23
Année universitaire 2016/2017 Licence II – semestre I DROIT ADMINISTRATIF COMPARE Cours de Mme Christine Pauti, Maître de conférences à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne Travaux dirigés de Mme Ruxandra Bancu, chargée d’enseignement, avocat Séance n° 7 : La justice administrative en France Documents : 1. L’histoire dualisme juridictionnel en France : Document 1 : Art. 13, loi 16/24 août 1790. Document 2 : Art. 9, loi 24 mai 1872. Document 3 : CE, 13 déc. 1889, Cadot. Document 4 : TC, 8 février 1873, Blanco. Document 5 : Décision n° 80-119 DC du 22 juillet 1980. Document 6 : Décision n° 86-224 DC du 23 janvier 1987. Document 7 : Décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009. Document 8 : J. Chevallier, « Du principe de séparation au principe de dualité », RFDA, 1990, p. 712. 2. Quel avenir pour le dualisme juridictionnel en France ? Document 9 : D. Truchet, « Plaidoyer pour une cause perdue : la fin du dualisme juridictionnel », AJDA, 2005, p. 1767. Document 10 : M. Jorat, « Supprimer la justice administrative... deux siècles de débats », RFDA, 2008, p. 456. Exercices de réflexion : L’indépendance et l’impartialité du juge administratif Avantages et inconvénients du dualisme juridictionnel Travail écrit : Dissertation : Le cumul des fonctions consultatives et contentieuses du Conseil d’Etat et la garantie d’impartialité Commentaire d’arrêt (du point de vue du droit administratif) : Décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009 (doc. 7)

DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

  • Upload
    others

  • View
    9

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

Année universitaire 2016/2017 Licence II – semestre I

DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

Cours de Mme Christine Pauti, Maître de conférences à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne Travaux dirigés de Mme Ruxandra Bancu, chargée d’enseignement, avocat

Séance n° 7 : La justice administrative en France Documents : 1. L’histoire dualisme juridictionnel en France : Document 1 : Art. 13, loi 16/24 août 1790. Document 2 : Art. 9, loi 24 mai 1872. Document 3 : CE, 13 déc. 1889, Cadot. Document 4 : TC, 8 février 1873, Blanco. Document 5 : Décision n° 80-119 DC du 22 juillet 1980. Document 6 : Décision n° 86-224 DC du 23 janvier 1987. Document 7 : Décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009. Document 8 : J. Chevallier, « Du principe de séparation au principe de dualité », RFDA, 1990, p. 712. 2. Quel avenir pour le dualisme juridictionnel en France ? Document 9 : D. Truchet, « Plaidoyer pour une cause perdue : la fin du dualisme juridictionnel », AJDA, 2005, p. 1767. Document 10 : M. Jorat, « Supprimer la justice administrative... deux siècles de débats », RFDA, 2008, p. 456. Exercices de réflexion : L’indépendance et l’impartialité du juge administratif Avantages et inconvénients du dualisme juridictionnel Travail écrit : Dissertation : Le cumul des fonctions consultatives et contentieuses du Conseil d’Etat et la garantie d’impartialité Commentaire d’arrêt (du point de vue du droit administratif) : Décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009 (doc. 7)

Page 2: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

2

Document 1 : Art. 13, loi 16/24 août 1790 Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions. Document 2 : Art. 9 loi 24 mai 1872 Le Conseil d'Etat statue souverainement sur les recours en matière contentieuse administrative, et sur les demandes d'annulation pour excès de pouvoirs formées contre les actes des diverses autorités administratives. Document 3 : CE, 13 déc. 1889, Cadot Vu la requête sommaire et le mémoire ampliatif présentés pour le sieur X..., ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, demeurant ..., ladite requête et ledit mémoire enregistrés au Secrétariat du Contentieux du Conseil d'Etat les 15 janvier et 19 mars 1886 et tendant à ce qu'il plaise au Conseil annuler, pour incompétence, une décision, en date du 17 octobre 1885, par laquelle le Ministre de l'Intérieur a rejeté sa demande tendant à faire condamner la ville de Marseille à lui payer une indemnité : 1° à raison de l'atteinte portée à sa considération professionnelle par des allégations insérées dans des délibérations du conseil municipal des 6, 7 et 9 février 1887, relatives à la suppression du poste de directeur de la voirie urbaine, dont il était titulaire ; 2° pour le préjudice résultant de ce que, par suite de cette suppression, il a été brusquement privé de son emploi et du bénéfice des retenues opérées sur son traitement au profit de la caisse des retraites ; Vu la loi du 18 juillet 1837 ; Vu le décret du 25 mars 1852 ; Vu la loi du 24 mai 1872 ; Considérant que le maire de la ville de Marseille, ayant, par arrêté du 2 mars 1877, supprimé l'emploi d'ingénieur directeur de la voirie et des eaux de la ville, occupé par le sieur X..., celui-ci a saisi l'autorité judiciaire d'une demande en dommages-intérêts ; que la Cour d'appel d'Aix a reconnu, par arrêt du 8 août 1878, que l'autorité judiciaire était incompétente pour connaître de l'action en indemnité introduite par le sieur X... contre la ville de Marseille et que le conseil de préfecture du département des Bouches-du-Rhône s'étant également déclaré incompétent par arrêté du 17 juillet 1880, cet arrêté a été confirmé par décision du Conseil d'Etat en date du 12 janvier 1883 ; Considérant que le sieur X... a alors saisi le Ministre de l'Intérieur d'une demande tendant à faire condamner la ville de Marseille à lui payer une indemnité totale de 158.000 francs, savoir : 1° pour l'atteinte portée à sa considération professionnelle par des allégations insérées dans une délibération du conseil municipal des 6, 7 et 9 février 1877, 50.000 francs ; 2° pour le préjudice résultant de ce qu'il a été brusquement privé de son emploi, 105.000 francs ; 3° pour remboursement des retenues opérées sur son traitement au profit de la caisse des retraites, 3.000 francs ; Considérant que le requérant demande au Conseil d'Etat d'annuler pour incompétence une décision, en date du 17 octobre 1885, par laquelle le Ministre de l'Intérieur aurait rejeté la réclamation précitée, attendu qu'il n'appartiendrait ni au ministre, ni à aucune juridiction administrative d'en connaître, subsidiairement de faire droit à ladite réclamation ; DECIDE : Article 1er - La requête du sieur X... est rejetée. Article 2 - Les dépens seront supportés par le sieur X.... Article 3 - Expédition ... Intérieur. Document 4 : TC, 8 février 1873, Blanco Vu l'exploit introductif d'instance, du 24 janvier 1872, par lequel Jean Y... a fait assigner, devant le tribunal civil de Bordeaux, l'Etat, en la personne du préfet de la Gironde, Adolphe Z..., Henri X..., Pierre Monet et Jean A..., employés à la manufacture des tabacs, à Bordeaux, pour, attendu que, le 3 novembre 1871, sa fille Agnès Y..., âgée de cinq ans et demi, passait sur la voie publique devant l'entrepôt des tabacs, lorsqu'un wagon poussé de l'intérieur par les employés susnommés, la renversa et lui passa sur la cuisse, dont elle a dû subir l'amputation ; que cet accident est imputable à la faute desdits employés, s'ouïr condamner, solidairement, lesdits employés comme co-auteurs de l'accident et l'Etat comme civilement responsable du fait de ses employés, à lui payer la somme de 40,000 francs à titre d'indemnité ; Vu le déclinatoire proposé par le préfet de la Gironde, le 29 avril 1872 ; Vu le jugement rendu, le 17 juillet 1872, par le tribunal civil de Bordeaux, qui rejette le déclinatoire et retient la connaissance de la cause, tant à l'encontre

Page 3: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

3

de l'Etat qu'à l'encontre des employés susnommés ; Vu l'arrêté de conflit pris par le préfet de la Gironde, le 22 du même mois, revendiquant pour l'autorité administrative la connaissance de l'action en responsabilité intentée par Y... contre l'Etat, et motivé : 1° sur la nécessité d'apprécier la part de responsabilité incombant aux agents de l'Etat selon les règles variables dans chaque branche des services publics ; 2° sur l'interdiction pour les tribunaux ordinaires de connaître des demandes tendant à constituer l'Etat débiteur, ainsi qu'il résulte des lois des 22 décembre 1789, 18 juillet, 8 août 1790, du décret du 26 septembre 1793 et de l'arrêté du Directoire du 2 germinal an 5 ; Vu le jugement du tribunal civil de Bordeaux, en date du 24 juillet 1872, qui sursoit à statuer sur la demande ; Vu les lois des 16-24 août 1790 et du 16 fructidor an 3 ; Vu l'ordonnance du 1er juin 1828 et la loi du 24 mai 1872 ; Considérant que l'action intentée par le sieur Y... contre le préfet du département de la Gironde, représentant l'Etat, a pour objet de faire déclarer l'Etat civilement responsable, par application des articles 1382, 1383 et 1384 du Code civil, du dommage résultant de la blessure que sa fille aurait éprouvée par le fait d'ouvriers employés par l'administration des tabacs ; Considérant que la responsabilité, qui peut incomber à l'Etat, pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu'il emploie dans le service public, ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil, pour les rapports de particulier à particulier ; Que cette responsabilité n'est ni générale, ni absolue ; qu'elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l'Etat avec les droits privés ; Que, dès lors, aux termes des lois ci-dessus visées, l'autorité administrative est seule compétente pour en connaître ; DECIDE : Article 1er : L'arrêté de conflit en date du 22 juillet 1872 est confirmé. Article 2 : Sont considérés comme non avenus, en ce qui concerne l'Etat, l'exploit introductif d'instance du 24 janvier 1872 et le jugement du tribunal civil de Bordeaux du 17 juillet de la même année. Article 3 : Transmission de la décision au garde des sceaux pour l'exécution. Document 5 : Décision n° 80-119 DC du 22 juillet 1980 Loi portant validation d'actes administratifs (…) Vu la Constitution ; Vu l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment les articles figurant au chapitre II du titre II de ladite ordonnance ; Ouï le rapporteur en son rapport ; 1. Considérant que la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel prononce non la validation des dispositions du

décret n° 77-679 du 29 juin 1977 relatives à la désignation des représentants du personnel au comité technique paritaire central des enseignants de statut universitaire annulées par une décision du Conseil d'État statuant au contentieux en date du 18 avril 1980, mais la validation des décrets pris après consultation dudit comité technique paritaire central ainsi que celle des actes réglementaires et non réglementaires pris sur la base de ces décrets.

2. Considérant qu'il résulte des débats parlementaires que le législateur, avec l'assentiment du Gouvernement, a, par là, entendu préserver le fonctionnement continu du service public et le déroulement normal des carrières du personnel des conséquences d'éventuelles décisions contentieuses qui viendraient à annuler, comme ayant été prises sans consultation régulière du comité technique paritaire, les décrets visés par la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel ainsi que d'autres éventuelles décisions contentieuses qui viendraient annuler des actes réglementaires ou non réglementaires pris sur la base de ces décrets.

3. Considérant que, sauf en matière pénale, la loi peut comporter des dispositions rétroactives ; qu'il n'était donc pas interdit au législateur de valider, rétroactivement, les décrets pris après consultation du comité technique paritaire central des personnels enseignants de statut universitaire institué par le décret du 29 juin 1977 ;

4. Considérant, de même, que la validation des décrets visés par la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel a pour effet de rendre inopérant le grief selon lequel les actes réglementaires ou non réglementaires pris sur le fondement de ces textes auraient été dépourvus de base légale ; qu'ainsi le législateur était conduit à valider ces actes ;

5. Considérant que, selon les auteurs des deux saisines, les dispositions de la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel comporteraient une intervention du législateur dans le fonctionnement de la justice et seraient contraires au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs ; qu'en effet, cette loi serait de nature à entraîner le rejet de recours actuellement pendants devant la juridiction administrative.

6. Considérant qu'il résulte des dispositions de l'article 64 de la Constitution en ce qui concerne l'autorité judiciaire et des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République en ce qui concerne, depuis la loi du 24 mai 1872, la juridiction administrative, que l'indépendance des juridictions est garantie ainsi que le caractère spécifique de leurs fonctions sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le Gouvernement ; qu'ainsi, il n'appartient ni au législateur ni au Gouvernement de censurer les décisions des juridictions, d'adresser à celles-ci des injonctions et de se

Page 4: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

4

substituer à elles dans le jugement des litiges relevant de leur compétence. 7. Mais considérant que ces principes de valeur constitutionnelle ne s'opposent pas à ce que, dans l'exercice de sa

compétence et au besoin, sauf en matière pénale, par la voie de dispositions rétroactives, le législateur modifie les règles que le juge a mission d'appliquer ; qu'ainsi le fait que la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel intervient dans une matière ayant donné lieu à des recours actuellement pendants n'est pas de nature à faire regarder cette loi comme non conforme à la Constitution ;

8. Considérant que les auteurs de l'une des saisines font valoir qu'en validant, fût-ce avec l'accord du Gouvernement, des actes administratifs ne relevant pas des matières réservées à la compétence du législateur, la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel a méconnu les dispositions des articles 34 et 37 de la Constitution.

9. Considérant que le législateur, compétent, aux termes de l'article 34 de la Constitution, pour fixer les règles concernant les garanties fondamentales, accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l'État avait, pour des raisons d'intérêt général, la faculté d'user de son pouvoir de prendre des dispositions rétroactives afin de régler, comme lui seul, en l'espèce, pouvait le faire, les situations nées de l'annulation du décret du 29 juin 1977 et, pour cela, de valider les décrets qui avaient été pris après consultation du comité technique paritaire central ainsi que les actes réglementaires ou non réglementaires pris sur leur base ;

10. Considérant, enfin, qu'il n'y a lieu pour le Conseil constitutionnel de soulever d'office aucune autre question de conformité à la Constitution de la loi soumise à son examen,

11. DECIDE : Article premier : La loi portant validation d'actes administratifs soumise à l'examen du Conseil constitutionnel est déclarée conforme à la Constitution. Article 2 : La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.

Document 6 : Décision n° 86-224 DC du 23 janvier 1987 Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence (…) Le Conseil constitutionnel, Vu la Constitution ; Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment les articles figurant au chapitre II du titre II de ladite ordonnance ; Le rapporteur ayant été entendu ; 1. Considérant qu'en application de l'article 38 de la Constitution la loi n° 86-793 du 2 juillet 1986, publiée au Journal

officiel du 3 juillet 1986, a autorisé le Gouvernement à prendre par voie d'ordonnances diverses mesures d'ordre économique et social ; que cette autorisation était donnée pour une durée de six mois à compter de la publication de la loi ; que le projet de loi portant ratification des ordonnances devait être déposé devant le Parlement au plus tard le 31 décembre 1986 ;

2. Considérant que, sur le fondement de ladite loi, sont intervenues diverses ordonnances, notamment l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence ; que, le 21 décembre 1986, le Gouvernement a déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale un projet de loi portant ratification de huit ordonnances dont celle du 1er décembre 1986 ; qu'à ce jour le Parlement n'a pas statué sur ce projet de loi ;

3. Considérant que l'ordonnance du 1er décembre 1986 crée un conseil de la concurrence ; qu'au nombre des attributions dudit conseil figure le pouvoir de prendre deux sortes de mesures à l'encontre des entreprises ou des personnes auxquelles seraient reprochées des pratiques anticoncurrentielles ;

4. Considérant en premier lieu que l'article 12 de l'ordonnance dispose que le conseil de la concurrence peut prendre des mesures conservatoires pouvant comporter une suspension de la pratique concernée ainsi que l'injonction aux intéressés de revenir à l'état antérieur ; que le quatrième alinéa de l'article 12 prévoit que ces mesures « peuvent faire l'objet d'un recours en référé devant le président de la section du contentieux du Conseil d'État » ;

5. Considérant en second lieu que l'article 13 de l'ordonnance confère au conseil de la concurrence le pouvoir d'ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un délai déterminé ou d'imposer des conditions particulières ainsi que celui d'infliger des sanctions pécuniaires applicables soit immédiatement, soit en cas d'inexécution des injonctions ; que le montant maximum de ces sanctions pécuniaires est de 5 % du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos ou, si le contrevenant n'est pas une entreprise, de 10 millions de francs ; que l'article 14 dispose que, en outre, de telles sanctions pécuniaires peuvent être prises si les mesures et injonctions prévues aux articles 12 et 13 ne sont pas respectées ;

6. Considérant que l'article 15 de l'ordonnance dispose : « Les décisions du conseil de la concurrence sont communiquées aux intéressés et au ministre chargé de l'économie qui peuvent, dans les deux mois, former un recours de pleine juridiction devant le Conseil d'État. - Les

Page 5: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

5

décisions sont publiées au Bulletin officiel de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. Le ministre chargé de l'économie veille à leur exécution. - Le recours n'est pas suspensif » ;

7. Considérant que les députés auteurs de la saisine défèrent au Conseil constitutionnel la loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du conseil de la concurrence, définitivement votée le 20 décembre 1986 ;

8. Considérant que ladite loi dispose : « Article 1er.- Le quatrième alinéa de l'article 12 de l'ordonnance n° 86- 1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence est ainsi rédigé : « La décision du conseil peut faire l'objet d'un recours, dans les dix jours suivant sa notification, devant la cour d'appel de Paris qui statue dans les quinze jours de sa saisine ».- Article 2.- Le premier alinéa de l'article 15 de l'ordonnance n° 86- 1243 du 1er décembre 1986 précitée est ainsi rédigé : « Les décisions du conseil de la concurrence sont notifiées aux intéressés et au ministre chargé de l'économie qui peuvent, dans le délai d'un mois, introduire un recours devant la cour d'appel de Paris » ;

9. Considérant que les députés auteurs de la saisine demandent au Conseil constitutionnel de se prononcer sur la conformité à la Constitution de la loi précitée, notamment en tant qu'elle transfère à une juridiction de l'ordre judiciaire la mission de statuer sur les recours formés contre les décisions du conseil de la concurrence ;

10. Considérant que les auteurs de la saisine font en outre valoir que, en modifiant certains articles de l'ordonnance du 1er décembre 1986, les dispositions de la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel impliquent ratification législative des autres articles de l'ordonnance et qu'il appartient dès lors au Conseil constitutionnel de se prononcer sur la conformité à la Constitution des mesures ainsi ratifiées ;

11. Considérant ainsi qu'il convient pour le Conseil d'examiner, en premier lieu, la conformité à la Constitution de la procédure législative ayant abouti à la loi qui lui est déférée, en second lieu, la conformité à la Constitution des dispositions transférant à la cour d'appel de Paris le contrôle des décisions du conseil de la concurrence, enfin l'existence et, le cas échéant, la conformité à la Constitution de la ratification implicite par le législateur de tout ou partie des dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

- SUR LA PROCEDURE LEGISLATIVE : 12. Considérant que la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel modifie les articles 12 et 15 de l'ordonnance du

1er décembre 1986 prise, dans le cadre de l'article 38 de la Constitution, en vertu de la loi du 2 juillet 1986, alors que cette dernière loi accordait au Gouvernement l'autorisation de statuer par voie d'ordonnances jusqu'à une date postérieure à celle à laquelle la loi présentement examinée a été votée ;

13. Considérant que l'article 41 de la Constitution dispose : « S'il apparaît au cours de la procédure législative qu'une proposition ou un amendement n'est pas du domaine de la loi ou est contraire à une délégation accordée en vertu de l'article 38, le Gouvernement peut opposer l'irrecevabilité. - En cas de désaccord entre le Gouvernement et le Président de l'assemblée intéressée, le Conseil constitutionnel, à la demande de l'un ou de l'autre, statue dans un délai de huit jours » ;

14. Considérant qu'au cours de la discussion devant le Parlement de la proposition de loi qui est à l'origine de la loi présentement examinée, le Gouvernement n'a opposé aucune irrecevabilité comme il aurait eu la faculté de le faire ; qu'ainsi la procédure législative suivie n'a comporté aucune méconnaissance de la Constitution ;

SUR LE TRANSFERT A LA JURIDICTION JUDICIAIRE DU CONTROLE DES DECISIONS DU CONSEIL DE LA CONCURRENCE : 15. Considérant que les dispositions des articles 10 et 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 et du décret du 16 fructidor An III

qui ont posé dans sa généralité le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires n'ont pas en elles-mêmes valeur constitutionnelle ; que, néanmoins, conformément à la conception française de la séparation des pouvoirs, figure au nombre des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » celui selon lequel, à l'exception des matières réservées par nature à l'autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l'annulation ou la réformation des décisions prises, dans l'exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle ;

16. Considérant cependant que, dans la mise en œuvre de ce principe, lorsque l'application d'une législation ou d'une réglementation spécifique pourrait engendrer des contestations contentieuses diverses qui se répartiraient, selon les règles habituelles de compétence, entre la juridiction administrative et la juridiction judiciaire, il est loisible au législateur, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, d'unifier les règles de compétence juridictionnelle au sein de l'ordre juridictionnel principalement intéressé ;

17. Considérant que, si le conseil de la concurrence, organisme administratif, est appelé à jouer un rôle important dans l'application de certaines règles relatives au droit de la concurrence, il n'en demeure pas moins que le juge pénal participe également à la répression des pratiques anticoncurrentielles sans préjudice de celle d'autres infractions intéressant le droit de la concurrence ; qu'à des titres divers le juge civil ou commercial est appelé à connaître d'actions en responsabilité ou en nullité fondées sur le droit de la concurrence ; que la loi présentement examinée tend à unifier

Page 6: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

6

sous l'autorité de la cour de cassation l'ensemble de ce contentieux spécifique et ainsi à éviter ou à supprimer des divergences qui pourraient apparaître dans l'application et dans l'interprétation du droit de la concurrence ;

18. Considérant dès lors que cet aménagement précis et limité des règles de compétence juridictionnelle, justifié par les nécessités d'une bonne administration de la justice, ne méconnaît pas le principe fondamental ci-dessus analysé tel qu'il est reconnu par les lois de la République ;

19. Mais considérant que la loi déférée au Conseil constitutionnel a pour effet de priver les justiciables d'une des garanties essentielles à leur défense ;

20. Considérant en effet que le troisième alinéa de l'article 15 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 dispose que le recours formé contre une décision du conseil de la concurrence « n'est pas suspensif » ; que cette disposition n'aurait pas fait obstacle à ce que, conformément à l'article 48 de l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945 et au décret n° 63-766 du 30 juillet 1963, le Conseil d'État pût, à la demande du requérant, accorder un sursis à l'exécution de la décision attaquée si son exécution risquait d'entraîner des conséquences difficilement réparables et si les moyens énoncés dans la requête paraissaient sérieux et de nature à justifier l'annulation de la décision attaquée ;

21. Considérant au contraire, que la cour d'appel de Paris, substituée par la loi 5 présentement examinée au Conseil d'État, saisie d'un recours contre une décision du conseil de la concurrence, ne pourrait prononcer aucune mesure de sursis à exécution ; qu'en effet, la loi a laissé subsister dans son intégralité le troisième alinéa de l'article 15 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et n'a pas donné à la cour d'appel le pouvoir de différer l'exécution d'une décision de caractère non juridictionnel frappée d'un recours auquel est dénié tout effet suspensif, et ceci quelle que soit la gravité des conséquences de l'exécution de la décision et le sérieux des moyens invoqués contre celle-ci ;

22. Considérant que, compte tenu de la nature non juridictionnelle du conseil de la concurrence, de l'étendue des injonctions et de la gravité des sanctions pécuniaires qu'il peut prononcer, le droit pour le justiciable formant un recours contre une décision de cet organisme de demander et d'obtenir, le cas échéant, un sursis à l'exécution de la décision attaquée constitue une garantie essentielle des droits de la défense ;

23. Considérant dès lors que les dispositions de l'article 2 de la loi présentement examinée ne sont pas conformes à la Constitution ; que, les dispositions de l'article 1er n'en étant pas séparables, la loi doit, dans son ensemble, être regardée comme non conforme à la Constitution ;

- SUR LES DISPOSITIONS DE L'ORDONNANCE DU 1er DECEMBRE 1986 :

24. Considérant qu'en principe il n'est pas exclu que la ratification de tout ou partie des dispositions d'une des ordonnances visées à l'article 38 de la Constitution puisse résulter d'une loi qui, sans avoir cette ratification pour objet direct, l'implique nécessairement ; que, saisi d'une loi de cette nature, il appartiendrait au Conseil constitutionnel de dire si la loi comporte effectivement ratification de tout ou partie des dispositions de l'ordonnance en cause et, dans l'affirmative, si les dispositions auxquelles la ratification confère valeur législative sont conformes à la Constitution ;

25. Mais, considérant en l'espèce que la déclaration de non-conformité à la Constitution qui doit, pour les raisons sus-énoncées, être prononcée à l'encontre de la loi présentement examinée prive celle-ci d'effet ; que, dès lors, en tout état de cause, l'ordonnance du 1er décembre 1986 est et demeure dans sa totalité, jusqu'à l'intervention d'une loi la ratifiant, un texte de valeur réglementaire dont la régularité juridique ne peut être appréciée par le Conseil constitutionnel ;

DECIDE : Article premier : La loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du conseil de la concurrence est contraire à la Constitution. Article 2 : La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.

Document 7 : Décision n°2009-595 DC du 3 décembre 2009 Le Conseil constitutionnel a été saisi, le 25 novembre 2009, par le Premier ministre, conformément aux articles 46, alinéa 5, et 61, alinéa 1er, de la Constitution, de la loi organique relative à application de l'article 61-1 de la Constitution. LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL, Vu la Constitution, dans sa rédaction résultant de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République ; Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ; Vu la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 modifiée relative à la Nouvelle-Calédonie ;

Page 7: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

7

Vu le code de justice administrative ; Vu le code des juridictions financières ; Vu le code de l'organisation judiciaire ; Vu le code de procédure pénale ; Le rapporteur ayant été entendu ;

1. Considérant que la loi organique soumise à l'examen du Conseil constitutionnel a été prise sur le fondement de l'article

61-1 de la Constitution ; que cette loi a été adoptée dans le respect des règles de procédure prévues par les trois premiers alinéas de l'article 46 de la Constitution ;

- SUR LES NORMES DE RÉFÉRENCE : 2. Considérant que l'article 29 de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 susvisée a introduit dans la Constitution un

article 61-1 qui dispose : « Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. - Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article » ; que son article 30 a notamment inséré, à l'article 62 de la Constitution, un deuxième alinéa qui dispose : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause » ;

3. Considérant, d'une part, que le constituant a ainsi reconnu à tout justiciable le droit de soutenir, à l'appui de sa demande, qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit ; qu'il a confié au Conseil d'État et à la Cour de cassation, juridictions placées au sommet de chacun des deux ordres de juridiction reconnus par la Constitution, la compétence pour juger si le Conseil constitutionnel doit être saisi de cette question de constitutionnalité ; qu'il a, enfin, réservé au Conseil constitutionnel la compétence pour statuer sur une telle question et, le cas échéant, déclarer une disposition législative contraire à la Constitution ;

4. Considérant, d'autre part, que la bonne administration de la justice constitue un objectif de valeur constitutionnelle qui résulte des articles 12, 15 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ; qu'il appartient au législateur organique, compétent pour déterminer les conditions d'application de l'article 61-1 de la Constitution, d'assurer la mise en œuvre de cet objectif sans méconnaître le droit de poser une question prioritaire de constitutionnalité ;

- SUR L'ARTICLE 1er : 5. Considérant que l'article 1er de la loi organique introduit dans l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée un chapitre II

bis intitulé : " De la question prioritaire de constitutionnalité " ; que ce chapitre comporte trois sections consacrées aux dispositions applicables respectivement devant les juridictions relevant du Conseil d'État ou de la Cour de cassation, devant le Conseil d'État et la Cour de cassation et, enfin, devant le Conseil constitutionnel ;

En ce qui concerne les dispositions applicables devant les juridictions relevant du conseil d'état ou de la cour de cassation : 6. Considérant que la section 1 du chapitre II bis précité comporte les articles 23-1 à 23-3 relatifs aux dispositions

applicables devant les juridictions relevant du Conseil d'État ou de la Cour de cassation ; - Quant a l'article 23-1 : 7. Considérant qu'aux termes de l'article 23-1 : " Devant les juridictions relevant du Conseil d'État ou de la Cour de

cassation, le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d'irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé. Un tel moyen peut être soulevé pour la première fois en cause d'appel. Il ne peut être relevé d'office. « Devant une juridiction relevant de la Cour de cassation, lorsque le ministère public n'est pas partie à l'instance, l'affaire lui est communiquée dès que le moyen est soulevé afin qu'il puisse faire connaître son avis. « Si le moyen est soulevé au cours de l'instruction pénale, la juridiction d'instruction du second degré en est saisie. « Le moyen ne peut être soulevé devant la cour d'assises. En cas d'appel d'un arrêt rendu par la cour d'assises en premier ressort, il peut être soulevé dans un écrit accompagnant la déclaration d'appel. Cet écrit est immédiatement transmis à la Cour de cassation » ;

8. Considérant, en premier lieu, qu'en exigeant que le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution soit présenté dans un écrit distinct et motivé, le législateur organique a

Page 8: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

8

entendu faciliter le traitement de la question prioritaire de constitutionnalité et permettre que la juridiction saisie puisse juger, dans le plus bref délai afin de ne pas retarder la procédure, si cette question doit être transmise au Conseil d'État ou à la Cour de cassation ;

9. Considérant, en deuxième lieu, que les termes de l'article 61-1 de la Constitution imposaient au législateur organique de réserver aux seules parties à l'instance le droit de soutenir qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit ; que, par conséquent, la dernière phrase du premier alinéa de l'article 23-1, qui fait interdiction à la juridiction saisie de soulever d'office une question prioritaire de constitutionnalité, ne méconnaît pas la Constitution ;

10. Considérant, en troisième lieu, que le quatrième alinéa de l'article 23-1 interdit que la question prioritaire de constitutionnalité soit présentée devant la cour d'assises ; qu'une telle question pourra être posée au cours de l'instruction pénale qui précède le procès criminel ; qu'elle pourra également être posée à l'occasion de la déclaration d'appel d'un arrêt rendu par la cour d'assises en premier ressort ou du pourvoi en cassation formé contre un arrêt rendu par la cour d'assises en appel et sera transmise directement à la Cour de cassation ; que le législateur organique a entendu tenir compte, dans l'intérêt de la bonne administration de la justice, des spécificités de l'organisation de la cour d'assises et du déroulement du procès devant elle ; que, dans ces conditions, l'interdiction de poser une question prioritaire de constitutionnalité devant la cour d'assises ne méconnaît pas le droit reconnu par l'article 61-1 de la Constitution ;

11. Considérant, dès lors, que l'article 23-1 n'est pas contraire à la Constitution ; - Quant à l'article 23-2 : 12. Considérant qu'aux termes de l'article 23-2 : " La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la

transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'État ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies : « 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ; « 2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ; « 3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux. « En tout état de cause, la juridiction doit, lorsqu'elle est saisie de moyens contestant la conformité d'une disposition législative d'une part aux droits et libertés garantis par la Constitution et d'autre part aux engagements internationaux de la France, se prononcer par priorité sur la transmission de la question de constitutionnalité au Conseil d'État ou à la Cour de cassation. « La décision de transmettre la question est adressée au Conseil d'État ou à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou les conclusions des parties. Elle n'est susceptible d'aucun recours. Le refus de transmettre la question ne peut être contesté qu'à l'occasion d'un recours contre la décision réglant tout ou partie du litige » ;

13. Considérant, en premier lieu, que les trois conditions qui déterminent la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité ne méconnaissent pas l'article 61-1 de la Constitution ; que la condition prévue par le 2° de l'article 23-2 est conforme au dernier alinéa de l'article 62 de la Constitution qui dispose : " Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d'aucun recours. Elles s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles " ; qu'en réservant le cas du " changement des circonstances ", elle conduit à ce qu'une disposition législative déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel soit de nouveau soumise à son examen lorsqu'un tel réexamen est justifié par les changements intervenus, depuis la précédente décision, dans les normes de constitutionnalité applicables ou dans les circonstances, de droit ou de fait, qui affectent la portée de la disposition législative critiquée ;

14. Considérant, en second lieu, qu'en imposant l'examen par priorité des moyens de constitutionnalité avant les moyens tirés du défaut de conformité d'une disposition législative aux engagements internationaux de la France, le législateur organique a entendu garantir le respect de la Constitution et rappeler sa place au sommet de l'ordre juridique interne ; que cette priorité a pour seul effet d'imposer, en tout état de cause, l'ordre d'examen des moyens soulevés devant la juridiction saisie ; qu'elle ne restreint pas la compétence de cette dernière, après avoir appliqué les dispositions relatives à la question prioritaire de constitutionnalité, de veiller au respect et à la supériorité sur les lois des traités ou accords légalement ratifiés ou approuvés et des normes de l'Union européenne ; qu'ainsi, elle ne méconnaît ni l'article 55 de la Constitution, ni son article 88-1 aux termes duquel : " La République participe à l'Union européenne constituée d'États qui ont choisi librement d'exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l'Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, tels qu'ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 " ;

15. Considérant, dès lors, que l'article 23-2 n'est pas contraire à la Constitution ;

Page 9: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

9

- Quant à l'article 23-3 : 16. Considérant qu'aux termes de l'article 23-3 : " Lorsque la question est transmise, la juridiction sursoit à statuer jusqu'à

réception de la décision du Conseil d'État ou de la Cour de cassation ou, s'il a été saisi, du Conseil constitutionnel. Le cours de l'instruction n'est pas suspendu et la juridiction peut prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires. « Toutefois, il n'est sursis à statuer ni lorsqu'une personne est privée de liberté à raison de l'instance, ni lorsque l'instance a pour objet de mettre fin à une mesure privative de liberté. « La juridiction peut également statuer sans attendre la décision relative à la question prioritaire de constitutionnalité si la loi ou le règlement prévoit qu'elle statue dans un délai déterminé ou en urgence. Si la juridiction de première instance statue sans attendre et s'il est formé appel de sa décision, la juridiction d'appel sursoit à statuer. Elle peut toutefois ne pas surseoir si elle est elle-même tenue de se prononcer dans un délai déterminé ou en urgence. « En outre, lorsque le sursis à statuer risquerait d'entraîner des conséquences irrémédiables ou manifestement excessives pour les droits d'une partie, la juridiction qui décide de transmettre la question peut statuer sur les points qui doivent être immédiatement tranchés. « Si un pourvoi en cassation a été introduit alors que les juges du fond se sont prononcés sans attendre la décision du Conseil d'État ou de la Cour de cassation ou, s'il a été saisi, celle du Conseil constitutionnel, il est sursis à toute décision sur le pourvoi tant qu'il n'a pas été statué sur la question prioritaire de constitutionnalité. Il en va autrement quand l'intéressé est privé de liberté à raison de l'instance et que la loi prévoit que la Cour de cassation statue dans un délai déterminé » ;

17. Considérant que ces dispositions imposent à la juridiction saisie de surseoir à statuer jusqu'à la décision du Conseil d'État ou de la Cour de cassation ou, s'il a été saisi, du Conseil constitutionnel, tout en réservant les cas où, en raison de l'urgence, de la nature ou des circonstances de la cause, il n'y a pas lieu à un tel sursis ; que, dans le cas où la juridiction statuera au fond sans attendre la décision du Conseil d'État ou de la Cour de cassation ou, s'il a été saisi, du Conseil constitutionnel, la juridiction saisie d'un appel ou d'un pourvoi en cassation devra, en principe, surseoir à statuer ; qu'ainsi, dans la mesure où elles préservent l'effet utile de la question prioritaire de constitutionnalité pour le justiciable qui l'a posée, ces dispositions, qui concourent au bon fonctionnement de la justice, ne méconnaissent pas le droit reconnu par l'article 61-1 de la Constitution ;

18. Considérant, toutefois, que la dernière phrase du dernier alinéa de l'article 23-3 peut conduire à ce qu'une décision définitive soit rendue dans une instance à l'occasion de laquelle le Conseil constitutionnel a été saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité et sans attendre qu'il ait statué ; que, dans une telle hypothèse, ni cette disposition ni l'autorité de la chose jugée ne sauraient priver le justiciable de la faculté d'introduire une nouvelle instance pour qu'il puisse être tenu compte de la décision du Conseil constitutionnel ; que, sous cette réserve, l'article 23-3 n'est pas contraire à la Constitution ;

En ce qui concerne les dispositions applicables devant le Conseil d'État et la Cour de cassation : 19. Considérant que la section 2 du chapitre II bis précité comporte les articles 23-4 à 23-7 relatifs aux dispositions

applicables devant le Conseil d'État et la Cour de cassation ; - Quant aux articles 23-4 et 23-5 : 20. Considérant qu'aux termes de l'article 23-4 : « Dans un délai de trois mois à compter de la réception de la transmission prévue à

l'article 23-2 ou au dernier alinéa de l'article 23-1, le Conseil d'État ou la Cour de cassation se prononce sur le renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel. Il est procédé à ce renvoi dès lors que les conditions prévues aux 1° et 2° de l'article 23-2 sont remplies et que la question est nouvelle ou présente un caractère sérieux » ; que son article 23-5 dispose que : « Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé, y compris pour la première fois en cassation, à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'État ou la Cour de cassation. Le moyen est présenté, à peine d'irrecevabilité, dans un mémoire distinct et motivé. Il ne peut être relevé d'office. « En tout état de cause, le Conseil d'État ou la Cour de cassation doit, lorsqu'il est saisi de moyens contestant la conformité d'une disposition législative d'une part aux droits et libertés garantis par la Constitution et d'autre part aux engagements internationaux de la France, se prononcer par priorité sur le renvoi de la question de constitutionnalité au Conseil constitutionnel. « Le Conseil d'État ou la Cour de cassation dispose d'un délai de trois mois à compter de la présentation du moyen pour rendre sa décision. Le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité dès lors que les conditions prévues aux 1° et 2° de l'article 23-2 sont remplies et que la question est nouvelle ou présente un caractère sérieux. « Lorsque le Conseil constitutionnel a été saisi, le Conseil d'État ou la Cour de cassation sursoit à statuer jusqu'à ce qu'il se soit prononcé. Il en va autrement quand l'intéressé est privé de liberté à raison de l'instance et que la loi prévoit que la Cour de cassation statue dans un délai

Page 10: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

10

déterminé. Si le Conseil d'État ou la Cour de cassation est tenu de se prononcer en urgence, il peut n'être pas sursis à statuer » ; 21. Considérant, en premier lieu, que la dernière phrase du premier alinéa de l'article 23-4 et la dernière phrase du troisième

alinéa de l'article 23-5 prévoient que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité si " la question est nouvelle " ; que le législateur organique a entendu, par l'ajout de ce critère, imposer que le Conseil constitutionnel soit saisi de l'interprétation de toute disposition constitutionnelle dont il n'a pas encore eu l'occasion de faire application ; que, dans les autres cas, il a entendu permettre au Conseil d'État et à la Cour de cassation d'apprécier l'intérêt de saisir le Conseil constitutionnel en fonction de ce critère alternatif ; que, dès lors, une question prioritaire de constitutionnalité ne peut être nouvelle au sens de ces dispositions au seul motif que la disposition législative contestée n'a pas déjà été examinée par le Conseil constitutionnel ; que cette disposition n'est pas contraire à la Constitution ;

22. Considérant, en deuxième lieu, que le deuxième alinéa de l'article 23-5 impose que, lorsqu'une question de constitutionnalité est soulevée pour la première fois devant le Conseil d'État ou la Cour de cassation ou lorsque ces derniers examinent un recours formé contre une décision rendue dans une instance à l'occasion de laquelle la transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité a été refusée, les moyens de constitutionnalité soient examinés par priorité avant les moyens tirés du défaut de conformité d'une disposition législative aux engagements internationaux de la France ; que, pour les motifs identiques à ceux énoncés au considérant 14, cette disposition n'est pas contraire à la Constitution ;

23. Considérant, en troisième lieu, que les deux dernières phrases du dernier alinéa de l'article 23-5 permettent qu'une décision définitive soit rendue dans une instance à l'occasion de laquelle le Conseil constitutionnel a été saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité et sans attendre qu'il ait statué ; que, sous la même réserve que celle énoncée au considérant 18, ces dispositions ne sont pas contraires à la Constitution ;

24. Considérant, en quatrième lieu, que, pour des motifs identiques à ceux énoncés aux considérants 8, 9, 13 et 17 de la présente décision, le surplus des articles 23-4 et 23-5 n'est pas contraire à la Constitution ;

- Quant à l'article 23-6 : 25. Considérant qu'aux termes de l'article 23-6 : « Le premier président de la Cour de cassation est destinataire des transmissions à la

Cour de cassation prévues à l'article 23-2 et au dernier alinéa de l'article 23-1. Le mémoire mentionné à l'article 23-5, présenté dans le cadre d'une instance devant la Cour de cassation, lui est également transmis. « Le premier président avise immédiatement le procureur général. « L'arrêt de la Cour de cassation est rendu par une formation présidée par le premier président et composée des présidents des chambres et de deux conseillers appartenant à chaque chambre spécialement concernée. « Toutefois, le premier président peut, si la solution lui paraît s'imposer, renvoyer la question devant une formation présidée par lui-même et composée du président de la chambre spécialement concernée et d'un conseiller de cette chambre. « Pour l'application des deux précédents alinéas, le premier président peut être suppléé par un délégué qu'il désigne parmi les présidents de chambre de la Cour de cassation. Les présidents des chambres peuvent être suppléés par des délégués qu'ils désignent parmi les conseillers de la chambre » ;

26. Considérant que ces dispositions, relatives aux règles constitutives des formations de jugement de la Cour de cassation pour l'examen des questions prioritaires de constitutionnalité qui lui sont transmises ou qui sont soulevées devant elle, ont le caractère organique ; qu'elles ne méconnaissent aucune règle ou aucun principe constitutionnel ;

- Quant à l'article 23-7 : 27. Considérant que l'article 23-7 prévoit que le Conseil d'État ou la Cour de cassation saisit le Conseil constitutionnel par

une décision motivée accompagnée des mémoires ou des conclusions des parties ; que le Conseil constitutionnel n'étant pas compétent pour connaître de l'instance à l'occasion de laquelle la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, seuls l'écrit ou le mémoire " distinct et motivé " ainsi que les mémoires et conclusions propres à cette question prioritaire de constitutionnalité devront lui être transmis ; que cet article impose également que le Conseil constitutionnel reçoive une copie de la décision motivée par laquelle le Conseil d'État ou la Cour de cassation décide de ne pas le saisir ; qu'en prévoyant, en outre, la transmission de plein droit de la question au Conseil constitutionnel si le Conseil d'État ou la Cour de cassation ne s'est pas prononcé dans un délai de trois mois, le législateur organique a mis en œuvre les dispositions de l'article 61-1 de la Constitution qui disposent que le Conseil d'État ou la Cour de cassation " se prononce dans un délai déterminé " ; que, dès lors, ces dispositions sont conformes à la Constitution ;

28. Considérant que les dispositions des articles 23-4 à 23-7 doivent s'interpréter comme prescrivant devant le Conseil d'État et la Cour de cassation la mise en œuvre de règles de procédure conformes aux exigences du droit à un procès équitable, en tant que de besoin complétées de modalités réglementaires d'application permettant l'examen, par ces juridictions, du renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité, prises dans les conditions prévues à l'article 4 de la

Page 11: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

11

loi organique ; que, sous cette réserve, le législateur organique n'a pas méconnu l'étendue de sa compétence ; En ce qui concerne les dispositions applicables devant le Conseil constitutionnel : 29. Considérant que la section 3 du chapitre II bis précité comporte les articles 23-8 à 23-12, relatifs à l'examen des

questions prioritaires de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel ; 30. Considérant que l'article 23-8 énumère les autorités avisées de la saisine du Conseil constitutionnel ; que son article 23-

10 impose à ce dernier de statuer dans un délai de trois mois et prévoit le caractère contradictoire de la procédure applicable devant lui ainsi que le principe de la publicité des audiences ; que son article 23-11 dispose que ses décisions sont motivées et énumère les autorités auxquelles elles sont notifiées ; qu'enfin, son article 23-12 prévoit une majoration de la contribution de l'État à la rétribution des auxiliaires de justice qui prêtent leur concours au titre de l'aide juridictionnelle lorsque le Conseil constitutionnel est saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité ; que ces dispositions ne méconnaissent aucune exigence constitutionnelle ;

31. Considérant qu'aux termes de l'article 23-9 : " Lorsque le Conseil constitutionnel a été saisi de la question prioritaire de constitutionnalité, l'extinction, pour quelque cause que ce soit, de l'instance à l'occasion de laquelle la question a été posée est sans conséquence sur l'examen de la question " ; qu'en déliant ainsi, à compter de la saisine du Conseil constitutionnel, la question prioritaire de constitutionnalité et l'instance à l'occasion de laquelle elle a été posée, le législateur a entendu tirer les conséquences de l'effet qui s'attache aux décisions du Conseil constitutionnel en vertu, d'une part, du deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution et, d'autre part, du 2° de l'article 23-2 de la loi organique ; que cet article ne méconnaît aucune autre exigence constitutionnelle ;

32. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que, sous les réserves énoncées aux considérants 18, 23 et 28, l'article 1er n'est pas contraire à la Constitution ;

- SUR L'ARTICLE 3 : 33. Considérant que l'article 3 insère après le premier alinéa de l'article 107 de la loi organique du 19 mars 1999 susvisée un

alinéa aux termes duquel : " Les dispositions d'une loi du pays peuvent faire l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité, qui obéit aux règles définies par les articles 23-1 à 23-12 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel " ;

34. Considérant qu'en application de l'article 77 de la Constitution qui dispose que " certaines catégories d'actes de l'assemblée délibérante de la Nouvelle-Calédonie pourront être soumises avant publication au contrôle du Conseil constitutionnel ", l'article 99 de la loi organique du 19 mars 1999 susvisée a défini le domaine des " lois du pays " de la Nouvelle-Calédonie et son article 107 leur a conféré " force de loi " dans ce domaine ; qu'il s'ensuit que l'article 3 précité est conforme à l'article 61-1 de la Constitution qui prévoit que la question prioritaire de constitutionnalité est applicable aux dispositions législatives ;

- SUR LES AUTRES DISPOSITIONS : 35. Considérant que l'article 2, qui insère dans le code de justice administrative, le code de l'organisation judiciaire, le code

de procédure pénale et le code des juridictions financières des dispositions de coordination avec les dispositions de l'article 1er, ne méconnaît aucune exigence constitutionnelle ;

36. Considérant que l'article 4 prévoit que les modalités d'application de l'article 1er sont fixées dans les conditions prévues par les articles 55 et 56 de l'ordonnance organique du 7 novembre 1958 susvisée et précise, en outre, que le règlement intérieur du Conseil constitutionnel fixe les règles de procédure applicables " devant lui " ; que ce renvoi au décret en conseil des ministres, après consultation du Conseil constitutionnel et avis du Conseil d'État, n'est pas contraire à la Constitution ;

37. Considérant que l'article 5 fixe l'entrée en vigueur de la loi organique le premier jour du troisième mois suivant celui de sa promulgation ; que la loi organique sera ainsi applicable aux instances en cours à la date de son entrée en vigueur ; que, toutefois, seules les questions prioritaires de constitutionnalité présentées à compter de cette date dans un écrit ou un mémoire distinct et motivé seront recevables ; que cet article ne méconnaît aucune exigence constitutionnelle ;

38. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que, sous les réserves énoncées aux considérants 18, 23 et 28, la loi organique relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution n'est pas contraire à la Constitution,

D É C I D E : Article premier - Sous les réserves énoncées aux considérants 18, 23 et 28, la loi organique relative à application de l'article 61-1 de la Constitution n'est pas contraire à la Constitution. Article 2 - La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.

Page 12: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

12

Document 8 : J. Chevallier, « Du principe de séparation au principe de dualité », RFDA, 1990, p. 712 La loi des 16-24 août 1790 constitue, d'après la présentation doctrinale classique, l'acte-fondateur du droit administratif moderne et la source du système contemporain de dualité de juridiction. Le principe de séparation des autorités administrative et judiciaire posé par l'article 13 de ce texte, dans une formule célèbre fidèlement retranscrite par des générations de juristes, impliquerait en effet, non seulement que le juge judiciaire ne saurait s'immiscer dans l'administration active, mais encore qu'il ne pourrait, de ce fait même, connaître des litiges administratifs : en interdisant aux juges de troubler « de quelque manière que ce soit » les opérations des corps administratifs, la loi aurait entendu exclure sans la moindre équivoque le contentieux administratif du champ de compétence des tribunaux judiciaires, au nom de la nécessaire indépendance de l'administration ; et la mise en place ultérieure d'un ordre juridictionnel administratif distinct serait la conséquence directe du principe ainsi formulé. La juridiction administrative aurait donc été le sous-produit de l'interprétation particulière de la séparation des pouvoirs qui était celle des constituants de 1789. […] la loi des 16-24 août est devenue le texte de référence, en tant qu'établissant la « règle cardinale » sur laquelle a pu s'édifier le système français de juridiction administrative. La fragilité de cette thèse a été depuis longtemps démontrée : la loi des 16-24 août n'a certainement pas la portée qu'on lui a prêtée ; et le sort réservé au contentieux administratif n'est pas le produit d'une vision préconçue de la séparation des pouvoirs qu'auraient eue les constituants. Aussi, l'héritage révolutionnaire doit-il être réévalué, sans pour autant que cela conduise à sous-estimer son importance : le sort réservé après bien des hésitations, par l'Assemblée constituante au contentieux administratif sera en effet, comme l'a bien vu Artur, un des éléments constitutifs de cette « conception française de la séparation des pouvoirs » qui se forge à la Révolution et qui résistera ensuite aux secousses politiques les plus rudes ; et c'est à juste titre que le Conseil constitutionnel s'y référera dans sa décision du 23 janvier 1987. En réalité, l'apport des constituants se décompose en deux temps successifs, sans qu'un lien de causalité puisse être établi entre eux : un premier temps, marqué par la loi des 16-24 août, dans lequel les révolutionnaires font œuvre doctrinaire, en proclamant hautement l'exigence de séparation des autorités administratives et judiciaires ; un second temps, qui débouche sur les lois de septembre et octobre, dans lequel une solution très pragmatique est apportée au problème du contentieux administratif. Ce faisant, les constituants s'engagent, sans l'apercevoir clairement ni même le souhaiter vraiment, dans la voie qui allait mener à la dualité de juridiction. L'affirmation du principe de séparation des autorités administrative et judiciaire La loi des 16-24 août 1790 est sans aucun doute un texte d'importance considérable : contenant les douze premiers titres du projet sur l'ordre judiciaire, qui avait fait l'objet depuis plusieurs mois de vifs débats à l'Assemblée, elle fixe le cadre de la nouvelle organisation judiciaire ; mais surtout, elle définit, à travers les principes généraux énoncés dans le titre 1, la conception de l'autorité judiciaire que les constituants entendent faire prévaloir et qui laissera des traces durables. Néanmoins, si au nombre de ces principes figure l'interdiction de toute immixtion dans la sphère propre de compétence de l'administration active, le texte ne tranche pas le problème délicat du contentieux administratif qui, relevant pour l'essentiel des titres suivants, est laissé provisoirement en suspens. L'interdiction d'immixtion dans l'administration active... L'interdiction d'immixtion dans l'administration active apparaît à première vue comme l'expression de la volonté de séparation stricte des pouvoirs qui animait les constituants : protégés contre toute ingérence extérieure, les tribunaux devraient en retour être strictement cantonnés dans l'exercice de la fonction juridictionnelle ; l'interdiction de se mêler des affaires administratives ne serait que la contrepartie de la prohibition du pouvoir d'évocation adoptée dès octobre 1789 et reprise par l'article 17 de la loi des 16-24 août. Cette présentation ne coïncide cependant pas avec les conceptions réelles des constituants, qui n'adhèrent nullement à l'idée de séparation rigide et conçoivent la fonction judiciaire comme subordonnée. Les fondements

a) Les constituants entendaient d'abord réagir contre les abus des tribunaux de l'Ancien Régime, qui étaient encore dans tous les esprits. […] Aussi fallait-il fixer de strictes limites au pouvoir judiciaire en le « subordonnant » à la puissance législative et en le « séparant » du pouvoir administratif.

b) Cette vision s'explique par la place que les constituants donnent à la justice dans l'organisation des pouvoirs. D'abord, la fonction judiciaire est perçue comme strictement assujettie à la loi. L'idée de suprématie de la fonction législative, à laquelle adhéraient tous les anciens auteurs, et Montesquieu aussi, est renforcée par l'adhésion à la

Page 13: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

13

mystique rousseauiste de la loi expression de la volonté générale : légiférer est pour eux la fonction suprême, l'incarnation même de la souveraineté, et toutes les autres fonctions étatiques lui sont subordonnées ; aussi la fonction judiciaire n'est-elle qu'une fonction d'application mécanique de la loi, juger consistant, au terme d'un raisonnement purement syllogistique, à faire application de la loi aux situations particulières. « Ministre de la loi », le juge doit s'en tenir à la lettre du texte, en suivant fidèlement la volonté du législateur. Mais la fonction judiciaire ne se confond pas pour autant avec la fonction exécutive : même si aux yeux d'un certain nombre de constituants le pouvoir de juger n'est qu'une branche de l'exécutif, la distinction entre l'acte de juger et les opérations d'exécution matérielle sera clairement établie ; « avant d'exécuter les lois, il s'agit de savoir si elles s'appliquent ou non à un fait arrivé » et là réside l'objet du pouvoir judiciaire. Il convient dès lors de distinguer à ce second niveau les fonctions d'application et d'exécution des lois, même si le fait que la justice soit rendue au nom du Roi entretient certaines équivoques. La loi des 16-24 août n'est que la traduction logique de cette conception de la fonction judiciaire.

La limitation du pouvoir judiciaire a) Le souvenir des abus des parlements de l'Ancien Régime va inciter les constituants à fixer avec une particulière solennité des limites que les tribunaux ne sauraient franchir. Ces limites sont essentielles à établir par rapport au pouvoir législatif et ce sont d'ailleurs les seules qui sont envisagées par le premier comité de constitution : pour Bergasse, le second principe de l'organisation judiciaire est que « les dépositaires du pouvoir judiciaire ne participent en rien à la puissance législative », que ce soit en prenant « une part active à la loi » ou en influant « de quelque manière que ce soit sur la formation de la loi » ; la loi, expression de la volonté générale, doit être mise hors de toute emprise possible des juges. Les constituants sont unanimes sur ce principe dont la formulation variera peu au fil des rédactions successives. Trois types de conséquences, liées aux pratiques de l'Ancien Régime, figurent explicitement dans le titre 1 de la loi des 16-24 août : l'interdiction de prendre part à l'élaboration ainsi que d'empêcher ou suspendre l'exécution des lois (art. 10) ; l'obligation de transcription des lois (art. 11) ; la prohibition des arrêts de règlement et le renvoi au corps législatif pour interprétation (art. 12). Ainsi, non seulement les juges ne sauraient intervenir dans le déroulement des processus législatifs, mais encore tout pouvoir d'interprétation des lois leur est refusé : même si Thouret avait exprimé certaines réserves sur ce point, les lois nouvelles ne pouvant manquer de susciter « une foule immense de questions », cette interdiction est conforme à la conception mécanique du rôle d'un juge privé de toute faculté de libre appréciation ; la traduction concrète sera l'institution par la loi des 27 novembre-décembre 1790 du référé législatif donnant au corps législatif le droit d'interpréter la loi, en cas de conflit entre juridictions. […] La construction d'un ordre juridictionnel administratif Le sort particulier réservé par les constituants au contentieux administratif porte en germe la dualité des juridictions : les litiges administratifs doivent être tranchés par des juges distincts et indépendants des juges judiciaires. Néanmoins, le rattachement du contentieux à l'administration active interdit alors toute possibilité d'émergence d'un authentique ordre juridictionnel administratif : les affaires contentieuses sont traitées dans les mêmes termes que les affaires administratives ; il faudra attendre que la juridiction soit progressivement dissociée de l'action pour que les conséquences de l'affirmation de la spécificité du contentieux administratif soient pleinement tirées. Le système de l'administrateur-juge

a) La solution du rattachement du contentieux administratif à l'administration active qui a prévalu en 1790 ne sera pas remise en cause pendant toute la durée de la Révolution, malgré les modifications incessantes enregistrées dans les structures administratives : tant au niveau local qu'au niveau central, ce sont les mêmes organes qui administrent et tranchent les litiges suscités par cette action ; les attributions contentieuses ne sont que l'accessoire des attributions administratives. En pratique, la démarcation entre elles apparaît extrêmement ténue : rendre la justice est une opération administrative comme une autre, qui ne nécessite aucune formalité spéciale. Le recours contentieux se confond avec le recours gracieux ou hiérarchique ; aucune différence n'existe entre le contrôle exercé d'office et celui provoqué par une réclamation ; les bureaux instruisent les affaires et préparent les décisions comme en matière administrative. Cette confusion entre des fonctions qui étaient nettement distinctes aux yeux des constituants, est justifiée par la croyance de plus en plus ancrée en la liaison indissoluble du contentieux et de l'action ; et si le principe selon lequel « juger l'administration, c'est encore administrer » n'est pas encore explicitement formulé, il existe désormais de manière sous-jacente. Ainsi, le choix opéré par les constituants a-t-il eu pour effet d'alimenter une thèse avec laquelle ils étaient en complet désaccord.

b) Une dissociation partielle se produit pourtant en l'an VIII, avec la création de conseils chargés de trancher les litiges administratifs. La réforme est sous-tendue, comme l'indique clairement le rapport de Roederer, par la volonté de séparer les fonctions juridictionnelle et active : certes, la juridiction administrative reste placée au sein de l'administration ; mais elle doit relever d'organes spécialisés. Cela ne signifie pas que la séparation de la juridiction et de l'action soit désormais acquise, en théorie et en pratique. L'idée fondamentale selon laquelle le contentieux est lié à l'action n'est pas abandonnée ; elle trouve même une systématisation nouvelle dans le principe « juger l'administration, c'est encore administrer » avancé par Henrion de Pansey au début de la Restauration et qui connaît son heure de gloire sous la Monarchie de juillet - en trouvant un appui paradoxal dans la loi des 16-24 août : examiner les réclamations et les plaintes des administrés, c'est toujours faire acte d'administration et le contentieux «

Page 14: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

14

fait partie de la puissance exécutive » . Ce principe a pour effet d'interdire toute démarcation claire entre la juridiction et l'action. D'abord, les conseils institués n'ont pas tous les traits d'authentiques juridictions : le Conseil d'Etat reste étroitement dépendant du pouvoir exécutif et le principe de la justice retenue, s'il n'a pas les conséquences redoutées, n'en montre pas moins que c'est toujours en droit le Roi ou l'Empereur qui jugent ; quant aux conseils de préfecture, s'ils disposent de la justice déléguée ils sont en réalité placés dans la main du préfet et ne présentent aucun des caractères essentiels d'une juridiction. Ensuite, les organes administratifs gardent d'importantes fonctions juridictionnelles : le ministre apparaît notamment comme le juge de droit commun, dont la saisine est obligatoire chaque fois que la loi n'a pas attribué compétence à un tribunal spécial ; explicitement consacrée par le Conseil d'Etat, cette juridiction ministérielle fonctionnera sans contestation sérieuse jusqu'en 1860, en dépit de ses étonnants particularismes, et notamment de l'absence totale de règles de forme permettant de différencier le jugement des affaires contentieuses de l'administration ordinaire.

Cependant, la juridiction administrative finira par se détacher de l'administration active. L'émergence d'une juridiction administrative indépendante. La fin de la théorie de l'administrateur-juge résultera d'une démarcation plus nette établie entre la logique de la juridiction et celle de l'action, ainsi que d'une rupture avec le principe selon lequel « juger l'administration, c'est encore administrer » : comme le dit Vivien, « juger, c'est juger » ; parce qu'elle est orientée en fonction de considérations d'opportunité, conforme aux exigences de l'action, la justice exercée par l'administration active ou par des corps placés sous sa dépendance ne saurait être une vraie justice. L'idée de séparation de la juridiction et de l'action, par l'institution de tribunaux indépendants, préconisée dès la Restauration par Macarel et Cormenin, va dès lors gagner progressivement la doctrine. Elle se traduit d'abord par l'abandon définitif de la justice retenue : en décidant que le Conseil d'Etat « statue souverainement » sur les recours en matière contentieuse et les recours pour excès de pouvoir, l'article 9 de la loi du 24 mai 1872 lui confère un pouvoir propre de juridiction ; si l'effet concret de la mesure est faible, sa portée symbolique est considérable. Il faudra cependant attendre davantage pour que toutes les garanties du statut juridictionnel bénéficient aux juridictions administratives, notamment en première instance. Quant au système de l'administrateur-juge, il disparaît progressivement, à partir de l'abandon par le Conseil d'Etat dans l'arrêt Cadot de la théorie du ministre-juge de droit commun : les voies juridictionnelle et active sont désormais nettement dissociées ; cependant, l'indépendance du juge administratif n'exclut pas le maintien de liens organiques et fonctionnels avec l'administration active, par lesquels se manifeste la spécificité de l'ordre juridictionnel administratif. Même si elles comportent une large part de contingence, les solutions apportées par les constituants au problème du contentieux administratif ont donc été lourdes de conséquences pour l'avenir. D'abord, elles font prévaloir une certaine interprétation de la séparation des pouvoirs qui autorise les organes administratifs à exercer une activité de type juridictionnel : cette dérogation à la règle de spécialisation des fonctions sera assortie dans la Constitution de 1791 d'autres dérogations montrant bien que, loin de se rallier à l'idée de séparation rigide, les constituants ont cherché à mettre sur pied un système subtil de contrepoids ; elle constituera une des particularités durables de la conception française de la séparation des pouvoirs. Ensuite, la dévolution du contentieux administratif à l'administration active aboutit à donner rétrospectivement une toute autre portée au principe de séparation des autorités posé par la loi des 16-24 août : mis en relation, du fait même de leur commune insertion dans la charte de l'organisation judiciaire, les textes de 1790 semblent former un ensemble cohérent ; et l'article 13 pourra dès lors apparaître comme le fondement et la justification du sort réservé au contentieux administratif. Enfin, elles annoncent et préfigurent la dualité des ordres juridictionnels : la mise en place de juridictions administratives spécialisées deviendra en effet inévitable à partir du moment où la confusion de la juridiction et de l'action aura révélé ses effets pernicieux ; elle permet de protéger les droits des administrés tout en préservant la spécificité du contentieux administratif. Par tous ces aspects, 1790 apparaît donc bien comme une étape décisive dans la construction du système d'organisation juridictionnelle. Document 9 : D. Truchet, « Plaidoyer pour une cause perdue : la fin du dualisme juridictionnel », AJDA, 2005, p. 1767 Il faut sans doute une étrange obstination pour revenir sur un thème cent fois traité et cent fois écarté : la réunion des juridictions judiciaire et administrative en un seul ordre de juridiction. Leurs membres ne le souhaitent pas, les professions juridiques et judiciaires n'en voient pas l'intérêt, le justiciable n'en mesure pas les enjeux et le pouvoir politique « a d'autres chats à fouetter ». La cause est perdue, à court ou moyen terme. Je ne me lasse cependant pas de la plaider. C'est, me semble-t-il, l'un des rôles de la doctrine que de ne jamais rien tenir pour acquis. Elle doit sans cesse s'interroger sur la pertinence du droit positif en vigueur et envisager des solutions nouvelles qui lui paraîtraient propices au progrès de notre système juridique. Se heurter au scepticisme ou à l'incompréhension ne doit pas la décourager. Plus que sur les inconvénients du dualisme, c'est sur une vision du droit et de la justice dans notre pays que je m'appuie : ils rempliraient mieux, à mes yeux, leur office avec un système juridictionnel unifié.

Page 15: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

15

Les défauts du dualisme : Les inconvénients du dualisme sont bien connus, mais ils ne suffisent pas à le condamner, eu égard à une tradition respectable et aux services qu'il a rendus et rend encore. En termes de bonne administration de la justice, ils tiennent principalement à la complexité de la répartition des compétences, avec son cortège de conséquences fâcheuses : relative incertitude sur le juge qu'il convient de saisir, obligation pour ce dernier de renvoyer à l'autre ordre les questions préjudicielles qu'il ne peut trancher lui-même, allongement corrélatif (au-delà du raisonnable ?) du délai de règlement définitif des affaires, surtout en cas de détour par le Tribunal des conflits. Mais, objectera-t-on, il s'agit là de circonstances rares, qui ne justifient pas à elles seules que l'on bouleverse un système qui a fait ses preuves et qui, dans l'immense majorité des cas, fonctionne bien. J'en conviens très volontiers. Encore que l'on puisse s'interroger sur le caractère supportable des défauts du dualisme. Naguère, et aujourd'hui encore, aisément acceptés par la société, ils pourraient bientôt l'irriter. La lisibilité et l'intelligibilité sont devenues des objectifs constitutionnels..., dont, à vrai dire, on ne cesse de s'éloigner. Mais qu'un jour prochain, on les prenne vraiment au sérieux et les éléments de complexité et de lenteur inhérents au dualisme paraîtront sans doute les contredire. Les juristes professionnels en ont peut-être trop l'habitude pour en remarquer le caractère artificiel : ces inconvénients ne procèdent en effet d'aucune exigence de logique tirée de la réalité des rapports sociaux ; ils sont seulement la contrepartie, forgée par une interprétation plus que séculaire mais parfois changeante, d'un mode particulier de répartition des compétences contentieuses. Tolérés comme son corrélat inévitable aussi longtemps que ce dernier paraît nécessaire, ils ne le seraient plus dans le cas contraire. La contestation viendra-t-elle de l'étranger ? Alors que des dizaines de pays (même de common law !) se sont dotés, souvent à l'imitation de la France, de juridictions spécialement instituées pour juger l'administration, aucun (sauf très rares exceptions : la Grèce et la Colombie à ma connaissance) n'a adopté une vision du dualisme aussi radicale que la sienne. Comparaison n'est pas raison : il faut faire la part des génies nationaux et des traditions de chacun. Sous cette réserve près que, ici encore, les perceptions ne sont pas immuables : la « mondialisation » est une réalité en droit comme ailleurs ; elle s'accompagne d'une évaluation internationale nouvelle de l'efficacité des systèmes judiciaires nationaux. Naissante en France, mais très développée dans les pays anglo-saxons, l'analyse économique du droit pourrait bien s'avérer défavorable à notre dualisme. La contestation pourrait-elle venir de nos juges eux-mêmes, et notamment de notre juridiction judiciaire ? Je suis incapable de dire si la répartition des compétences est plus ou moins complexe qu'il y a vingt, cinquante ou cent ans ; en tout cas, il n'y a pas eu de simplification manifeste ! La compétence contentieuse reste objet de dissensions entre juges : la place manque ici pour en donner des exemples récents, mais le lecteur qui s'intéresse à ce sujet n'aura guère de difficultés à en trouver. Ni à en conclure que chaque ordre de juridiction cherche toujours à « tirer la couverture à lui », notamment lorsque les libertés et la propriété sont en cause : les considérations que chacun invoque sont évidemment très solides, mais si mal agencées qu'elles alimentent leurs prétentions contradictoires. Que, malgré une si longue pratique et tant de conflits, le dualisme soit encore, dans des cas rares mais significatifs, un combat ne plaide pas en sa faveur... Qu'y gagne d'ailleurs le justiciable ? Mais c'est assez parlé des défauts du dualisme. Absous en quelque sorte par leur caractère traditionnel, ils constituent le prix techniquement inévitable à payer d'une vision de la justice et du droit sous-tendue par notre interprétation de la séparation des pouvoirs. Mais une autre vision est aujourd'hui possible, qui inverserait l'analyse « avantages/coûts » du dualisme juridictionnel et rendrait les défauts de ce dernier insupportables. Une vision de la justice : La justice est une. Qu'elle soit divisée dans notre pays entre le Conseil constitutionnel et les deux ordres de juridiction n'empêche pas qu'elle remplit, au nom du peuple français, la même fonction et qu'elle doit répondre aux mêmes exigences d'équité, telles qu'affirmées notamment par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Le Conseil d'Etat vient d'ailleurs, dans une décision d'une grande portée symbolique, de juger qu'elle « est rendue de façon indivisible au nom de l'Etat » (CE 27 février 2004, Mme Popin, AJDA, 2004, p. 672, concl. R. Schwartz et p. 653, chron. F. Donnat et D. Casas ; Lebon p. 86). Indivisible ! Il est temps de mettre cette unité en œuvre. Plus encore pour des raisons symboliques que pour des raisons pratiques. Il ne serait pas réaliste d'envisager un bouleversement complet de notre organisation juridictionnelle, lequel ne serait d'ailleurs pas souhaitable : on peut laisser en l'état les tribunaux, cours et conseils qui la composent et ne pas toucher aux différents corps entre lesquels se répartissent les juges. Il faudrait « seulement » proclamer que la juridiction française est unique et omni-compétente et instituer une cour suprême qui réunirait la Cour de cassation et le Conseil d'Etat. Ce qui serait déjà une révolution ! Pour quels bénéfices ? La simplification des compétences contentieuses et la disparition du Tribunal des conflits, en premier lieu. Mais aussi la fin des incompétences prononcées au motif que l'autre ordre est compétent pour trancher l'affaire : celle-ci serait simplement et sans délai attribuée par une procédure interne à la « bonne » juridiction. Et encore la disparition des questions préjudicielles, ou leur meilleur agencement. On pourrait aussi effacer de notre législation diverses bizarreries telles

Page 16: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

16

que l'illogique transfert à la cour d'appel de Paris du contentieux de certaines décisions de quelques autorités de régulation. Ce dernier point montre que la fusion ne serait aucunement dirigée contre l'actuelle juridiction administrative et qu'elle pourrait être profitable au Conseil d'Etat dans la configuration nouvelle que j'envisage. Ces bénéfices ne sont pas négligeables, mais je doute qu'ils suffisent à emporter la conviction, d'autant qu'il est possible de les obtenir par des moyens moins radicaux que la disparition du dualisme. Celle-ci en revanche faciliterait, sur tous les plans, le dialogue des juges nationaux. Car il est aujourd'hui paradoxal que ce dialogue soit plus intense et mieux organisé entre les juges français et les juges européens (ceux de Luxembourg comme ceux de Strasbourg) qu'entre les différentes juridictions françaises elles-mêmes ! Que, par exemple, l'application uniforme d'une règle communautaire soit mieux garantie en France que celle d'une règle française, toujours susceptible d'interprétations différentes par nos deux ordres de juridiction. Une justice unifiée aurait plus de force et de visibilité dans le concert des juges qu'une justice divisée, plus de lisibilité, voire de légitimité aux yeux des justiciables français et étrangers. Elle mettrait en outre fin aux soupçons de partialité de la juridiction administrative en tant qu'ordre de juridiction propre. Soupçons aussi déplaisants et évidemment injustifiés que récurrents et partagés par de trop nombreuses personnes, notamment dans le monde des affaires. Mais en un temps où l'impartialité est autant affaire d'apparence que de réalité, il faut convenir que l'existence d'un juge réputé proche de l'administration au point d'en être l'un des meilleurs conseillers, paraîtra de plus en plus étrange (en France, comme à la Cour européenne des droits de l'homme), quelques précautions que prenne le Conseil d'Etat pour dissiper toute ambiguïté. La question n'est pas purement rhétorique : la conception française de la séparation des pouvoirs justifie- t-elle encore que la juridiction administrative constitue un ordre séparé ? Je pense que le moment approche où l'opinion n'admettra plus que l'Etat (et les autres personnes publiques) ait son juge, entièrement différent de celui des personnes privées. Ses défenseurs auront beau argumenter, en droit et au nom de nos traditions, rien n'y fera : on criera au privilège inacceptable ! Qui ne voit en effet que la tendance, alimentée par nombre de considérations parmi lesquelles le discrédit actuel de l'Etat et du pouvoir politique pèse malheureusement lourd, va vers une sorte d'anthropomorphisme qui refuse aux personnes morales en général, et aux personnes publiques en particulier, tout traitement qui, parce qu'il est particulier, est aussitôt perçu comme de faveur ? Devant une question aussi sommaire que : « Et pourquoi l'Etat n'est-il pas jugé comme n'importe quel citoyen ou n'importe quelle entreprise ? », nous aurons bien du mal à défendre le dualisme et sa sophistication. Mieux vaudrait prendre les devants en le supprimant. Car derrière cette question, s'en profilera une autre, plus redoutable encore, car elle portera sur le droit administratif lui-même. Il faut y insister : la fin du dualisme se recommande moins de la bonne administration de la justice au sens étroit que d'une conception, politique au sens noble du terme, de ce que devrait être une justice, unique, simple et forte, dans la société française de demain. Une vision du droit : Le dualisme juridique est, en grande partie, le fruit du dualisme juridictionnel, l'un ayant historiquement conforté l'autre. Mais les temps ont changé : on peut aujourd'hui craindre que le dualisme juridictionnel ne devienne une menace pour le dualisme juridique, et plus particulièrement pour l'existence du droit administratif. Ce propos peut surprendre. Il n'est cependant paradoxal qu'en apparence. Chacun sait que l'évolution des sources du droit va vers une érosion de la distinction : droit privé/droit public. Le droit constitutionnel, le droit international (du moins économique et pénal), le droit communautaire, le droit européen conventionnel et la jurisprudence de « leurs » conseils, cours et tribunaux produisent de plus en plus de règles applicables en France dans les deux droits : ils ne condamnent pas nos dualismes ; ils l'ignorent ! Notre législateur n'est pas en reste, qui produit de manière croissante des règles dont le champ d'application englobe ou recoupe le droit privé et le droit public. Les droits de la concurrence et de la consommation, de la santé, de la communication, mais aussi celui des biens, des contrats, de la responsabilité ou du travail en offrent les illustrations nombreuses que chacun sait. Le phénomène est plus marqué quand les personnes publiques sont en position d'opérateurs sur un marché, mais il joue aussi lorsqu'elles sont en situation de régulateurs. Cette situation pose au droit français un défi : comment concilier l'homogénéisation des sources et, partiellement des règles, avec leur adaptation aux spécificités légitimes des personnes privées et des personnes publiques ? Je ne suis pas certain que nous le relevions bien.

Page 17: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

17

Car, en premier lieu, le dualisme juridictionnel est un obstacle à la bonne réception des règles nouvelles en droit français et à la qualité de ce dernier. Intégrer ces règles communes dans nos deux ensembles juridiques suppose en réalité une double intervention du juge judiciaire et du juge administratif. C'est compliqué : une complication un peu artificielle puisqu'elle tient seulement à notre organisation juridictionnelle, et non au contenu de ces règles ou à la volonté de leurs auteurs. C'est aussi déconcertant pour les sujets de droit, car le hasard des rôles produit souvent un décalage dans le temps entre l'application de la règle en droit privé et son application en droit public. Enfin, rien n'assure que cette application sera uniforme dans les deux droits : il arrive en effet qu'elle ne le soit pas. On peut penser que dans une juridiction unifiée, la réception serait plus rapide et uniforme : notre droit y gagnerait en cohérence et en lisibilité, donc en efficacité, voire en conformité européenne. En outre, le Conseil d'Etat est contraint de « récupérer » de plus en plus fréquemment des règles dont le contentieux menace de lui échapper lorsqu'elles sont appliquées par ou à l'administration. Qu'il le fasse en s'appropriant la règle ou seulement les principes dont elle s'inspire, on doit souligner son audace et son habileté. Mais aussi, relever qu'il donne ainsi le sentiment de protéger sa compétence plus que la structure du droit français. Enfin, dans le même temps, le juge judiciaire est tenté (ou le sera) de s'appuyer sur certaines de ces règles de fond (au nom, en particulier, de la liberté individuelle ou de la nature des rapports économiques en cause) pour prétendre juger l'administration sans égard pour ses prérogatives. Car, en second lieu, le dualisme juridictionnel peut devenir un obstacle à l'existence du droit administratif. Dans l'affaire, c'est en effet la spécificité du droit administratif qui est menacée : si les mêmes règles sont appliquées par les deux juges, à quoi bon des règles spéciales pour l'administration ? Il ne faudrait pas donner l'impression que l'existence du droit administratif tienne surtout à l'existence d'un juge spécial et non à des considérations substantielles ! En d'autres termes, ma crainte est que le caractère trop voyant du dualisme juridictionnel ne fasse oublier, chez les utilisateurs du droit, la nécessité du dualisme juridique. Or nous avons toujours besoin d'un droit propre à l'administration. Certains n'en voient plus la nécessité ou la légitimité. Ils ont tort. Les personnes publiques ont des missions et doivent disposer de moyens qui les rendent inassimilables aux personnes privées : dans une démocratie, la puissance publique doit être distinguée de la puissance privée et avoir son droit. Je pense d'ailleurs qu'après une période de doute, appuyé sur la vague « libérale », le balancier revient vers un nouveau droit administratif, épuré peut-être, recentré sur les missions de sécurité (à tous égards) de l'Etat. Mais l'idée de règles spéciales pour l'administration sera d'autant mieux admise que cette dernière n'aura plus son juge, entendu comme un ordre juridictionnel propre. Sans pouvoir – évidemment ! - le prouver, j'affirme que l'avenir du droit administratif supposera une juridiction unifiée. En somme, cette dernière assurerait mieux que le dualisme la part d'unité et la part de diversité dont notre droit a besoin. Une évolution décourageante. « Cause perdue » ai-je écrit. L'évolution récente ne va pas dans le sens que je souhaite. En termes trop schématiques, on peut dire que la tradition française est celle du double dualisme, juridique et juridictionnel : « deux droits, deux juges », cette structure forte a dessiné un modèle historique qui nous a beaucoup apporté, sans pourtant atteindre jamais une cohérence parfaite. Aucune voix officielle n'a déclaré qu'il n'était plus porteur d'avenir, mais la législation et la jurisprudence font comme si tel était le cas. On voit s'installer dans des secteurs du droit de plus en plus nombreux (qui sont aussi les plus modernes) un autre modèle : « un droit, deux juges ». Les mêmes règles s'appliquent aux personnes publiques et privées, mais le sont par les deux ordres de juridiction, en fonction de critères de répartition des compétences toujours aussi complexes. Cet autre modèle, en pleine expansion, doit beaucoup à l'intelligence tactique du Conseil d'Etat, qui sauvegarde ainsi sa compétence « autonome », mais il me semble menaçant pour l'avenir du droit administratif. Avec d'ailleurs, à terme lointain, cette conséquence qui ne manquerait pas d'une amère ironie : la disparition du juge administratif ! Persuadé, à tort ou à raison, que le double dualisme n'est plus adapté aux besoins de droit et de justice de la société française contemporaine et que les questions de fond doivent logiquement l'emporter sur les questions de compétence, je préférerais un troisième modèle : « deux droits, un juge ». Ce serait le scénario le plus efficace pour les évolutions en douceur qui paraissent s'imposer dans un système qui n'est plus juridiquement clos, mais, que l'on s'en réjouisse ou qu'on le regrette, est ouvert sur l'Europe et sur le monde. On n'en prend pas le chemin. On lui tourne même le dos. C'est dommage...

Page 18: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

18

Document 10 : M. Jorat, « Supprimer la justice administrative... deux siècles de débats », RFDA, 2008, p. 456 Supprimer la justice administrative peut sembler aujourd'hui anachronique. Elle est désormais perçue comme « une exigence universelle de toute démocratie constitutionnelle » ; les Etats européens ont mis en place des mécanismes particuliers de contentieux administratif, associés à un ordre juridique distinct ou non. Le débat apparaît donc comme dépassé, celui d'un autre temps, lorsqu'il était ravivé régulièrement au XIXe siècle par les libéraux, les monarchistes et les républicains radicaux, même si une faible partie de la doctrine a continué à l'alimenter durant le siècle suivant. Cependant, il ne faut pas oublier que « traiter de la justice administrative, c'est d'abord rappeler que l'existence de la justice administrative ne va pas de soi, qu'elle est le produit de l'histoire, d'une histoire qui lui a imprimé sa marque ». La suppression de la justice administrative supposerait la disparition d'un droit spécifique et de mécanismes particuliers pour traiter les contentieux entre les personnes privées et les administrations publiques. Or ce serait négliger toutes les avancées législatives et jurisprudentielles en faveur d'une véritable justice, telles que la loi du 24 mai 1872 permettant le passage d'une justice retenue à une justice déléguée, l'audace du juge administratif dans certaines décisions, comme dans la jurisprudence Cadot en faisant du Conseil d'Etat le juge de droit commun du contentieux administratif, ou encore Canal en marquant son indépendance à l'égard du gouvernement. Tous ces éléments convergent dans le sens que la suppression de la justice administrative serait peu probable, d'autant plus que la mise en cause récurrente de son existence n'a fait, au contraire, que contribuer à sa consolidation. Mais l'histoire de cette thèse contestatrice ne peut se limiter à ce seul constat, car elle a aussi encouragé des réflexions sur la Justice. En fait, l'impact de la proposition de suppression dépend de la manière dont elle s'est illustrée dans la réflexion doctrinale. Ainsi, se pose la question de l'approche sous laquelle elle a été abordée dans les débats au cours de ces deux derniers siècles, plus précisément celle de la manière dont la doctrine s'est saisie de cette proposition radicale face aux évolutions de la justice administrative et au contexte historique. Supprimer la justice administrative est avant tout un débat de principe récurrent car les réformes ne vont jamais jusqu'à leur terme, comme la rupture des liens entre le juge administratif et l'administration. Bien que ce débat doctrinal soit classique, il apparaît que les contestations se sont renouvelées au gré des réformes et du contexte pour finalement repenser la Justice dans son ensemble, au-delà de la seule conséquence de la suppression stricte de la justice administrative. Tout un système peut être remis en cause, comme les rapports entre l'exécutif et le juge administratif, régulièrement contestés par des libéraux dont la préoccupation fondamentale est l'individu et ses droits. Or la justice administrative est une justice « au service de l'administration ». Il faut aussi voir, derrière sa contestation, celle du dualisme juridictionnel, son corollaire. L'existence de ce dernier repose sur la distinction : droit public - droit privé, dont l'organisation n'est nullement consensuelle et les faiblesses sont régulièrement dénoncées. En fait, c'est surtout un débat politique, car derrière le juge administratif, c'est une certaine conception de l'Etat qui est en jeu, débat lié à la configuration politique du moment ou au contexte idéologique. Autant de paramètres - habituels - alimentent le débat doctrinal, mais la proposition de la suppression de la justice administrative ne se pose pas aujourd'hui dans les mêmes termes qu'au XIXe siècle, même si elle reste toujours plus ou moins idéologique. Si le débat initial était fortement politisé, sous une influence libérale, ses contours ont été redéfinis avec plus de nuances aux siècles suivants, sous une approche plus technique. Un débat politique au XIXe siècle Le débat sur la suppression de la justice administrative était essentiellement un débat libéral. Deux courants composaient le libéralisme, d'une part celui issu de l'idéologie de Madame de Staël et de Benjamin Constant, c'est-à-dire un libéralisme de tendance individualiste, privilégiant l'individu ; d'autre part, celui d'esprit étatiste fondé par François Guizot, assujettissant l'individu à un esprit de corps qui le discipline. L'opposition entre le droit de la particularité et le droit de l'Etat prit toute son importance dans la controverse sur la justice administrative. Les libéraux de tendance individualiste revendiquaient sa suppression, en raison de l'insuffisance de garanties apportées à l'individu. Cette justice était fortement liée à l'existence d'une juridiction administrative, née et développée au sein de l'administration elle-même, ce qui pouvait présenter une entorse au principe de séparation des pouvoirs qui impliquait l'indépendance du juge à l'égard des autres pouvoirs. Les opposants accusaient cette justice de partialité, mais ce fut surtout à la fin du XIXe siècle que le refus de la justice administrative atteignit son paroxysme, motivé par une crainte de l'étatisme. L'administration ne pouvait être que soumise à la justice civile, qui se présentait comme une véritable justice avec toutes les garanties d'indépendance et d'impartialité. Cela conduisait à rejeter la défaite du « pouvoir » judiciaire. […] Au cours du XIXe siècle, la proposition de la suppression stricte de la justice administrative relevait ainsi d'abord d'un

Page 19: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

19

courant libéral de tendance individualiste. Cette opposition était importante tant qu'il y avait un despotisme à combattre, sinon elle tendait à s'essouffler, et à laisser la place à un libéralisme d'esprit étatiste, c'est-à-dire « un libéralisme par l'Etat, et non contre ou hors l'Etat ». Transformée parallèlement à la libéralisation du régime politique, la juridiction administrative commençait à devenir une des pièces essentielles d'un régime libéral. Un certain nombre de facteurs y avaient contribué : les réformes sur les garanties procédurales et statutaires, le passage à une justice déléguée et la jurisprudence dans laquelle le Conseil d'Etat avait affirmé sa compétence et étendu le recours pour excès de pouvoir. Dans ce contexte, la thèse de la suppression devenait de moins en moins réalisable. C'est pourquoi L. Michoud nota en 1897 : « si l'idée d'en venir à l'unité de juridiction trouve encore des partisans, il semble bien cependant que l'idée de la suppression pure et simple (de la justice administrative) ait plutôt perdu que gagné du terrain ». De ce fait, si l'on retrouve encore l'idée de sa suppression, le débat doctrinal s'éloigne quelque peu des critiques libérales originelles. Un débat plus technique aux XXe et XXIe siècles Au XXe siècle, il n'est plus question de contester la légitimité de la justice administrative, mais la pertinence de son maintien. Le débat s'est donc recentré sur les dysfonctionnements liés au dualisme juridictionnel. Les conséquences de l'unité juridictionnelle se trouvent ainsi changées : au XIXe siècle, elle supposait nécessairement la suppression de la justice administrative car elle était rattachée à un Conseil d'Etat critiquable ; aujourd'hui, la question du devenir de la justice administrative se pose en d'autres termes, dans le cadre d'une proposition de restructuration, sous une approche plus technique. Cela ne signifie pas pour autant une disparition des critiques libérales ; elles évoluent aussi au regard du contexte qui n'est plus celui d'un régime autoritaire. De ce fait, la désidéologisation du débat n'est souvent qu'apparente. Les critiques techniques se mêlent aux critiques politiques. Si la thèse de la suppression a progressivement été remplacée par celle de la transformation du système - au début par dépit - cette évolution du débat a pu être remise en cause à un moment donné par une dénonciation virulente des faiblesses de la justice administrative, marquant le retour de critiques politiques du siècle précédent. Certaines sont encore présentes à la fin XXe et au début XXIe siècle, mais l'approche doctrinale de la suppression devient plus modérée dans une optique de réorganisation de la Justice. La préférence d'une transformation de la justice Même si l'existence de la justice administrative semblait enfin admise par une grande partie des libéraux avec la mise en place de la justice déléguée, certains auteurs de la fin du XIXe siècle continuaient à considérer les arguments en faveur de la suppression de la juridiction administrative, et de la justice administrative, nettement supérieurs à la doctrine du maintien du dualisme juridictionnel. Mais ils concevaient aussi toute la difficulté d'une mise en application et, de ce fait, finissaient malgré tout par la rejeter. Par exemple, Ernest Dubois convint du caractère irréalisable de ce projet en 1873 et proposa donc une transformation tenant compte de la nécessité d'un droit spécial pour les autorités publiques : les conseils de préfecture auraient constitué une chambre administrative du tribunal de première instance, et le Conseil d'Etat une chambre administrative de la Cour de cassation. Quant aux conflits entre les différentes chambres, ils auraient toujours été jugés par le Tribunal des conflits. René Jacquelin partageait l'intérêt d'Ernest Dubois pour la suppression de la justice administrative, et la jugeait lui aussi irréalisable : la disparition du recours pour excès de pouvoir aurait occasionné des conséquences désastreuses, et surtout l'unité juridictionnelle n'avait jamais fonctionné en France : « pour qu'un système soit bon, il ne suffisait pas qu'il soit conforme à la justice et à la raison, il fallait encore qu'il soit approprié aux mœurs du peuple auquel il est destiné », ce qui montre l'importance des traditions. Il est important de rappeler que René Jacquelin était le plus « iconoclaste » des professeurs de droit jusqu'au début du XXe siècle ; il dénonçait l'atteinte portée au principe de séparation des pouvoirs et mettait en doute l'impartialité et l'indépendance du juge administratif. Malgré cela, il reconnaissait le caractère irréalisable de la suppression, même si l'unité juridictionnelle répondait à sa principale crainte, c'est-à-dire la mise en place d'une justice allant à l'encontre des justiciables : « la coexistence de deux ordres de juridictions séparées et n'ayant à leur tête aucun supérieur hiérarchique commun constitue un danger social des plus graves ». L'auteur s'était appuyé sur l'exemple d'un déni de justice qui concernait la répartition des responsabilités dans le naufrage d'un bateau, lors de la guerre de Crimée : les deux juridictions s'étaient déclarées incompétentes en raison de leur qualification divergente des faits, l'une considérant qu'il s'agissait d'un risque de guerre, l'autre d'un risque de mer. Ainsi, la proposition de Georges Picot en 1881 d'un Tribunal suprême réunissant la Cour de cassation et le Conseil d'Etat ne pouvait que le séduire ; ce serait « le juge incontesté des compétences et du droit », proposition que l'on retrouve aujourd'hui dans les écrits de Didier Truchet. Au début du XXe siècle, les propositions de suppression de la justice administrative étaient plus rares. Bien que les mérites de cette justice commençassent à apparaître, René Frileux concevait malgré tout la suppression totale. La prédominance de l'administration active avait progressivement disparu ; dans certains cas, le Conseil d'Etat marquait une véritable indépendance à l'égard de l'exécutif. Alors pourquoi donc vouloir sa suppression ? René Frileux reprit les arguments habituels tels l'inamovibilité des juges, condition essentielle de leur indépendance. Mais, malgré l'absence de cette caractéristique, il admettait qu'ils n'avaient presque jamais été révoqués. La crainte de l'auteur était qu'un gouvernement plus audacieux que les

Page 20: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

20

précédents fût moins respectueux des traditions, ce qui expliquait principalement son intérêt pour la suppression de la justice administrative. Il rejetait une suppression radicale qui aurait été irréalisable ; il la voulait donc progressive, en prenant pour point de départ celle des conseils de préfecture, car le Conseil d'Etat donnait à l'individu le maximum de garanties malgré ses défauts : « la violation du principe de séparation des pouvoirs n'est pas tempérée chez eux par les avantages et les qualités introduites progressivement par le législateur dans l'organisation du haut tribunal administratif. Ils sont restés tels qu'ils ont été créés en l'an VIII, leurs membres n'ont jamais eu de ces velléités d'indépendance comme on peut en citer pour le Conseil d'Etat, leur jurisprudence n'a rien créé de nouveau comme le recours pour excès de pouvoir ». Il proposait donc la séparation de la fonction juridictionnelle de leurs autres fonctions. Le Conseil d'Etat aurait été maintenu « jusqu'au moment propice où, sans aucun danger pour l'organisme social, la juridiction contentieuse [aurait pu] être attribuée à la Cour de cassation ». Mais la proposition de René Frileux se révélait isolée au sein de la doctrine ; même sa contestation était pleine de nuances. Les rares opposants à la justice administrative se tournaient dès lors vers la transformation du système, ce qui ne signifiait pas pour autant l'absence de critiques à l'encontre des conseils de préfecture. Par exemple, Gaston Jèze relevait en 1919 que « Mal recrutés, mal payés, sans prestige, sans indépendance, les conseils de préfecture ne participent qu'en apparence au service public de justice et n'aident en aucune façon le Conseil d'Etat ». Des amendements relatifs à leur suppression avaient donc été proposés par des députés et des sénateurs, mais sans succès - comme les propositions de M. Emile Bender le 1er juillet 1919, de MM. Barthe et Félix le 19 mars 1920, de M. Servain le 25 mars 1922. Elles avaient provoqué peu d'échos au Parlement. Pour Julien Laferrière, c'était plus par acquit de conscience, pour n'omettre aucun aspect du débat, que par conviction. Ainsi les critiques politiques semblaient s'estomper. Une dénonciation des faiblesses de la justice administrative Le début des années 1950 a été marqué par une recrudescence des critiques sur la justice administrative, davantage sous la forme de réquisitoires. Dans un courant ouvert aux idées politiques et sociales, les insuffisances ont été dénoncées, sans pour autant réclamer la suppression. Marcel Waline soulignait que le droit administratif était, « par certains aspects, une œuvre essentiellement aristocratique élaborée pour et par le salon du Palais-Royal » ; par conséquent, il fallait le simplifier pour le rendre applicable par l'ensemble des juridictions administratives. Jean Rivero rappelait aussi, dans son célèbre article « Le Huron ou Palais-Royal ou réflexions naïves sur le recours pour excès de pouvoir », la faible portée de ces recours. Certaines critiques portaient sur des aspects de la jurisprudence administrative concernant, d'une part le contentieux administratif de la responsabilité - en référence au faible volume des indemnités accordées par rapport à celui des tribunaux judiciaires, dans des circonstances identiques ; d'autre part aux « applications jurisprudentielles du principe de séparation des autorités administrative et judiciaire », d'autant plus que la lenteur de l'examen des recours pouvait avoir pour origine le caractère « anachronique de la répartition juridictionnelle entre tribunaux administratifs et judiciaires ». Cela a amené à contester l'existence même de la juridiction administrative, et donc de sa justice. Alain Le Tarnec, avocat à la Cour de Paris, s'était montré particulièrement ironique, dans son article « Faut-il supprimer les juridictions administratives ? », quant aux raisons de leur maintien considérées d'un autre temps, pour en conclure que, « 'la force d'inertie' mise à part, il ne [lui restait] guère de fondement » ! La controverse s'était poursuivie au sein de l'Assemblée nationale. Les députés avaient en effet déposé en 1957 un amendement sur l'article 3 du nouveau code de procédure pénale - adopté presque sans débat mais rejeté par le Conseil de la République - qui disposait que « L'action civile peut être exercée en même temps que l'action publique et devant la même juridiction. Cette juridiction est compétente pour connaître de l'action en réparation du préjudice matériel, corporel ou moral, quelle que soit la personne physique ou la personne morale de droit privé ou de droit public à qui incombe cette réparation ». Cette controverse fut finalement contenue par différentes mesures, tout d'abord la loi du 31 décembre 1957, instituant une attribution légale de compétence au profit des tribunaux judiciaires à propos des accidents de véhicule, puis le décret du 25 juillet 1960 qui élargissait la procédure du conflit négatif par l'institution d'un renvoi direct devant le Tribunal des Conflits, enfin la jurisprudence Douîeb c/ Stokos du 13 juin 1960 de ce dernier, instituant une option de juridiction pour la réparation des conséquences pécuniaires du délit pénal commis par un agent public en matière de travaux publics. Ce fut seulement un bref répit qui prit fin avec l'arrêt Canal du Conseil d'Etat, qui avait reposé la question du rôle politique de cette juridiction, et se trouva ainsi de nouveau menacé par le gouvernement. Cet événement avait rappelé « l'emprise virtuelle du pouvoir exécutif sur la juridiction administrative » ; il était reproché à cette dernière d'avoir négligé ses devoirs de collaborateur de l'administration en sacrifiant la défense de l'ordre public à celle des droits individuels. Finalement, les décrets du 30 juillet 1963 ne réalisèrent qu'une réforme partielle du fonctionnement du Conseil d'Etat, visant à rapprocher la juridiction administrative de l'administration active. On aurait pu penser que les tensions à l'égard des conseils de préfecture allaient s'estomper à la suite de la réforme de 1953 instituant les tribunaux administratifs ; au contraire, l'observation de la décennie 1973-1983 a amené le constat d'une crise des tribunaux administratifs. Il était essentiellement favorisé par le problème préoccupant de l'encombrement des juridictions administratives. A cela, s'ajoutait le malaise existant dans leur organisation qui trouvait en partie leur origine dans les faibles relations entretenues avec le Conseil d'Etat. De ce fait, une des grandes transformations radicales proposées du système restait la suppression du dualisme juridictionnel, et posant ainsi la question de la pertinence de la justice administrative. En 1972, Danièle Lochak s'interrogeait « si le système entier ne [devait] pas faire l'objet d'une remise en cause » en raison des lacunes du

Page 21: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

21

contrôle juridictionnel de l'administration. Marc Gjidara avait également estimé que « de plus en plus le droit administratif [aurait fort bien pu] être utilisé par les tribunaux judiciaires car l'incompatibilité du droit civil et de l'action administrative n'[impliquait] pas l'exclusion obligatoire du juge ordinaire dont la fonction [était] de dire le droit quel qu'il soit », argument que l'on retrouvait déjà au XIXe siècle. Il notait aussi que « les conditions [semblaient] réunies pour mettre un terme à un système juridictionnel qui n'[était] plus que la survivance d'un passé révolu et pour mettre enfin d'accord le droit commun et le fait administratif », et comme il était de « de moins en moins possible d'isoler l'intérêt public et les intérêts privés », il fallait appliquer un seul et même droit. Ces propos n'avaient pas fait l'unanimité. Par exemple, lors du colloque de Grenoble sur le vingtième anniversaire des tribunaux administratifs, de jeunes membres de la juridiction administrative avaient rejeté, pour absence d'argument décisif, la suppression des tribunaux administratifs et leur attachement à l'ordre judiciaire. Bien que la thèse leur parût séduisante, elle aurait impliqué de traiter l'administration comme un particulier, faisant ainsi abstraction de sa nature et de sa finalité. A cet argument, pouvaient être opposés les propos de Georges Liet-Veaux pour lequel la fusion de la responsabilité de la puissance publique avec les règles de responsabilité civile n'impliquait pas une appréciation identique des fautes de l'administration et de celles d'un particulier. Pour cela, il admettait une spécialisation des magistrats, sans séparation des juridictions, ce à quoi les jeunes membres de la juridiction administrative rétorquaient que l'insertion des magistrats administratifs dans l'appareil judiciaire de droit commun les aurait privés de la possibilité de rester au contact des réalités administratives. Alain Le Tarnec contestait déjà en 1957 cet argument : il observait qu'il n'était pas forcément nécessaire « d'être en contact permanent avec l'une des parties au procès pour juger correctement son affaire ». Mais la doctrine, de manière générale, rejetait la réunification de la justice administrative et judiciaire. Jean-Marie Auby et Roland Drago évoquaient au début des années 1980 l'aspect irréaliste d'une telle proposition, comme celle d'Henri Ferretti, député. Une réorganisation de la Justice A l'heure actuelle, les partisans de l'unité juridictionnelle ne proposent pas forcément la suppression stricte de la justice administrative, mais plutôt une réorganisation de la Justice, ce qui conduit parfois à s'intéresser à l'expérience des pays étrangers. Par exemple, l'Institut Montaigne évoque en 2004 la dualité « presque singulière » à la France. Cette comparaison a toujours été présente chez les contestataires. La suppression de la justice administrative en Italie et en Espagne au milieu du XIXe siècle avait ravivé l'opposition française. Amédée Lefèvre-Pontalis s'appuyait sur l'exemple de l'Angleterre et des Etats-Unis en faveur de l'unité des juridictions - il en était de même pour Raoul de la Grasserie en 1911, M. Dramart sur celui de la Belgique qui avait supprimé la justice administrative au cours du XIXe siècle. Certes, la Belgique n'avait pas créé de nouveau Conseil d'Etat à la suite de son accession à l'indépendance, mais c'était essentiellement pour des raisons politiques : le Conseil d'Etat présentait deux défauts, à savoir un instrument de l'oppression napoléonienne et une institution étrangère imposée par la France. Cependant, il s'était avéré avec le temps que la Cour de cassation belge n'exerçait pas le contrôle juridictionnel de l'administration prévu par la Constitution ; le Conseil d'Etat fut donc recréé en 1946. Quant aux pays anglo-saxons et à la plupart des pays de l'Europe de l'Est, le modèle moniste est principalement adopté : aucun privilège de juridiction pour l'administration, même droit applicable comme tout autre justiciable. Mais, comme le note Guy Braibant, c'est un système qui a connu des atténuations au cours de ce XXe siècle, par l'existence de quasi-juridictions ou de chambres spécialisées, ce qui équivaudrait à une « juridiction spécialisée qui ne serait plus soumise au contrôle de la Cour suprême puisqu'elle en ferait partie ». En outre, le modèle de la justice administrative est en plein essor, comme dans les pays de l'Europe de l'Est, car il est souvent le signe d'un progrès de l'Etat de droit, ce qui permet à Yann Aguila de le qualifier de « modèle majoritaire en Europe ». La justice administrative n'apparaît pas comme propre à la France, mais son évolution soulève des questions pour son avenir. Certains auteurs mettent en avant sa banalisation en raison d'une uniformisation des ordres de juridictions, influencée par le libéralisme. Le contenu de ce courant de pensée a évolué depuis le XIXe siècle ; deux tendances l'alimentent aujourd'hui, montrant ainsi toute sa complexité : « d'une part, la survalorisation de la logique économique du marché, qui substitue ses valeurs individualistes au souci de l'intérêt général incarné par l'Etat ; d'autre part, la promotion de l'idéologie des droits de l'homme favorise une approche subjective du droit, en posant le primat des droits individuels sur la puissance publique ». Pour cela, il faut se référer aux droits communautaires et européens. Par exemple, les traités des Communautés européennes ne reconnaissent pas toujours la distinction personnes publiques - personnes privées, leur imposant ainsi les mêmes règles, essentiellement dans le domaine de la concurrence. Néanmoins, des exceptions aux règles du marché ont été prévues par les traités communautaires, en vertu de l'idée de puissance publique. C'est ainsi que, dans sa décision SAT Fluggesellschaft c/ Eurocontrol, la Cour de justice des Communautés européennes a posé le principe et les conditions de l'exclusion des activités de puissance publique de l'application des règles de concurrence. Le mouvement de la globalisation des échanges entraîne paradoxalement celui de l'affaiblissement et de renforcement de l'Etat. Le droit issu de la Convention européenne des droits de l'homme exerce aussi une influence, comme au regard de l'application de l'article 6 §1 relatif au droit à un procès équitable, dont le champ d'application concerne les « contestations sur les droits et obligations de caractère civil » et les « accusations en matière pénale ». La Cour européenne en a donné une interprétation large puisqu'elle a estimé que le contentieux des actes administratifs n'échappait pas aux exigences de cet article, ainsi que les litiges concernant la responsabilité de l'Etat. Par conséquent, sous l'influence extérieure, les personnes publiques peuvent être soumises aux mêmes règles que les personnes privées. De plus, le juge administratif et le juge judiciaire sont tous deux investis d'une mission prioritaire de protection des individus, comme le note Norbert Foulquier : « les droits fondamentaux sont devenus des éléments incontournables des procès tant administratifs que civils ». De ce fait, les requêtes de plus en plus semblables ; « une forme 'd'espace juridique commun' applicable indifféremment à l'action privée et au secteur

Page 22: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

22

public » tend à se développer. Les logiques économiques du marché et la promotion de l'idéologie des droits de l'homme renforcent la pratique des emprunts croisés, et donnent ainsi lieu à des critiques relevant de l'ordre technique. Le juge administratif fait des emprunts au droit privé, comme le droit de la concurrence, le droit pénal, le code civil ainsi que le code de la consommation, ce qui ne signifie pas pour autant une réception totale de ces règles. Au contraire, le juge administratif les adapte au regard des nécessités publiques et de l'intérêt général. Ce rapprochement relatif des juridictions est accentué par l'intervention du législateur, par exemple, avec la loi du 8 février 1995 relative au pouvoir d'injonction et celle du 30 juin 2000 portant sur les référés, renforçant le parallélisme entre les deux ordres : le juge administratif est doté d'outils aussi puissants que le juge judiciaire pour assurer la protection des individus face aux agissements illégaux de l'administration, bien que les conditions d'application soient parfois plus restrictives, comme avec le référé liberté. Yves Gaudemet observe ainsi que « l'avenir du juge administratif en fera toujours davantage un juge, et de moins en moins un juge administratif ; ce qui peut contribuer, à très long terme, à poser la question de son identification et d'une intégration aux structures juridictionnelles ordinaires ». Le rapprochement ne se fait pas que du côté du juge administratif ; le juge judiciaire applique lui aussi le droit administratif, sauf dans le cadre de contentieux des actes réglementaires. Dans son arrêt Giry, la Cour de cassation affirme que le juge a «le pouvoir et le devoir de se référer [...] aux règles de droit public » dans les litiges concernant le service judiciaire. Cette jurisprudence a eu des prolongements dans des contentieux que le législateur a transférés aux juridictions judiciaires alors même qu'ils port aient sur des questions d'ordre administratif. De plus, le juge judiciaire répressif peut apprécier la légalité des actes administratifs, en exerçant le même contrôle que le juge administratif. Cela conduit à une dualité de la justice administrative. Ce n'est donc pas la justice administrative qui est directement contestée, mais l'organisation dont elle découle, qui peut la rendre plus confuse. Ainsi, le principe de dualité des ordres de juridictions relèverait essentiellement du fantasme pour Roland Dra go et Marie-Anne Frison-Roche : « nous vivons non pas sous l'empire du principe de dualité des ordres de juridictions mais presque sous celui d'un unique ordre de juridictions, répété deux fois, d'un ordre dupliqué, redondant », ce qui favorise la thèse de la fusion des deux ordres. Jean Arthuis propose comme solution de rationaliser leur coexistence en transférant le contentieux contractuel et celui de la responsabilité au juge judiciaire, appliquant le droit commun ; par contre le juge administratif conserverait le contentieux de l'excès de pouvoir. Pour d'autres auteurs, comme Laurent Cohen-Tanugi, il faut aller plus loin, c'est-à-dire réunifier la justice administrative et judiciaire pour dynamiser la Justice et émanciper véritablement le judiciaire. C'est la Justice dans son ensemble qui devrait être réformée, idée qui commençait à apparaître dès les années 1950. Cela reviendrait à faire du pouvoir judiciaire un véritable pouvoir, mais comme le note Laurent Cohen- Tanugi, « c'est moins le retour en force des principes du libéralisme politique que l'impérieux besoin pratique de renforcer la fonction juridictionnelle, en l'unifiant, qui la commande». Il ne s'agit pas pour autant d'une substitution aux critiques politiques, comme en témoigne le discours de François Bayrou lors d'un colloque sur la Justice en 2006. Il a pu déclarer à cette occasion : « Il faut que l'Etat trouve sa justice, lui aussi. Le Conseil d'Etat, qui n'est pas composé de magistrats, ne saurait être juge et partie, associer les fonctions de juge et de conseil du gouvernement. C'est un grand sujet pour le sommet de l'Etat en France - cela va de pair avec la volonté d'indépendance de la société française ». On trouve là exprimée - une fois de plus - la question de la pertinence du Conseil d'Etat en tant que juge. Il faut noter que la question de l'influence politique est récurrente au regard de la composition du Conseil d'Etat, ce qui ne remet pas totalement en cause la justice administrative car le recrutement des membres des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel satisfait dans l'ensemble aux exigences de recrutement impartial et professionnel. Le système est différent pour les membres du Conseil d'Etat – « classe à part de juristes d'Etat » selon les termes de Laurent Cohen-Tanugi : certains sont nommés parmi les élèves de l'Ecole nationale d'administration, d'autres choisis discrétionnairement par le gouvernement. Face à cette situation et à l'existence d'un droit exorbitant du droit commun, certains députés réclament de véritables contre-pouvoirs contre l'administration toute puissante, d'autant plus que certains discours laissent penser que « juger, c'est encore administrer ». C'est le cas de celui du Garde des Sceaux, Pascal Clément, prononcé le 7 février 2007 à l'occasion de la réunion annuelle des chefs de juridictions administratives : « L'existence d'une juridiction administrative et d'un droit administratif se justifient, historiquement, par cette capacité à sanctionner en prenant en compte les exigences publiques. Bien sûr, l'Etat doit être soumis au droit. Mais sans un Etat responsable, il n'est pas possible d'organiser le vouloir vivre collectif. Pour ce faire, il faut laisser à l'Etat la capacité d'agir et de décider. Vous devez également être les garants de cet intérêt général ». Mais il ajoute aussi être « parfois dubitatif face à certaines jurisprudences, qui [lui] semblent traduire une prise en compte insuffisante des réalités et des contraintes de l'administration ». Cela montre que les juridictions administratives se doivent d'être proches de l'administration active, ce que rejette le député Arnaud Montebourg, favorable à la suppression de la dualité juridictionnelle dans la 25e proposition du projet de Constitution de la VIe République : « La fonction juridictionnelle du Conseil d'Etat est supprimée. La Cour de cassation est la juridiction suprême de recours de toutes les juridictions de première et seconde instance ». A travers des critiques politiques et techniques, certains auteurs prônent l'unité juridictionnelle, sans que cela conduise nécessairement à la suppression de la justice administrative, mais est-elle juridiquement réalisable si l'on se réfère à la décision

Page 23: DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

23

du Conseil constitutionnel Conseil de la concurrence ? Elle consacre au regard de « la conception française de la séparation des pouvoirs » le domaine d'intervention du juge administratif en matière « d'annulation et de réformation des décisions prises dans l'exercice des prérogatives de puissance publique » par les autorités administratives, mis à part « les matières réservées par nature à l'autorité judiciaire », c'est-à-dire les libertés individuelles, la propriété privée, l'état et la capacité des personnes ainsi que le fonctionnement des services judiciaires. A cela, le Conseil constitutionnel apporte une nuance subordonnée à l'intérêt d'une bonne administration de la justice qui autorise le législateur à « unifier les règles de compétences juridictionnelles au sein de l'ordre juridictionnel principalement intéressé ». Il érige ainsi au rang de « principe fondamental reconnu par les lois de la République » la compétence de la juridiction administrative. Et de ce fait, il consacrerait l'existence de cette juridiction. Il apparaît ainsi que cette décision ne va pas dans le sens d'une unité de juridictions, celle-ci ne pouvant être réalisée que par une révision de la Constitution. Mais Didier Truchet apporte quelques nuances. Pour lui, cette décision n'affirme pas l'exigence « d'un ordre juridictionnel administratif autonome » : il ne faudrait pas déduire trop vite de la reconnaissance constitutionnelle de la compétence celle de l'existence, et d'admettre l'existence d'un ordre juridictionnel « autonome » à partir de celle des juridictions administratives. L'auteur rappelle que « la fin du dualisme juridictionnel ne signifierait pas leur disparition, mais seulement leur réunion aux juridictions judiciaires » et n'irait pas à l'encontre de la décision du Conseil constitutionnel. Il propose ainsi une restructuration de l'organisation juridictionnelle, sans pour autant conduire à la suppression de la justice administrative. Sa démonstration s'appuie sur la décision du Conseil d'Etat Mme Popin : la justice « est rendue de façon indivisible au nom de l'Etat ». Afin de donner pleine valeur à ce principe, « il faudrait 'seulement' proclamer que la juridiction française est unique et omni-compétente et instituer une cour suprême qui réunirait la Cour de cassation et le Conseil d'Etat ». Cela aurait pour conséquence de supprimer le Tribunal des conflits, de simplifier les problèmes de compétence, la recherche du juge par le justiciable et surtout de faciliter le dialogue des juges nationaux. Mais la principale crainte de Didier Truchet serait que soit oubliée la nécessité d'un dualisme juridique. Or tous les partisans de l'unité ne partagent pas cette motivation. Par exemple, Patrice Maynial, conseiller à la Cour de cassation, met en cause l'évolution de la production normative qui tend à émietter le droit : « La fonction juridique [de l'Etat] est affectée par le dualisme droit public - droit privé qui se projette dans le dualisme juridictionnel ». Il est donc favorable à l'unification du droit qui aurait nécessairement pour conséquence l'unité juridictionnelle ; ce serait la fin de l'existence d'un droit exorbitant du droit commun. Quelles que soient les motivations, le débat technique et politique continue d'être ouvert, soulevant encore de nombreux enjeux.

*** L'analyse de la doctrine montre que le débat sur la suppression de la justice administrative est un débat avant tout récurrent, sous influence libérale, néo-libérale. La libéralisation des régimes politiques et le fait que le Conseil d'Etat soit désormais considéré comme une institution libérale, a introduit quelques nuances dans la proposition de suppression de sa justice : la restructuration du système juridictionnel s'est substituée à une proposition de suppression stricte ; il est question du maintien de la justice administrative - sous une approche plus technique - et non plus celle de sa légitimité. Même si la suppression se révèle aujourd'hui peu probable en référence aux nombreuses transformations qu'elle impliquerait, par exemple, dans les règles de fonctionnement en vigueur dans les sphères de la haute administration, elle pose la question de savoir si, dans le système actuel, la justice administrative répond aux besoins de notre société, et de ce fait, s'il est nécessaire de réfléchir à d'autres formes d'organisation afin de mieux l'adapter à un environnement en mutation. Ainsi, malgré leurs propositions isolées, les partisans de l'unité juridictionnelle continuent d'alimenter un débat sur les dysfonctionnements de la dualité. Ce débat dépasse la seule sphère du juge administratif ; il concerne aussi les faiblesses de la juridiction judiciaire. C'est peut-être cette évolution en faveur d'une réorganisation de la Justice qui fragilise le plus la justice administrative dans son système actuel, pouvant parfois expliquer la volonté du Conseil d'État de la banaliser par une instrumentalisation du droit comparé, en insistant sur son rayonnement dans d'autres pays.