀

ARibéry ne séduit pasles Français

SPORT Football*XLe regard des journalistesde Courrier international

BLOGS

*g INSOLITESDégustez des inédits

6 parmi les sources cette semaine

8 éditorial par Philippe Thureau-Dangin

8 l’invité Joachim Frank, Frankfurter Rundschau

d’un cont inent à l ’autre

10 france POLITIQUE Le point G des ambitions sarkozystesÉDUCATION Les petits Français à l’école allemande

12 en couverture ISRAËL-PALESTINE Après l’assaut contre la “flottille de la liberté”

16 europeDOSSIER ÉLECTIONS Suspense aux Pays-BasHONGRIE La double nationalité, un geste historiqueVU DE SLOVAQUIE Fico est tombé dans le piège hongroisITALIE L’auteur de Gomorra attaqué sur sa gauchePOLOGNE Nos maisons, les pieds dans l’eau au printempsALBANIE Le deuxième exode des Albanais de Grèce

22 amériquesCOLOMBIE La vague verte n’a pas déferléÉTATS-UNIS Un président trop mou face aux catastrophesÉTATS-UNIS Des Africains à la rescousse de la culture cajunARGENTINE Seconde jeunesse pour le Théâtre Colón

28 asieCORÉE DU NORD Retour à la case guerre froideJAPON L’intérêt des Américains avant celui des OkinawaisTIMOR-ORIENTAL A Dili, les gangs font la loiÉCONOMIE Potentiellement riche, structurellement pauvre

31 moyen-orientISRAËL Pour Nétanyahou, c’est l’automne qui sera chaudÉGYPTE Une opposition sans projet

32 afriqueNIGERIA Les marées noires oubliées du delta du NigerRWANDA Les plaies du génocide ont du mal à cicatriser

enquêtes et reportages

34 dossier Pour ou contre Facebook ?

40 bonnes feuilles Mandela, qu’as-tu fait de ton pays ?

42 histoire La vie sexuelle d’une icône

44 reportage Tenir un blog à La Havane

intel l igences

47 économieDÉFICITS Une sorte de concours Eurovision de la rigueurSOCIAL Le syndrome France Télécom frappe la Chine

49 écologieHYDROLOGIE Thaïlande : pénurie d’eau... et de savoir-faireESPÈCE MENACÉE Diables de Tasmanie cherchent terre d’accueilPOLÉMIQUE Les Indiens Pemón brûlent leur savaneÉCONOMIE Comment estimer la valeur d’un arbre

52 technologieNANOTECHNOLOGIES Bienvenue dans l’ère de la bling-bling-tronique

rubriques

54 le livre Un inédit d’Elias Canetti

54 saveurs Allemagne : la saucisse qui résiste à tout

55 insolites La gerbe attaque

sommaire●

▶ En couverture : Des Palestiniens guettant l’arrivée de la “flottille de la liberté”. Mahmud Hams/AFP

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 5 DU 3 AU 9 JUIN 2010

44ReportageTenir un blog à La Havane

16EuropeSuspense

aux Pays-Bas

52TechnologieBienvenue dans l’ère de la“bling-bling-tronique”

34Dossier

Pour ou contreFacebook ?

12En couvertureAprès l’assaut contre la “flottille de la liberté”

33AfriqueLes plaies du génocide cicatrisent mal

1022p05:Mise en page 1 1/06/10 19:24 Page 5

les sources ●

PARMI LES SOURCES CETTE SEMAINEAL-AHRAM WEEKLY 60 000 ex.,Egypte, hebdomadaire. Ce qui ne peut être publiédans le quotidienarabophone Al-Ahram paraîtdans cet hebdomadaire de langue anglaise,prétendent les mauvaiseslangues. Ses pages culturellessont de bonne facture et il constitue une source de première valeur sur l’Afrique orientale.

HA’ARETZ 80 000 ex., Israël,quotidien. Premier journalpublié en hébreu sous le mandat britannique, en 1919, “Le Pays” est le journal de référence chez les politiques et les intellectuels israéliens.

ASAHI SHIMBUN 11 720 000 ex.,Japon, quotidien. Fondé en 1879, héraut du pacifismenippon depuis la SecondeGuerre mondiale, le “Journaldu Soleil-Levant” est une institution. Trois millejournalistes, répartis dans300 bureaux nationaux et 30 à l’étranger, veillent à la récolte de l’information.

THE AUSTRALIAN 139 000 ex.,Australie, quotidien.“L’Australien” a été fondé en 1964 par le magnatRupert Murdoch, avec la promesse d’“offrirl’information objective et l’indépendance d’espritessentielles au progrès”. Avec 9 bureaux permanentsen Australie, c’est le seulquotidien véritablementnational.

AL-AYYAM 6 000 ex., Israël(Territoires palestiniens),quotidien. Fondé en 1995,“Les Jours” est le premierquotidien palestinien de Ramallah et est perçucomme le journal des intellectuels palestiniensmodérés. Ses éditorialistessont bien informés. Plusieursde ses articles sont repris surle site d’information Amin.

BANGKOK POST 55 000 ex.,Thaïlande, quotidien. Fondé en 1946, ce journalindépendant en anglais,réalisé par une équipeinternationale, s’adresse à l’élite urbaine et aux expatriés.

CLARÍN 650 000 ex., Argentine,quotidien. Né en 1947, “Le Clairon” est le titre le plus lu d’Argentine. Il couvre l’actualité nationaleet internationale. Fait raresur le continent, Clarínest présent dans plusieurspays d’Amérique latine grâce à son réseau de correspondants.

CORRIERE DELLA SERA 715 000 ex.,Italie, quotidien. Fondé en 1876, sérieux et sobre, le journal a su traverser les vicissitudes politiques en gardant sonindépendance, mais sans se démarquer

d’une ligne quelque peuprogouvernementale. Le premier quotidien italienmentionne toujours “dellasera” (du soir) dans son titre,alors qu’il sort le matindepuis plus d’un siècle.

DOUNIA AL-WATAN(alwatanvoice.com/arabic/index.html), Israël (Territoirespalestiniens). “Le monde de la patrie” a été lancé,en 2003, à Gaza.Depuis 2008, ce sited’information donne accès à des sites dédiés à l’économie, à la culture, au sport et aux nouvellestechnologies.

FRANKFURTER RUNDSCHAU 189 000 ex.,Allemagne, quotidien. Le plus ancien desquotidiens nationauxallemands a un public un peu plus jeune que ses concurrents. Engagéà gauche, dans la défense

des droits de l’homme et de l’environnement.

DE GROENE AMSTERDAMMER 12 500 ex.,Pays-Bas, hebdomadaire.Créé en 1877,“L’Amstellodamien vert” est le plus vieilhebdomadaire d’actualitéaux Pays-Bas. De Groeneaime publier de longs articleslégèrement provocateurspour traiter de l’actualitépolitique, économique et culturelle. Il ne cache passes attaches à gauche.

THE GUARDIAN 364 600 ex.,Royaume-Uni, quotidien.Depuis 1821,l’indépendance, la qualité et l’engagement à gauchecaractérisent ce titre qui abrite certains des chroniqueurs les plusrespectés du pays.

AL-HAYAT 110 000 ex., ArabieSaoudite (siège à Londres),quotidien. “La Vie” est sansdoute le journal de référencede la diaspora arabe et la tribune préférée des intellectuels de gaucheou des libéraux arabes quiveulent s’adresser à un large public.

HÍRSZERZO (hirszerzo.hu),Hongrie. Fondé en 2006 par des journalistes detendance libérale, “Agent de renseignement” est un sited’information consacréessentiellement à la politiqueintérieure. Il se veutindépendant des grandspartis politiques.

HOSPODÁRSKÉ NOVINY 68 000 ex,République tchèque,quotidien. “Les Nouvelleséconomiques”, fondé en1957, est un titre de grandequalité. Destiné à l’origineaux hommes d’affaires, il propose aujourd’hui un excellent niveaud’information politique,économique et financière. A noter l’existence d’une version slovaque.

par Gershon Agron, “Le Courrier de Jérusalem”bénéficia, jusqu’en 1989,d’une réputationd’indépendance et de sérieux.Bien marqué à droite dans les années 1990, il défendaujourd’hui une ligne proched’une droite plutôt libérale.

MAARIV 150 000 ex., Israël,quotidien. Créé en 1948 à laveille de la création de l’Etatd’Israël, “Le Soir” appartientà la famille Nimrodi. Ce quotidien, couramment

classé très à droite, marie, à l’image de son concurrentYediot Aharonot, populisme,analyse rigoureuse et débat.

MIFTAH (miftah.org), Israël(Territoires palestiniens).“La Clé” est l’acronyme du mouvement Initiativepalestinienne pour la promotion du dialoguemondial et de la démocratie,créé par la figureemblématique de la sociétécivile palestinienne HananAshrawi. Le webzine estbilingue (anglais et arabe).

NÉPSZABADSÁG 180 000 ex.,

Hongrie, quotidien. “La Liberté du peuple” était,de 1956 à 1990, l’organe du Parti communiste. Reprispar le groupe Bertelsmann,le titre s’est transformé en un journal de qualité

et de référence, tout en restant proche du Partisocialiste (ex-communiste).Se définissant comme“libéral de gauche”, il appartient désormais au groupe suisse Ringier AG.

NEW SCIENTIST 175 000 ex.,Royaume-Uni,hebdomadaire. Stimulant,soucieux d’écologie, bon vulgarisateur, le NewScientist est l’un des meilleursmagazines d’informationscientifique du monde.

Créé en 1956, il réalise un tiers de ses ventes à l’étranger.

THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex.(1 700 000 le dimanche),Etats-Unis, quotidien. Avec 1 000 journalistes,29 bureaux à l’étranger et plus de 80 prix Pulitzer,c’est de loin le premierquotidien du pays, danslequel on peut lire “all thenews that’s fit to print” (toute l’information digne d’être publiée).

THE NEW ZEALAND LISTENER 69 300 ex.,Nouvelle-Zélande,hebdomadaire. Seulhebdomadaire d’actualité du pays, The New ZealandListener est né en 1939comme une publicationofficielle de la radio NZBroadcasting Service, dans lebut de traiter les sujets enrapport avec laradiodiffusion.

NRC HANDELSBLAD 254 000 ex.,Pays-Bas, quotidien. Né en 1970, le titre est sansconteste le quotidien deréférence de l’intelligentsianéerlandaise. Libéral de tradition, rigoureux par choix, informé sans frontières.

OKINAWA TIMES 202 000 ex., Japon,quotidien. Le titre, fondéen 1948, est avec RyukyuShimpo l’autre grand journald’Okinawa. De centregauche, il est réputé pourêtre engagé contre les basesaméricaines de l’archipel.

PRZEKRÓJ 120 000 ex., Pologne,hebdomadaire. Très fier destraditions de la Mitteleuropa– manifestes jusque dans songraphisme –, le titre paraîtdepuis 1945. S’adressantsurtout à l’intelligentsialibérale et éclairée, c’est un journal qu’il fallait encore voici peu ouvrir au coupe-papier. D’où sonnom : “A découper” !

LA SILLA VACÍA (lasillavacia.com),Colombie. Magazine en ligneindépendant créé en 2008par une ancienne journalistede l’hebdomadaire Semana,Juanita León, il couvrel’actualité politique avec l’objectif de décrireles mécanismes du pouvoiren Colombie.

SISA JOURNAL 100 000 ex., Coréedu Sud, hebdomadaire. Le “Journal de l’actualité”,indépendant et centriste, a été lancé en 1989. Sonlectorat, surtout citadin et diplômé, apprécie la rigueur de ses analyses des problèmes sociaux et de la vie politique du pays.Longtemps seul en tête desmagazines sud-coréens, il aété récemment rejoint par sesconcurrents, Hankyoreh21 etWeekly Chosun.

DER SPIEGEL 1 076 000 ex.,Allemagne, hebdomadaire.Un grand, très grand

magazine d’enquêtes, lancéen 1947, agressivementindépendant et qui a révéléplusieurs scandalespolitiques.

THE STRAITS TIMES 388 000 ex.,Singapour, quotidien. Fondéen 1845, c’est le quotidien le plus lu de la cité-Etat.Journal anglophone de référence en Asie du Sud-Est, il adopte des positions proches du gouvernement de bonnes analyses sur tous les pays voisins.

LE TEMPS 49 000 ex., Suisse,quotidien. Né en mars 1998de la fusion du NouveauQuotidien et du Journal de Genève et Gazette deLausanne, ce titre de centredroit, prisé des cadres, se présente comme le quotidien de référence de la Suisse romande.

TIME 6 000 000 ex.,Etats-Unis, hebdomadaire.Fondé en 1923,l’hebdomadaire américain au plus fort tirage est devenul’un des monuments de la presse mondiale. Ses reportages, ses imageschocs – ou encore le numérotoujours très attendu danslequel est désigné l’hommede l’année –, ont contribué à construire sa légende.

DIE WELT 202 000 ex.,Allemagne, quotidien. “Le Monde”, porte-drapeaudes éditions Springer, est unesorte de Figaro à l’allemande.Très complet dans le domaine économique, il est aussi lu pour ses pagesconcernant le tourisme et l’immobilier.

WIRED ITALIA 250 000 ex., Italie,mensuel. La versiontransalpine du célèbremagazine de nouvellestechnologies (fondé enmars 1993 à San Francisco)paraît à Milan depuismars 2009. Elle reproduit le graphisme et reprend une petite partie du contenude Wired.

YEDIOT AHARONOT 400 000 ex.,Israël, quotidien. Créé en 1939, “Les DernièresInformations” appartient aux familles Moses et Fishman. Ce quotidienmarie un sensationnalismevolontiers populiste à unjournalisme d’investigation et de débats passionnés.

ZHONGGUO QINGNIAN BAO 586 000 ex.,Chine, quotidien. Le “Journal de la jeunessechinoise” est l’organe du Mouvement de la ligue de la jeunesse. Plutôtréformateur, il est à l’écouted’une société chinoise en pleine mutation. Il rivalisecependant difficilementavec son concurrent pékinois(Beijing Qingnian Bao)et d’autres journaux plusaudacieux.

Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €

Actionnaire : Le Monde Publications internationales SA.Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président et directeur de la publication ;

Régis ConfavreuxConseil de surveillance : David Guiraud, président ; Eric Fottorino, vice-président

Dépôt légal : juin 2010 - Commission paritaire n° 0712C82101ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France

RÉDACTION6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13

Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel [email protected] Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16)Directeur adjoint Bernard Kapp (16 98)Rédacteur en chef Claude Leblanc (16 43)Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (16 54),Raymond Clarinard (16 77)Chefs des informations Catherine André (16 78), Anthony Bellanger (16 59) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme, Marie Varéon (16 67)Europe Odile Conseil (coordination générale, 16 27), Danièle Renon (chef de serviceadjoint Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Emilie King(Royaume- Uni, 19 75), Gerry Feehily (Irlande, 19 70), Anthony Bellanger (France,16 59), Marie Bélœil (France, 17 32), Lucie Geffroy (Italie, 16 86), Daniel Matias(Portugal, 16 34), Adrien Chauvin (Espagne 16 57), Iwona Ostapkowicz (Pologne,16 74), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer(Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande), Solveig Gram Jensen (Danemark), AlexiaKefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède),Laurent Sierro (Suisse), Alexandre Lévy (Bulgarie, coordination Balkans), Agnès Jarfas(Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), GabrielaKukurugyova (Rép. tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie,Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie,Est de l’Europe Laurence Habay (chef de service 16 36), Alda Engoian (Caucase,Asie centrale), Philippe Randrianarimanana (Russie, 16 68), Larissa Kotelevets(Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord,16 14), Jacques Froment (chef de rubrique, Etats-Unis, 16 32 ), Marc-Olivier Bherer(Canada, Etats-Unis, 16 95), Christine Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine,16 76), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie AgnèsGaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Naïké Desquesnes (Asiedu Sud, 16 51), François Gerles (Asie du Sud-Est, 16 24), Marion Girault-Rime(Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées),Ysana Takino (Japon, 16 38), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié(chef de service, 16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (Egypte, 1635), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie(Turquie) Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29), Pierre Lepidi, AnneCollet (Mali, Niger, 16 58), Philippe Randrianarimanana (Madagascar, 16 68), HodaSaliby (Maroc, Soudan, 16 35), Chawki Amari (Algérie), Sophie Bouillon (Afrique duSud) Débat, livre Isabelle Lauze (16 54), Roman Schmidt Economie Pascale Boyen(chef de service, 16 47) Multimédia Claude Leblanc (16 43) Sciences Anh HoàTruong (16 40) Insolites Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Epices &saveurs, Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74)Site Internet Olivier Bras (éditeur délégué, 16 15), Marie Bélœil (rédactrice,17 32), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Mouna El-Mokhtari (webmestre,17 36), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Jean-Christophe Pascal (webmestre(16 61) Mathilde Melot (marketing, 16 87), Jalil HajjajAgence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97), Caroline Marcelin,Emmanuelle Morau (16 62)Traduction Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), IsabelleBoudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), CarolineLee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), JulieMarcot (anglais, espagnol), Marie-Françoise Monthiers (japonais), MikageNagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol(anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol)Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Pierre Bancel, PhilippeCzerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Anne Doublet(16 83), Lidwine Kervella (16 10)Maquette Marie Varéon (chef de service, 16 67), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Pétricca, Denis Scudeller, JonnathanRenaud-Badet, Alexandre Errichiello Cartographie Thierry Gauthé (16 70)Infographie Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil (colorisation)Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon)Informatique Denis Scudeller (16 84)Fabrication Patrice Rochas (directeur), Nathalie Communeau (directrice adjointe,01 48 88 65 35), et Sarah Tréhin. Impression, brochage : Maury, 45191Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy-BeaubourgOnt participé à ce numéro Edwige Benoit, Gilles Berton, Jean-Baptiste Bor, AudeBrassard-Hallé, Valérie Brunissen, Geneviève Deschamps, Marion Gronier, FrançoiseLiffran, Valentine Morizot, Marina Niggli, Abdel Pitroipa, Stéphanie Saindon, IsabelleTaudière, Nicolas Tilly, Emmanuel Tronquart, Zaplangues, Zhang Zhulin, Anna Zyw

ADMINISTRATION - COMMERCIALDirecteur délégué Régis Confavreux (17 46). Assistantes : Sophie Daniel (16 52)Sophie Jan (16 99), Natacha Scheubel. Responsable contrôle de gestion :Stéphanie Davoust (16 05), Julie Delpech de Frayssinet (16 13)Responsable des droits : Dalila Bounekta (16 16). Comptabilité : 01 48 88 45 02Relations extérieures Victor Dekyvère (16 44) Partenariats Sophie Jan (16 99)Ventes au numéro Directeur commercial : Patrick de Baecque. Responsablepublications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chefde produit : Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusioninternationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22). Promotion : Christiane MontilletMarketing, abonnement Pascale Latour (directrice, 16 90), Sophie Gerbaud (16 18),Véronique Lallemand (16 91), Sweeta Subbamah (16 89), Sophie Rousseaux (17 39)Publicité Publicat, 7, rue Watt, 75013 Paris, tél. : 01 40 39 13 13. Directricegénérale : Brune Le Gall. Directeur de la publicité : Alexandre Scher <[email protected]> (13 97). Directrices de clientèle : Karine Lyautey (14 07), Claire Schmitt(13 47), Kenza Merzoug (13 46). Régions : Eric Langevin (14 09). Culture : LudovicFrémond (13 53). Littérature : Béatrice Truskolaski (13 80). Annonces classées : CyrilGardère (13 03). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97) Publicité siteInternet i-Régie, 16-18, quai de Loire, 75019 Paris, tél. : 01 53 38 46 63. Directeurde la publicité : Arthur Millet, <[email protected]> Modifications de services ventesau numéro, réassorts Paris 0 805 05 01 47, province, banlieue 0 805 05 0146Abonnements Tél. de l’étranger : 00 33 3 44 62 52 73 Fax : 03 44 12 55 34 Courriel :<[email protected]> Adresse abonnements Courrier international,Service abonnements, B1203 - 60732 Sainte-Geneviève Cedex Commanded’anciens numéros Boutique du Monde, 80, bd Au guste-Blanqui, 75013 Paris.Tél. : 01 57 28 27 78

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Courrier international n° 1022

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MILLIYET 360 000 ex., Turquie, quotidien.“Nationalité”, fondé en 1950, se veut un journalsérieux, mais publie parfois des photos allé-chantes. Appartenant au puissant groupe depresse Dogan Medya, il se situe au centre. En1979, son rédacteur en chef a été assassiné parAli Agca, l’homme qui a tiré sur le Jean-Pau II.

THE INDEPENDENT 215 000 ex.,Royaume-Uni, quotidien.Créé en 1986, c’est l’un des grands titres de la pressebritannique de qualité. Il se distingue de sesconcurrents par sonindépendance d’esprit, sonengagement proeuropéen etses positions libérales sur lesquestions de société.

INSIDEIRAN.ORG (insideiran.org),Iran. Ce journal en lignebihebdomadaire traite de l’actualité iranienne en se fondant sur les articlesd’auteurs vivant en Iran et hors d’Iran. Il est financépar The CenturyFoundation, un think tankaméricain.

JERUSALEM POST 55 000 ex., Israël,quotidien. Créé en 1932 sous le nom de Palestine Post

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 6 DU 3 AU 9 JUIN 2010

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ÉDITORIAL l ’ invi té ●

Joachim Frank, Frankfurter Rundschau, Francfort-sur- le-Main

En décidant de partir, Horst Köhler fait l’Histoire.Car aucun chef d’Etat allemand, depuis l’empe-reur Guillaume II, n’a jamais démissionné de sonposte. Mais la légende que le président de la Répu-blique fédérale s’efforce de tisser en se retirant nedurera pas, du moins du point de vue historique.Son retrait porte un coup sans précédent à la dignitéde sa fonction : au beau milieu de la pire crise, le

plus haut représentant de l’Etat abandonne le pays. L’aplombavec lequel, il y a à peine une semaine, Roland Koch,ministre-président de Hesse, avait invoqué sa sensibilité per-sonnelle pour justifier sa décision de quitter ses responsa-bilités politiques était déjà assez irritant. Mais Köhler vaplus loin, en cherchant à peineà se dissimuler derrière desconsidérations de principesquant à la fonction de prési-dent fédéral.

Ce n’est pas la raisond’Etat qui a déterminé les agis-sements du plus haut repré-sentant du peuple, mais unsubjectivisme érigé en principepolitique. Tout est désormaisquestion de sensibilité de l’épi-derme et du degré auquel onressent la douleur de telle outelle pique. C’est un signal ter-rible, à un moment où denombreux Allemands subis-sent déjà durement les conséquences de la crise économiqueet financière et où beaucoup d’autres craignent d’être à leurtour tout aussi gravement touchés.

Personne n’est aussi privilégié qu’un président fédéralou un ministre-président, et ils n’ont pas le droit, sur uncoup de tête, de se défiler dans une “vie au-delà de la poli-tique”, comme l’a formulé Roland Koch. Ce n’est absolu-ment pas un détail si, dans les deux cas, il s’agit justementd’hommes du camp conservateur, qui montrent ainsi qu’ilsn’ont pas grand sens du symbolisme de la fonction poli-tique. Cela prouve bien au contraire que la CDU [partichrétien-démocrate d’Angela Merkel] devrait enfin se déci-der à entamer ce débat sur les valeurs qu’elle est si prompteà invoquer, afin d’en découvrir plus sur elle-même.

La décision si ouvertement apolitique de Köhler est undes éléments destructeurs potentiels de cette démission.Il y a sept ans, la dream team Merkel-Westerwelle [respec-tivement chancelière (CDU) et vice-chancelier libéral (FDP)

de l’actuelle coalition au pouvoir, dite coalition “noir-jaune”],alors dans l’opposition, avait prévu de lui confier ce rôled’incarnation du tournant politique. L’avènement d’unhomme désigné par les chrétiens-démocrates et les libérauxdevait être immédiatement suivi de l’arrivée de la coalition“noir-jaune” au gouvernement. Ce qui s’est finalementaccompli en 2009, avec un décalage d’une législature. Certes,Köhler avait réussi à se soustraire à une trop forte emprisedes partis. A l’époque de la grande coalition, il comptait plusde fans dans les rangs des sociaux-démocrates du SPD quedans son propre camp, pour ne rien dire de l’immense sym-pathie des citoyens. Pourtant, il incarnait en paroles et enactes les objectifs politiques de l’Union [CDU et CSU bava-

roise] et du FDP.Si, aujourd’hui, le prési-

dent fédéral éteint la lumière,c’est toute la coalition noir-jaune qu’il plonge avec lui dansle noir. Reflet de son entrée enfonction, le départ de Köhlerest le signe annonciateur del’échec du gouvernement noir-jaune. Cette impression estrenforcée par la frénésie aveclaquelle ces derniers doiventdésormais lui trouver un suc-cesseur [sous un mois]. Il n’ya pas de candidat tout désigné,et ils n’ont pas le temps d’enformer. En fait, le nouveau

président fédéral devra se former “sur le tas”, plus qu’au-cun autre de ses prédécesseurs. Au-delà de tout symbolisme,c’est aussi un désastre dans le domaine de la realpolitik.

Et tout ça à cause d’une interview* ? Une interview quine disait rien de foncièrement erroné ? En tout cas, rien quijustifie que l’on remette en question l’habileté rhétoriqueou les compétences de Köhler. Et quand bien même ! Unprésident fédéral peut-il en appeler au crime de lèse-majesté ?Horst Köhler ne peut pas sérieusement espérer que l’opi-nion publique accepte l’explication qu’il a donnée poursa démission. On aurait été en droit d’attendre du chef del’Etat qu’il impose son style et le respect dû à la fonction,ou du moins qu’il s’y sente obligé. ■

* Après un voyage surprise en Afghanistan, le président Köhler avaitévoqué, le 22 mai sur une radio allemande, la défense des intérêtséconomiques du pays : “Un engagement militaire peut être nécessairepour préserver nos intérêts, par exemple défendre les voies permettant lalibre circulation des échanges commerciaux, et limiter l’instabilité dans desrégions entières.”

Pour une fois, laissons au vestiairela morale, l’idéologie, l’indignation,et regardons les faits. Seulementles faits. Depuis pas mal de tempsdéjà, Israël agit contre ses intérêtset cafouille. Une guerre inutile etperdue au Liban en 2006 – près de

400 morts du côté israélien et en fin de compte unHezbollah renforcé. Une attaque contre le Hamasà Gaza qui se solde par un cessez-le-feu sans gloireen 2008-2009 (13 morts, plus de 200 blessés ducôté israélien). Début 2010, c’est le Dubaïgate, uneopération d’assassinat “ciblé” d’un dirigeant duHamas où les barbouzes se font repérer comme desamateurs. Enfin, le 31 mai, l’arraisonnement dela flottille humanitaire turque tourne au désastre,car les militaires israéliens – arrivés trop peu nom-breux sur le pont du navire principal – sont vio-lemment pris à partie et l’ordre leur est donné detirer. Bilan : sans doute 19 morts et une réproba-tion générale dans le monde.Depuis la fin de la guerre froide, Israël a vu sa posi-tion géopolitique changer considérablement.Comme le dit sans ambages Al-Hayat, le rôle d’ap-pui joué par l’Etat hébreu dans le jeu de dominosmoyen-oriental est devenu négligeable. Plus inquié-tant encore, Israël vit toujours sur l’idée que sonarmée est invincible. Or, on l’a vu, le Mossad d’au-jourd’hui ne vaut pas celui d’hier. Et Tsahal nonplus. Face à ces évolutions, les dirigeants israéliensn’ont pas compris qu’il leur fallait changer de poli-tique. Au contraire, le rêve de Grand Israël perdureet la politique de colonisation des Territoires occu-pés continue. Pour la grande majorité des Israéliens,tout le mal vient de l’Iran ; et l’Etat hébreu a le droiten toutes circonstances de se défendre et ne faitjamais d’erreur. C’est devenu tellement évident poureux que chaque nouveau pas du Hezbollah, chaquetir de roquette du Hamas, chaque nouvelle décla-ration incendiaire de Mahmoud Ahmadinejadapportent de nouvelles preuves du complot ourdipar les forces du mal. Comme le dit Ha’Aretz, Gazasera le Vietnam d’Israël. Si c’est le cas, alors les Israé-liens se réveilleront de leur cauchemar, pour voirque la réalité n’est pas si noire. Et qu’il y a encoredes espaces de négociation.

Philippe Thureau-Dangin

Le champ despossibles se rétrécit

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Une démissiondésastreuse

■ Journaliste dans la presse régionale puisresponsable des questions religieuses à lachaîne publique régionale WDR à Cologne,Joachim Frank a longtemps couvert la vieparlementaire. A 45 ans, il est aujourd’huirédacteur en chef du quotidien libéral degauche Frankfurter Rundschau.K

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COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 8 DU 3 AU 9 JUIN 2010

1022p8 edito-invite?:Mise en page 1 1/06/10 18:40 Page 8

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POLITIQUE

Le point G des ambitions sarkozystesPlus il passe de temps à l’étranger, plus il grimpe dans les sondages. Pour le président, l’équation est simple. S’il veut être réélu en 2012, il doit profiter des présidences françaises du G8 et du G20.

THE ECONOMIST (extraits)Londres

Il semblerait qu’une loi simplerégisse la popularité de NicolasSarkozy : plus il est présent dansl’Hexagone auprès de ses conci-

toyens, moins il est apprécié. Plus ilvoyage dans le monde ou s’occupe desaffaires internationales, plus sa cote depopularité augmente. Pour un dirigeantqui a un sérieux besoin de rebondir,après être tombé au plus bas dans lessondages, en avril, la tentation est claire.Alors que la France s’apprête à pré-sider le G20, à l’automne, et à prendrela tête du G8, en 2011, les occasionsde faire de nouvelles escapades àl’étranger vont se multiplier. Mais celapourrait impliquer moins de réformessur le plan intérieur.

La corrélation a commencé à sefaire jour au second semestre de 2008,quand la France a pris la présidencetournante de l’Union européenne. Letrès dynamique Nicolas Sarkozy s’estenvolé pour Moscou pour négocierun cessez-le-feu entre la Russie et laGéorgie puis, de Paris, a déterminéla réponse européenne à apporter àla crise financière mondiale – un peuaidé dans cette tâche, il le concède, parle Premier ministre britannique Gor-don Brown. N’hésitant jamais à s’at-tribuer le mérite d’un accord média-tique, Nicolas Sarkozy a réussi à se fairepasser, aux yeux de l’opinion françaisetout du moins, pour un conciliateur etle sauveur du monde financier. Durantles six mois où il a présidé l’UE, sontaux de popularité a grimpé de 38 %à 46 %, selon l’institut de sondagesOpinionWay. Ensuite, privé de sa plate-forme officielle de dirigeant européen,Nicolas Sarkozy a cherché à s’affirmerpar tous les moyens. Mais sa propo-

sition d’accueillir à Paris une confé-rence de paix sur le Proche-Orient n’apas abouti. Son Union pour la Médi-terranée (UPM), lancée en grandepompe, est aujourd’hui dans l’impasse.En 2009, le nombre de visites officiellesqu’il a effectuées à l’étranger a chutéd’environ 40 % par rapport à 2008 etson taux d’approbation a baissé de6 points. Et plus il s’intéresse auxaffaires intérieures, plus le méconten-tement semble se propager : enseignants,étudiants, conducteurs de trains, ou -vriers (souvenez-vous des patrons prisen otages), magistrats, tous sont des-cendus dans la rue pour manifester.

Certes, de multiples facteurs doi-vent influer sur les résultats des son-dages. La récession et la montée duchômage n’ont pas joué en faveur de

Nicolas Sarkozy, pas plus que ses diversfaux pas politiques ou concernant savie privée. Pourtant, les Français per-sistent manifestement à reconnaîtreà sa politique étrangère déterminéedes mérites qu’ils ne prêtent plus à saconduite des affaires intérieures. Parchance pour lui, à partir de novembre,la France assurera pendant un an laprésidence du G20 et, en 2011, elleprésidera également le G8. D’ordinaire,les présidences tournantes de cessommets mondiaux informels passentinaperçues : qui sait, pour prendrel’exemple du G20, que la Francesuccédera à la Corée du Sud ? Mais Sarkozy n’est pas homme à rater l’oc-casion de briller sur la scène interna-tionale. Des réunions se tiennent déjàdans les coulisses de l’administrationfrançaise pour étudier comment tirerle meilleur parti du G20.

RÉFORMER LE CAPITALISMEPLUTÔT QUE LA FRANCE

Le président souhaite un nouveauBretton Woods pour réorganiser le sys-tème financier international, ainsi quede nouvelles réglementations du capi-talisme financier. Il espère égalementprofiter du G20 pour prendre l’ini-tiative sur la scène diplomatique,notamment face aux ambitions nu -cléaires de l’Iran. Il faut dire que, ensituation de crise, même les détracteursde Nicolas Sarkozy reconnaissent sonhabileté à canaliser l’attention et à arra-cher des décisions. Cela étant, dans satentative pour faire du G20 un trem-plin vers la présidentielle de 2012,Nicolas Sarkozy ne résistera pas nonplus à quelques tirades démagogiques.Ses sujets de dénigrement favoris sontbien connus : les spéculateurs, les tra-ders, les bonus, les agences de nota-tion, les fonds de couverture et les

paradis fiscaux. Certains de ses amisétrangers ont appris à fermer les yeuxsur son désir de plaire au peuple fran-çais par des discours enflammés contrele marché, paroles qui ne sont pas tou-jours suivies d’actions. Mais le jeu quemène Sarkozy peut en faire un par-tenaire difficile, pour ne pas dire ingé-rable. A Bruxelles, de hauts respon-sables le surnomment déjà en privé“le roi Nicolas”.

Un autre danger est que son hyper-activité à l’étranger ne détournel’attention des réformes économiquesà mener. Avec un bel optimisme, lesFrançais semblent compter sur la crois-sance pour rétablir la situation. Quiplus est, si étonnant que cela paraisse,les autorités laissent entendre que, unefois la réforme des retraites accomplie,il n’y aura pas d’autre grande réformeéconomique à mener. Elles font valoirque Nicolas Sarkozy a déjà fait l’es-sentiel pour améliorer la compétitivitéfrançaise. Avec cette logique, il n’estmême pas nécessaire d’avoir un agendadiplomatique bien rempli pour justi-fier l’inaction sur la scène intérieure.Mais Nicolas Sarkozy a une raisonsupplémentaire de vouloir dominer lemonde à nouveau.

A gauche, son plus grand rival pour2012 se trouve être potentiellement lepatron du Fonds monétaire interna-tional (FMI). Dominique Strauss-Kahn parcourt actuellement le mondepour aider à résoudre la crise de la zoneeuro. Les sondages indiquent qu’ilaurait une bien meilleure chance debattre Nicolas Sarkozy que MartineAubry. Face à la secrétaire générale duParti socialiste, Sarkozy peut facile-ment s’imposer comme une person-nalité d’envergure mondiale ; face aupatron du FMI, le contraste est beau-coup moins évident. ■

f rance ●

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 10 DU 3 AU 9 JUIN 2010

ÉDUCATION

Les petits Français à l’école allemandeDie Welt s’étonne d’entendre Luc Chatel vanter le modèle scolaire allemand. Celui-ci a plutôt mauvaise presse outre-Rhin. On lui reproche d’empêcher les femmes de concilier maternité et vie active.

DIE WELTBerlin

I l n’y a pas qu’en Allemagne que les res-ponsables de la politique de l’éducationveulent copier le système scolaire fran-

çais. Vu de loin, celui-ci a l’air plus modernecar, en règle générale, il prévoit des coursdurant toute la journée. Dès l’âge de 3 ans,on distrait et on éduque les enfants toute lajournée à l’école maternelle*. C’est une desraisons pour lesquelles – en dehors d’unebaisse de popularité du concept idéologiquede la maternité – les mères françaises par-

viennent plus facilement que leurs homo-logues allemandes à concilier emploi etenfants.

Que le ministre de l’Education natio-nale, Luc Chatel, souhaite désormais orien-ter le système scolaire hexagonal selon lemodèle allemand a de quoi surprendre ceuxqui, en Allemagne, vantent depuis desannées les mérites du modèle français.Toutefois, si l’on y regarde de plus près,on s’aperçoit que Luc Chatel ne veut pasà proprement parler copier le système alle-mand, lequel a toujours la réputation de pro-duire des élèves régulièrement montrés du

doigt dans les enquêtes PISA [un compa-ratif, effectué tous les trois ans, des perfor-mances des pays membres de l’OCDE enmatière d’enseignement]. Une seule chose,en réalité, lui semble digne d’intérêt dans le“modèle allemand” : en Allemagne, l’après-midi, on fait plus de sport qu’en France.

Les écoles françaises suivent la plupartdu temps une semaine de quatre jours, d’oùle nombre plus élevé de cours dispensésen une journée. En Europe, les écoliers fran-çais sont ceux qui passent le moins de tempsen établissement scolaire (140 jours par an),mais qui comptent le plus grand nombre

d’heures de cours (1 060). Et ils ne consa-crent pas assez de temps au sport. Les élèvesallemands ont près de 50 jours d’école deplus, mais 200 heures de cours de moins.Pour Luc Chatel, davantage de sport àl’école serait un moyen de lutter contre uneaugmentation du pourcentage d’échecs etcontre les violences croissantes en milieuscolaire. Son objectif n’est pas d’imiter lemodèle allemand au point qu’il devienneaussi difficile pour les mères françaises degarder leur emploi que cela l’est aujourd’huipour les Allemandes. Sascha Lehnartz* En français dans le texte.

▲ Dessin d’Aguilarparu dans La Vanguardia,Barcelone.

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ne défendons plus Israël. Nous défendonsdésormais le siège [de Gaza] – ce siège qui, àlui seul, devient le Vietnam israélien.

Evidemment, nous savions que cela pou-vait arriver. Dimanche 30 mai, quand le porte-parole de l’armée a commencé à présenter laflottille humanitaire en route pour Gaza commeune attaque contre Israël, Nahman Shai, députéà la Knesset et premier porte-parole de Tsahalpendant la guerre du Golfe de 1991, a déclaré

HA’ARETZTel-Aviv

Les guerres révèlent aux peuples de ter-ribles vérités sur eux-mêmes. C’est pour-quoi il est si difficile pour eux de lesécouter. Nous, Israéliens, étions résolusà ne pas porter un regard honnête surla première guerre de Gaza [2008-

2009]. Aujourd’hui, c’est dans les eaux inter-nationales, où Tsahal a ouvert le feu sur ungroupe d’humanitaires et de militants dumonde entier, que nous sommes en train delivrer et de perdre la deuxième. Au bout ducompte, cette deuxième guerre de Gaza pour-rait se révéler bien plus coûteuse et bien plusdouloureuse que la première.

En partant en guerre à Gaza fin 2008, l’ar-mée et les dirigeants politiques israéliens espé-raient donner une leçon au Hamas. Ils y ontréussi. Le Hamas y a appris que le meilleurmoyen de combattre Israël était de le laisseraller au bout de ce qu’il avait commencé de sonpropre chef : ruer dans les brancards, commettredes bévues, faire de l’obstruction, et enrager.

Le Hamas mais aussi l’Iran et le Hezbollahont compris très tôt que l’embargo d’Israëlcontre la bande de Gaza, dirigée par le mou-vement islamique, était l’arme la plus puissanteet la plus sophistiquée qu’ils pourraient jamaisrêver de déployer contre l’Etat juif. Ici en Israël,nous n’avons pas encore compris la leçon : nous

publiquement craindre que ne se réalise sonpire cauchemar : des soldats israéliens attaquantles navires et ouvrant le feu sur des pacifistes,des humanitaires et des Prix Nobel de la paix.Miri Regev, députée du Likoud et elle aussiancien chef du bureau du porte-parole de l’ar-mée israélienne, a estimé lundi 31 mai que leplus important était désormais de réagir auplus vite à la couverture médiatique négativeafin d’y mettre un terme.

en couverture●

ISRAËL-PALESTINE

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 12 DU 3 AU 9 JUIN 2010

Après l’assaut de la “flottille de la liberté”■ Terrible bévue d’Israël ou provocation des islamistes ? L’assaut, le 31 mai, contre la flottille venue porter assistanceaux habitants de Gaza donne lieu à toutes les interprétations. ■ Une partie de la presse israélienne craint quecet acte ne mette l’Etat hébreu au ban des nations. Les observateurs arabes et palestiniens, en revanche, trouventla condamnation internationale tiède. ■ Une chose est sûre : les risques de conflit grandissent dans la région.

“Gaza sera notre Vietnam”L’assaut israélien va détourner les yeux du monde de l’Iran et les river sur l’Etat hébreu, affirme l’éditorialiste de Ha’Aretz.

▲ Sur le bateau :Libérez Gaza !Amour ! Paix ! Dessin de Kichka vu sur Telad TV,Jérusalem.

◀ Des Palestiniens guettant l’arrivée de la “flottille de la liberté”.

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1022p12-15:Mise en page 1 1/06/10 19:13 Page 12

VU DE PALESTINE “Un crime prémédité”Israël a voulu intimider tous ceux qui manifestentleur solidarité avec les habitants de Gaza.

Nous nous étions habitués aux crimes et auxviolations des droits de l’homme commis par

l’occupant israélien, mais nous ne nous atten-dions pas à ce qui s’est passé le 31 mai. Cela adépassé tout ce que nous imaginions. On ne pen-sait pas que le gouvernement israélien avait atteintce niveau invraisemblable de voyouterie et d’in-solence. Ni qu’il était aussi bête. Car l’attaquen’a pas été dirigée contre les Palestiniens, qui enont vu tellement que cela fait partie de leur rou-tine, mais contre des ressortissants de plus dequarante pays étrangers. Les huit bateaux venus de Chypre avec sept centcinquante sympathisants à bord apportaient dixmille tonnes d’aide humanitaire, de nourriture etde médicaments. Le ministère des Affaires étran-gères israélien a essayé de sortir de l’impasseen suivant le précepte “l’attaque est la meilleuredéfense”. Ainsi, il a accusé les militants d’avoirouvert les hostilités alors que les soldats cher-chaient à les convaincre de se diriger vers [le portisraélien d’] Ashdod. Face à leur refus, Israël adonc conclu à la provocation et à une opérationd’infiltration d’armes qui risquait de mettre endanger la vie des Israéliens. Et ce au mépris desdires des sympathisants, expliquant qu’ils netransportaient que du matériel humanitaire des-tiné à une population croupissant sous un siège

impitoyable. Israël s’est affranchi du droit inter-national, pensant que ses propres lois doivents’appliquer à tout le monde. Avant même le départde la “flottille de la liberté”, il était évident qu’Is-raël allait tout faire pour l’arrêter, à n’importe quelprix, que ce soit par les menaces ou l’intimida-tion, et même en faisant couler le sang.Difficile de croire, donc, ceux qui affirment qu’onn’a pas donné l’ordre de tirer en haut lieu. Voilàle prix à payer pour la liberté des habitants de labande de Gaza. Aux quatre coins du monde, desgens ont quitté leurs proches, leurs foyers et leurtravail pour des motivations purement humani-taires et pacifiques. Ils sont maintenant unis auxhabitants de Gaza par le sang versé. Par cet actede piraterie internationale, Israël veut intimidertous ceux qui songeraient à participer à d’autresinitiatives de ce genre et signifier que personnene parviendra à rompre le blocus.Au reste du monde maintenant de comprendrela véritable nature de cette entité criminelle etfasciste qui prétend être porteuse de valeurs decivilisation et de démocratie. Au reste du mondede ne pas se laisser abuser par les mensongesque ses responsables inventent afin de se dis-culper d’un crime qui était prémédité. Ce paysdoit être jugé pour ses crimes. Il s’est habituéà toujours s’en sortir sans devoir rendre descomptes, mais cela lui sera plus difficile cette fois-ci. Car des ressortissants de plus de quarantepays ont été visés. Ala’Karrajé, Miftah, Ramallah

VU D’ISRAËL “Une provocation délibérée”Certains passagers extrémistes étaient préparés à attaquer Tsahal.

Le facteur temps, comme Israël devrait lesavoir depuis longtemps, est essentiel. Le

porte-parole de l’armée israélienne est catégo-rique : les soldats israéliens étaient attendus depied ferme et ont été attaqués lors de l’opéra-tion d’interception de la flottille. “C’était prémé-dité”, a déclaré le porte-parole de l’armée AviBenayahou. “Une véritable embuscade.” Selonlui, les soldats postés pour bloquer la flottille parmesure de sécurité – Israël craignait que la flottene convoie des armes et autres matériels dan-gereux dans la bande de Gaza, contrôlée parle Hamas – ont été attaqués avec des couteauxet des barres de fer.Des coups de feu ont été tirés et deux pistoletsont été retrouvés à bord du Marmara, le bateauoù ont débuté les violences. Plus inquiétantencore, un soldat israélien se serait fait subtiliserson arme par les prétendus pacifistes à bord dubateau qui l’auraient ensuite retournée contred’autres soldats israéliens. Ces derniers se sontretrouvés sous le feu des balles et n’ont pas eud’autre choix que de riposter en légitime défense.L’indignation est à son comble dans le mondearabe. L’Europe n’est pas en reste et de nom-breuses voix s’élèvent pour condamner l’in-tervention israélienne. La Grèce a interrompuun exercice militaire en commun avec Israël.

L’Espagne a convoqué l’ambassadeur d’Israël.Mais, pour Israël, il n’y avait sans doute pasd’autre issue : il fallait intercepter ce convoi, dontla cargaison inconnue vers l’“Etat” terroriste deGaza menaçait sa sécurité. Elle avait peut-êtreprévu des difficultés, mais elle avait apparem-ment sous-estimé l’hostilité rencontrée. Leministre de la Défense, Ehoud Barak, et le chefd’état-major, Gabi Ashekanazi, ont tenu à préci-ser que la prise de contrôle de cinq des bateauxde la flottille s’était déroulée dans le calme.En revanche sur le bateau amiral, le Mavi Mar-mara, appartenant à l’organisation humanitaireturque IHH, une “organisation violente, extrémistequi soutient le terrorisme”, d’après Barak, leschoses se sont passées différemment. Sur des séquences vidéo diffusées par ladeuxième chaîne israélienne, on a pu voir un pas-sager du Marmara poignarder un soldat israé-lien. Ces images auraient dû être renduespubliques le plus vite possible.Il aurait été également utile qu’Israël mette àprofit soixante années de bonnes relationsdiplomatiques avec la Turquie pour essayer derésoudre cette crise – rappelons que son gou-vernement cautionnait la flottille et qu’il comptedes ressortissants parmi les morts. Cette flot-tille d’aide humanitaire était de toute évidenceune initiative aussi pernicieuse que bien orga-nisée, et Israël ne s’y était pas préparé correc-tement. David Horovitz, Jerusalem Post, Jérusalem

■ Gaza, une chronologie25 janvier 2006Victoire du Hamasaux législativespalestiniennes.7 avril L’UE suspendles aides directes àl’Autorité palestinienne.25 juin Le soldatisraélien Gilad Shalitest capturé par le Hamas.28 juin Israël lancel’opération Pluiesd’été dans la bandede Gaza.14 décembre Desaffrontementssanglants opposentle Hamas au Fatah.Mars 2007 Formationd’un gouvernementpalestinien d’unionnationale.12-14 juin Coup de force du Hamasqui prend le contrôle de la bande de Gaza.15 juin Le présidentMahmoud Abbaslimoge le gouvernementpalestinien d’unionnationale et désigneSalam Fayyad commePremier ministre.18 juin L’UE et lesEtats-Unis décidentde rétablir l’aidefinancière à l’AP.Juin Blocus israéliencontre la bande de Gaza27 décembre 2008 A la suite de lareprise des tirs deroquettes de la partdu Hamas, Israëllance une offensivemilitaire baptiséePlomb durci.15 septembre 2009Un rapport de l’ONUsur la guerre de Gazaen janvier 2009accuse Israël et le Hamas de“crimes de guerre”19 janvier 2010Assassinat à Dubaïd’un chef militaire du Hamas. La policede Dubaï incrimine le Mossad.

Mais on n’arrivera pas à occulter l’affaire.L’un des bateaux porte le nom de Rachel Cor-rie [pacifiste américaine], morte il y a sept ansen tentant de barrer la route à un bulldozerde Tsahal à Gaza. Son nom et son histoire sontdepuis lors devenus des symboles brandis parles militants propalestiniens.

Il y a sans doute plus inquiétant encore :progressant tel le lemming vers une folle dégra-dation de nos relations avec la Turquie, unepuissance régionale de poids qui, si l’on en avaitpris conscience, aurait pu contribuer à modi-fier le cours de la première guerre de Gaza,nous nous sommes dangereusement rappro-chés d’une déclaration de guerre à Ankara.“Cela va créer un très gros incident avec les Turcs,c’est certain”, a ainsi reconnu Benyamin Ben-Eliezer, le ministre du gouvernement le plusconscient de l’importance des liens d’Israël avecle monde musulman.

Nous affirmons à qui mieux mieux quenous ne sommes pas en guerre avec le peuplede Gaza. Nous le répétons sans cesse parce quenous-mêmes avons besoin d’y croire – et parcequ’au fond nous n’y croyons pas. Il fut un tempsoù l’on pouvait dire que nous ne nous connais-sions vraiment qu’en temps de guerre. Ce n’estplus le cas. C’est là un autre problème issu denotre refus de discuter avec le Hamas et l’Iran :ils nous connaissent bien mieux que nous nenous connaissons.

Ils savent, comme le suggérait la chansonsur la guerre du Liban (Lo Yachol La’atzor EtZeh) [On ne peut pas arrêter ça], que, inca-pables de porter sur nous le moindre regardlucide, nous ne sommes plus capables non plusde nous arrêter. Le Hamas, comme l’Iran, aappris à connaître et à tirer profit de la toxicitéde la politique intérieure israélienne, caractéri-sée par une trop grande disposition à hypothé-quer l’avenir pour le bénéfice d’un momentde calme apparent.

Ils savent que, trop soucieux de protégernotre propre image, nous éviterons de revenirsur des choix politiques qui, de facto, apportentaide et réconfort à nos ennemis, en particulierau Hamas, que le siège de Gaza enrichit grâceaux taxes sur les marchandises transitant parles tunnels [creusés à la frontière avec l’Egypte]et consolide grâce à la colère contre Israël.

Beaucoup, à droite précisons-le, vont seréjouir en silence de l’évolution calamiteuse àprévoir. Le refrain des “On vous l’avait bien dit”va retentir : “Quoi que nous fassions, le monde nousdéteste. Nous pouvons donc aussi bien poursuivreles constructions (lire : ‘coloniser la Cisjordanie etJérusalem-Est’) et continuer à défendre nos fron-tières (lire : ‘renforcer le Hamas et, au bout ducompte, nous faire du tort à nous-mêmes en refu-sant de lever l’embargo sur Gaza’).”

Le Hamas, l’Iran et la droite dure en Israëlet dans la diaspora sont tous bien conscientsque c’est là une épreuve d’une importance cru-ciale pour Benyamin Nétanyahou. Désireux devoir tous les regards de la communauté inter-nationale fixés sur l’Iran et la menace qu’ilreprésente pour le peuple israélien, le Premierministre doit prendre conscience, lui, que lemonde entier a aujourd’hui les yeux rivés surIsraël et la menace que l’Etat juif représentepour le peuple de Gaza.

Bradley Burston

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 13 DU 3 AU 9 JUIN 2010

1022p12-15:Mise en page 1 1/06/10 19:11 Page 13

0 200 km

Nicosie

Le Caire

Damas

Beyrouth

Tel-Aviv

AshdodBANDE DE GAZA

CISJ.*J.*

Amman

MerMéditerranée

CHYPRE

TURQUIE

SYRIE

LIBAN

JORDANIE

ÉGYPTE

ISRAËL

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1

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1. Point de ralliementdes navires le 29 mai.

2. Attaque de la flottille dans la nuit du dimanche 30 au lundi 31 mai par la marine israélienne.

3. Acheminementdes navires vers le port d’Ashdod.

* Abréviations :CISJ. CisjordanieJ. JérusalemRTCN République turquede Chypre du Nord

Limites des eaux territoriales (20 milles nautiques)

VU DU MONDE ARABE Tel-Aviv ne comprendplus le reste du mondeDepuis la fin de la guerre froide, Israël a perdude son importance pour l’Occident.

L’armée israélienne aurait pu faire n’importe quoisauf ce qu’elle a fait le 31 mai. L’option qu’elle

a choisie n’est pas seulement inconsidérée, bru-tale et méprisante pour la valeur de la vie humaine ;elle est également très largement stupide. La prin-cipale raison de la bêtise réside probablement dansla tendance des Israéliens à se replier sur eux-mêmes et à ne plus s’intéresser au monde exté-rieur. Les pays dont des ressortissants ont été tuésou blessés, au premier rang desquels la Turquie– alliée d’Israël –, ne pourront regarder Israël qu’avecdésapprobation ou avec une profonde suspicion.Car il est impossible de justifier une telle attaquedans les eaux internationales contre une flottilletransportant de l’aide humanitaire aux habitantsassiégés de Gaza.Et, en Israël, cela produira de nouveaux affronte-ments – et peu importe qu’on les appelle troisièmeIntifada ou manifestations d’opposition.Les premiers signes de la dérive israélienne versla folie sont apparus à la fin de la guerre froide.C’est alors que les pays occidentaux ont commencé

VU DE TURQUIE Pourquoi lemonde est-il silencieux ?L’indignation internationale est mesurée parce que le problème palestinien est devenuune cause islamique.

L’indignation de la communauté internationalene devrait-elle pas être à son comble lorsqu’un

convoi humanitaire civil arborant des drapeauxblancs subit un assaut de la part de commandosarmés et que des personnes non armées qui setrouvent dans le convoi se font tuer ? C’est trèscertainement ce que doivent penser les passagersdu Mavi Marmara. Pourtant, ce n’est pas ce quis’est passé. Certes, la communauté internationalea exprimé sa “peine”, mais c’est très mollementqu’elle a condamné les faits. Si Israël avait assas-siné dix ressortissants américains, l’indignationaurait-elle été aussi faible ? Pourtant, ce à quoinous avons assisté n’est rien d’autre qu’uneattaque terroriste perpétrée par un Etat gâté parl’Amérique et ivre de puissance. Il semble en outrequ’il faille interpréter ces faits comme un messageà destination de la Turquie, que l’on pourrait résumerpar la formule suivante : “Voilà ce qui t’attend situ te mêles de mes affaires.”Dans ces conditions, comment expliquer une telleretenue dans l’indignation de la part des Occi-dentaux ? Dans ces cas-là, on en vient toujoursà évoquer la toute-puissance du lobby pro-israélienainsi que le sentiment de culpabilité de l’Occidentvis-à-vis de la Shoah. Mais il y a quelque chose enplus. En effet, la frilosité de l’Occident vis-à-visde ce qui s’est passé s’explique essentiellementpar l’aspect non pas humanitaire mais islamiquede cette campagne visant à briser le blocus contreGaza, et ce même si la liste des passagers du MaviMarmara avait un aspect cosmopolite. La prudencevient donc aussi du fait que les principaux initia-teurs de cette campagne apparaissaient liés auHamas et donnaient parfois l’impression de verserdans l’antisémitisme.Au cours des années 1970 et 1980, la questionpalestinienne était l’une des causes symboliquesde la gauche. Arafat était certes un leader pales-tinien, mais il était également celui des “nationsopprimées” luttant contre l’impérialisme. L’érosionqu’a connue l’OLP, l’isolement d’un Arafat devenuconciliant et le recul de la gauche sur le plan mon-dial ont permis l’“islamisation” de la question pales-tinienne, qui a commencé à être perçue non pluscomme un problème politique mais comme unecause religieuse. On est ainsi passé de la “résis-tance légitime du peuple palestinien” à un “affron-tement entre judaïsme et islam”. Dans ce contexte,l’Occident s’est mis à craindre que le soutien qu’ilpourrait apporter à la cause palestinienne puisseaboutir à un renforcement de l’islam radical. C’estdonc sans doute un peu pour cette raison que l’Oc-cident ne manifeste qu’une indignation très mesu-rée par rapport à cet événement.Tout ce qui, dans le passé, était du ressort du mili-tantisme de gauche – désobéissance civile, anti-militarisme, actions contre l’occupation… – a étéaujourd’hui récupéré par les mouvements isla-miques. Si l’on veut que la question palestinienneredevienne une cause universelle, il convient alorsde la sortir d’une logique de “choc des religions”,de ne pas la laisser devenir le monopole du Hamas,d’éviter tout dérapage antisémite et de se rap-procher des juifs favorables à la paix.

Can Dündar, Milliyet (extraits), Istanbul

à ne plus avoir autant besoin de l’Etat hébreu. Laguerre de libération du Koweït [1991] fut révéla-trice du fait que les Etats-Unis pouvaient se pas-ser de lui. De plus, face à la condamnation mon-diale de l’occupation et de la colonisation, Israëlne peut plus utiliser les moyens militaires clas-siques dans lesquels son armée excellait. Ainsi,les impairs et les ennuis se sont multipliés, depuisl’utilisation de faux passeports de pays amis dansl’affaire de l’assassinat de dirigeants du Hamasdans un hôtel à Dubaï jusqu’à l’accusation d’avoirfourni de la technologie nucléaire à l’Afrique du Sudde l’époque de la ségrégation raciale et à l’in-compatibilité de plus en plus manifeste entre l’at-titude israélienne et l’aspiration mondiale crois-sante à un désarmement nucléaire.Nombreux sont les signes qui montrent que Tel-Avivarrive de moins en moins à comprendre le restedu monde, ni a fortiori à trouver des terrains d’en-tente. Ajoutons à cela le phénomène Obama, qui,en une seule année de présidence, a fait apparaîtrede nombreux désaccords avec le gouvernementisraélien, et l’on s’aperçoit du degré de déconnexionentre l’Etat hébreu et l’extérieur. Tout cela suggèreque les Israéliens sont entrés dans un monologueet qu’ils ne se parlent plus qu’à eux-mêmes, écar-tant tous ceux qui pourraient apporter des pointsde vue différents, y compris des partenaires aussiimportants que les Américains. Lorsqu’on estadepte du monologue, on ne se soucie plus desavoir si les critiques de ses ennemis ou de sesamis sont justifiées ou non.Israël adopte en fait une sorte d’“ahmadinejadisme”à sa propre sauce et développe un état d’espritkamikaze. Son refus du monde extérieur devraitinterpeller les Arabes et les inciter, eux, à s’ouvrirdavantage au monde et à mieux en prendre encompte les règles et les normes. Qu’ils abandon-nent la folie aux Israéliens et qu’ils choisissentla voie de la raison. Al-Hayat, Londres

VU D’ISRAËL L’image d’un Etat arrogantCette opération va accentuer le processus de “sud-africanisation” d’Israël, déplore Maariv.

J’ai appris la nouvelle du raid sur la “flottille dela paix” alors que j’étais à l’étranger, et il faut

un regard distancié pour saisir la profondeur dugouffre qui sépare la perception israélienne et lafaçon dont nous sommes perçus dans le monde.Chez nous, comme si le problème n’était que tac-tique, on glose sur le “lynchage” auquel a échappéun de nos soldats et sur l’équipement qui auraitété nécessaire à notre force navale pour que sescommandos dispersent sans casse les militants.A l’étranger, sur toutes les chaînes de télévisionet sur tous les sites, c’est plutôt l’image d’un Etatarrogant qui, quel que soit le problème, n’envi-sage de solution qu’à la Entebbe [raid israélienen 1977 contre un commando palestinien quiavait pris en otage un avion d’El-Al en Somalie]et se pose en outre en victime.Les Etats qui aspirent à appartenir à la commu-nauté des nations – et Israël, pour sa survie, sedoit d’en faire partie – ne font tout simplement pasdes choses pareilles. Ils n’attaquent pas des navireschargés de civils avec des soldats armés jusqu’auxdents, même si ces civils tentent de briser le sacro-saint blocus imposé à Gaza. Ils ne mènent pas uneopération policière contre des civils étrangers enpleine mer et en faisant un tel nombre de morts.

en couverture

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 14 DU 3 AU 9 JUIN 2010

▲ Dessin de Chappatteparu dans Le Temps,Genève.

■ BHL et lemiracle israélienVenu à Tel-Aviv pour une conférencesur la démocratie et ses défis, lephilosophe françaisBernard-Henri Lévy a loué le “miracleisraélien” la veille de l’assaut deTsahal : “On peut et on doit apprendred’Israël. Je n’ai jamaisvu de ma vie unearmée qui se poseautant de questionsmorales.” Le lendemain,après l’assaut, BHLréagissait : “Je penseque l’Israël quej’aime, que j’ai tantloué hier, cet Israëlque j’aime tant,l’Israël sioniste ethumaniste que j’aimede tout mon cœur,avait d’autres moyensd’intervenir en ce quiconcerne les navires.”

1022p12-15:Mise en page 1 1/06/10 19:14 Page 14

0 200 km

Nicosie

Le Caire

Damas

Beyrouth

Tel-Aviv

AshdodBANDE DE GAZA

CISJ.*J.*

Amman

MerMéditerranée

CHYPRE

TURQUIE

SYRIE

LIBAN

JORDANIE

ÉGYPTE

ISRAËL

RTCN*

1

2

3

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1. Point de ralliementdes navires le 29 mai.

2. Attaque de la flottille dans la nuit du dimanche 30 au lundi 31 mai par la marine israélienne.

3. Acheminementdes navires vers le port d’Ashdod.

* Abréviations :CISJ. CisjordanieJ. JérusalemRTCN République turquede Chypre du Nord

Limites des eaux territoriales (20 milles nautiques)

VU DU MONDE ARABE Tel-Aviv ne comprendplus le reste du mondeDepuis la fin de la guerre froide, Israël a perdude son importance pour l’Occident.

L’armée israélienne aurait pu faire n’importe quoisauf ce qu’elle a fait le 31 mai. L’option qu’elle

a choisie n’est pas seulement inconsidérée, bru-tale et méprisante pour la valeur de la vie humaine ;elle est également très largement stupide. La prin-cipale raison de la bêtise réside probablement dansla tendance des Israéliens à se replier sur eux-mêmes et à ne plus s’intéresser au monde exté-rieur. Les pays dont des ressortissants ont été tuésou blessés, au premier rang desquels la Turquie– alliée d’Israël –, ne pourront regarder Israël qu’avecdésapprobation ou avec une profonde suspicion.Car il est impossible de justifier une telle attaquedans les eaux internationales contre une flottilletransportant de l’aide humanitaire aux habitantsassiégés de Gaza.Et, en Israël, cela produira de nouveaux affronte-ments – et peu importe qu’on les appelle troisièmeIntifada ou manifestations d’opposition.Les premiers signes de la dérive israélienne versla folie sont apparus à la fin de la guerre froide.C’est alors que les pays occidentaux ont commencé

VU DE TURQUIE Pourquoi lemonde est-il silencieux ?L’indignation internationale est mesurée parce que le problème palestinien est devenuune cause islamique.

L’indignation de la communauté internationalene devrait-elle pas être à son comble lorsqu’un

convoi humanitaire civil arborant des drapeauxblancs subit un assaut de la part de commandosarmés et que des personnes non armées qui setrouvent dans le convoi se font tuer ? C’est trèscertainement ce que doivent penser les passagersdu Mavi Marmara. Pourtant, ce n’est pas ce quis’est passé. Certes, la communauté internationalea exprimé sa “peine”, mais c’est très mollementqu’elle a condamné les faits. Si Israël avait assas-siné dix ressortissants américains, l’indignationaurait-elle été aussi faible ? Pourtant, ce à quoinous avons assisté n’est rien d’autre qu’uneattaque terroriste perpétrée par un Etat gâté parl’Amérique et ivre de puissance. Il semble en outrequ’il faille interpréter ces faits comme un messageà destination de la Turquie, que l’on pourrait résumerpar la formule suivante : “Voilà ce qui t’attend situ te mêles de mes affaires.”Dans ces conditions, comment expliquer une telleretenue dans l’indignation de la part des Occi-dentaux ? Dans ces cas-là, on en vient toujoursà évoquer la toute-puissance du lobby pro-israélienainsi que le sentiment de culpabilité de l’Occidentvis-à-vis de la Shoah. Mais il y a quelque chose enplus. En effet, la frilosité de l’Occident vis-à-visde ce qui s’est passé s’explique essentiellementpar l’aspect non pas humanitaire mais islamiquede cette campagne visant à briser le blocus contreGaza, et ce même si la liste des passagers du MaviMarmara avait un aspect cosmopolite. La prudencevient donc aussi du fait que les principaux initia-teurs de cette campagne apparaissaient liés auHamas et donnaient parfois l’impression de verserdans l’antisémitisme.Au cours des années 1970 et 1980, la questionpalestinienne était l’une des causes symboliquesde la gauche. Arafat était certes un leader pales-tinien, mais il était également celui des “nationsopprimées” luttant contre l’impérialisme. L’érosionqu’a connue l’OLP, l’isolement d’un Arafat devenuconciliant et le recul de la gauche sur le plan mon-dial ont permis l’“islamisation” de la question pales-tinienne, qui a commencé à être perçue non pluscomme un problème politique mais comme unecause religieuse. On est ainsi passé de la “résis-tance légitime du peuple palestinien” à un “affron-tement entre judaïsme et islam”. Dans ce contexte,l’Occident s’est mis à craindre que le soutien qu’ilpourrait apporter à la cause palestinienne puisseaboutir à un renforcement de l’islam radical. C’estdonc sans doute un peu pour cette raison que l’Oc-cident ne manifeste qu’une indignation très mesu-rée par rapport à cet événement.Tout ce qui, dans le passé, était du ressort du mili-tantisme de gauche – désobéissance civile, anti-militarisme, actions contre l’occupation… – a étéaujourd’hui récupéré par les mouvements isla-miques. Si l’on veut que la question palestinienneredevienne une cause universelle, il convient alorsde la sortir d’une logique de “choc des religions”,de ne pas la laisser devenir le monopole du Hamas,d’éviter tout dérapage antisémite et de se rap-procher des juifs favorables à la paix.

Can Dündar, Milliyet (extraits), Istanbul

à ne plus avoir autant besoin de l’Etat hébreu. Laguerre de libération du Koweït [1991] fut révéla-trice du fait que les Etats-Unis pouvaient se pas-ser de lui. De plus, face à la condamnation mon-diale de l’occupation et de la colonisation, Israëlne peut plus utiliser les moyens militaires clas-siques dans lesquels son armée excellait. Ainsi,les impairs et les ennuis se sont multipliés, depuisl’utilisation de faux passeports de pays amis dansl’affaire de l’assassinat de dirigeants du Hamasdans un hôtel à Dubaï jusqu’à l’accusation d’avoirfourni de la technologie nucléaire à l’Afrique du Sudde l’époque de la ségrégation raciale et à l’in-compatibilité de plus en plus manifeste entre l’at-titude israélienne et l’aspiration mondiale crois-sante à un désarmement nucléaire.Nombreux sont les signes qui montrent que Tel-Avivarrive de moins en moins à comprendre le restedu monde, ni a fortiori à trouver des terrains d’en-tente. Ajoutons à cela le phénomène Obama, qui,en une seule année de présidence, a fait apparaîtrede nombreux désaccords avec le gouvernementisraélien, et l’on s’aperçoit du degré de déconnexionentre l’Etat hébreu et l’extérieur. Tout cela suggèreque les Israéliens sont entrés dans un monologueet qu’ils ne se parlent plus qu’à eux-mêmes, écar-tant tous ceux qui pourraient apporter des pointsde vue différents, y compris des partenaires aussiimportants que les Américains. Lorsqu’on estadepte du monologue, on ne se soucie plus desavoir si les critiques de ses ennemis ou de sesamis sont justifiées ou non.Israël adopte en fait une sorte d’“ahmadinejadisme”à sa propre sauce et développe un état d’espritkamikaze. Son refus du monde extérieur devraitinterpeller les Arabes et les inciter, eux, à s’ouvrirdavantage au monde et à mieux en prendre encompte les règles et les normes. Qu’ils abandon-nent la folie aux Israéliens et qu’ils choisissentla voie de la raison. Al-Hayat, Londres

VU D’ISRAËL L’image d’un Etat arrogantCette opération va accentuer le processus de “sud-africanisation” d’Israël, déplore Maariv.

J’ai appris la nouvelle du raid sur la “flottille dela paix” alors que j’étais à l’étranger, et il faut

un regard distancié pour saisir la profondeur dugouffre qui sépare la perception israélienne et lafaçon dont nous sommes perçus dans le monde.Chez nous, comme si le problème n’était que tac-tique, on glose sur le “lynchage” auquel a échappéun de nos soldats et sur l’équipement qui auraitété nécessaire à notre force navale pour que sescommandos dispersent sans casse les militants.A l’étranger, sur toutes les chaînes de télévisionet sur tous les sites, c’est plutôt l’image d’un Etatarrogant qui, quel que soit le problème, n’envi-sage de solution qu’à la Entebbe [raid israélienen 1977 contre un commando palestinien quiavait pris en otage un avion d’El-Al en Somalie]et se pose en outre en victime.Les Etats qui aspirent à appartenir à la commu-nauté des nations – et Israël, pour sa survie, sedoit d’en faire partie – ne font tout simplement pasdes choses pareilles. Ils n’attaquent pas des navireschargés de civils avec des soldats armés jusqu’auxdents, même si ces civils tentent de briser le sacro-saint blocus imposé à Gaza. Ils ne mènent pas uneopération policière contre des civils étrangers enpleine mer et en faisant un tel nombre de morts.

en couverture

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 14 DU 3 AU 9 JUIN 2010

▲ Dessin de Chappatteparu dans Le Temps,Genève.

■ BHL et lemiracle israélienVenu à Tel-Aviv pour une conférencesur la démocratie et ses défis, lephilosophe françaisBernard-Henri Lévy a loué le “miracleisraélien” la veille de l’assaut deTsahal : “On peut et on doit apprendred’Israël. Je n’ai jamaisvu de ma vie unearmée qui se poseautant de questionsmorales.” Le lendemain,après l’assaut, BHLréagissait : “Je penseque l’Israël quej’aime, que j’ai tantloué hier, cet Israëlque j’aime tant,l’Israël sioniste ethumaniste que j’aimede tout mon cœur,avait d’autres moyensd’intervenir en ce quiconcerne les navires.”

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DE GROENE AMSTERDAMMERAmsterdam

Pour offenser le reste dumonde, voilà comment il fauts’y prendre : traiter son pluspuissant voisin d’“Etat voyou”,

tenir des propos hostiles à l’encontrede son Premier ministre et parler, pen-dant qu’on y est, de “déclaration deguerre”. En Suisse, l’Union démocra-tique du centre (UDC), qui appartientà la droite populiste, accumule lesinsultes contre l’Allemagne. Le partiavait déjà fait sensation avec sa cam-pagne haineuse contre la “lie des Alle-mands” qui viendraient prendre letravail des Suisses. C’est ce parti,désormais au gouvernement, qui aobtenu le plus de voix aux dernièresélections nationales.

En comparaison, le succès deGeert Wilders peut paraître bien pâle.Au cas où son parti [PVV, Parti de laliberté] remporterait les élections, leministère des Affaires étrangères tentepar avance de limiter les dégâts. Le butest d’apaiser les esprits à l’étranger, desusciter la bienveillance – et de limiterautant que possible les dommages éco-nomiques pour les Pays-Bas. Les aver-tissements lancés sur les risques encou-rus pour l’image du pays à l’étrangersemblent autant de tentatives deréduire Wilders au silence. Au lieud’opposer à son racisme une répliquepolitique, on fonde ses espoirs sur unpouvoir supérieur, celui de la “com-

munauté internationale”. L’argumentest peu convaincant. Tout d’abord,il n’y a pas à proprement parlerd’“intérêts néerlandais”. Les avis sontd’ailleurs partagés sur l’intérêt que lamission en Orozgan [dans le centre del’Afghanistan – c’est ce sujet qui a faittomber le gouvernement de Balke-nende, en février dernier] présentepour le pays. De plus, en lançant detels avertissements, on ne peut jamaisêtre certain du résultat : lors du réfé-rendum sur la Constitution euro-péenne [le 1er juin 2005], les mêmespropos alarmants sur l’image desPays-Bas dans le monde ont plutôtproduit l’effet inverse [le non l’a lar-gement emporté].

Certes, une victoire de Wilders auxélections déclencherait des réactionsindignées dans des pays comme l’Iran.Les religieux extrémistes pourraientappeler à un boycott. Mais c’est aussi

embêtant qu’inévitable. Les réactionsdes grands alliés sont bien plus impor-tantes. Or les médias français et bri-tanniques, contrairement à ceux desPays-Bas, n’hésitent pas à parler duparti d’“extrême droite” et “xéno-phobe” de Wilders. La métamorphosesubie par les Pays-Bas continue d’y sus-citer la stupéfaction générale. “L’ex-trême droite gagne du terrain dans le paysle plus tolérant d’Europe”, a titré le quo-tidien britannique The Independent aus-sitôt après les élections municipales [le3 mars dernier – le PVV y a fait de trèsbons scores].

UN NATIONALISME DÉFENSIF QUI HANTE LES ESPRITS

Malgré tout, la colère reste circonscrite.Plusieurs raisons expliquent ce phé-nomène. Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, le refus néerlandais de pro-longer la mission en Orozgan sembleplus préjudiciable en termes d’imageque les pitreries de Wilders. Le New YorkTimes a même consacré un éditorial àcette décision et parlé d’un “embar-rassment to the Netherlands” [une hontepour les Pays-Bas]. Pour le reste, la poli-tique néerlandaise est plutôt une affairedont personne ne se soucie.

Les réactions modérées sur lecontinent européen ont une autreexplication. En 2000, quand le FPÖde Jörg Haider est entré au gouver-nement autrichien, le pays s’est vuimposer des sanctions par les Etatsmembres de l’Union européenne.Mais, il y a dix ans, le contexte étaitfondamentalement différent. En effet,si l’Autriche innovait en quelque sorteavec la présence de l’extrême droitedans son gouvernement, presque tousles pays européens ont à présent degrands partis xénophobes et anti-isla-miques. Les Suisses ont voté contre

la construction de minarets ; laFrance veut interdire la burqa ; lesPays-Bas ont Wilders.

L’ascension de Wilders n’a doncrien d’extraordinaire – si ce n’est, toutau plus, le fait qu’elle contredit l’idéepréconçue bien ancrée chez les Euro-péens en général, et chez les Allemandsen particulier, voulant que les Néer-landais soient progressistes et tolérants.D’innombrables articles se demandentsi Frau Antje [la femme en habit tra-ditionnel néerlandais inventée dans lesannées 1960 pour faire la promotiondu fromage néerlandais en Allemagne]a peur. Où est passé le pays qui servaitde baromètre à l’Allemagne ? Qui, en1993, après l’acte criminel d’extrêmedroite à Solingen [qui avait fait cinqvictimes d’origine étrangère], avaitenvoyé plus de 1 million de cartes pos-tales sur lesquelles était écrit “Je suisfurieux” ? Bien sûr, on entend aussi desréactions indignées. Ainsi, l’hebdoma-daire de Munich Focus pense que Wil-ders est antiallemand. Le quotidienSüddeutsche Zeitung perçoit des échosde Hitler chez ce Wilders triomphant.Mais il se montre toutefois modérédans ses conclusions : la meilleure stra-tégie est de “laisser l’homme aux che-veux décolorés participer au gouvernementet se démasquer lui-même”.

Dans certains milieux politiques,la question de savoir si les Pays-Baspourront bientôt être gouvernés defaçon stable par une coalition de quatrepartis suscite peut-être plus d’inquié-tudes que Wilders. Pour le reste, lecomportement des Pays-Bas s’écartede moins en moins de la norme. “Cen’est ni Adolph ni Benito”, déclare JosefJoffe, l’éditorialiste allemand qui faitautorité, à propos de Wilders : “Ilincarne un nationalisme défensif qui par-tout en Europe hante les esprits.” En effet,

DOSSIER ÉLECTIONS

europe

Le 9 juin, les Néerlandais élisent leursdéputés. Un scrutin marqué par descourants conservateurs et xénophobes.Comme dans le reste de l’Europe, notel’hebdomadaire De Groene Amsterdammer.

SUSPENSE AUX PAYS-BAS

Qu’avons-nous fait de notre esprit de tolérance ?

▲ Dessin de Bertrand parudans La LibreBelgique,Bruxelles.

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 16 DU 3 AU 9 JUIN 2010

CONTEXTE Les libéraux mènentAux Pays-Bas, quelques jours avant le scrutin, rien ne

semble joué. Si les regards se sont largement tour-nés vers Geert Wilders et son parti d’extrême droite, lePVV, c’est aujourd’hui la crise qui est le sujet majeur dela campagne ; tout ne tourne plus autour du trublion xéno-phobe et de ses propos sur l’immigration de masse.Selon les derniers sondages, c’est le parti des libéraux– le VVD, emmené par Mark Rutte – qui recueillerait leplus de sièges (37 sur 150) ; suivent les travaillistes (31),emmenés par l’ancien maire d’Amsterdam Job Cohen, leschrétiens-démocrates de Jan Peter Balkenende (21) etfinalement le PVV de Wilders (17).Au cours des dernières semaines, celui-ci a nettementreculé au profit des travaillistes et des libéraux. En pré-sentant la reprise économique comme le plus impor-tant défi pour le gouvernement à venir, les trois grandspartis établis ont exclu le parti de Wilders du débat.

1022 p16-17:Mise en page 1 1/06/10 16:23 Page 16

nous ne sommes pas si singuliers. EnHongrie, en Slovaquie et en Rouma-nie, les partis fascistes à l’ancienne peu-vent compter sur de nombreuses voix,tandis qu’en Europe septentrionale etoccidentale, une nouvelle générationde partis islamophobes de droite a levent en poupe. Le gouvernementdanois dépend du soutien du Partipopulaire, qui ne fait pas partie du gou-vernement. En Suisse et en Autriche,des partis comparables sont ou ont étéau pouvoir. La Belgique a de longuedate son Vlaams Belang et en Polognec’étaient les frères Kaczynski quiactionnaient les manettes. De ce pointde vue, les Pays-Bas donnent uneimage, avec l’ascension de ce politicien,de petit pays normal.

LE POPULISME ALPIN AU PAYSDES MOULINS

Dans les années 1990 régnait encoredans les Etats occidentaux une foi opti-miste dans le progrès. Les conflits eth-niques et religieux restaient périphé-riques : un problème qui concernaitl’Afrique, par exemple, ou les Balkans.En cette année 2010, la périphérie “pri-mitive” se trouve au cœur de l’Unioneuropéenne. D’un côté, il y a les paysinfluents comme l’Allemagne, laFrance et l’Angleterre. Eux aussi sontconfrontés à un populisme de droite,eux aussi débattent de l’identité natio-nale. Mais on continue d’y prêter autantd’attention qu’aux grandes questionssocio-économiques internationales.

D’un autre côté, il y a les petitspays. Au sein d’un monde immense ethostile, ils noient leur impuissance dansdes verbiages hypocondriaques à pro-pos de voiles et de minarets. DepuisPim Fortuyn, les Pays-Bas n’échap-pent pas à la règle. La différence entreles thèmes abordés lors du journal télé-visé de 20 heures aux Pays-Bas et enAllemagne est à cet égard révélatrice.

Si Wilders entrait au gouvernement,les Pays-Bas ne seraient pas aussitôt dis-crédités à l’internationale. Les consé-quences d’un changement politique sontplus lentes, mais au moins aussi pro-fondes. Un article du Monde utilisaitrécemment le terme de “populisme alpin”pour caractériser la région de l’Europeoccidentale 2.0 où réside le germe del’extrémisme populaire de droite : leFPÖ de Haider en Autriche, l’UDC enSuisse, un brin de Front national dansla région occidentale et la Ligue duNord dans le sud des Alpes en Italie.

Geert Wilders a copié ce populismealpin pour l’importer dans les polders.Sous son influence, et avec la collabo-ration volontaire de tous les autres par-tis qui se sont détournés ces dernièresannées d’une approche tolérante etgénéreuse, la politique néerlandaiseressemble de plus en plus à celle d’unpetit pays montagneux : conservatrice,xénophobe et étriquée. C’est là qu’estle réel danger. Tout comme la ville sur-réglementée d’Amsterdam commenceà ressembler à une version agrandie deGenève – propre, chère et ennuyeuse –,les Pays-Bas se démarquent de moinsen moins d’un Etat replié sur lui-mêmecomme la Suisse. Et on ne peut mêmepas y faire du ski. Koen Haegens** Ancien correspondant en Allemagne de De Groene Amsterdammer.

NRC HANDELSBLADRotterdam

Il y a de quoi se mettre en colèreface à Wilders, mais que ferions-nous sans lui ? The man you loveto hate [l’homme qu’on adore

détester], réjouissons-nous que ce soitlui. Et pas un autre. Détester est endéfinitive une affaire intime. Et notreGeert a quelque chose pour lui.Quelque chose d’intrépide, quelquechose de comique aussi.

Tout seul, il met au défi des caté-gories de la population, que dis-je, descontinents entiers. Allez, venez, bandede dégonflés ! Moi je les aime crus. Ila amorcé à lui tout seul la TroisièmeGuerre mondiale. Cool, non ? Ondirait un film d’action avec ArnoldSchwarzenegger ou Steven Seagal. Seulcontre le reste du monde.

Mais, pour la plupart des électeurs,il reste tout de même le bad guy [leméchant], le desperado on the wrongside of the tracks [sur la mauvaise voie].C’est ce qui me le rend sympathique.Il fait tant pour propager la haine del’islam ! Alors qu’il ne fait que pro-pager la haine à son égard. Plus il voci-fère, plus il suscite l’hostilité contre lui.

Vous allez me dire : ces petits consde Marocains [expression employéepar le député du parti social-démocratePvdA Rob Oudkerk en 2002, alors

qu’il pensait s’exprimer hors antenne,en parlant des jeunes Néerlandaisd’origine marocaine. Cette expressionest désormais couramment utilisée,avec ou sans ironie] font eux aussi deleur mieux, ces imams cinglés, cesbarbus, ces groupuscules très agres-sifs, et que sais-je encore. Pourtant,Wilders demeure l’objet de hainenationale favori.

Il suffit de mentionner son nompour que les esprits s’échauffent. Unpetit attroupement en train de discu-ter dans la rue passe aussitôt pour ungroupe de Marocains qui se disputentau moment de se partager des moby-

lettes volées. Wilders prétend que, sion le déteste à ce point, c’est parce qu’ildit la vérité. Curieuse casuistique issued’un prosélytisme catholique. Hélas,mon ami, la haine n’est pas un attri-but de la vérité, pour mêler un instantSpinoza au débat. De plus, elle produitun effet de constriction sur les vais-seaux sanguins, ce qui n’est pas favo-rable à la réflexion.

Mais que penser de la haine de nosjours ? Est-ce un sentiment profondé-ment enraciné ? Ou est-ce devenu unmoule, un style ?

Elle met l’eau à la bouche, c’estsûr. On brime un peu, on insulte. Onfait circuler les mots à l’intérieur desa cavité buccale, comme pour lessavourer. Et on les crache aux piedsde quelqu’un, en visant bien, pourque les éclaboussures giclent sur leschaussures.

On provoque la colère pour fairebondir l’autre, le faire sortir de son rôleet perdre sa dignité – je peux en com-prendre l’humour. Geert Wildersmaîtrise cet art comme aucun autre.Mettre à bout de nerfs. Il les fait tousbisquer. La presse, les parlementaires.Nous, le peuple.

Mais il faut que cela reste drôle.Sinon, cela va devenir inquiétant.

Tout le monde connaît le dicton prus-sien : la violence n’est que la simplecontinuation de l’humour par d’autresmoyens. Pieter Frans Thomése

DOSSIER ÉLECTIONS

europe

Geert Wilders, l’homme qui sème la haine

OPINION

Laissons glapir l’extrême-droite, la démocratie l’emporteraLes musulmans néerlandais ne se laissent pas terroriser par la démagogie du leader populiste de droite.Ils estiment qu’il existe suffisamment de forces pour le neutraliser.

L’écrivain P. F. Thomése a suivi le populiste chef du Parti de la liberté (PVV) pendant la campagne. Il voit en lui un homme qui manie une curieuse casuistique.

NRC HANDELSBLAD (extraits)Rotterdam

Quand on demande, du côté musulman,où est l’autre son de cloche, Moham-med Cheppih, spécialiste de l’islam et

fondateur de la mosquée des Polders, àAmsterdam, répond : “Comment cela, un autreson de cloche du côté des musulmans ? Noussommes Néerlandais, non ? Toute la société devraits’insurger..”

Farid Azarkan, président de l’associationdes Néerlandais marocains, approuve : “Ceserait merveilleux que les non-musulmans sou-tiennent massivement leurs compatriotes musul-mans. Imaginez que toutes les femmes d’Almere[où le PVV a emporté la mairie] se mettent à por-ter le voile pendant une semaine.” Il sourit. Cen’est pas réaliste. Il songe parfois à un mou-vement général de protestation, mais penseque cela produirait l’effet inverse. “Imaginezque nous organisions une manifestation mas-sive. On verrait des milliers de voiles à La Haye.Ceux qui n’ont pas peur de l’islam trouveraientcela formidable. Mais les partisans de Wildersse diraient : ‘Quelle horreur, les voilà !’”

Un vaste mouvement musulman est parailleurs difficile à organiser, parce qu’il n’existe

pas de musulman type. “Un islam néerlandaissoudé reste encore à naître”, dit Loubna El-Morabet, une chercheuse en sciences socialesqui prépare un doctorat à Leyde. “Le proces-sus est en cours. J’ai réalisé une étude sur les Pays-Bas et l’a Grande-Bretagne, et il en ressort queles étudiants musulmans ici ont acquis la menta-lité néerlandaise. Les Pays-Bas sont leur pays.”

“Wilders sème la peur en prétendant que lesmusulmans veulent prendre les choses en main ici,dit Farid Azarkan. Mais c’est ridicule.” Lemeilleur exemple, c’est l’échec des partismusulmans. “Les musulmans votent manifeste-ment pour des partis qui leur correspondent indi-viduellement, dit-il, ils ne votent pas en fonc-tion de leur religion. Ça s’appelle l’intégration.”

Bon nombre de musulmans et de non-musulmans néerlandais se sentent mal à l’aiseface au langage de plus en plus dur que tientle PVV. Cela dit, la confiance des musulmansnéerlandais dans la démocratie néerlandaiseest plus grande que leur peur. “Evidemment,je me sens menacée quand j’entends parler Wil-ders, reconnaît Loubna El-Morabet. Mais,quand je prends un peu de recul, je m’aperçoisqu’il ne peut pas appliquer ses idées. Cette histoirede la taxe sur le port du foulard [Geert Wilders

a proposé une taxe de 1 000 euros] est ridicule, etbloquer l’immigration en provenance des paysmusulmans est discriminatoire. Ici, le systèmed’égalité est très solidement ancré dans la loi.”

Si le PVV remporte une solide victoireaux élections législatives le 9 juin, que va-t-il se passer ? “Laissons Wilders diriger le pays”,dit Ibrahim Wijbenga, de la Plate-formeAanpak Jeugdcriminaliteit (Lutte contre lacriminalité chez les jeunes). “C’est une chosede glapir en marge de la vie politique, c’en est uneautre de prendre des responsabilités. Il faut alorschoisir, se salir les mains, faire des compromis.”

Loubna El-Morabet espère par ailleursque Wilders, si le PVV obtient un bon score,formera une coalition. Il sera alors aussicontraint de clarifier ses idées sur d’autresaspects que les musulmans. “Que veut-il faireau juste de notre pays ? La seule chose qu’il pro-clame, c’est qu’il est contre l’islam. Le reste est flou.”

Mohammed Cheppih n’est pas d’accord :“Cela me frustre énormément que les partis n’ex-cluent pas la possibilité de former un gouverne-ment avec Wilders. Ce serait un signe clair. Ceparti est vide, il n’a pratiquement pas de positions.La société doit réagir énergiquement.”

Sheila Kamerman et Dirk Vlasblom

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 17 DU 3 AU 9 JUIN 2010

▲ La vérité. Dessin de Schot,Pays-Bas.

1022 p16-17:Mise en page 1 1/06/10 16:23 Page 17

HONGRIE

La double nationalité, une avancée historiqueLe Parlement a adopté, le 26 mai, une loi très controversée, qui donne la possibilité aux Hongrois de souche vivant dans les pays voisins d’obtenir la nationalité hongroise. Le point de vue d’un Magyar roumain.

NÉPSZABADSÁGBudapest

Je me souviens de mon exaspé-ration, en 2004, en regardant ledébat télévisé précédant le réfé-rendum*. C’est en chantant un

psaume que le pasteur László Tkés [cepasteur roumain d’origine hongroiseest par ailleurs l’une des figures clésde la révolution roumaine de 1989]a tenté de convaincre les citoyens hon-grois et Ferenc Gyurcsány [alors Pre-mier ministre (socialiste)] de l’impor-tance de créer une loi accordant lanationalité hongroise aux Magyars dela diaspora.

A l’époque, en regardant ce débatdepuis la Roumanie – alors candidateà l’Union européenne (UE) –, j’at-tendais des hommes politiques uneargumentation efficace. Qu’ils nousdisent pourquoi il serait bon, pour lesHongrois des deux côtés de la fron-tière, de “réunir la nation”. Pourquoiil serait bon de ne plus se servir desexpressions “Hongrois vivant del’autre côté de la frontière”, “Hongroisde Roumanie”, de ces distinctions spé-cieuses qui, néanmoins, reflètent degraves traumatismes historiques. [Parle traité de Trianon, signé le 4 juin1920, la Hongrie a perdu les deux tiersde ses territoires et, subséquemment,le tiers de ses citoyens magyaro-phones.] En réalité, les hommes poli-tiques soulignaient la valeur symbo-lique de l’acte, du geste. Le résultat nes’est pas fait attendre : Gyurcsány està jamais haï en Transylvanie. Plus queson opposition au projet [il affirmaitalors que les Hongrois des pays voi-sins allaient débarquer en masse etprendre le travail des Hongrois desouche], ses allégations blessantes ontéloigné le référendum de la sphère dela raison.

Aujourd’hui, la situation est trèsdifférente. Non seulement parce que,entre-temps, suivant la procédurenormale [tout Hongrois de Rouma-nie ou de Slovaquie peut s’installeren Hongrie et demander la nationa-lité hongroise], j’ai obtenu la recon-naissance de la citoyenneté hongroise,mais aussi parce que la Roumanie estdevenue membre de l’UE. La loi quivient d’être votée a donc davantageune valeur symbolique. La plupartdes arguments d’autrefois sontcaducs, puisque le statut de membrede l’UE accorde aux Hongrois de laminorité presque tout ce dont ilsrêvaient : un plus grand espace deliberté, le droit au travail, la réunifi-

cation familiale exempte de bureau-cratie. Il est certes beaucoup plus dif-ficile de mesurer ces avancées dansla situation actuelle, quand on sedemande si cette loi est adoptée à unmoment particulièrement mal choisipour les Hongrois de Slovaquie. (Enconnaissant la mentalité des pays ausein desquels vivent de fortes mino-rités magyares, la Roumanie et la Slo-vaquie, je ne peux imaginer aucunmoment qui puisse être bien choisipour l’adoption de cette loi.)

CES PAYS QUI CHERCHENTENCORE LEUR IDENTITÉ

Pour la génération qui a vécu la dic-tature roumaine et les années troublesqui l’ont suivie, et qui a constaté quela minorité ethnique devait toujoursferrailler contre la majorité pour obte-nir les droits les plus élémentaires,la double nationalité ne sera jamais

une question superflue. Ce geste vala protéger et lui donner réparation– même si, rationnellement, elle auraitdu mal à définir en quoi réside ce sen-timent. Mais, par expérience, elle saitjusqu’au plus profond de ses cellulesque, dans ces jeunes pays qui cher-chent encore leur histoire et leur iden-tité, la minorité sera toujours, dansune certaine mesure, l’otage de lamajorité. Longtemps encore, leur cer-veau fonctionnera selon ce ressort, etlongtemps encore la “carte hongroise”sera brandie, puisque l’assimilationne s’est pas faite.

De ce point de vue, la nationalitéhongroise rassure le citoyen minori-taire. Au plus profond de lui-même.Il aura où aller au cas où la situationdeviendrait intenable dans sa patrieétrangère. Il arriverait sur le sol hon-grois non pas en immigré, maiscomme quelqu’un qui revient chezsoi. Celui qui a toujours demandé sonpain dans sa langue maternelle à laboulangerie du coin a sans doute dumal à comprendre cela, mais il doitl’accepter : ce vote est un geste his-torique. Même s’il est à la fois hâtif ettardif, même s’il nous ramène aupassé, même s’il a un côté obstiné,cocardier et dur à cuire. C’est un fait :à partir de l’an prochain, ce qui a étédéchiré peut être réuni. Sinon dansles têtes, au moins dans les cœurs.Nous pouvons nous autoriser cettepetite dose d’irrationnel.

Sándor Zsigmond Papp* Le référendum d’initiative populaire “Faut-il accorder la nationalité hongroise auxMagyars des pays limitrophes ?” en 2004,s’était soldé par une courte majorité de non.

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 18 DU 3 AU 9 JUIN 2010

europe

VU DE SLOVAQUIE Fico est stupidement tombé dans le piège hongroisEn répondant à Budapest par une autre loi,qui prive les Hongrois de souche de leurnationalité slovaque s’ils décident d’adoptercelle de la Hongrie, le Premier ministreslovaque fait preuve d’une grande bêtise.

La loi hongroise sur la double citoyennetéest certainement inacceptable pour la Slo-

vaquie. Et elle nécessitait sans doute uneréponse ferme. Mais la riposte du gouverne-ment est tout à fait inadaptée ; elle va mêmeà l’encontre des intérêts de notre pays.Le Premier ministre slovaque, Robert Fico, aapporté à son homologue hongrois, ViktorOrbán, exactement ce dont il avait besoin : ilrépond à la Hongrie avec une loi extrémisteportant atteinte à l’intégrité tant sociale queterritoriale de la Slovaquie. En effet, cette loide circonstance n’est qu’une attaque parfai-tement gratuite (et probablement anticonsti-tutionnelle) flattant les plus bas instincts desélecteurs.Nous savons bien ce qu’Orbán veut obteniravec sa loi sur la double nationalité : il veutrenforcer les liens de son pays avec les Hon-grois vivant à l’étranger. Et, du même coup,distendre leurs liens avec la Slovaquie (mais

aussi avec la Roumanie ou la Serbie [qui comp-tent de fortes minorités hongroises]). Sonobjectif ultime est, lui aussi, on ne peut plusclair : mettre en échec les revendications dela Slovaquie sur les territoires “occupés” parles “citoyens hongrois”.Paradoxalement, Fico, avec sacontre-attaque slovaque, va dans lemême sens. Un demandeur de ladouble nationalité slovaque et hon-groise n’aura plus que cette dernière,puisque Bratislava lui retirera auto-matiquement la nationalité slovaque– un état de fait très handicapantpour la Slovaquie et tout à l’avan-tage du voisin hongrois. Orbán nemanquera pas d’accuser le gouver-nement slovaque de faire des Hon-grois de Slovaquie des exilés. Buda-pest volera alors immédiatement à leur secoursen exigeant qu’ils obtiennent, dans un premiertemps, un statut spécial – et pis encore, plustard, une autonomie, arguant du fait que legouvernement slovaque a jeté tous ces gensdans l’illégalité.Fico aimerait bien supprimer le mandat desdéputés de la minorité hongroise, expurger les

entreprises d’Etat de cette même minoritéet leur ôter la nationalité slovaque. Que pour-rait souhaiter de plus Viktor Orbán ?Bien sûr, le nombre de Hongrois qui perdrontla nationalité slovaque sera minime : les Slo-vaques de la minorité hongroise ne souhai-

tent certainement pas perdreleur emploi. Mais le nombreimporte peu dans ce marché dedupes. Cela suffira bien pourqu’Orbán puisse remettre encause la capacité de la Répu-blique slovaque à protéger saminorité hongroise. Et donc pourproposer des solutions exclusi-vement hongroises.Si les services secrets hongroisavaient pour mission d’identifierla “riposte slovaque optimale”,

la réponse de Robert Fico leur con viendraparfaitement. En d’autres termes, Fico abradé les intérêts nationaux pour les objec-tifs purement politiques de son parti SMER(et de ses soutiens), engagé dans une cam-pagne électorale. Cela n’est plus seulementdu populisme ; c’est de la trahison.

Dag Danis, Hospodarské Noviny, Bratislava

La faute à qui ?

Pour répliquer à la loi hon-groise, le Parlement slovaque

a modifié sa propre loi sur lanationalité. Mais celle-ci diffèrefondamentalement de la pre-mière. S’ils optent pour la natio-nalité hongroise, les Hongrois deSlovaquie obtiennent une natio-nalité symbolique, qui ne leurdonne aucun droit social, écono-mique ou politique. Tandis que,en devenant symboliquement ci -toyens hongrois, ils perdent tousles droits dont bénéficient lescitoyens slovaques. Ils ne pour-ront plus exercer de professionsou remplir de fonctions – aussibien pompier que député – pourlesquelles la nationalité slovaqueest une condition obligatoire.On serait tenté de qualifier laréponse slovaque de “belle vache-rie”. Mais la vacherie de qui ? Leshommes politiques de Hongrie neconnaissaient-ils pas suffisam-ment l’état mental et moral desdirigeants slovaques actuels ?Dans le jeu d’échecs entre laSlovaquie et la Hongrie, noussommes dans le cas d’un pat[situation qui bloque la partie etla rend nulle]. Les Hongrois deSlovaquie, eux, sont devenus lesotages du jeu de pouvoir égoïstedes dirigeants politiques de l’Etathongrois et de l’Etat slovaque.

László Barak, Hírszerzo, Budapest

D’AUTRES INFORMAT IONS SUR LE SUJET SUR

Un site partenaire de Courrier international

H O N G R I E

RÉP. TCHÈQUE

CROATIE

BOSNIE-HERZ.

SERBIE

ROUMANIE

UKRAINE

SLOVAQUIE

Budapest

0 150km

Transylvanie

Vojvodine

Ruthéniesubcarpatique

Slavonie

Burgenland

AUTRICHE

SLOVÉNIE 1 400 00010 000 000

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Les populations hongroises en Europe centrale(les chiffres correspondent au nombre approximatif de Hongrois)

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■ RevanchardRobert Fico, le Premiermi nistre de Slovaquie.

■ Mémoire viveLe 90e anniversairedu traité de Trianon,signé le 4 juin 1920– qui a amputé la Hongrie de prèsdes deux tiers de son territoire –sera célébré lors d’une séancecommémorative au Parlement. Un premier pas vers un consensus entre les partis politiquessur cet événementqui reste un traumatisme pour de nombreuxHongrois.

S.

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PUBLICITÉ

Publicite 20/03/07 16:05 Page 56

ITALIE

L’auteur de “Gomorra” attaqué sur sa gaucheDans un essai au vitriol, un sociologue s’en prend à l’écrivain et journaliste Roberto Saviano, figure de la lutteanti-Mafia. C’est la première fois qu’une voix venue de son camp le critique aussi durement.

CORRIERE DELLA SERAMilan

Il existait à gauche un tabou liéà la figure emblématique deRoberto Saviano, l’auteur deGomorra (2006), qui empêchait

toute critique à son égard. La gaucheprenait automatiquement sa défensequand il était attaqué par la droite, carla lutte anti-Mafia est historiquementune valeur de gauche. Par ailleurs, sacondition d’écrivain menacé de mortpar le clan des Casalesi [clan de laCamorra, la mafia napolitaine] sem-blait l’imposer. Aujourd’hui ce tabouest, à l’évidence, brisé.

Le premier coup de sape a étéasséné par Alessandro Dal Lago,sociologue à l’université de Gênes,dans un essai intitulé Eroi di carta – Ilcaso Gomorra e altre epopee [Héros depapier – L’affaire Gomorra et autresépopées, éd. Manifestolibri, inédit enfrançais]. Aucun doute sur le fait quel’auteur de cet essai tout comme sonéditeur appartiennent au camp de lagauche. Or la critique de Dal Lago estla plus dure qui ait jamais été lancéecontre l’auteur de Gomorra. Une exé-gèse de l’œuvre, argumentée, savante,bourrée de citations, mais aussi dupersonnage Saviano. Rien n’est épar-gné, ou presque. Il condamne le style,la construction narrative et l’usagesystématique de la première personne,qui est tantôt le “je” du narrateur, tan-tôt le “je” de l’auteur, tantôt le “je”réel, et la confusion qui en résulte chezle lecteur, favorisant un processusd’identification totale entre l’écrivainet son public, et donc la naissancedu “héros-écrivain”.

Tout aussi sévère est l’examen dece qui s’est passé à la sortie du livreet le défi lancé aux chefs de clans parSaviano en septembre 2006 à Casal diPrincipe. [Dans ce fief de la Camorra,il a invectivé nommément les boss dela Camorra, à l’occasion d’une mani-festation anti-Mafia. Il vit depuis sousescorte policière.]

OPPORTUNISTE OU PRISONNIERDE SON SUCCÈS ?

Depuis lors, Saviano est devenu unsymbole, le chevalier qui se bat contrele mal, icône parfaite dans un paysoù, selon Dal Lago, grâce à un autreCavaliere, tout événement, y comprisl’agenda politique, “est traduit en termesd’opposition symbolique”. Saviano et Ber-lusconi, bonnet blanc et blanc bonnet ?Dans la société de la communication,“le peuple n’existe que quand il assiste etapplaudit au spectacle mis en scène”. End’autres termes, Porta a Porta [émis-sion télévisée pro-Berlusconi] ou AnnoZero [émission télévisée qui revendiqueau contraire son indépendance], Ber-lusconi ou Saviano, ça revient à peuprès au même. “Aujourd’hui, le peupleest berlusconien par définition parce qu’ilaccepte les propositions politiques du Cava-liere et parce qu’il se reconnaît dans la cul-ture que celui-ci a créée”, écrit Dal Lago,mais Saviano est aussi en quelque sortele produit et l’artisan de cette culture.

Comment réagit la gauche face àun pamphlet aussi embarrassant ? “EnItalie, il y a une gauche qui fait de l’an-tisystème sa carte d’identité. Une gaucheiconoclaste qui, quand elle voit une effi-gie, un symbole, s’y oppose”, estimeLuciano Violante [homme politiquede centre gauche].“Pour moi, Saviano

fait un travail extraordinaire, et je croisque la béatification laïque dont il est l’ob-jet l’exaspère lui aussi.” Le philosopheBiagio De Giovanni ne l’entend pasainsi. “L’ouvrage de Dal Lago est un actelibératoire. Je ne suis pas en mesure dejuger de la pertinence de sa critique lit-téraire, mais il a eu sur moi un effet libé-rateur vis-à-vis de ce rôle d’ange justicierque s’est donné Saviano”, explique-t-il.Les critiques contre Saviano seraientdonc bienvenues. Pour la journalisteRitanna Armeni, c’est certain. “J’aisigné l’appel au droit de manifester pourCasa Pound [une association romaine seréclamant de l’idéologie fasciste], alorsvous pensez bien que Dal Lago a lui aussile droit de dire ce qu’il pense. Il est légi-time de le critiquer. Saviano est un écri-vain palpitant qui représente l’esprit dutemps, mais n’en faisons pas une idole.D’ailleurs, si personne à gauche ne cri-tiquait Saviano, on dirait que cette gaucheest stalinienne…”, affirme-t-elle.

“Sans doute Saviano est-il un peuprisonnier de ce qui lui est arrivé”, estimepour sa part l’écrivain Nando DallaChiesa. “Quand il est allé trouver les chefsde clans chez eux et les a insultés, sansdoute n’imaginait-il pas les conséquencesde cet acte. Un homme comme le juge Falcone [assassiné en 1992], lui, en étaitparfaitement conscient. Il avait dit :‘Je combats les mafieux, mais je res-pecte les personnes’”, rappelle-t-il.Certes, Falcone représentait l’Etat. Lesrôles ne sont pas les mêmes. Mais, sou-ligne l’écrivain et journaliste de gaucheEnrico Deaglio, “n’oublions pas que Fal-cone a été accusé de jouer les stars. Quecelui qui critique Saviano essaie d’écrireun livre sur la Camorra et de faire mieux.”

Mario Porqueddu

europe

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 20 DU 3 AU 9 JUIN 2010

CONTEXTE Cible

Ce n’est pas Saviano qui a décou-vert la Camorra, il y en a marre

de le voir jouer les héros. D’autresavant lui ont dénoncé la Mafia sansen faire des tonnes, sans nous cas-ser les c…”, a lancé le présentateurEmilio Fede en plein journal télévisésur la chaîne de Berlusconi Rete 4le 10 mai. Un mois auparavant, SilvioBerlusconi avait lui-même critiquél’écrivain, lui reprochant de pro-mouvoir la Mafia et de donner unemauvaise image de l’Italie. Savianomérite-t-il toujours d’être sousescorte policière ? N’abuse-t-il pasde son pouvoir médiatique ? inter-rogent régulièrement ses détracteurs.

▲ “Ils doivent nous faire des critiques constructives.” “Sinon on détruitquoi, nous, bon sang ?” Dessin d’Altan paru dans L’Espresso, Rome.

■ A la une Umberto Eco et Roberto Saviano :“Nous contre la loi”.Ils s’insurgentcontre la nouvelleloi sur les écoutestéléphoniques, qui, selon eux,favorise les mafiaset bâillonne la presse.

1022p20-21:Mise en page 1 1/06/10 12:31 Page 20

POLOGNE

Nos maisons, les pieds dans l’eau au printempsDepuis les grandes inondations de 1997, rien n’a été fait pour prévenir d’autres catastrophes. Ces dernières semaines,il pleut. De nombreux Polonais se retrouvent inondés, et c’est leur faute, estime l’hebdomadaire varsovien.

PRZEKRÓJVarsovie

Nous avons été étonnésquand un petit volcanislandais a commencéà cracher des cendres,

paralysant les aéroports du mondeentier et provoquant une pagaille pla-nétaire. Fini les voyages d’affaireschronométrés à la minute près, lesconférences et les séjours touristiques,envolé notre rêve de pouvoir toutcontrôler, toujours et partout.

Nous sommes surpris de voirla pluie tomber au printemps. Ons’étonne qu’il puisse pleuvoir plus qued’habitude et pendant des périodesde plus en plus prolongées. On aime-rait voir une pluie de printemps, maisseulement pendant un court lapsde temps, alors qu’il flotte commeen novembre et cela depuis troissemaines déjà.

Les gens s’étonnent de voir inon-dée leur charmante maisonnette toutjuste construite. Pourtant, au momentd’acheter le terrain, à un prix imbat-table, les voisins leur avaient dit :“Madame, ici, l’eau stagne chaque prin-temps.” Mais cela n’avait pas d’im-portance, tant le charme de l’endroitet le prix les avaient emballés. Le fonc-tionnaire municipal avait précisé que,juridiquement, personne ne pourraits’opposer à leur projet de construire

une maison dans ce pré bordant larivière, et qui risquait de se retrouversous l’eau à la première crue.

LES GENS PRENNENT DES RISQUESMAIS PAS D’ASSURANCE

Les communes n’établissent pas deplan d’occupation des sols – un pro-cessus long, minutieux et très coû-teux. Si la commune devait s’en occu-per, le maire aurait été obligéd’interdire la construction dans leszones inondables et de racheter toutesles maisons s’y trouvant déjà. Lesmunicipalités auraient aussi dû

dédommager les propriétaires fon-ciers pour leur terrain, qui auraitperdu de sa valeur d’un jour àl’autre. Chaque commune disposed’un plan d’aménagement et, parconséquent, d’une possibilité d’iden-tifier les zones inondables. Notrefonctionnaire nous a loyalementfourni cette information. Coura-geusement, nous avons pris le risqued’être inondé. Pas la peine de s’in-quiéter, puisque la dernière grandecrue a eu lieu il y a treize ans. Elleavait pourtant touché 1 400 villes etvillages et emporté 50 000 maisons.

A l’époque, nous avions pu voir à latélé les lamentations de ceux quiavaient perdu le patrimoine de touteleur vie. Nous étions très compatis-sants à leur égard et, à cause de cela,nous n’avions pas voté pour le Pre-mier ministre Wlodzimierz Cimosze-wicz, de l’Alliance de la gauchedémocratique postcommuniste [jugéresponsable des inondations], quiavait dit aux victimes des inonda-tions : “Il fallait vous en prémunir.”Nous avions ensuite lu en diagonaletous les articles dans la presse expli-quant que les réparations des dégâtscausés par les inondations de 1997avaient coûté 20 milliards de zlotys[55 milliards d’euros], considérantque, heureusement, tout cela ne nousconcernait pas.

Confortablement installés sur laterrasse de notre maison avec vueimprenable sur la rivière et un prérempli de pissenlits dont les aigrettess’envolent dans la brise, nous nouslançons dans des discussions hau-tement civiques. Les routes sontdans un état exécrable, les hôpitauxsont déficitaires, n’est-ce pas, etl’Etat devrait nous protéger de tellescatastrophes et nous secourir en casde besoin, même si nous-mêmesn’avons pas pris d’assurance. Maisque font donc les politiciens denotre argent ?

Katarzyna Janowska

europe

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 21 DU 3 AU 9 JUIN 2010

ALBANIE

Le deuxième exode des Albanais de GrèceIls ont quitté leur pays pour échapper à la misère. Aujourd’hui, poussés par la crise grecque, ils prennent le chemin du retour et referment ce chapitre de leur vie. Témoignages.

MAPO (extraits)Tirana

Ils rentrent au pays. La raison en estsimple : une crise économique que lesautorités grecques sont incapables de

juguler. Les protestations massives puis lesgrèves générales ont fini de les convaincrede rentrer chez eux. Ksero M., 45 ans, estrentré en Albanie dès le mois de février 2010.Tout d’abord son épouse hésitait, leur filsétant scolarisé et bien intégré dans ce paysd’accueil. Et elle gardait l’espoir de voir leschoses changer. Mais la situation n’a cesséde se dégrader depuis. Et Ksero a tranché :tout le monde rentre à la maison. A songrand étonnement, son fils adolescent l’asoutenu dans cette décision. Une fois deretour chez eux, Ksero a créé une petiteentreprise de vente de matériaux deconstruction à Tirana. C’est sa femme,comptable, qui s’occupe de la partie admi-nistrative, essayant de se réadapter aux uset coutumes locales. Mais la Grèce “ne faitplus partie de [leur] avenir”, affirme Ksero,diplômé en histoire de l’art, que rien ne pré-disposait à travailler dans la maçonnerie.

Mais la vie et surtout l’émigration en ontdécidé autrement. Partis en Grèce en 2000,ces deux intellectuels ont travaillé, commebon nombre de leurs concitoyens, commemaçons ou agents d’entretien. Parce quecela payait bien : à eux deux ils pouvaientgagner jusqu’à 2 000 euros par mois. Unepetite fortune pour des Albanais. Mais toutcela est fini aujourd’hui. “Nous sommes par-tis avant que la situation ne dégénère complè-tement, et nous avons eu raison, expliqueKsero. Ton pays reste ton pays. A part ceuxqui se sont embourbés dans des crédits inutiles,tous les Albanais de Grèce que je connais songent à rentrer.”

“EN RENTRANT EN ALBANIE, NOUSTOMBONS DE CHARYBDE EN SCYLLA”

Raimond D., 48 ans, a émigré en Grèce en1995 et trouvé un emploi de chauffeur rou-tier qui lui assurait un bon revenu. Jusqu’àce qu’un accident le ramène à son ancienneprofession, garagiste. Tout allait bien là aussi,sa femme travaillait comme dame de com-pagnie pour une femme âgée qui vivait seuleet qui, d’une grande générosité, la logeaitgratuitement avec ses trois enfants, tous sco-

larisés dans des écoles grecques. Mais, à lamort de son employeuse, la femme de Rai-mond n’a plus trouvé que des petits bou-lots. Le salaire de Raimond ne suffisait pasà couvrir les besoins de la famille. D’autantplus que, en raison de la crise économique,son patron a vu son activité se réduire et amême songé à fermer son atelier. Raimondet son épouse ont alors décidé de retournerà Fier (dans le sud de l’Albanie), leur villenatale, où ils envisagent d’ouvrir un garage“à l’européenne”. Nous rencontrons Rai-mond, venu en prospecteur alors que sesenfants et son épouse sont encore en Grèce.“J’ai fini par étouffer en Grèce. J’espère créermon entreprise ici et être mon propre patron”,dit-il. Un de ses collègues tempère son opti-misme. “Tu as fui la crise grecque, d’accord.Mais ici il faut survivre”, lui rappelle-t-il. Rai-mond en est bien conscient.

Ils sont nombreux, ces Albanais qui ontfranchi le pas ou envisagent sérieusementde revenir dans leur patrie. Pour d’autres, laquestion ne se pose pas, soit parce qu’ils sonttotalement intégrés et ont réussi à s’assurerune très bonne situation, soit parce qu’ilssont tenus par des crédits à rembourser.

Parmi ceux qui sont rentrés, très peu pen-sent repartir un jour en Grèce. Les mesuresd’austérité prises par le gouvernement, lesdébats houleux au sein du Parlement grecet, plus généralement, l’atmosphère et l’in-tolérance ont conforté leur sentiment quela Grèce n’était plus le pays de cocagne dontils avaient rêvé.

Les émigrants qui nous ont confié leurstémoignages s’accordent sur un point : ilsveulent désormais se consacrer à leur nou-velle vie en Albanie et ont fermé le chapitregrec, du moins pour le moment. L’Unioneuropéenne et le Fonds monétaire inter-national ont accepté de sauver financière-ment la Grèce. Le plan anticrise prévoitaussi une réduction des dépenses de 30 mil-liards d’euros, et une baisse des salaires etdes aides sociales, ainsi qu’une augmen-tation de la TVA pour certains produits debase. Les Albanais qui ont préféré quitterla Grèce ne sont pas dupes. Ils savent quela situation en Albanie n’est pas forcémentplus mirobolante. “Nous tombons de Cha-rybde en Scylla”, ironise Ksero. Mais, aumoins, ils sont chez eux.

Ben Andoni

▲ Dessin de Pyrzynska,Pologne.

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COLOMBIE

La vague verte n’a pas déferléTous les sondages annonçaient un changement politique radical. Mais le dauphin du président sortant a remportéle premier tour de l’élection présidentielle avec plus de 25 % d’avance sur ses adversaires.

LA SILLA VACÍABogotá

Le premier tour de l’électionprésidentielle du 30 mai adonné, contrairement aucoude-à-coude attendu, un

large avantage à Juan Manuel Santos[candidat du Parti social de l’uniténationale, dit “parti de la U”, du pré-sident sortant Alvaro Uribe, qui obtient46,56 % des voix] sur AntanasMockus [21,49 % des suffrages ; voirCI n° 1021, du 27 mai 2010]. Commel’avaient annoncé les sondages, Santoset Mockus s’affronteront donc ausecond tour. C’est bien là le seul pro-nostic correct des instituts de sondage.Pour le reste, comme les analystes poli-tiques, ils se sont trompés sur tout oupresque. A commencer par la couleurdu raz de marée, qui est orange [cou-leur de la campagne de Santos], et nonvert. Les verts n’ont obtenu que la moi-tié des suffrages que leur promettaientles enquêtes d’opinion, même si en seu-lement deux mois ils ont multiplié pardeux les résultats cumulés obtenus parles trois anciens maires de la capitaleBogotá [candidats qui se disputaientla présidence pour le Parti vert] lorsdes primaires de leur parti. GermánVargas Lleras [Cambio Radical, droite],que les enquêtes classaient bon dernieraux côtés de Rafael Pardo [Parti libé-ral], a créé la surprise de cette journéeélectorale en terminant troisième.

Gustavo Petro, lui, a fait mieux quele Pôle démocratique alternatif [gauche],son parti, et a montré une fois encorequ’il n’était pas un homme d’appareil.

Les deux formations tradition-nelles, le Parti conservateur et le Partilibéral, ont enregistré les pires résultatsde leur histoire, avec 6,02 % pourNoemí Sanín [Parti conservateur] et4,28 % pour Rafael Pardo. Incontes-tablement, le seul appareil politiquequi ait montré son efficacité en ce30 mai a été celui du président sortant,Alvaro Uribe. En effet, les conserva-teurs comme les libéraux ont perduchacun un tiers des suffrages qu’ilsavaient réunis lors des législatives.Défiant les pronostics des milieux poli-tiques régionaux, Juan Manuel Santosa remporté tous les chefs-lieux dedépartement à l’exception de deux, quilui ont préféré Mockus. A Bogotá, enrevanche, où les trois anciens mairesverts semblaient très populaires, San-tos a fait deux fois mieux que Mockus.Si l’on compte par départements,

Santos les a tous gagnés à l’exceptiondu Putumayo. Hormis dans plusieurszones du district de Bogotá et d’autresrégions du pays, où elle a été élevée, laparticipation a été plus faible encorequ’aux élections législatives. Quant àl’inconnue que représentaient les jeunesélecteurs appelés pour la première foisaux urnes, elle s’est résolue ce dimancheau détriment de Mockus. Les résultatsde ce premier tour montrent, en somme,que la Colombie demeure uribiste. Cesrésultats auront de lourdes consé-quences sur le second tour du 20 juin.Si rien n’est encore joué, si tout peutchanger au cours des trois prochainessemaines, ils favorisent déjà largementl’élection de Juan Manuel Santos.Sachant que les partisans de la conti-nuité post-Uribe étaient déjà acquisà Santos et que les tenants de la fin dela politique de “sécurité démocratique”

étaient quant à eux divisés entre Moc-kus, Vargas Lleras, Noemí Sanín, Pardoet Petro, le fait que Santos devanceMockus n’a rien d’étonnant. Ce quil’est plus, c’est la distance considérableque le premier a mise entre lui et sonadversaire.

Libéraux, conservateurs et membresde Cambio Radical attendaient lesrésultats du 30 mai pour choisir leurcamp en vue du second tour. Pour lemonde politique, survivre est l’enjeuessentiel, et personne ou presque nevoudra monter dans le train des per-dants. La question primordiale estaujourd’hui de savoir si les citoyensemboîteront le pas aux politiques ous’ils voteront au second tour pour lecandidat qui leur plaît le plus. Dans ledeuxième cas, la majorité des libérauxet des partisans de Noemí Sanín et deGustavo Petro (si Mockus cesse de leurclaquer la porte au nez) pourraient serallier au candidat des verts. Les fidèlesde Vargas Lleras devraient se répartirà égalité entre les deux finalistes. Il n’enfaudrait pas plus à Santos pour l’em-porter : que la moitié des conservateurs“noémistes” ou la moitié des “vargasl-léristes” optent pour lui.

De ce fait, l’avenir de la “maréeverte” n’exige pas seulement queMockus opère un changement de stra-tégie et qu’il retrouve son élan, parexemple en présentant au pays ceuxqu’il compte nommer à son gouver-nement. Il faut désormais attendre devoir ce qu’il advient de cette maréeverte, si elle se laisse étouffer par cettedéfaite. Une défaite qui n’a rien dedéfinitif. Juanita León

amériques ●

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 22 DU 3 AU 9 JUIN 2010

ÉTATS-UNIS

Un président trop mou face aux catastrophesPlus de quarante jours après le début de la marée noire dans le golfe du Mexique, Obama est de plus en plus critiqué pour sonimmobilisme et son trop grand détachement.

THE NEW YORK TIMES (extraits)New York

Le comportement de notre présidentest illogique. Une fois de plus il adélibérément et inexplicablement

refusé de s’acquitter d’une partie crucialede sa fonction : refléter ce que ressententles Américains pour leur montrer qu’il lescomprend. Pendant la campagne électoralede 2008, la combativité d’Obama avait molliau point que ses bailleurs de fonds avaientfini par le lui reprocher publiquement. Unefois dans le Bureau ovale, il a attendu troplongtemps pour exprimer son indignationet prendre les choses en main au sujetd’AIG, des banques, des bonus, des sup-pressions d’emplois, de la tentative d’at-tentat du jour de Noël, de la stratégie des

républicains pour couler sa réforme de lasanté et des injures obscènes des protes-tataires du Tea Party. On a trop souventl’impression que Barry [surnom de BarackObama] observe les choses depuis son bal-con et qu’il lui faut la clameur de la foulepour le forcer à descendre dans l’arène.C’est un mode de fonctionnement pervers.L’homme qui doit sa présidence à sa capa-cité à inspirer fait tout pour retenir cetteinspiration lorsqu’elle est le plus nécessaire.Oublieux des voix qui l’avertissaientqu’Oussama Ben Laden risquait de frap-per les Etats-Unis et l’ouragan Katrina LaNouvelle-Orléans, Bush semblait plusabsorbé par ses séances d’exercice physiqueque par le travail. Obama, lui, fait sesdevoirs. Lorsqu’il daigne enfin s’adresseraux médias et rassurer ceux dont l’existence

est bouleversée par les catastrophes, ilmontre une compréhension rare et impres-sionnante des sujets difficiles. Mais, à tropappliquer la règle du “pas de drame” à laMaison-Blanche, il risque de perdre contactavec la réalité. Etre président, c’est avanttout faire de la gestion de crise. Pendantcinq semaines on a eu l’impressionqu’Obama considérait la fuite de pétrolequi est devenue la pire marée noire de l’his-toire des Etats-Unis comme une distrac-tion, comme une alarme d’incendie sedéclenchant au milieu d’un cours de droitqu’il aurait donné. Il s’en occupera, certes,mais cela le contrarie parce que ce n’est pasau programme.

Obama et les éminents collaborateursqui croient en son caractère divin com-mettent une erreur en prenant à la légère

les plaintes au sujet de son attitude distante.Au lieu de se pencher sur sa propre inca-pacité à incarner les sentiments des Amé-ricains, il traite les médias comme un fléau.“Les médias finiront par se lasser, pas nous”,a-t-il dit aux habitants de la côte du golfedu Mexique lors de son déplacement enLouisiane, le 28 mai dernier. En réalité, siles médias n’avaient pas été là, le présidentne serait probablement jamais sorti de satorpeur et n’aurait pas pris l’avion pour serendre sur place. Obama devrait proposerun poste au sein du gouvernement à sonprédécesseur démocrate Bill Clinton. Luisaurait certainement comment faire lar-moyer sur un puits de pétrole devenu incon-trôlable. Il devrait reprendre son rôle decapteur des émotions en chef, car ce postereste à pourvoir. Maureen Dowd

▲ Antanas Mockuset Juan ManuelSantos.Dessin de Bonil paru dans Hoy,Quito.

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ÉTATS-UNIS

Des Africains à la rescousse de la culture cajunDe plus en plus de francophones venus de différents pays d’Afrique enseignent en Louisiane. Ils contribuent à y préserver la langue française.

THE WALL STREET JOURNALNew York

L’excursion au village acadienest un rite de passage obli-gatoire pour les écoliers dupays cajun. Il s’agit d’une

leçon d’histoire dispensée sur le ter-rain dans un village reconstitué sem-blable à ceux que construisaient lesréfugiés francophones venus duCanada, il y a deux siècles et demi.Aujourd’hui, cette histoire est sou-vent racontée par des Africains. L’und’eux, Cyran Hounnou, enseigne à desélèves de cinquième, à l’école de MossBluff, près de la ville de Lake Charles,en Louisiane. Cela fait plusieurs annéesqu’il emmène ses classes ici. Au moisd’avril, il a guidé quarante enfants àtravers le village, passant sans effort del’anglais au français, et vice versa.

“Ils ont dû prêter allégeance à la reined’Angleterre et faire le changement dereligion*”, explique Cyran Hounnouen préambule, tout en fronçant lessourcils avec une colère feinte, tandisque ses élèves prennent des notes. Al’entendre, le conflit franco-anglaispour le Canada avait tout d’une guerrede clans. “Les Anglais disaient : ‘Il fautêtre protestant, pas catholique’”, ajoutece professeur de 47 ans. “Les Acadiensont refusé. Alors, ils ont été déportés. C’estce qu’ils ont appelé le Grand Dérange-ment* !” Cyran Hounnou parle an -glais, français, espagnol et, affirme-t-il, sept des trente-deux langues duBénin, son pays d’origine. Ici, desdizaines de professeurs talentueuxcomme lui forment une véritableLégion étrangère d’enseignants. Ilsviennent renforcer un personnel venudu Canada, d’Haïti, de Belgique et deFrance, alors que les Acadiens vivantdans la Louisiane d’aujourd’hui, lesCajuns, s’efforcent de préserver leurlangue, de moins en moins parléedans le bayou.

Le programme d’immersion fran-çaise visant à sauver cette culture, aubord de l’extinction il y a trente ans,est l’une des plus belles réussites de laLouisiane sur le plan éducatif. Mais larécession actuelle contraint certaines

écoles à envisager l’impensable : sup-primer l’enseignement du français. Laparoisse de Calcasieu, qui inclut l’écolede Moss Bluff où travaille CyranHounnou, s’est battue des semainesdurant contre une proposition visantà mettre fin au programme d’immer-sion française. Le 4 mai, le conseil del’école a finalement voté contre lacoupe budgétaire en question, au grandsoulagement des francophiles. “Notregénération n’a pas eu cette chance. Mongrand-père ne parlait que français, et jen’ai jamais pu discuter avec lui”, déploreRose Comeaux, dont le fils, Phillip, fré-quente la classe de l’enseignant béni-nois. Elle fait partie des dizaines deparents qui ont exigé le maintien descours de français.

DEPUIS 1968, LE FRANÇAIS ESTENSEIGNÉ À L’ÉCOLE PUBLIQUE

Pendant des décennies, le français aété interdit dans les écoles publiquesde Louisiane. Ici, beaucoup de famillesse souviennent d’avoir vu un de leursproches rentrer de l’école en pleurs,puni pour ne pas avoir parlé anglais,une langue que peu pratiquaient à lamaison. Mais, dans les années 1960,les Cajuns se sont inspirés du mou-vement de lutte pour les droits civiquesdes Africains-Américains pour obtenirle statut de minorité. Ils ont alors étéautorisés à enseigner le français dansles écoles publiques. Et des gouverne-ments étrangers, en particulier ceuxde la France et de la Belgique, leuront donné un coup de pouce, subven -tionnant leurs professeurs pour qu’ilsviennent enseigner en Louisiane.

Au début, certains Cajuns ont vud’un mauvais œil la venue d’ensei-gnants africains, qui, souvent, étaientles premiers Noirs à enseigner dans les

écoles rurales. Mais, aujourd’hui, lesparents voient les choses autrement.“Avoir un professeur africain, ça élargitson horizon”, estime Rose Comeaux.Son fils aussi apprécie Cyran Houn-nou. “Il est intéressant, s’enthousiasmePhillip. Il nous a raconté des trucs surla culture africaine, sur les masques ettout.” Rares sont les enseignants defrançais qui sont nés dans la région.

Par exemple, sur les onze enseignantsqui officient dans les écoles de la pa -roisse de Saint-Martin, considéréecomme le centre du pays cajun, un seulest né en Louisiane. Les autres vien-nent de France, du Canada et de Bel-gique. Les deux enseignants belgessont d’ailleurs nés en Afrique, l’un auCameroun et l’autre au Sénégal.

Une agence de l’Etat de Louisiane,le Conseil pour le développement dufrançais en Louisiane (Codofil), s’oc-cupe du recrutement de professeurs àl’étranger. Elle demande chaque année

à Washington des visas de travail tem-poraire pour les 130 enseignants quis’expatrient trois ans en Louisiane. Lesmeilleurs d’entre eux, comme CyranHounnou, se voient parfois demanderde rester plus longtemps et, à terme,obtiennent une carte verte. CyranHounnou et ses collègues maliens,sénégalais, congolais et togolais disenten plaisantant que leur travail est lependant de celui des jeunes volontairesaméricains des Peace Corps. La diffé-rence majeure, c’est que la Louisianeoffre aux Africains un bon salaire etdivers avantages, ainsi qu’un tremplinvers la citoyenneté américaine.

LA LOUISIANE COMPTAIT 198 000 FRANCOPHONES EN 2000

De nos jours, des Africains originairesde Côte-d’Ivoire, du Burkina Faso etdu Mali enseignent dans des classesmajoritairement composées d’enfantscajuns blancs. Ils enseignent égalementà des élèves noirs dont les ancêtresétaient francophones. Certains Afri-cains disent qu’ils reconnaissent destraits de leurs propres ancêtres sur lesvisages des Africains-Américains d’ici.“Des gens de ma tribu, les Ewés, sontvenus en Louisiane. Je peux le voir à latête des gens d’ici”, confie Fafadji Acoue-tey, qui enseigne dans une école mater-nelle de la Nouvelle-Ibérie. Né au Togo,il a obtenu la citoyenneté américainel’an dernier. D’autres reconnaissentleurs racines dans la cuisine louisia-naise. “Le gumbó, nous en mangeonsaussi en Afrique”, affirme en riant OdileMobé, une Camerounaise qui enseigneen Nouvelle-Ibérie. Bibá Idé, qui vientdu Niger et enseigne dans la paroissede Jefferson Davis, note une autre simi-larité : “Ici, il y a une fête avec du cochon.Nous, nous utilisons un agneau ou unbœuf. Mais la fête porte le même nom.”

Et puis, il y a les Senegal, un clanqui descendrait d’une famille d’esclavesaffranchis, laquelle aurait commencéà acheter la liberté de ses membres audébut du XIXe siècle. Aujourd’hui, cenom de famille foisonne dans l’an-nuaire téléphonique de petites villescomme Carencro et Jennings, où en -seigne Bibá Idé. Elle affirme avoir eutrois élèves portant ce nom au coursdes dix dernières années. D’après lerecensement de l’an 2000, la Louisianecomptait seulement 198 000 franco-phones, soit un recul de 20 % par rap-port à 1990. Nombre d’entre eux ayantdepuis longtemps passé l’âge de laretraite, le recensement de 2010 devraitrévéler des chiffres encore plus faibles.Les francophiles espèrent toutefois quela courbe se redressera après 2020,lorsque les élèves d’aujourd’hui fon-deront leurs propres foyers. “Il en vadu rayonnement de la culture française,résume Cyran Hounnou. Souvenez-vous, quelle que soit la grandeur d’un pays,il aura toujours besoin des petites genspour l’aider.”

Joel Millman* En français dans le texte.

amériques

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 24 DU 3 AU 9 JUIN 2010

De 3,3 à 7,8De 2,2 à 3,2De 1,1 à 2,1

De 0,4 à 1De 0 à 0,39Moins de 100 personnes

Population revendiquant une ascendancecajun (chiffres de 2000, en % par comté)

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L E P A Y S C A J U N

L O U I S I A N E

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Lafayette

Moss Bluff

JenningsBaton Rouge

Golfedu Mexique

◀ Dessin de Pudlesparu dans The Economist,Londres.

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ARGENTINE

Seconde jeunesse pour le Théâtre ColónAprès quatre ans de travaux, cette salle de spectacle mythique rouvre ses portes, pour la plus grande satisfaction du public. Un événement qui s’inscrit dans les célébrations du bicentenaire de l’indépendance.

CLARÍN (extraits)Buenos Aires

Le Théâtre Colón est un sym-bole si puissamment associéà la ville de Buenos Airesqu’il va jusqu’à partager

avec elle une double fondation. Sonnom même semble avoir conservé deséchos lointains de ce passé mythique.Inauguré en 1857, le vieux ThéâtreColón de la place de la Victoire – l’ac-tuelle place de Mai – avait fermé sesportes en 1888. On avait promis quesa réouverture coïnciderait avec le400e anniversaire de l’arrivée en Amé-rique de Colomb, en souvenir duquella salle fut baptisée. Pour diverses rai-sons qui vont des complications admi-nistratives à des crimes mystérieux, enpassant par les immanquables criseséconomiques, l’inauguration de l’édi-fice a été repoussée jusqu’en 1908.

Presque un siècle plus tard, le24 mai 2010, l’ouverture de cettenouvelle version du Théâtre Colóncoïncide avec une autre célébrationmajeure : le bicentenaire de l’indé-pendance de l’Argentine. Le dernierspectacle a été donné le 1er no vem -bre 2006, et le fait qu’il ait eu pourvedette cette référence de la musiquepopulaire qu’était Mercedes Sosa esttrès significatif. En partie parce que leColón, lors de ses plus de cent ansd’existence, a été, entre autres, un puis-sant instrument de reconnaissancepour des artistes de styles très divers.

On a ainsi pu observer une pro-gressive entrée des arts populairesen ce lieu censé être un temple de lamusique classique. Son aura a mêmeatteint le monde du football, où leschants des supporters envoyaient “AlColón !” [au Colón] les grandes figuresde leurs équipes. La montée sur scènedes joueurs réclamée dans les stadesn’a bien sûr jamais eu lieu, mais on aentendu plus d’une voix se plaindreque la salle du Colón avait été profa-née par des spectacles aussi indignesd’un tel cadre qu’un match de foot. Aupassage, notons qu’il est curieux quele plus grand théâtre d’Amérique duSud porte le nom de Colomb, alorsque le plus important tournoi sportifdu continent a été dédié aux “Libé-rateurs de l’Amérique” [la coupeLibertadores de América]. L’opéra etle football ne font décidément pasbon ménage.

CETTE SALLE PROVOQUE UNE FASCINATION AFFECTIVE

Un théâtre tel que le Colón – qui, avecson acoustique, ses dimensions et sonhistoire, représente un véritable miraclevu sa situation géographique au boutdu monde – semble voué à susciternombre d’émotions, dont la crainte dele perdre. Dans les années 1930, le par-terre était transformé en salle de danseavec orchestre pendant les fêtes duCarnaval, et les énormes blocs de glacesuspendus au plafond en guise de

système de réfrigération ont gâté ledessin original de la coupole, signéMarcel Chambon. Les échos decette petite tragédie ont retenti jus-qu’en 1972, lorsque l’installation del’actuel système de climatisation a étéaccueillie pour une grande part avecpeur et méfiance. Selon certains, lechangement brutal de la températurede la salle, indispensable pour sup-porter des étés de plus en plus chaudsà Buenos Aires, pouvait finir par abî-mer l’acoustique sacrée du théâtre.

Au cours des quatre années de safermeture temporaire, on pouvaitfréquemment rencontrer des gensqui étaient sincèrement tristes de sonabsence. Ceux-là se réjouissent toutaussi sincèrement aujourd’hui que cetespace soit à nouveau ouvert – des gensqui, souvent, n’étaient jamais allés auColón et n’iront peut-être jamais, maisqui ressentent néanmoins l’édifice dela rue Libertad comme étant une partd’eux-mêmes. Le Théâtre Colón estun symbole si puissant de la ville de Buenos Aires qu’il ne vit pas seulementdes impôts versés par ses habitants ; ilse nourrit aussi de leurs attentes, deleurs idées, de leurs aspirations.

L’importance du Colón dépasselargement la seule dimension artistique.On pourrait écrire des pages entièressur cet aspect affectif du théâtre, indis-pensable pour comprendre non seule-ment la fascination qu’il exerce, maisaussi plusieurs aspects de la culture etde l’histoire argentines. Bien entendu,il est impossible de ne pas parler dela musique, des artistes et des artisansqui ont contribué à son histoire. Lapremière révolution importante eut lieuen 1925, lorsque cette scène qui ac -cueillait les spectacles de compagniesétrangères achetant leur programma-tion à l’année, devint un théâtre dépen-dant de la municipalité de Buenos

Aires avec sa propre troupe d’artistespermanents, offrant une programma-tion régulière et produisant des œuvreslocales dans des salles européenneset latino-américaines.

À PARTIR DE 1970, LA SCÈNES’OUVRE AUX ARTS POPULAIRES

La création de la troupe permanentea été suivie de l’intégration de l’Or-chestre philharmonique de BuenosAires, lequel a fait du Colón son siègeofficiel en 1953. Ensuite sont venuss’ajouter l’Institut supérieur des artsdu théâtre en 1959 – qui avait pourantécédent l’Ecole de l’opéra, fondéeen 1937 –, l’Opéra de chambre (1967)et l’Orchestre académique (1995), sansoublier le Centre d’expérimentationcréé en 1990 par Gerardo Gandini. Endeux décennies à peine, cet espace aprésenté des nouveautés indispensablesà la compréhension du paysage con -temporain de la musique argentine.Il serait inutile de citer les grandsartistes qui sont passés par le ThéâtreColón, tout simplement parce que celareviendrait à rédiger le répertoire com-plet de la musique du XXe siècle, depuisles compositeurs venus présenter leurspropres œuvres (Stravinsky, RichardStrauss, Saint-Saëns, Mascagni et Villa-Lobos, pour n’en citer que quelques-uns) jusqu’aux grands chefs (Tosca-nini, Furtwängler, Karajan, Böhm,Zubin Mehta, Claudio Abbado, DanielBarenboïm), en passant par les solistes(Claudio Arrau, Rostropovitch, à nou-veau Barenboïm, et Martha Argerich,qui débuta au Colón en 1952, à l’âgede 11 ans) et les danseurs (Nijinski etles Ballets russes de Diaghilev, Barych-nikov, Plissetskaïa et les grandes figuresargentines de la danse).

Et, bien en tendu, les chanteurs(de Caruso à Pavarotti, de PlácidoDomingo à Maria Callas), étoiles les

plus étroitement associées à cette salle.Mais, surtout, à partir des années 1970,le Colón commença à recevoir de plusen plus fréquemment de grands artistespopulaires comme Mercedes Sosa,mais aussi Astor Piazzolla, Luis AlbertoSpinetta, Osvaldo Pugliese, LosChalchaleros, Gustavo Cerati et LesLuthiers.

Le Colón ne s’est pas tenu à l’écartdes grands événements politiques sur-venus en Argentine et dans le monde,comme le prouvent une série de faits,certains dramatiques et d’autres plusou moins curieux. L’attentat perpé-tré dans la salle le 26 juin 1910, pen-dant une représentation de Manon deJules Massenet, a été le premier d’unelongue liste d’épisodes violents. L’his-toire de la censure de l’opéra Bomarzod’Alberto Ginastera, avec un livret deManuel Mujica Láinez, par le gouver-nement de Juan Carlos Onganía [dic-tateur de 1966 à 1970], est égalementcélèbre. On connaît moins celle d’uneautre interdiction, cette fois sur lademande expresse de l’ambassade desEtats-Unis, qui exigea, pendant laSeconde Guerre mondiale, l’annula-tion des représentations de MadameButterfly de Giacomo Puccini, où l’hé-roïne japonaise est trahie par un offi-cier de marine américain, avec par-dessus le marché un compositeuritalien qui s’était permis de prendreà la légère l’hymne de la bannière étoi-lée au début de l’œuvre. MadameButterfly a finalement été rejouée àBuenos Aires en 1949, après le conflit.

Il est impossible de rendre justiceà plus de cent ans d’histoire en quel -ques lignes. Le Colón rouvre ses porteset cette nouvelle est déjà un motif d’al-légresse. C’est aussi une occasion extra-ordinaire de s’interroger sur son ave-nir et de débattre de sa future identité.

Gustavo Fernández Walker

amériques

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 26 DU 3 AU 9 JUIN 2010

▶Des millionsd’Argentins se sont réunis, le 24 mai, surl’avenue 9 de Juliopour célébrer la réouverture du Théâtre Colón,star des festivités du bicentenaire de l’indépendance.Des représentations de La Bohème et du Lac des cygnesont été projetées sur la façade. Sa réfection a coûtéplus de 20 millionsd’euros et mobilisé1 000 artisanspendant quatre ans.

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CORÉE DU NORD

Retour à la case guerre froideLa mise en cause de Pyongyang dans le naufrage d’une corvette sud-coréenne provoque une nouvelle criserégionale. Tous les acteurs se regardent en chiens de faïence, en attendant de trouver une issue.

SISA JOURNALSéoul

La commission d’enquête surle naufrage de la corvettesud-coréenne Cheonan – quia eu lieu le 26 mars en mer

Jaune – a conclu que celui-ci aurait étéprovoqué par une torpille tirée par lesNord-Coréens. Cette conclusion esten passe de raviver la guerre froideentre les deux Corées, en y impliquantdu même coup les pays voisins. Le20 mai, à la veille de cette annonce,Washington a évoqué un “acte d’agres-sion” de Pyongyang et affirmé sonsoutien à Séoul, “tant dans ses effortspour obtenir justice que dans sa défensecontre de futurs actes d’agression”. AuxEtats-Unis, l’opinion dominante estqu’il faut faire payer la Corée du Nordpour son acte, ne serait-ce que pourla dissuader de se livrer à d’autresprovocations. Certains membres duCongrès et du département d’Etatparlent même de la nécessité de réin-troduire ce pays sur la liste des nationssoutenant le terrorisme [où il ne figureplus depuis octobre 2008].

L’affaire de la corvette Cheonanconstitue très nettement une viola-tion de l’armistice [signé en 1953entre la Corée du Nord et les forcesalliées représentées par les Etats-Unis]. Les Nations unies doiventdonc exiger excuses et réparations dela part des Nord-Coréens. D’unautre côté, il n’y a pas lieu de s’op-poser à la demande d’une contre-expertise formulée par Pyongyang.On peut même donner raison à ceuxqui ont regretté dès le début que lacommission d’enquête internationale[composée de Sud-Coréens, d’Amé-ricains, d’Anglais, d’Australiens etde Suédois] ne compte aucun Chi-nois. La présence de représentantsde la Chine aurait incité Pékin àadhérer plus facilement aux conclu-sions de cette commission.

LA CHINE NE PEUT PASABANDONNER LA CORÉE DU NORD

Le Japon se déclare solidaire de laCorée du Sud, qui veut amener l’af-faire devant le Conseil de sécurité del’ONU. Tokyo ne dispose pas de droitde veto, mais son influence n’est pasnégligeable. La Grande-Bretagne,proche des Etats-Unis, ou la France,qui n’a pas de raison particulière dedéfendre la Corée du Nord, soutien-draient vraisemblablement Séoul, parexemple pour l’adoption d’une nou-velle résolution.

Le problème, c’est la Chine, quine peut pas abandonner la Corée duNord, dont chaque nouvelle provoca-tion est pourtant un casse-tête pourPékin. Les Chinois refusent d’incri-miner Pyongyang dans l’affaire duCheonan.Tout comme les Américains,

pression sur Pékin. La Corée du Norda vivement réagi à l’annonce desconclusions de la commission d’en-quête. Le porte-parole du Comité dedéfense a dénoncé un “coup monté parles Sudistes”. “Nous allons répondre avecfermeté, sans exclure la guerre, à toutesreprésailles du Sud”, a-t-il affirmé.

EN ATTENDANT LA FIN DU MANDAT DE LEE MYUNG-BAK

Les menaces du Nord ne datent pasd’aujourd’hui, mais l’évocation d’uneguerre était jusque-là assez rare. NiSéoul ni Washington ne semblentpourtant prendre au sérieux cetteéventualité, vu les difficultés aux-quelles le pays est actuellement con -fronté. Les conservateurs sud-coréens

ils ont voulu attendre le résultat del’enquête avant de se prononcer etcontinuent à vouloir examiner par eux-mêmes les “preuves”, qu’ils considè-rent de toute façon comme insuffi-santes. Moscou partage probablementcette opinion.

Quoi qu’ i l en soi t , Séoul etWashington vont multiplier les ma -nœuvres militaires en mer Jaune [cesmanœuvres font partie des mesures derétorsion annoncées par le présidentLee Myung-Bak, avec la suspensiondu commerce avec le Nord et la re -prise de la “guerre psychologique” àla frontière]. Si elle ne peut rien trou-ver à y redire, la Chine n’apprécie pasce renforcement militaire dans larégion. Certains prétendent d’ailleursqu’il faut utiliser cette carte pour faire

au pouvoir pensent que le Nordn’osera pas passer à l’acte, comptetenu de l’alliance entre Séoul etWashington, tandis que les progres-sistes pensent que, si la guerre n’estpas à l’ordre du jour, elle n’est pasà exclure non plus et qu’il ne faut pastarder à améliorer les relations inter-coréennes. L’opposition sud-coréennea vu ses marges de manœuvre ré -duites après la mise en cause de laCorée du Nord dans l’affaire duCheonan, mais, à Séoul comme àWashington, certains progressistesavancent que l’attaque de Pyongyanga été provoquée par l’hostilité de l’ac-tuel gouvernement sud-coréen àl’égard de son voisin.

Toujours est-il que se dessine laconfiguration d’une nouvelle guerrefroide, avec la Corée du Sud, les Etats-Unis et le Japon d’un côté, la Coréedu Nord, la Chine et la Russie del’autre. Aucune des deux Corées nevoulant céder, leurs relations devraientcontinuer à empirer, et ce probable-ment jusqu’à la fin du mandat du pré-sident Lee Myung-Bak [début 2013].La perspective d’une reprise des pour-parlers à six sur le nucléaire nord-coréen semble également compromise.Washington pense toujours que laCorée du Nord va finir par mettre finà ses actes de provocation, qui ne fontque l’isoler de plus en plus, et revenirà la table des négociations. La Chineestime pouvoir créer une atmosphèrepropice à la reprise des pourparlers,chaque partie lâchant quelques conces-sions. Mais tous deux prennent leursdésirs pour des réalités. Le dialogue etla diplomatie ont aujourd’hui peu deplace dans la péninsule coréenne.

Tong Kim

asie ●

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 28 DU 3 AU 9 JUIN 2010

Séoul

0 100 km

Panmunjon

Site où la corvettesud-coréenne Cheonan a coulé

Kaesong

Ligne de démarcation militaireLigne de

démarcation maritime (NLL)

Zonedémilitarisée(DMZ)

38° Nord

Pyongyang

Cour

rier i

nter

natio

nal

MerJaune

Merdu Japon (mer de l’Est)

CORÉE DU SUD

CORÉE DU NORD

DIPLOMATIE Pékin joue les pacificateurs

Depuis le début de l’affaire de la corvetteCheonan, la Chine s’est montrée très pru-

dente. La circonspection chinoise ne signifiepas pour autant que Pékin est resté inactif,affirme Chen Xiaohe, enseignant à l’Institutde relations internationales de l’universitéRenmin à Pékin, sur le site d’informationséconomiques Jingji Guancha Wang. Dans lecourant des mois d’avril et de mai, plusieursrencontres diplomatiques de haut niveau onteu lieu entre la Chine et la Corée du Sud, tan-dis que le dirigeant nord-coréen Kim Jong-il aété accueilli. Pékin a dans le même tempsjoué la concertation avec les Etats-Unis.Des discussions ont eu lieu le 23 mai entrela secrétaire d’Etat Hillary Clinton et le vice-ministre des Affaires étrangères Dai Bingguo.Elles ont permis à la Chine d’être informéeà l’avance des conclusions de l’enquête sud-coréenne sur les causes du naufrage et à lesmesures de rétorsion annoncées par Séoul.Puis, à l’issue de la deuxième session du Dia-

logue stratégique et économique sino-amé-ricain, qui s’est tenue les 24 et 25 mai, unaccord sur la crise coréenne a été conclu,quoique non rendu public, selon Chen Xiaohe.D’après cet accord, Pékin et Washington sontconvenus de résoudre la crise par la coopé-ration internationale et d’éviter un affronte-ment armé.Séoul a intentionnellement publié les résul-tats de l’enquête sur l’origine de l’explosiondu Cheonan à la veille de la rencontre sino-américaine, estime le spécialiste chinois. LesEtats-Unis ont promis leur soutien à Séoul,mais ont aussi tout fait pour maintenir lecalme, laissant entendre qu’ils attendaientque la Chine prenne rapidement une positionplus affirmée. Celle-ci peut se résumer enquatre points : compassion et compréhen-sion envers la Corée du Sud, appel à la rete-nue de la part de toutes les parties, demandede détails supplémentaires sur les résultatsde l’enquête, jugés insuffisants, et réaffir-

mation de son attachement aux pourparlersà six (Corée du Sud, Corée du Nord, Japon,Chine, Etats-Unis, Russie) pour la dénucléa-risation de la péninsule et la recherche de lapaix.Cette position est naturellement insatisfai-sante pour Séoul, ce qui a été signifié au nou-vel ambassadeur de Chine, tandis que desdoutes sur la solidité de la coopération sino-sud-coréenne étaient émis dans les milieuxofficiels sud-coréens. L’attitude chinoise a dece fait commencé à évoluer. Le 28 mai, lePremier ministre, Wen Jiabao, a rappelé quela Chine accordait une grande importance audéveloppement de ses relations avec la Coréedu Sud et qu’elle condamnait tout acte pou-vant nuire à la paix et à la stabilité de la pénin-sule. “Le rôle fondamental de ‘pacificateur’joué par la Chine entre les deux Corées resteinchangé. Ce qui pourrait évoluer, c’est sa posi-tion sur l’affaire de la corvette Cheonan”,conclut Chen Xiaohe.

◀ Chut, petit bébé ! Dessin de Bertrams parudans Het Parool, Amsterdam.

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JAPON

L’intérêt américain avant celui des OkinawaisLes excuses du Premier ministre n’apaiseront pas la colère de la population locale. Celle-cine voulait plus de la base de Futenma sur son territoire, mais Tokyo en a décidé autrement.

ASAHI SHIMBUNTokyo

Le projet de transfert de labase des marines de Futenmaest finalement revenu à lacase départ. Après plusieurs

mois de tergiversations, le Premierministre Yukio Hatoyama a effectuéune seconde visite à Okinawa, le23 mai, où il a annoncé qu’une pisted’atterrissage serait construite dans labaie de Henoko, près de la ville deNago, afin d’y relocaliser la base deFutenma. Son emplacement exact etles méthodes de construction serontfixés ultérieurement, mais, si le gou-vernement ne procède pas à une nou-velle évaluation environnementale etqu’il se plie à la volonté du gouver-nement américain, on n’aura droit qu’àune version légèrement modifiée del’accord conclu en 2006. Autrementdit, il s’agit d’un retour au plan initial.

Le gouverneur d’Okinawa, Hiro-kazu Nakaima, n’est pas le seul àconstater ce fossé béant qui sépare lesengagements électoraux de Hatoyamaet sa décision. Le Premier ministre avaitpromis de “transférer la base de Futenmaau moins en dehors de la préfecture[d’Okinawa]”. Il avait ensuite rejeté leplan de transfert dans la baie deHenoko, en l’accusant même de “pro-faner la nature”. Il est donc normal quele gouverneur lui ait déclaré que saproposition était “très difficile [à accep-ter]”. La déception et la colère deshabitants sont d’autant plus grandesque ces promesses les avaient poussésà s’unir pour réclamer le transfert dela base aérienne hors de la préfecture,voire hors du pays. La crédibilité du

gouvernement parmi les Okinawais vainévitablement s’effondrer.

Au cours de sa rencontre avecHirokazu Nakaima, le Premier ministrea justifié sa décision en invoquant lefacteur de dissuasion représenté par les

forces américaines. Le torpillage d’unecorvette de la marine sud-coréenne parla Corée du Nord est un signe parmid’autres de l’instabilité en Asie de l’Est,où la Chine continue à renforcer sonpotentiel militaire. Pourtant, l’avis desexperts sur l’efficacité dissuasive desmarines américains diverge. Sans avoirréellement discuté de la question fon-damentale de la sécurité nationale, legouvernement a simplement fait volte-face après avoir cherché en vain d’autressites. Invoquer l’importance de la dis-suasion ne suffira pas à convaincre lapopulation. Compte tenu de la fermeopposition de la population locale, onpeut douter que le gouvernement par-vienne à réaliser ce projet d’ici à 2014comme prévu. Même s’il bénéficie del’accord de Washington, des électionslocales sont prévues cette année pourrenouveler le conseil municipal de Nagoet choisir un nouveau gouverneur àOkinawa. A l’issue de ces scrutins, l’op-position au transfert à Henoko pour-rait prendre encore plus d’ampleur. Sile projet de transférer 8 000 marinessur l’île de Guam est différé et que labase de Futenma est maintenue, le butpremier qui était d’alléger le fardeaud’Okinawa et de minimiser tout dan-ger concernant les bases ne sera pasatteint. Sous le regard scrupuleux dugouverneur d’Okinawa, le Premierministre a précisé que le “sujet [n’était]pas clos”. Quel que soit le temps néces-saire, Hatoyama doit commencer parregagner la confiance des Okinawais ets’efforcer de convaincre le reste de l’ar-chipel de la nécessité de prendre unepart du fardeau d’Okinawa. Le cheminne sera pas facile, mais c’est le seulmoyen de sortir de l’impasse. ■

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 29 DU 3 AU 9 JUIN 2010

asie

LE MOT DE LA SEMAINE

“OMOI”LA PENSÉE

Cocco. Sous ce nom se cache,les fidèles lecteurs de Courrier

international s’en souviennent, unejeune chanteuse à nulle autre pa-reille par la fulgurance de ses in-tuitions, qui, à mille lieues d’une scè-ne rock japonaise où la prétentionà l’originalité participe du formata-ge musical imposé par l’industrie dudisque, disent la joie et la souffranced’être en ce monde. Quiconque asuivi son parcours depuis la sortiede son premier single, Countdown,en 1997, quiconque a eu le bonheurde la voir sur scène, le sait : fragi-le, sauvage, tendre, entière, sa pré-sence, à l’instar d’un Brel, d’une Piaf,est d’abord un don de soi, une sor-te de prière grâce à laquelle nousaccédons comme malgré nous àl’indicible et à l’ineffable. Mais, sinous évoquons Cocco aujourd’hui,c’est aussi et surtout parce que, néeà Okinawa, elle est cette personnequi em brasse éperdument l’histoi-re de son île, ses splendeurs com-me ses échecs. Depuis qu’Okinawaest au cœur du débat politique,après l’alternance de l’été dernier,aucun texte aussi fort n’a été écritque celui dont nous proposons (ci-contre) une traduction, rédigé parla chanteuse dans une langueadmirable pour le quotidien Oki-nawa Times. Ce qui force notre res-pect, c’est précisément sa fabu-leuse capacité à marier amour etlucidité, à “observer l’arbre avec soncœur”, pour reprendre l’étymologiedu terme omoi (“la pensée”),qu’elle affectionne : le poids de sesmots, surgis des confins de l’âme,n’a d’égal que la légèreté avec la-quelle le Premier ministre Ha-toyama a promis, pour mieux se dé-dire, le transfert hors de l’île de labase américaine de Futenma.Face à ce fiasco politique, resteheureusement une plénitude,l’“âme” de Cocco, qui, en dépit detout, continue à chanter le Nirai-kanai – l’éden des Okinawais (ettitre de son prochain disque).

Kazuhiko Yatabe Calligraphie de Kyoko Mori

POÈME “Si mon vœu pouvait être exaucé…”J’aimerais que le rituel du sacrifice existe encore.Pas celui qu’on trouve dans les contes pour enfants, mais le rituel en

tant que savoir-faire véritable à l’efficacité garantie, avec des effetsréels et concrets. Il serait bien plus sûr que les chants invoquantla pluie, que les gris-gris qui promettent le soleil.

J’ai lu dans les pages du journal les lettres de lecteurs :“La vie humaine est plus précieuse que celle d’un dugong”, “Il faut

protéger la vie des hommes plutôt que se soucier de la beauté dela nature ou défendre les dugongs, dont on n’est même pas sûrsqu’ils existent encore.”

De grosses larmes se sont échappées de mes yeux.“Si l’on décide de transférer la base de Futenma hors de la préfecture,

hors du pays, alors il faudra attendre plus de quinze ans avant quecela ne se réalise.”

Sans voix, je me suis mouchée.“La prochaine fois qu’un hélicoptère de Futenma s’écrasera, il y aura

inévitablement des morts.”Qui pourrait dire le contraire ?“Nous souhaitons que le transfert à Henoko se fasse le plus rapidement

possible.”Je me suis effondrée.Nous aimons tous Okinawa.Et de l’amour que nous lui portons éclosent nos pensées.Que nous nous opposions entre Okinawais ou que nous criions vers

l’extérieur, nous pensons tous au bien de notre île. Il ne sert àrien de chercher un quelconque coupable.

S’il n’y avait jamais eu de bases, nous n’en serions pas là… Maisavec des “si” et des “dans le cas où”, on n’arrive à rien.

Moi, je souhaite qu’on m’offre en sacrifice.Si mon vœu pouvait être exaucé. Comme phrase avec un “si”, il n’y a

pas pire que celle-ci, j’imagine.Vous pouvez par exemple m’enrouler dans un drap blanc et me jeter

dans l’océan. Vous pouvez me cribler de balles et me transformeren lambeaux de chair au point que même ma famille ne puisse mereconnaître. Si tout cela pouvait s’arrêter, si ce problème pouvaitenfin prendre fin, et si pour cela il fallait immoler quelqu’un, jeserais la première à me porter volontaire.

Je ne sais plus à qui en confier la résolution. Je ne sais plus à qui me fier.Je peux pleurer, hurler, courir dans tous les sens, je n’ai pas le pouvoir

de faire bouger les montagnes. Et un seul “Je t’aime” lancé parquelqu’un ne saurait faire le bien commun. C’est l’amour quechacun porte à notre île qui la fait vaciller.

Ma proposition est d’un tel narcissisme que c’est à en mourir de rire.Oui, je sais bien. Personne ne désire que je me sacrifie. C’est uneidée bien puérile, n’est-ce pas ?

Pourtant, si mon vœu pouvait être exaucé… j’aimerais être l’offrandeque l’on sacrifierait pour y mettre un terme.

Je n’ai plus besoin de rien. Je ne veux plus rien.S’il m’est permis de dire quelque chose lors de ma mise à mort, c’est

cela que je crierai. Même si cela revient à anéantir l’expressiond’amours autres que le mien, je vous en supplie. Ouvrez vos yeux.

Cette mer appartient aux dugongs! Cocco (chanteuse), Okinawa Times,Naha

Tokyo

JAPON

Ile de Guam(É-U)

Zones occupées par des basesaméricaines

Base deFutenma

Camp Schwab

Ginowan

Naha

Baie de Henoko

OcéanPacifique

Projetde transfert

Ile d’Okinawa

0 30 km

Nago

Cour

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nal

▲ Au centre, Mizuho Fukushima,chef du Partisocial-démocrate,quittant la coalitionavec le Premierministre, YukioHatoyama (dansl’hélicoptère) pourretrouver un dugong,espèce menacée, dansla baie de Henoko.Dessin de No-río,Aomori.

1022p29:Mise en page 1 1/06/10 15:18 Page 29

TIMOR-ORIENTAL

A Dili, les gangs font la loiLa mafia locale sème le chaos dans les rues de la capitale du jeune Etat. Le pouvoir politique et les forces de l’ordre semblent incapables de réagir et d’empêcher les règlements de comptes.

THE AUSTRALIAN (extraits)Sydney

L e projectile qui visait à tuerétait un rama ambon, undard de 20 centimètres delong muni d’une pointe

aussi tranchante qu’une lame de rasoir.Les gangs de Dili [la capitale] l’affec-tionnent tout particulièrement et letrempent souvent dans de l’acide debatterie. L’arme s’est enfoncée pro-fondément dans la poitrine de José daSilva pour s’arrêter près du cœur. “J’aidemandé à mes amis de ne pas chercherà me venger. Je veux que le mec qui a faitça – et je sais qui c’est – affronte la justice.Qu’il soit arrêté et qu’il aille devant lestribunaux”, explique-t-il, alité. Mais lajustice officielle pourrait mettre dutemps à réagir. La police n’a même paspris la peine de l’interroger, et encoremoins de s’intéresser à son assaillant.Un immobilisme devenu monnaie cou-rante au Timor-Oriental. C’est là qu’onsaisit l’ampleur du pouvoir et de l’im-punité dont jouissent ces bandes qui

font désormais peser une lourdemenace sur la sécurité nationale.

A première vue, le pays sembleconnaître un petit miracle grâce à sesréserves gazières et pétrolières. Uneville moderne émerge peu à peu de làoù, il y a encore peu, des ruines étaientrongées par les mauvaises herbes. Maiscela est trompeur. Le Timor-Orientalest classé 162e sur 182 selon l’indicede développement humain (IDH) desNations unies. Près de la moitié de sonmillion d’habitants vit avec moins de1 dollar par jour. La moitié de la popu-lation est analphabète et 40 % deshommes jeunes sont au chômage, cequi offre aux gangs un vivier inépui-sable de recrues potentielles.

Ces groupes n’hésitent pas à mar-quer leur territoire sur les nouveauxchantiers de construction. On peut yapercevoir des crânes et des fresquesdémoniaques. Nés pendant la colo-nisation portugaise et l’occupationindonésienne [à partir de 1975], les15 principaux gangs – quelque90 000 mem bres – portent des nomsévocateurs, comme Commando.D’après James Scambary, un spécia-

liste australien de la question, qui adressé en 2006 un inventaire de cesbandes, nombre d’entre elles ont étécréées pour résister à la dominationindonésienne. D’autres, en re vanche,ont été fondées par l’armée d’occupa-tion pour imposer l’ordre.

UN “DICTATEUR TRÈS PUISSANTPOUR DÉMANTELER LES GANGS”

Consolidé par l’absence de systèmepolicier et judiciaire, par la corruption,les ambitions politiques et les allé-geances tribales ou familiales, le pou-voir des gangs s’est souvent manifestépar la violence, notamment en 2006,lorsque le pays a frôlé la guerre civile,et en 2007, pendant la période électo-rale. Les images de centaines de jeunesse battant dans les rues de Dili avec dessabres de samouraï ou des rama ambonet incendiant les maisons de leursennemis sont gravées à jamais dansla mémoire des Timorais. Incapable deles éliminer ou réticent à le faire, le gou-vernement a fini par reconnaître plu-sieurs de ces gangs en les gratifiant dustatut de groupes d’arts martiaux auto-risés à prendre part à des compétitions

officielles. Mais leurs activités vont biensouvent au-delà du sport. Ils entre-tiennent des relations avec des politi-ciens et ont accès à des armes. Leurschefs trempent souvent dans le crime.Ce “grave problème” ne cesse des’étendre dans l’ensemble du pays,affirme James Scambary. Et, si rienn’est fait, ajoute-t-il, les gangs s’insti-tutionnaliseront et le Timor-Orientalfinira par ressembler à la Papouasie-Nouvelle-Guinée ou à l’Indonésie, oùles partis politiques utilisent leursmembres comme hommes de main.

Pour les habitants de Dili, les gangsfont désormais partie du paysage. Prèsde Comoro, dans l’ouest de la capitale,l’église catholique du père Pankras estaux premières loges de la lutte fratri-cide que se livrent certains des groupesles plus craints de Dili. D’après lui, leurpouvoir a été décuplé par l’incapacitédes autorités à faire respecter la loi. Ilssont désormais appelés à l’aide pourrésoudre les innombrables conflits fon-ciers, pour exercer des représailles oupour intervenir dans les querelles declans ou les disputes familiales. “Al’heure actuelle, la justice est inexistante.La police ne met jamais la main sur lesauteurs de ces violences ou de ces attaques.Elle n’arrête aucun suspect. L’injusticese ressent des deux côtés”, affirme Ani-ceto Neves, dont l’ONG travaille auxcôtés de ces groupes pour les encou-rager à résoudre pacifiquement leursconflits. Tandis que la collusion entregangs, politiciens et policiers se déve-loppe, la perspective d’une sociététimoraise pai sible et aux fondationssolides sem ble s’éloigner. D’après lepère Pankras, le pays aura besoin,lorsque les Nations unies se retireront,d’un “dictateur très puissant pour déman-teler les gangs. Si ce problème n’est pasréglé, la population vivra dans l’instabi-lité et le pays demeurera fragile.” Quandles dictateurs sont considérés commela solution, on peut se demander si labataille n’est pas déjà perdue.

Rory Callinan

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 30 DU 3 AU 9 JUIN 2010

asie

ÉCONOMIE Potentiellement riche, structurellement pauvre

L e Timor-Oriental est-il amené à devenir un nouveau tigreasiatique ? Va-t-il éclipser la Chine en termes de crois-

sance économique ? Pour le Pr Jeffrey Sachs, conseiller spé-cial du secrétaire général des Nations unies, cela ne fait pasl’ombre d’un doute. Le pays est, à ses yeux, en passe d’en-trer dans une phase de forte expansion économique. “Lais-sez-moi faire une prophétie”, a-t-il déclaré lors d’une confé-rence à l’Université nationale de Dili, en mars dernier.“Entre 2010 et 2020, la croissance du Timor-Oriental seraplus soutenue que celle de la Chine.”Le jeune Etat s’accommoderait bien d’un peu de crois-sance. Malgré les efforts consentis par l’ONU (environ8,8 milliards de dollars [6,5 milliards d’euros], soit8 000 dollars par personne, investis pour soutenir le paysdepuis l’indépendance vis-à-vis de l’Indonésie, en 1999),le Timor-Oriental reste pauvre. Les données du FMI, du Pro-gramme alimentaire mondial et de la Banque mondialesont unanimes : le pays ne pourrait pas aller plus mal. La

stratégie conseillée au gouvernement par le Pr Sachs, ensei-gnant à l’université Columbia, est simple. Pour cet éco-nomiste, la situation serait différente si le gouvernementinjectait directement dans l’économie les revenus du pétroleet du gaz – soit près de 5 milliards de dollars [4 milliardsd’euros]. Il faudrait, selon lui, privilégier les investisse-ments dans les ressources humaines et les infrastruc-tures, et développer des secteurs comme le tourisme etl’agriculture. Actuellement, la plupart de ces revenus sontinvestis dans l’achat d’obligations américaines, confor-mément à la législation sur la responsabilité fiscale.Devant un parterre de donateurs internationaux, le Pre-mier ministre, Xanana Gusmão, s’est montré déterminé,début avril, à suivre ces conseils.En théorie, une hausse des dépenses publiques pourraitavoir un impact sur l’économie bien plus réel que l’aide audéveloppement de l’ONU. En effet, une grande partie del’aide étrangère reçue par le pays ces dernières années

a servi à payer les troupes étrangères de maintien del’ordre, les consultants et les administrateurs. Selon lesestimations d’une association humanitaire, Peace DividendTrust, seuls 5 % de l’aide allouée par l’ONU ont été injec-tés dans l’économie timoraise entre 2004 et 2007. Pourêtre efficace, cependant, la hausse des dépenses publiquesnécessite un gouvernement fort et capable de s’assurerque l’argent est correctement investi. Dans le cas contraire,le pays pourrait être victime de ce qu’on appelle “la malé-diction des ressources naturelles”, qui voit les élites cor-rompues siphonner l’argent des richesses naturelles et lepays devenir de plus en plus pauvre et de moins en moinsdémocratique. Les précédentes politiques, qui contrai-gnaient le gouvernement à conserver sa richesse pétro-lière en ne dépensant pas plus de 3 % de ses revenuspétroliers chaque année, n’étaient pas non plus entière-ment dénuées de fondement.

Bruce Gale, The Straits Times, Singapour

▶ “Moi, à cecarrefour, je laissetoujours une petitepièce aux gamins…”Dessin de Langerparu dans Clarín,Buenos Aires.

■ Frictions“Nombre de pays en développementsont victimes degéants industrielsqui exploitent et pillent leursressourcessouveraines. Le Timor-Orientalrestera dansl’Histoire comme la nation qui a misun terme à cettesituation.” A traverscette déclarationrelayée par lequotidien The Age,le Premier ministretimorais, XananaGusmão, s’en estpris au consortiumdirigé par la sociétéaustralienneWoodside, qu’ilaccuse de vouloirexploiter le gisement gazierde Greater Sunrisesans que lapopulation timoraiseen retire de bénéfices.

0 500 km

TIMOR-ORIENTAL

AUSTRALIE

Mer de Timor Darwin

Dili

Frontières de 1972Ligne d’équidistance

Gisementgazierde GreaterSunrise

Autres gisements

Zone pétrolière de développement conjoint

Cour

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nal

JakartaI N D O N É S I E

AUSTRALIEOcéan Indien

1022p30:Mise en page 1 1/06/10 12:44 Page 30

YEDIOT AHARONOT (extraits)Tel-Aviv

L’ancien président russeBoris Eltsine, prié de décrirela situation de son pays enun mot, avait un jour ré -

pondu : “Bonne”.Voulant une réponseplus précise, le journaliste lui avaitalors demandé de décrire la situationen deux mots. “Pas bonne”, lui avaitrétorqué Eltsine. Cet état d’esprit estsans doute plus ou moins partagé parle Premier ministre Benyamin Néta-nyahou. Certes, à Paris, il a été cou-vert de baisers. Sarkozy et Berlusconiadorent embrasser – hommes oufemmes, peu importe. Tout comme ilsn’ont aucun problème à embrasser lechef de l’Etat libyen, Muammar Kad-hafi, un jour et un Premier mi nistreisraélien le lendemain.

Mais voilà, un comité des Nationsunies vient de prendre une décisionembarrassante [sur la nécessité dedénucléariser le Moyen-Orient et dedemander à Israël d’adhérer au traitésur la non-prolifération nucléaire] quiremet en cause la politique nucléaireisraélienne, laquelle n’est pas dénuéed’ambiguïté. L’administration Obamaa sacrifié les intérêts israéliens sur l’au-tel de deux dossiers qui lui semblentbien plus importants : la dénucléari-sation (une idée née dans les rangsde la droite américaine et adoptée parObama) et le soutien des Etats arabesmodérés, au premier rang desquelsl’Egypte.

Depuis des années, l’Egypte mèneune campagne internationale contre lenucléaire israélien. Il n’y a aucunecontradiction entre son combat contrele programme israélien et son opposi-tion à celui mené par l’Iran, deuxenjeux perçus comme une menacepour sa sécurité et son statut régional.

Israël vient donc d’encaisser deuxcoups. Premièrement, plutôt que d’ob-tenir des institutions internationalesqu’elles s’alignent sur Israël face à labombe iranienne, l’Etat hébreu voitson isolement aggravé. Il serait agréabled’interpréter la condamnation d’Israëlcomme une pure gesticulation verbaledestinée à préparer l’adoption demesures sévères et efficaces contreTéhéran. Mais ce n’est pas du tout lecas. En second lieu, l’affaire de la flot-tille de la paix a dégénéré [voir notredossier pp. 12 à 15]. Certes, Nétanya-hou est sans doute préoccupé par lesimages désagréables de l’affrontemententre Tsahal et les militants pacifistes,mais il devrait être davantage préoc-cupé par la détérioration continue denos relations avec la Turquie. Il ne s’agitpas seulement ici d’un problème derelations publiques, mais d’une ques-tion stratégique.

Quoi qu’il en soit, le Premier mi -nistre ferait bien d’avoir une vision àlong terme. Premièrement, peut-êtreest-il temps d’en finir avec notre poli-tique nucléaire pleine d’ambiguïté. Cequi était jadis bon pour dissuader desEtats ennemis d’envahir Israël avec deschars n’est sans doute plus pertinentpour dissuader un ennemi tentéd’éliminer Israël à coups de missiles.De toute évidence, l’arme nucléaire

israélienne n’effraie pas l’Iran, et l’onpeut se demander si elle inquièteencore quiconque dans le Moyen-Orient d’aujourd’hui. Ensuite, la ques-tion de Gaza mérite également d’êtrereconsidérée. De toute évidence, le blo-cus de Gaza est un échec. Il n’est pasparvenu à empêcher l’entrée de ro -quettes et d’autres armements dans ceterritoire ; il n’a pas affaibli le Hamas ;et, aujourd’hui, il couvre de ridiculetoute l’institution militaire israélienne.Personne n’est encore parvenu à m’ex-pliquer en quoi l’entrée de coriandreet, jusqu’à récemment, de simples vête-ments pouvait constituer une menacepour la sécurité d’Israël [voir CI n° 978,du 1er août 2009].

Si Nétanyahou ne parvient pas àtrouver le sommeil, il ferait égalementbien de réfléchir à ses prochaines ren-contres avec le président Obama. Tousles indices semblent converger pour

faire de l’automne prochain unepériode cruciale au cours delaquelle il devra faire face au dos-sier iranien, au travail de média-tion de l’envoyé des Etats-Unisau Moyen-Orient, George Mit-chell, au gel de la colonisationde peuplement, aux électionsaméricaines de mi-mandat,aux pressions politiquesintérieures, aux états d’âmed’Ehoud Barak, ministre tra-vailliste de la Défense, et à la

plus que probable mise en examenpour malversations d’Avigdor Lieber-man, le très controversé ministre desAffaires étrangères.

Au Moyen-Orient, le temps a unequalité étrange. Lorsque les chosesbougent, le temps suspend son vol.Quand rien ne bouge, le temps s’em-balle. L’été n’a pas encore débuté que,déjà, nous avons l’œil rivé sur l’au-tomne, ses nuages menaçants et sesvents violents. De toute évidence, notrePremier ministre a de quoi occuperses pensées.

Nahum Barnea

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 31 DU 3 AU 9 JUIN 2010

moyen-orient ●

ÉGYPTE

Une oppositionsans projet

AL-HAYATLondres

Pour se rendre compte de l’étatlamentable dans lequel se trou-vent les partis politiques égyp-

tiens, il suffit de regarder la télévisionet d’écouter ce que leurs dirigeants ontà dire sur les questions nationales etinternationales. Le ministre de l’In-formation a en effet décidé qu’ils dis-poseraient tous d’un même temps deparole à la télévision publique pourprésenter leur programme à l’occasiondes élections du 1er juin pour le renou-vellement de la moitié du Sénat.

Beaucoup parmi eux ne maîtrisentpas les règles élémentaires de la télé-vision et ratent donc l’occasion d’amé-liorer leur image auprès du public. Cer-tains ont l’air tellement contents depasser à la télé qu’ils en oublient lavraie raison de leur présence. D’autressont tout intimidés et s’abstiennent deformuler la moindre critique à l’égarddu gouvernement qui leur a si géné-reusement permis de s’exprimer surune chaîne publique. Ils consacrentdonc l’essentiel de leur temps de paroleà remercier le pouvoir en place.

De toute façon, cette campagne netrouve pas vraiment d’écho dans lapopulation. Non seulement parce qu’ellene concerne que la moitié des sièges dela Chambre haute, mais égalementparce que les partis eux-mêmes, à l’ex-ception du Parti national-démocrate(PND) au pouvoir, ne s’y investissentpas vraiment. La plupart des forma-tions se consacrent à leurs luttes intes-tines plutôt qu’à critiquer le pouvoir.

L’absence de véritable compétitionentre les candidats réduit donc singu-lièrement la portée d’une mesure donton peut se demander si elle a été priseavec un réel souci d’égalité ou bien parcalcul. En tout état de cause, elle risqued’avoir pour résultat de décrédibi-liser les partis politiques, car il est cer-tain que les spectateurs qui ont étécontraints de subir ces émissions ontdû se demander à quoi elles servaient.Comment, en effet, un parti qui estincapable de présenter un programmeconvaincant et des candidats crédiblesaux élections sénatoriales pourrait-ilprétendre avoir son mot à dire à l’élec-tion présidentielle de 2011 ?

Les partis justifient leur désenga-gement actuel en disant qu’ils souhai-tent concentrer leurs efforts sur leslégislatives prévues pour cet automne.Il faut espérer qu’ils ne diront pas dansquelques mois qu’ils s’abstiennent defaire campagne afin de garder leursforces pour la présidentielle. Quoi qu’ilspuissent trouver comme prétexte, iln’échappe plus à personne qu’ils sontfaibles et n’ont aucune influence.Comment sinon expliquer les réactionsdes téléspectateurs ? A la vue d’un chefde parti sur le petit écran, ils se deman-dent : “Mais qui est-ce, celui-là ? Et dequoi parle-t-il ?” Mohamed Salah

DÉNUCLÉARISATION Scepticisme arabe

N ous approuvons les idées du présidentObama, mais nous restons dans l’expec-

tative”, a déclaré le représentant de l’Egypteauprès des Nations unies, Maged Abdel-Aziz,en s’exprimant au nom des 108 pays non ali-gnés, rapporte The Washington Post. Des pro-pos qu’il a tenus après la conclusion d’unaccord à l’ONU le 29 mai dans le cadre de laconférence de suivi du traité sur la non-proli-fération (TNP). Cet accord a obtenu le soutiensans précédent des Etats-Unis alors qu’il montredu doigt les activités nucléaires d’Israël et invitel’Etat hébreu à adhérer au traité et à ouvrir ses

installations nucléaires aux inspections del’Agence internationale de l’énergie atomique(AIEA). La déclaration finale prévoit égalementla tenue en 2012 d’une conférence interna-tionale pour un Moyen-Orient dénucléarisé. “Lespropos de l’ambassadeur égyptien traduisent lescepticisme ambiant vis-à-vis de ce qu’Obamapourrait accomplir. Le nouveau traité de désar-mement nucléaire russo-américain (START) n’atoujours pas été ratifié par le Parlement russeet le président américain aura aussi du mal à lefaire approuver par les membres du Sénat”, rap-pelle le quotidien américain.

ISRAËL

Pour Nétanyahou, c’est l’automne qui sera chaudLe projet onusien de dénucléariser le Moyen-Orient, le blocus de Gaza, les exigencesaméricaines sur la colonisation et les problèmes internes au gouvernement devraientlargement occuper le Premier ministre dans les mois à venir.

▲ Dessin de Stephff,Thaïlande.

1022p31:Mise en page 1 1/06/10 14:30 Page 31

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NIGERIA

Les marées noires oubliées du delta du NigerDepuis cinquante ans et dans le plus grand silence, le pétrole brut se déverse en flots continus et pollue cette région. En comparaison, la catastrophe du golfe du Mexique semble surmédiatisée.

THE GUARDIANLondres

Nous avons atteint les bordsde la marée noire, près duvillage d’Otuegwe, aprèsavoir longtemps marché

dans les champs de manioc. Devantnous s’étendaient les marécages.Nous avons senti le pétrole bien avantde le voir. Une odeur infecte degarage et de végétation en décompo-sition imprégnait l’air. Plus nous avan-cions, plus cette puanteur devenaitinsoutenable. Un peu plus loin, nousavons nagé dans des flaques de brutléger nigérian, le meilleur du monde.Parmi les centaines d’oléoducs vieuxde quarante ans et rongés par larouille qui ont envahi le delta duNiger, il y en a un qui a déversé dubrut pendant des mois. Forêts et terresagricoles ont alors été recouvertesd’une couche brillante de liquide hui-leux. Les puits d’eau potable ont étépollués. “Nous avons tout perdu : filets,cabanes, casiers de pêche…”, se souvientPromise, le chef du village d’Otuegwe,qui nous servait de guide. “C’est icique nous pêchions et travaillions la terre.Nous avons perdu notre forêt. Nous avonsprévenu Shell dès les premiers jours de lafuite, mais la compagnie n’a rien fait pen-dant des mois.”

De fait, la quantité de pétrole quis’échappe chaque année des termi-naux, des oléoducs, des stations depompage et des plates-formes pétro-lières dépasse de loin tout ce qui esten train de se déverser dans le golfedu Mexique, site d’une catastropheécologique majeure provoquée parl’explosion de la plate-forme pétrolièreDeepwater Horizon de BP en avril.

“LES COMPAGNIES PÉTROLIÈRESVEULENT NOTRE MORT”

Ce désastre est abondamment couvertpar les médias du monde entier. Parcontre, on a peu d’informations surles dégâts infligés au delta du Niger.Pourtant, la destruction de la régiondonne une idée bien plus exacte duprix à payer pour le forage des puitsde pétrole. Le 1er mai, dans l’Etatd’Akwa Ibom, un oléoduc du groupeExxonMobil s’est rompu, rejetant4 millions de litres de brut dans ledelta pendant sept jours avant que labrèche ne soit colmatée. Les habitantsont manifesté contre la compagniepétrolière, mais, à les en croire, ils sesont fait attaquer par les gardes. Les

dirigeants locaux réclament mainte-nant 1 milliard de dollars [820 mil-lions d’euros] d’indemnités pour lesmaladies contractées et la perte deleurs moyens de subsistance. Raressont ceux qui s’attendent à obtenirgain de cause. En attendant, la mercontinue de déposer d’épaisses galettesde pétrole le long des côtes.

Dans les jours qui ont suivi lamarée noire dans l’Etat d’Akwa Ibom,les rebelles s’en sont pris au pipelineTrans Niger de Shell, situé non loin delà, entraînant la fuite de milliers debarils de brut. Quelques jours après,une vaste nappe de pétrole flottait surle lac Adibawa, dans l’Etat de Bayelsa,et une autre à Ogoniland. “Les com-pagnies pétrolières n’attachent aucuneimportance à nos vies”, déplore WilliamsMkpa, chef de village à Ibeno. “Ellesveulent notre mort. En deux ans, nousavons subi dix marées noires et les pêcheursne peuvent plus nourrir leurs familles !C’est intolérable !” Avec 606 champspétrolifères, le delta du Niger four-nit 40 % du total des importationsaméricaines de brut. C’est la capitale

mondiale de la pollution pétrolière.L’espérance de vie dans ses commu-nautés rurales, dont la moitié n’a pasaccès à l’eau potable, est tombée à40 ans à peine depuis deux généra-tions. La population locale maudit lepétrole qui pollue ses terres et trouveincroyable les efforts déployés par BPet les autorités américaines pour col-mater la brèche dans le golfe duMexique et protéger le littoral de laLouisiane contre la pollution.

“Si la même mésaventure était sur-venue au Nigeria, ni le gouvernement nile pétrolier ne s’en seraient beaucoup pré-occupés, explique l’écrivain Ben Ikari.Cela a lieu en permanence dans le delta !Les compagnies pétrolières n’en tiennentaucunement compte la plupart du temps.Les législateurs s’en moquent et la popu-lation doit vivre au quotidien avec la pollution. La situation est pire qu’il y atrente ans. Quand je vois tout le malqu’on se donne aux Etats-Unis, je res-sens une immense tristesse devant le faitqu’il y ait deux poids, deux mesures.”“Nous voyons avec quelle énergie ons’efforce de combattre la marée noire auxEtats-Unis”, commente Nnimo Bas-sey, responsable au Nigeria de l’or-ganisation écologiste Friends of theEarth International. “Mais au Nige-ria, les compagnies pétrolières éludent leproblème et détruisent les moyens de sub-sistance des gens et l’environnement. Lamarée noire du golfe du Mexique estcomme une métaphore pour ce qui sepasse chaque jour dans les champs pétro-lifères du Nigeria et ailleurs en Afrique.Voilà cinquante ans que ça dure ! LesNigérians sont totalement tributaires dumilieu naturel pour l’eau potable, pourl’agriculture et la pêche. Ils sont stu-péfaits de voir le président américainprononcer un discours par jour, parcequ’eux n’entendent pas un mot de lapart de leur gouvernement.”

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 32 DU 3 AU 9 JUIN 2010

afr ique ●

Il est impossible de mesurer laquantité de pétrole répandu dans ledelta du Niger chaque année, car lespétroliers et le gouvernement veillentà ne pas divulguer l’information.Cependant, si l’on en croit deuxgrandes enquêtes indépendantes réa-lisées ces quatre dernières années, ils’en déverse autant par an dans la mer,dans les marais et sur terre que ce quia fui dans le golfe du Mexique jusqu’àprésent… Selon un rapport publié en2006 par le World Wide Fund (WWF)Royaume-Uni, l’Union internationalepour la conservation de la nature et laNigerian Conservation Foundation,jusqu’à 1,5 million de tonnes de brut– soit cinquante fois la marée noire pro-voquée par le pétrolier Exxon Valdez enAlaska – se sont déversées dans le deltadurant le demi-siècle écoulé. En 2009,Amnesty International a calculé que cesfuites ont représenté l’équivalent d’aumoins 9 millions de barils. L’organi-sation accuse les géants de l’industriede violer les droits de l’homme. Lesautorités nigérianes ont recensé offi-ciellement plus de 7 000 marées noiresentre 1970 et 2000, et 2 000 grands sitesde pollution, la plupart touchés depuisplusieurs décennies. Des milliersd’autres, plus petits, attendent toujoursun hypothétique nettoyage. Plus d’unmillier de procès ont été intentés rienque contre Shell.

ON DÉPLORE PLUS DE 300 MARÉESNOIRES CHAQUE ANNÉE

Le géant anglo-néerlandais, qui a nouéun partenariat avec l’Etat nigériandans le delta, soutient que 98 % descas le concernant sont dus à des actesde vandalisme, de vol ou de sabotagepar des militants, et seule une infimepartie est causée par une détériorationdes infrastructures. “Nous avonsconstaté 132 cas de pollution l’année der-nière, contre 175 en moyenne. Les sou-papes de sûreté ont été vandalisées. Surun oléoduc, on a relevé 300 robinets illi-cites. Nous avons découvert cinq enginsexplosifs sur un autre. Les communautésne nous permettent parfois pas d’accé-der aux lieux pour effectuer le nettoyageparce qu’elles peuvent gagner davantageavec les indemnisations”, affirme unporte-parole du groupe.

L’ampleur de la pollution dépassel’entendement et suscite une grandecolère. “On constate plus de 300 maréesnoires de toutes tailles chaque année”,s’indigne Nnimo Bassey. “Au Nigeria,l’Etat et les pétroliers en sont arrivés àconsidérer un niveau extraordinairementélevé de pollution comme la norme. Al’évidence, BP bloque toute législation pro-gressiste, tant aux Etats-Unis qu’au Nige-ria. Ici, les groupes pétroliers se considè-rent au-dessus des lois et représentent undanger manifeste pour la planète. Il fautporter ces affaires devant la Cour inter-nationale de justice.” John Vidal

■ ContratsLe Nigeria,huitième paysexportateur de pétrole brut, a signé, mi-mai,avec une entreprised’Etat chinoise un contrat de 23 milliards de dollars(18,9 milliardsd’euros) pour construire trois raffineries, qui devraient à terme produirel’équivalent de750 000 barils parjour, et un complexepétrochimique. Fin 2009, la compagnienationale pétrolièrechinoise avait missur la table30 milliards d’eurospour s’assurer6 milliards de barilsnigérians, soitenviron un sixièmedes réservesprouvées du pays.Une autreentreprise chinoise,Sinopec, s’est quantà elle offert, fin2009, la sociétécanadienne AddaxPetroleum, quiopère au Nigeria et en Afrique de l’Ouest, pour5 milliards d’euros.

▲ Dessin de GermánMenino paru dansEl Periódico de Catalunya,Barcelone.

W W W .▶ ◀

courrierinternational.comL’anticipation au quotidien

1022p32-33:Mise en page 1 1/06/10 14:43 Page 32

RWANDA

Les plaies du génocide ont du mal à cicatriserSeize ans après les massacres ethniques qui ont fait des centaines de milliers de victimes, la réconciliation entreHutus et Tutsis semble précaire. A l’université, les étudiants ont du mal à oublier le passé.

THE NEW YORK TIMESNew York

DE BUTARE

Quand l’ami d’Eva Mutoni arompu avec elle au bout detrois ans, elle a pris consciencequ’elle aurait dû le deviner.

La mère d’Eva Mutoni, 25 ans, esttutsie. Son père est hutu. Cet ami,qu’elle avait rencontré à l’universiténationale du Rwanda de Butare, étaithutu, mais à cent pour cent.

“On se fréquentait depuis un anquand nous avons eu une grande conver-sation sur le fait que je sois métisse”,confie-t-elle. Le fait que la jeune fillese considère comme tutsie leur avaitpermis de surmonter cet écueil, mais,au fil des mois, la famille et certainsamis de son fiancé ont de moins enmoins accepté qu’il fréquente une filleissue de parents d’ethnie différente.“Il savait qu’il ne pourrait pas rester avecmoi éternellement au Rwanda, dit-elle.Pour certains, je ne suis qu’une Hutue.”

Seize ans après le génocide, l’iden-tité ethnique demeure un élémentincontournable pour ces jeunes. Etsi les universités représentent le grandespoir de coexistence, elles n’ont pourle moment réussi qu’à dissimuler lestensions. A l’approche de l’électionprésidentielle du 9 août et alors que lepays se fait plus répressif, les campussont tendus. Les étudiants se disentsurveillés, et la loi qui vise à suppri-mer les divisions ethniques fait que lesgens ont peur de parler ouvertement.Le génocide de 1994, où les escadronsde la mort hutus ont massacré descentaines de milliers de membres dela minorité tutsie et de Hutus modérés[plus de 1 million de personnes autotal], n’est jamais bien loin. A l’uni-versité, Hutus et Tutsis vivent et étu-dient côte à côte. Beaucoup d’étu-diants sont apparentés soit aux tueurs,soit aux victimes.

L’ORIGINE ETHNIQUE EST EN TRAINDE PERDRE DE L’IMPORTANCE

Le gouvernement, dominé par les Tutsis, a cependant décrété dans lecadre de sa politique de réconciliationqu’il n’y avait ni Hutus ni Tutsis, maisuniquement des Rwandais unis etpatriotes. Et la loi interdit d’affirmerle contraire. Du coup, les étudiantsvivent dans un état étrange de silenceimposé, et ne parlent jamais de la seulechose qu’ils ont sans cesse en tête :l’autre. Feliciano Nshiyimana, 26 ans,est étudiant en droit. Il est hutu. Il estd’une certaine manière l’illustrationde l’entreprise de réconciliation duprésident Paul Kagame. Dans cetteuniversité surpeuplée où la concur-rence est forte, les étudiants dormentà quatre par chambre et deux par lit.Feliciano Nshiyimana partage le sienavec un survivant tutsi du génocide.Installé dans sa chambre, l’ordinateurportable diffusant de la musique surles genoux, au milieu d’articles de toi-

lette, de polycopiés et de posters del’équipe de football de ManchesterUnited, Feliciano Nshiyimana confieque les conversations avec ses cama-rades de chambre sont délicates, maisqu’ils s’entendent bien en général.“L’origine ethnique est en train de perdrede l’importance, déclare-t-il. Mais si ona une idéologie, on la cache.”

Si les étudiants nouent des rela-tions en fonction de leurs centres d’in-térêts, la vie sur le campus s’organiseen fait de chaque côté des frontièreslinguistiques et les amitiés qui vont au-delà sont rares. Les “frontières lin-guistiques” s’apparentent à un codequi désigne les groupes ethniques. Lesdifférences linguistiques ont beau nepas être nettes et définitives, pour lesétudiants, les “francophones” dési-gnent les Hutus. Par opposition, les“anglophones” sont les Tutsis, et enparticulier les réfugiés qui sont reve-nus d’Ouganda après 1994 et qui diri-gent aujourd’hui le pays.

Pour maintenir la paix et conser-ver le pouvoir, le gouvernement aentrepris de dissimuler l’identité eth-nique et de promouvoir le culte dunationalisme. L’endoctrinement com-mence à l’ingando, un camp de soli-darité auquel la plupart des jeunesadmis à l’université participent aprèsle lycée. Ils y apprennent que les pro-blèmes entre Tutsis et Hutus ont étécréés par les colonisateurs belges et queles rebelles tutsis de Paul Kagameétaient un mouvement de libérationnationale. Ils n’ont donc commis

aucun crime contre l’humanité àgrande échelle lorsqu’ils ont pris lepouvoir après le génocide. Chaque uni-versité compte des clubs de réconci-liation. Lancés sur la recommandationdu gouvernement dans le but officielde lutter contre la haine interethnique,ceux-ci renforcent en fait la négationde l’identité ethnique. Sur les murs,des autocollants appellent à l’unité etmettent en garde contre les “appels àla division” et “l’idéologie du génocide”.Ces deux crimes à la définition vagueont fait leur apparition dans la légis-lation à la suite, entre autres, de rap-ports officiels faisant état d’un fortdegré de haine interethnique dans lesétablissements d’enseignement. Dansce cadre, il est interdit d’“exciter le res-sentiment”. Il suffit parfois d’insulterun étudiant ou de porter un tee-shirtavec le drapeau rwandais d’avant 1994pour se faire arrêter…

IL EST TOUT SIMPLEMENT TROP TÔT POUR PARLER

D’après les étudiants, les universitésgrouillent d’espions. Dix étudiants aumoins ont été arrêtés, en 2009, pourune série de dérapages verbaux etd’écrits provocateurs. Six ont été arrê-tés, en mai 2010, pour avoir endom-magé les vêtements d’un survivant dugénocide. Un professeur d’une uni-versité de l’Est a même été condamnéà cinq ans de prison le mois dernierpour avoir insulté Paul Kagame encours. Il a été dénoncé à la police parun de ses étudiants. Les élections des

représentants des étudiants de Butaren’ont plus lieu au suffrage directdepuis 2008. Les désignations eth-niques codées – francophone et anglo-phone – avaient fait leur apparitionpendant la campagne. Les respon-sables ont été démis de leurs fonctionset l’organe étudiant dissous. Une per-sonne condamnée pour idéologie degénocide est aujourd’hui passible deprison et est exclue définitivement del’université, ce qui incite les étudiantsà garder leurs opinions pour eux. Ilest également interdit de dire que lesrebelles tutsis ont tué des civils en1994, sous peine d’incarcération. Uneéquipe des Nations unies a pourtantconclu que près de 45 000 personnesavaient été tuées par les rebelles. Mais,d’après la loi, les Tutsis sont les seulsà avoir été victimes d’un génocide.

Pour les étudiants, le discours offi-ciel revient en quelque sorte à nierl’Histoire ou, pour reprendre lestermes de Denise Kajeniri, jeune étu-diante tutsie de 23 ans, à “faire sem-blant et à passer à autre chose”. Il estdifficile de briser le mur du silence.Pour Alice Nishimwe, une Hutue de23 ans, qui prépare son test d’admis-sion à des études de commerce de3e cycle à Kigali, il est peut-être toutsimplement trop tôt pour parler. “Cen’est qu’après avoir parlé de nos divisionsque nous pourrons combler ce fossé, maisau niveau individuel seulement”, lance-t-elle. A l’échelle du pays, “peut-êtreque ma petite-fille verra ça…”

Josh Kron

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 33 DU 3 AU 9 JUIN 2010

afr ique

▶ Dessin de Luba Lukovaparu dans TheWashingtonPost, Etats-Unis.

■ ArrestationPeter Erlinder,avocat et professeurde droit américain,a été arrêté le 28 mai par la police rwandaise.Défenseur del’opposante VictoireIngabire, présidentedes Forcesdémocratiquesunifiées (FDU) et candidate à l’électionprésidentielle du 9 août, il est accusé de nier la réalité du génocide des Tutsis de 1994.“Si le négationnismen’est pas poursuividans son pays, il l’est chez nous. En venant ici, il le savait”,a déclaré MartinNgoga, procureurgénéral. PeterErlinder, présidentde l’Association des avocats de la défenseauprès du Tribunalpénal internationalpour le Rwanda(TPIR), participait à la défense de Victoire Ingabire,accusée elle ausside nier le génocide. Le gouvernementaméricain a reproché aux autoritésrwandaises de restreindre les libertés à l’approche du scrutin auquelse représenteraPaul Kagame, le chef de l’Etatsortant.

1022p32-33:Mise en page 1 1/06/10 14:31 Page 33

tage sur tous les autres : l’investissement affectifde ses utilisateurs. Facebook nous fait sourire,frissonner, il nous fait entrer dans des photos afinque nous puissions nous voir en ligne plus tard,il nous rend nerveux quand personne ne réagità nos commentaires pénétrants, il nous fait rica-ner devant nos anciens condisciples devenusobèses, nous contraint, à l’occasion d’un mariage,à prendre quelques minutes pour modifier notrestatut en “marié” ou, au contraire, à officialiserune rupture en revenant au statut “célibataire”.

Facebook a modifié notre ADN social ennous habituant à l’ouverture. Mais le site estfondé sur une contradiction : l’entreprise est richede ses opportunités intimes, mais elle gagne del’argent justement parce que vous diffusez cesmoments en ligne. Les sentiments que vouséprouvez sur Facebook sont profondément sin-cères ; les données que vous lui fournissez se tra-duisent en espèces sonnantes et trébuchantes.La disposition des utilisateurs de Facebook àpartager et à se mettre à nu à plus ou moins bonescient est cruciale pour sa réussite. “La missionde l’entreprise est de rendre le monde plus ouvert etplus interconnecté”, me confiait Mark Zuckerbergau début du mois de mai. Pour lui, faire évoluerla fonction de Facebook de simple moyen decommuniquer sur le site avec des gens que nousaimons à celui de nous mettre en contact avecdes choses que nos amis aiment sur d’autres sites

TIMENew York

Tout récemment, Facebook a officiellementenregistré son cinq cent millionièmemembre. Si l’on devait accorder un terri-toire au réseau social, il représenterait letroisième plus grand pays du monde parla population, d’une superficie supérieure

de deux tiers à celle des Etats-Unis. Désormais,plus d’un internaute sur quatre possède non seu-lement un compte Facebook, mais s’est renduau moins une fois sur le site au cours du derniermois. A peine six années après que MarkZuckerberg, dans sa chambre d’étudiant deHarvard, a contribué à la création de Facebook,conçu au départ comme un simple moyen pourles anciens élèves de l’université de rester encontact, l’entreprise a rejoint les rangs des super-puissances du Net. Si Microsoft a rendu l’or-dinateur aisément accessible à tous, Google nousaide à collecter des données et YouTube nousdivertit, Facebook dispose d’un énorme avan-

est “une extension naturelle” de ce que l’entreprisea toujours fait. Depuis que le site a autorisé, en2005, les lycéens à s’inscrire, puis s’est ouvert,en 2006, à toute personne âgée de plus de 13 ans,le réseau social est devenu une sorte de pace-maker virtuel qui fixe le rythme de nos existencesen ligne et nous permet à la fois de nous adon-ner aux bavardages futiles et à la constitution deréseaux professionnels tout ce qu’il y a de sérieux.Le prochain objectif de Mark Zuckerberg estencore plus ambitieux : faire de son site une sortede système nerveux bis, capable d’injecter encoreplus de nos réflexions et de nos sentimentssur la Toile.

Le siège mondial de Facebook à Palo Alto,en Californie, a une allure tout à fait improbable :un morne immeuble de bureaux dressé sur uneportion somnolente de California Avenue. Loindu campus impressionnant de Microsoft commede la majesté étincelante du siège de Google,la base arrière de Facebook est d’une absence deprétention presque décevante. L’enseigne sur lafaçade (peinte en rouge, et non du bleu de cobaltpropre à l’entreprise) indique l’adresse en grandescapitales, avec en dessous un minuscule logoFacebook. A l’intérieur, la société entasse descentaines de salariés qui travaillent dans devastes pièces ouvertes. Dépourvu de box commede cloisons, l’endroit manque d’intimité, desorte que chaque bureau ressemble, ma foi, à un

dossier●

■ Apéros géants en France, utilisation des données personnelles, concours de caricatures du prophète Mahometou encore mobilisation électorale en Egypte, le réseau social le plus populaire de la planète fait parler de lui.■ Les uns lui reprochent de profiter des informations publiées par ses membres pour s’enrichir à leurs dépens.Les autres le considèrent comme le meilleur moyen de mobiliser l’opinion quand les méthodes traditionnellesont échoué. ■ Personne ne reste insensible à ce site sur lequel les utilisateurs trouvent en définitive leur compte.

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 34 DU 3 AU 9 JUIN 2010

Depuis son lancement, en février 2004, le réseau social ne cesse de prendre de l’ampleur.Son fonctionnement parfois contesté lui a déjà permis de séduire 500 millions d’utilisateurs.

Pour ou contre F

Un mastodonte qui n’a peur de rien

Deb

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▼ Dessin de Harry Malt, Londres.

■ “Courrierinternational”Créée enoctobre 2009, la page “Fans de Courrierinternational” surFacebook réunitdéjà plus de20 000 membres.Elle a pour ambitiond’établir unerelation forte entrele journal et seslecteurs sur la Toile.Les nombreuxéchanges sur lesdifférents sujetsd’actualité en témoignent. www.facebook.com/courrierinternational.com

1022p34-39ter:Mise en page 1 1/06/10 15:19 Page 34

2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 Juin

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14 millions

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Facebook

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Facebook s'ouvre à tout les internautes

Facebook s'ouvre à plus de 800 universités

Facebook

500Au moment où il passe la barre des 500 millionsd'usagers, une partied'entre eux s'émeutde sa politique de confidentialité.

40

de sa politique de confidentialité.

Avec Open Graph, les informations des utilisateurspeuvent être liées à d'autres sites afin de proposer un contenuplus personnalisé.

2004

Facebook

Faceboà tout

acebook s'ouvre à plus e 800 universités

Mark Zuckerberg lance le site avec trois amis depuis sa chambre, à Harvard.

Les utilisateurs sont informés en continude l'activité de leurs amis.

Ajout du bouton "fan",qui permet de dire à ses amis ce qu'on aime particulièrement.

Facebook Connect permet à des applications externesde récupérer et d'envoyer des données.

Facebook Ads permetaux annonceurs de cibler les utilisateurs selon leur activité sur le site.

Avec Facebook Beacon,l'activité des usagerssur d'autres sites,comme eBay, est partagée. Le siterevient en arrière après la mobilisation des utilisateurs.

Nombre d'utilisateurs actifs (en millions)

Nombre mensuelNombre mensuelde visiteurs uniquesde visiteurs uniques

aux Etats-Unis aux Etats-Unis(mars 2010)

SIX ANS DE SUCCÈS ET DE COUPS DE GUEULE

profil Facebook : de petits espaces ouverts à tousdécorés de photos et de bibelots personnels. MarkZuckerberg lui-même a passé toute l’année der-nière dans un bureau mal éclairé du rez-de-chaussée. Mais, possible concession au fait quele patron a besoin d’un peu d’intimité, le mil-liardaire de 26 ans a récemment déménagé aupremier étage, où il est à présent installé dans unpetit bureau, même si une cloison de verre per-met à chacun de voir ce qu’il est en train d’y faire.

Facebook n’a pas inventé la mise en réseausocial, mais l’a transformée en une véritablescience. Quand un nouveau venu s’inscrit, l’ex-périence qu’il éprouve est censée produire ce queFacebook appelle “l’instant ah ! ah !” Il s’agitd’une connexion émotionnelle observable,constatée en enregistrant en vidéo les expres-sions faciales des utilisateurs naviguant pour lapremière fois sur le site. Ma mère, qui refusaitde s’inscrire jusqu’à ce que, l’été dernier, desamis la persuadent de franchir le pas a proba-blement vécu son “instant ah ! ah !” quelquesminutes à peine après son enregistrement. Face-book s’est aussitôt mis en branle. On lui aconseillé tout d’abord de feuilleter son réper-toire de courriels pour y trouver rapidement desutilisateurs Facebook de sa connaissance. Face-book a mis au point une formule pour définir lenombre précis d’“instants ah ! ah !” que doitvivre un utilisateur avant de devenir accro. Les

responsables de la société refusent d’indiquerquel est ce nombre magique, mais tout dans lesite est conçu pour que l’utilisateur l’atteignele plus vite possible.

UN MILLIARD DE NOUVELLES IMAGESCHAQUE SEMAINE

Et si jamais vous essayez de quitter Facebook,vous vivrez ce que j’appelle le jumeau craignosde “l’instant ah ! ah !”, autrement dit “l’instantoh, non !”, quand le site tente de vous culpa-biliser en vous montrant les photos de vos amisauxquels, vous avertit le site, “vous manquerez”si vous désactivez votre compte. Perdre Face-book fait mal. En 2008, mon premier comptesur le réseau social a été fermé parce que j’avaiscréé de multiples Dan Fletcher utilisant diffé-rentes variantes de mon adresse électronique,une chose strictement interdite sur Facebook,mais un puissant moyen pour moi d’accroîtrema puissance dans le jeu Mob Wars que proposele site. Quand Facebook a sévi en nous donnant,à ma mafia fictive et à moi-même, le baiser dela mort, j’ai perdu toutes mes photos, tous mesmessages et toutes mes mises à jour de statutconcernant ma dernière année de lycée et mesdeux premières années de fac. Ces souvenirsnumériques me manquent encore aujourd’hui,et il est à la fois rageant et réconfortant de savoirqu’ils existent probablement toujours,

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Facebook ?

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recouvre en fait quelque chose d’étonnam-ment simple : permettre à d’autres sites de pla-cer un bouton Facebook baptisé “J’aime” àcôté de certains contenus. L’idée est de per-mettre aux utilisateurs Facebook de signalerà leurs contacts le contenu du plus grandnombre possible de pages sur la Toile. Parexemple, si je suis dingue d’Iron Man 2, je peuxcliquer sur le bouton “J’aime” correspondantà ce film sur le site IMDB, la plus importantebase de données cinématographique, et le filmsera automatiquement intégré à la liste “Films”de mon profil Facebook. J’ai trois façons dif-férentes de régler mes options d’accès afin defaire savoir à mes amis que c’est un film quej’aime : soit lorsqu’ils iront sur IMDB, ils ver-ront s’afficher sur la page la séduisante photode mon profil ; soit ils recevront une mise àjour de statut indiquant que j’aime ce film ;soit encore ils verront apparaître son titre surmon profil Facebook.

Facebook veut que vous preniez l’habitudede cliquer sur le bouton “J’aime” chaque fois que

enfermés quelque part dans les archives deFacebook.

Etre excommunié du réseau aujourd’huiserait encore plus douloureux. Pour beaucoupde gens, Facebook est un second foyer. Ses uti-lisateurs échangent plus de 25 milliards d’in-formations sur le site chaque mois. Ils ajoutentdes photos – qui sont peut-être les informationsles plus intimes collectées par Facebook – aurythme de près de 1 milliard de nouvelles imageschaque semaine. Et nous postons des photosnon seulement de nous-mêmes, mais aussi denos amis, que nous nommons ou désignons parleur identifiant dans des légendes inscrites surles images. Avec 48 milliards de clichés uniques,Facebook constitue la plus vaste collection dephotos au monde.

UN SERVICE GRATUIT QUI GÉNÈRE UN CHIFFRE D’AFFAIRES CONSIDÉRABLE

Tous ces échanges ont lieu sur le site. Mais, grâceà deux pas de géant qu’elle a effectués, l’entre-prise a fait en sorte que désormais les utilisateurspuissent également donner leurs opinions surd’autres sites. Cela a commencé en 2008, quandla société a proposé une plate-forme nomméeFacebook Connect, qui permet à votre profil devous accompagner sur Internet de site en site,comme une sorte de passeport pour la Toile. Vousvoulez poster sur le site Time.com un commen-taire sur l’article que vous êtes en train de lire ?Au lieu d’avoir à s’inscrire d’abord sur le site, lesutilisateurs de Facebook n’ont plus qu’à cliquersur un bouton. Beaucoup d’autres sociétés onttenté de mettre en application cette idée d’ins-cription unique – un seul profil qui évite d’avoirà employer de multiples mots de passe et nomsd’utilisateur –, mais seul Facebook disposait dela masse critique pour qu’elle fonctionne.

Mark Zuckerberg a dévoilé ce printemps laseconde grande initiative de son entreprise : OpenGraph. Un nom quelque peu ésotérique qui

dossier

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TENDANCE Impossible d’y échapper et de s’en échapper

Nick Latty en avait assez de Facebook,des centaines d’“amis” qui n’étaient

en réalité que des connaissances, du tor-rent de messages plus futiles les uns queles autres et de la désagréable impressionque Facebook en savait trop sur lui. Alorsle jeune homme, 22 ans, a annulé soncompte. Aujourd’hui, deux mois plus tard,il avoue, à sa grande honte, son retour. “J’es-sayais presque de protester contre le sys-tème tout entier. Mais tous les gens de monâge y sont. Ils disent qu’ils vont à telle fêteou à tel événement, et je n’étais plus au cou-rant de rien. Je ratais le coche. De nos jours,on ne reçoit plus un coup de fil ou une lettrepour nous annoncer quoi que ce soit, maisune invitation via Facebook.”Nick Latty figure parmi les quelque 1,12 mil-lion de Néo-Zélandais de plus de 18 anstitulaires d’un compte Facebook, soit unadulte sur trois. Avec autant de personnesconquises, le réseau social arrive à un tour-nant. Ceux qui n’y sont pas encore vont seretrouver devant un dilemme grandissant :y adhérer ou pas. De leur côté, lesmembres existants devront décider desfrontières qu’il leur faudra tracer dans leur

univers social, en rapide expansion. Pourtout le monde, ce nouveau canal socialtransformera tôt ou tard les règles de l’ami-tié et de la vie privée.“Par certains aspects, la notion d’amitié esten pleine transformation”, affirme AndrewLong, coresponsable du groupe derecherche sur Internet à l’uni-versité d’Otago. L’amitié,cela signifie traditionnelle-ment se trouver physique-ment sur les mêmes lieuxet forger une relation fondéesur du temps partagé, de laconfiance et de la récipro-cité. Une véritable amitié, disaitGeorge Washington, “est uneplante à croissance lente, elle doitêtre soumise aux épreuves de l’ad-versité et y résister avant de mériter cetteappellation”. “Soyez courtois avec tout lemonde”, conseillait-il avec gravité, “maisintimes avec quelques-uns seulement, etmettez bien ces quelques-uns à l’épreuveavant de leur accorder votre confiance.”Washington aurait du mal sur Facebook.Ses amis auraient reçu sur leurs pages

des avis rappelant : “George Washington aneuf amis. Suggérez des amis pour lui.”A l’instar d’autres communautés virtuelles,Facebook est sans doute en train d’inver-ser certaines tendances à long terme en

Occident, comme l’atomisationsociale. En 1995, le politologueaméricain Robert Putnam s’estplaint, dans un essai intitulé Bow-ling Alone [Jouer au bowling ensolitaire, éd. Simon & Schuster,inédit en français], que les Amé-

ricains participaient de moinsen moins aux organisationssociales comme les partis

politiques et les comités ouautres associations. Même

s’il n’est pas certain queFacebook permettede se constituer un ca -

pital social, les jeunesgénérations l’utilisent pour

construire des tribus de taille considérable,qui représentent une nouvelle forme decommunauté.Les vieilles notions de ce qui est privéet intime sont également remises en

cause. Prajesh Chhanabhai, doctorant àl’université d’Otago, a sondé près de2 000 utilisateurs de Facebook à Otago,dans le cadre d’une étude sur les infor-mations sur leur santé que les membresdes réseaux sociaux sont prêts à parta-ger. Il a découvert qu’une vingtaine d’entreeux avaient annoncé sur leurs pages qu’ilssouffraient de dépression. Cette infor-mation n’était pas divulguée à un cercled’intimes. Les personnes interrogéescomptaient en moyenne 250 amis surFacebook. “La nouvelle génération dejeunes interprète de manière très élastiquele terme ‘intimité’.”Si le concept de Facebook fait peur, doit-onquand même faire le saut ? “Cela sembleraisonnable, estime Andrew Long. Je penseen particulier qu’en Nouvelle-Zélande c’esten quelque sorte faire acte de foi, parce quetraditionnellement les Néo-Zélandais sontdes gens réservés ; nous n’aimons pas par-ler de nous-mêmes. Quand on va sur cesservices, il faut se sentir plutôt à l’aise, avoirune certaine confiance en soi.”

Ruth Laugesen, The New Zealand Listener, Auckland

▶ vous le trouverez à côté d’un contenu qui vousplaît. Moins d’un mois après le lancementd’Open Graph, qui a fait ses débuts avec unetrentaine de partenaires proposant du contenu,le réseau social approche rapidement dumoment où il traitera chaque jour 100 millionsde clics d’un bouton “J’aime”. En lançant OpenGraph, l’objectif de l’entreprise est à la fois dedonner aux utilisateurs de nouvelles façons dedécouvrir de nouveaux contenus et d’élargir lesintérêts communs qu’ils partagent avec leursamis. C’est en tout cas le bénéfice social queMark Zuckerberg y voit, une vision partagée parses employés. Sheryl Sandberg, directrice géné-rale de Facebook, verse dans l’enthousiasmequand elle décrit Peace.Facebook.com, un sec-teur du site de Facebook qui recense chaque jourle nombre de liens d’amitié noués entre membresde groupes historiquement en conflit, commeIsraéliens et Palestiniens ou chiites et sunnites.Contribuer à l’avènement de la paix mondialeserait formidable, mais Facebook n’est pas uneorganisation philanthropique. C’est une entre-prise, et les données concernant les membres duréseau représentent une très alléchante oppor-tunité commerciale. Sheryl Sandberg en estconsciente. A l’instar de Google, Facebook estgratuit pour ses utilisateurs, mais il engrangeénormément d’argent (certains analystes esti-ment que la société générera 1 milliard de dol-lars de recettes en 2010) grâce à son vigoureuxsystème publicitaire. D’après le cabinet derecherches sur le web comScore, le site a déployéplus de 176 milliards de bandeaux publicitairesà l’intention de ses utilisateurs au cours des troispremiers mois de cette année – soit plus qu’au-cun autre site.

Aussi puissant que soit chaque aspect de lastratégie de Facebook, la société ne contraint passes utilisateurs à devenir des adeptes forcenés.Elle ne nous force à rien. Les amis, les contacts,les semblables : tout cela, c’est nous qui le pro-

▶▼ Dessins d’Otto,Londres.

▲ Dessin de Reumann,Genève.

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POUR OU CONTRE FACEBOOK

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JUSTICE Un comportement parfois irresponsable

En 2004, Mark Zuckerberg, qui n’était encorequ’un petit génie informatique, planchait sur

ce qui n’était encore que TheFacebook.com. “J’aiplus de 4 000 adresses, e-mails et photos”, écri-vait-il à un ami. “Quoi ? Comment t’as fait ?” luia demandé ce dernier. “Les gens me les ont don-nés, tout simplement. Je ne sais pas pourquoi. Ilsme font confiance. — Quelle bande d’abrutis !”,lui a répondu son ami. Ce n’était peut-être qu’uneblague, mais l’expression “bande d’abrutis” estrévélatrice de l’arrogance qui caractérise les nou-veaux rois du Net, ces capitaines d’industrie quiréduisent les citoyens à l’état d’algorithmes etn’assument presque aucune responsabilité pourles conséquences sociales desproduits qu’ils ont inventés. Celafait six mois que Facebook faitpresque tous les jours la une desjournaux australiens. Des utili-sateurs du réseau social ont eneffet “profané” des pages pu -bliées en mémoire de victimescomme Elliott Fletcher et TrinityBates, morts à la suite d’actesde violence. Leurs profils surFacebook ont été remplis de commentaires obs-cènes et d’images pornographiques. Les repré-sentants de l’entreprise californienne déclarentque le réseau ne peut pas être tenu responsabledes contenus postés par les utilisateurs. Cer-taines personnes soutiennent le contraire.Une chose est sûre, Facebook est intouchableen Australie. Tous ses serveurs se trouvent eneffet aux Etats-Unis, ce qui signifie qu’ils ne sontpas soumis à la loi et aux réglementations aus-traliennes. Le ministre des Communications hautdébit et de l’Economie numérique, StephenConroy, est entré dans le débat. “Facebook arécemment témoigné d’un total mépris pour laconfidentialité des données personnelles. Pour

l’anecdote, sachez qu’après avoir rompu avecsa petite amie Mark Zuckerberg a réalisé un siteavec toutes les photos des différentes promotionsde Harvard, afin que lui et ses amis puissent noterles filles par rapport à des critères de beauté. Undébut révélateur pour Facebook”, a-t-il expliqué.Mark Zuckerberg a eu sa part de critiques à pro-pos du respect de la confidentialité des donnéespersonnelles. En 2007, il a lancé FacebookBeacon, une application permettant à plus de40 sites partenaires, comme Blockbuster, de col-lecter des informations sur les internautes et des’en servir sur Facebook à des fins commerciales.Mais il y a pire. Facebook est également accusé

de faire obstruction au travaild’enquête de la police. Cer-tains policiers ont surnomméle réseau “Faceless” [Sansvisage]. Neil Gaughan, adjointau chef des forces de policefédérales, a demandé à Face-book la création d’un bureaude liaison en Australie pourles questions judiciaires –suggestion toujours rejetée

par Facebook jusqu’à présent –, ainsi que l’ajoutd’un bouton “Signaler un abus” sur chaque pagede profil et la mise en place d’un système devérification de l’âge des utilisateurs afin d’in-terdire l’accès aux moins de 13 ans. RodNockles, spécialiste des questions de sécuritéet vice-président de i-SAFE [une association quise consacre à l’éducation à la sécurité sur Inter-net] pour l’Australie, souligne que les agencesresponsables de l’application de la loi doiventparfois attendre dix-huit mois ou plus avant d’ob-tenir des informations de la part d’entreprisesétablies aux Etats-Unis, comme Facebook.

James Chessell, Geoff Elliott et Lara Sinclair, The Australian, Sydney

Feed, une compilation en continu des mises àjour du statut de vos amis. Du jour au lende-main, et sans que personne en ait été clairementaverti, des petits potins que vous deviez aupa-ravant aller chercher sur la page personnelle d’unmembre se sont retrouvés dévoilés sur les pagesde tous les amis de cette personne. “Nous necomptions que 10 millions d’utilisateurs à l’époque,et 1 million se sont plaints, rappelle Mark Zuc-kerberg. Aujourd’hui, on n’arrive même pas à ima-giner que News Feed n’existe pas.” Il a raison : pro-tester contre la mise en place d’une news feedsemble rétrospectivement stupide ; Twitter aconstruit l’ensemble de son site autour duconcept de news feed. Aussi devons-nous lui don-ner quelque crédit pour sa prescience – et sapersévérance. “Anticiper ce que tout le monde vou-dra faire, souligne-t-il, puis le proposer et faire ensorte que les gens l’adoptent constitue une bonne partde notre travail.”

Mais canaliser 500 millions de personnesdans la même direction est autrement plus dif-ficile que le faire avec 10 millions. Et certains uti-lisateurs sont prêts à décrocher. La quantité derecherches Google sur “Comment supprimerFacebook” a presque doublé depuis le début del’année. Si Facebook entend continuer à ali-menter la révolution de l’information, alors MarkZuckerberg doit dialoguer davantage avec ses

utilisateurs et plaider de manière plus transpa-rente pour une ère plus ouverte. Sinon, l’en-treprise continuera à être accusée d’être un vagueBig Brother du Net, avide d’aspirer nos identi-tés pour les transférer à un gigantesque cerveauborg qui les tranchera, les découpera et les clas-sera à l’intention des publicitaires. Mais, mal-gré les protestations qui fusent, n’oublions pasque nous aimons partager. Oui, Facebook estune entreprise lucrative. Mais, quand vous dis-cutez avec ses dirigeants, il est difficile de dou-ter de la sincérité de leur conviction qu’il vautmieux partager l’information que garder dessecrets, que le monde serait meilleur si l’on arri-vait à persuader les gens d’être plus ouverts –voire simplement à les y inciter.

Vous voulez enrayer ce processus ? La seulefaçon, c’est que vous gardiez pour vous vos infor-mations. Affamez la bête. Rien, dans la vision deFacebook, qu’il s’agisse de promouvoir la paixet l’harmonie ou de générer des recettes publi-citaires, ne serait réalisable si personne ne luilivrait ses pensées et ses préférences. “Le critèreselon lequel les gens décident s’ils veulent utiliser ounon un produit, c’est s’il leur plaît ou non”, rappelleMark Zuckerberg. Facebook espère que noussommes accros. Et en ce qui me concerne ? Jevais aller voir si mon ex-petite amie a posté denouvelles photos. Dan Fletcher

duisons. Facebook ne fait que mettre un outilà notre disposition. Il nous met en situation delui livrer une source inépuisable d’informationsà notre sujet. C’est un brillant modèle com-mercial, et Facebook, grâce à son talent pourintégrer son site au tissu de la vie moderne, estparvenu à le faire fonctionner mieux que qui-conque. Mais, en voulant rendre publique unepartie plus importante des informations per-sonnelles des utilisateurs, l’entreprise a suscitéune fronde des utilisateurs. Facebook n’est pasla seule entreprise à avoir commis une graveinfraction au code des réseaux sociaux.

IL N’EST PAS FACILE DE CANALISER500 MILLIONS DE PERSONNES

En février, Google a dû s’excuser après que sonapplication Buzz, qui ressemble fort à Twitter,eut dévoilé pendant quelque temps avec qui sesutilisateurs chattaient et échangeaient le plus decourriers électroniques, une révélation qui aaffolé, entre autres, les dissidents politiques etles partenaires conjugaux infidèles.

En avril, Facebook a commencé à fournirà des applications tierces un accès plus soupleaux données des utilisateurs. Des applicationscomme mon bien-aimé Mob Wars étaient autre-fois autorisées à ne conserver vos données quedurant vingt-quatre heures. Désormais, ellespeuvent conserver indéfiniment les infos vousconcernant – à moins que vous ne les désins-talliez. Ce printemps, Facebook a égalementlancé l’application Instant Personalization, quiautorise certains sites à venir fouiner dans lesdonnées utilisateurs pour créer des moteurs derecommandation commerciale. Là encore, onn’a pas sollicité l’avis des utilisateurs, qui sontdonc automatiquement enrôlés dans le proces-sus. A chaque modification opérée par Face-book dans sa politique fluctuante de protectionde la vie privée, des groupes de protestation seforment et les utilisateurs diffusent l’alarme viales mises à jour de statut. Dans certains cas, cesprotestations ont pris une dimension impor-tante. Mark Zuckerberg se souvient de l’an-née 2006, lorsque des utilisateurs se sont élevéscontre le lancement par Facebook de News

▲ Dessin de Reumann, Genève.

■ DivorceLe 31 mai, c’était leQuitFacebook Day.Ce jour-là, toutescelles et tous ceuxqui voulaient enfinir avec leuraddiction au réseausocial ont trouvé lesressources moralespour supprimer leurcompte. D’après leschiffres donnés parle site – créé pourla circonstance –We’re quittingFacebook [Nousquittons Facebook],34 062 personnesont décidéd’abandonner leréseau social. Unegoutte d’eau dansl’océan des500 millions depersonnes inscrites. www.quitfacebookday.com

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1022p34-39ter:Mise en page 1 1/06/10 15:19 Page 37

50 % et plus

40 à 49 %

30 à 39 %

20 à 29 %

10 à 19 %

Utilisateurs (en % de la population)

Moins de 10 % ou informations non disponibles

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Islande60 %

Etats-Unis41 %

Environ 70 % des utilisateurs de Facebook vivent ailleurs qu’aux Etats-Unis

Un rayonnement planétaire

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tiques découlant de ces changements. Par lepassé, des révoltes d’utilisateurs avaient fini pars’éteindre, et malgré quelques défections média-tisées par des blogs spécialisés Facebook nerecensait pas plus de fermetures de comptesqu’en temps normal. Cependant, la dernièrefronde a fini par prendre trop d’ampleur pourêtre ignorée. “Personne n’aime recevoir autant deréactions que nous en recevons, a concédé MarkZuckerberg. Beaucoup de ces réactions et beaucoupde blogs sont négatifs.”

Une fois la décision prise par le jeune PDGde modifier les paramètres de confidentialité, lui

THE NEW YORK TIMESNew York

Depuis la création de Facebook, en 2004,Mark Zuckerberg, son PDG, n’a cesséd’inciter les utilisateurs à partager tou-jours plus d’informations personnelles.Chaque fois, ces derniers ont freiné desquatre fers, se plaignant que telle nou-

velle fonctionnalité ou tel nouveau paramètre dusite constituait une violation de leur vie privée.Mais la réaction a rarement été aussi vive queces dernières semaines, lorsque des utilisateursde Facebook, des défenseurs du respect de la vieprivée et des responsables gouvernementaux denombreux pays se sont mobilisés contre le réseausocial. Le 26 mai, Mark Zuckerberg a réagi,dévoilant une série d’options de confidentialitéqui, selon lui, permettront aux internautes demieux comprendre ce qu’ils partagent en ligne,et avec qui ils le partagent.

“Ces dernières semaines ont été assez intensespour nous”, a reconnu le fondateur de Facebook,ajoutant qu’il avait étroitement travaillé avecd’autres cadres dirigeants de la société au coursdes deux semaines passées pour préparer la réac-tion du réseau social. Les nouveaux paramètresdevraient simplifier un système qui laissaitjusque-là aux utilisateurs le choix entre environ150 options. “Facebook s’efforce de changer la défi-nition de la vie privée sur Internet et les utilisateursrenâclent”, confirme Marc Rotenberg, dirigeantde l’Electronic Privacy Information Center, quivient de déposer devant la Commission fédé-rale du commerce une plainte contre les pra-tiques du réseau en la matière. “Il s’agit de déter-miner qui contrôle la divulgation des informations.Ce n’est pas à Facebook de prendre cette décisionpour ses utilisateurs.”

LA PROMESSE DE NE PLUS TOUCHER AUXPARAMÈTRES DE CONFIDENTIALITÉ

Facebook a annoncé qu’il fournirait bientôt à sesutilisateurs des moyens simples de savoir si leursdonnées sont visibles uniquement par leurs amisou ouvertes aussi aux amis d’amis, voire à l’en-semble des internautes. Ces options s’applique-ront de façon rétroactive à tout ce que les utili-sateurs ont déjà publié sur le réseau social.Celui-ci comportera également un procédésimple pour que les utilisateurs puissent désac-tiver la nouvelle fonction “personnalisation ins-tantanée”, qui permet à des sites partenaires d’ac-céder à leurs données personnelles, et fait pourcela l’objet d’une controverse.

La dernière crise en date de Facebook a com-mencé à enfler fin avril, au lendemain de saconférence avec des développeurs de logiciels,lorsque la société a annoncé l’installation de nou-veaux paramètres et son projet d’étendre desfonctions de Facebook à toute la Toile. La sociétéa alors plaidé qu’un partage accru et plus largedes informations rendrait le site meilleur pourtout le monde. Facebook a tardé à réagir aux cri-

et quelques-uns des cadres dirigeants, chefs deproduit et ingénieurs chevronnés ont travaillé engroupe pendant près de deux semaines. Tra-vaillant presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre, y compris pendant deux week-ends, ilsont mis au point les options présentées le 26 mai.“Cela fait quelques semaines que nous bossons là-dessus non-stop, a précisé Mark Zuckerberg. Cesdeux dernières semaines, certains n’ont pas beaucoupmangé, ni dormi, ni changé de tenue.” Selon lui, laplus grosse erreur de Facebook a été de ne passe rendre compte que les options de confiden-tialité, de plus en plus complexes, étaient deve-nues de facto inutilisables à mesure que de nou-velles fonctionnalités étaient ajoutées. KurtOpsahl, un juriste chevronné employé par l’Elec-tronic Frontier Foundation, qui milite auprès deFacebook pour un plus grand respect de la vieprivée, estime que les nouveaux paramètres sontun progrès.

Ce dernier conflit entre Facebook et ses uti-lisateurs pourrait avoir des répercussions sur lapolitique de respect de la vie privée d’autres socié-tés de technologie, estime Ray Valdes, analystechez Gartner, société spécialisée dans les étudesde marché. “La position de Facebook est telle queses problèmes d’aujourd’hui sont ceux que rencon-treront les autres demain, indique-t-il. Ses concur-rents sont aux aguets, ils veulent voir comment Face-book va s’en sortir et quelles sont les limites jugéesacceptables par les autorités et par les utilisateurs.”

Lors de sa conférence du 26 mai, MarkZuckerberg a précisé qu’il s’agissait de la der-nière refonte des paramètres de confidentialitéque ferait la société avant quelque temps. “S’ilfaut retenir quelque chose de tout cela, c’est que nousn’allons plus nous mêler de la vie privée pendant unbon bout de temps.”

Miguel Helft et Jenna Wortham

dossier

Tu ne joueras pas avec la vie privée d’autruiLes utilisateurs n’hésitent pas à monter au créneau et à faire reculer le réseau.

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MODE Les Russes résistent

E n Russie, Facebook ne figure pas encore en tête des réseaux sociaux,mais croît à grande vitesse. Selon le site Facebakers.com, le nombre

d’utilisateurs actifs qui affirment résider en Russie s’élevait à plus de881 000 en avril. Par rap port à Vkontakte, le réseau social le plus populairechez les Russes [60 millions d’inscrits], les utili sa teurs de Facebooksont plus âgés : 84 % ont entre 18 et 44 ans”, rapporte Dengi. Si lesRusses résistent encore à la vague Facebook, le réseau social venu desEtats-Unis “intéresse les agences de marketing autant en Russie qu’àl’étranger”. Selon le patron de l’agence SKCG, Sergueï Kouznetsov,“les gens qui y sont inscrits ont des relations à l’étranger et voyagentsouvent. Beaucoup de ces personnes sont des faiseurs de tendanceset entrer en contact avec eux est très important pour cibler ce public-là”, poursuit l’hebdo madaire financier.En fait, “c’est sur Facebook que les médias sont le plus actifs en Russie.Ils avisent les fans des nouvelles publications et augmentent ainsi le traficsur leurs sites. Mais le leader en la matière dans la presse russe n’est niKommersant, ni Vedomosti, ni Forbes [trois publications d’orientation éco-nomique et libérale], mais le webzine Tchastny Korrespondent, fondé enoctobre 2008 et dont le rédacteur en chef enseigne les nouveaux médiasà la faculté de journalisme de l’université de Moscou.”

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COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 39 DU 3 AU 9 JUIN 2010

AL-AHRAM WEEKLYLe Caire

Sans Internet, Barack Obama ne pourraitpas devenir président. Sans Internet, il n’au-rait même pas été choisi comme candidatdémocrate”, avait déclaré Arianna Huf-fington, rédactrice en chef de The Huf-fington Post, le célèbre blog politique

américain, quelques mois avant qu’Obama nesoit élu président des Etats-Unis. Son utilisationnovatrice des réseaux sociaux à des fins poli-tiques a, depuis, inspiré d’autres personnes dansle monde entier.

L’Egypte ne fait pas exception. Le nombred’utilisateurs d’Internet en Egypte atteint aujour-d’hui 14,5 millions, contre 300 000 en 1999.Environ 3 millions d’entre eux ont un profil surFacebook. Ils représentent 1 % de l’ensembledes membres du réseau social dans le monde.Ce qui place l’Egypte est en tête des pays arabespour le nombre d’utilisateurs de Facebook et au23e rang mondial. A l’approche de l’élection pré-sidentielle, prévue pour septembre 2011, lesEgyptiens ont commencé à révéler l’identité deleur candidat favori. Depuis l’an dernier, ils ontcréé des centaines de groupes et de pages surFacebook pour afficher leur soutien à des dizainesde personnalités en lice pour la fonction suprême.

LES MOINS POLITISÉS SE LANCENT DANS LE DÉBAT ÉLECTORAL

Le premier groupe apparu sur la Toile s’appelleAwzinak (Nous te voulons) et rassemble les par-tisans de Gamal Moubarak, chef du comité despolitiques du Parti national-démocrate (PND),actuellement au pouvoir, et fils cadet du prési-dent Hosni Moubarak. Ce groupe compte envi-ron 8 000 membres, et onze autres ont été créésdans le même objectif. Ces groupes ne sont passeulement un moyen pour les citoyens de mani-fester leur soutien ou leur opposition à la can-didature de Moubarak ; ils sont également à l’ori-gine de nombreuses discussions, qui ont entraînéla création de centaines de groupes réunissantdes partisans d’autres personnalités publiques.

Le charismatique secrétaire général de laLigue arabe et ministre des Affaires étrangèreségyptien, Amr Moussa, est le deuxième candi-dat sélectionné par la “république Facebook”,comme certains experts ont surnommé ceréseau. Cinq groupes rassemblant quelque15 000 membres appuient sa candidature pourle scrutin présidentiel. En général, les groupesFacebook présentent les dernières nouvellesconcernant leur candidat favori et publient desliens vers des photos, articles et vidéos qui pour-raient intéresser leurs supporters.

La multiplication des groupes Facebook rendles observateurs perplexes. Ils ne sont d’accordni sur les raisons de leur émergence ni sur leurimpact potentiel sur la scène politique égyptienne.“L’utilisation intensive de Facebook par un largeéventail de personnes en Egypte fait souffler un vent

d’optimisme : la lutte politique virtuelle pourrait mar-quer un tournant décisif dans le contexte de stag-nation politique actuel”, estime l’écrivain et jour-naliste Yassine Ezz El-Arab. L’essor du réseausocial comme moyen d’expression politique aégalement poussé de nombreuses personnes quin’étaient pas particulièrement politisées à s’im-pliquer, du moins virtuellement. “Grâce à Face-book, de nombreuses catégories de personnes quin’avaient jamais été impliquées en politique aupa-ravant – parce qu’elles avaient peur de le faire ouparce qu’elles étaient politiquement amorphes – sesont mobilisées”, ajoute-t-il.

“Facebook a fait de citoyens politiquementamorphes des militants politiques qui s’expriment surles forums de discussion ou adhèrent à des groupesde soutien en un clic de souris et sans avoir à en payerle prix”, note Yassine Ezz El-Arab. En Egypte,il n’est pas toujours prudent de s’impliquer poli-tiquement sur le terrain. En avril, des militantsont été arrêtés pour avoir tenté de coller desaffiches appelant la population à soutenirMohammed El-Baradei. “Militer dans le cyberes-pace est moins risqué et ne se paie pas au même prixque dans la vraie vie”, rappelle pour sa part DiaaRashwan, un expert du Centre d’études poli-tiques et stratégiques Al-Ahram (ACPSS).

Amr Hashim Rabei, lui aussi membre del’ACPSS, abonde dans le même sens. Selon lui,Facebook est un outil de rêve pour une cam-pagne électorale. Il a largement supplanté lesméthodes traditionnelles telles qu’affiches et ban-deroles. Plus facile à utiliser, il évite en outre auxmilitants d’avoir à descendre dans la rue. “Face-book est un moyen sûr de mener des campagnes poli-tiques, et les militants sur Facebook ne risquent pasde tomber entre les mains des services de sécurité,explique-t-il. Si quelqu’un affiche une banderoledans la rue pour manifester son soutien à El-Bara-dei, il sera sans doute arrêté par la police. Il est peuprobable que la même chose se produise sur Internet.”

LES AUTORITÉS PRÉFÈRENT CE MODED’EXPRESSION

Malgré le succès indéniable du réseau social,l’utilisation de Facebook à des fins politiques nefait, selon certains, que détourner notre atten-tion de la véritable politique. D’après Yasser El-Wardani, un chercheur qui s’est intéressé auxgroupes d’op position sur Internet, les autoritéstolèrent ce type d’opposition parce qu’elles consi-dèrent qu’elle permet à la population d’expri-mer son mécontentement de façon inoffensive.“Le gouvernement s’est peut-être abstenu de bloquerl’accès à Facebook après le mouvement de désobéis-sance civile d’avril 2008 parce qu’il a pensé que celapouvait servir d’exutoire à la colère des citoyens”,assure-t-il, et d’ajouter : “Les gens peuvent pro-tester dans le monde virtuel tout en menant une vierangée dans le monde réel. Pour les autorités, ce n’estpas un problème.”

De nombreux analystes estiment d’ailleursqu’il est irréaliste de croire que l’on peut amor-cer un changement politique grâce à Internet.“Quand vient le moment de descendre dans la rue,seules 10 % à 25 % des personnes le font vraiment.La plupart des membres des groupes virtuels ne sontpas prêts à prendre le risque de participer à de véri-tables manifestations”, rappelle Amr Hashim Rabei.Diaa Rashwan croit quant à lui que “provoquerun changement politique grâce à Facebook relève durêve, et la population ne doit pas se faire d’illusionslà-dessus”. Mohammed El-Sayed

Un outil politique efficace en EgyptePlutôt que de descendre dans la rue,les Egyptiens font campagne en créant des groupes de soutien.

POUR OU CONTRE FACEBOOK

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 39 DU 3 AU 9 JUIN 2010

IRAN Ahmadinejad a un profil qui ne plaît pas

La sixième visite du président iranien Mahmoud Ahma-dinejad aux Nations unies a été pour lui l’occasion de

manifester une nouvelle fois son attitude négative enversl’Occident. Et il a fait ce qu’on attendait de lui. Il s’est mon-tré incapable d’utiliser efficacement l’estrade onusiennepour dissuader ses membres d’adopter une nouvelle réso-lution sanctionnant son pays. Le 3 mai, Ahmadinejad adéclaré devant l’ONU que “les Etats-Unis [avaient] menacéd’utiliser des armes nucléaires contre l’Iran”. Cette affirma-tion a été contestée par la secrétaire d’Etat Hillary Clinton,qui l’a déclarée “infondée”.Depuis son discours, les Iraniens publient des blagues etdes vidéos drôles – notamment des gaffes qu’il a faitesdans des interviews – sur leur profil Facebook. Malgré lestentatives du gouvernement iranien pour filtrer et censu-rer Internet, Facebook et les blogs demeurent les principauxoutils utilisés par les Iraniens pour faire connaître leursidées et exprimer leurs sentiments.

Ahmadinejad est accusé par l’opposition d’avoir truqué lesélections. On parle même de coup d’Etat. Cette convic-tion que le gouvernement actuel est illégitime et la violenterépression des manifestants à la suite des élections du12 juin 2009 ont convaincu de nombreuses personnes queles harangues antiaméricaines d’Ahmadinejad n’étaient quedu cinéma. En Iran, toute personne qui critique publique-ment la politique nucléaire iranienne ou met en question laposition d’Ahmadinejad sur le sujet risque la prison.La majeure partie des Iraniens résidant en Europe – pourla plupart des opposants au régime – pensent qu’Ahmadi-nejad a servi de messager à Khamenei devant les Nationsunies. L’Iran traverse une période délicate, notamment avecle réexamen de son dossier nucléaire par le Conseil de sécu-rité de l’ONU. Ahmadinejad, qui bénéficie du soutien et de labénédiction de Khamenei, a répété à plusieurs reprises quel’Iran avait le droit d’enrichir de l’uranium et qu’il s’agissaitd’un droit “inaliénable”. Ali Kheradpir, InsideIRAN.org, New York

▲ Dessin de Chappatte paru dans l’International Herald Tribune, Paris.

■ Censure(s)Après le Pakistan,le Bangladesh abloqué, le 29 mai,de façon temporairele site Facebook. Lesautorités l’accusentd’avoir “blessé lessentiments religieuxde la majoritémusulmane”, enpubliant des imagesirrespectueuses desdirigeants du pays,dont celle duPremier ministre,Hasina Wajed. Unepoignée d’étudiantsdans la capitale ontmanifesté contrecette “remise encause de la libertéd’expression”.

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HARPER’S MAGAZINE (extraits)New York

CHER MADIBA,

C’est l’année de ton quatre-vingt-dixième anni-versaire, et la planète entière célèbre l’événe-ment – avec exagération, suis-je tenté de dire.Pourquoi ? Parce que nous nous accrochons

à toi, Nelson Mandela, comme à une icône vivante,comme au héros de la libération qui n’a renié nisa lutte contre l’oppression, ni son engagement pourla justice, comme au père de la “nation arc-en-ciel”,comme à un homme d’une résistance morale quidépasse l’entendement, sorti de prison au terme devingt-sept années d’incarcération et de travaux for-cés sans paraître nourrir nulle amertume ni soifde vengeance, et qui continue sans relâche à se don-ner. Et j’ajoute : parce que tu es un sage, un huma-niste curieux et bienveillant, avec tant d’humouret un tel sourire…

Moi aussi, je veux célébrer tes victoires, tonexemple et la fragile dignité de ton grand âge. Etpourtant, lorsqu’un journal sud-africain me pro-pose de faire partie de ceux qui te féliciteront publi-quement à l’occasion de ton anniversaire, je merebiffe. Pourquoi ? En partie parce que je trouve obs-cène la manière dont tout un chacun – anciens pré-sidents et autres politiciens vaniteux et égocentriques,starlettes et top-modèles gavés de coke, musiciensà l’esprit étroit et à la morale de circonstance, repré-sentants futiles de la jet-set internationale – se pâmedevant toi comme devant un nounours exotique. Tues tout à la fois un vade-mecum et une pierre detouche. Ceux qui t’approchent – mais il faut quece soit en public et sous le regard des caméras –

croient (font croire) qu’ils sont touchés par la grâcede la rectitude morale. Bien sûr, ils paient pour cela– des sommes exorbitantes, me dit-on. Il est vrai queton aura est à vendre et que les gens qui t’entourentont les poches vides et les dents longues. Je supposeque les années t’ont appris à voir les gens pour cequ’ils sont, amis ou ennemis, et qu’elles t’ont immu-nisé contre la flagornerie. Mais faisais-tu réellementla différence entre la camaraderie et l’obséquiosité ?Ta fidélité est légendaire. Et je ne pense pas que tonhumilité soit feinte. Mais, dans ce cas, pourquoi tolé-rer ces parasites, ces charlatans et ces arnaqueurs quiprofitent de toi ?

Pourquoi as-tu choisi de vider les poches desriches, qui ne sont que trop pressés de cracher aubassinet et de le montrer, à des fins charitables ou,de façon plus “basique”, pour protéger leurs inté-rêts et se construire ainsi, à moindre coût, une imagepolitiquement correcte au sein du nouveau régime ?Ce chantage était-il la meilleure façon d’obtenir l’ar-gent des riches et de redistribuer les privilèges ? Peut-être les nantis étaient-ils vulnérables parce qu’ils sesentaient coupables de la façon dont ils avaient accu-mulé les richesses ? L’autre voie possible, celle de laredistribution socialiste, te paraissait-elle une solu-

tion trop horrible ? Trop horrible pour qui ? Ou bienas-tu agi ainsi parce que tu ne voyais aucun autremoyen de trouver rapidement un appui pour les pluspauvres et les plus démunis ou de permettre à tesalliés d’avancer ? Peut-être, aussi, n’était-ce qu’uneexpression des valeurs matérialistes en vogue dansle monde, et ne voulais-tu pas tuer la poule aux œufsd’or ?

Pardonne-moi si je semble ne pas voir la forêtdes luttes engagées pour le changement social à caused’un arbre vénérable, porteur de signes de gratifica-tion faciles, et que tout le monde veut toucher ougraver de ses initiales. Parfois, je pense que le pro-blème n’est pas tant que nous sommes censés êtreparvenus à “la fin de l’Histoire”, mais que les his-toriens n’ont plus de mots – ou de raisons – pourdécrypter et décrire les événements et les mouve-ments qui donnent forme à notre monde. Le momentvenu, on se penchera sur ta carrière et ton impact entant que président ; et tu n’as rien été si ce n’est unmaestro de la politique. Le fait que tu sois le vecteurhistorique de compromis et de changements qui ontété programmés finira peut-être par être mis sur lemême pied que les qualités d’un homme d’Etat.Nous savons déjà que tu nous as sauvés de la guerrecivile. Cela, nous devons nous en souvenir commede ta victoire majeure. Et nous ne devons jamaisoublier à quel point nous étions heureux. Pourtant,il en est qui diront que tu n’y es parvenu qu’à ce prix :faire avorter la révolution.

Le malaise que je ressens est d’une naturelégèrement différente. Je souhaite exprimer maprofonde affection pour toi. Sous maints aspects,tu ressembles à mon défunt père : déterminé jus-qu’à l’obstination, fier, droit, autoritaire, mais

Mandela, qu’as-tu fait de ton pays ?LE CRI DE BREYTEN BREYTENBACH

Fin 2008, l’écrivain sud-africainadressait une lettre douce-amèreà Nelson Mandela. Un texte à lire dans son intégralité dans le nouveau hors-série de Courrier international.

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▶ Août 2009. Le Cap. Un footballeur enherbe se perfectionnependant les vacancesscolaires.

■ L’auteurNé en 1939 à Bonnieval,province du Cap, BreytenBreytenbach est un poète, un écrivain et unpeintre sud-africain.Il écrit en afrikaanset en anglais. Dès le début des années 1960, il a combattu lerégime d’apartheid.Interdit de séjourdans son pays,BreytenBreytenbachs’installe à Paris où il lance Okhela,un mouvementclandestin de résistance au régimed’apartheid. Il a toujourssoutenu NelsonMandela. Arrêté en 1975 en Afrique du Sud,lors d’un séjourclandestin,Breytenbach a été condamné àneuf ans de prison,avant d’être libéréen 1982. Il a notammentpublié Confessionvéridique d’unterroriste albinos.

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débordant d’amour et d’une loyauté extrême, etprobablement doté d’une sensibilité particulièreà l’absurde comédie qu’est la vie.Mufle, aussi, lorsque l’ont exigé certaines considé-rations tactiques. Mais je pense te l’avoir déjà dit.

Et, à présent, te voilà très âgé et affaibli. Il n’estpas d’usage d’attaquer l’homme honnête qui s’ache-mine vers cette nuit qui nous attend tous – sur-tout en Afrique, où l’on pense que l’extrême vieillesseapporte la sagesse et doit être vénérée. Et pourtant,tout ce temps, j’ai respecté ton intégrité et ton cou-rage ; tout ce temps, j’ai su que je pouvais être endésaccord et le dire, même lorsque mes idées étaientbéotiennes et mes positions inconsciemment parti-sanes. Pourquoi serait-ce différent aujourd’hui ?Dois-je considérer que ton esprit est diminué ? Aunom de l’euphorie mondiale, parce que nous avonsbesoin de croire en la grandeur humaine, dois-jem’abstenir de te faire part de ma confusion et demes désillusions ?

Encore une fois, je ne peux exprimer le respectet l’affection que j’éprouve pour toi qu’en disant àhaute voix ce que je vois et ce que je comprendsde ce pays. Tu pourrais être mon père ; tu as tou-jours été un mentor et une référence ; tu es aussi uncamarade.

Récemment, j’ai passé quelque temps en Afriquedu Sud. Je n’ai plus très souvent l’occasion d’y aller,et je me suis aperçu que je ne suis plus capable de“déchiffrer” intuitivement l’environnement. J’ai perdule contact, peut-être parce que ce sol où le sang coulesi souvent est devenu glissant. J’ai également prisconscience que je suis conditionné par l’attente dupire. L’incessant défilé de clowns corrompus à tousles échelons du pouvoir, leur incompétence et leurindifférence, leur arrogance de vainqueurs, ivres deleurs droits, l’atmosphère d’horreur imminente crééepar la violence et la cruauté avec lesquelles sont com-mis les crimes, la possibilité d’être torturé et tué pourun téléphone portable ou pour une poignée de pièces– c’est à en devenir paranoïaque. Plus je restais, plusj’avais peur. Je commençais à calculer les probabi-lités d’être le prochain que l’on volerait, que l’on vio-lerait ou que l’on tuerait.

L’étau se resserre. La grand-mère d’un amiproche (elle a ton âge) implore des cambrioleursde ne pas la violer ; elle prétend même être atteinted’une maladie contagieuse. En pleine nuit, le neveud’un confrère écrivain se fait tuer dans sa maison,d’une balle en plein visage, par un intrus qu’il prendpour un rat. Le fils de mon frère aîné se fait poi-gnarder sur un parking, devant un restaurant ; lalame perfore un poumon, la police ne vient pas ; ilsurvit parce que l’amie avec qui il se trouve appellesur son portable son petit ami en Australie, lequeltéléphone aussitôt à une infirmière que, par chance,il connaît à Johannesburg. (C’est la première foisque cette femme se trouve dans ce pays ; elle lequitte le lendemain et jure de ne jamais y remettreles pieds.)

Au-delà du spectacle sanglant quotidien, il estdans ce pays certaines tendances dont j’aimerais teparler. S’il est absurde de t’attribuer une quelconqueresponsabilité dans le chaos ambiant, il existe desproblèmes plus profonds, concernant le pouvoir etla valeur de la vie humaine, qui ont dû être évidentspour toi durant tout ce temps. Mais, comme chaquefois que l’on visite ce pays, ce qui frappe d’abord l’es-prit et le cœur, ce sont ces événements, en apparencealéatoires, devenus emblématiques d’une société quia sombré dans le chaos.

Je suis tombé sur un rapport au sujet de la vio-lence à l’école, réalisé à Johannesburg par la SouthAfrican Human Rights Commission (SAHRC).

Selon ce document, les écoliers d’Afrique du Sudjouent à des jeux qui s’appellent “Frappe-moi” ou“Viole-moi” : ils se poursuivent et font comme s’ilsse frappaient ou se violaient. Aux yeux de la Com-munity Action towards a Safe Environment (CASE),“ce jeu révèle à quel point la violence est présente chez les

jeunes, et la violence sexuelle endémique en Afrique duSud”. D’après le rapport, l’école est l’espace du paysoù l’on comptabilise le plus grand nombre d’agres-sions et le deuxième plus grand nombre de vols.Et, d’après une étude effectuée par le Centre for Jus-tice and Crime Prevention (CJCP), les jeunes ontdeux fois plus de risques que les adultes d’être vic-times d’un crime. “Un peu plus de deux cinquièmes(41,4 %) des jeunes interrogés ont été victimes d’uncrime.” Le CJCP établit en outre que, dans l’en-ceinte de l’école, les toilettes sont un endroit par-ticulièrement redouté par les écoliers. Plus d’uncinquième des agressions sexuelles contre desjeunes ont lieu à l’école. Et, selon une étude duThohoyandou Victim Empowerment Programme(TVEP) réalisée auprès de 1 227 étudiantes vic-times d’agressions sexuelles, 8,6 % d’entre ellesont été agressées par des enseignants. Le WesternCape Education Department conclut que “trèssouvent les procédures disciplinaires ne sont pas menéesà terme et les enseignants démissionnent lorsqu’ilsfont l’objet de poursuites”. Une autre étude montreque “26 % des étudiants estiment que des rapportssexuels forcés ne constituent pas nécessairement unviol”. L’hôpital pour enfants de la Croix-Rougedu Cap a déclaré à la commission que les prin-cipales formes de violence subies par les étu-diants qu’il soignait étaient des coups de poing,des coups de couteau, des viols et des agres-sions sexuelles, des morsures et des blessurespar arme à feu.

Je m’étends ainsi, Madiba, parce que l’unede tes fondations a pour mission de secou-rir les enfants et que ton amour pour eux estlégendaire. Ton sourire bienveillant, qui apparaît surdes affiches du monde entier, ne nous dit-il pas d’êtrebons envers eux ? Comment faire reculer cette cul-ture de la maltraitance ?

Johannesburg, encore :On a identifié la mère d’un garçon de 2 ans

retrouvé à Kagiso (ouest de l’Afrique du Sud) lesparties génitales mutilées…

“La police est parvenue à retrouver la mère du gar-çon, Meisi Majola, 26 ans, qui avait signalé la dispa-rition de son fils la veille, à 14 heures”, explique l’ins-pecteur Solomon Sibiya.

“Elle a déclaré que son fils avait disparu de leur domi-cile de Roodeport, à West Rand.”

Le petit garçon, qui portait un pantalon de jog-ging bordeaux, un haut de survêtement gris et desbaskets, déambulait en larmes dans le quartierd’Ebumnandini, à Kasigo, lorsqu’il a été recueilli pardeux hommes en voiture.

Ils se sont arrêtés et ont remarqué les taches desang sur ses chaussures et son pantalon. Ils l’ont alorsemmené au commissariat, où l’on a découvert qu’ilavait été mutilé.

Le motif du crime aurait été de prendre ses par-

ties génitales – tu connais ces potions “magiques”,fabriquées à partir d’ingrédients humains. “Nousn’arrivions pas à découvrir où il vivait car il était troptraumatisé pour parler. Maintenant que nous avonsretrouvé sa mère, nous allons pouvoir mener une véri-table enquête”, a déclaré l’inspecteur.

Connais-tu la hantise du jeune homme de laclasse moyenne en Afrique du Sud ? Etre arrêté pourexcès de vitesse ou état d’ivresse, puis jeté dans unecellule avec des criminels endurcis, le plus souventséropositifs, avant d’être relâché quelques jours plustard. Un jeune homme sort enterrer sa vie de garçonavec ses amis. Sur le chemin du retour, il se fait arrê-ter pour conduite imprudente. Dans les cellulessombres du commissariat, toute la nuit, à maintesreprises, il se fait sodomiser. Ses cris d’angoisse et dedouleur ne suscitent aucune réaction de la part dela police. Le lendemain matin, au point du jour, l’unde ses agresseurs se glisse jusqu’à lui, lui passe lamain sur le bras et murmure : “Depuis cette nuit, tues l’un des nôtres.”

Avons-nous réellement fait notre possible pourdonner une autre signification au mot “fraternité” ?Comment en sommes-nous arrivés à ce point où les

Ce sol où le sangcoule si souvent est

devenu glissant

Vous pouvez retrouver l’intégralité de ce texte écrit fin 2008par l’écrivain sud-africain Breyten Breytenbach dans lehors-série de Courrier international “Mandela, un héros denotre temps”.

bonnes feui l les ●

morts se font mutiler, où on leur arrache l’œil droitpour fabriquer des potions censées donner aux vivantsune plus grande acuité visuelle et où l’on déterre lescadavres pour voler leur cercueil ?

La plus triste histoire, c’est peut-être celle de cessix enfants métis âgés de 9 à 15 ans, nu-pieds, fili-formes comme des mantes religieuses, qui se serrentles uns contre les autres lorsqu’ils comparaissentdevant le tribunal pour avoir lapidé une de leurscamarades de jeu, une fillette de 11 ans, prétendu-ment parce qu’ils se battaient pour une bouteillede vin à quatre sous – ou, selon d’autres sources,parce qu’ils pensaient qu’elle avait le sida.

Lorsqu’ils ont vu qu’elle ne bougeait plus, ils ontcouru chercher un adulte. Au tribunal, ils frottaientleurs pieds secs et croûteux l’un sur l’autre, chu-chotaient, regardaient tout autour d’eux les yeuxécarquillés. [...] Breyten Breytenbach

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 41 DU 3 AU 9 JUIN 2010

■ ◀ Hors-sérieNelson Mandela est le héros et lesujet du nouveauhors-série de Courrierinternational.A travers les textesde grands écrivainssud-africains– BreytenBreytenbach, André Brink, Antjie Krog… – et les articles de journalistes du monde entier, ce numéro de100 pages dresseson portrait sousses différentesfacettes d’homme,de militant, de président et,enfin, de mythe. Et retrace son combat pourfaire de l’ancienneAfrique du Sud de l’apartheid la“nation arc-en-ciel”d’aujourd’hui.

www.courrierinternational.comJuin-juillet-août 2010 - 7,90 €

HORSSÉRIE

SES COMBATS,SON HÉRITAGE, SON AFRIQUE DU SUDMANDELAUN HÉROSDE NOTRE TEMPS

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Toujours est-il que le quatrième et dernier enfant deGandhi et de Kasturba ne naîtra que quinze ans plustard, en 1900.

En réalité, Gandhi ne développe son attitude cri-tique envers le sexe qu’autour de la trentaine. Alorsvolontaire au sein du corps des ambulanciers, il assistel’Empire britannique dans ses guerres en Afrique aus-trale. Lors de longues marches à travers les zones fai-blement peuplées où se déroulent la deuxième guerredes Boers [1899-1902] et les soulèvements zoulous,Gandhi se demande comment “servir” au mieux l’humanité et décide alors qu’il est nécessaire de menerune existence de pauvreté et de chasteté.

A l’âge de 38 ans, en 1906, il prononce un brah-macharya, terme sanskrit qui désigne un vœu d’ascèse[et qui correspond à l’une des quatre périodes de la viehumaine telle que la théorise l’hindouisme] et qui, dansles faits, équivaut à un vœu de chasteté.

Le Mahatma accepte sans difficulté la pauvreté maisa plus de mal avec l’abstinence sexuelle. Il élabore doncune série de règles complexes, qui lui permettent de sedire chaste tout en ayant des conversations, des cor-respondances et des comportements érotiques. Avec lezèle du converti, un an après son vœu, il déclare auxlecteurs de son journal Indian Opinion [fondé en 1903] :“Il est du devoir de tout Indien sérieux de ne pas se marier.Au cas où il ne pourrait pas faire autrement, il doit s’abs-tenir de tout rapport sexuel avec son épouse.”

Pendant ce temps, Gandhi met son abstinence àl’épreuve d’une manière singulière. Il ouvre des

L’apôtre de la non-violenceavait fait vœu de chasteté.Cela ne l’empêchait pas de selivrer à des expériences érotiquessingulières, comme le rappelleune biographie récente.

THE INDEPENDENTLondres

Ce n’est un secret pour personne que MohandasKaramchand Gandhi avait une vie sexuelle sin-gulière. Il parlait sans cesse de sexe et donnait desinstructions détaillées et souvent provocantes à ses

disciples sur la meilleure façon de rester chastes. Sesrecommandations n’étaient d’ailleurs pas toujours bienaccueillies. “Anormaux et contre nature” : c’est ainsi quele premier Premier ministre de l’Inde indépendante,Jawaharlal Nehru, qualifiait les préceptes de Gandhi,qui encourageait les jeunes mariés à l’abstinence pourle bien de leur âme.

Mais, dans ses croyances, ses prédications et mêmedans ses pratiques personnelles insolites, n’y avait-il pasà l’œuvre quelque chose de plus complexe qu’un simpleappel à la chasteté ?

Si les détails concernant la sexualité de Gandhi étaientconnus de son vivant, ils ont été déformés ou éliminésaprès sa disparition [le 30 janvier 1948], dans le cadredu processus qui a élevé Gandhi au rang de “père dela nation”. Le Mahatma [terme sanskrit qui signifie enhindi “grande âme” et désigne un sage reconnu de tous]était-il en réalité “un détraqué sexuel à moitié refoulé et extrê-mement dangereux” ? comme le pensait C.P. RamaswamyIyer, à la tête de l’Etat du Travancore avant l’indé-pendance [territoire qui comprenait une grande partiedu sud de l’Etat du Kerala et le district actuel deKanyakumari de l’Etat du Tamil Nadu].

Gandhi est né dans l’Etat du Gujarat. En 1883, à13 ans, il épouse Kasturba, 14 ans, ce qui n’est pas par-ticulièrement jeune au vu des usages à l’époque dansle Gujarat. Le jeune couple mène une vie sexuelle nor-male, partageant un lit dans une pièce séparée de lamaison familiale. Kasturba tombe bientôt enceinte.Deux ans plus tard, Gandhi quitte le chevet de son pèremourant pour faire l’amour avec sa femme. C’est àce moment que son père rend son dernier soupir. Lechagrin du jeune homme est aggravé par sa culpabilitéde ne pas avoir été présent. Dès lors, il associera sa répugnance de l’“amour lascif” au décès de son père.

ashrams [centres de retraite spirituelle] où il mène sespremières “expériences” sexuelles. Les garçons et lesfilles se baignent et dorment ensemble, chastement,mais sont punis s’ils parlent de sexe. Hommes etfemmes vivent séparément, et Gandhi recommandeaux hommes de ne jamais rester seuls avec leur épouse,et de prendre un bain d’eau froide lorsqu’ils sententmonter le désir. Mais ces règles ne s’appliquent pas àlui-même. La séduisante Sushila Nayar, qui est la sœurde son secrétaire et aussi son médecin personnel,connaît Gandhi depuis sa jeunesse. Elle se baigne etdort avec lui. Lorsqu’on le critique, il explique qu’ilveille à ce que l’honneur soit sauf. “Lorsqu’elle prendun bain, je garde les yeux bien fermés. Je ne sais pas si ellese baigne nue ou en sous-vêtements. Je devine, au bruit,qu’elle utilise du savon.” De tels moments d’intimité,faveur dont seul Gandhi bénéficie au sein de l’ash-ram, reflètent bien sa situation privilégiée et suscitentde la jalousie chez les pensionnaires.

A mesure que Gandhi vieillit (et après le décès deson épouse Kasturba), il s’entoure d’un plus grandnombre de femmes et en oblige certaines à dormiravec lui, ce qu’elles ne peuvent pas faire avec leurépoux, en vertu des règles qu’il a instaurées dans l’ash-ram. Il partage sa couche avec des femmes afin demener des “expériences” qui, à en croire ses lettres,consistent en des exercices de strip-tease et autres acti-vités sexuelles sans contact physique. Beaucoup dedocuments qui attestaient clairement de ces pratiquesont été détruits, mais on trouve dans les lettres deGandhi des annotations telles que celle-ci : “Le faitque Vina ait partagé ma couche pourrait être qualifié d’accident. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’elle a dormiprès de moi.” On peut donc supposer que participerà l’expérience gandhienne signifiait un peu plus quedormir près de lui.

On imagine aisément que tout cela ne devait pasarranger les “éjaculations involontaires” dont il se plain-dra de plus en plus à son retour en Inde [en 1915]. Ilnourrissait du reste une croyance quasi magique dansle pouvoir du sperme. “Celui qui conserve son fluide vitalacquiert une puissance inépuisable”, affirmait-il.

La vie sexuelle d’une icôneDANS L’ INTIMITÉ DE GANDHI

histoire ●

◀ Gandhi aux alentours de 1945(cliché colorisé).

▶▶ Avec son épouse,Kasturba, peu aprèsleur retour d’Afriquedu Sud, en 1915.

▶▶▶ Kasturba et les quatre enfantsdu couple en 1902.

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 42 DU 3 AU 9 JUIN 2010

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La période agitée de lutte pour l’indépendance exigeune grande force spirituelle et, pour cela, il faut desfemmes encore plus séduisantes : en 1947, Sushila,33 ans, doit céder la place auprès d’un Gandhi de 77 ansà une femme deux fois plus jeune qu’elle. Alors qu’ilse trouve au Bengale dans le but d’apaiser les violencesentre hindous et musulmans à la veille de l’indépen-dance, Gandhi demande à sa petite-nièce Manu, 18 ans,de le rejoindre et de dormir avec lui. “Il se peut que lesmusulmans nous tuent, lui dit-il, alors nous devons sou-mettre notre pureté à l’épreuve ultime, afin de savoir quenous offrons le plus pur des sacrifices. Donc, dorénavant,dormons ensemble nus.”

Ce comportement ne fait pas partie des pratiquesusuelles du brahmacharya. Mais, à cette époque, Gandhiredéfinit le brahmachari [celui qui pratique le brahma-charya] comme “celui qui n’a jamais la moindre inten-tion lascive, celui qui, par l’écoute constante de Dieu, est àl’abri des émissions conscientes ou inconscientes, celui qui estcapable de s’allonger nu aux côtés de femmes nues, pourmagnifiques qu’elles soient, sans être en aucune façon excitésexuellement, […] celui qui progresse quotidiennement etrégulièrement vers Dieu et dont chaque acte est effectué envue de parvenir à cette fin et aucune autre.” Autrementdit, le brahmachari peut faire ce que bon lui semble, dumoment qu’il n’y a pas d’“intention lascive” évidente.Gandhi redéfinit ainsi le concept de chasteté pour lefaire correspondre à ses pratiques personnelles.

Jusque-là, sa démarche est spirituelle, mais, dans lemaelström qu’est l’Inde à l’approche de l’indépendance,Gandhi se met à considérer que ses expériencessexuelles revêtent une importance nationale : “Je main-tiens que servir véritablement le pays exige cette observance.”

Gandhi s’érige de plus en plus en donneur de leçons,mais son comportement est critiqué par des membresde sa famille et des dirigeants politiques. Certainsmembres de son ashram démissionnent, ainsi que deuxrédacteurs de son journal, qui refusent de publier certainspassages de ses prêches relatifs à ses pratiques. MaisGandhi interprète ces objections comme une nouvelleraison de poursuivre sur sa voie. “Si je ne laisse pas Manucoucher avec moi, bien que je juge essentiel qu’elle le fasse, neserait-ce pas un signe de faiblesse de ma part ?” déclare-t-il. Abha, 18 ans, l’épouse de son petit-neveu Kanu,rejoint son entourage en 1947, au cours de la périodede l’accession à l’indépendance [proclamée le 15 août].Au mois d’août, Manu et Abha partagent toutes deux

la couche de Gandhi. Lorsqu’il estassassiné, en janvier 1948, elles sontà ses côtés. Et, bien que Manu l’aitaccompagné constamment dans lesdernières années de sa vie, la famillede Gandhi la fera disparaître dudécor. Dans une lettre, Gandhi avaitexpliqué à l’un de ses fils : “Je lui aidemandé de raconter que nous avonspartagé le même lit.” Mais les per-sonnes chargées de veiller à l’imagede Gandhi se sont empressées d’éli-miner cet élément de la vie du granddirigeant. Devdas, son fils, accom-pagne Manu à la gare de Delhi, oùil en profite pour lui demander degarder le silence.

Interrogée dans les années 1970,Sushila explique de façon révélatriceque Gandhi a érigé son mode de vieau rang d’expérience de brahma-charya en réponse aux critiques quesuscitait son comportement. “C’estlorsque les gens ont commencé à poser des questions sur sescontacts physiques avec des femmes - avec Manu, avec Abha,avec moi - qu’a été élaborée l’idée d’expérience de brah-macharya. […] Dans les premiers temps, il n’était pas ques-tion de la qualifier ainsi.” Gandhi a vécu sa vie commeil l’entendait et ce n’est que lorsqu’il était attaqué qu’iltransformait ses expériences personnelles en un sys-tème cosmique. Comme beaucoup de grands hommes,Gandhi a inventé les règles au fur et à mesure. Si, deson vivant, beaucoup estimaient que son comporte-ment sexuel entachait sa réputation, après sa mort,cet aspect de son existence a longtemps été passé soussilence. Ce n’est qu’aujourd’hui que l’on peut recons-tituer les éléments et se faire une idée de la foi exces-sive qu’il avait dans le pouvoir de sa sexualité.Tragiquement pour lui, au moment de l’indépendance,il est déjà sur la touche, et ce sont les personnalitésinfluentes du Parti du Congrès [Nehru et Patel] quinégocient l’indépendance. Et que Gandhi ait préservéson fluide vital n’a pas permis à l’Inde de garder sonintégrité territoriale [à l’indépendance, le pays est par-tagé en deux Etats, l’Inde et le Pakistan]. Jad Adams

CONTEXTE Une biographie controversée

G andhi a un tel statut d’icône en Indeque, dès que quelqu’un tente de

révéler des aspects plus privés du per-sonnage, cela met forcément le pays enémoi !” écrit le quotidien DNA de Bombayà propos de Naked Ambition (Ambitionnue), une nouvelle biographie duMahatma parue en mars au Royaume-Uni. Son auteur, l’historien britanniqueJad Adams, est chercheur associé àl’université de Londres et a publiéd’autres ouvrages sur l’Inde, notamment

une biographie de l’écrivain RudyardKipling et un livre sur la dynastie Nehru-Gandhi. “Quelle façon peu reluisante degagner de l’argent et de construire unecarrière”, s’exclame un internaute sur lesite du quotidien The Times of India.“Ceux qui défendent une vision univoquede la sexualité ne peuvent pas com-prendre Gandhi, surtout à travers deslectures superficielles.” Certains repro-chent à l’historien de trivialiser la pra-tique sacrée qu’est le brahmacharya.

Jad Adams est notamment accusé demettre l’accent sur certains détails dela vie de Gandhi et de les surinterpréterpour donner à la vie sexuelle de Gandhiun côté bizarre. L’arrière-petit-fils duMahatma, Tushar Gandhi, a fortementréagi contre ce qu’il juge être un portraitde Gandhi en “obsédé sexuel”. JadAdams rétorque que son intention estde “donner une image complète deGandhi, qui ne se concentre pas sur lesexe mais ne l’ignore pas pour autant”.

■ Une vie1869 Gandhi naît le 2 octobredans l’Etat du Gujarat (nord-ouest de l’Inde).1915 Il fonde un ashram à Ahmedabad(Gujarat).1919 Il instaure le satyagraha,le concept de désobéissancecivile, quis’accompagne deux ans plus tarddu swaraj, qui prônel’indépendance de l’Inde.1930 Le Mahatmalance la “marche du sel”, pourprotester contrel’impôt sur le sel du colonisateurbritannique.1942 Il est arrêtéavec d’autres chefsnationalistesindiens pour avoirinitié le mouvementde désobéissancecivile QuitIndia (“Quittezl’Inde”). Il est libéréle 6 mai 1944.1947 Partition de l’Inde et créationdu Pakistan le 14 août ;indépendance del’Inde le 15 août.1948 Gandhi est assassiné le 30 janvier à NewDelhi par NathuramGodse, unnationaliste hindou.

◀ Gandhi en compagnie de ses petites-niècesManu et Abha à New Delhi, peuavant l’indépendancede l’Inde, en 1947.

“Celui qui conserve son fluide vital acquiert

une puissance inépuisable”

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dans les grands hôtels, comme celui où je loge, rénovéil y a quelques mois : il y a trois ordinateurs flambantneufs dans le hall, mais pas de réseau sans fil.

“Tu n’as pas regardé tes mails, j’espère ?— Si… je les ai regardés ce matin, au saut du lit.— Bravo !” me lance-t-elle, ironique. “Maintenant,

tu n’es plus le seul à pouvoir les lire. Ces ordinateurs sontdes avaleurs de mots de passe. Dès que tu auras quitté Cuba,change tous tes mots de passe. Le seul moyen de protéger nosdonnées personnelles est d’utiliser des points d’accès Wi-Fiavec nos portables. Mais parfois ça ne suffit pas.” Commentpeut-on gérer un blog lu dans le monde entier dans detelles conditions ? Ce qui, pour nous Européens, n’estqu’un loisir occupe Yoani à plein temps.

Tous les services d’accès à Internet sont attribuéspar l’Etat. Pourtant, il n’y a aucun bureau réception-nant les demandes d’installation de ligne. Les accès àInternet sont accordés aux grands hôtels, aux ambas-sades, aux étrangers résidant en situation régulière età une poignée de fidèles : les “alignés”, pour reprendrele terme de Yoani. Cependant, même pour ces privi-légiés, la situation n’est pas idyllique : ici, la connexionne dépasse jamais 56 K [kilobits par seconde, sachantque l’ADSL le plus répandu est à 2 mégabits]. De

Un journaliste italien a renduvisite à la Cubaine Yoani Sánchez,qui a reçu les plus prestigieux prixinternationaux de presse pour sonblog Generación Y.

WIRED ITALIARome

“Comment ça va ?— Il se passe pas mal de choses. Tu vas pouvoir venir ?— Oui, j’atterris demain dans la nuit…— Ton hôtel est dans le centre ?— Je te répondrai quand nous nous verrons…” C’est moimaintenant qui fais preuve de prudence. Elle rit. “Oùveux-tu que nous nous rencontrions ?” Elle garde lesilence pendant quelques secondes puis me dit d’unton sec : “Dans la rue ! Parque Central. A 10 heuresprécises. Sous la statue de José Martí !” Elle raccrochepresque aussitôt.

Mes tentatives pour entrer en contact avec YoaniSánchez me rappellent le temps de la guerre froide :beaucoup de coups de fil, les téléphones mis sur écouteet des manœuvres inimaginables pour organiser un ren-dez-vous. Il a fallu plusieurs semaines de négociationpour réussir à fixer une rencontre à La Havane.

Je voyage avec son livre Cuba libre. Le mondequ’elle décrit est à mille lieues de celui que nous ima-ginions pendant nos manifestations estudiantines desannées 1980. Mais son style est aussi véhément quel’étaient nos revendications d’il y a trente ans. A2 heures du matin, je me mêle, un sac-banane autourde la taille, à un groupe de touristes retraités venusbriser la monotonie de leur hiver sous le soleil de Cuba.Le premier habitant de l’île que je rencontre est unedouanière de l’aéroport de La Havane : uniforme kakiet faux ongles rouge sang. “Mi amor, tu n’aurais pasune petite pièce pour moi ?” “Et comment !” rétorqué-je, exactement comme le monsieur qui me précède.Je lui glisse furtivement 2 euros dans la main et luioffre un sourire ; en échange, elle ne jette pas un seulregard sur mes bagages remplis dematériel pour Yoani.

Le lendemain, à 10 heures pré-cises, je me tiens devant la statuede José Martí, le héros de l’indé-pendance cubaine. Je ne suis pas seul : des routards,des groupes de touristes, une guide locale qui expliqueque personne ne s’est autant démené que Martí pourla liberté des Cubains. Je souris intérieurement en pen-sant au choix de Yoani de me donner rendez-vous justedevant l’effigie de ce poète combatif. J’attends. Ellearrive au pas de course, sous le couvert des arbres.D’un signe de la tête, elle me désigne parmi les étran-gers qui flânent autour de la statue. Comme si elle meconnaissait depuis toujours. “Enchantée de faire taconnaissance”, m’annonce-t-elle doucement, sans lamoindre hésitation. “Suis-moi, je vais t’emmener dansun coin plus tranquille.”

De l’autre côté de la rue se dressent les grands hôtelscoloniaux où logent les clients aisés. C’est le centrede La Havane, architecture XIXe siècle. Notre petit “cointranquille” est la table la plus écartée du grand caféd’un de ces hôtels. Dans la bouche de Yoani, la villeapparaît comme le vaste terrain de jeu d’une chasse àInternet, véritable trésor de cette île. La Havane pos-sède très peu de réseaux Wi-Fi : il y en a un dans tellecalle [rue], deux dans tel quartier, trois dans tel autresecteur. On peut également se connecter à Internet

l’autre côté du détroit de Floride et en Europe, les pré-occupations ne sont pas les mêmes : on a le choix entreassumer les coûts de la fibre optique ou se contenterde l’ADSL.

En outre, à Cuba, le prix des connexions est pro-hibitif : “A La Havane, l’accès à Internet coûte 6 pesosconvertibles [5 euros] l’heure. Quand on sait que le salaireofficiel moyen est de 17 pesos, cela veut dire qu’en trois heuresde navigation on a dépensé la totalité de son salaire men-suel. En plus, avec cette vitesse de connexion, en trois heureson ne fait pas grand-chose !” Je m’en suis rendu comptepersonnellement : pour me débarrasser de mes tonnesde spams, j’ai utilisé la moitié de mes trente minutesde crédit achetées à l’hôtel ; pour lire quatre mails,j’ai dépensé l’équivalent de deux jours de salaire local.“C’est pour ça que je travaille, m’explique Yoani. Pourpouvoir me connecter une fois par semaine. Et je ne suis pasla seule dans cette situation…”

Les difficultés d’accès, la longueur des temps deconnexion et leur coût élevé sont à l’origine d’un gigan-tesque réseau au noir : les rares privilégiés ayant obtenuune ligne Internet avec forfait revendent des heures deconnexion sous le manteau. “Ils vous donnent un iden-tifiant et un mot de passe, avec lesquels vous pourrez vousconnecter à une heure précise, et pour une durée déterminée.Les horaires nocturnes sont les moins chers. Ceux qui fontappel au marché noir d’Internet travaillent essentiellementla nuit. Pour faire face à ce phénomène grandissant, l’Etatutilise une stratégie vieille comme le monde, la répression,qui va à l’encontre de l’évolution de la technologie. La consé-quence, c’est que nous travaillons au noir pour avoir uncomplément de salaire et pour pouvoir acheter – toujours aunoir – des heures de connexion.” L’autre solution, ce sontles ambassades. Yoani m’explique que plusieurs ambas-sades lui ont offert, à elle et à d’autres blogueurs, un

Tenir un blog à La HavaneCOMBAT POUR LA LIBERTÉ D’EXPRESSION

reportage ●

▶ Dans le centrehistorique deHabana Vieja.

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accès gratuit à Internet. “Cette proposition ne m’intéressepas, ajoute-t-elle. Ici, il suffit de peu de chose pour être dési-gné comme un agent de la CIA – De la CIA ? – Bien sûr !En plus, les gens croient aux rumeurs. Moi, je suis guide tou-ristique clandestine. Cela me permet de garder mon indé-pendance… En réalité, je pense qu’Internet devrait êtreaccessible à tout le monde. C’est cela mon vrai combat.”

Le lendemain matin, je me rends chez Yoani et sonmari Reinaldo, au quatorzième étage d’une barre debéton gris des années 1980. Leur appartement estinondé de lumière. Assise sur sa terrasse à côté d’uneThermos de café fumant, Yoani observe les alentoursà l’aide d’un télescope. Au bout de cette longue-vuebleue apparaît l’imposant bâtiment du ministère del’Agriculture ; un peu plus loin sur la gauche, le minis-tère des Transports, où l’on peut lire en caractèresénormes : “Hasta la victoria, siempre”. La Havane res-semble au plateau monumental d’un film sur lesannées du Rideau de fer, baignant dans l’atmosphèreexotique des Caraïbes. “J’ai découvert des choses in -croyables en regardant à travers ce machin.” L’activitéprincipale de Yoani et des blogueurs cubains consisteprécisément à observer, de près et sans télescope, laréalité, la vie quotidienne, dans sa banalité même.Regarder la réalité et partager ces observations avectous ceux qui ne peuvent pas la voir, pour cause d’éloi-gnement ou de myopie.

Le petit salon donnant sur la terrasse est l’un descentres du monde underground de la pensée cubaineindépendante et des jeunes blogueurs. Parmi les pilesde livres, de revues et de tableaux, Yoani et Reinaldotravaillent comme un duo parfaitement synchrone : ilsoffrent à chacun un sourire, un café, et leur écoute.

Autour d’une lourde table en bois sombre, tout lemonde participe. Chaque moment passé avec eux, j’aiassisté au même rituel. Mardi après-midi, quelqu’unvient leur demander comment télécharger à grandevitesse des photographies sur Internet. Jeudi, une per-sonne leur explique, très embarrassée, qu’elle a ren-versé une boisson sur le clavier de son ordinateur

portable. Yoani et Reinaldo sont attentifs à chaquedemande. Sur la porte de leur appartement, un auto-collant représentant le drapeau cubain et un slogan :“Internet para todos” (Internet pour tous). Il suffit defrapper : la porte s’ouvre, à toute heure du jour et dela nuit. Mais – à cause des agressions et des calomniesqu’ils ont subies –, Yoani et Reinaldo ont pris l’habi-tude de regarder à travers le judas avant d’ouvrir.

Pendant leurs moments de tranquillité, Reinaldos’installe dans la chambre pour écrire, tandis que Yoanis’enferme dans son bureau de deux mètres sur trois. Illui arrive aussi de rester paisiblement assise sur le toitde l’immeuble pour se concentrer. Pour y accéder, ellegrimpe le long d’une vieille échelle, traverse le localtechnique des ascenseurs, et franchit un grand troudans le mur donnant sur la terrasse en béton du som-met de l’immeuble. Là-haut, au milieu des antennesmaintenues par du fil de fer, Yoani travaille, son por-table sur les genoux. Tout le matériel de son blog etsa correspondance sont produits et filtrés chez elle, off-line. Elle sauvegarde ensuite son travail sur une carte-mémoire. Puis, une fois par semaine, elle se rend dansun hôtel pour étrangers et envoie le tout sur Internet.Yoani ajuste alors sur son nez des lunettes de soleilrecouvrant presque entièrement son visage et se dirigevers le centre, en quête de la bonne connexion. “Samedidernier, j’ai essayé de me connecter dans plusieurs hôtels :une catastrophe ! Je n’ai même pas pu télécharger une photode 150 Kb… Bon, allons-y, courage !”

Elle sait déjà où aller : un ami lui a signalé un hôteloù la connexion fonctionne. Sans perdre une minute,

nous sautons dans un bus : à Cuba,chercher un accès à Internet devientune aventure hasardeuse… Yoani etReinaldo sont assis tout au fond.Nous arrivons devant l’hôtel. Yoani – comme toujours –entre la première. Un peu en retrait derrière elle,Reinaldo l’observe, tout yeux tout oreilles. Yoani avancevers un endroit couvert de plantes. “Allons un peu plusloin, lui conseillé-je. — Non, il y a des caméras. Regardesur ta gauche, au plafond. Tu vois ?” Elle a raison.Pourtant, c’est la première fois qu’elle entre dans cethôtel. Puis elle se met au travail. Je m’assieds à l’écartavec Reinaldo. Nous bavardons.

Avec son visage à la Picasso, Reinaldo est unmélange de vivacité et de douceur. Je lui pose quelquesquestions : “Tu as 63 ans. Tu as vécu toute la révolution.Où est passé le grand rêve cubain ?” Il me répond, leslunettes posées sur la pointe du nez : “Cuba, et tout ceque Cuba représente, a toujours arrangé tout le monde. Pourles pays d’Amérique latine, c’était le camarade indiscipliné :le seul qui avait le courage de dire tout haut ce que tout lemonde pensait tout bas. Pour une partie de l’Europe, Cubaétait l’île dorée où pouvait s’épanouir l’utopie de l’égalitésociale. J’ai lutté pour tout ça, moi aussi. Enfin, aujourd’hui,Cuba ressemble à un grand musée en plein air… Ou plu-tôt à un zoo, où les étrangers viennent observer ces drôlesd’animaux que sont les Cubains et leur drôle de mode devie. Tu vois ces écriteaux à l’entrée des zoos avec cette phrase :‘Interdit de nourrir les animaux’ ? Voilà, on devrait mettredes écriteaux à l’entrée de l’aéroport : ‘Interdit de priverles animaux de nourriture’ !” Il rit, mais son rire estrempli d’amertume.

Pendant ce temps, Yoani, très concentrée, travaillesur son ordinateur. Lorsqu’elle navigue sur Internet,elle lève rarement les yeux de son écran. Ou alors trèsbrièvement. Comme lorsque arrive l’une de ses amies,Silvia, 25 ans, qui s’assied à côté d’elle et se met à tri-coter. “Salut, comment va ton ordinateur ? — Mais dequel ordinateur parles-tu, Yoani ?” lui lancé-je. Yoani lèvede nouveau les yeux furtivement, puis se met à rire.

Son objectif : décrire la réalité cubaine dans

son intégralité

▲ Yoani Sánchez sur le toit-terrasse de son immeuble.

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“Oui, tu as raison ! Je n’y avais même pas pensé. Jedemande des nouvelles des ordinateurs de mes amis commesi c’était leur famille. Je suis vraiment mal barrée !”

Yoani est passionnée de technologie depuis qu’elleest toute petite. Ses parents utilisent toujours le réfri-gérateur qu’elle a réparé il y a vingt ans avec du filde fer et des pinces à linge. Elle aime rire de sa marotte.En l’occurrence, cette fois-ci, elle n’est pas complète-ment à côté de la plaque : Silvia – dentiste de pro-fession – tricote une housse en laine pour le portablede son fiancé Orlando. En réalité, Yoani partage sontemps entre les Caraïbes et l’espace infini de la Toile.Elle travaille encore pendant une petite heure, toujoursaussi concentrée. Elle sursaute soudain en découvrantqu’un indice de popularité de 8 points a été attribuéà son blog. “Plus que 1 point et je serai à égalité avec AppleetThe New York Times ! Waouh ! On va fêter ce succès !”

Grâce à une succession de coïncidences miracu-leuses et de conjonctions historiques, à de la déter-mination et du talent, la blogosphère cubaine dirigéepar Yoani est devenue un réseau très étendu d’infor-mations, qui fait autorité et jouit d’une très largeaudience. Les premiers usagers sont les membres del’immense communauté d’exilés cubains dissidents,dispersés dans le monde entier. Ils sont restés liés àCuba par leur culture, leurs origines et (souvent) leurfamille. N’ayant pas l’autorisation de rentrer dans leurpays, ils attendent impatiemment les rares nouvelles

non officielles qui réussissent à sortir de l’île.L’expansion du phénomène du blog cubain est le faitd’un petit groupe de lecteurs qui envoient des nouvellesde Cuba aux dissidents, avec lesquels ils sont tous extrê-mement solidaires pour des raisons personnelles évi-dentes. Des millions de sympathisants du monde entierse sont ensuite ajoutés à ce groupe de base.

Sur l’île, les personnes clés du réseau sont Yoaniet Reinaldo. Mais ils ne sont pas seuls : six prison-niers politiques dictent leurs notes au téléphone depuisleur cellule ; Laritza, un avocat, propose des conseilsjuridiques gratuits sur le blog ; Yamil actualise son sitedepuis la prison à travers les lettres qu’il envoie à sesparents. Enfin, il y a Orlando, le fiancé de Silvia. Il publiesur son blog des photographies de La Havane prisesà la demande de lecteurs vivant aux quatre coins dumonde. Prenons l’exemple d’un dénommé José, habi-tant à Brooklyn depuis quinze ans, mais originaire duquartier du Vedado. Orlando, qui avait reçu des indi-cations précises, a photographié et mis en ligne des clichés de la maison de José, de l’école où il allait étantpetit, et de la place où habite sa grand-mère. Ce ser-vice est absolument gratuit.

Si l’aventure peut survivre, c’est aussi, entre autres,grâce à la solidarité unissant les lecteurs étrangers auxblogueurs de Generación Y. A Cuba, il n’est pas facilede trouver le minimum d’outils nécessaires pour tenirun blog. Yoani, Reinaldo et leurs amis ont eu l’idée

de lancer plusieurs SOS sur Twitter : “J’aurais besoind’une mise à jour pour mon antivirus”, “Pablo est menacé !”ou encore : “Le téléphone mobile de Claudia n’a plus decrédit.” Leurs messages ne sont pas des bouteilles lan-cées à la mer : la Toile répond aussitôt. Et sans riendemander en échange, si ce n’est le courage.

Yoani Sánchez et son mari Reinaldo Escobar se bat-tent pour la liberté d’expression, en dehors de touteconviction ou opinion politiques. Ils considèrent qu’ildoit y avoir de la place pour tout le monde. Leur armeest la Toile, et leur combustible la solidarité. Ils ont doncdécidé de créer une académie clandestine qui formedes blogueurs indépendants. Tous les mardis et les ven-dredis, leur salon, transformé en salle de cours, accueilleune trentaine d’étudiants. Les matières enseignées sontle journalisme, l’éthique, le droit, l’informatique et laculture cubaine. Le cursus est – une fois encore – abso-

lument gratuit.Yoani a déniché un logiciel quisimule une liaison à Internet pourapprendre à gérer un blog et à dimi-nuer le plus possible les temps deconnexion. Les étudiants peuvent

ainsi s’exercer et travailler directement sur leur ordi-nateur personnel. L’académie est une référence pourGeneración Y. On y discute de droit et de morale, maisaussi de questions purement techniques. C’est ledomaine privilégié de Yoani, qui intervient magistra-lement au bout des cinq heures du programme : comment effacer les dossiers de son ordinateur sansque quiconque puisse les récupérer en cas de saisie,comment protéger ses mots de passe personnels, com-ment contourner les censures imposées par le système.

“Tu n’es pas lasse de cette situation ?” lui demandé-je un soir, après avoir marché à ses côtés pendant desheures sur la promenade du Malecón, l’ordinateur àl’épaule. “Si, aujourd’hui, je me sens fatiguée”, merépond-elle avec son sourire habituel. “Mais je suisimbattable pour faire mentir les pronostics que les autresfont sur moi. Surtout ceux qui me concernent directement.Depuis mon enfance, j’ai toujours entendu que je n’arri-verais jamais à rien. Lorsque j’ai rencontré Reinaldo, dansma famille personne n’aurait donné cher de notre relation.Et nous sommes ensemble depuis dix-sept ans. A la nais-sance de Teo, notre fils, tout le monde était persuadé queje ne pourrais pas faire d’études. Et j’ai obtenu un diplômeen philologie tout en étant maman. Aujourd’hui, je conti-nue à me battre, et, tant qu’il y aura quelqu’un qui voudram’empêcher de m’exprimer, je poursuivrai mon combat. An’importe quel prix.”

Alessandro Scotti

◀ La blogueuse est aussi devenueexperte en bricolageélectronique.

EXTRAIT Comment j’ai échappé à une exécution médiatique

Je fais une tresse avec mes cheveux. Il n’y a rien à célé-brer aujourd’hui et je devrais plutôt les laisser emmê-

lés et ternes, mais je les sépare en trois mèches que j’en-tremêle selon une certaine logique. Le fait de se coifferéloigne l’angoisse. Finalement, ma tête se met en ordre tan-dis que le monde continue de se déchaîner. J’ai vécu unesemaine vertigineuse, et je pensais que ce rituel de la coif-fure calmerait mon agitation. Mais cela n’a pas fonctionné.Vendredi dernier, ils ont prononcé mon nom lors de l’en-nuyeux programme [télévisé] de La Table ronde évoquantdes concepts comme le “cyberterrorisme”, les “cybercom-mandos” et la “guerre médiatique”. Etre mentionné demanière négative dans l’émission la plus “officialiste” de latélévision représente pour n’importe quel Cubain la confir-mation de sa mort sociale. La lapidation publique consisteà lancer des insultes sur ceux qui ont des idées critiquessans même leur concéder deux minutes pour y répondre.

Mes amis m’ont appelée, inquiets, craignant que ma mai-son ne soit déjà envahie par ces hommes qui fouillent sousles matelas et derrière les tableaux. Je leur ai répondu demon ton le plus jovial. “Dis-moi qui te dénigre et je te diraiqui tu es”, ai-je répété à ceux qui étaient inquiets. “Si lesemployés et les opportunistes t’insultent, si les employés d’unemachine puissante mais agonisante t’insultent, c’est quasi-ment comme s’ils te décernaient une médaille”, ai-je mur-muré toute la nuit.En fait, j’ai pu constater le jour suivant que le discours offi-ciel n’avait guère d’effet sur la population. Courant après unsac de riz hypothétique, mes voisins n’avaient eu ni le tempsni l’envie de regarder cette émission ennuyeuse. Que signi-fie le fait que ces exécutions médiatiques ne fonctionnentplus ? Il y a quelques années, les balles du mépris gou-vernemental auraient fait le vide autour de moi et de mamaison. Aujourd’hui, on s’approche de moi, on me fait des

clins d’œil, on me tape sur l’épaule en signe de complicité.La diffamation a tellement été utilisée comme méthode pourfaire taire l’autre que les adjectifs incendiaires ont cessé defaire de l’effet sur un peuple fatigué par tant de consigneset si peu de résultats.Le baume réparateur est arrivé ce samedi. Un Argentin a pufaire entrer dans le pays mon prix Perfil de la liberté d’ex-pression [décerné par le quotidien argentin Perfil]. Et prati-quement au même moment une Chilienne faisait passerla douane à un livre emballé dans du papier rose : un exem-plaire de mon livre Cuba libre, qui a été édité à Buenos Aires(Marea éd. 2009, 344 p.).

Posté le 26 mai 2010.On pourra lire sur Courrierinternational.com la traduction d’unautre texte posté la semaine dernière par Yoani Sánchez surson blog Generación Y.

reportage ●

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Les marées noires oubliées du delta du NigerDepuis cinquante ans et dans le plus grand silence, le pétrole brut se déverse en flots continus et pollue cette région. En comparaison, la catastrophe du golfe du Mexique semble surmédiatisée.

THE GUARDIANLondres

Nous avons atteint les bordsde la marée noire, près duvillage d’Otuegwe, aprèsavoir longtemps marché

dans les champs de manioc. Devantnous s’étendaient les marécages.Nous avons senti le pétrole bien avantde le voir. Une odeur infecte degarage et de végétation en décompo-sition imprégnait l’air. Plus nous avan-cions, plus cette puanteur devenaitinsoutenable. Un peu plus loin, nousavons nagé dans des flaques de brutléger nigérian, le meilleur du monde.Parmi les centaines d’oléoducs vieuxde quarante ans et rongés par larouille qui ont envahi le delta duNiger, il y en a un qui a déversé dubrut pendant des mois. Forêts et terresagricoles ont alors été recouvertesd’une couche brillante de liquide hui-leux. Les puits d’eau potable ont étépollués. “Nous avons tout perdu : filets,cabanes, casiers de pêche…”, se souvientPromise, le chef du village d’Otuegwe,qui nous servait de guide. “C’est icique nous pêchions et travaillions la terre.Nous avons perdu notre forêt. Nous avonsprévenu Shell dès les premiers jours de lafuite, mais la compagnie n’a rien fait pen-dant des mois.”

De fait, la quantité de pétrole quis’échappe chaque année des termi-naux, des oléoducs, des stations depompage et des plates-formes pétro-lières dépasse de loin tout ce qui esten train de se déverser dans le golfedu Mexique, site d’une catastropheécologique majeure provoquée parl’explosion de la plate-forme pétrolièreDeepwater Horizon de BP en avril.

“LES COMPAGNIES PÉTROLIÈRESVEULENT NOTRE MORT”

Ce désastre est abondamment couvertpar les médias du monde entier. Parcontre, on a peu d’informations surles dégâts infligés au delta du Niger.Pourtant, la destruction de la régiondonne une idée bien plus exacte duprix à payer pour le forage des puitsde pétrole. Le 1er mai, dans l’Etatd’Akwa Ibom, un oléoduc du groupeExxonMobil s’est rompu, rejetant4 millions de litres de brut dans ledelta pendant sept jours avant que labrèche ne soit colmatée. Les habitantsont manifesté contre la compagniepétrolière, mais, à les en croire, ils sesont fait attaquer par les gardes. Les

dirigeants locaux réclament mainte-nant 1 milliard de dollars [820 mil-lions d’euros] d’indemnités pour lesmaladies contractées et la perte deleurs moyens de subsistance. Raressont ceux qui s’attendent à obtenirgain de cause. En attendant, la mercontinue de déposer d’épaisses galettesde pétrole le long des côtes.

Dans les jours qui ont suivi lamarée noire dans l’Etat d’Akwa Ibom,les rebelles s’en sont pris au pipelineTrans Niger de Shell, situé non loin delà, entraînant la fuite de milliers debarils de brut. Quelques jours après,une vaste nappe de pétrole flottait surle lac Adibawa, dans l’Etat de Bayelsa,et une autre à Ogoniland. “Les com-pagnies pétrolières n’attachent aucuneimportance à nos vies”, déplore WilliamsMkpa, chef de village à Ibeno. “Ellesveulent notre mort. En deux ans, nousavons subi dix marées noires et les pêcheursne peuvent plus nourrir leurs familles !C’est intolérable !” Avec 606 champspétrolifères, le delta du Niger four-nit 40 % du total des importationsaméricaines de brut. C’est la capitale

mondiale de la pollution pétrolière.L’espérance de vie dans ses commu-nautés rurales, dont la moitié n’a pasaccès à l’eau potable, est tombée à40 ans à peine depuis deux généra-tions. La population locale maudit lepétrole qui pollue ses terres et trouveincroyable les efforts déployés par BPet les autorités américaines pour col-mater la brèche dans le golfe duMexique et protéger le littoral de laLouisiane contre la pollution.

“Si la même mésaventure était sur-venue au Nigeria, ni le gouvernement nile pétrolier ne s’en seraient beaucoup pré-occupés, explique l’écrivain Ben Ikari.Cela a lieu en permanence dans le delta !Les compagnies pétrolières n’en tiennentaucunement compte la plupart du temps.Les législateurs s’en moquent et la popu-lation doit vivre au quotidien avec la pollution. La situation est pire qu’il y atrente ans. Quand je vois tout le malqu’on se donne aux Etats-Unis, je res-sens une immense tristesse devant le faitqu’il y ait deux poids, deux mesures.”“Nous voyons avec quelle énergie ons’efforce de combattre la marée noire auxEtats-Unis”, commente Nnimo Bas-sey, responsable au Nigeria de l’or-ganisation écologiste Friends of theEarth International. “Mais au Nige-ria, les compagnies pétrolières éludent leproblème et détruisent les moyens de sub-sistance des gens et l’environnement. Lamarée noire du golfe du Mexique estcomme une métaphore pour ce qui sepasse chaque jour dans les champs pétro-lifères du Nigeria et ailleurs en Afrique.Voilà cinquante ans que ça dure ! LesNigérians sont totalement tributaires dumilieu naturel pour l’eau potable, pourl’agriculture et la pêche. Ils sont stu-péfaits de voir le président américainprononcer un discours par jour, parcequ’eux n’entendent pas un mot de lapart de leur gouvernement.”

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 32 DU 3 AU 9 JUIN 2010

afr ique ●

Il est impossible de mesurer laquantité de pétrole répandu dans ledelta du Niger chaque année, car lespétroliers et le gouvernement veillentà ne pas divulguer l’information.Cependant, si l’on en croit deuxgrandes enquêtes indépendantes réa-lisées ces quatre dernières années, ils’en déverse autant par an dans la mer,dans les marais et sur terre que ce quia fui dans le golfe du Mexique jusqu’àprésent… Selon un rapport publié en2006 par le World Wide Fund (WWF)Royaume-Uni, l’Union internationalepour la conservation de la nature et laNigerian Conservation Foundation,jusqu’à 1,5 million de tonnes de brut– soit cinquante fois la marée noire pro-voquée par le pétrolier Exxon Valdez enAlaska – se sont déversées dans le deltadurant le demi-siècle écoulé. En 2009,Amnesty International a calculé que cesfuites ont représenté l’équivalent d’aumoins 9 millions de barils. L’organi-sation accuse les géants de l’industriede violer les droits de l’homme. Lesautorités nigérianes ont recensé offi-ciellement plus de 7 000 marées noiresentre 1970 et 2000, et 2 000 grands sitesde pollution, la plupart touchés depuisplusieurs décennies. Des milliersd’autres, plus petits, attendent toujoursun hypothétique nettoyage. Plus d’unmillier de procès ont été intentés rienque contre Shell.

ON DÉPLORE PLUS DE 300 MARÉESNOIRES CHAQUE ANNÉE

Le géant anglo-néerlandais, qui a nouéun partenariat avec l’Etat nigériandans le delta, soutient que 98 % descas le concernant sont dus à des actesde vandalisme, de vol ou de sabotagepar des militants, et seule une infimepartie est causée par une détériorationdes infrastructures. “Nous avonsconstaté 132 cas de pollution l’année der-nière, contre 175 en moyenne. Les sou-papes de sûreté ont été vandalisées. Surun oléoduc, on a relevé 300 robinets illi-cites. Nous avons découvert cinq enginsexplosifs sur un autre. Les communautésne nous permettent parfois pas d’accé-der aux lieux pour effectuer le nettoyageparce qu’elles peuvent gagner davantageavec les indemnisations”, affirme unporte-parole du groupe.

L’ampleur de la pollution dépassel’entendement et suscite une grandecolère. “On constate plus de 300 maréesnoires de toutes tailles chaque année”,s’indigne Nnimo Bassey. “Au Nigeria,l’Etat et les pétroliers en sont arrivés àconsidérer un niveau extraordinairementélevé de pollution comme la norme. Al’évidence, BP bloque toute législation pro-gressiste, tant aux Etats-Unis qu’au Nige-ria. Ici, les groupes pétroliers se considè-rent au-dessus des lois et représentent undanger manifeste pour la planète. Il fautporter ces affaires devant la Cour inter-nationale de justice.” John Vidal

■ ContratsLe Nigeria,huitième paysexportateur de pétrole brut, a signé, mi-mai,avec une entreprised’Etat chinoise un contrat de 23 milliards de dollars(18,9 milliardsd’euros) pour construire trois raffineries, qui devraient à terme produirel’équivalent de750 000 barils parjour, et un complexepétrochimique. Fin 2009, la compagnienationale pétrolièrechinoise avait missur la table30 milliards d’eurospour s’assurer6 milliards de barilsnigérians, soitenviron un sixièmedes réservesprouvées du pays.Une autreentreprise chinoise,Sinopec, s’est quantà elle offert, fin2009, la sociétécanadienne AddaxPetroleum, quiopère au Nigeria et en Afrique de l’Ouest, pour5 milliards d’euros.

▲ Dessin de GermánMenino paru dansEl Periódico de Catalunya,Barcelone.

W W W .▶ ◀

courrierinternational.comL’anticipation au quotidien

1022p32-33:Mise en page 1 1/06/10 14:43 Page 32

ZHONGGUO QINGNIAN BAOPékin

Le 25 mai, un salarié du centre deformation du groupe Foxconn s’estdonné la mort en se jetant du hautd’un bâtiment du site de Guanlan,

à Shenzhen. Il s’agit du onzième sui-cide dans des conditions similairesenregistré dans la société depuis ledébut de l’année. [L’entreprise taïwa-naise, implantée dans le sud de laChine, produit du matériel électro-nique pour Nokia, Sony, Dell, et Apple,à qui elle fournit notamment les iPod,iPhone et iPad. Une tentative de sui-cide a encore eu lieu le 28 mai.]

En lisant cette nouvelle, j’ai eu dumal à poursuivre la lecture de l’article.Alors que les médias en étaient encoreà dénombrer le “dixième saut” et quele public se demandait si Foxconnallait parvenir à éviter un onzième sui-cide, une nouvelle fois, un jeunehomme s’est jeté d’une tour. C’est lacinquième affaire de ce genre depuisle début du mois de mai.

On a l’impression que plus les mé -dias en parlent, plus le nombre de per-sonnes se donnant la mort augmente,comme s’il s’agissait d’une terrible

et l’inaction des autorités, de nom-breuses opinions ont été émises. Bienqu’elles aient touché le cœur du pro-blème, ont-elles vraiment permis derégler ces questions ? Pendant cetemps, malgré cette série de suicides,des milliers de jeunes continuent defaire la queue à l’entrée des usinesFoxconn dans l’espoir d’obtenir unentretien d’embauche.

FOXCONN N’EST PAS LA PIREDES ENTREPRISES

On ne peut s’empêcher de se deman-der pourquoi, en dépit de la réputationsulfureuse du groupe, de nombreuxsalariés considèrent encore qu’on ybénéficie de meilleures conditionsd’emploi et d’un meilleur traitement[salaire, logement, conditions de tra-vail] que dans la plupart des autresentreprises… En réalité, le problèmeest qu’il n’y a pas tellement de choixen dehors de Foxconn. Dans un envi-ronnement de marché marqué parl’absence de garde-fous éthiques et juri-diques, où l’accumulation primitive ducapital [terme marxiste caractérisantle premier stade du capitalisme] en -traîne de multiples entorses aux règle-ments, des violations de lois et mêmedes incidents sanglants, de nombreusesentreprises ne valent guère mieux queFoxconn, voire sont pires.

Aussi, dans cette affaire, les médiasdevraient-ils se montrer responsableset garder une certaine retenue dansleur manière de couvrir les événe-ments. Nous ne nourrissons pas l’illu-sion de croire que le silence puisseinciter à davantage de réflexion et d’ac-tion, mais espérons qu’on ne laisserapas des discussions stériles faire naîtredans les rangs des salariés de Foxconnun sentiment d’injustice et un mécon-tentement croissants. Cela n’abouti-rait qu’à de nouvelles tragédies.

Liu Daocai

Le syndrome France Télécom frappe la ChineSOCIAL ■ Le groupeélectronique chinoisFoxconn est confronté à des suicides en chaîne. Et pourtantil n’offre pas les piresconditions de travail,remarque le quotidiende la Ligue de lajeunesse communiste.

économie

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 48 DU 3 AU 9 JUIN 2010

■ AugmentationsFoxconn a annoncéle 28 mai que les salaires d’aumoins 200 000 de ses employésserontprochainementaugmentés de 20 %,selon le quotidienDiyi Caijing Ribao.Le salaire de basepassera ainsi de900 à 1 100 yuans,soit 130 euros.Cette mesure,préconiséepar ailleurs par la province du Guangdong, étaitenvisagée depuisplusieurs mois par l’entreprise, qui y voyait un moyen de faireface à la pénurie de main-d’œuvre.

GRÈVE La levée d’un tabouQ uatre usines de Honda en

Chine cessent la production”,annonce le Nanfang Dushibao engros titre de une (ci-contre). “Lesouvriers [dont le salaire de base estcompris entre 1 000 et 1 200 yuans– soit entre 145 et 175 euros]demandent des augmentations”,explique le quotidien cantonais.“Le 28 mai, l ’usine de piècesdétachées Honda de Nanhai, dansle Guangdong, a cessé de fonction-ner pendant une journée. C’était lapremière fois depuis le début de lagrève, le 17 mai, que la direction del’usine décidait [d’en tirer les conclusions et] d’ar-rêter les chaînes”, précise de son côté le site éco-nomique libéral Caixin. Le 31 mai, le travail n’avaittoujours pas repris.Même si c’est de manière parfois alambiquée,la presse chinoise, qui parle très rarement desmouvements sociaux – sauf lorsqu’ils s’accom-pagnent de manifestations violentes –, qualifiecette fois de “grève” le conflit qui paralyse leconstructeur automobile japonais. Le droit degrève a été supprimé de la Constitution en 1982.

Cette affaire survient alors que,depuis plusieurs semaines, lapresse chinoise rapporte les inter-ventions qui se multiplient enfaveur de la mise en place denégociations salariales collectivesdans les entreprises. Cette grèveest un avertissement, écrit ainsile quotidien pékinois Xin Jingbao.Elle marque la nécessité de la pro-mulgation rapide du “décret sur lessalaires” actuellement en prépa-ration, mais qui rencontrerait uneforte opposition de la part des“entreprises monopolistiques”. “Le

niveau des salaires des ouvriers de base est trèsbas, les salaires n’augmentent que très lentement,et ce décret tarde à voir le jour ; les droits desouvriers ne sont pas suffisamment respectés ; iln’est pas impossible que des arrêts de productiondus à des grèves comme chez Honda se produi-sent dans un certain nombre d’entreprises”, com-mente le journal. Le nombre de conflits du travail a fortement aug-menté depuis 2008, notait récemment le Zhong-guo Qingnian Bao.

malédiction ! Un parallèle s’imposetout naturellement avec la vague desuicides chez France Télécom, où35 salariés ont mis fin à leurs joursentre 2008 et 2009, et où 11 se sontsuicidés au cours du premier trimestrede cette année. Ces actes désespérés,qui ont touché le troisième opérateurde télécommunications européen, ontbouleversé le monde entier et retenul’attention des chercheurs.

Pour expliquer cette vague de sui-cides, la presse a dénoncé les mé -thodes brutales de gestion du per-sonnel chez France Télécom, la pertede la culture d’entreprise provoquéepar la restructuration de la société et

l’indifférence des cadres dirigeantsface au malaise de leurs salariés. Mais,incontestablement, le fait le plus mar-quant est que l’intérêt des médiaspour ces affaires, loin de les résoudre,aboutit à aggraver le mécontentementdes salariés.

Les médias chinois se sont déjàpenchés sur les problèmes qui existentchez Foxconn, dont les causes sontétrangement similaires à celles deFrance Télécom. Que ce soit pourdénoncer les “ateliers de la sueur et dusang”, pour condamner “l’absence d’unsystème de soutien psychologique” oupour s’insurger contre la lenteur deréaction des dirigeants de l’entreprise

◀ Dessin deKambiz, Allemagne.

1022p48 e?co:Mise en page 1 1/06/10 11:20 Page 48

BANGKOK POSTBangkok

Jadis, un marin abandonné sur uneîle déserte aurait murmuré : “Del’eau, de l’eau partout, et pas unegoutte à boire !” Il avait raison. Les

mers et les océans recouvrent la grandemajorité de notre planète, mais seu-lement 2,5 % de cette eau est potable.Les Thaïlandais ne souffrent pas de ceproblème puisque leur pays est abon-damment arrosé chaque année par lespluies de la mousson. N’oublions pasqu’il y a tout juste quelques mois unebonne partie du pays a été inondée enraison de pluies diluviennes. Dès lors,comment expliquer que la Thaïlandesouffre actuellement d’une pénuried’eau si grave que 53 provinces ont étédéclarées en état de sécheresse ? Il estévident que cette situation n’est pasliée à un manque d’eau… mais plutôtde cerveaux.

Prenez la riziculture, par exemple.Les Thaïlandais savent parfaitementque la culture du riz nécessite énor-mément d’eau. Celle-ci s’accordedonc particulièrement bien avec lasaison des pluies, et il semble absurded’essayer de faire pousser du riz à uneautre période de l’année. Pourtant,les paysans de certaines régions

essaient de faire pousser jusqu’à deuxrécoltes au cours de la saison sèche,utilisant le peu d’eau fourni par lessystèmes d’irrigation.

On pourrait comprendre que cer-tains agissent ainsi pour nourrir leurfamille, mais les récoltes de la saisonsèche sont toutes deux destinées à lavente. Lorsque l’eau vient à manqueret que les plants de riz commencentà se dessécher, les paysans en appel-lent au gouvernement. Lorsque lesrécoltes sont bonnes et font baisser leprix du riz, ils s’en remettent encoreau gouvernement.

Certes, les régions du Nord reçoi-vent légèrement moins de précipita-tions que le reste du pays. Néanmoins,

en comparaison avec le reste dumonde, la situation est loin d’être cri-tique. Une grande partie de la popu-lation mondiale parvient à vivre avecmoins d’eau que les Thaïlandais etsans connaître la sécheresse. Prenez,par exemple, les habitants des Etatsindiens du Rajasthan ou du Guja-rat, qui vivent dans des zones quasiarides. Ces régions reçoivent net-tement moins de pluie que le nord-est de la Thaïlande. Et pourtant nosvoisins indiens ne connaissent pas decrises à répétition, car ils savent gérerleurs ressources intelligemment.

Outre le recours à des cultures età des méthodes de conservation adap-tées à des ressources limitées, les Indiens

utilisent de vieilles techniques de“collecte de l’eau” pour stockerles quantités qu’ils reçoivent chaqueannée. L’une de ces techniques, simple,nécessite la coopération d’un grandnombre de paysans pour creuser denombreux bassins sur leurs terres. Pré-sents en quantité suffisante, ces réser-voirs permettent à l’eau de s’infiltrerdans les sols et d’imprégner une largepartie des terres.

LES PAYSANS CULTIVENT ET POLLUENT SANS RÉFLÉCHIR

Bénéficiant chaque année des géné-reuses pluies de la mousson et de sys-tèmes d’irrigation pendant la saisonsèche, les Thaïlandais n’ont jamais prisl’habitude de faire des réserves ou deréfléchir à deux fois avant de planterdu riz et de polluer les rivières et lescanaux en pleine saison sèche. Ilsn’ont jamais appris non plus à coopé-rer pour creuser des réservoirs d’eauen quantité suffisante. Quand ils lefont, il semble que ce soit à l’initia-tive d’un homme politique lorgnantsur une partie du budget attribué àce genre de chantier par le gouver-nement. En outre, ces réservoirs sonttrop dispersés et trop peu nombreuxpour imbiber les sols comme en Inde.

Ce dont la Thaïlande a vérita-blement besoin, c’est d’une poli-tique de gestion des eaux digne dece nom. Reste qu’au train où vontles choses, je ne serais pas surprisd’entendre, dans un futur proche,un touriste abandonné face à uncanal boueux de Bangkok murmu-rer : “Des gens, des gens, tant de gens,et pas un cerveau pour réfléchir !”

Sawai Boonma

Thaïlande : pénurie d’eau… et de savoir-faireHYDROLOGIE ■ Si la sécheressesévit, c’est avant tout parce que les ressources disponibles sont trèsmal gérées, accuse un éditorialistedu principal quotidien du pays.

écologie ●

i n t e l l i g e n c e s

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 49 DU 3 AU 9 JUIN 2010

DIE WELT (extraits)Berlin

Quand les diables de Tasmanie sebattent pour une charogne, ilspoussent des hurlements perçants.Et quand ils sont excités leurs

oreilles pointues deviennent rouge vif.Ce marsupial est un animal culte enAustralie. Il existe même sous formede personnage de bande dessinée [Taz,le diable déjanté des Looney Tunes(Warner Bros)]. Or l’espèce est mena-cée par un cancer de la face qui a, selonles estimations, décimé 70 % de lapopulation sauvage au cours des dix

dernières années. Le gouvernementaustralien a donc prévu des mesuresdrastiques pour sauver cette espèceendémique : transférer des individussains sur d’autres îles australiennes.L’installation, qui doit commencer àpartir de cette année, risque cependantd’avoir des effets dévastateurs sur lesécosystèmes d’accueil.

Ce cancer est contagieux et se trans-met quand ces animaux agressifs, qui

se battent souvent pour une charogneou pour un partenaire, se mordententre eux. “Il est mortel dans 100 % descas. S’ils l’attrapent, ils meurent”, déclareMark Williams, le porte-parole du zooTaronga, à Sydney. “Leur face se couvrede plaies, ils ne peuvent plus se nourriret meurent de faim dans d’atroces souf-frances. C’est une maladie horrible.”

UN CARNIVORE D’UNE GRANDEIMPORTANCE ÉCOLOGIQUE

Le zoo Taronga et d’autres établisse-ments australiens possèdent uneréserve de population de 220 indivi-dus. Les spécialistes réfléchissentcependant à d’autres mesures depuisque le diable a été déclaré espècemenacée, en mai 2009. On étudieactuellement les perturbations que lesdiables, qui sont les plus gros marsu-piaux carnivores d’Australie, pourraientcauser au fragile écosystème des autresîles, explique Andrew Sharman,du Programme pour le sauvetagedu diable de Tasmanie.

Les diables pourraient, parexemple, faire leur entrée sur l’îleMaria, au large de la côte est de la Tas-manie. On va en outre créer des “îles

virtuelles” sur le continent en clôtu-rant des surfaces épargnées par le can-cer pour le moment.

“Nombreux de par le monde sont lesexemples d’introduction de nouvellesespèces sur une île qui se sont mal pas-sés, confie Sharman. Nous sommes trèsprudents et réfléchissons bien à la façond’installer les diables sur ces territoires.”Peter McGlone, de l’ONG localeTasmanian Conservation Trust, meten garde : “L’introduction du diable surune nouvelle île comporte toujours desrisques et il faudra choisir entre sauverle diable ou sauver l’île.”

“Il est très important de les sauvernon seulement parce que ce sont desanimaux emblématiques, mais aussiparce qu’ils se situent tout en haut dela chaîne alimentaire”, explique TonyBritt-Lewis, le soigneur en chef duzoo Taronga. “Ils peuvent notammentcontrôler les populations de renards.”

Les scientifiques ont récemmentdécrypté le code génétique du can-cer de la face. Cela laisse entrevoirdes perspectives de guérison. Si ontrouve un traitement efficace, il seraalors inutile de faire déménager lesdiables de Tasmanie. ■

Les diables de Tasmanie cherchent une terre d’accueilESPÈCE MENACÉE ■ Poursauver ces marsupiauxvictimes d’une épidémiede cancer de la face,les spécialistes comptent transférer des individus sains surd’autres îles d’Australie. Hobart

Aire de conservation du diable de Tasmanie

Parcs nationaux

LauncestonT A S M A N I E

IlesFurneaux

Ile Maria

0 150 km

1 617 m

OCÉANINDIEN

AUSTRALIE

Canberra

Sydney

▶ Dessin d’El Rotoparu dans El País,Madrid.

■ EvénementLe 5 juin, commetous les ans depuis 1972,le monde célébrerala Journée mondialede l’environnement.En soutien à l’Annéeinternationale de la biodiversité en 2010, le rendez-vous initié par lesNations unies aurapour thème : “Desmillions d’espèces,une planète, un avenir commun”.

1022 p49-50:Mise en page 1 1/06/10 11:07 Page 49

INTERNATIONAL HERALD TRIBUNEParis

Ces montagnes noyées dans labrume qui se dressent au-dessusdes forêts constituent l’un dessujets d’exploration et de re -

cherche les plus attrayants du monde.Mais les volutes de fumée qui s’élèventdans la savane en contrebas témoignentd’une coutume qui fait l’objet d’un vifdébat chez les scientifiques du Vene-zuela et d’ailleurs : la tradition desIndiens Pemón de mettre le feu auxherbages et aux forêts pour pouvoircontinuer à pratiquer la chasse et lescultures vivrières.

Certains experts forestiers fontvaloir que ces feux constituent unrisque de déforestation et de dispari-tion de certaines espèces végétales pourla Gran Sabana [Grande Savane], unerégion presque aussi vaste que l’Irlandeet hérissée de mystérieuses montagnestabulaires connues sous le nom detepuis. Mais beaucoup de Pemón etquelques universitaires qui étudientleur ethnie rétorquent que les feuxempêchent l’herbe de produire de labiomasse sujette à des incendies beau-coup plus importants, qui pourraientdévaster la région tout entière.

“Les gens de l’extérieur pensent quenous sommes des sauvages primitifs, maisils ne connaissent pas nos coutumes”,explique Leonardo Criollo, un chefpemón de 46 ans dont le village,

Yunek, s’étend au pied du massif deChimantá. “Nous allumons des feuxpour pouvoir vivre en harmonie avec lasavane qui nous entoure.”

Cette confrontation sur une pra-tique vieille de plusieurs siècles entredans le cadre d’un débat plus vaste surla souveraineté et la gestion des terresautochtones. La majeure partie de laGran Sabana est interdite d’accès,

parce qu’on y trouve non seulementun parc national mais aussi un terri-toire à statut militaire.

Les Pemón, actuellement aunombre de 25 000, ont occupé demanière exclusive la quasi-totalité dela Gran Sabana jusqu’à l’aube duXXe siècle, quand les missionnairesespagnols ont commencé à s’y instal-ler en grand nombre. Aujourd’hui,toute cette région est en mouvement.Des camions du Brésil chargés de biensde consommation foncent à touteallure sur l’autoroute goudronnée quila traverse. Des trafiquants venant del’autre côté de la frontière empruntenteux aussi cette route avec du carburantde contrebande. Et l’armée a renforcésa présence dans la région en installantune nouvelle base de surveillance parsatellite dans le village de Luepa.

DE NOUVEAUX FEUX ALLUMÉSEN SIGNE DE PROTESTATION

Pendant ce temps, les Pemón conti-nuent à allumer des feux dans lasavane, car l’herbe fraîche qui poussesur les zones brûlées attire des proiestrès convoitées, comme le cerf à queueblanche. “Pourquoi abandonner une cou-tume qui a les effets désirés depuis des géné-rations ?” demande Antonio García, unchasseur pemón de la région de SantaElena de Uairén.

La chasse n’est pas la seule moti-vation des Indiens. Bjorn Sletto, unexpert en aménagement du territoirede l’université du Texas qui a étudiécette coutume, a vu des Pemón allu-mer des feux dans la savane pour sedébarrasser des serpents et des scor-pions, communiquer par signaux defumée et utiliser la fumée pour rabattreles insectes dans les rivières de manièreà attirer le poisson.

Pour M. Sletto, le principal rôle deces incendies volontaires est de créerdes coupe-feu naturels dans la savanepour éviter que des incendies plus

importants ne se propagent. “Ces rai-sons sont tout à fait défendables sur unplan écologique, car les Pemón limitentainsi la masse de végétaux combustibles”,dit-il. Mais d’autres spécialistes nesont pas de cet avis. Nelda Dezzeo, unbiologiste forestier de l’Institut derecherche scientifique vénézuélien,soutient que certaines forêts de la GranSabana pourraient ne pas se remettrede ces feux répétés. “Il y a dans la GranSabana des forêts montagneuses humidesoù de nouvelles variétés d’arbres sontencore à l’étude, dit-il. Si ces zones sonttouchées, ces variétés ou d’autres dont nousn’avons pas encore connaissance pour-raient disparaître.”

L’hostilité manifestée contre lesfeux de savane va bien au-delà dudébat scientifique. Des Vénézuéliensnon autochtones se moquent souventdes Pemón en les qualifiant de que-mones, un mot espagnol signifiant“flambeurs”, ce qui n’est pas sansirriter les Pemón. Certains allumentdésormais des feux en signe de pro-testation, ce qui ne fait qu’aggraverla situation. Des universitaires ontrelevé une augmentation des incen-dies après l’installation de tours élec-triques dans la savane et l’ouverturede la base de surveillance militaire.D’autres Pemón encore ont recoursà cette pratique pour forcer le gouver-nement à satisfaire leurs demandes.

Peu d’experts peuvent prédirequels effets ces nouveaux feux aurontsur la Gran Sabana. “Le gouvernementse trompe s’il pense que les Pemón sont desmoutons dociles”, souligne DemetrioGómez, un chef pemón de 36 ans quia participé à la violente manifestationorganisée cette année près de SantaElena de Uairén pour déloger dessquatteurs de terres leur appartenant.“Nous avons mis le feu à ces terres avantque d’autres ne s’y installent, et nous conti-nuerons à le faire.”

Simon Romero

Les Indiens Pemón ont-ils raison de brûler leur savane ?POLÉMIQUE ■ Sainetradition pour les uns,désastre écologique pourles autres : les incendiesprovoqués dans la GranSabana vénézuéliennedivisent les scientifiques.

écologie

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 50 DU 3 AU 9 JUIN 2010

Comment estimer la valeur d’un arbre

LE TEMPSGenève

La valeur des arbres n’en finit pasde grimper, comme l’illustrentles péripéties qui entourentactuellement le futur musée

d’Ethnographie de Genève. Ce projetest menacé par un référendum dontles 6 000 signataires réclament lemaintien d’arbres vénérables mis enpéril par les travaux.

Mais au fait, au-delà de sa valeursymbolique et affective, quel est le prixconcret d’un arbre ? La manière de cal-culer celui-ci est justement en train dechanger. D’un côté, il y a par exemple

l’épicéa dans une forêt jurassienne.Lui, il coûte 100 francs suisses[70 euros]. De l’autre, il y a le platanedu même âge, situé sur les quais d’unlac romand. Lequel peut atteindrejusqu’à 20 000 francs [14 000 euros].L’Union suisse des services des parcset promenades (USSP) est actuelle-ment en train de réviser la directivequi permettra de mieux prendre encompte la valeur virtuelle et le poten-tiel d’avenir d’un arbre, mais surtoutde calculer le montant des dom-mages-intérêts à verser par le fautifqui aurait abîmé un spécimen.

“Jusqu’ici, on tenait compte de l’es-sence, de l’emplacement, de l’âge et de lasanté. Mais cela n’est plus suffisant.Désormais, lors d’un dommage, nous cher-chons le meilleur arbre de remplacementen pépinière, quitte à faire le voyage en Ita-lie ou en Allemagne. Il ne sera pas forcé-ment de taille identique, mais il doit êtrele plus apte à reprendre le rôle de son

prédécesseur. A son prix d’achat, nousajoutons les travaux de replantation et detransport. S’il faut l’amener en hélicoptèresur le site, on peut atteindre des dommages-intérêts très élevés, dans les 20 000 à25 000 francs suisses !” explique PeterStünzi, secrétaire de l’USSP.

Cette nouvelle approche est pour-tant encore loin de celle bien ancréedans les mœurs anglo-saxonnes. “AuxEtats-Unis, on considère désormais unarbre pour ce qu’il rapporte et non pour cequ’il coûte. Les autorités mènent des étudessérieuses pour démontrer à quel point lesplantations et leur entretien réduisent lescharges publiques”, explique Robert Per-roulaz, enseignant en dendrologie à laHaute Ecole de paysage, d’ingénierieet d’architecture de Genève. “Prenonsla ville de Charlotte, en Caroline du Sud.Il a été établi qu’outre le CO2 chaquearbre réduisait aussi les niveaux d’ozone,de dioxyde d’azote, de dioxyde de soufreet de particules fines de 38 935 kilos

chaque année. Les coûts de purificationindustrielle correspondants seraientde 36 270 dollars par an.”

Et pour la santé ? “La ville deSacramento [en Californie] possède2 080 hectares de parcs, ouverts à toutesles activités sportives. La ville a calculéqu’une personne inactive coûte en fraisde santé 250 à 500 dollars de plus paran qu’une personne ayant une activitéphysique dans les parcs. Vu que 78 000 per-sonnes utilisent régulièrement ces parcs,le bénéfice pour la santé est estimé àpresque 20 millions de dollars”, répondRobert Perroulaz.

Aux Etats-Unis, l’arbre n’est doncpas envisagé comme un luxe décora-tif, mais comme un acteur de laville, une sorte d’auxiliaire polyvalentqui aide aussi bien à la gestion deseaux qu’à la climatisation, à la luttecontre les agressions qu’à la bonnesanté des habitants.

Valérie Hoffmeyer

ÉCONOMIE ■ Pour déterminer le prixd’un spécimen donné, les spécialistestiennent désormais compte de son utilité sanitaire et sociale.

▲ Dessin deSequeiros paru dansEl Mundo,Madrid.

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tricité en absorbant la chaleur plutôtque les rayonnements lumineux. Pource faire, il exploite le phénomène ditd’“émission thermo-ionique”, c’est-à-dire la propension de certains maté-riaux à libérer des électrons sousl’effet de la chaleur. Il s’avère que lesdiamants microscopiques se prêtentparticulièrement bien à cette utilisa-tion. Fox compte utiliser un panneauréflecteur qui concentrerait la lumière

du soleil sur un dispositif composé dedeux minces films de diamants, séparésde seulement quelques centaines demicromètres. A mesure que les rayonssolaires chauffent le film du dessus, lesélectrons les plus instables sont arra-chés et collectés par l’autre film, géné-rant ainsi un courant électrique.

D’ordinaire, les appareils servantà capturer la chaleur du soleil concen-trent les rayons lumineux sur destubes remplis d’eau ou d’huile. Lefluide ainsi chauffé est utilisé pourproduire de la vapeur et actionner uneturbine générant de l’électricité. Unecellule photovoltaïque constituée dediamant et dépourvue de dispositifmécanique devrait être plus efficace,explique Fox. Cette technologie seraiten outre indépendante du soleil puis -que ces cellules pourraient fonction-ner avec les rejets calorifiques des cen-

NEW SCIENTIST (extraits)Londres

Cela ressemble à la chambre forted’une banque. Les portes sontverrouillées par des codes desécurité, les murs, le sol et le pla-

fond sont constitués de blocs de bétonarmé faisant jusqu’à 2 mètres d’épais-seur, et le tout est construit sur durocher. Les conduits d’aération sontéquipés de volets automatiques.Mêmes les ondes téléphoniques neparviennent pas à entrer ici.

Un tel dispositif ne paraît pasdéplacé quand on sait que l’endroitrenferme des centaines de diamants.Nous ne sommes pas dans unechambre forte mais dans le labora-toire du Centre for Nanoscience andQuantum Information de l’universitéde Bristol, au Royaume-Uni, et lesdiamants contenus ici ne sont pas plusgros que des grains de poussière. Etil n’y a pas que des diamants ; l’or etl’argent sont aussi très présents dansce laboratoire.

DES CELLULES PHOTOVOLTAÏQUESFAITES DE FILMS DE DIAMANT

Prisés depuis des siècles pour leurdureté, leur éclat et leur résistance à lacorrosion, ces différents matériauxrévèlent – une fois réduits à l’échelledu nanomètre – de nouvelles proprié-tés susceptibles de révolutionner lafabrication des gadgets électroniques.Neil Fox passe ici ses journées à mani-puler de fragiles films de diamantsde l’épaisseur d’un cheveu. Ses expé-riences sont tellement minutieuses quela moindre vibration peut tout faireéchouer. L’objectif du physicien : trans-former ces films de diamants en cel-lules photovoltaïques d’un nouveaugenre, capables de produire de l’élec-

trales électriques, des usines ou desémissions automobiles.

Les nanodiamants pourraient éga-lement se poser en alternative aux cir-cuits en silicone utilisés dans les pucesélectroniques. C’est du moins l’ob-jectif d’un projet mené par la DefenseAdvanced Research Projects Agency(DARPA) [agence de l’armée amé- ricaine chargée de la R&D] visant àremplacer les circuits électroniquesà base de silicone par des composantsmicroscopiques réalisés à partir de dia-mants. Les ingénieurs de la DARPAestiment que cette technique présen-terait de grands avantages par rapportaux classiques couches de composantsélectroniques, surtout s’ils parvien-nent à les fabriquer avec des diamantsultrananocristallins (UNCD).

Il est possible de tailler les dia-mants UNCD afin de former des pas-serelles ou des membranes vibrantesde l’ordre du nanomètre et répondantà un spectre de fréquences plusétendu que les oscillateurs et les inter-rupteurs conventionnels. Ces dia-mants pouvant également être dispo-sés en couche sur du silicium, ilspourraient être directement intégrésdans des puces pour un faible coût deproduction. “Le diamant est un maté-riau unique en son genre”, reconnaîtJan Isberg, ingénieur à l’universitéd’Uppsala, en Suède, où il étudie lesapplications de ce minéral en électro-nique. Les chercheurs de la DARPAespèrent pouvoir utiliser leurs com-posants en diamant pour fabriquerune radio militaire à haut débit quiressemblerait à une sorte de Smart-phone amélioré.

DE LA POUSSIÈRE D’OR POUR COMBATTRE LES CANCERS

Il faudra encore quelques annéesavant que les ingénieurs ne puissentfabriquer tout un ordinateur optiqueavec cette nanotechnologie à base dediamant. En attendant, les nanopar-ticules d’or et d’argent nous réserventd’autres surprises. Injectées dans destissus humains et exposées à desrayons lumineux, les nanoparticulesd’or peuvent générer des plasmons,c’est-à-dire des oscillations de plasma.Voilà qui pourrait servir à analyserle comportement chimique des cel-

lules et aider à poser des diagnosticsmédicaux ou, si on arrive à faire ensorte que les plasmons émis aient unelongueur d’onde qui se situe dans lesinfrarouges, à détruire des cellulescancéreuses.

IMPRIMER DES RÉSEAUXDIRECTEMENT SUR LES TEXTILES

Les nanoparticules d’argent, quant àelles, peuvent multiplier par huit l’ef-ficacité des DEL (diodes électrolu-minescentes), très utilisées dans lemarché de l’électronique. Cette tech-nologie pourrait servir un jour à fabri-quer une nouvelle génération d’écransou de luminaires basse consomma-tion. “C’est un champ de recherche trèsvaste et que l’on commence tout juste àexplorer”, explique Teri Odom, spé-cialiste des nanotechnologies à la Nor-thwestern University d’Evanston, dansl’Illinois.

Il est toutefois probable que la“bling-bling-technologie” la plus prometteuse soit celle qui, un jour,

permettra de greffer vos gadgets favo-ris, comme votre téléphone portableou votre lecteur de musique, directe-ment sur vos vêtements. “Au lieu deporter votre iPod, on pourrait intégrertout le système électronique de l’appa-reil à l’intérieur de votre veste”, expliqueJennifer Lewis, spécialiste des maté-riaux à l’université d’Urbana-Cham-paign dans l’Illinois. Le travail de cettedernière consiste à intégrer la “bling-bling-tronique” à notre garde-robe.L’année dernière, elle et son équipesont parvenus à imprimer de minus-cules réseaux de fils composés d’encreconductrice enrichie en nanoparti-cules, à la manière d’une imprimantesur du papier, et ce sur toutes sortesde matériaux, notamment le verre etle plastique.

Que la manche de votre prochainpull ou manteau soit brodée de cir-cuits électroniques ou non, les tech-nologies utilisant l’or, l’argent ou lediamant semblent promises à un belavenir. Et si le bling-bling n’est pasvotre style, n’ayez pas peur du ridi-cule. Ce ne sera pas visible à l’œil nu.

Jon Cartwright

Bienvenue dans l’ère de la “bling-bling-tronique”NANOTECHNOLOGIES ■ Constitués de particules de diamant ou d’or, les composants électroniques de demain seront égalementbeaucoup plus performants.

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 52 DU 3 AU 9 JUIN 2010

technologie ●

i n t e l l i g e n c e s

■ On peut désormais prendre le contrôled’une voiture… avec un simple ordinateurportable branché sur l’allume-cigare.C’est ce qu’ont accompli les équipes de Tadayoshi Kohno, de l’université de Washington (à Seattle), et StefanSavage, de l’université de Californie (à San Diego), grâce à un logiciel de leur invention, baptisé CarShark. Le programme peut décrypter le langagedes différents systèmes électroniques du véhicule (fermeture centralisée,ABS, etc.). Ceux-ci étant reliés en réseau, les chercheurs sont parvenusà pirater l’engin alors qu’il roulait à 65 km/h, s’emparant par exemple du contrôle des freins. Technology Reviewprécise que cette technique n’est pasencore à la portée de tout le monde. Les chercheurs espèrent que leur exploitinterpellera les industriels de l’automobileet les poussera à améliorer leurs systèmes de protection…

ImplantsDes chercheurs américains ont inventé le premier composant électronique qui fonctionne grâce à l’énergie de nos cellules,annonce la revue spécialisée Nano Letters. Ce transistor – un interrupteur et amplificateurélectrique – de taille nanoscopique est composé d’un tube de carbone et de deuxélectrodes. Le tout est enrobé d’une couche de polymère, ainsi que d’une double couche de lipides et de protéines similaire à celle qui forme l’enveloppe cellulaire. En présence d’adénosine triphosphate (ATP),molécule qui sert de carburant aux cellules, le courant passe entre les deux électrodes.Plus la concentration en ATP est élevée, plus le courant est fort. Selon l’équiped’Aleksandr Noy du Laboratoire national de Lawrence Livermore, responsable de ces travaux, ce nanotransistor pourraitpermettre de créer des implants cybernétiquesqui se brancheraient directement sur notre système nerveux.

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▲ Dessin de Peter Tillparu dans leFinancial Times,Londres.

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pages. Il y évoque un autre épisode quia dû également le marquer à

jamais. Pendant les mois quiont suivi ce terrible évé-

nement, il a dû dormirdans le lit de sa mère,qui ne cessait depleurer. “Je n’arrivaispas à la consoler, elleétait inconsolable. Maisquand elle se levait etallait se poster à lafenêtre, je sautais du litet me postais à côtéd’elle. Je la ceinturais demes bras et ne la lâchais

plus. Nous ne parlionspas, ces scènes étaient par-

faitement muettes. Je laserrais fort et, si elleavait voulu sauter parla fenêtre, elle n’aurait

pu le faire qu’en m’en-traînant avec elle.”C’est sans doute de cette

époque que date le combat inlassablede Canetti contre la mort. Mais l’idéede transformer toutes ses lectures,

recherches, réflexions et notes en unprojet à part entière est postérieure. Il

la fait remonter dans l’une de ses notes au7 mars 1976. Sa deuxième épouse, Hera, vientd’être opérée d’un cancer, et il parle de “l’intentiond’écrire un livre sur la mort”. Mais il s’attelle alorsà l’écriture du deuxième volet de l’histoire de savie, Le Flambeau dans l’oreille, et son projet resteréduit, comme toujours, à une multitude de notes.Celles-ci montrent qu’il avait envisagé la possibi-lité d’un texte dialogué et que son interlocuteurdevait être son plus jeune frère, Georges, celui quia fait des études de médecine pour guérir sa mèreet l’avait accompagnée jusqu’à la fin.

La mort du père et celle de la mère, mais aussicelle de son maître Sonne (1950), de sa maîtresseet disciple Friedl Benedikt (1953), de Veza, sa pre-mière femme (1963), de Georges (1971), d’Hera(1988) : la mort a cerné, éclaboussé et imprégnétoute l’existence de Canetti. Il avait choisi son frèrecadet comme interlocuteur dans l’œuvre aveclaquelle il se proposait de la liquider en raison d’uncommentaire que celui-ci avait glissé dans une lettreécrite à Veza en 1953, après la mort de Friedl :“Il n’y a pour moi qu’une possibilité, et c’est mon axiomele plus solide : je ne pense jamais aux morts (que j’aiconnus). Quand ils me viennent en mémoire, je leschasse aussitôt et, jusqu’à présent, j’y parviens. Il n’ya aucune résignation, seulement du désespoir, c’est pourcela qu’il faut les expulser de la conscience.”

“Si cela ne tenait qu’à lui [Georges]”, écritCanetti dans l’une de ses notes, “je n’aurais pas dûrepenser à lui depuis plus de neuf ans. De cette façon,on chasse le mort encore mieux, tout à fait, complète-ment, il n’a jamais existé.” Et aussitôt, l’écrivain s’em-porte : “Quels profonds égards pour le survivant ! Iln’y a que lui qui compte. […] Le survivant est roi.”

José Andrés Rojo* Ed. Galaxia Gutenberg – Círculo de Lectores, Barcelone,2010. Pas encore traduit en français.

ALLEMAGNE ■ La saucissequi résiste à tout

W altraud Ziervogel est assise à côté dela caisse dans le kiosque à saucissesKonnopke’s Imbiss, sur une chaise en alu-

minium avec des coussins défraîchis. “Croyez-moi, dit-elle, ils peuvent me passer les menotteset m’emmener, je ne partirai pas d’ici.” Des voi-tures passent dans la rue à double sens devantle kiosque et accélèrent un peu de l’autre côté,où il y a trois voies. Au-dessus, le métro aérienfile dans un fracas de ferraille. “C’est normal”,commente Mme Ziervogel, la fille de Max Kon-nopke, qui fonda le snack il y a quatre-vingts ansavec une table pliante et un auvent. Ce qui n’estpas normal, en revanche, ce sont les deux pel-leteuses qui éventrent le trottoir à 10 mètres deson kiosque, dans le cadre du projet de réamé-nagement de ce carrefour très fréquenté du quar-tier branché de Prenzlauer Berg, dans ce qui étaitautrefois Berlin-Est. Konnopke’s gêne, à ce qu’ilsemble. Mais Mme Ziervogel refuse de bouger.Cette dame de 74 ans entend bien continuerà vendre des saucisses jusqu’à 105 ans.Son snack est peut-être le plus célèbre d’Alle-magne. L’ancien chancelier Gerhard Schröderétait un habitué, tout comme l’actrice Liza Minelli.Des bus entiers de touristes y font régulièrementune halte.Tout a changé depuis le temps de la RDA. Tout,sauf Konnopke’s. Et, à en croire Mme Ziervogel,ses saucisses ont le même goût qu’il y a qua-rante ans. Elle raconte comment son père avaitramené sa première currywurst [saucisse accom-pagnée de ketchup et de poudre de curry] deBerlin-Ouest en 1960. Tout le monde était impres-sionné, assure-t-elle, mais il y avait un problème :on ne trouvait pas de ketchup en RDA. Alors,Konnopke retourna à l’Ouest pour voir ce qu’ilpouvait se procurer. Un an plus tard, après laconstruction du Mur, la famille teste plusieursrecettes avant de trouver la bonne. “Du concen-tré de tomates russe, du paprika de Hongrie etbeaucoup d’autres ingrédients”, raconte Mme Zier-vogel. La recette familiale, gardée secrète, estaussi légendaire à Berlin-Est que celle du Coca-Cola aux Etats-Unis.Le snack a survécu au nazisme et au commu-nisme. Son ennemi, aujourd’hui, ce sont lesbobos, qui s’installent de plus en plus nombreuxà Prenzlauer Berg.La municipalité a proposé à Mme Ziervogel deremplacer son kiosque en aluminium est-alle-mand renforcé à l’acier vieux de quarante anspar un nouveau snack situé à quelques centainesde mètres plus au nord. “C’est sombre et les pié-tons ne peuvent pas y accéder”, a-t-elle rétorqué,sans même daigner aller voir le nouvel empla-cement. Du fait de son obstination, les respon-sables du réaménagement urbain ont dû pro-téger son snack comme une pièce de muséependant les travaux. Mais certains, à la mai-rie, n’ont pas renoncé à le démolir.

Thomas Hüetlin, Spiegel Online (extraits), Hambourg

é p i c e s e t s a v e u r s

EL PAÍS (extraits)Madrid

Depuis de nombreuses années, rien ne m’inquièteni ne me comble davantage que la pensée de lamort”, consigna Elias Canetti dans un cahierréunissant des notes prises entre 1942

et 1948. “L’objectif sérieux et concret, le but avouéet explicite de ma vie est d’obtenir l’immortalité pourles hommes.” Le monde connaissait des temps trèsdurs : il était plongé dans l’enfer de la SecondeGuerre mondiale ou en sortait à peine. Ce quiexplique que l’écrivain ait également noté à cetteépoque : “On meurt trop facilement. Mourir devraitêtre beaucoup plus difficile.” Et qu’il se soit imposécomme mission urgente d’en finir une bonne foispour toutes avec la mort. De ne pas lui céder unseul millimètre de terrain, de ne pas lui laisser lamoindre marge de manœuvre.

Ce n’était pas une idée nouvelle, elle venait deloin, elle allait renaître plus tard et, de fait, elle estau cœur de son œuvre. Lorsque Canetti publie,dans les années 1930, son unique roman, Auto-da-fé, il fait déjà allusion à un nouveau projet narratifqui aurait pour héros l’Ennemi de la mort. Et,quelques années après le décès de sa mère, en 1937,cette vieille obsession le reprend. Le premier cahierde notes qui figure dans Libro de los Muertos.Apuntes 1942-1988* [Livre des morts. Notes 1942-1988] est marqué par la disparition de cette femmequi a influé de façon si décisive sur sa formation.C’est l’un des huit cahiers réunis dans ce livre quia une particularité : il n’est publié qu’en espagnol.La publication de l’édition allemande, qui étaitprête, a été reportée afin d’y inclure de nouveauxmatériaux découverts dans les archives de Canetti.L’éditeur espagnol a préféré ne pas attendre.

Dans tous les cahiers, la mort est la proie, etl’auteur mobilise toutes ses ressources pour, commeil le reconnaît en 1974, “la combattre de façon aiguëet directe”. Mais c’est une obsession qui l’accom-pagne depuis très longtemps. En 1912, il a 7 anslorsque meurt subitement son père, qui en a àpeine 31. Il est allé voir ses fils dans leur chambreet a plaisanté avec le plus jeune. Puis il est descenduprendre son petit déjeuner. Soudain, on a entendudes cris effroyables et Canetti a voulu savoir ce quise passait. “Par la porte ouverte de la salle à man-ger, je vis mon père étendu sur le plancher”, raconte-t-il dans le premier volet de son autobiographie,La Langue sauvée.

“Mon monde était changeant mais la mort de monpère demeurait en son centre”, avoue-t-il dans ces

UN INÉDIT D’ELIAS CANETTI

■ BiographiePrix Nobel delittérature en 1981,Elias Canetti est l’undes grands écrivainsd’expressionallemande du XXe siècle. Né en1905 à Roustchouk(aujourd’huiRoussé), en Bulgarie,dans une famillejuive séfarade, il est élevé dans de multiples langueset pays d’Europe.Après l’annexion de l’Autriche parl’Allemagne nazie en 1938, il quitteVienne pour s’établirà Londres. Il estdécédé à Zurichen 1994. Parmi sesœuvres majeures :son romanAuto-da-fé et sonessai Masse et puissance, parustous deux chezGallimard, et lestrois volets de sonautobiographie,réunis dans levolume Ecritsautobiographiques(LGF, 1998).

le l ivre ●

COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 54 DU 3 AU 9 JUIN 2010

Le livre qui hantait le Prix Nobel depuis les années 1930 et qu’iln’est jamais parvenu à achever vient de paraître en exclusivitémondiale en Espagne.

▲ Dessin deSciammarella parudans El País,Madrid.

L’ennemi de la mort

1022p54 livre:Mise en page 1 1/06/10 17:46 Page 54

Devant la tombe du soldat inconnu, à Kiev, l’atmosphère est au recueillement. Le président

ukrainien et son homologue russe sont là, de part et d’autre de la flamme du souvenir. Viktor

Ianoukovitch s’incline devant une gerbe funéraire, quand soudain une violente bourrasque

fait s’abattre la couronne sur son crâne. La vidéo de ce fâcheux incident a fait le tour du

Net. La gerbe coupable, quant à elle, a été vendue 7 200 dollars sur la Toile par le groupe ukrai-

nien Bratstvo (Fraternité) au profit de deux sympathisants néonazis ukrainiens incarcérés,

indique Gazeta.ru.

La gerbe attaque

insol i tes●

Belgique 5,50 €, Canada 8,95 $CAN, Guadeloupe

5,90 €, Guyane 5,90 €, Luxem bourg 5,50 €,

Maroc 45,00 MAD, Martinique 5,90 €, Portugal

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COURRIER INTERNATIONAL N° 1022 55 DU 3 AU 9 JUIN 2010

Vous avez du mal à dormir ? Inutilede compter les moutons, ça nemarche pas. Telle est la conclusiondes chercheurs de l’université d’Ox-

ford qui ont testé différentes techniquesd’endormissement auprès d’insomniaques.Selon les nuits, les cobayes devaient comp-ter les moutons, penser à une scènerelaxante – la plage par exemple – ou ne

recevaient pas d’instruction spéciale.Résultat : les sujets trouvaient beaucoupplus facilement le sommeil lorsqu’ilsvisualisaient des scènes de détente. Ilss’endormaient vingt minutes plus tôt enmoyenne que les autres nuits, indiquel’étude publiée dans le journal BehaviorResearch and Therapy. Compter les ovinsest furieusement monotone, et la mono-

tonie même de cette tâche est censée favo-riser le sommeil. Or ce décompte est sirasoir qu’on ne peut s’y tenir très long-temps, estiment les chercheurs. Il est plusfacile de se concentrer sur des images debord de mer ou sur la visualisation d’uncours d’eau paisible. Dans d’autres étudesréalisées à Oxford, les scientifiques ontcomparé les bons dormeurs avec les

insomniaques et ont découvert des dif-férences dans les pensées précédant leurendormissement. Les insomniaques visua-lisaient moins de paysages et pensaientdavantage à des scènes désagréables,à leurs soucis, aux bruits de leur envi-ronnement, à leurs relations intimes et àce qu’ils avaient fait durant la journée,rapporte The New York Times.

Ne tétez plus vos collègues de bureauRappelez-vous : en 2007, une fatwa décrétait qu’une femme pouvait partager le même bureau qu’un

collègue mâle sans se voiler à condition qu’elle lui ait donné son sein à cinq reprises. “Ces tétées

prodiguées à un homme adulte permettent à un couple non marié de s’isoler sans poser de problème

du point de vue de la religion, et sans interdire le mariage entre l’homme et la femme en ques-

tion”, écrivait alors le quotidien Asharq Al-Awsat. Cet avis religieux, qui avait fait grand bruit à l’époque,

a été déformé par les médias, assure aujourd’hui le cheikh saoudien Mohsen Al-Obeikan : il ne s’agit

pas de téter comme un nourrisson, ce qui ne serait pas licite. La femme doit seulement presser for-

tement son sein à cinq reprises afin que son collègue de travail puisse boire le lait ainsi recueilli,

précise le dignitaire, cité par le site panarabe Elaph.

Compter les moutons, ça ne sert à rien

DR

Des lingots en libre-service

Un palace d’Abou Dhabi s’est dotéd’un distributeur automatique d’or.Les clients ayant un besoin pressantde métal jaune peuvent retirer pièces

et lingots dans le hall de l’hôtel. Le prixde ces babioles, actualisé toutes les dixminutes par ordinateur, reflète les coursdu marché. Plaquée 24 carats, la machine

ne dépare pas sous les dorures de l’Emi-rates Palace. Sous son placage, le Goldto Go cache une structure en acier ultra-résistant. L’appareil pèse une demi-tonne.“Il faudrait des explosifs militaires pour lefaire sauter”, assure son inventeur, l’en-trepreneur allemand Thomas Geissler, citépar le quotidien émirien The National.

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