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Droit administratif Bibliographie : - B. Seiller, Droit administratif (5 e édition, Flammarion). - Pierre Laurent Frier, Jacques Petit, précis de Droit administratif (collection des précis Domat, Montchrétien, 9 e édition) - Yves Gaudemet, Droit administratif, 20 e édition parue en 2012, collections des manuels de la LGDJ. - Didier. Truchet Droit administratif, Themis droit public (PUF), 5 e édition en 2013 - GAJA (grands arrêts de la jurisprudence administrative) Long/Weil/Braibant/Genevois/Delvolvê Introduction Le droit administratif est une des branche du droit public, tout comme : - le droit constitutionnel, qui s’intéresse à l’État; - le droit international public, qui s’intéresse aux relations entre États; - les finances publiques. Le champ du droit administratif est toutefois plus limité que celui du droit constitutionnel car il se focalise sur le pouvoir exécutif et en son sein l’administration, soient l’organisation administrative de la France ainsi que les moyens et le contrôle juridictionnel de l’administration. Le cours de droit administratif général ne va pas retracer toutes ces dimensions. Il exclut certaines questions du droit administratif, telles que : - celle des moyens humains (le droit de la fonction publique); - celle de la question des biens et des travaux (le droit administratif des biens). On étudiera : les sources de ce droit; la répartition de compétence entre le privé et le public; les outils de l’administration; les moyens de l’administration; les limites de l’administration. Définition globale Le droit administratif est le droit des relations entre l’administration et les individus et les personnes privés, ainsi qu'entre les administrations elles-mêmes. On comprend dans ce cadre que le droit administratif doit concilier les prérogatives de puissance publique reconnues aux autorités administratives avec le respect des droits des individus. 1

Droit Administratif (CM)

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Il s'agit d'un cours de Droit Administratif Général dispensé par le Professeur Sellier à l'université Paris II Panthéon Assas. Il est très bien pour comprendre les rouages du Droit public et de l'administration en général.

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Droit administratif

Bibliographie :- B. Seiller, Droit administratif (5e édition, Flammarion).- Pierre Laurent Frier, Jacques Petit, précis de Droit administratif (collection des précis Domat,

Montchrétien, 9e édition)- Yves Gaudemet, Droit administratif, 20e édition parue en 2012, collections des manuels de la LGDJ.- Didier. Truchet Droit administratif, Themis droit public (PUF), 5e édition en 2013- GAJA (grands arrêts de la jurisprudence administrative) Long/Weil/Braibant/Genevois/Delvolvê

Introduction

Le droit administratif est une des branche du droit public, tout comme :- le droit constitutionnel, qui s’intéresse à l’État;- le droit international public, qui s’intéresse aux relations entre États;- les finances publiques.

Le champ du droit administratif est toutefois plus limité que celui du droit constitutionnel car il se focalise sur le pouvoir exécutif et en son sein l’administration, soient l’organisation administrative de la France ainsi que les moyens et le contrôle juridictionnel de l’administration. Le cours de droit administratif général ne va pas retracer toutes ces dimensions. Il exclut certaines questions du droit administratif, telles que :

- celle des moyens humains (le droit de la fonction publique);- celle de la question des biens et des travaux (le droit administratif des biens).

On étudiera :

les sources de ce droit; la répartition de compétence entre le privé et le public; les outils de l’administration; les moyens de l’administration; les limites de l’administration.

Définition globale Le droit administratif est le droit des relations entre l’administration et les individus et les

personnes privés, ainsi qu'entre les administrations elles-mêmes. On comprend dans ce cadre que le droit administratif doit concilier les prérogatives de puissance

publique reconnues aux autorités administratives avec le respect des droits des individus.

L’administration française jouit d’un certain nombre de privilèges :- Elle n’est pas soumise au Code civil : il existe un droit spécifique à l’administration.- Ce droit spécifique est formé de prérogatives exorbitantes du droit commun ainsi que de

sujétions qui sont des contraintes pour elle.

Le cliché du droit administratif inégalitaire est de moins en moins avéré, car depuis deux siècles les contraintes grignotent les prérogatives administratives; les sujétions s’accumulent alors que les privilèges diminuent.

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Section 1 : Le droit administratif, droit de l’administration

Sous-section 1: L'identification de l’administration

Le terme "administration" est d’usage courant; il est polysémique. On en trouve les sens suivants :- un sens organique;- un sens matériel;- une combinaison des sens organique et matériel.

I) L’administration au sens organique

Définition : L'Administration organique est composée de l’ensemble des institutions publiques chargées de faire fonctionner des services d’intérêt public.

Un premier affinement est possible : l’article 20 de la constitution du 4 octobre 1958 précise que « le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. — Il dispose de l’administration et de la force armée ». L’Administration est ici considérée comme au service du pouvoir exécutif. C’est là une réduction du champ du terme d’Administration qu’il faut approuver sous réserve d’une compréhension assez large du pouvoir exécutif. Elle inclut notamment l’Administration d’État et les institutions décentralisées.

Il faut donc exclure de l'Administration les pouvoirs législatif et juridictionnel.

- Législatif : les services du parlement ne font pas partie du pouvoir exécutif, en vertu de la séparation des pouvoirs. Le Parlement contrôle le gouvernement, vote les lois; il ne se livre à aucune activité administrative au sens matériel du terme.

- Juridictionnel : ce pouvoir est exercé par les juridictions judiciaires et administratives. Ces juridictions, elles, tranchent des litiges, qui peuvent impliquer l’Administration. Mais même dans ce cadre, elles n'exercent pas une activité administrative.

L'Administration ne vise que l’ensemble des institutions qui composent le pouvoir exécutif au sens large donc et les collectivités décentralisés, qu'elles aient ou non la personnalité morale (certains services, tels que l’urbanisme, font partie de l’administration sans en être dotés).

L’Administration française contemporaine est héritée du legs de Napoléon :- Une Administration très étatique;- Une Administration très centralisée : la plupart des décisions importantes sont prises à Paris.

Administration française de moins en moins centralisée et étatique. Cette double qualité s'amenuise, voire s’estompe depuis un double mouvement engagé au début des années 1980 :

1er mou Q du président de la République est donc l'exception, conditionnée par la délibération en Conseil des ministres. Cette prérogative est d'autant plus importante que le Premier ministre signe les mesures réglementaires élaborées par les ministres qui sont tenus de solliciter son accord, sauf délégation de signature.

b) Les ministres

Les ministres sont les membres du gouvernement. Le Premier ministre n'a pas d'autorité hiérarchique sur eux, mais plutôt un ascendant politique et moral. Aucune disposition juridique ne lui donne un quelconque pouvoir d'une telle sorte. La composition des gouvernements est, en France, totalement libre; on peut aussi bien imaginer un gouvernement de dix membres qu'un gouvernement de quatre-vingt membres. La moyenne, sous la Vème République, se situe à environ quarante ministres. Certains ministres ont une compétence verticale, qui vise soit un secteur d'activité donné, soit une catégorie de la population.

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À l'opposé, d'autres ont une compétence horizontale : ils recoupent la compétence de tous les autres ministères, qui ont besoin des moyens dont ils disposent (finances, budget, fonction publique...).

Il existe une hiérarchie, au moins protocolaire, au sein du gouvernement. Cette hiérarchie est non juridique, on l'a vu, entre le Premier ministre et les ministres.

• Les ministres d'État ont un titre purement honorifique.

• Les ministres tout court sont les ministres "de droit commun".

• Les ministres délégués sont des ministres dont le ministère est délégué auprès d'un autre ministère, tenu par un ministre. Un ministre délégué peut également être rattaché au Premier ministre.

• Les secrétaires d'État ont un rôle subordonné aux ministères. Valéry Giscard d'Estaing avait inventé la fonction de sous-secrétaire d'État, destinée principalement à insérer de jeunes politiciens dans la fonction gouvernementale.

Les ministres ont vocation à siéger à tous les Conseils des ministres. Les secrétaires d'État n'y siègent que s'ils y sont appelés pour participer à une question qui les intéressant. Le ministre dispose d'un portefeuille d'actions précis. Il est à la tête des services de son ministère, que l'on appelle les services centraux. Il a un pouvoir de direction de ses services, ainsi qu'un pouvoir réglementaire très limité en tant que chef de service, qui lui permet d'organiser les services placés sous son autorité. Cela signifie que lorsqu'un ministre, dans le cadre de ses compétences, veut faire adopter un arrêté, il a deux solutions :

• Dans le cadre de sa fonction de chef de service : ce pouvoir est discrétionnaire.

• Hors le cadre de sa fonction de chef de service : il doit demander un délégation de signature au Premier ministre.

c) Les organes de conseil et de contrôle

Les organes de décision les plus connus, que l'on a évoqués, sont entourés d'autres organes qui les aident dans leur pouvoir de décision. Certains ont un pouvoir de conseil; ils se contentent de donner un avis au titulaire du pouvoir de décision. Ce sont des organes consultatifs, extrêmement divers, aux appellations variées : commission, observatoire, conseil... qui recouvrent toutes une même réalité : organes collégiaux, qui traitent les questions qui leur sont soumises, il peut s'agir de sages (en matière de bioéthique par exemple), d'experts (ce qui est souvent le cas), de hauts fonctionnaires, voire de représentants des usagers. Parmi le grand nombre d'organes consultatifs existants, on peut en citer quelques uns, particulièrement connus : le Conseil Supérieur de la Magistrature, le Conseil Économique et Social Environnemental, voire le Conseil d'État dans son rôle consultatif de conseil du gouvernement.

Un organe consultatif rend un avis qui, en principe, ne lie pas l'autorité qui le reçoit. Il se contente de l'éclairer, de l'informer des enjeux de la décision à prendre. On qualifie pour cette raison ces avis d'avis simples. L'avis peut aussi être conforme : dans ce cas, il lie l'autorité à laquelle il est donné. Soit elle adopte la solution préconisée par l'avis conforme, soit elle renonce à toute décision. Un avis simple peut en certains cas être obligatoire, ce qui revêt deux sens différents : ll est obligatoire de le solliciter, sans être tenu de le suivre. La plupart des avis sont demandés spontanément par l'autorité décisionnelle.

Il est normal que l'administration française soit assujettie à des contrôles. Il en existe une infinité de variantes; le plus évident, le plus manifeste est le contrôle juridictionnel, opéré par les juridictions administratives françaises. Certains contrôles sont également opérés en interne : l'administration française a créé, en son sein, des organes chargés de la contrôler. On compte parmi eux l'Institution Générale de la Police Nationale, des Finances, etc. On trouve un corps d'inspection dans à peu près tous les ministères.

d) Les autorités de régulation

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Ces autorités sont un phénomène bien plus récent, qui remonte environ aux années 1970. On a vu apparaître, au sein de l'État, des institutions que l'on recoupe sous l'appellation d'"Autorités Administratives Indépendantes" ("AAI"). Ces autorités répondent à une évolution, un recul de la légitimité de l'État. La population est en effet de moins en moins prête à accepter son intervention dans un certain nombre de matières. Aussi l'État a-t-il créé des institutions qui lui sont propres, mais dont il ne peut contrôler l'action. On demande à ces organes, en raison de leur statut, d'agir d'une manière particulière, en maintenant un contact étroit avec les secteurs concernés. Ces AAI sont difficiles à dénombrer car pas toujours clairement distinguées par le législateur (on estime qu'il en existe entre trente et quarante). Il faut souligner que ces AAI sont bien des autorités administratives et étatiques; cependant, on a récemment créé quelques AAI dotées de la personnalité morale, qui agissent sans faire partie de l'État et sans engager sa responsabilité. Un exemple d'"Autorité Publique Indépendante" ("API") est l'AMF.

Les AAI (et non les API) occupent une place à part au sein de l'administration d'État, qui explique leur caractère et leur appellation d'"indépendantes". Elles sont un genre d'excroissance de l'État, qui permet un plus grande légitimité de la prise de décision dans les secteurs concernés.

Il s'agit bel et bien d'autorités : pour la plupart d'entre elles, elles disposent un pouvoir de décision, très variable, plus ou moins étoffé. Elles peuvent également disposer d'un pouvoir de sanction, voire d'un pouvoir réglementaire. Certaines cumulent ces trois pouvoirs. Leur pouvoir réglementaire, quand elles en ont un, est très limité. D'autres sont de pures autorités morales et juridiques et ne disposent d'aucun pouvoir de décision, le défenseur des droits de l'article 71-1 de la Constitution par exemple.

B) Les autorités déconcentrées

On a vu les autorités étatiques centrales; quittons maintenant la capitale pour s'intéresser à ce que l'on appelle les "autorités déconcentrées", qui se répartissent dans les régions, départements et communes. Il y a transfert du pouvoir de décision du centre vers la périphérie au sein d'une même personne morale, l'État.

1) La déconcentration

On a ici un cadre statique : c'est toujours l'État, personne juridique unique, qui agit. Mais plus par son autorité centrale : ses subordonnés se voient attribuer une partie de son pouvoir de décision, toujours au nom de l'État. Le Premier ministre, par exemple, délègue au préfet de département certaines décisions qu'il pouvait prendre antérieurement. L'intérêt est d'une part de désengorger les autorités centrales, qui ne peuvent prendre toutes les décisions relatives à tout le territoire, d'autre part de prendre une décision plus adaptée aux circonstances locales grâce à la proximité de l'autorité avec la localité. Si la décision prise par l'autorité déconcentrée engage la responsabilité de l'État, il faut qu'il existe un pouvoir de contrôle de cette autorité : c'est le pouvoir hiérarchique du centre vers la périphérie.

Le premier pouvoir de cette hiérarchie est le pouvoir d'instruction : l'autorité centrale oblige à agir l'autorité déconcentrée. Le pouvoir d'annulation permet à l'autorité centrale d'annuler rétroactivement la décision prise par le subordonné. Le supérieur dispose également du pouvoir de réformation pour l'avenir des décisions prises par son subordonné. Enfin, le supérieur hiérarchique, lorsqu'il lui est attribué par un texte, dispose d'un pouvoir de substitution à l'autorité subordonnée. Le pouvoir hiérarchique est détenu par tout supérieur hiérarchique sur ses subordonnés dans l'administration française.

Il existe même un pouvoir de déconcentration au sein-même de la déconcentration, en particulier là où il existe d'importantes institutions, voire même parfois dans certaines petites communes. Cette déconcentration à deux degrés entraîne à chaque degré un pouvoir hiérarchique du supérieur envers le subordonné. Le pouvoir hiérarchique est aussi inconditionné, ce qui signifie deux choses :

• Le supérieur hiérarchique peut l'utiliser à sa guise, de sa propre initiative. Il peut le mettre en oeuvre sur demande, par exemple suite à la demande d'une victime qui s'estime lésée par la décision ou la non décision du subordonné (recours hiérarchique).

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• Le pouvoir hiérarchique peut être mis en oeuvre pour tout motif par le supérieur hiérarchique : décision illégale prise par le subordonné, mais aussi pure opportunité.

2) L'administration territoriale d'État

Il existe trois échelons dans l'administration territoriale d'État. Le troisième est néanmoins quelque peu marginal : l'échelon communal.

Le maire, organe de la commune, collectivité décentralisée, est aussi l'autorité déconcentrée à l'échelon communal : il prend certaines décisions au nom de la commune, d'autres au nom de l'État (en ce qui concerne l'état civil ou la tenue des listes électorales par exemple, qui ne sauraient être gérés par la préfecture).

Le département et la région sont d'autres circonscriptions déconcentrées de l'État.

a) Le département

Le territoire français, Outre-mer inclus, compte 101 départements. Cinq se trouvent à l'Outre-mer. On trouve un préfet à la tête de chaque département : il est le représentant de l'État, plus précisément du gouvernement, au sein du département. Le préfet est installé dans la préfecture, chef-lieu du département. On y trouve les services préfectoraux. Ces départements français sont eux-mêmes subdivisés, dans une subdivision plus électorale qu'administrative : les arrondissements, dans lesquels on trouve les sous-préfectures. Ces arrondissements correspondent à la répartition géographique de la population.

Le préfet est un agent de l'État, haut fonctionnaire nommé par le président de la République. Il est soumis à l'autorité hiérarchique du ministre de l'intérieur. Il dépasse toutefois les attributions de celui-ci; le préfet est en effet le représentant du gouvernement à l'échelon de la collectivité, ce qui implique la direction des services déconcentrés du département dont il a la charge : il est une antenne locale des différents ministères dans le cadre de ses attributions. Le recteur d'académie est l'équivalent du préfet pour l'administration de l'éducation nationale. Le pouvoir de décision individuelle du préfet est large : il délivre les permis de conduire, les passeports, parfois les permis de construire... Il a également la charge du maintien de l'ordre public dans son département, par le biais de la direction de la police administrative. Néanmoins, son pouvoir ne s'exerce qu'à la condition que le trouble qu'il redoute ou qui se réalise dépasse le ressort de la commune, auquel cas il revient au maire d'exercer son propre pouvoir de police administrative. Enfin, le préfet exerce un double contrôle des activités des autorités décentralisées :

• Un contrôle de légalité : cette formule est réservée à l'activité du préfet lorsqu'il examine la légalité des décisions prises par les autorités décentralisées. En cas d'illégalité, le préfet saisit le juge administratif : c'est le déféré préfectoral. Il exerce également le contrôle budgétaire : le préfet veille au respect des exigences budgétaires qui pèsent sur les collectivités territoriales. Il est assisté dans cette tâche par la Chambre régionale des comptes, aujourd'hui appelée Chambre territoriale des comptes.

b) La région

Aujourd'hui, la région représente une institution très importante. Récente, elle englobe plusieurs départements. Il en existe vingt-six, dont quatre régions ultramarines. À la tête de la région, en tant qu'institution déconcentrée, on trouve le préfet de région. La région dispose d'un chef-lieu où siège la préfecture de région, avec un télescopage du découpage régional et départemental. Le chef-lieu de la région est aussi le chef-lieu d'un département compris dans la région. Le préfet de région est aussi préfet du département dans lequel se trouve le chef-lieu de la région. Les fonctions du préfet de région sont identiques à celle du préfet de département, mais à l'échelon régional. Il n'a cependant aucune attribution de police administrative, du moins hors du cadre de sa fonction de préfet de département. On privilégie l'échelon régional pour les politiques publiques nationales et surtout européennes.

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C) Les autorités décentralisées

On s'intéressera au phénomène de décentralisation, avant de voir le rôle de ces autorités.

1) La décentralisation

Il faut examiner cette notion ainsi que le pouvoir juridique qui accompagne la décentralisation, le pouvoir de tutelle.

a) Le phénomène de décentralisation

Si décentralisation et déconcentration répondent de phénomènes similaires, elles sont très différentes. Il s'agit toujours du transfert d'une autorité centrale à l'échelon local, de la décongestion des administrations centrales. Elle répond d'une volonté de prendre des décisions administratives au plus près des intérêts locaux. Au-delà de ce point commun, la nature de l'autorité qui bénéficie du transfert de pouvoir de décision est différente. Si le préfet est une autorité qui engage la responsabilité de l'État et ne dispose pas de personnalité morale, l'autorité décentralisée est une personne juridique à part entière. Ce n'est plus l'État qui décide, mais un organe local qui intervient en son nom propre.

La décentralisation est caractérisée par d'autres éléments. L'autorité décentralisée doit d'abord bénéficier d'une réelle indépendance vis-à-vis de l'État. La meilleure solution, pour y parvenir, est l'élection des organes décentralisés au suffrage universel. Pendant un temps, le préfet de département était aussi le président du Conseil général; celui-ci est aujourd'hui élu par le peuple. Cette indépendance doit également être financière, pour permettre aux autorités décentralisées d'avoir les moyens d'exercer leur indépendance statutaire.

L'indépendance des collectivités territoriales bénéficie du principe constitutionnel de libre administration des collectivités locales. On trouve ce principe dans les articles 34 et 72 de la Constitution. Il revêt deux aspects :

• Un aspect formel, d'abord : seul le législateur est compétent pour poser les règles qui régissent les collectivités décentralisées.

• Un aspect matériel, ensuite : il s'agit, au travers du principe de libre administration, d'empêcher le législateur, donc l'État, de faire peser de telles contraintes sur les collectivités décentralisées qu'elles perdent leur autonomie et leur liberté. Cet élément matériel est garanti de manière très lâche par le Conseil constitutionnel.

b) Le pouvoir de tutelle

Chaque commune, département, région, pourrait décider tout et n'importe quoi si son indépendance était absolue. Or, la France est un État unitaire; la décentralisation, dès lors, doit être accompagnée de mécanismes qui, sur tout le territoire, contraignent les collectivités à respecter certains principes de niveau étatique. L'article 72 de la Constitution prévoit que le représentant local de l'État est en charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois. C'est là ce que l'on appelle le pouvoir de tutelle, qui s'oppose au pouvoir hiérarchique exercé au sein d'une même personne morale. Il s'agit de faire la balance entre indépendance et respect des lois. Le pouvoir de tutelle ne saurait donc s'exercer dans les mêmes conditions que le pouvoir hiérarchique.

Pas de tutelle sans texte : l'autorité de tutelle ne dispose à l'égard de l'autorité décentralisée que des pouvoirs de tutelle qui lui sont expressément attribués par les textes. Il existe une panoplie théorique de pouvoirs de tutelle, dans laquelle le législateur pioche, au cas par cas, les pouvoirs de tutelle qu'il reconnaît à chaque autorité.

1) La panoplie théorique des pouvoirs de tutelle

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• Le premier pouvoir que le législateur peut envisager de conférer à l'autorité tutélaire est le pouvoir d'annulation. Ce pouvoir peut connaître des nuances : soit l'autorité dispose pleinement de ce pouvoir, soit elle doit se contenter de saisir le juge en cas de désaccord avec la collectivité.

• Le pouvoir d'approbation signifie que la décision prise par l'autorité décentralisée doit être approuvée par l'autorité disposant du pouvoir de tutelle avant de produire des effets. Cette approbation est rétroactive à la date de la décision prise par la collectivité territoriale.

• Le pouvoir d'autorisation implique que l'autorité sous tutelle ne peut prendre aucune initiative sans y avoir été au préalable autorisée par le pouvoir de tutelle.

• Le pouvoir de substitution d'action permet à l'autorité tutélaire d'agir, en cas de carence de l'autorité sous tutelle, à sa place, après l'avoir mise en demeure d'exercer ses prérogatives. Dans ce cas, l'autorité de tutelle agit au nom de la collectivité.

Il faut souligner l'existence du motif de légalité, qui doit être à l'origine de toute décision de l'autorité de tutelle qui contredit l'action de l'autorité sous tutelle. Le motif d'action n'est pas reconnu à l'autorité tutélaire : elle ne peut interférer dans les pouvoirs de la collectivité pour des raisons d'opportunité.

2) Les pouvoirs du préfet depuis 1982

1982 est l'acte premier de la décentralisation française : la loi du 2 mars 1982 annonçait la suppression de la tutelle. Cela ne fut pas pleinement réalisé, pour des raisons de constitutionnalité. Le vrai effet de cette loi fut un aménagement considérable de la tutelle. Les autorités décentralisées sont susceptibles de prendre des arrêtés (pour l'organe exécutif) ou des délibérations (pour l'organe collégial). Ces actes sont exécutables de plein droit à côté de leur publication. Les actes les plus importants doivent être au préalable transmis au préfet pour approbation avant leur exécution. Cela lui permet de veiller au respect du droit par les collectivités décentralisées. Il revient au service du contrôle de légalité (dont l'efficacité est parfois douteuse) d'exercer cette prérogative. Le déféré préfectoral est opéré si la décision est considérée comme illégale. Le pouvoir du préfet n'est donc pas vraiment un pouvoir d'annulation, mais de déclenchement d'une procédure devant le tribunal administratif pouvant impliquer l'annulation de l'acte en cas d'illégalité. Même devant le juge administratif, aucune considération d'opportunité ne peut intervenir pour déclarer l'acte nul.

Le préfet dispose également d'un pouvoir de contrôle budgétaire. Il déclenche la procédure et la conclut. Le préfet est assisté par une juridiction qui intervient en tant qu'autorité administrative consultative : la Chambre territoriale des comptes. Dans certaines hypothèses strictement déterminées par les textes (exemple : un budget qui n'a pas été voté à temps ou qui est déficitaire). La Chambre territoriale des comptes, saisie par le préfet, examine le problème et propose une solution, communiquée à la collectivité décentralisée. Si l'autorité décentralisée refuse de régler le problème, c'est la Chambre territoriale des comptes qui s'en charge.

2) Les collectivités territoriales de droit commun

a) La commune

Il existe une spécificité française qu'est le nombre ahurissant de 36.000 communes. Ce chiffre est encore plus impressionnant lorsque l'on précise qu'une commune n'est financièrement viable qu'au-dessus de 2000 habitants. Si ce chiffre était exact, un seul neuvième des communes serait en mesure d'exercer les attributions que les textes lui confient. La coopération intercommunale fait l'objet d'une forte incitation depuis quelques années.

On verra les organes, puis les compétences de la commune et enfin les mécanismes de la coopération intercommunale.

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1) Les organes communaux

Comme la plupart des personnes morales, la commune a deux organes :

• Un organe délibérant, le conseil municipal, composé de conseillers municipaux élus au suffrage universel. Leur mandat est de six ans. Le conseil municipal détient la compétence de droit commun : lorsqu'une question est de la compétence communale, c'est à lui qu'il revient de la traiter. Le CGCT pose la clause générale de compétence à l'article L. 2221-29 : les communes ont vocation de connaître de toutes les affaires qui ont un intérêt pour elles.

• Un organe exécutif, la municipalité, composée du maire et de ses adjoints. Le maire, comme le conseil municipal, est élu pour six ans, au sein de ce conseil municipal. Le mandat du maire s'aligne sur celui des conseillers municipaux. Il bénéficie d'un dédoublement fonctionnel : agent de l'État de manière quelque peu marginale, qui effectue certaines missions en son nom (état civil, tenue des listes électorales...), il est pour l'essentiel le pouvoir exécutif au sein de la collectivité décentralisée qu'est la commune. Il prend donc dans ce cadre toute une série de décisions en son nom et pour son compte. Il prépare et exécute les délibérations du conseil municipal, à commencer par la plus importante, qui adopte le budget. Il est également délégataire de certaines compétences que le conseil municipal ne souhaite pas exercer lui-même. La liste de ces compétences potentielles se trouve dans le CGCT. Le maire dispose de deux compétences propres :

• Il est le chef de l'administration communale;

• Il bénéficie d'un pouvoir de police administrative, que l'on appelle police municipale, qui lui permet de prendre toutes les mesures nécessaires pour parer aux troubles à l'ordre public.

Les agents du maire n'ont d'attribution qu'autant que le maire leur en délègue, exception faite de l'état civil dont ils sont des officiers par leur seule qualité.

2) Les compétences communales

Le conseil municipal bénéficie de la clause générale de compétence, par laquelle dès lors qu'une question présente un intérêt pour la commune, celle-ci a compétence pour s'en saisir. Cette clause générale est complétée par des attributions spécifiques de compétence, qui confirment en un sens la compétence des communes dans certains domaines : action sociale, santé, urbanisme, enseignement, culture, économie (de manière relativement encadrée), voirie, archives, pompes funèbres... Les communes sont donc en contact quasi-permanent avec les administrés. La taille démographiquement insuffisante de la plupart des communes implique qu'elles ont du mal à exercer toutes ces compétences; c'est pourquoi la coopération intercommunale fait l'objet de nombreuses incitations.

3) La coopération intercommunale

Les communes ont toute une série de dispositions pour réaliser une telle coopération. Cette coopération s'effectue au sein d'une nouvelle personne juridique, l'établissement public de coopération intercommunale (EPCI), personne morale de droit public composée d'un organe délibérant et d'un organe exécutif. Ces EPCI sont très nombreux. Aussi la carte administrative de la France est-elle extrêmement complexe : certaines communes font partie de trois, voire quatre EPCI.

Il existe des syndicats communaux à vocation unique, ainsi que des syndicats communaux à vocation multiple. Pour les petits regroupements ruraux, on trouve des communautés de communes. Entre 50.000 et 100.000 habitants, ce sont les communautés d'agglomération; au-delà de 500.000 habitants, on utilise des communautés urbaines, qui ont vocation à être remplacées par les métropoles.

b) Le département

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1) Les organes

Le département est composé d'un conseil général. La future réforme en fera le conseil départemental. Ce conseil général est composé de conseillers généraux (départementaux), élus au suffrage universel pour six ans. Ces conseillers sont élus à l'échelle du canton — il existe encore un seul conseiller par canton, mais le nombre de conseillers sera bientôt multiplié par deux. Chaque moitié du conseil général est élue tous les trois ans, pour un mandat de six ans (le président est élu lui-même pour trois ans). Une disposition du CGCT prévoit que le conseil général règle, par ses délibérations, les affaires du département". Deux conséquences : d'une part, le conseil général a la compétence de principe et l'exécutif une compétence seconde; d'autre part, dès lors qu'une question présente un intérêt pour le département, le conseil général a vocation de la traiter. Jusqu'en 1982, le président du conseil général était le préfet — ce qui en dit long sur la conception d'alors de la décentralisation. Le président du conseil général prépare et exécute les délibérations de l'organe délibérant, ce qui lui donne un rôle décisif. Il gère le domaine départemental, soit l'ensemble des propriétés du département. Enfin, il exerce le pouvoir de police — très limité — sur le territoire dont il a la charge et est le chef de l'administration départementale décentralisée.

2) Les compétences du département

Le département a une clause générale de compétence. Le conseil général peut traiter de toute question qui soulève un intérêt pour le département. Néanmoins, les textes sont venus préciser dans quels domaine le département est compétent (sans vocation exclusive) : action sociale (compétence très importante pour le département), santé...

c) La région

La région est apparue très récemment, dans les années 1970. Le véritable caractère décentralisé de la région se révèle en 1986, première élection au suffrage universel direct des conseillers régionaux. La région n'était pas mentionnée dans la Constitution; elle l'est à partir du 28 mars 2003.

1) Les organes

La région est une personne morale de droit public composée d'un organe délibérant, le conseil régional, élu au suffrage universel direct avec un mode de scrutin particulier. La région, comme le département et la commune, bénéficie d'une clause générale de compétence. Le président du conseil régional, élu au sein du conseil régional, exécutif de la région, est assisté par divers organes. Le bureau, émanation de l'organe délibérant, aide le président à prendre les décisions qui s'imposent. Le président du conseil régional prépare les décisions de l'organe délibérant, a vocation à gérer le partimoine de la région, gérer la police administrative à l'échelon régional et dirige l'administration régionale décentralisée.

2) Les compétences de la région

La région dispose d'une clause générale de compétence. Comme pour les autres collectivités, le CGCT précise certaines de ses prérogatives. La vocation de la région est moins celle de prestations de services au bénéfice des usagers que celle du développement du territoire, de la gestion économique et de la transposition des politiques européennes à l'échelon local. Les réseaux ferrés régionaux, financés par la SNCF, font néanmoins l'objet du soutien financier des régions.

3) Les collectivités locales à statut dérogatoire

Les statuts de droit commun n'exclue pas qu'on les adapte, voire qu'on y déroge, afin de tenir compte de certaines spécificités. Aussi existe-t-il des collectivités locales avec des statuts particuliers. Les raisons peuvent en être historiques — Avec l'Alsace-Moselle par exemple —, démographiques — Paris, Lyon et Marseille ne sauraient se satisfaire des mêmes organes que les plus petites des communes —, géographiques — caractère insulaire —, culturels — avec la Nouvelle-Calédonie par exemple, très

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autonome, composée d'un gouvernement et d'une assemblée —. Le statut de ces collectivités est très volatile; tout est devenu très compliqué avec la diversification des statuts.

D) Les autres institutions administratives

Il faut noter qu'il existe, à côté de l'État et des collectivités décentralisées, d'autres institutions administratives. Ces institutions sont les établissements publics et les entreprises publiques.

1) Les établissements publics

Dans la présentation traditionnelle que l'on faisait des personnes publiques, on parlait d'une trilogie des personnes publiques : l'État, les collectivités décentralisées, les établissements publics. Aujourd'hui, on a pris conscience de l'impossible durabilité de cette classification avant d'admettre l'existence d'autres personnes publiques, sui generis : Banque de France, Institut de France... Cette évacuation des personnes publiques sui generis a permis de contribuer à l'unité des établissements publics.

L'établissement public n'a pas d'assise territoriale. On le définit par sa mission, sa fonction. Cela explique qu'il soit parfois présenté comme une "décentralisation par services" ou une "décentralisation fonctionnelle". Ces établissements publics ont été créés pour accomplir une fonction particulière. Les universités, lycées, hôpitaux, sont des établissements publics. EDF, GDF, France Télécom, étaient des établissements publics. Or, chaque établissement public dispose de la personnalité morale de droit public.

Dans l'immense majorité des cas, la mission confiée aux établissements publics est une mission de service public, mission particulière qui dispose d'un régime juridique particulier. Ce sont des services publics personnalisés, puisqu'ils sont dotés de la personnalité morale. Un établissement public peut gérer deux formes de service public :

• Les Services Publics Administratifs (SPA), soumis en général au droit public.

• Les Services Publics Industriels et Commerciaux (SPIC), soumis en général au droit privé.

Personne morale à laquelle on confie un SPA ou un SPIC, l'établissement public peut être un Établissement Public Administratif (EPA) ou un Établissement Public Industriel et Commercial (EPIC). L'établissement public, tributaire de sa mission, ne peut ni l'élargir, ni s'en délaisser. Il doit se cantonner à sa spécialité. S'en écarter est très difficile pour lui, en dépit des avantages que cela pourrait procurer à la bonne administration de sa fonction.

La tutelle pèse sur chaque établissement public (Paris II fait l'objet de la tutelle du ministère de l'enseignement). Les établissements publics peuvent être locaux. Un EPCI départemental est soumis au département en tant que collectivité décentralisée. On estime à environ 1.000 les établissements publics nationaux et à environ 50.000 les établissements publics locaux.

2) Les entreprises publiques

L'entreprise publique est plus un phénomène qu'une catégorie juridique. Personne morale distincte des personnes territoriales, elle peut être de droit public ou de droit privé. Ces entreprises publiques ont une activité industrielle et commerciale et effectuent cette activité sous la maîtrise d'une ou plusieurs personnes publiques : ce sont là deux critères qui permettent de les définir et de qualifier une entreprise d'entreprise publique.

Les entreprises publiques peuvent être des établissements publics, industriels et commerciaux dont l'activité est placée sous la tutelle d'une personne publique. Météo France, par exemple, est un EPIC que l'on peut qualifier d'entreprise publique, tout comme l'Office National des Forêts.

D'autres entreprises publiques existent. Certaines d'entre elles sont des sociétés anonymes. Leur capital, détenu à 50% ou non par l'État, détermine si elles sont des entreprises publiques ou privées.

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Le sens organique du mot "administration" renvoie donc à l'ensemble des institutions qui composent le pouvoir exécutif, quelque soit leur activité et qu'elles soient dotées ou non de la personnalité morale. Tournons-nous maintenant vers l'administration au sens matériel.

II) L'administration au sens matériel

L'administration au sens matériel conduit à s'intéresser non pas aux organes, mais aux activités qu'ils accomplissent. Le terme "administration" au sens matériel désigne des services qui, prioritairement, servent l'intérêt général. On peut éliminer de l'administration les fonction législative et judiciaire. Légiférer n'est pas administrer; le législateur ne fait pas fonctionner les services administratifs, puisqu'il se contente de créer des normes. Les juges, quant à eux, appliquent des règles de droit à des situations litigieuses; on ne peut donc prétendre que, dans leur exercice de la fonction juridictionnelle, les juges exercent une fonction administrative. L'administration, si elle s'intéresse au droit, se contente de faire en sorte de le respecter; alors que le juge le fait respecter par d'autres autorités.

Seul le pouvoir exécutif gère des services poursuivant l'intérêt général qui relèvent de l'administration au sens matériel. Il convient de préciser l'analyse pour constater qu'au sein du pouvoir exécutif, il est possible d'émettre des doutes quant à la conformité de ses activités à cette définition. Certaines activités n'y participent pas. Il a longtemps été proposé de distinguer la fonction gouvernementale, qui prend des décisions fondamentales ayant vocation à déterminer la manière dont l'administration met en oeuvre ses prérogatives. L'administration tire toutes les conséquences de la politique menée par le gouvernement.

Cette opposition fonction gouvernementale / fonction administrative est approximative. Il convient donc de distinguer trois catégories au sein de l'exécutif :

• Les services administratifs réalisés par les pouvoirs constitutionnels permettent le bon fonctionnement des institutions publiques, sans fournir directement de prestation aux administrés.

• Le pouvoir exécutif assure également les relations diplomatiques de la France avec d'une part, les autres États, d'autre part, les institutions internationales. On est loin de ce que l'on considère comme l'administration matérielle.

• Tout le reste de l'action administrative peut être considéré comme matériellement administratif. Le droit administratif, s'il a vocation à s'intéresser à quelque chose qui touche au pouvoir exécutif, a cette partie de l'action administrative pour objet.

Un autre angle de réflexion est pertinent : en sortant de la réflexion interne du pouvoir exécutif, il est possible de comparer l'action du pouvoir exécutif et celle des personnes privées ordinaires. C'est là un moyen de déterminer la spécificité de l'action administrative, qui se manifeste par sa finalité. Lorsqu'une personne privée se livre à une activité, elle cherche à satisfaire ses propres intérêts : économiques, intellectuels, moraux... La personne privée agit dans une perspective "égoïste". Cette finalité n'exclut toutefois pas que, de temps à autres, l'activité des personnes privées puisse avoir indirectement un impact positif pour l'ensemble de la collectivité.

Lorsque l'administration agit, ce n'est pas dans son intérêt personnel, qu'il soit moral, économique ou financier. Le but est avant tout celui de satisfaire l'intérêt général. Le Conseil d'État, institution disposant notamment d'une fonction consultative, avait, dans un rapport public de 1999, affirmé que l'intérêt général était l'unique justification du service public. "Seul, en effet, la poursuite d'un but d'intérêt général peut rendre acceptable le monopole étatique de la contrainte légitime" : c'est parce que les collectivités locales et l'État poursuivent cet intérêt général qu'ils peuvent prélever des impôts, exercer des pouvoirs de police...

Prenons un exemple concret : la limitation de vitesse des véhicules motorisés en ville à 50km/h, si elle peut sembler parfois très contraignante, évite à la collectivité des accidents de la route. Limiter la liberté de circulation satisfait l'intérêt général.

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La notion d'intérêt général est très floue; on en a surtout une vision intuitive, bien que l'intérêt général ne soit pas perçu exactement de la même manière par tous. Cette difficulté tient surtout au fait que l'intérêt général est une notion non pas juridique, mais philosophique et politique, teinte d'idéologie. On s'accorde tous sur certains éléments, qui permettent de le construire. Tout d'abord, l'intérêt général n'est pas la somme de tous les intérêts particuliers — ce qui est impossible — mais transcende les intérêts particuliers. On peut à ce propos souligner que parfois, certaines contraintes de la vie en société sont acceptées alors-même qu'elles ne répondent à aucun intérêt particulier. On peut prendre l'exemple du système fiscal : chaque contribuable paie ses impôts, sans pour autant en tirer de bénéfice direct.

III) Combinaison des sens organique et matériel de l'administration

Il s'agit de croiser les deux acceptions du terme "administration". Il en ressort quatre cas de figure :

• L'administration peut exercer une activité matériellement administrative par un fonctionnaire au sens organique : un professeur, un maire...

• L'administration au sens organique peut effectuer autre chose qu'une activité matériellement administrative : les biens publics, par exemple, ne sont pas affectés à une activité administrative de service public. De même, une commune peut gérer une forêt pour répondre à un pur intérêt patrimonial.

• L'administration au sens matériel peut être exercée par une personne qui ne se rattache pas au sens organique de l'administration : une entreprise privée peut gérer un service de transports en commun, sans pour autant être une personne publique. De même, l'assainissement de l'eau est souvent confié à des personnes privées.

• Une activité non matériellement administrative peut être exercée par une personne qui n'est pas de l'administration au sens organique : ici se recoupent toutes les personnes privées qui agissent dans leur intérêt particulier.

Sur les quatre hypothèses précédentes, on peut d'emblée écarter la dernière de notre cadre d'étude, qui ne se rattache pas du tout à l'administration et n'a donc pas lieu de faire l'objet du droit administratif. Concernant la première hypothèse, il est évident que le droit administratif s'y intéresse. Cette hypothèse est plus floue en ce qui concerne les deuxième et troisième catégorie.

A) La soumission de l'administration au droit

Prosper Weil, dans son Que sais-je ? de droit administratif, dit : "l'existence-même d'un droit administratif relève, en quelque sorte, du miracle." Il ne va pas de soi, en effet, que l'État accepte spontanément de se considérer comme tenu de respecter une règle de droit. Créateur de droit, il pourrait refuser de s'y assujettir. L'État français, contrairement à d'autres, accepte néanmoins de s'y soumettre.

La première contrainte à laquelle se soumet l'État est sa seule et unique finalité : servir l'intérêt général. L'État ne se soustrait pas non plus aux règles de droit qu'il sécrète. Il accepte par ailleurs d'être contrôlé, et même, en cas de non respect des deux premières contraintes, d'être sanctionné par des juges qu'il a lui-même créé. Ce triple miracle est constamment renouvelé; chaque semaine, chaque mois, de nouvelles contraintes pèsent sur les autorités administratives, qui s'y plient et acceptent leur soumission au droit, qui, au départ, n'était absolument pas naturelle.

Il faut donc s'intéresser aux étapes de la soumission de l'État au droit, pour ensuite voir de quel type de droit il s'agit.

1) Les étapes de la soumission

L'État est une institution considérable. Or, toute institution qui atteint une certaine taille va naturellement sécréter des règles d'organisation interne. L'État s'organise et va avoir intérêt à fixer des

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règles en son sein, notamment des processus de décision, sans lesquels il se retrouverait paralysé. Il va se structurer, créer des organes et répartir leurs compétences, puis organiser un hiérarchie. Mais ces règles juridiques ne valent que pour son ordre interne; il n'a alors aucune volonté d'imposer ses règles à l'extérieur, et encore moins de s'obliger vis-à-vis de tiers au respect de ces règles-là. Les administrés, de la sorte, ne peuvent se prévaloir du non-respect de l'État à ses propres règles : c'est l'arbitraire. Cette première étape n'est pas du tout protectrice des individus; la forme d'organisation juridique de l'État est alors extrêmement primitive. On parle de Polizeistaadt. L'État a la plus totale liberté.

L'État de droit est à un stade bien plus évolué : auteur de normes juridiques, il les projette vers les citoyens et, en leur imposant des règles de droit, il s'engage à lui-même les respecter et, en cas de non-respect de ces règles, à être sanctionné. Cet État de droit est illustré par un adage latin : "Tu patere legem quam ipse fecisti". Il se perfectionne de jour en jour; mais ce processus est inachevé. Chaque contrainte supplémentaire qui apparaît par la loi ou la jurisprudence va contraindre plus l'administration et mieux protéger l'individu. C'est là le miracle dont parle le professeur Weil : cette transition de l'État de police à l'État de droit.

Pourquoi accepter cette autolimitation ? Plusieurs explications peuvent être avancées. Tout d'abord, si l'État veut que les individus respectent ses règles, il doit lui-même donner l'exemple en les respectant. Par ailleurs, l'arbitraire est repoussé par une pression sociale extrêmement forte : les individus ont des moyens de pression contre l'État. On peut également évoquer l'existence d'un contrôle juridictionnel qui s'est développé très progressivement et qui, peu à peu et de manière insidieuse, a conduit à mettre l'État dans un étau de plus en plus serré. Il semble aujourd'hui improbable, en France, de retourner à l'État de police.

2) La soumission à quelle droit ?

On l'a vu, l'administration — et c'est un miracle — admettre de se soumettre au droit. Or, il faut savoir que le droit applicable à l'administration ne présente pas le même visage dans tous les pays. Les pays anglo-saxons, par exemple, n'admettent pas que le droit de l'administration soit un droit spécifique. Il faut cependant noter que ces pays, sous couvert de Common Law, pratiquent une spécialisation des règles applicables aux juridictions administratives. D'autres hypothèses sont possibles; le droit à l'administration peut être radicalement différent du droit privé. Un tel droit peut naître de la jurisprudence, de textes de lois et, selon les cas de figure, appliqué par des juridictions spéciales qui sécrètent un droit spécial ou par un seul type de juridictions qui applique le droit en fonction du statut des justiciables. Un cas de figure intermédiaire est envisageable : le droit administratif peut combiner des règles de droit privé et de droit public.

Le cas de figure à la française présente un droit administratif spécifique, mais qui accepte parfois d'appliquer certaines dispositions de droit privé. Aussi peut-on se demander si le droit administratif constitue l'ensemble du droit applicable à l'administration ou seulement, au sein du droit applicable à l'administration, la partie des règles qui s'applique spécifiquement à l'administration. Cette deuxième possibilité est mise en oeuvre en France. Il faut savoir comment s'applique le droit privé aux autorités administratives, sans pour autant qu'il soit partie intégrante du droit administratif.

B) Le droit administratif, droit spécifique à l'administration

1) Le champ du droit administratif

Le droit administratif n'est pas le droit de l'administration aux sens organique ET matériel. Il est le droit de l'administration au sens matériel du terme. Dès lors qu'une fonction est matériellement administrative, on pourra penser qu'elle est soumise au droit administratif. De même, une entreprise privée qui gère un service de transports en commun, sans être administrative au sens organique du terme, verra s'appliquer à son activité matériellement administrative le droit administratif. Inversement, les actes pris par l'administration au sens organique ne sont pas régis par le droit administratif dans la mesure où ils ne sont pas destinés à fournir une prestation matériellement administrative. Le droit administratif n'est donc pas l'unique droit applicable à l'administration. L'administration française se voit en partie assujettie à des règles de droit privé.

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2) Les origines du droit administratif

Lorsque l'on connaît les circonstances de l'apparition en France du droit administratif, on comprend pourquoi il est si difficile de le délimiter.

a) Les origines historiques

Certains historiens du droit perçoivent, même dans le Moyen-Âge, des semblants de droit administratif. Ce n'est toutefois qu'avec la loi des 16 et 24 août 1790 et la Révolution française qu'un vrai droit administratif commence à poindre. Le principe de séparation des autorités administrative et judiciaire, dégagé par la loi précitée, revient à la conception française de la séparation des pouvoirs. On a effectivement, lors de la Révolution française, deux textes :

• L'article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790, loi d'organisation judiciaire adoptée par l'Assemblée Constituante : "Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs." Les parlements de l'Ancien Régime prétendaient connaître des recours contre l'administration royale; la paralysie qui en résulta donna naissance à cet article 13. Les révolutionnaires, par ailleurs, étaient très pétris des théories de Montesquieu, qui prônait une séparation stricte des fonctions. Cette séparation est une conception franco-française de la séparation des pouvoirs.

• Le décret du 16 fructidor An III, qui contient un article unique, rappelle que les juridictions judiciaires ne doivent pas connaître des litiges administratifs.

Ces textes n'impliquaient toutefois pas l'apparition d'un droit administratif : l'idée n'était que d'exclure le juge judiciaire de l'action administrative. Leur portée est toutefois étoffée tout au long du XIXème siècle. Ce processus suscitera indirectement l'apparition d'une juridiction administrative, puis d'un droit administratif à proprement parler. Au départ, l'idée est de faire en sorte que les litiges auxquels prend part l'exécutif doivent être traités par l'exécutif. On crée donc des institutions placées au sein de l'administration, qui ont compétence pour statuer sur les litiges administratifs. Ces institutions vont connaître une consécration avec le Consulat et l'arrivée au pouvoir de Louis-Napoléon Bonaparte. Avec la Constitution de Brumaire An VIII, Napoléon crée deux institutions :

• Le Conseil d'État, placé à ses côtés;

• Les conseils de préfecture, placés au sein de chaque préfecture territoriale.

Ces organes appartiennent à l'administration. Ils sont composés d'agents de l'État. Ils exercent une fonction à la fois administrative et quasi-juridictionnelles, puisqu'ils sont chargés de trancher les litiges nés de l'action de l'administration. Celle-ci se juge donc elle-même. C'est ainsi, en effet, que les révolutionnaires lisaient la séparation des pouvoirs. Tout au long du XIXème siècle, les litiges sont donc tranchés par l'administration lorsqu'elle en est partie. "Juger l'administration, c'est encore administrer", disait-on dans les années 1820. On ne saurait confier cette fonction aux magistrats judiciaires; les autorités administratives sont juges. Apparaît la théorie de l'administrateur-juge. Chaque ministre, par ailleurs, était juge de l'activité exercée par son ministère. Et ce, jusqu'à l'arrêt Cadot (CE 13 décembre 1889, p. 1148, concl. Jagerschmidt), qui met un terme à la théorie du ministre-juge. Conseil d'État et conseils de préfecture, pendant très longtemps, se sont véritablement juridictionnalisés. Pour le Conseil d'État, la date charnière est celle de la loi du 24 mai 1872, qui obtient la justice déléguée. Le Conseil d'État se contentait alors de préparer les décisions rendues par les organes juridictionnels; il n'était donc qu'un organe de préparation. Cette loi lui permet de rendre lui-même la justice. Ses avis étaient toutefois quasi-systématiquement suivis avant sa promulgation. Les conseils de préfecture, eux aussi, se sont peu à peu juridictionnalisés. Un processus d'autonomisation a abouti à retirer aux préfets leur titre de président de droit des conseils de préfecture en 1926. L'organe devient alors une juridiction.

C'est ainsi que, sans faire dépendre l'administration du pouvoir judiciaire, on a créé un ordre de juridiction indépendant qui soit distinct de l'administration. Cette affirmation par le juge administratif de

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l'existence d'un droit particulier qu'est le droit administratif résulte de l'arrêt Blanco (TC 8 février 1873, p. suppl. p.61, concl. David). Cet arrêt affirme quelque chose de tout à fait nouveau : la responsabilité de l'État en matière de service public ne peut être régie par les principes établis dans le Code civil pour régler les litiges entre particuliers. Cette responsabilité n'est ni générale, ni absolue; elle a ses règles spéciales qui varient selon les règles du service et la nécessité de concilier les droits de l'État avec les intérêts privés. On affirme de cette manière la nécessité d'élaborer un droit autre que celui du Code civil pour les litiges entre administration et particuliers.

Une spécialisation juridictionnelle apparaît, laquelle va elle-même sécréter l'apparition d'une spécialisation juridique. Il n'y a toutefois pas une totale étanchéité entre les deux ordres de juridiction; le droit administratif est parfois appliqué par le juge judiciaire, tout comme le droit privé — ce qui est déjà plus fréquent — peut être appliqué par le juge administratif. Tout ceci n'a certainement pas favorisé l'idée d'un concept fondamental du droit administratif.

3) L'absence d'une théorie générale du droit administratif

Lorsqu'on cherche un principe général qui puisse justifier le résultat du processus historique à l'origine de la naissance du droit administratif, on s'y perd rapidement. Plusieurs conceptions du droit administratif se sont toutefois succédées dans l'Histoire.

• Dans un premier temps, on trouve des textes qui mettent en avant une dimension organique du droit administratif. Le principe de séparation des autorités interdit au juge judiciaire de connaître des litiges impliquant l'administration au sens organique. Le droit administratif est avant tout le droit des personnes publiques. Or, cette vision des choses étaient très réductrice de la compétence judiciaire : les juridictions judiciaires ne pouvaient plus connaître de litiges dans lesquels l'administration se comporte à l'instar d'un simple particulier. D'où une seconde étape dans la conception du droit administratif.

• Vers le milieu-fin du XIXème siècle, c'est l'activité qui suscite le litige qui intéresse. Il y a d'un côté les actes d'autorité des personnes publiques, qui ne sauraient être soumis au juge judiciaire; de l'autre, des actes de gestion, les litiges les concernant relevant de la compétence du juge judiciaire. Cette distinction autorité/gestion, cette fois, réduisait par trop la compétence du juge administratif. On a donc cherché autre chose. Au tournant des XIXème-XXème siècles apparaissent deux courants doctrinaux, qui vont tenter d'expliquer le droit administratif avec des points de vue différents.

• L'école de la puissance publique de Maurice Hauriou, doyen de la Faculté de droit de Toulouse, affirme que l'important consiste en les moyens que met en oeuvre l'administration. Si ces moyens traduisent des prérogatives de puissance publique, exorbitantes du droit commun, l'acte relève du droit administratif. Maurice Hauriou modérera toutefois sa pensée dans les années 1920 en admettant le rôle joué par le service public dans la détermination de la compétence des deux ordres.

• L'école du service public de Léon Duguit, doyen de la Faculté de droit de Bordeaux, met en avant le critère de l'activité extraordinaire par son objet exercée par l'administration pour justifier l'existence et la compétence de la juridiction administrative. Léon Duguit répond d'une volonté : limiter la puissance de l'État, qui n'existe que pour mettre en oeuvre le service public. Cette théorie fut néanmoins démentie par la jurisprudence au moment-même où il écrivait, avec l'arrêt Bac d'Eloka (CE 22 janvier 1921).

L'arrêt Bac d'Eloka met fin aux recherches sur les fondements théoriques du droit administratif. Le doyen Vedel a tenté de décrire les bases constitutionnelles du droit administratif, sans avoir l'ambition d'en faire une explication.

C) Les caractères du droit administratif

Il est impossible de trouver un concept fondateur du droit administratif, ce qui s'explique par les conditions historiques de l'apparition de la juridiction administrative et de son droit. On peut également

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expliquer cette difficulté par deux éléments : l'autonomie et le caractère jurisprudentiel du droit administratif.

1) Un droit autonome

Cette question de l'autonomie du droit administratif, de son positionnement par rapport au droit privé, est très ancienne et fondamentale. On peut l'aborder sous deux angles :

• Une autonomie dérogatoire (le droit administratif serait un droit subsidiaire, une exception au droit privé, qui serait donc lui-même le droit commun), appréciation retenue par les pays de Common Law qui soumettent toutes les relations juridiques à un unique droit — ce qui n'exclut pas l'apparition de règles spécifiques pour certaines relations particulières. Cette conception de l'autonomie est impropre au droit français.

• Une autonomie sui generis : le droit administratif aurait une autonomie, une capacité à créer ses propres règles, en toute indépendance du droit civil. Il existerait en conséquence deux droits communs, aux champs d'application respectifs radicalement différents. Cette conception de l'autonomie est retenue en droit français.

2) Un droit essentiellement jurisprudentiel

Certes — on le constatera tout au long de ce cours —, il faut d'emblée reconnaître la tendance de notre droit administratif à être de plus en plus écrit. Les textes en question peuvent être d'origine constitutionnelle, internationale, réglementaire... Le droit européen en particulier est un fort vecteur de nouvelles normes administratives. Cela ne signifie toutefois pas que ce droit écrit soit majoritaire en droit administratif. La plupart d'entre eux sont des textes techniques, relatifs notamment à la compétence des autorités. Les notions de base du droit administratif — contrat administratif, recours pour excès de pouvoir... — trouvent leurs sources dans la jurisprudence administrative. De même, les textes internationaux qui touchent au droit administratif, s'ils ne s'intéressent pas aux règles techniques, n'affectent pas plus les grands principes de notre droit. Ils se contentent surtout d'ajouter, voire de confirmer certaines libertés que doit défendre le droit administratif.

Il faut donc essentiellement se référer aux jurisprudences du Conseil d'État et du Tribunal des Conflits. Impossible, pour maîtriser le droit administratif, de ne s'intéresser qu'aux textes. On pourrait supprimer tous les textes administratifs sans en modifier ou presque la substance. Cette origine essentiellement jurisprudentielle du droit administratif a ses inconvénients, mais aussi ses avantages, parmi lesquels la souplesse : le droit administratif, au gré des évolutions de la société, s'adapte en quelques retouches aux nécessités contemporaines, sans avoir à faire appel à un législateur parfois peu enthousiaste et compétent.

En raison de cette origine jurisprudentielle du droit administratif, le juge administratif statue différemment au cas par cas, créant peu à peu une substance plus ou moins cohérente de la matière. Tout est intimement lié au sein de ce droit.

On s'intéressera aux sources du droit administratif (PARTIE I), à son ordre juridictionnel (PARTIE 2), puis à la compétence de cet ordre (PARTIE III).

PARTIE I : Les sources du droit administratif

Commencer par les sources du droit administratif est assez logique. Ça n'est toutefois pas commencé par la facilité. Nous aborderons les sources "affermies", constitutionnelles et internationales (Chapitre 1), puis les sources "affaiblies", la loi et la jurisprudence (Chapitre 2) du droit administratif.

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Chapitre 1 : Les sources affermies

Il est curieux de constater l'affermissement croissant de l'autorité des sources constitutionnelles et internationales en droit administratif. Normes supérieures, ces sources, pour des raisons de fait, ne suscitaient pas un grand intérêt jusqu'à il y a trente ou quarante ans. Sous l'Ancien Régime, on connaît au mieux des règles d'organisation internes à l'administration. Les sujets de droit n'avaient aucunement vocation à les opposer à cette administration.

Avec la Révolution française, on connaît un basculement; on voit poindre le bout du nez de l'État de droit, avec notamment le dogme de la loi-expression de la volonté générale, la loi-norme suprême. Les règlements, normes générales et impersonnelles que l'administration a le pouvoir d'édicter, sont ensuite apparues, et ont continué de s'affirmer comme sources majeures du droit administratif jusqu'aux XIXème - début du XXème siècle. Suite à la Seconde Guerre mondiale apparaissent les "principes généraux du droit", très protecteurs des libertés individuelles. La jurisprudence voit sa place croître dans les sources du droit administratif.

À partir des années 1970, et surtout du 16 juillet 1971, la Constitution prend une place déterminante en droit administratif; elle fait une place au droit international, grâce à son article 55 qui le reconnaît comme source de droit supra-législative et infra-constitutionnelle. Les Communautés, puis l'Union Européenne font pression sur la France pour que soient mieux respectées les libertés individuelles par le juge administratif.

Section 1 : Les normes constitutionnelles

Hauriou fut le premier à se tourner vers la Constitution pour trouver un fondement au droit administratif; il s'agissait cependant plus d'en garantir la légitimité que d'en trouver en son sein une véritable source. Et pourtant, toute Constitution contient des dispositions intéressant le droit administratif.

La Constitution de 1958 contient un certain nombre de normes administratives constitutionnelles, dont le respect est garanti sous plusieurs conditions.

Sous-section 1 : Les normes constitutionnelles de droit administratif

Dans le corps-même de la Constitution du 4 octobre 1958, on ne trouve pas un très grand nombre de dispositions de droit administratif. On y trouve malgré tout certains principes, qui trouvent leur assise notamment dans son Préambule.

I) Le corps de la Constitution de la Vème République

On trouve d'abord dans ce corps des dispositions répartissant les compétences entre le domaine législatif et le domaine réglementaire. Il s'agit des articles 34 et 37 de la Constitution. Ces deux articles nous intéressent tout particulièrement; l'article 37 définit grâce à l'article 34 le pouvoir réglementaire. Rattachées à ces deux dispositions, on en trouve également d'autres, notamment les articles 37 al. 2, 38 et 41 qui assurent le respect de la répartition des compétences entre pouvoir réglementaire et pouvoir législatif. On a déjà évoqué la répartition des compétences entre président de la République et Premier ministre; les articles 13 et 21 de la Constitution, en posant les attributions de ces deux autorités, ont un impact en droit administratif. Les articles 19 et 22, qui prévoient le contreseing des actes du président et du Premier ministre, exigences de forme, jouent également un rôle dans l'édiction du droit administratif. Ce sont ici des éléments d'ordre institutionnel.

On peut également trouver des principes substantiels, de fond, susceptibles d'avoir un impact en droit administratif : universalité, égalité et secret du suffrage, égalité devant la loi, principe de libre

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administration des collectivités territoriales... La fixation du rôle du préfet en matière de contrôle de légalité des actes des collectivités territoriales à l'article 72 nous intéresse également. L'article 55, lui, pose la supériorité du traité sur la loi. Le Conseil d'État, pendant très longtemps, ne fut mentionné dans la Constitution qu'au titre de ses activités consultatives jusqu'en 2003; depuis l'article, 74 al. 3 énonce l'une de ses compétences.

II) Le Préambule de la Constitution de la Vème République

Ce Préambule est à la fois extrêmement court et extrêmement riche. Il proclame solennellement l'attachement du peuple français aux droits de l'Homme tels qu'ils ont été consacrés par la DDHC et le Préambule de 1946. Il faut aujourd'hui y ajouter la Charte de l'environnement de 2004.

S'il ne dit rien de précis, donc, ce Préambule renvoie à des textes relativement étoffés. Par ce renvoi, toute une série de principes ont pu trouver leur place dans le droit positif. Le Préambule a en effet une valeur normative.

A) La normativité du Préambule

Cette normativité soulève deux questions : celle de savoir si le Préambule a une valeur juridique; le cas échéant, on s'interroge sur l'opposabilité de ses dispositions.

1) La valeur juridique du Préambule

Cette question amène à s'interroger sur la valeur juridique de tous les textes auxquels il renvoie. Sous l'empire de la IVème République, la normativité du Préambule était admise sans aucune difficulté : les auteurs de la Constitution lui avaient donné explicitement valeur constitutionnelle dans son article 81. Sur ce fondement, le Conseil d'État a accepté d'appliquer les dispositions du Préambule de cette Constitution. Dans un de ses arrêts (CE Ass., 7 juillet 1950, Dehaene, p. 426), il fait respecter le droit de grève au profit des fonctionnaires.__________________________________________________________________________________________________________________________

Note : l'arrêt d'assemblée est l'arrêt le plus important du Conseil d'État. Les arrêts de Section (S.) et de sous-sections réunies sont un peu moins importants.__________________________________________________________________________________________________________________________

On ne trouve pas d'équivalent à cet article 81 dans notre Constitution actuelle. Sous le régime de la Constitution de 1946, il était interdit au Comité constitutionnel de censurer une loi pour contrariété au Préambule. Le Conseil constitutionnel ne se voit pas, quant à lui, interdire une telle censure de manière explicite; on se disait donc qu'il était probablement compétent en la matière.

Le pouvoir réglementaire autonome, visé par l'article 37 de la Constitution, va s'exercer dans des matières où le législateur n'a pas le droit d'intervenir. Ainsi, certains règlements peuvent être pris hors du cadre de la loi. On pourrait craindre, donc, que ce pouvoir réglementaire se soustraie à tout assujettissement. Le Conseil d'État, à son tour, décida donc qu'il serait soumis au Préambule de 1958, et par conséquent que le Préambule avait valeur juridique (CE S., 12 février 1960, Société Eky, p. 101). Cette solution posée par le Conseil d'État dès 1960 au sujet du Préambule est confirmée par la décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971, Liberté d'Association.

2) L'opposabilité des dispositions du Préambule

Cette opposabilité du Préambule naît de dispositions très vagues, générales, parfois franchement incantatoires. Aussi peut-on se demander si elles créent des droits au profit des individus. C'est là la question de l'opposabilité du Préambule. On y trouve toute une série d'alinéas dont l'opposabilité prête

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presque à sourire; l'alinéa 10, par exemple, proclame que "la nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement". On pourrait, sur son fondement, tout revendiquer et n'importe quoi. L'alinéa 11, quant à lui, proclame le droit de l'enfant, de la mère et des vieux travailleurs à la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Enfin, l'alinéa 12 pose le principe de solidarité et d'égalité de tous les français devant les charges qui résultent des calamités nationales. Qu'est-ce qu'une calamité ? Une calamité nationale ? À quoi rime une telle solidarité ? Ces principes semblent refléter plus un idéal visé par les constituants que des normes de droit positif — lesquels, de surcroît, ne pensaient pas faire naître des droits et obligations de leur Préambule.

Comment, donc, résoudre cette difficulté ? par l'arrêt Eky, dans lequel le Conseil d'État reconnaît la valeur normative du Préambule, il a fallu répondre aux sollicitations des requérants qui revendiquaient le bénéfice de ces textes. La façon dont le Conseil d'État s'y est pris est très pragmatique : c'est alinéa par alinéa, au cas par cas qu'il a étudié une telle opposabilité. La question était celle de la suffisante précision de ces textes. L'alinéa 10, par exemple, est opposable (arrêt GISTI du 8 décembre 1978), alors qu'on aurait pu parier le contraire. De même, l'alinéa 12, relativement précis, aurait tout à fait pu être opposable; or, le Conseil d'État a décidé qu'il n'en était rien dans une décision du 10 décembre 1962, Société indochinoise de construction électrique.

On peut comprendre des positions du Conseil d'État qu'il va d'autant plus aisément considérer les dispositions des textes en cause comme opposables que des lois sont venues les concrétiser, les préciser. Au contraire, lorsque le législateur ne cherche pas à rendre effectives ces dispositions, le Conseil d'État est bien plus réticent à les voir comme opposables. Cela, en effet, ferait presque de lui un constituant-bis.

B) Les principes du Préambule

1) Les principes contenus dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen

Ce texte est resté au plus haut niveau dans notre système juridique. Il est un modèle en termes d'affirmation de droits et de libertés pour les individus. On y trouve des principes qui, proclamés de manière très générale, sont d'un article à l'autre déclinés, illustrés dans des cas particuliers. Ainsi de l'égalité : l'article 6 promeut l'égal l'accès aux emplois publics, tandis que l'article 13 prévoit l'égalité devant les charges publiques. Mais les corollaires du principe d'égalité se trouvent aussi en-dehors de cette déclaration : la jurisprudence en donne d'autres illustrations dans d'autres domaines, ayant elles aussi valeur constitutionnelle. L'égalité devant la justice, sans être proclamée par un texte, est déclarée constitutionnelle par le Conseil constitutionnel, de même que l'égalité des usagers devant le service public. Le principe de liberté, énoncé à l'article 4 de la DDHC, a connu des déclinaisons particulières : liberté d'entreprendre, liberté d'aller et venir, liberté religieuse... L'article 17 de la DDHC qui affirme solennellement la protection du droit de propriété, "inviolable et sacré", a reçu application non seulement en ce qui concerne la propriété privée, mais aussi en ce qui concerne la propriété publique dans une décision du Conseil constitutionnel du 25 et 26 juin 1986. L'article 3 dispose que "le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation", disposition sur laquelle le Conseil constitutionnel s'est basé pour dire que la justice, rendue au nom du peuple français, ne saurait voir des personnes de nationalité étrangères siéger dans des formations de jugement de la juridiction administrative, à moins qu'elles soient en proportion minoritaire dans la formation de jugement.

2) Les principes proclamés dans le Préambule de 1946

Ce Préambule consacre un certain nombre de principes politiques, économiques et sociaux qu'il qualifie de "particulièrement nécessaires à notre temps". On peut distinguer deux types de principes dans ce Préambule :

• Des principes inspirés d'une philosophie très individualistes (moins nombreux, cependant, que ceux contenus dans la DDHC) : égalité des sexes, droit d'asile, droit de mener une vie familiale normale...

• L'essentiel du Préambule de 1946 porte toutefois sur des droits de l'individu en tant que membre de la société. Cette "seconde génération des droits de l'Homme" comprend le droit de grève, le droit syndical, le droit à la santé...

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3) Les principes évoqués par le Préambule de 1946

La nuance entre proclamation et évocation tient au fait que cette troisième catégorie de principes est evanescente : le Préambule de 1946 fait allusion de manière abstraite sans en donner d'illustration concrète de ces derniers principes. On parle notamment des "Principes Fondamentaux Reconnus par les Lois de la République" (PFRLR), auxquels il n'est fait allusion dans aucun texte. Et pourtant, les juges, à commencer par le Conseil d'État puis le Conseil constitutionnel, se sont emparés de cette notion afin de dégager des principes à valeur constitutionnelle. Notion très évasive, elle est toutefois légèrement encadrée.

• La notion de PFRLR signifie d'abord que le principe a été reconnu par une ou plusieurs lois. En 1984, le Conseil constitutionnel consacre le PFRLR de l'indépendance des professeurs d'université.

• La loi doit être une loi de la République, donc avoir été adoptée à une époque républicaine de notre Histoire.

• Les PFRLR sont évoqués par le Préambule de 1946; le constituant ne pouvait donc se référer, à l'époque, à des lois postérieures. Les lois utilisées pour les PFRLR sont donc antérieures à 1946.

Cette triple limite ne présente aucun danger; c'est postérieurement à 1946 que les droits et libertés se sont le plus exprimés.

La liberté d'association, qui vise la loi de 1901, fut consacrée au rang de PFRLR (CE Ass., 11 juillet 1956, Amicale des anamites de Paris) : c'est la première fois qu'un PFRLR est reconnu. Le Conseil constitutionnel prit ensuite le relai. Furent ajoutés au rang des PFRLR les droits de la défense, la liberté de l'enseignement, l'indépendance de la juridiction administrative...

On pourrait croire que le rôle du Conseil d'État s'est effacé dans cette détermination. C'est vrai dans les faits; néanmoins, cette compétence n'est pas exclusive au Conseil constitutionnel. Dans un arrêt d'Assemblée du 3 juillet 1996 (Koné), le Conseil d'État a reconnu le PFRLR selon lequel on ne peut extrader un individu dans un but politique.

Les PFRLR sont consacrés par les juges. La tentation que l'on pourrait avoir est donc de les considérer comme jurisprudentiels. C'est faux à plusieurs titres. Deux arguments en font des principes écrits, qui les rangent dans la catégorie des principes constitutionnels :

• C'est le Préambule de 1946 qui crée ces PFRLR. Il ne précise pas ce qu'ils sont, mais il les crée quand même : ils sont constitutionnels.

• Les PFRLR sont des principes reconnus par les lois de la République : ils sont donc bel et bien écrits.

4) Les principes énoncés par la Charte de l'environnement

Cette Charte est un texte un peu à part, très différent des précédents. Il est orienté exclusivement dans la direction de l'environnement. Son originalité tient au fait que pour la première fois, une déclaration des droits contient des devoirs constitutionnels. Sans surprise, le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État ont reconnu la valeur constitutionnelle de cette Charte. Ce qui était moins certain, et qui fut toutefois reconnu, c'est l'opposabilité de tous les articles de la Charte, qui sont au nombre de dix. On trouve notamment dans l'article 5 de la Charte le principe de précaution (est exigé du citoyen, lorsqu'apparaît une nouvelle technologie, substance, etc. dont il ignore le danger, de prendre les mesures nécessaires pour être certain qu'elle ne porte pas atteinte à l'environnement). L'article 7, quant à lui, joue souvent devant le juge administratif : il énonce le principe d'information et de participation sur le plan environnemental. Les citoyens doivent être en conséquences informés et consultés en ce qui concerne l'environnement.

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La Constitution est donc bel et bien une source de droit administratif. Il faut maintenant voir comment les normes qu'elle énonce sont respectées.

Sous-section 2 : Le respect des normes constitutionnelles en droit administratif

Pour assurer leur effectivité, il faut que les exigences constitutionnelles permettent une sanction lorsqu'elles ne sont pas respectées. Pour que cela soit possible, il faut que n'existe aucun écran entre l'acte administratif et la disposition constitutionnelle. Apparaît la théorie de la loi-écran, qui fait obstacle entre la norme constitutionnelle et les dispositions de valeur réglementaire.

La théorie de la loi-écran est en plein recul. Il existe d'ailleurs d'autres manières de garantir l'application des normes constitutionnelles en droit administratif.

I) Le recul de la théorie de la loi-écran

La Constitution est la norme suprême de notre système juridique. Elle a donc vocation à s'imposer à toutes les autorités normatives subordonnées : réglementaires, législatives... Les actes administratifs y sont donc soumis. Lorsqu'il y a recours devant le juge administratif, le requérant peut donc théoriquement en demander l'annulation pour contrariété à la Constitution. Le problème réside dans le fait que l'immense majorité des actes administratifs sont pris en application, du moins dans le cadre d'une loi, qui s'interpose donc entre la Constitution et ledit acte. Il faut donc trouver le moyen de briser cet écran.

A) Le refus du juge administratif de contrôler la constitutionnalité des lois

L'un des arguments d'un requérant devant le juge administratif peut être la contradiction de l'acte administratif avec la Constitution. Le problème apparaît lorsque cet acte, pris en application et en conformité à la loi, y est effectivement contraire. Or, le juge administratif estime que la question de la constitutionnalité de la loi ne relève pas de sa compétence. La loi fait alors écran entre l'acte administratif et la Constitution; il n'est donc pas possible pour le requérant de faire valoir d'autre argument que vis-à-vis de la loi. Cette incompétence du juge fut affirmée dans un arrêt de Section du Conseil d'État du 6 novembre 1936, Arrighi. De même, lorsque l'acte administratif est contraire à la loi mais que l'administration affirme l'inconstitutionnalité de la loi, l'acte administratif est annulé, peu importe sa conformité ou sa non-conformité à la Constitution.

Si le juge administratif s'interdit de vérifier la constitutionnalité de la loi, c'est au nom de la séparation des pouvoirs : le juge administratif s'interdit de se prononcer sur une telle question, qui reviendrait à violer la Constitution. La loi est l'expression de la volonté générale, non celle du juge. De même, on peut légitimement déduire de la compétence du Conseil constitutionnel et de son existence que la mission de vérifier la constitutionnalité de la loi n'appartient qu'à lui, et certainement pas aux juges administratif et judiciaire. La présence du Conseil constitutionnel, néanmoins, ne garantissait pas, jusqu'à il y a quelques années, le contrôle de constitutionnalité de toutes les lois : seul le contrôle a priori existait, lequel contrôle n'était effectué que pour environ 10% des lois. Progressivement, donc, la théorie de la loi-écran a été remise en cause.

B) La remise en cause progressive de la loi-écran

La loi-écran, contrairement à ce qu'on en dit parfois, n'est pas morte. Elle existe encore, bien que son champ se soit considérablement restreint, notamment par la QPC. Le juge n'est toujours pas juge de la constitutionnalité des lois.

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1) Les limites de la théorie de la loi-écran

On peut tout d'abord "vider le venin" de la loi : il est possible de considérer la loi inconstitutionnelle en biaisant l'obstacle. Il suffit pour ce faire de donner à la loi un sens qui lui retire son inconstitutionnalité. Cette hypothèse est tout de même assez rare. Un arrêt d'assemblée du 17 février 1950, Dame Lamotte, en fournit un exemple topique. Une loi affirmait qu'une décision prise par une autorité particulière était insusceptible de tout recours. Un requérant a attaqué cette privation de recours. Le Conseil d'État a considéré que la loi n'avait pas entendu exclure le recours pour excès de pouvoir. Cette illustration n'est toutefois pas parfaitement pertinente : le Conseil d'État neutralise le venin de la loi en déclarant un principe général du droit.

Il existe également des actes administratifs qui échappent totalement à la mise en cause de la loi-écran : les règlements autonomes, insusceptibles de buter sur la loi-écran.

Le Conseil d'État admet parfois que l'écran législatif est transparent, donc qu'il n'est plus un écran. Cela permet à l'argument tiré de l'inconstitutionnalité de l'acte administratif d'être examiné par le juge. Cette transparence est posée dans une hypothèse particulière, qui s'étend insidieusement depuis une ou deux années. L'hypothèse de base était très restreinte : il arrive que la loi qui s'interpose entre la Constitution et l'acte administratif ne contienne rien d'autre que l'attribution au pouvoir réglementaire de la compétence pour prendre une mesure. Si l'acte administratif viole un acte constitutionnel dans ce cas de figure, ce n'est en effet pas la faute de la loi, qui se contente de lui donner compétence. Le Conseil d'État retient une conception de plus en plus large de l'écran transparent : il affirme cette hypothèse lorsque l'acte réglementaire ne s'est pas contenté de réitérer une disposition déjà contenue dans la loi. Ce phénomène se trouve notamment dans un arrêt du 6 décembre 2012, Société Air Algérie, AJDA 2012, p. 380.

Une quatrième limite est plus complexe et assez audacieuse. Le Conseil d'État affirme que l'écran législatif ne peut apparaître que lorsqu'on est en présence d'une loi postérieure à la norme constitutionnelle invoquée. Il poursuit en refusant l'application de la loi écran lorsque la loi y est antérieure. Dans le premier cas, on ne raisonne pas en termes de hiérarchie des normes, mais d'un simple problème de conflit de lois dans le temps. Admettons que la Constitution ait valeur de loi. La première loi (la Constitution) est contraire à la seconde loi (la vraie loi). Or, la loi postérieure prime sur la loi antérieure; ce faisant, il y a abrogation implicite. La Constitution a implicitement abrogé la disposition législative. Cette hypothèse est très audacieuse; la QPC la remplace efficacement.

2) Le contournement de la loi-écran

Deux mécanismes permettent un contrôle indirect de la constitutionnalité des lois.

a) Le contrôle indirect par le changement de norme de référence

La théorie de la loi-écran, initialement, avait une portée bien plus large. Elle empêchait au juge administratif de connaître de tout reproche mettant en cause le respect par un acte administratif de la Constitution, mais aussi du droit international. Lorsque la loi-écran est contestée pour contrariété avec la norme internationale, c'est l'hypothèse de l'arrêt Nicolo (CE 20 octobre 1989) qui s'applique. Pour la première fois, le Conseil d'État accepte de se prononcer sur l'inconventionnalité d'une loi. C'est là un net recul de l'écran législatif. Or, Nicolo, en réalité, a permis de compenser la jurisprudence Arrighi en matière de constitutionnalité des lois. Ce contournement de la loi-écran est nécessaire : la France est tenue de respecter ses engagements internationaux. Or, la jurisprudence Arrighi pouvait empêcher une telle garantie. Ainsi, le requérant put soulever l'inconventionnalité de la loi plutôt que son inconstitutionnalité pour parer à l'écran entre loi et Constitution.

b) Le contrôle indirect par le changement de juge

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Il s'agit ici de la QPC de l'article 61-1 de la Constitution, né de la révision du 23 juillet 2008, entrée en vigueur le 1er mars 2010. Le grief d'inconstitutionnalité de la loi est désormais opérant.

II) Le respect des normes constitutionnelles en droit administratif

La Constitution contient des normes très générales et abstraites, qui posent de grands principes sans entrer dans le détail. Ces dispositions n'ont pas un sens évident; il faut donc interpréter la Constitution. Toutes les juridictions sont titulaires de ce pouvoir d'interprétation, en vertu de l'article 4 du Code civil qui prohibe le déni de justice (et qui s'applique en droit administratif). Devant le Conseil d'État, par exemple, il faut interpréter l'article 34 pour vérifier l'argument du requérant. Il existe une pluralité d'interprètes de la Constitution, puisque ce pouvoir d'interprétation est reconnu à tout juge. Le sens de l'article 55 de la Constitution, quant à lui, a longtemps fait débat entre la Cour de cassation, le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel. Ainsi, pendant quatorze ans, il y eut une opposition entre ces différentes juridictions.

De même, l'article 62 de la Constitution précise que les décisions constitutionnelles "s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles". Cet article, pris tel quel, devrait bloquer toute divergence d'interprétation entre les différentes juridictions. Or, la chose est plus subtile. L'article 62 parle de l'autorité des "décisions", non des interprétations du Conseil constitutionnel. Pourtant, le principe de l'autorité de la chose jugée qui s'attache au dispositif s'attache aussi au motif du jugement, qui est le soutien nécessaire de ce dispositif. Aussi les interprétations devraient-elles être également avoir autorité. Ce qui n'est toutefois pas le cas. Le juge administratif ne respecte scrupuleusement la décision du Conseil constitutionnel que lorsqu'elle porte sur la loi exacte qu'il a à appliquer dans le cadre du litige dont il est saisi. Si l'interprétation du Conseil constitutionnel intéresse ledit litige, mais porte sur une autre loi que celle qui lui est applicable, fût-elle strictement identique, le Conseil d'État ne s'imposera pas son respect intégral. Néanmoins, si les juges ne sont pas tenus de suivre une telle interprétation, ils ont tendance à la suivre pour éviter tout problème. Le Conseil constitutionnel est également à l'écoute des juridictions administratives et judiciaires. Il lui est arrivé d'adopter une décision prise par l'une des deux juridictions supérieures. Le plus souvent, il n'y a pas de divergence d'interprétation; et s'il y en existe, elles ne durent pas longtemps.

Section 2 : Les normes internationales

Nous avons accueilli depuis longtemps des normes internationales dans notre systyème juridique. Ce mouvement a conduit à ce que nous ayons aujourd'hui un grand nombre de traités internationaux qui en font partie. On estime ce nombre à sept mille. À ces traités internationaux, il faut ajouter, au sens du droit international classique, une variété particulière de normes internationales émanant de l'Union européenne posées par les institutions européennes. Depuis une vingtaine d'années, il semble notre système juridique accueille plus de normes européennes qu'il n'en produit lui-même. Il y aurait entre 15.000 et 20.000 actes européens de la sorte auxquels nous sommes tenus de nous conformer.

Le droit international affecte toutes les branches du droit français, notamment le droit administratif entendu largement. Une petite minorité de traités internationaux, très importants, porteurs d'une protection renforcée des droits de l'Homme et des libertés individuelles, ont un impact sur notre droit positif. Le plus important est la Convention Européenne des Droits de l'Homme, notamment son article 6 §1 qui porte sur les garanties du procès équitable. Le pacte des Nations-Unies sur les droits civils et politiques ainsi que la Convention sur les droits de l'enfant en matière de droit des étrangers, notamment, jouent également un rôle important. Ce phénomène d'accroissement de la source internationale nous impose d'étudier la manière dont elle a été reçue dans notre système juridique : comment manifeste-t-elle son impact sur notre droit administratif ?

Sous-section 1 : La notion de norme internationale

On en verra la définition, avant d'aborder la question délicate des conditions auxquelles est subordonnée la normativité des normes internationales.

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I) La définition des normes internationales

Est norme internationale toute norme juridique qui inclut un élément d'extranéité organique. Cela signifie qu'est norme internationale une norme qui n'émane pas exclusivement de la volonté de l'autorité française. Cela recouvre deux types de normes :

• Les normes émanant à la fois des autorité française et étrangère (un traité bilatéral franco-étasunien portant sur la non-cumulation des impositions fiscales par exemple);

• Les normes émanant exclusivement des autorités non-françaises. Cela vise l'hypothèse particulière dans laquelle l'acte international émane d'autorités internationales. Un traité peut instituer un certain nombre d'organismes internationaux, sur le fondement duquel ils disposent du pouvoir d'émettre des actes qui s'imposent aux États qui sont partie audit traité. Les traités internationaux qui créent de tels organismes constituent le droit originaire. les traités fondant l'Union européenne et ses institutions sont du droit originaire, dont les actes s'imposent à la France.

On trouve deux types d'actes émanant du droit de l'Union européenne :

• Les règlements européens, qui se caractérisent par la radicalité de leurs effets. L'article 288 alinéa 2 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union Européenne nous dit qu'ils sont "obligatoire dans tous leurs éléments et directement applicables dans tous les États-membres". Il suffit qu'un règlement européen ait été édicté valablement par les institutions compétentes et publié au Journal Officiel de l'Union européenne pour qu'aussitôt, le règlement prévoie mécaniquement ses effets en France.

• Les directives européennes, aux effets moins radicaux, qui posent certaines difficultés. Visées par l'article 288 alinéa 3 du TFUE, elles lient les États-membres quant au résultat à atteindre dans un certain délai. Les États-membres demeurent libres des moyens employés pour atteindre ce résultat. Aussi une directive exige-t-elle des mesures de transposition : le législateur ou le pouvoir réglementaire, en fonction du domaine dans lequel entre la directive, doivent prendre les actes nécessaires à l'atteinte des objectifs de la directive.

Certaines institutions, typiquement l'Union européenne, organisation internationale la plus intégrée qui soit, peuvent imposer des actes auxquels les États-membres, qui y sont représentés, ne peuvent se soustraire. Il faut également souligner l'existence de deux autres types de normes internationales ne relevant pas du droit écrit :

• Les règles du droit public international. Ces règles n'ont pas toujours été formalisées dans un traité, mais sont tout de même considérées comme juridiques.

• La coutume internationale.

La France proclame son respect à ces normes par le biais de son Préambule de 1946. La portée de cette affirmation demeure néanmoins limitée.

On utilisera indifféremment les termes "traité" et "norme internationale", sauf les cas qui seront précisés dans lesquels il s'agira de les distinguer.

II) Les conditions de la normativité des normes internationales

Au regard de la définition de la norme internationale qu'on a précédemment donnée, se pose la question pour elle de leur intégration dans le système juridique français.

Plusieurs conditions doivent être satisfaites pour une telle normativité :

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• Le traité, tout comme n'importe quel acte juridique, doit avoir été adopté et publié. Il doit avoir été signé par l'autorité française compétente, selon que cet acte ait été ratifié ou approuvé (ce qui ne vaut pas pour le droit européen). Il doit également avoir été publié, notamment au Journal Officiel. Ces différentes conditions doivent donner lieu à un contrôle. Le juge administratif vérifie depuis longtemps l'existence et la régularité de l'acte de publication du traité international. L'arrêt Société Prosagor rendu par le Conseil d'État le 30 octobre 1964 prévoit que lorsqu'est invoqué un traité devant le juge administratif, il vérifie l'existence des actes de signature dudit traité. C'est là une pure vérification formelle. Il vérifie ensuite la présence d'actes d'approbation, de ratification. Ce n'est que bien plus récemment que le juge administratif a accepté de vérifier non plus seulement l'existence, mais la régularité de la signature, de la ratification ou de l'approbation, notamment dans un arrêt du 18 décembre 1998, SARL du parc d'activité de Blotzheim. Dans cet arrêt, le Conseil d'État considère que ces actes — signature, ratification, approbation — ne sont plus des actes de gouvernement.

• La deuxième condition est directement issue de l'article 55 de la Constitution. Le traité doit donner lieu à une application réciproque par l'autre ou les autres parties à ce traité. C'est ce que l'on appelle la condition de réciprocité. Il serait choquant que nous soyons tenus de respecter un engagement international que les autres parties qui se sont engagées ne se respectent pas. La compétence pour vérifier une telle réciprocité fut pendant longtemps déclinée par le juge administratif. Aussi considérait-il que cette question était préjudicielle, avant de la renvoyer au ministre des affaires étrangères. D'autant plus que l'affirmation de la non-réprocité est politiquement délicate. Cependant, un problème subsistait : devant le juge administratif, l'une des parties est souvent l'État. Le ministre des affaires étrangères, organe de l'État, pouvait donc conditionner la solution d'un litige opposant l'État et un particulier. L'État était donc à la fois juge et partie. La Cour Européenne des Droits de l'Homme, organe veillant au respect de la Convention Européenne des Droits de l'Homme, a donc condamné la France dans un arrêt du 13 février 2003, Chevrol c. France, dans lequel elle affirme que le Conseil d'État ne devait pas se considérer comme lié par l'appréciation du ministre des affaires étrangères de la réciprocité du traité en cause. Le ministre des affaires étrangères ne saurait que donner un avis à propos d'une telle réciprocité. Aussi le Conseil d'État accepte-t-il de vérifier cette réciprocité dans un arrêt Mme Souad Chériet-Benseghir du 9 juillet 2010.

Ces deux conditions permettent de savoir si le traité déploie bel et bien des effets dans notre système juridique. Admettons que ce soit le cas. Se pose maintenant la question suivante : vis-à-vis de qui ces effets se déploient-ils ? Le traité est un contrat passé entre plusieurs États, personnes juridiques; dès lors, il est possible d'avoir des doutes quant aux effets de ce traité à l'égard des individus. Ne s'applique-t-il pas qu'aux États-membres en tant qu'institutions ? C'est la question de l'effet direct du traité. Les particuliers pourraient de la sorte demander le respect direct des droits qu'il garantit. Dans un arrêt d'assemblée du Conseil d'État du 11 avril 2012, GISTI, l'appréciation du juge quant aux effets du traité est renouvelée. Le Conseil d'État affirme qu'il n'existe pas de présomption d'effet direct, dont l'existence faisait auparavant l'objet de doutes. Il faut au contraire que l'effet direct du traité soit prouvé. Cette preuve passe par deux critères cumulatifs négatifs :

• La stipulation internationale doit d'abord ne pas avoir pour objet exclusif de régler les relations entre États;

• La stipulation internationale ne doit pas requérir des règles internes d'application.

Le juge se prononce sur ces critères "eu égard à l'intention exprimée des parties [les États] à l'économie générale du traité [le Conseil n'analyse pas le traité stipulation par stipulation, mais dans son contexte global], à son contenu et à ses termes". Enfin, l'arrêt GISTI indique que le fait que la stipulation sur laquelle on s'interroge désigne les États comme sujets de l'obligation que pose cette stipulation ne signifie pas forcément l'absence d'effets directs. Il semble que dans cet arrêt, le Conseil d'État ait voulu maintenir d'assez larges possibilités de reconnaissance de l'effet direct des traités internationaux. Sa double formulation négative n'exclut pas une telle largesse.

Sous-section 2 : La place des normes internationales en droit administratif

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On trouve deux types de pays dans le système international quant à leur manière de réceptionner les normes internationales :

• Les pays monistes. Ces pays unissent droit interne et droit international dans un seul et même corpus juridique, applicable globalement et directement à tous les sujets de droit. En d'autres termes, dès lors qu'un traité est correctement signé, ratifié, publié et approuvé, il produit tous ses effets de droit dans le pays en cause. La place de la norme internationale dans la hiérarchie des normes de ce système moniste peut varier : soit elles se trouvent tout en haut, soit les pays les situent un peu plus bas.

• Les pays dualistes. Dualistes en ce que ces pays effectuent une simple juxtaposition entre droit international et droit interne. Il faut, dans ces systèmes, pour qu'une norme internationale produise ses effets, qu'elle ait été ratifiée ou approuvée et publiée, mais aussi qu'elle ait donné lieu à des mesures de transposition interne. Le législateur doit par exemple avoir repris dans une loi le contenu du traité et l'avoir publiée. Dans ces pays, l'acte de transposition fait le caractère juridique de la norme internationale.

La France est plutôt moniste. L'article 55 de sa Constitution donne la clé de notre positionnement : "Les traités et accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois". On connaît donc la place de la norme internationale dans notre hiérarchie des normes. Cette indication donnée par l'article 55 a donné lieu à des question très complexes.

I) La place des normes internationales par rapport à la Constitution

Il est très difficile d'établir une hiérarchie entre Constitution et normes internationales. Il faut trouver une articulation entre normes de systèmes juridiques différents.

Dans l'ordre juridique international, le traité est conclu entre États souverains. Dès lors, il est une norme suprême. C'est ce que l'on appelle le principe de primauté, incarné par un adage latin qui vaut aussi en droit des contrats privés : pacta sunt servanda, les contrats doivent être respectés. Cette exigence interdit à un État, dans la sphère internationale, d'invoquer des dispositions de droit interne pour se soustraire à ses engagements internationaux. Nous avons confirmation de cette interdiction par la jurisprudence internationale, aussi bien dans la jurisprudence classique (avis du 4 février 1932 de l'ancienne Cour Permanente de Justice internationale, Traitement des prisonniers de guerre polonais à Dantzig) que dans la jurisprudence moderne, plus exactement dans le cadre du droit communautaire (arrêt Internationale Handelsgesellschaft rendu par l'ancienne CJCE le 17 décembre 1970). Dans notre sphère juridique interne, en revanche, la norme suprême est la Constitution. Le traité international est donc infra-constitutionnel. D'où une grosse difficulté, que l'on a résolue avec parcimonie.

A) Les dispositions et jurisprudences constitutionnelles

Plusieurs dispositions de la Constitution peuvent être invoquées pour déterminer la place des normes juridiques, sans qu'elles nous aident véritablement.

• Tout d'abord, une disposition du Préambule de 1946 prévoit que "La France, fidèle à ses engagements, se conforme aux règles du droit public international". Cette disposition, en réalité, nous dit simplement que nous sommes liés par nos engagements internationaux, sans en déterminer la place dans notre système juridique, notamment par rapport à la Constitution.

• Le Titre VI de la Constitution de 1958, consacré aux traités et accords internationaux, ne donne aucun élément décisif sur la place des traités dans notre ordre juridique. L'article 55 de la Constitution n'affirme qu'une chose : la supériorité du traité sur les lois, et non sur la Constitution.

• Cet article est néanmoins précédé d'un article 54, peut-être plus intéressant : il organise un mécanisme de contrôle préventif de la compatibilité des traités et de la Constitution. Lorsqu'en effet, l'on s'apprête à ratifier un traité que l'on craint être contraire à une disposition constitutionnelle, il est possible de solliciter le Conseil constitutionnel pour qu'il vérifie si, oui ou non, il existe une telle incompatibilité. Dans l'affirmative, le Conseil affirme qu'il faut réviser la Constitution. Dès lors, l'article 54 semble signifier que la Constitution s'incline devant le traité. En réalité, le raisonnement doit être autre : ici, aucune

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considération de hiérarchie n'est envisagée. Si le traité coince par rapport à notre Constitution, on ne peut le modifier unilatéralement; on est donc contraint de toucher à la seule norme sur laquelle nous avons pleine maîtrise, la Constitution, norme franco-française. L'article 54 a joué très régulièrement depuis 1992 pour permettre la ratification d'un certain nombre d'évolutions du droit européen. Le passage à la monnaie unique a impliqué une révision de la Constitution. Il arrive néanmoins que l'on ne souhaite pas modifier la Constitution pour permettre la ratification du traité en question. Le traité reste donc lettre morte dans notre système juridique; s'il a déjà été signé, la responsabilité de l'État français peut être engagée pour ne pas être allé jusqu'au bout du processus.

• L'article 61 alinéa 2 de la Constitution organise le contrôle a priori de la constitutionnalité des lois. Il peut être mis en oeuvre à propos d'un traité : nous avons besoin d'une loi de ratification pour permettre l'applicabilité d'un traité en France. On peut saisir le Conseil constitutionnel d'un recours contre la loi de validation. Néanmoins, si le traité est effectivement inconstitutionnel, le Conseil constitutionnel va censurer non pas le traité, mais la loi de ratification. Cette disposition, donc, ne nous aide pas plus. Cette situation est de surcroît inimaginable avec l'Union européenne : nous ne pouvons pas nous permettre d'opposer notre système juridique et notre Constitution pour n'accorder aucune valeur normative à une directive ou un règlement communautaire. Aucun processus interne ne permet de constater une violation de la Constitution par ce droit européen. On a également vu les conditions d'applicabilité de la directive : leur transposition est obligatoire.

Le Conseil constitutionnel, à l'occasion de cette question de la constitutionnalité des lois de transposition des directives, a élaboré un système de contrôle très subtil. Ce mécanisme fut élaboré dans sa décision N°2004-496 DC du 10 juin 2004, puis amélioré dans une décision n°2006-540 DC du 30 novembre 2006. L'idée de cette double jurisprudence constitutionnelle est d'assurer la transposition des directives en droit français en évitant, dans la mesure du possible, d'opposer à cette transposition l'obstacle constitutionnel. Ce faisant, le Conseil constitutionnel n'a pas innové, en tout cas en droit comparé; il fut précédé par les Cours constitutionnelles allemande et italienne, dont il a repris les mécanismes pour les adapter à notre système français. L'article 88-1 de la Constitution prévoit en effet que "La République française participe à l'Union européenne constituée d'États qui ont choisi librement d'exercer en commun certaines de leurs compétences". Difficile de faire plus vague. Néanmoins, sur le fondement de cet article, le Conseil constitutionnel affirme l'existence d'une exigence constitutionnelle de transposition des directives européennes en droit interne. Il lui revient par ailleurs de veiller au respect par le législateur de cette exigence. Grâce à cette utilisation de l'article 88-1, le Conseil constitutionnel érige en obligation constitutionnelle la transposition des directives et s'érige en gardien de cette obligation. Ce contrôle s'exerce dans un cadre doublement contraint :

• Une contrainte de temps. Le Conseil constitutionnel n'a qu'un mois pour statuer à partir de la saisine. Dès lors, il dispose de peu de temps pour se prononcer sur une question parfois très délicate : la loi de transposition française transpose-t-elle bien la directive ? Cette question est parfois rendue compliquée par le caractère flou de la directive en cause. Il faudrait donc que le Conseil constitutionnel puisse saisir la CJUE pour l'interroger sur le sens de la directive. Or, cette Cour met énormémement de temps à statuer; d'autant plus que le Conseil constitutionnel n'a pas cette compétence. Chargé de la correcte transposition de la directive, il affirme donc ne pouvoir censurer une loi française parce qu'elle transpose mal une directive que dans le cas où elle est manifestement incompatible avec la directive, donc dans le cas d'une grossière erreur de transposition. Il n'est donc que juge des erreurs grossières de transposition. Les juridictions ordinaires auront ensuite la possibilité de poser une question préjudicielle a posteriori à la CJUE.

• Si le Conseil constitutionnel peut vérifier la fidélité de la transposition, il est également juge de la constitutionnalité de la loi. Cette loi, régulière par rapport à la directive, doit être régulière par rapport à la Constitution. Ici apparaît le problème de contrariété de la loi fidèle aux objectifs de la directive à la Constitution, qui fait barrage à une telle transposition et qui, de surcroît, revient à affirmer l'inconstitutionnalité de la directive. Le Conseil constitutionnel refuse d'opérer le contrôle de constitutionnalité d'une telle directive, la France étant tenue de mettre en oeuvre la primauté du droit européen sur le droit interne. Or, le contrôle de constitutionnalité ne peut être écarté : il fait partie de notre système juridique. Aussi le Conseil constitutionnel affirme-t-il qu'il ne peut censurer la loi transposant fidèlement la directive que si celle-ci va à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France. Si la directive va à l'encontre de l'identité constitutionnelle de la

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France — formule grave dont on doute du sens —, la Constitution aura le dernier mot sur la directive. Or, il paraît très peu probable qu'une telle hypothèse se manifeste dans les faits.

Cette jurisprudence pose une sorte de présomption de constitutionnalité des lois de transposition des directives, dans la mesure où la transposition est bien effectuée (la loi est dans le cas contraire écartée en vertu de l'article 88-1 de la Constitution).

On le voit, le dernier mot appartient à la Constitution dans les cas les plus graves.

B) La jurisprudence administrative

Le juge administratif, pendant longtemps, n'avait pas à déterminer les places respectives du traité et de la Constitution dans la hiérarchie des normes. Or, il est aujourd'hui très confronté à l'opposition de normes internationales et constitutionnelles.

Le juge administratif a répondu progressivement à la question. Dans un arrêt d'assemblée Koné du 3 juillet 1996, le Conseil constitutionnel était saisi d'une mesure d'extradition demandée dans un but politique. Le Conseil d'État consacre à cette occasion un PFRLR selon lequel un individu ne saurait être extradé dans un but politique. Le Conseil d'État fait prévaloir ce principe constitutionnel sur le traité d'extradition. Dans l'hypothèse de l'arrêt Koné, le Conseil d'État est très prudent : il se contente d'interpréter le traité d'extradition en question de manière à "vider son venin", le rendre compatible avec ce PFRLR qu'il a reconnu. Cela ne signifie pas que le Conseil d'État ait posé la suprématie de la Constitution, mais constitue un élément de réflexion.

Deux ans après, le Conseil d'État se montre un peu plus clair. Dans un arrêt d'assemblée du 30 octobre 1998, Sarran, le Conseil d'État était saisi d'un recours contre un décret réglementaire pris sur le fondement de la Constitution. Le requérant, M. Sarran, invoque devant le Conseil d'État le fait que ce décret, pris en application et dans le respect de la Constitution, est contraire à des normes internationales. Cela revenait à demander au Conseil d'État la conformité de la Constitution à la norme internationale. Saisi de cette difficulté, la juridiction administrative se prononce dans une formule particulière : l'article 55 de la Constitution "ne s'applique pas dans l'ordre interne aux dispositions de nature constitutionnelle". La supériorité du traité sur les lois ne pose pas celle des traités sur la Constitution. Il décline donc sa compétence pour répondre au moyen soulevé par le requérant. On aurait pu interpréter cet arrêt comme affirmant la suprématie de la Constitution; or, un tel raisonnement a contrario n'est pas valable. On apprend néanmoins l'inapplicabilité de l'article 55 à la Constitution.

Trois ans plus tard, dans un arrêt du 3 décembre 2001, Syndicat national de l'industrie pharmaceutique, dans lequel la question se posait à peine, le Conseil d'État affirme explicitement la supériorité de la Constitution sur les traités. La conséquence logique devrait être que le juge administratif soit compétent pour vérifier la conformité du traité à la Constitution. Pour autant, il affirme n'être pas habilité à veiller sur la constitutionnalité des traités dans un arrêt d'assemblée du 9 juillet 2010, Fédération nationale de la libre pensée.

Dans un arrêt d'assemblée du 8 février 2007, Société Arcelor atlantique et Lorraine et autres (concl. Matthias Guillomard), un recours est formé contre une mesure réglementaire (en l'espèce un décret) de transposition d'une directive européenne. Si le décret transpose fidèlement la directive, mais que le requérant invoque devant le juge administratif l'inconstitutionnalité de ce décret, le Conseil d'État est alors inévitablement saisi de la question de la constitutionnalité de la directive. La juridiction administrative dut mettre en place un contrôle adapté à ce cas de figure très original. Le Conseil d'État fit une double translation. Initialement, le requérant, en l'espèce la Société Arcelor, invoque le moyen de l'inconstitutionnalité d'un décret. Puisque le décret transpose fidèlement la directive, il affirme ne pas pouvoir juger la constitutionnalité de la directive. Aussi cherche-t-il dans l'ordre juridique européen un principe équivalent au principe constitutionnel soulevé par le requérant. Le débat n'est plus celui de la conformité de la directive à la Constitution, mais au droit européen. Dans l'affirmative, le décret, qui colle parfaitement à la directive, est constitutionnel. Si en revanche, le juge constitutionnel éprouve un doute de la conformité de la directive à la Constitution, le juge administratif renvoie la difficulté à la Cour de Justice de l'Union Européenne en lui

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posant une question préjudicielle. Une fois la réponse donnée, le juge administratif en tire les conséquences.

Cette jurisprudence Arcelor, complexe, connaît deux limites :

• Ce mécanisme de double translation n'est possible que lorsque la directive dont le décret assure la transposition est "précise et inconditionnelle" : elle ne laisse aucune alternative possible au décret, se faisant donc bel et bien la source de son inconstitutionnalité. On effectue dans le cas contraire le contrôle classique.

• La jurisprudence Arcelor ne peut valoir pour des règles de compétence de forme. Si le requérant invoquait par exemple la violation du décret par l'article 34 de la Constitution, le Conseil d'État annulera le décret, dont l'inconstitutionnalité ne porte pas sur une question substantielle. On attendra que le législateur prenne le relai en adoptant une loi de transposition.

Le Conseil d'État nous dit que ce mécanisme de la jurisprudence Arcelor, en dépit de la double translation, est bel et bien un contrôle de constitutionnalité du décret, aux modalités particulières. L'article 88-1 est bel et bien derrière un tel contrôle, quelles que soient les modalités extravagantes de la jurisprudence Arcelor. Cette jurisprudence vaut dans le cas soumis au Conseil d'État où le contrôle n'est pas intervenu sur le fondement d'une loi. La question se posait alors de savoir si la jurisprudence Arcelor jouait lorsqu'un décret inconstitutionnel est pris en application d'une loi transposant une directive. Le Conseil d'État fut saisi de ce cas de figure de manière bien plus fréquente.

Dans un arrêt d'assemblée Société Air Algérie du 6 décembre 2012, le problème est le même : le requérant fait valoir la contrariété du décret à la Constitution. Or, contester la constitutionnalité de ce décret revient à contester celle de la loi. On le sait, le juge administratif n'est pas juge d'une telle constitutionnalité. Il s'estime donc incompétent et renvoie la question, s'il l'estime sérieuse, au Conseil constitutionnel, puisqu'il s'agit en réalité d'une QPC.

II) La supériorité à la loi

On retrouve ici l'article 55 de la Constitution, qui affirme la suprématie du traité sur la loi. Deux limites doivent cependant être signalées :

• L'article 55 ne pose pas la suprématie des traités internationaux sur la Constitution. On met à l'écart cette question.

• L'article 55 ne pose pas la suprématie de la coutume internationale sur les lois, comme l'a affirmé le juge administratif dans un arrêt du 6 juin 1997, Aquarone.

Il faut d'abord souligner que dans une décision 74-54 DC du 15 janvier 1975, le Conseil constitutionnel a affirmé qu'il n'était pas juge de la conformité des lois aux traités internationaux, en dépit de l'article 55 de la Constitution. Cela tient au fait que le juge constitutionnel n'est pas juge de la loi en général, mais de la constitutionnalité de la loi. Il effectuerait en l'occurrence un contrôle de conventionnalité. On pourrait dire qu'en raison de l'article 55, une loi inconventionnelle est par là même inconstitutionnelle. Les articles 88-1, 88-2 et 88-3, cependant, affirment la soumission de la France à ses engagements européens. Ces articles montrent que nous avons accepté l'Union européenne pour permettre un certain nombre de règles, qui lient le législateur français. Dans ces matières, le Conseil constitutionnel veille à ce que le législateur se conforme aux engagements particuliers auxquels renvoient les trois articles suscités.

Revenons-en à l'article 55 une fois ce cas particulier évoqué. Deux arguments ont été avancés par le Conseil constitutionnel à l'appui de sa position de 1975. Le premier ne tient pas :

• Le Conseil constitutionnel affirme n'avoir qu'une compétence d'attribution, donnée par la Constitution. Or, il n'est pas dit explicitement dans les articles 61 à 62 de la Constitution que cette compétence inclue le contrôle de conventionnalité. Cet argument ne tient pas : on en a conclu qu'il revient aux juges ordinaires d'effectuer ce contrôle de conventionnalité, alors qu'il était encore moins évident à la lecture de l'article 55, qui d'après le Conseil constitutionnel doit être interprété strictement, qu'une telle compétence revient

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aux juridictions administrative et judiciaire. Dans le silence des textes, il paraît plus logique que cette compétence relevât du Conseil constitutionnel.

• Le Conseil constitutionnel nous dit, dans sa décision du 15 janvier 1975, qu'il existe une différence de nature entre contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité. Le premier est absolu et définitif. Il est absolu : la Constitution s'impose à toutes les lois françaises; son champ d'application est universel. Il est aussi définitif : à l'époque, seul le mécanisme de l'article 61 existait; on ne peut adopter une loi si elle est jugée contraire à la Constitution avant sa promulgation. Or, le contrôle de conventionnalité est relatif et contingent. Relatif : à la différence du champ d'application universel de la Constitution, un traité n'a qu'un champ d'application déterminé, puisqu'il ne s'applique que pour autant que les lois concernées n'entrent dans un tel champ. Or, la loi peut être plus générale, plus étroite que le traité. Contingent également : la supériorité du traité sur la loi n'est valable que dans la mesure où le traité est appliqué par tous ses signataires. Aucun problème ne se pose si la condition de réciprocité n'est pas respectée. Dans le cas contraire, si la loi est déclarée inconstitutionnelle et que le traité n'est a posteriori plus respecté par toutes les parties, on supprime une loi qui aurait été en réalité conforme au droit international.

Le problème est donc purement pratique. Le Conseil constitutionnel, même après l'avènement de la QPC, n'est pas revenu sur sa décision de 1975.

Sous-section 3 : Le respect des normes internationales en droit administratif

L'article 55 ne pouvait rester lettre morte faute de juge veillant au respect des traités. Le juge administratif a donc accepté de faire respecter les engagements internationaux tant par les actes administratifs que par les lois.

I) Le respect des normes internationales par les actes administratifs

On est ici dans l'hypothèse — rare — d'un rapport direct entre droit international et acte administratif, souvent réglementaire. Si une loi s'interposait entre les deux, tout changerait.

Imaginons, donc, que l'acte soit directement en contact avec la norme internationale.

A) Le respect du droit originaire par l'acte administratif

Cela fait longtemps que le Conseil d'État a accepté de veiller à ce que des actes administratifs respectent les normes internationales. La solution est acquise dès la IVème République, dont la Constitution donnait "force de loi" aux conventions internationales. Un arrêt d'assemblée du 30 mai 1952, Dame Kurkwood, consacrait cette solution, maintenue sous la Vème République dans un autre arrêt du 19 avril 1991, Belgacem. Les règles internationales non écrites et les règles coutumières sont affirmées comme supérieures vis-à-vis des actes administratifs, contrairement aux lois.

B) Le respect du droit dérivé par l'acte administratif

Le droit dérivé correspond aux actes juridiques que prennent des institutions internationales créées par des traités internationaux qui leur donnent le droit d'émettre ces actes. Il faut distinguer les règlements européens d'abord, les directives ensuite.

1) Le respect des règlements européens par le droit administratif

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Ces règlements s'imposent d'emblée, on l'a vu, à compter de leur publication au Journal Officiel de l'Union européenne. Dès lors, ces règlements s'imposent à tout acte administratif français, qu'il soit réglementaire ou individuel.

2) Le respect des directives européennes par le droit administratif

Ces directives européennes, on le rappelle, se contentent de fixer des objectifs, que les États-membres atteignent par l'utilisation des moyens qu'ils souhaitent. Si l'on ne respecte pas l'objectif à atteindre, certaines procédures vont permettre de sanctionner l'État. Ceci dit, la question de l'opposabilité des directives européennes se pose dans des termes différents selon que la directive est opposée à un règlement ou un acte administratif individuel.

a) L'opposition des directives aux actes administratifs réglementaires

La directive se borne à fixer des objectifs. Il est donc évident que la directive européenne est opposable au pouvoir réglementaire français, tenu de transposer les directives lorsque cette compétence n'est pas donnée à la loi. Un règlement contraire à une directive est censurée par le Conseil d'État. On citera notamment un arrêt d'assemblée du Conseil d'État du 3 février 1989, Compagnie Alitalia.

b) L'opposabilité des directives aux actes administratifs individuels

On l'a vu, la directive fixe un objectif, qu'il revient au pouvoir réglementaire ou législatif de l'atteindre. A priori, donc, elle n'est pas opposable aux décisions individuelles prises par l'administration. Le Conseil d'État, dès lors, a commencé par évoquer l'inopposabilité des actes administratifs individuels aux directives européennes dans un arrêt du 22 janvier 1978, Ministre de l'intérieur c. Cohn-Bendit. C'est là le refus de ce que l'on appelle l'effet vertical des directives. Cette jurisprudence était néanmoins en parfaite contradiction avec ce qu'affirmait la CJUE : d'après elle, les directives sont invocables à l'encontre de décisions individuelles prises par les autorités administratives nationales, à la seule conditions que ces directives soient inconditionnelles et suffisamment précises. Cette jurisprudence de la CJUE Van Duyn du 4 décembre 1974 eut un effet quelque peu pervers : les institutions européennes se sont mises à rédiger des directives suffisamment précises et inconditionnelles. L'effet en fut désastreux : les directives européennes sont devenues très techniques, à l'instar des règlements. La transposition ne consiste plus parfois qu'en une copie des dispositions de la directive. La jurisprudence Cohn-Bendit nous a mis en conflit radical avec la jurisprudence européenne, laquelle n'excluait néanmoins pas radicalement l'invocabilité des directives à l'encontre des décisions individuelles. Cette jurisprudence admettait en effet le cas où un acte individuel contraire à la directive est pris sur le fondement d'un règlement. Il suffit de passer par le détour de l'illégalité de l'acte réglementaire servant de fondement à l'acte individuel. Parfois, un acte individuel est pris en violation des exigences d'une directive sans acte de transposition. Le Conseil d'État dit que si un tel acte a pu être pris, c'est que le système juridique a permis une telle contrariété. Le vide que constitue cette non-transposition tombe : l'acte individuel est illégal en raison du vide qui l'a rendu possible (arrêt Tête du 6 février 1998).

On s'est finalement rendu compte que la jurisprudence Cohn-Bendit n'était pas si opposée au droit européen. Un problème subsistait néanmoins : même en admettant que l'on parvienne à faire sauter l'acte individuel français en ayant fait constater qu'il n'est pas conforme aux exigences de la directive, le requérant bénéficiait de "l'invocabilité d'exclusion". Le résultat pour le requérant n'était que l'exclusion de l'acte individuel. Mais le droit européen ne veut pas simplement que l'on élimine les actes internes contraires aux droits européens. Il veut aussi que l'on prenne les mesures permettant aux individus de bénéficier de ses dispositions. Il souhaite donc l'invocabilité de substitution : à la place de la décision individuelle contraire à la directive européenne, il faut une décision nationale conforme à la directive, plutôt que sa simple annulation. On ne veut pas un vide, mais du concret. La jurisprudence Cohn-Bendit, en dépit des possibilités vues plus haut, ne permettait pas une telle invocabilité de substitution. Le Conseil d'État a fini par l'accepter dans un arrêt d'assemblée du 30 octobre 2009, Dame Perreux, fondé sur l'article 88-1 de la

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Constitution : la transposition des directives est obligatoire, et le juge national doit garantir l'effectivité des droits posés par une directive (il incombe aux autorités de transposer les directives, sinon le CE doit prendre l’initiative) . Les particuliers peuvent donc désormais demander au juge administratif le bénéfice de ce que prévoit la directive, non pas seulement sous la forme d'une invocabilité d'exclusion, mais de substitution.

II) Le respect par les lois

Dans sa décision du 15 janvier 1975, le Conseil constitutionnel a décliné sa compétence pour contrôler la conventionnalité de la loi. Si les juridictions administrative et judiciaire ne s'en étaient pas chargées, aucun moyen n'aurait existé pour contrôler une telle conventionnalité. Le Conseil d'État et la Cour de cassation ont profité un maximum, dans un premier temps, des moyens leur permettant d'éviter de se déclarer compétents.

A) Les palliatifs

Plusieurs moyens sont à la disposition du juge administratif qui souhaite minimiser, voire supprimer un tel contrôle. Il faut d'abord délimiter les champs d'application respectifs de chacune de ces normes (du traité et de la loi en cause). Si ces champs ne se retrouvent pas, leur incompatibilité et indifférente. Par un examen minutieux de ces champs d'application, le juge administratif peut décliner a compétence; le conflit est évité. Cette situation a pu jouer à plusieurs reprises. Un arrêt Majhoub du 28 juillet 1999 en est un témoin. Au titre de ces mécanismes, on trouve d'abord un effort d'interprétation des normes en présence.

1) L'interprétation des traités

Le juge dispose naturellement, au titre de ses compétences, du pouvoir d'interpréter les textes qui lui sont soumis. Cela peut lui permettre de les harmoniser, tout en retenant l'essence (pour faire disparaître les contrariétés entre les 2 normes). Cet effort d'interprétation porte ici soit sur la loi, soit sur le traité. Cependant le juge n’est pas libre d’interpréter, pendant longtemps il a refusé d’interpréter un texte.

• L'interprétation de la loi : les juges administratifs comme judiciaires peuvent interpréter sans problème la loi de manière à ce qu'elle soit compatible avec le traité.

• La seconde hypothèse, celle de l'interprétation du traité, ne peut être mise en oeuvre aussi aisément. Il faut ici souligner que le juge administratif, pendant longtemps, a refusé d'interpréter lui-même les traités internationaux, refus appuyé par deux arguments :— Le juge administratif, n'ayant pas accès aux travaux préparatoires des traités, ne pouvait parfois pas interpréter le traité de manière efficace. Ces travaux sont détenus par le ministre des affaires étrangères.— Le juge administratif ne souhaitait pas prendre le risque de mettre la France dans une situation délicate en cas de mauvaise interprétation du traité, ou du moins d'une interprétation différente de celle qui prévaut dans le reste des États-membres. Il ne lui revient pas de mener les relations internationales de la France (auto censure, et auto limitation).

Aussi le juge administratif surseoyait-il à statuer, il renvoyait le texte au ministre des affaires étrangères (car il a accès aux travaux préparatoire). On retrouve la même difficulté qu'à propos de l'examen de la condition de réciprocité (le ministre est un représentant de l’Etat, et il est defendeur dvt le CE, il peut peser dans l’issue du litige, l’Etat devient juge et parti), qui amena la CEDH à condamner la France dans l'arrêt Chevrol c. France. Nous avons donc été à nouveau condamnés par la Cour Européenne pour avoir violé l'article 6 § 1 de la CEDH sur les garanties du procès équitable, dans une décision du 24 novembre 1994, Beaumartin contre offense. En 1994, lorsque la Cour européenne sanctionne la France, le Conseil d'État s'était déjà reconnu compétent pour l'interprétation des traités dans un arrêt du CE Ass du 29 juin 1990, GISTI (depuis le juge administratif peut interpréter tout les traités, oui mais pas tous). La sanction n'a pas été évitée car malgré le changement de l'État du droit, l'affaire avait été renvoyée devant le ministre des affaires étrangères avec l'arrêt Beaumartin. Le Conseil d'État ne s'estime plus lié par l'avis du ministre des affaires étrangères.

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Tout cela n'est vrai qu'en partie. En effet, depuis l'origine, les traités communautaires, aujourd'hui les traités sur l'Union européenne, ont mis en place un dispositif spécifique d'interprétation des actes européens, qu'il s'agisse d'actes originaires ou dérivés. Ce mécanisme confie à la CJUE cette interprétation. Lorsque devant une juridiction nationale, se pose une difficulté d'interprétation d'un traité, règlement ou directive, il y a possibilité ou obligation d'un tel renvoi.

• Possibilité pour les juridictions subordonnées : un TGI, un TA, une Cour (administrative ou non) d'appel n'est pas obligé de demander son avis à la CJUE.

• Obligation pour les juridictions nationales supérieures, la Cour de cassation ou le Conseil d'État. Encore faut-il qu'il y ait une difficulté d'interprétation; il revient au juge d'en décider. Le Conseil d'État, s'il estime qu'il n'y a pas de difficulté, peut interpréter à son aise l'acte européen. Cela, en réalité, n'a aucun sens : la juridiction suprême peut très bien s'affranchir d'une telle interprétation de la CJUE si elle n'en a pas envie. Pendant longtemps, le Conseil d'État s'est rangé à cette considération. Il utilisait la "théorie de l'acte clair", même lorsqu'elle n'avait pas lieu de jouer. La jurisprudence Cohn-Bendit est l'exemple parfait de ce refus. Cela n'est pas très compatible avec nos engagements; aujourd'hui, le Conseil d'État joue parfaitement le jeu de la coopération avec la CJUE. En revanche, lorsqu'une réponse a déjà été donnée aux juridictions d'un autre État-membre, il préfère en tirer les conclusions plutôt que de renvoyer la même question à la Cour de Justice.

2) L'utilisation des principes de règlement des conflits de lois dans le temps

Parfois, il n'est pas possible de résoudre, par un simple effort d'interprétation, le conflit, la contrariété constatés entre la norme nationale et la norme internationale. Dans ce cas, le juge peut recourir aux mécanismes de règlement des conflits de lois dans le temps : le juge utilise un subterfuge. Il considère que le traité n'a que valeur de loi. Il prend alors en compte la plus récente. Dans ce cas, un certain nombre de cas de figure peuvent se produire :

• Un traité a été pris postérieurement à la loi. Lex posterior derogat priori : les lois postérieures l'emportent sur les lois antérieures. En utilisant ce mécanisme, le Conseil d'État n'affirme pas la supériorité du traité sur la loi, il l’emporte sur la loi car il est postérieur à la loi.

• Cette technique est plus subtile dans l'hypothèse inverse. Même si l'on rabaisse fictivement le traité au rang de loi, l'application de la loi précédente impliquerait que la loi s'imposerait au traité, en violation de l'article 55 de la Constitution (on pose une hiérarchie entre les traités et la loi donc les traités l’emportent). Aussi le juge regarde-t-il le champ d'application de chacun des deux textes. Generalia specialibus non derogant : les lois générales de l'emportent pas sur les lois spéciales. Si le traité a un champ d'application plus réduit que celui de la loi, il l'emporte sur elle, qu'il y soit antérieur ou postérieur.

Évidemment, lorque l'on se trouve dans la situation inverse, avec une loi postérieure au traité, aucun autre mécanisme ne permet au Conseil d'État de s'échapper du conflit de normes. On utilise alors l'article 55 de la Constitution.

B) La sanction de la hiérarchie

Dans notre système juridique, nous avons un fort attachement à l'idée rousseauiste selon laquelle la loi exprime la volonté générale. Les juges se considèrent comme garants de son respect : ils en sont les "serviteurs" (ils ne sont pas là pour remettre en cause la loi). Or, veiller sur le respect de la loi n'est pas juger la loi. Saisi d'un recours contre un acte administratif, le Conseil d'État n'a accepté que très tardivement d'examiner la conventionnalité de l'acte. Il y eut alors un revirement de jurisprudence fondamental.

1) Le refus initial de sanctionner la hiérarchie de l’article 55

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Ici, un grand arrêt du droit administratif de section du 1er mars 1968, Syndicat général des fabricants de semoule de France p 149, affirme l'incompétence du juge administratif pour sanctionner la supériorité du traité sur les lois (il n’est pas le juge de la conventionalité de la loi). Il ne peut écarter la loi. Il s'agissait en espèce d'un règlement européen. Deux arguments venaient à l'appui de cette position :

• Le respect de la supériorité des conventions internationales sur la loi n'intéresse pas sa compétence. Le juge administratif est juge du respect de la loi, non de la loi elle-même. C'est là une pleine affirmation de la théorie de la loi-écran.

• L'article 55 de la Constitution pose la supériorité des traités sur la loi. Dès lors, une loi contraire à un traité serait inconstitutionnelle (car contraire à un article de la constitution). Or, le juge administratif n'est pas juge de la constitutionnalité des lois. on ne connaissait alors pas encore le refus du Conseil constitutionnel de contrôler le respect des traités par la loi. Le Conseil d'État continua cependant de bouder une telle compétence. Le second argument a néanmoins disparu; mais le premier, amplement suffisant, est resté, notamment dans un arrêt d'assemblée du 22 octobre 1979, Union démocratique du travail p 384.

La position du Conseil d'État contraste singulièrement avec celle de la Cour de cassation. Celle-ci a considéré que le refus du Conseil constitutionnel d'effectuer le contrôle de conventionalité impliquait qu'il revenait aux juridictions suprêmes de s'en charger, dans un arrêt Société des cafés Jacques Vabre du 24 mai 1975 (en 1988 le CC dit que quand je juge une élection je juge comme le juge administratif, donc le CE doit aussi écarter la loi française quand elle est contrait à un traité) . Dans un arrêt de la Cour de Justice des Communautés Européennes, 9 mars 1978, Société anonyme Siemmenthal, celle-ci a affirmé que les juges nationaux devaient appliquer intégralement le droit communautaire, en laissant au besoin inappliquées toutes dispositions législatives nationales lorsqu'elles lui sont contraires et empêchent son application (que celles ci soient antérieurs ou postérieurs à la règle communautaire). Le Conseil constitutionnel a lui participé à ce mouvement, dans le cadre de sa mission de juge électoral, qui s'apparente fortement à la mission de contrôle administratif du juge administratif. Dans cette activité très similaire à celle du juge, le Conseil constitutionnel a rendu une décision du 21 octobre 1988, Conseil législatif du Val d'Oise dans laquelle il a affirmé sa compétence pour écarter l'application de la loi contraire à un traité.

2) Le revirement de jurisprudence

Ce revirement fut opéré par l'arrêt d'assemblée Nicolo du 20 octobre 1989 p 190 (ce revirement est implicite). Cet arrêt consacre enfin la possibilité pour le juge administratif d'écarter la loi française contraire à la norme internationale. Cet arrêt est discret à plusieurs titres, malgré le bordel qu'il a pu susciter. Dans les visas de l'arrêt, le Conseil d'État se réfère à l'article 55 en opérant le contrôle de conventionalité de la loi française, sans pour autant affirmer explicitement sa compétence. Un arrêt postérieur du 5 janvier 2005, Deprez et Baillard p 1, nous dit qu'en réalité, l'article 55 ne pose pas la supériorité des traités sur les lois. Ce n'est pas un problème de hiérarchie, ni de constitutionnalité de la loi. L'article 55 pose une règle de conflits de normes particulière : lorsqu'il existe un conflit entre loi et traité, le traité doit l'emporter et la loi, s'incliner (le CE fait éco à la décision du CC en 1975). Ce faisant, le Conseil d'État confirme ce qu'avait laissé entendre le Conseil constitutionnel en 1975. Néanmoins, il n'y eut pas réaffirmation postérieure de cette théorie. On pense plutôt aujourd'hui que l'article 55 se contente de poser la supériorité des normes internationales sur la loi. Le juge n'attend pas que la loi soit conforme au traité international. Elle doit être compatible : le contrôle de conventionalité n'est pas scrupuleux. La loi doit seulement n'être pas radicalement contraire au traité. On retrouve toujours ici cette idée selon laquelle, pour le juge, la loi est l'expression de la volonté générale. Ce revirement de l'arrêt Nicolo a une portée particulière, dont il faut préciser les conséquences.

a) La portée du revirement

Dans l'affaire Nicolo, le revirement se produit à propos de dispositions du droit communautaire originaire. On aurait donc pu penser que le revirement se contentait de concerner les traités originaires créant les institutions européennes. Il n'en est rien : tout traité international, conforme ou non au droit

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européen, doit supplanter la loi. Cela profite également, par exemple, à la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme, droit européen particulier. Ce revirement, par ailleurs, fut aussi étendu aux actes dérivés : règlements, directives... Échappent en revanche à ce revirement la coutume internationale qui, d'après un arrêt Aquarone du 6 juin 1997, ne rentre pas dans le champ d'application de l'article 55. Cette coutume et sa substance sont en effet très critiquées. La solution est identique quant aux principes de droit international, ainsi que le prévoit un arrêt France Terre d'Asile du 27 septembre 1985.

Les textes internationaux contiennent un certain nombre de droits et libertés fondamentaux équivalents à ceux que l'on trouve dans notre bloc de constitutionnalité. Aussi le juge administratif, à partir de 1989, peut-il écarter les lois françaises pour un certain nombre de motifs. Il va en effet trouver ces exigences et ces principes dans la Convention Européenne des Droits de l'Homme. Par le biais des traités internationaux, il effectue un contrôle de conventionalité à la substance similaire, voire identique à un contrôle de constitutionnalité. Il vaut d'ailleurs mieux passer par la jurisprudence Nicolo, rapide, que par la QPC, bien plus lente.

b) Les conséquences du revirement

Lorsqu'une loi a été adoptée et appelle des mesures réglementaires d'application, le gouvernement doit prendre ces mesures. Il ne peut s'y refuser. Or, le gouvernement doit refuser de prendre de telles mesures lorsque la loi est contraire à une convention internationale. C'est là la question symbolique d'engagement de la responsabilité de l'État français en cas de violation du droit international. Il ne peut en être question que dans un cas : lorsque cette violation a porté préjudice à un individu. Cette personne va vouloir obtenir réparation de son préjudice et attaquer l'État. Or, la chose est officiellement différente selon que l'acte à l'origine de la violation d'une norme internationale est réglementaire ou législatif.

• Lorsqu'il s'agit d'un acte réglementaire, l'engagement de la responsabilité étatique se fait sur le fondement de la faute ainsi commise. Violer le droit international, c'est, pour le pouvoir réglementaire, commettre une faute qui exige réparation. Il y a donc responsabilité pour faute de l'État.

• En revanche, un dogme ancien, rousseauiste, est celui de l'infaillibilité du législateur : la loi, expression de la volonté générale, ne peut mal faire. Lorsqu'il s'agit d'un acte législatif, donc, le Conseil d'État est très mal à l'aise. Il ne lui appartient pas de condamner le législateur, faute de légitimité suffisante. Dans ce cas de figure, le Conseil d'État parle de responsabilité sans faute : la responsabilité de l'État est engagée, mais aucune faute n'est caractérisée. On en a une illustration dans un arrêt CE d'assemblée du 8 février 2007, Gardedieu p 78 (la loi incoventionnelle engage la responsabilité de l’Etat mais sans faute le législateur ne peut commetre une faute). Officiellement c’est une responsabilité sans faute mais évidemment qu’il y a eu faute de la part du législateur. La victime obtient la réparation dans les 2 cas. CJCE 19 nov arrêt Frankowitch (a voir)

Seul, donc, le fondement est différent. Les effets sont identiques selon qu'il s'agit d'une loi ou d'un règlement. Ce débat est quelque peu théorique; mais il démontre la traditionnelle retenue du Conseil d'État vis-à-vis du législateur, qui refuse de se poser en dénonciateur de la loi. La Cour de Justice de l'Union Européenne souhaite seulement que la victime de la violation du droit international soit indemnisée; la responsabilité sans faute est donc une solution satisfaisante.

Chapitre 2 : Les sources affaiblies

La loi, le règlement et la jurisprudence voient leur impact sur le droit administratif affaibli. On accorde notamment moins d'autorité à la loi. Ces sources du droit sont dévalorisées.

Section 1 : Les normes légales et réglementaires

"La loi est l'expression de la volonté générale" : Rousseau l'a dit, et les constituants l'ont mis sur papier dans l'article 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. La loi a néanmoins perdu de son caractère sacré, en raison de toute une série d'évolutions. D'abord, sous la Vème République, et à partir du

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16 juillet 1971, avec le contrôle a priori de constitutionnalité de la loi, puis avec les décisions de 1975 et 1989 des juridictions suprêmes notamment. Enfin, avec la QPC, contrôle de constitutionnalité a posteriori. Le juge administratif, depuis le XIXème siècle, se livre à un contrôle de légalité des actes réglementaires, qu'ils relèvent du pouvoir exécutif ou des autorités décentralisées. Le règlement, quant à lui, n'est pas soumis qu'à la loi, mais aussi aux traités internationaux et à la Constitution et, enfin, aux principes généraux du droit, normes posées par le juge. Contrôle lourd, donc, sur les actes administratifs, et faible prestige de la loi. Les règlements et les lois perdent également de leur prestige par leur prolifération. L'inflation normative est sans fin; on estime qu'environ 7.500 lois sont en vigueur, ainsi que 90.000 règlements. Ce sont des estimations; on ne sait même pas le nombre de lois et règlements en vigueur en France. Quant aux circulaires, il en paraît 10.000 à 15.000 par an. Les textes, par ailleurs, sont de plus en plus longs car de plus en plus techniques. Certains sont inintelligibles, y compris pour les spécialistes. Or, un texte technique, de surcroît, subit une rapide obsolescence. Il arrive que l'on modifie des codes avant même de les avoir adoptés, voire que l'on abroge des règlements sans qu'ils soient jamais entré en vigueur. Cela est évidemment contraire à la sécurité juridique des individus. Le droit est supposé porter à la connaissance de l'individu ce qui va découler de ses dispositions; or, la règle de droit est à la fois technique et volatile.

Sous-section 1 : Les domaines relatifs de la loi et du règlement

Avant 1958, le législateur bénéficie, en théorie, d'une compétence illimitée. Il peut donc traiter de n'importe quelle question et légiférer à son propos. Cette compétence avait eu pour effet paradoxal qu'en réalité, à force de pouvoir tout faire, le législateur, qui se focalisait sur des matières insignifiantes, fut amené à laisser s'accroître la législation déléguée. Aujourd'hui, le règlement est le principe et la loi, l'exception.

I) Le régime normal de répartition des compétences

Ce régime normal repose sur une délimitation des domaines ainsi que l'instauration d'un certain nombre de mécanismes de garantie de cette délimitation.

A) La délimitation des domaines

Les articles 34 et 37 alinéa 1er de la Constitution sont ici visés. Ils sont profondément originaux dans la mesure où dans la première fois en France, ils assignent un domaine précis de compétence au législateur et attribuent le reste au pouvoir réglementaire. Ce schéma théorique semble favorable au pouvoir réglementaire; il est cependant loin de refléter la réalité.

1) Le schéma théorique

Autrefois, avant 1958, la loi se définissait de manière formelle, par des éléments formels. Elle était l'acte voté par le Parlement respectant la procédure prévue par la Constitution. On n'avait aucune considération pour le domaine de la loi. Or, la Vème République ajoute à l'élément formel de la loi un élément matériel, qui détermine son champ d'application. Dans la DDHC de 1789, sont consacrées la liberté individuelle et la liberté d'expression; mais il est prévu que le législateur puisse en définir les limites. Dans le Préambule de 1946, par ailleurs, un alinéa prévoit que "Le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent". Le droit de grève constitutionnalisé, il est prévu qu'il ne s'exercera que dans le respect des lois par lesquelles il est encadré. Il peut, à cette liberté constitutionnelle, relative, être dérogé par la loi.

L'article 34 de la Constitution énumère, en une série d'alinéas, les matières dans lesquelles le pouvoir législatif est compétent. On trouve deux groupes d'alinéas dans l'article 34 :

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• Le législateur peut fixer les règles dans certaines matières (les droits civiques, les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques, l'état et la capacité des personnes, la détermination des crimes et délits...).

• Le législateur détermine les principes fondamentaux. Cela vaut pour la libre administration des collectivités locales, le régime de la propriété, des droits réels et des obligations civiles et commerciales, l'enseignement...

Cela semble indiquer que le législateur peut tantôt entrer dans le détail, tantôt rester sur la surface des choses.

Lorsqu'on regarde l'article 37 alinéa 1er, on constate qu'il est particulièrement court : "toutes les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi". Le législateur n'a qu'une compétence d'attribution.

C'est le domaine réglementaire qui est le domaine de principe lorsqu'on lit successivement les articles 34 et 37. La compétence d'attribution, soustraite à la compétence de principe, est quant à elle précise. Concrètement, on trouve dans le domaine réglementaire la structure de l'administration étatique : les procédures juridictionnelles, civiles et administratives, la restriction des atteintes au domaine public...

Il existe des domaines dans lesquels le législateur n'est pas compétent pour intervenir. Certains actes réglementaires ne sont donc assujettis à aucune loi. C'est pourquoi l'on parle de pouvoir réglementaire autonome. Autonomie, néanmoins, qui ne saurait signifier "arbitraire", puisque le règlement est toujours chapeauté par les normes suprêmes. Le gouvernement dispose également d'un pouvoir réglementaire évoqué à l'article 21 de la Constitution, dans lequel il est dit que le gouvernement prend les mesures d'exécution des lois. Il s'agit d'un autre pouvoir réglementaire, strictement assujetti à la loi : c'est le pouvoir réglementaire d'exécution des lois. Cette compétence n'est pas négligeable. Ce pouvoir réglementaire d'exécution des lois n'est pas libre : il doit être respectueux des lois. Par ailleurs, lorsqu'une loi a besoin d'une mesure réglementaire d'exécution, tant que ladite mesure n'est pas prise, la loi n'est pas publiée, donc pas appliquée. Le gouvernement est donc contraint de prendre ce type de mesures. C'est là une obligation cantonnée à un "délai raisonnable". Le gouvernement fait en général des efforts pour adopter ces règlements dans un délai acceptable; mais certaines lois restent lettre morte pendant des années à cause de l'inertie du gouvernement. Le Conseil d'État peut enjoindre le premier ministre de prendre les mesures d'exécution en question en cas de recours formé contre son inaction. Il est également possible d'après un arrêt Veuve Renard du 27 novembre 1964, de former devant le juge administratif une action en responsabilité dirigée contre l'État, en raison d'un préjudice subi par le retard de la prise de mesures réglementaires d'exécution des lois.

2) La pratique

On constate un net écart entre la théorie et la pratique. On constate finalement un retour à la tradition constitutionnelle française, donc à une compétence très large du pouvoir législatif et une compétence modeste du pouvoir réglementaire. On trouve à cela plusieurs raisons. L'article 34 comprend une liste très longue de compétences (réparties entre treize alinéas) qui couvrent les principales matières de l'intervention de l'État, ainsi que les matières les plus sensibles : libertés publiques, individuelles, principales obligations de la vie en société... Tout ce qui a trait aux impôts, à la défense nationale, aux crimes et délits, relève de la compétence du législateur. Les élections parlementaires, l'organisation des juridictions, la libre administration des collectivités locales, relèvent du législateur. Ce sont des questions institutionnelles fondamentales. On trouve en plus à la fin de l'article 34 d'autres attributions de compétence au législateur : vote des lois de finance, de financement de la sécurité sociale, de programmation qui engagent sur plusieurs années l'action de l'État... On se rend compte, tout ceci mis bout à bout, que la compétence d'attribution du législateur est très étendue, tant quantitativement que qualitativement. Le pouvoir réglementaire autonome est en conséquence très résiduel. On y trouve l'organisation de l'administration d'État, la procédure civile, la procédure administrative contentieuse... À la lecture-même des articles 34 et 37, on se rend compte que la compétence d'attribution du législateur est extrêmement vaste.

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Conseil constitutionnel et Conseil d'État ont retenu une interprétation extensive de l'article 34. Les garanties fondamentales accordées au citoyen pour l'exercice des libertés publiques, formule très vague, connaît une interprétation particulièrement large. Le Conseil constitutionnel ne distingue pas entre les matières dans lesquelles le législateur fixe les règles et celles dans lesquelles il fixe les droits fondamentaux. Le législateur a lui-même retenu une conception très élargie de l'article 34. Il n'hésite pas, à l'occasion, à intervenir dans des matières relevant de l'article 37, donc du pouvoir réglementaire autonome. Il ne peut le faire que dans le cas d'un agrément tacite, voire d'un accord du gouvernement. Le gouvernement préfère en effet parfois, dans un but politique, laisser le législateur endosser la responsabilité politique d'une réforme. Cette interprétation souple des articles 34 et 37 n'est possible que parce que les mécanismes de sanction de cette délimitation est quasiment inopérante.

B) La sanction de la délimitation

La Constitution de 1958 pose des mécanismes permettant de garantir les sphères respectives de compétence de chacun des domaines.

1) La protection du domaine réglementaire

Dans la mesure où l'on renverse le principe antérieur traditionnel de compétence illimitée du législateur, il vaut mieux protéger le pouvoir réglementaire par le biais de mécanismes efficaces. Ces mécanismes jouent néanmoins mal leur rôle.• Le premier mécanisme, de l'article 41 de la Constitution, joue en amont : le gouvernement ou le président de l'assemblée intéressée peut intervenir pour faire protéger le domaine réglementaire autonome en soulevant une exception d'irrecevabilité. Ce peut être fait à l'encontre d'une proposition de loi ou d'un amendement émanant d'un parlementaire. L'exception d'irrecevabilité va être discutée; si l'un ou l'autre persiste dans sa volonté d'intervenir dans la matière dont il est question, l'autre peut intervenir pour que le Conseil constitutionnel tranche le différend.

• Le deuxième mécanisme, de l'article 37 alinéa 2 de la Constitution, prévoit deux procédures pour "délégaliser" une loi déjà votée et promulguée. On n'est donc plus en amont, mais en aval de la procédure. Le gouvernement se dit que cette disposition législative est intervenue dans le domaine réglementaire autonome et souhaite intervenir dans le domaine en question.— Si la loi en cause est postérieure à 1958, le gouvernement peut saisir de la difficulté le Conseil constitutionnel. Si celui-ci est d'accord avec l'opinion du gouvernement, il va affirmer que celui-ci peut modifier la loi par décret.— Si la loi est antérieure à 1958, le gouvernement se contente de faire passer la modification de la loi par décret pris après avis du Conseil d'État.

• Un troisième mécanisme pourrait prévoir que le Conseil constitutionnel peut constater que la loi qui lui est soumise intervient dans le domaine réglementaire autonome et la déclarer inconstitutionnelle car prise en violation de l'article 37 alinéa 2 de la Constitution. L'état du droit aboutit aujourd'hui à une réponse négative, après néanmoins une période de légère hésitation du Conseil constitutionnel, notamment dans une décision n°82-143 DC du 30 juillet 1982. Il affirme qu'il ne peut utiliser cet article pour contrôler la constitutionnalité de la loi. Si elle peut sembler choquante à certains égards, cette position se comprend. Le gouvernement dispose déjà de deux mécanismes pour faire valoir l'empiétement de son domaine par le législateur, en amont et en aval. Récemment, le Conseil constitutionnel a réitéré sa position dans une décision n°2012-649 DC du 15 mars 2012. Il y eut certaines hésitations entre ces deux décisions. En effet, dans une décision n°2005-512 DC du 21 avril 2005, le Conseil constitutionnel avait affirmé qu'il ne déclarerait pas l'inconstitutionnalité de la loi sur le fondement de l'article 37, mais se contenterait de la replacer dans le domaine réglementaire, offrant au gouvernement la possibilité de la modifier pour l'avenir. Depuis 2012, le Conseil constitutionnel ne procède plus à cette délégalisation.

le pouvoir réglementaire autonome est mal garanti; le législateur peut souvent déborder à sa guise de sa compétence.

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2) La protection du domaine législatif

On a ici l'impression inverse de celle du domaine réglementaire. Le juge administratif, le plus souvent le Conseil d'État, va veiller à ce que le pouvoir réglementaire n'empiète pas sur le pouvoir législatif. Si un décret est soumis au Conseil d'État, le requérant peut soulever cet empiétement. Le pouvoir réglementaire qui déborde sur le pouvoir législatif verra son acte annulé pour incompétence. Ce pouvoir, supposé avoir la compétence de principe, ne peut absolument pas empiéter sur les plates bandes du législateur, alors que l'inverse se produit souvent. Bref, le mécanisme théorique de la compétence d'attribution du législateur n'est pas du tout vérifié dans la pratique. La compétence législative demeure extrêmement large.

II) Les régimes exceptionnels

On écarte d'emblée deux régimes exceptionnels car trop résiduels :

• L'article 92 de la Constitution, aujourd'hui abrogé, permettait au gouvernement, dans les premières semaines de la Constitution de 1958, de prendre par ordonnances ayant valeur de loi des mesures permettant le fonctionnement rapide des institutions à la suite du changement de régime. Certaines d'entre elles sont encore aujourd'hui en vigueur.

• Depuis 2003 figure dans notre constitution un article 74-1 qui permet au gouvernement de prendre par ordonnance des mesures permettant d'étendre outre-mer des dispositions législatives en vigueur en métropole.

A) Les ordonnances de l'article 38 de la Constitution

L'article 38 alinéa 1er permet au gouvernement de demander au Parlement l'autorisation de prendre par ordonnance, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi. Ces ordonnances offrent la possibilité au gouvernement d'intervenir sur autorisation du Parlement; le gouvernement, pour autant, n'exerce pas le pouvoir législatif. Les mesures qu'il prend sont des ordonnances.

1) L'habilitation du gouvernement

L'initiative de recourir à l'article 38 appartient au gouvernement. Le Parlement ne peut y procéder spontanément, ce qui répond aux excès de la IVème République. Le gouvernement ne peut demander cette compétence que pour exécuter son programme : il doit expliquer pourquoi il sollicite une telle habilitation. Le Conseil d'État, dans un arrêt Schmitt du 5 mai 2006 a opéré une précision qui n'allait pas de soi, affirmant que l'habilitation du Parlement donnée à un gouvernement n'était pas intuitu personae. Si le gouvernement tombe avant la fin de l'habilitation donnée, le suivant peut reprendre l'habilitation de son prédécesseur. Cela est curieux, puisque la délégation de pouvoir est opérée dans le cadre du programme du gouvernement.

Dans les matières pour lesquelles le gouvernement a demandé l'habilitation, le législateur ne peut intervenir tant que cette habilitation court. Une telle intervention serait censurée par le Conseil constitutionnel. La loi d'habilitation est bel et bien une loi; elle peut donc être soumise au Conseil constitutionnel. Celui-ci a précisé, dans une décision du 21 juillet 2005, que la loi d'habilitation doit être prise dans le strict respect de la Constitution. La loi d'habilitation doit également être précise : le gouvernement est habilité à intervenir dans le cadre de missions bien déterminées.

L'habilitation est donnée pour une période déterminée (six mois, un an...). À l'expiration de l'habilitation, le gouvernement perd sa compétence pour intervenir dans les matières législatives en question.

Les ordonnances ont un statut juridique très fort au sein du gouvernement : elles émanent du président de la République après délibération du Conseil des ministres et avis du Conseil d'État. Il faut ajouter que ces ordonnances font l'objet d'un régime juridique particulier : entrant en vigueur dès qu'elles sont signées par le

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président de la République, elles peuvent devenir caduques si un projet de loi de ratification n'est pas déposé devant le Parlement avant une date fixée par la loi d'habilitation.

On compte donc dans le délai d'habilitation un premier délai (six mois, un an...) durant lequel le gouvernement est habilité à prendre l'ordonnance. Puis s'écoule un second délai (un an et demi deux ans...) durant lequel le gouvernement devra avoir posé le projet de loi de ratification de l'ordonnance sur le bureau de l'Assemblée. Si l'on néglige de le faire, l'ordonnance entrée en vigueur disparaît, car frappée de caducité. Le simple fait d'avoir déposé le projet de loi suffit néanmoins à faire que le projet de loi ne disparaît pas.

2) La nature juridique des ordonnances

Il faut distinguer deux cas : ordonnances non ratifiées, ordonnances ratifiées.

a) L'ordonnance non ratifiée

C'est là le passage obligatoire. Signée par le président de la République, l'ordonnance n'est pas encore de valeur législative : elle est un acte administratif réglementaire, signé par une autorité administrative qu'est le président. Cet acte administratif, comme tout autre acte de cette nature, peut faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d'État (CE 19 octobre 1962, Canal, Robin et Godot). On ne peut prétendre que l'ordonnance est illégale car intervenue dans le domaine législatif. Il faut néanmoins vérifier que le gouvernement ne soit pas sorti du champ d'habilitation. L'ordonnance est par ailleurs un acte réglementaire susceptible d'être contesté car contraire à la Constitution, à une norme internationale ou à un principe général du droit (CE 30 juin 2003, Kammardine). Un troisième élément de contrôle peut être mis en avant à la demande du requérant. Le gouvernement pourrait avoir envie de prolonger l'habilitation dont il dispose en adoptant formellement une ordonnance dans laquelle il ne met rien d'autre que des mesures d'habilitation réglementaire. Cela lui permet de prendre par la suite des décrets d'application pour une durée illimitée. Le Conseil d'État censure ce phénomène, le gouvernement n'utilisant pas pleinement l'habilitation qui lui est donnée (Kammardine, précité).

On trouve en principe, dans cette ordonnance, des dispositions réglementaires intervenues dans le domaine législatif. Si cette ordonnance venait à ne pas être ratifiée, bien qu'elle ait une nature réglementaire, le gouvernement ne pourra plus la modifier au-delà de la période d'habilitation. À compter de la fin de l'habilitation, en effet, le législateur a récupéré sa compétence et peut modifier l'ordonnance, même si elle demeure réglementaire.

b) L'ordonnance ratifiée

L'ordonnance ratifiée après que le gouvernement ait déposé un projet de loi de ratification, elle est adoptée par le Parlement. Sa valeur est alors rétroactivement législative. Depuis une révision constitutionnelle de 2008, la ratification des ordonnances doit être explicite. Le législateur ne peut plus se contenter de modifier l'ordonnance, par exemple, pour manifester son intention. Cette ratification est opérée par une loi. La loi de ratification peut-être soumise au Conseil constitutionnel, qui sera inconstitutionnelle si elle ratifie une ordonnance qui elle-même est contraire à la Constitution. Une fois ratifiée, l'ordonnance n'est plus susceptible de recours devant le juge administratif. À compter du jour où la loi de ratification est intervenue, l'ordonnance ne peut plus faire l'objet d'un recours devant le Conseil d'État. Aujourd'hui, on peut néanmoins imaginer que le Conseil d'État soit saisi de la contestation d'une ordonnance ayant servi de fondement à cette décision individuelle, ordonnance qui a été ratifiée. Depuis 2010, la QPC est en effet possible. L'ordonnance ratifiée acquiert globalement valeur de loi, y compris pour les dispositions intervenues dans le domaine réglementaire autonome.

B) L'article 16 de la Constitution

Cet article implique que le président de la République puisse prendre des mesures exigées par des circonstances graves interrompant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Pour ce faire, on va donner au président de la République des moyens exceptionnels, concentrant dans ses mains les domaines normalement

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dévolus au législateur et au pouvoir réglementaire. L'atteinte à la séparation des pouvoirs est évidente. La procédure de mise en oeuvre de l'article 16 est donc particulièrement lourde. Le président de la République, avant sa mise en oeuvre, doit consulter les plus hautes autorités de l'État (assemblées, Conseil constitutionnel...), s'adresser à la nation pour l'informer de la mise en oeuvre de cet article. L'Assemblée nationale ne peut être dissoute. Pour chacune des mesures que le président de la République souhaite prendre dans le cadre de la mise en oeuvre l'article 16, il doit par ailleurs consulter le Conseil constitutionnel. De fait, cette mise en oeuvre n'eut lieu qu'une seule fois, à partir du 23 avril 1961 et pour quelques semaines. Le Conseil d'État fut saisi d'un recours à cette occasion, précisant le régime juridique de l'article en cause dans un arrêt Rubin de Servens du 2 mars 1962 : la décision de mise en oeuvre de l'article 16 est un acte de gouvernement, soustrait à tout contrôle juridictionnel. Le Conseil d'État a précisé que la matière dans laquelle intervient la mesure en cause permet de déterminer le régime juridique de la décision. Si la mesure prise par le président de la République relèverait en temps normal du pouvoir réglementaire, il s'agit d'un acte ordinaire susceptible d'un recours pour excès de pouvoir. Si elle est prise dans le domaine législatif, elle n'est pas susceptible de recours.

Sous-section 2 : L'autorité respective de la loi et du règlement

Dans une vision intuitive, l'autorité d'une norme dépend de l'organe qui l'édicte et de sa place dans la hiérarchie des autorités. L'acte législatif a plus d'autorité que les actes réglementaires. Cette autorité d'un acte ne s'apprécie pas seulement quant à son émetteur, mais aussi à l'aune des voies ouvertes pour le contester. Un acte dont on peut assez aisément contester la qualité et dont on peut obtenir l'annulation jouit d'une autorité médiocre. De ce point de vue, la loi et le règlement, parce qu'ils sont aisément contestables par certaines autorités, voient leur autorité considérablement affaiblie — autorité entendue surtout dans le sens de prestige.

I) La loi

La loi, par rapport au règlement, dispose d'une autorité supérieure, quelque soit le fondement de ces actes réglementaires. Cette autorité supérieure de la loi sur le règlement se manifeste aussi pour les actes réglementaires autonomes. Bien des hypothèses existent dans lesquelles le législateur empiète sur ce pouvoir réglementaire. La seule possibilité pour le gouvernement dans ce cas de figure, on l'a vu, est de faire délégaliser la loi en cause. La loi est quant à elle subordonnée au respect des normes internationales et de la Constitution.

On sait qu'il existe deux mécanismes aujourd'hui pour faire contester la constitutionnalité d'une loi :• Le contrôle a priori (article 61 alinéa 2);• Le contrôle a posteriori (article 61-1).

La contestation de la conventionnalité des lois est un autre mécanisme, qu'il s'agisse des conventions internationales classiques ou du droit européen. Depuis l'arrêt Nicolo du 20 octobre 1989, le juge administratif procède au contrôle de conventionnalité des lois. La loi ne disparaît pas pour autant de l'ordonnancement juridique; elle est simplement écartée dans le cadre du litige dont est saisi le juge administratif.

La promulgation est un acte très symbolique, qui confère à la loi son autorité. Opérée par le chef de l'État, elle a deux effets (CE 8 février 1974, Commune de Montory) :• Attester de l'existence de la loi;• Donner l'ordre à toutes les autorités publiques de l'observer et de la faire observer.

II) Le règlement

Le règlement est un acte administratif unilatéral à portée générale et impersonnelle. Dire qu'un acte est unilatéral revient à affirmer qu'il modifie l'ordonnancement juridique, du moins qu'il y pénètre dès son entrée en vigueur, pour s'imposer à toute personne susceptible d'être son destinataire, sans qu'elle ait son mot à dire à propos de ses dispositions. Cet acte réglementaire pose une norme générale et impersonnelle, qui vaut pour elle-même, indépendamment de savoir qui, plus précisément, devra la respecter. Dès lors, son champ d'application est défini abstraitement, sur le fondement d'une qualité globale. Par sa généralité, l'acte réglementaire ressemble à la loi.

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A) Les titulaires du pouvoir réglementaire

Ces titulaires sont nombreux et de type très varié. Certains le sont pas la loi, d'autres par la Constitution, d'aucuns par la jurisprudence. Certains ont une compétence à l'échelle nationale, d'autre voient la leur cantonnée à une fraction du territoire plus ou moins étendue. Certains interviennent en tant qu'autorités étatiques, d'autres en tant qu'autorités décentralisées. On trouve même des personnes privées, sous certaines conditions, qui peuvent exercer un tel pouvoir.

1) Le président de la République et le Premier ministre

On trouve dans la Constitution des enseignements portant sur la répartition du pouvoir réglementaire général. L'une de ces autorités bénéficie d'un pouvoir de police.

a) Le pouvoir réglementaire général

Il faut ici avoir à l'esprit l'article 21 de la Constitution. Son alinéa 1er prévoit que "le Premier ministre exerce le pouvoir réglementaire sous réserve des dispositions de l'article 13", lequel prévoit que "le président de la République signe les décrets et ordonnances délibérés en Conseil des ministres". Le Premier ministre, donc, dispose du pouvoir réglementaire de principe, et le président de la République d'une compétence d'attribution. Un décret délibéré en Conseil des ministres doit être correctement défini, puisqu'en dépend la répartition du pouvoir réglementaire entre président et Premier ministre. La délibération en Conseil des ministres doit-elle imposée ? Prend-on en compte les décrets spontanément délibérés en Conseil des ministres ? Peu de textes prévoient obligatoirement le passage en Conseil des ministres d'un texte réglementaire.

Initialement, le Conseil d'État avait retenu l'interprétation large : le décret délibéré en Conseil des ministres est pris en considération, que soit ou non imposée une telle délibération (CE 24 novembre 1976, Syndical national du personnel de l'énergie atomique CFDT) Dans un arrêt CE 10 octobre 1987, Syndicat autonome des enseignants de médecine, marqué par la période de cohabitation, le Conseil d'État retourne à une interprétation stricte des dispositions constitutionnelles : le Premier ministre ayant une compétence de principe, le président ne saurait prendre d'autres règlements que ceux dont la délibération est imposée en Conseil des ministres. Le Conseil d'État revint sur sa position initiale dans un arrêt d'assemblée Meyet du 10 septembre 1992, et n'en a plus changé depuis. En période de fait majoritaire, président de la République et Premier ministre s'entendent bien; le président peut donc signer le décret délibéré en Conseil des ministres sans que cela pose le moindre problème. Mais le Premier ministre, lorsqu'il abandonne une fois sa compétence au président de la République, l'abandonne définitivement : un décret pris par le président de la République ne pourra être modifié que par un décret de la même nature, en vertu du parallélisme des compétences (CE 27 avril 1994, Allamigeon). Le président peut néanmoins rendre de manière explicite sa compétence au Premier ministre, par un acte qui permet que tel décret pris par lui soit modifiable par le Premier ministre (CE 9 septembre 1996, Ministre de la défense c. Collas). On peut néanmoins imaginer que le domaine de compétence du président de la République en matière réglementaire soit en voie constante d'élargissement. Le président de la République signe souvent des décrets qui ne sont pas délibérés en Conseil des ministres, par négligence des dispositions de l'article 13. Ce décret devrait donc pouvoir faire objet d'un recours tendant à son annulation pour incompétence. Ce n'est pas toujours ce qui se passe : le Conseil d'État essaye d'éviter de telles annulations.

Les actes du président de la République, en effet, doivent être contresignés par le Premier ministre "et les ministres responsables", nous dit l'article 19. Admettons que le président ait respecté les dispositions de l'article 19, mais ait tout de même signé un décret pris hors du Conseil des ministres. Le Conseil d'État affirme que la chose n'a pas d'importance : il feint de ne pas voir la signature du président. Car il voit une autre signature, qui seule l'intéresse : le contreseing du Premier ministre, qu'il considère comme sa signature. La présence de la signature du président de la République est considérée comme superfétatoire (arrêt Sicard, 27 avril 1962).

On se retrouve donc face à un décret du Premier ministre, avec des contreseings réalisés par les ministres responsables. Dans un arrêt Sieur Pelon et autres du 10 juin 1966, le Conseil d'État définit les ministres responsables comme "ceux auxquels incombe, à titre principal, la préparation et l'application des textes en cause".

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L'article 22 de la Constitution, qui prévoit que les actes du Premier ministre doivent être contresignés par les "ministres chargés de leur exécution", n'utilise pas la formule de "ministres responsables" : le contreseing d'un acte du président de la République n'est pas du tout de la même nature que celui d'un acte du Premier ministre. Le Conseil d'État nous dit que les ministres chargés de l'exécution des décrets du Premier ministre sont ceux qui ont compétence pour signer ou contresigner les mesures réglementaires ou individuelles que comporte nécessairement l'exécution de ces actes. Tant que les signatures se correspondent, la validité de l'acte réglementaire est sauvé.

b) Le pouvoir réglementaire de police

Ici apparaît un phénomène déjà évoqué : en-dehors des articles 21 et 37 de la Constitution, qui font apparaître les deux types de pouvoir réglementaire, un troisième type de ce pouvoir est confié aux titulaires du pouvoir exécutif. Il s'agit du pouvoir réglementaire de police, dont le but est de prendre des mesures propres au maintien de l'ordre public sur le territoire. On estime en effet que les circonstances pouvant aboutir à des menaces pour l'ordre public ne peuvent être correctement régies par le législateur. Le législateur se voit confier la protection des libertés publiques; or, les mesures de polices sont une limite à ces libertés. Aussi aurait-on pu penser qu'il lui reviendrait de les prendre. Le législateur, néanmoins, répond d'une procédure trop lente pour prendre une mesure efficace permettant de préserver l'ordre public. Rien n'a jamais été dit dans notre Constitution à propos des mesures de police; notre tradition a toutefois tendance à donner ce pouvoir aux chefs du pouvoir exécutif. Le Conseil d'État l'a manifesté dans un arrêt du 8 août 1919, Labonne, dans lequel il affirme que le chef de l'État a la possibilité d'émettre des actes réglementaires pour protéger l'ordre public au niveau national. Ce pouvoir a persisté sous la IVème, puis la Vème République. Sous la Vème République, néanmoins, il passe dans les mains du Premier ministre (CE 19 février 1978, Association dite "Comité pour Léguer l'Esprit de la Résistance"). Le dernier état de la jurisprudence rattache le pouvoir de police à l'article 37 de la Constitution. Le Conseil d'État avait auparavant affirmé qu'il s'agissait des articles 21 et 37; mais l'article 37, qui dispose le pouvoir réglementaire autonome, est plus satisfaisant, même si la solution n'est pas idéale.

2) Les ministres

La Constitution ne confère pas le pouvoir réglementaire général aux ministres. Il y aurait un risque d'éclatement de ce pouvoir réglementaire. Néanmoins, les ministres disposent, dans certaines hypothèses, du pouvoir réglementaire.

• Il est d'abord prévu que le Premier ministre délègue certaines de ses attributions aux ministres.

• Le législateur a quelque fois disposé, par ailleurs, que certains ministres disposent d'un pouvoir réglementaire.

• La troisième hypothèse est générale : c'est un pouvoir réglementaire dont dispose tout chef de service (CE 7 février 1936, Jamart). Ce pouvoir réglementaire de chef de service, le plus souvent, ne déploie ses effets que vis-à-vis des agents. Mais parfois, et sous de strictes conditions, on admet que de tels règlements puissent avoir un effet indirect sur les usagers, les horaires d'ouverture d'un bureau par exemple. La question s'est posée de savoir si l'on ne pouvait pas aller plus loin dans le pouvoir réglementaire des ministres; le Conseil d'État l'a refusé dans un arrêt du 23 mai 1969, Société distillerie Brabant. Cette solution fut mal vécue par les ministères.

• Pour faire avaler la pilule aux ministres, dans un arrêt du 11 décembre 1970, Crédit foncier de France, le Conseil d'État prévoit que les ministres peuvent édicter des directives internes, sorte de pouvoir para-réglementaire destiné aux subordonnés. Ces directives internes sont des recommandations de mise en oeuvre des textes en vigueur pour uniformiser les pratiques en toutes parts du territoire. Générales et opposables aux administrés, ces directives ne lient cependant pas les autorités administratives qui peuvent s'en écarter pour des raisons d'espèce.

3) Les autorités administratives indépendantes (AAI)

Ces institutions, en principe, ne sont pas dotées de la personnalité morale; dès lors, elles sont des organes de l'État, mais des organes que l'on place en-dehors de la hiérarchie administrative traditionnelle. Elles sont en

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charge de certains secteurs sensibles de la vie économique, sociale, de la protection de certaines libertés fondamentales... Certaines d'entre elles se sont vues reconnaître, par le législateur, un pouvoir réglementaire. Cela pose un problème : le législateur ne devrait pas être compétent pour conférer aux AAI un pouvoir réglementaire. Le Conseil constitutionnel fut pragmatique : depuis le XIXème siècle, il existe des lois donnant un pouvoir réglementaire à des autorités administratives. Si donc il avait refusé le pouvoir réglementaire conféré par le législateur aux AAI, il aurait supprimé tout un package de dispositions législatives antérieures. Le Conseil constitutionnel a donc consacré la constitutionnalité de cette possibilité. Ces lois doivent donner un "pouvoir réglementaire de portée limitée tant par son champ d'application que par son contenu" (décision n°88-248 DC du 17 janvier 1989).

4) Les titulaires à l'échelon local

Deux types d'autorités administratives sont présentes à l'échelon local.

a) Les autorités déconcentrées

Ces autorités sont des agents insérés dans l'administration d'État, installés au niveau local. Ce sont les préfets et les sous-préfets. Ils disposent d'un pouvoir réglementaire dans les mêmes conditions que les ministres : s'ils n'ont pas de pouvoir réglementaire général, ils peuvent en bénéficier soit par délégation du Premier ministre ou d'un ministre, soit par "délégation" du législateur, soit dans le cadre de leur fonction de chefs de service. Les préfets ont par ailleurs un pouvoir réglementaire de police à l'échelon local. La condition est néanmoins qu'il existe un trouble à l'ordre public qui concerne plus d'une commune du département. Si le trouble à l'ordre public ne concerne qu'une seule commune, il revient au maire de prendre les mesures réglementaires nécessaires.

b) Les autorités décentralisées

Cela fait longtemps que les organes exécutifs des autorités décentralisées disposent d'un pouvoir réglementaire. Dans certaines hypothèses, les organes délibérants de ces collectivités en disposent également. Ce pouvoir, néanmoins, n'avait autrefois aucune base constitutionnelle. Il était né du pouvoir législatif. Cette consécration constitutionnelle fut opérée par la révision du 28 mars 2003 qui insère dans la Constitution l'actuel article 72 alinéa 3 : "dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités disposent d'un pouvoir réglementaire pour l'exercice de leurs compétence". On est porté à croire que ce pouvoir réglementaire est placé sur le même plan que celui du président de la République et du Premier ministre. Il lui est néanmoins subordonné. De surcroît, le pouvoir réglementaire du maire, par exemple, est limité au seul champ de sa commune.

5) Les personnes privées

Certaines personnes privées se voient confier des tâches matériellement administratives. C'est là une mission de service public. Une personne privée chargée d'une telle mission peut se voir reconnaître un pouvoir réglementaire. On a donc une jurisprudence qui a admis, depuis la Seconde Guerre mondiale, que des personnes privées chargées d'une mission de service public puissent prendre des actes administratifs, voire réglementaires. Les fédérations sportives, par exemple, ou un ordre professionnel, disposent d'un pouvoir réglementaire.

B) L'autorité des actes réglementaires

Il faut d'abord vérifier que les actes réglementaires ont la qualité de sources du droit. Il existe une hiérarchie des actes administratifs. Les actes réglementaires sont contestables à plusieurs titres.

1) La qualité de sources du droit des actes réglementaires

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Un acte réglementaire est un acte administratif unilatéral émettant une norme générale et impersonnelle, dont l'impact peut être varié. Il peut ajouter une règle nouvelle; l'acte réglementaire peut aussi avoir l'effet inverse, en supprimant une règle. Le maintien en l'état du système juridique peut également faire l'objet d'une disposition réglementaire. Décider de ne rien toucher, c'est encore exercer le pouvoir réglementaire. Les actes réglementaires sont des sources du droit et, parmi les actes administratifs, ils sont les seuls à pouvoir être considérés comme tels.

• Un contrat administratif se contente d'organiser les relations entre les parties au contrat. Il n'a pas vocation à déployer ses effets sur les tiers. Ce contrat administratif, qui ne règle que les relations entre parties à ce contrat, ne saurait être source de droit.

• Un acte administratif unilatéral individuel se distingue radicalement de l'acte réglementaire : leur champ d'application est défini individuellement. Il ne fait que concrétiser ce qui existait déjà en tant que source du droit dans l'ordonnancement juridique.

2) La hiérarchie des actes administratifs

Les actes administratifs individuels concrétisent, parfois, des actes réglementaires. Dès lors, cet acte est soumis à l'autorité de l'acte administratif réglementaire. L'acte réglementaire s'impose à ses destinataires et à son auteur : tant qu'il est en vigueur, l'acte réglementaire doit être respecté par tous. Tu patere legem quam ipse fecisti. La supériorité des actes réglementaires sur les actes individuels vaut dans tous les cas de figure, y compris lorsque l'autorité qui prend l'acte individuel est supérieure à celle qui a pris l'acte réglementaire. L'autorité des actes réglementaires n'est malgré tout pas invariable : les titulaires du pouvoir réglementaire sont eux-mêmes hiérarchiquement ordonnés. S'ajoute à cela une hiérarchie formelle. Certaines autorités peuvent prendre des actes réglementaires d'après des procédures plus ou moins solennelles. Un décret du Premier ministre pris après avis du Conseil d'État s'impose ainsi à un décret simple.

3) La contestabilité des actes réglementaires

La voie la plus évidente pour contester un tel acte est de saisir directement le juge administratif. Le cas échéant, le juge administratif annulera cet acte. Le délai de recours contre un acte réglementaire est de deux mois. Si l'on convainc le juge administratif d'annuler un acte réglementaire, il est annulé rétroactivement. On peut demander au juge administratif de faire annuler une décision individuelle par l'illégalité de l'acte réglementaire sur le fondement duquel la décision a été prise. C'est l'exception d'illégalité : l'illégalité d'un acte réglementaire implique celle de l'acte individuel, qui est annulé. L'acte réglementaire, en revanche, n'est pas annulé; il est simplement déclaré illégal par le juge administratif.

Section 2 : Les normes jurisprudentielles

Le droit administratif est essentiellement jurisprudentiel. La plupart des grands principes sur lesquels il repose est issu du Conseil d'État et du Tribunal des Conflits. La jurisprudence administrative est constitutive du "droit non écrit". Pour admettre que la jurisprudence soit une source du droit, il fallait d'abord un fondement à cette autorité normative du juge. On le cherche assez vainement; on peut néanmoins lui trouver une base, l'article 4 du Code civil, dont la portée dépasse le seul champ du droit civil. Il impose au juge de statuer sur tous les litiges dont il est saisi, et ce même en cas d'obscurité ou du silence de la loi. Le déni de justice est par là-même prohibé. Cet article 4 vise tout simplement à interdire la justice privée; si l'on veut que les personnes privées se tournent vers la justice étatique, il faut que celle-ci statue. C'est la contrepartie à la prohibition de la justice privée. Lorsqu'il n'y a pas de loi ou que la loi est obscure, les juges ajoutent, précisent la disposition qui aurait dû être textuelle. L'article 5 du Code civil défend les juges de statuer par voie d'arrêts de règlement, règle qui interdit aux juges, quelqu'ils soient, de poser des normes indépendamment d'un litige, sans avoir été sollicités de la créer. L'inconvénient de ce mode de création du droit est qu'il ne peut se faire qu'au hasard des litiges dont sont saisies les juridictions. Le juge n'a pas la maîtrise du moment où il va pouvoir formuler, faire évoluer une règle. Il doit attendre qu'un litige lui donne l'occasion d'y procéder. Cette absence de maîtrise du juge n'empêche pas qu'en réalité, le juge administratif et le Tribunal des Conflits aient édicté quasiment toutes les bases fondamentales du droit administratif.

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Si l'apport de la jurisprudence est considérable, il faut constater sa perte d'importance croissante. Le droit administratif acquiert un caractre de plus en plus écrit. Cela fait reculer la nécessité pour le juge de formuler des principes généraux; il s'intéresse de plus en plus au détail.

Les principe généraux du droit tendent, à l'instar de lois, à encadrer l'action de l'administration en lui posant des bornes abstraites. Ce sont des principes qu'il faut respecter, des limites à ne pas dépasser.

Sous-section 1 : L'élaboration des normes jurisprudentielles

Cette élaboration est le fait d'un certain nombre d'auteurs; elle fait l'objet de certaines méthodes.

I) Les acteurs de l'élaboration des normes jurisprudentielles

Le juge administratif est bien sûr l'auteur le plus "naturel" des normes jurisprudentielles touchant au droit administratif, en raison de sa compétence. Le Conseil d'État se charge de formuler les principes du droit administratif. On trouve à ses côtés les juridictions judiciaires, qui contribuent parfois à cette élaboration. Le juge judiciaire dispose en effet d'un certain nombre de compétences, qui l'amènent à poser des normes. Il est arrivé que la Cour de cassation consacre un principe de droit administratif qui n'est pas contesté. Un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 21 décembre 1987, BRGM, qui consacre le principe d'insaisissabilité des biens des personnes publiques. Le juge pénal, par ailleurs, peut connaître des malversations commises dans le cadre du service public. Le Conseil constitutionnel a lui aussi vocation à créer des principes administratifs par le biais du contrôle de constitutionnalité des lois (a posteriori et a priori). On lui reproche souvent d'exercer un gouvernement des juges, raison pour laquelle il tend à s'appuyer sur un texte pour consacrer un principe. Les principes qu'il énonce sont donc considérés comme de droit écrit. L'indépendance constitutionnelle des professeurs d'université fut consacrée, par exemple, dans une décision de 1984 (qui était peut être excessivement protégé). Reste maintenant à s'intéresser aux méthodes d'élaboration. Il y a aussi un raccrochage qui existe avec des décisions de la jurisprudence administrative (ex : reconnaissance de la liberté d’association).

II) Les méthodes de l'élaboration des normes jurisprudentielles

Le système français est dominé par le principe de séparation des pouvoirs. Celui-ci devrait interdire au juge de poser des normes. Une phrase de Montesquieu consiste à considérer que le juge n'est que "la bouche qui prononce les paroles de la loi" : il ne saurait créer du droit. Dans la Constitution (A 5 code civil: interdiction d’émettre des arrêts de règlement), d'ailleurs, on ne fait pas mention d'un pouvoir judiciaire, mais d'une simple "autorité judiciaire". Le juge n'est que chargé de veiller au respect des normes créées par les autorités qui y sont constitutionnellement habilitées. Néanmoins, le juge administratif va souvent statuer en-dehors du champ de tout texte, ce qui le contraint, en raison de l'article 4 du Code civil, à créer du droit. Le juge administratif est néanmoins prudent : il refuse de créer des principes incompatibles avec notre système à notre tradition juridique. Il faut que la norme nouvelle puisse faire l'objet d'une insertion harmonieuse dans ce système. Concrètement, le juge administratif est enclin à rechercher des textes qui lui donnent simplement un appui, ne serait ce qu’indirectement. Il va trouver par exemple une illustration de ce que lui, juge, considère comme étant un principe général, qu'il induit des dispositions de la loi, dans un autre domaine et rapporte au litige (à travers un texte spécifique élaborer une norme générale et l’appliquer). Le Conseil d'État utilise fréquemment ce procédé, notamment dans un arrêt du 8 juillet 2005, Alusuisse-Lonza-France. L'idée est que sans l'affirmer explicitement, le législateur a consacré et appliqué un principe dans tel ou tel texte. Le juge administratif ne se charge que de sa consécration et de sa mise en application. Le juge ménage par ailleurs au pouvoir réglementaire la possibilité de se soustraire à la règle jurisprudentielle. Bref, il limite l'impérativité de sa norme jurisprudentielle (il énonce une règle jurisprudentielle et lui donne valeur supplétive, cad qu’elle jouera sauf disposition contraire au règlement). Il lui donne une portée supplétive. Une norme supplétive est une règle qui vaut tant qu'il n'existe pas de texte pour dire le contraire (donc quelque fois il crée u ex nihilo un texte, qui est assez rare). Dans un arrêt CE sec du 10 juillet 1964, Centre médico-pédagogique de Beaulieu p 399, le Conseil d'État met en cause un principe selon lequel l'exercice d'un recours administratif prorogeant le délai de recours juridictionnel contre toute décision administrative.

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Il faut rappeler que le droit administratif est élaboré avec beaucoup de circonspection et de prudence, sachant qu'il faut un litige pour qu'il puisse s'affirmer. Il y a quelques années, le Conseil d'État a implicitement reconnu qu'il exerçait parfois un pouvoir normatif, dans un arrêt d'assemblée du 16 juillet 2007, Société Tropic travaux signalisations p 360 (le CE s’est reconnu le droit de créer une nouvelle règle mais il se donne le droit de ne pas l’appliquer au litige passé il neutralise la portée rétroactive de cette règle, elle ne s’applique que pour les affaires à venir) . Il décèle une règle et en neutralise la portée rétroactive au litige en cours : en décidant de la date d'entrée en vigueur de sa jurisprudence à l'instar du législateur pour la loi, le juge administratif se pose en autorité disposant du pouvoir normatif (il peut décider des conditions d’entrée en vigueur de la norme qu’il a crée). Cette jurisprudence est fondamentale : elle remet en cause les paroles de Montesquieu même si, jusqu'à aujourd'hui, ne fut réappliquée que quatre fois.

Sous-section 2 : Le contenu des normes jurisprudentielles

Ce n'est que dans les premières semaines suivant la Libération suite à la Seconde Guerre mondiale que le Conseil d'État a décidé d'officialiser les principes généraux du droit dont il impose le respect aux autorités administratives (il posait des règles parcequ’il n y en avait pas, mais les a officialisés après la SGM). Jusqu'alors, il créait du droit sans qualifier les règles qu'il posait. On voit alors apparaître la notion de principe général du droit, révélation de principes non écrits qu'effectue le juge. On peut ramener leur création à un arrêt Aramu du 26 octobre 1945 p 213. Il s'agissait à l'époque du respect des droits de la défense par l'administration dans le cadre de sa prise de sanctions (« il s’agit d’un principe général de droit même en cas d’absence de texte »). Les principes généraux du droit s'appliquent même en l'absence de textes. Il n'y a que le juge qui puisse énoncer son existence et son contenu. Depuis une vingtaine d'année, le juge déclare de moins en moins de principes généraux du droit, qui ont probablement été presque tous consacrés. On peut en citer quelques uns :

• Le principe d'égalité (un principe gigogne) fait l'objet de toute une série de consécrations constitutionnelles; mais avant le Préambule de 1958, cette notion fait l'objet de multiples principes généraux du droit. Société du Journal L'Aurore du 25 juin 1948 consacre le principe d'égalité devant le service public. L'arrêt Barel du 28 mai 1954 consacre l'égal accès aux emplois publics. L'arrêt Biberon du 2 novembre 1956 proclame l'égalité des usagers devant l'accès au service public. L'égalité devant la justice est quant à elle consacrée par l'arrêt Réunion des nouveaux avocats de France du 12 octobre 1979. Certains principes généraux du droit ne sont aujourd'hui plus invoqués, puisqu'ils sont remplacés par le Préambule de 1958.

1955 : liberté d’aller et venir.1973 : interdiction de licencier une femme enceinte.Société la Huta : principe de la contradiction.Respect de la dignité de la personne morte : 1994 arrêt Millau.17 juin 2014 : ERDF lorsque des salariés sont tenus engagés des faits dans l’intérêt de leur entreprise l’entrepreneur doit les rembourser.Parfois le CE refuse de consacrer une règle générale : pas de principe d’anonymat des copies dans l’enseignement supérieur, ou bien prohibition des souffrances animales sont non reconnus preuve de la prudence du juge

• Le principe selon lequel on peut exercer un recours pour excès pouvoir à contre de tout acte administratif unilatéral est issu de l'arrêt du 17 février 1950, Ministre de l'agriculture c. Dame Lamotte.

• Un arrêt d'assemblée du 24 mars 2006, Société KPMG et autres, consacre le principe général du droit qu'est le principe de sécurité juridique.

• Le principe de liberté contractuelle est consacré par l'arrêt Cornette de Saint-Cyr du 27 avril 1998.

On refuse parfois la qualité de principe général du droit à certains principes. Cette qualité revêt en effet une certaine autorité.

Section 3 : L'autorité des normes jurisprudentielles

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Ici, on doit l'identification de la place des principes généraux du droit dans la hiérarchie des normes à René Chapus, notamment dans un article de 1966, De la valeur générique des principes généraux du droit. Certains ont considéré cette démonstration comme remise en cause par l'apparition de la jurisprudence du Conseil constitutionnel le 16 juillet 1971 (elle a perturbée la conception de Réené Chapus).

I) La valeur juridique des principes généraux du droit

Le raisonnement de René Chapus est assez simple. Il affirme que les principes généraux du droit, dans la hiérarchie des sources du droit, sont dépendants de la place de leur auteur dans la hiérarchie des sources organiques du droit, c'est-à-dire des organes habilités à créer du droit. À partir de ce postulat, René Chapus développe deux réflexions :

• Les juges administratifs sont les serviteurs de la loi : ils doivent veiller au respect de la loi. Le fait qu'ils aient la possibilité de contrôler la validité d'une loi ne remet pas en cause qu'ils soient contraints de la faire respecter. Les normes que le juge pose doivent donc être infra-législatives. Donc les Principes Généraux du droit qu’il créent ne doivent pas être contraire aux lois et même que le législateur s’il le voulait pourrait écarter une règle posée par les juges.

• Le juge administratif doit veiller au respect de la loi par l'administration. Il doit donc annuler des actes de l'administration qui ne respectent pas la loi. Or, parmi ces actes, les plus solennels, prestigieux, ceux qui disposent de l'autorité la plus forte, soient les décrets, sont soumis à la loi, donc aux principes généraux qui en découlent. Aussi dit-on que ces principes ont une valeur supra-décrétale.

Il existe donc un plafond et un plancher en ce qui concerne les principes généraux du droit. Ceci vaut tant pour ces principes généraux que pour ceux d'entre eux qui n'ont qu'une portée supplétive.

Ce raisonnement fut perturbé, sans être remis en cause par la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

II) La conciliation avec la jurisprudence constitutionnelle

Il arrive, depuis 1971, que le Conseil constitutionnel identifie des principes identiques à ceux que le juge administratif avait antérieurement identifié comme principes généraux du droit. Or, lesdits principes formulés par le Conseil constitutionnel ont une valeur au moins supra-législative. Aussi deux principes identiques peuvent avoir tantôt une valeur infra-, tantôt supra-législative. On s'est dit que le raisonnement de René Chapus ne tient plus. Le juge constitutionnel cherche toujours à trouver une base textuelle ferme (un principe de droit écrit) au principe qu'il énonce, pour éviter d'être taxé de gouvernement des juges. Mais le fait qu'un même principe puisse être à deux endroits différents dans la hiérarchie des normes ne pose pas de véritable problème. Le Conseil d'État, avec le développement de ces principes constitutionnels, unifie sa jurisprudence avec celle du Conseil constitutionnel. Il fait disparaître les difficultés parfois créées par le fait que les décisions dudit Conseil soient de valeur constitutionnelle. Il s'agit alors non plus d'un simple principe général du droit, mais d'un principe de droit écrit.

Un problème demeure néanmoins en ce qui concerne deux principes identifiés par le Conseil constitutionnel à la suite du Conseil d'État, mais qu'il a considéré comme des principes non écrits (ils sont très rare) : le principe de continuité du service public, issu d'une décision n°79-105 DC du 25 juillet 1979, est également un principe général du droit. Le principe de sauvegarde de la dignité humaine, consacré dans une décision n° 94-343 DC du 27 juillet 1994, a lui aussi fait l'objet d'une consécration jurisprudentielle de cette nature.(a clarifier avec le bouquin, p 134).

PARTIE 2 : L'ordre juridictionnel administratif

Chapitre 1 : L'organisation de l'ordre juridictionnel administratif

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Cet ordre administratif présente une organisation particulière, tant en matière de rapports entre juge administratif et administration qu'en matière d'agencement des compétences au sein de cet ordre juridictionnel : le Conseil d'État est présent à toutes les étapes du jugement. Il y a une construction historique et politique, il y a des relations particulière entre l’administration et le juge.

Section 1 : L'administration et ses juges

Le juge administratif n'est pas le seul juge des litiges administratifs (il n’est pas le seul juge des litiges administratifs). Il arrive que les juridictions judiciaires connaissent d'affaires administratives. Si, à l'occasion d'un procès pénal, est en cause la légalité d'un acte administratif, le juge pénal peut trancher lui-même cette question à condition qu'en dépende l'issue du procès en cause (article 111-5 du Code pénal). Le législateur, par ailleurs, a attribué au juge judiciaire la connaissance de certains recours contre certaines décisions de certaines autorités administratives indépendantes. Le statut constitutionnel du juge administratif fut élaboré très tardivement. La première étape fut une décision du Conseil constitutionnel n°80-119 DC du 22 juillet 1980. Dans cette décision, le Conseil constitutionnel consacre comme un PFRLR (principe fondamentale reconnu par les lois de la République) l'indépendance de la juridiction administrative, en l'occurrence contre les assauts du législateur, sur le fondement de la loi du 24 mai 1872 (le CE a obtenu la justice déléguée). Cette décision de 1980 est en général considérée comme consacrant l'existence-même de la juridiction administrative, évitant par là-même que le législateur puisse la supprimer. Cette existence fut confirmée par le Conseil constitutionnel dans une nouvelle décision n°2009-195 DC du 3 décembre 2009 (sur la QPC), qui présente le Conseil d'État et la Cour de cassation comme "les juridictions placées au sommet de chacun des deux ordres de juridictions reconnus par la Constitution". Il existe donc constitutionnellement deux ordres de juridiction. Le Conseil constitutionnel, à cela, a ajouté que le juge administratif disposait d'une compétence en partie constitutionnelle (décision n°86-224 DC du 23 janvier 1987, Conseil de la concurrence). Cette décision nous dit qu'il existe un autre PFRLR, qui confie à la juridiction administrative la compétence pour l'annulation ou la réformation des décisions prises dans l'exercice de prérogatives de puissance publique par les autorités dépendant du pouvoir exécutif (les personnes publiques) et les collectivités territoriales de la République. Toute une partie de la compétence administrative, donc, n'est a contrario pas attribuée au juge administratif : décisions prises par les personnes privées titulaires de prérogatives de puissance publique, contrats administratifs, responsabilité administrative, exception d'illégalité... (à voir sur le bouquin). Le Conseil constitutionnel ajoute deux choses :• Même dans le noyau de ce qui est, en principe, constitutionnellement protégé, il faut tenir compte des matières "réservées par nature à l'autorité judiciaire". Le droit de la propriété est par exemple toujours de la compétence du juge judiciaire. Il n'y a néanmoins rien de naturel en droit; la formule est malencontreuse. On pourrait plutôt parler de la tradition française.• Le législateur peut déroger au noyau constitutionnellement donné à la compétence des juridictions administratives dans un souci de bonne administration de la justice. L'idée est d'éviter l'éclatement d'une compétence relative à une même matière, solution fort peu satisfaisante pour les justiciables. Il est donc possible de bâtir des blocs de compétences.(A 74 et A 61 : reconnaissance du CE par la constitution).

Sous-section 1 : Les rapports entre l'administration et ses juges

Pour affirmer l'existence d'une juridiction administrative, on suppose une nette séparation entre le juge et son justiciable. Il fallait donc, pour l'apparition de cette juridiction, rompre les liens organiques entre l'administration et son juge (qui unissaient au XIXème siècle) . On y est parvenu sur le plan organique. Certains liens fonctionnels persistent néanmoins.

I) La séparation organique

Initialement (l’époque révolutionnaire), on constatait une totale confusion entre l'administration et ses juges. Les révolutionnaires retenaient en effet une lecture extrêmement stricte de la séparation des pouvoirs telle que

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théorisée par Montesquieu. Cela supposait que le pouvoir judiciaire ne se mêlât pas des affaires du pouvoir exécutif. L'article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790, toujours présent dans notre ordonnancement juridique, puis le décret 16 Fructidor An III, affirment et réaffirment cette séparation. La séparation des pouvoirs était à l'époque comprise comme impliquant que l'administration soit juge des litiges administratifs. Furent créés les conseils de préfecture (ayant compétence de trancher des litiges) par la loi du 28 Pluviôse An VIII (loi sous le Consulat). Organes placés auprès du préfet, présidés par le préfet, composés par des fonctionnaires de la préfecture, ils disposaient de compétences d'attribution en premier ressort, notamment en matière de litiges fiscaux. Ces organes étaient donc détenteurs de la justice déléguée du gouvernement. À l'échelon supérieur, l'identification entre administration et juge se constate également puisqu'on trouve la théorie du ministre-juge ou de l’administrateur juge. Les ministres sont en effet juges de droit commun. Le Conseil d'État, est quant à lui un organe placé auprès du chef de l'État. Il ne bénéficie pas de la justice déléguée, mais de la justice retenue : il se contente de préparer des projets de décision que le Premier Consul signe. Le Conseil d'État est également juge d'appel de droit commun. La loi du 24 mai 1872 attribue au Conseil d'État de manière définitive la justice déléguée (il peut rendre lui même la justice, en appel, le juge administratif est organiquement détaché de l’administration, donc indépendance nouvelle). Depuis cette date, il rend des décisions au nom du peuple français. Le Conseil d'État, dans son arrêt Cadot du 13 décembre 1889 p 848, affirme l'abandon de la théorie du ministre-juge (les ministres en sont plus juges). À partir de 1872, le Conseil d'État est non seulement juge de droit commun en appel, mais aussi en première instance. Le cordon ombilical entre administration et conseils de préfecture subsista pendant plus longtemps; il ne sera coupé qu'en 1926 par un décret-loi, lorsque la présidence des conseils de préfecture est retirée aux préfets. De cette lente évolution subsistent des vestiges; il existe encore des liens fonctionnels entre l'administration et son juge.

II) Les liens fonctionnels

L'arrêt Cadot n'a pas mis un terme définitif au lien entre l'administration et son juge. Les rapports organiques ont été éclaircis; mais il reste que du point de vue des fonctions exercées, on constate des ressemblances entre ce que fait le juge et ce que fait l'administration.

A) Le juge administrateur

Les juridictions administratives — c'est particulièrement net pour le Conseil d'État — cumulent des fonctions. Le Conseil d'État n'est pas que la juridiction supérieure de l'ordre administratif; il est également un organe de conseil du gouvernement (double fonction : des juges et des organes administratifs lorsqu’ils conseillent). Il faut d'ailleurs ajouter qu'il est aussi un organe de conseil du Parlement depuis la réforme de 2008. Dans la constitution du consulat on a cette distinction et on l’a conservé jusqu'à aujourd’hui (juge et conseiller). Le Conseil d'État est composé de sections. Il existe six sections administratives qui exercent la fonction de conseil du gouvernement :• Section des finances;• Section de l'administration;• Section de l'intérieur;• Section sociale;• Section des travaux publics;• Section du rapport et des études. Le Conseil d'État donne son avis au gouvernement ou au Parlement dans les cas prévus par la Constitution. Le gouvernement est obligé de solliciter l'avis du Conseil d'État en certaines circonstances, notamment, par exemple, en cas de projet de loi ou d'ordonnance. La procédure de délégalisation s'effectue par décret en Conseil d'État. Certains textes, par ailleurs, peuvent imposer la consultation du Conseil d'État préalablement à la modification d'un décret. Lorsque le Conseil d'État intervient dans le cadre de ses fonctions consultatives, il intervient tant quant à la légalité que quant à l'opportunité du projet de loi. Le Conseil d'État peut inviter le gouvernement à abandonner ou à modifier son projet. L'avis du Conseil d'État ne lie pas le gouvernement. Il considère néanmoins que lorsque le gouvernement a négligé de le consulter, l'acte en question, un projet de décret par exemple, est entâché d'incompétence. Cela permet au

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Conseil d'État de soulever ce moyen d'office en cas de recours contre un décret de la sorte puisqu'il est d'ordre public, ce qui n'aurait pas été possible s'il l'avait qualifié de vice de procédure, ce qu'il est effectivement. L'avis rendu par le Conseil d'État n'est pas rendu public du seul fait de sa parution. Le gouvernement est néanmoins autorisé à le publier. Le Conseil d'État peut être consulté spontanément pas le gouvernement sur d'autres projets de textes ou sur des questions juridiques. Ce fut par exemple le cas en 2010 sur la question de l'interdiction du port du voile intégral dans les lieux publics. Les préfets, par ailleurs, peuvent consulter l'avis du tribunal administratif de leur ressort. Ce système, néanmoins, fonctionne relativement mal.

B) L'administrateur-juge

Le droit contemporain tend à exiger de l'action administrative, dans certains cas, qu'elle ressemble à la procédure juridictionnelle. Il y a une tendance à juridictionnaliser l'action administrative. Cela ne se produit cependant que dans des cas particuliers, correspondant à l'hypothèse dans laquelle on estime que l'administration exerce une mission qui n'est pas très différente de celles des juridictions. On en conclut qu'il serait bon que l'administration, dans ces cas-là, obéisse à une procédure calquée sur la procédure juridictionnelle. C'est notamment ce que l'on constate en matière disciplinaire (organe disciplinaire des administrations publiques). Au sein de l'administration doit régner une parfaite discipline; aussi exerce-t-il des procédures adaptées à ce contentieux. Ces procédures peuvent aboutir à des sanctions, qui certes peuvent être déférées devant le juge administratif et ne sont pas des jugements, mais qui incite au rapprochement des procédures. On constate que les autorités administratives sont assujetties aux grands principes qui régissent le procès pénal (assujettis par le Conseil Constitutionnel : principe de légalité des délits et des peines, principe de nécessité des peines, non rétroactivité des lois pénales plus sévères). C'est ainsi que le Conseil constitutionnel exige que l'on respecte les principes de droits de la défense, légalité des délits et des peines... Le Conseil d'État impose lui aussi le respect de ces principes, notamment en se référant à l'article 6 § 1 de la CEDH (il pose le droit à un procès équitable il utilise le mot « tribunal », mais la CEDH a eu une conception large, le CE est allé encore plus loin : on peut imposer le droit à un procès équitable lorsque l’administration exerce une mesure de sanction une mesure répressive on va lui demander l’impartialité)

Sous-section 2 : La qualité de juridiction administrative

La plupart des juridictions administratives sont clairement identifiées. On connaît le Conseil d'État, la Cour des comptes, les Cours administratives d'appel, les tribunaux administratifs... On a néanmoins parfois des doutes quant à la qualité de juridiction administrative ou d'autorité administrative. Il existe notamment un grand nombre de juridictions administratives spéciales. Certes, ces juridictions sont souvent aisément qualifiables de juridictions administratives grâce aux textes qui les instituent. On ne dispose parfois pas de tels indices. Les institutions concernées ne sont alors pas qualifiées par le texte qui les crée et précise leur régime. Il s'agit de savoir s'il s'agit d'une juridiction ou d'une autorité administrative. Si l'institution que l'on a à qualifier est une juridiction administrative, il s'agit de jugements susceptibles d'appel; sinon, il s'agit de décisions administratives susceptibles d'un recours devant le juge administratif statuant en premier ressort. Il faut savoir identifier une juridiction et parmi elles les juridictions administratives.

I) La qualité de juridiction

Le critère permettant de qualifier un organe de juridiction se rapporte fondamentalement à la mission de l'organe en cause. C'est ce que nous indique le Conseil d'État dans un arrêt ASS du 12 décembre 1953, de Bayo p 544. L'organe à qualifier a une forte chance d'être une juridiction si sa mission est de résoudre des litiges sur le fondement d'une règle de droit. Certains organes de répression disciplinaire, par exemple, sont des juridictions (trancher et appliquer les règles de droit). On a pris l'habitude de compléter ce critère, qui n'est pas toujours opérant, par des critères formels ou procéduraux (mais pas pleinement

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satisfaisant). On regarde par exemple comment est composée l'institution : est-ce une personne seule (ce qui est en général assez incompatible avec la notion de juridiction) ? Est-elle magistrate ? Comment les dossiers sont-ils instruits ? Le principe du contradictoire est-il respecté ? Les décisions que rend cette institution doivent-elles être motivées ? Tout ceci vient compléter le raisonnement exclusivement fondé sur le critère de la mission. Ces critères, néanmoins, ne sont pas du tout satisfaisants : on tient pour cause ce qui ne devrait être que conséquence. On va normalement chercher à qualifier une institution pour connaître le régime applicable, et non l'inverse. On n'a néanmoins pas d'autre choix que de procéder ainsi : la définition de la fonction juridictionnelle, sa spécificité, est insaisissable. Parmi les éléments formels précités, par ailleurs, certains ne sont plus du tout spécifiques à la fonction juridictionnelle : on pense notamment aux droits de la défense, à l'obligation de motiver les décisions, qui doivent également être assurés dans le cadre des décisions des autorités administratives. Heureusement, la question de la distinction entre autorité et juridiction administrative n'a pas lieu de se poser.

II) La qualité de juridiction administrative

Ici, il s'agit de savoir si l'on a affaire à une juridiction administrative ou judiciaire, en admettant — ce qui est partiellement faux — que notre système juridictionnel ne dispose que de deux ordres de juridiction (cette distinction n’est pas complètement vrai TC, CC et PDR échappent au dualisme). On s'intéresse à la nature des litiges qui leur sont soumis, pour considérer que la juridiction administrative est la juridiction compétente pour traiter des questions de droit public. Dans un arrêt du 7 février 1947, D'Aillières p 50, le Conseil d'État affirme que puisque ce critère fonctionne mal, on ajoute des critères formels et procéduraux : quel est le statut des magistrats ? Quelles sont les règles de procédure applicables ? S'intéresser au régime, c'est encore une fois tirer la qualification du régime, mais aucune autre méthode n'existe, et ça fait chier.

Section 2 : Les juges de l'administration

On retrouve l'agencement tout particulier de l'administration, dans lequel on remarque que le Conseil d'État occupe des fonctions à tous les étages.

Sous-section 1 : Les juridictions compétentes

L'ordre administratif est assez directement l'héritier de ce que nous a laissé Bonaparte (3 juridictions à compétence générale : CE et tribunaux administratifs d’appels, puis les juridictions administratives spécialisées). Le Conseil d'État d'aujourd'hui est quasiment le même que celui du consulat — en tout cas dans sa fonction de conseil. Fut créé un niveau d'appel dans la juridiction administrative, à l'instar de la juridiction judiciaire : les Cours administratives d'appel, qui s'incrémentent dans la continuité de la création des tribunaux administratifs.

I) Le Conseil d'État

Le Conseil d'État, comme son nom l'indique, conseille l'État. Mais il dispose également d'attributions juridictionnelles : il est la juridiction suprême de l'ordre administratif. Aussi est-il susceptible de connaître, par le jeu des voies de recours, de toutes les décisions rendues par toutes les juridictions administratives. Cette fonction juridictionnelle, le Conseil d'État l'exerce au sein d'une seule section sur six, la Section du contentieux. En raison de l'importance du contentieux administratif, on a subdivisé la Section du contentieux en dix sous-sections pas spécialisées de manière rigide comme c’est le cas à la Cour de cassation. Les décisions rendues par le Conseil d'État sont des arrêts rendus (par ordonnance si juge unique) dans des formations de jugement variables, plus ou moins solennel : assemblée, section, sous-sections réunies (2 sous sections réunies), sous-section statuant seule. Le Conseil d'État est officiellement présidé par le Premier ministre — ce qui est tout à fait fictif — et est présidé dans les faits par un vice-président (poste prestigieux, 200 membres).

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Les plus anciens conseillers d'État acquièrent ce titre quand ils ont une grande expérience de la profession. Ils peuvent également être maîtres des requêtes, voire auditeurs lorsqu'ils sortent fraîchement de l'ENA (on commence par être auditeur puis maitre de requête et on devient conseiller d’Etat), ils participent aux 2 attributions du CE, principe de double rattachement. Ils ne sont pas des magistrats, mais occupent la place de fonctionnaire, avec quelque garanties de statuts, les membres du CE sont inamovibles. La plupart des membres du Conseil d'État participent aux deux fonctions administrative et juridictionnelle. Cette double-appartenance permet aux membres du Conseil d'État de savoir ce qu'est l'action administrative. S'ils n'ont curieusement pas le statut de magistrat, ils bénéficient des mêmes protections, notamment d'une inamovibilité de fait. L'avancement se fait exclusivement à l'ancienneté.

II) Les tribunaux administratifs et Cours administratives d'appel

Le 30 septembre 1953, les conseils de préfecture deviennent les tribunaux administratifs. On en a réduit le nombre : un tribunal administratif dispose d'un ressort de deux à quatre départements, tandis qu'il existait autrefois un conseil de préfecture par département. On a donné à ces tribunaux administratifs la qualité de juges de droit commun en premier ressort, compétence ôtée, donc, au Conseil d'État. Il existe 42 tribunaux administratifs, dont 31 en métropole. Comme le Conseil d'État, il exercent deux types de fonctions : une consultative, une juridictionnelle. Dans les faits, ces tribunaux n'ont qu'une activité juridictionnelle : les préfets se contrefoutent des avis qu'ils rendent et ne les sollicitent jamais. Les Cours administratives d'appel ont été créées par la loi du 31 décembre 1987 et sont entrées en fonction le 1er janvier 1989. Elles sont aujourd'hui au nombre de huit, alors qu'il en existait cinq à l'origine. Elles sont compétentes pour connaître des appels dirigés contre les jugements rendus par les tribunaux administratifs de leur ressort. Les tribunaux administratifs et les Cours administratives d'appel sont un corps unique : on l'appelle le corps des tribunaux administratifs et des Cours administratives d'appel. La qualité de magistrat est explicitement attribuée à ses juges. Le recrutement se fait également à la sortie de l'ENA.

III) Les juridictions administratives spécialisées

Il existe un très grand nombre de juridictions administratives spécialisées; elles ont une compétence d'attribution. Cette compétence leur est attribuée par soustraction à la compétence des juges de droit commun en premier et deuxième ressort. On estime leur nombre à 900, dont une trentaine à compétence nationale. Elles traitent de domaines extrêmement variés : sections disciplinaires des universités, de l'ordre des médecins (qui disposent d'ailleurs d'une juridiction d'appel), finances publiques... Certaines juridictions spécialisées se contentent d'annuler des actes administratifs, d'autres prononcent des sanctions disciplinaires. Elles peuvent également délivrer un quitus lorsque tout va bien ou une mise en débet lorsqu'elles doivent remplir leurs poches. Des non professionnels peuvent participer aux juridictions spécialisées. Certaines d'entre ces juridictions sont juges en premier et dernier ressort, la Cour des comptes lorsqu'elle statue sur les comptes des comptables publics de l'État par exemple. Elles peuvent également statuer seulement en premier ressort. L'appel est possible soit devant le Conseil d'État, ce qui est très rare, soit devant une juridiction d'appel spécialisée (notamment devant le Conseil national de l'Ordre des médecins pour faire appel d'une décision rendue par une section disciplinaire du même ordre par exemple).

Sous-section 2 : La compétence des juridictions administratives

La compétence d'une juridiction administrative s'apprécie à deux points de vue. On trouve d'abord un critère matériel, qui consiste à regarder ce qui est contesté (ou au type de recours exercé contre elle) : est-

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ce une décision administrative, un jugement ? S'il s'agit d'une décision administrative, on la conteste; s'il s'agit d'un jugement, on forme un pourvoi en cassation. On utilise un recours pour mettre en cause le rendu d'un jugement. Une fois décidé le type de juridiction qu'il faut saisir, il s'agit de déterminer celle qui est territorialement compétente. Cette question, évidemment, ne se pose pas si l'analyse matérielle nous dirige vers une juridiction sui generis, le Conseil d'État par exemple. Cette double analyse, matérielle et territoriale, est susceptible de provoquer des erreurs. On peut se tromper dans l'analyse de la compétence matérielle, de la compétence territoriale... Pour le justiciable, heureusement, il existe des mécanismes de ré-aiguillage des compétences. Si l'on saisit le mauvais tribunal administratif, par exemple, celui-ci va renvoyer le dossier au tribunal compétent et en informer le justiciable.

P1 : Le premier ressort

Les juges administratifs sont juges de droit commun depuis 1953. La compétence de droit commun implique que la juridiction qui en dispose est compétente dès lors qu'aucune autre ne l'est en vertu d'un texte exprès. On ne peut définir positivement ce qui est de la compétence des juridictions de droit commun. Pour déterminer si un litige relève de la compétence du TA, il convient de vérifier qu'aucune autre juridiction n'est compétente pour en connaître. Ceci dit, il reste à déterminer lequel des 42 TA est territorialement compétent. Se pose la question de la compétence territoriale. En principe, est territorialement compétent le TA dans le ressort duquel a son siège l'autorité qui a signé l'acte attaqué. Dans un système relativement centralisé, néanmoins, il y a dès lors des risques d'engorgement excessif du TA de Paris. D'où l'existence de dérogations au critère principal. Elles sont posées dans le Code de justice administrative aux articles R. 312-6 et suivants. Encore faut-il savoir si le TA est bel et bien compétent : il faut savoir quelle juridiction a des compétences d'attribution en premier ressort. La première catégorie est celle des juridictions administratives spéciales (conseils disciplinaires, Cour des comptes, chambres territoriales des comptes...). Les Cours administratives d'appel peuvent être compétentes en premier ressort, ce qui relève d'une logique désastreuse. Le Conseil d'État est quant à lui juge d'attribution en premier ressort.

Affirmer ceci implique qu'il soit possible, dans certaines matières, de porter directement un recours devant le Conseil d'État. Puisque c'est lui qui statue, il n'y a ni appel, ni pourvoi en cassation possible. Cela peut choquer, mais c'est en réalité satisfaisant en termes pratiques : on ne perd pas de temps.

Les recours contre les décrets, les ordonnances, les actes réglementaires des ministres, doivent être portés devant le Conseil d'État. Cela vaut également pour les actes réglementaires des autres autorités nationales. Les circulaires et instructions émanant de ces autorités sont portées devant le Conseil d'État. Il y a également recours contre les décisions prises par douze AAI, identifiées dans l'article R. 311-1 du CJA, ce qui exclut toutes les autres. Doit être également mentionnée la compétence du Conseil d'État en premier ressort pour les recours en interprétation et en appréciation de légalité des actes suscités. La compétence du Conseil d'État est surtout considérée pour des raisons de prestige. Les litiges portant sur le recrutement et la discipline des agents publics nommés par décret du président de la République sont portés devant le Conseil d'État. Les recours dirigés contre l'État du fait de la lenteur de la juridiction administrative sont également portés devant le Conseil d'État. Sa compétence d'attribution en premier ressort n'est donc pas négligeable.

II) L'appel

L'appel est une voie de recours ouverte contre des décisions rendues par des juridictions statuant en premier ressort. Il concrétise le double-degré de juridiction : le juge d'appel peut réexaminer l'ensemble du litige, tant quant au respect des droits qu'aux problèmes de faits posés par le litige; et ce, à la différence du juge de cassation, qui n'est que le juge du droit. Depuis la loi du 31 décembre 1987, la compétence en appel est réorganisée. Désormais, les CAA sont juges des appels formés contre les jugements des TA. Cette compétence connaît une limite, et une exception.

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• La limite : les jugements en cause ne doivent pas avoir été rendus en premier et dernier ressort. Seul le pourvoi en cassation est alors possible. Or, il est des cas dans lesquels les TA statuent en premier et dernier ressort. Les contentieux portant sur un aspect pécuniaire inférieur à 10.000€ sont notamment concernés.

• L'exception : le Conseil d'État est présent à tous les degrés de juridiction. Il a une compétence d'appel. Il est dans ce cadre compétent pour connaître des jugements rendus dans certains litiges par les TA, comme prévu par le CJA. C'est le cas principalement dans les recours en appréciation de légalité et en matière électorale : les TA statuant en premier ressort sur les élections municipales et cantonnales, l'appel est formé devant le Conseil d'État pour des questions de rapidité. Cela pose une question : qui est le juge d'appel de droit commun ? Sont-ce les Cours administratives d'appel ? Est-ce une autre juridiction ? Si oui, ce ne peut être que le Conseil d'État; et c'est effectivement le cas. Les TA sont juges de droit commun en premier ressort. Par voie de conséquence, quantitativement, les CAA connaissent de l'essentiel des appels formés contre les jugements rendus par les TA. Mais juridiquement, on ne peut pas dire que cette compétence soit celle de droit commun. La compétence de la CAA est en effet déterminée négativement, en une phrase, qui certes a une portée générale, mais osef : elle n'a qu'une compétence d'attribution. Quand on a éliminé les compétences d'appel d'attribution, il ne reste plus que le Conseil d'État, bien que quantitativement, sa compétence d'appel soit marginale.

III) La cassation

La difficulté est ici moindre : il n'y a qu'un seul juge de cassation, le Conseil d'État. On le retrouve partout (c’est le juge suprême). Par le jeu des voies de recours, notamment du pourvoi en cassation, il est susceptible de connaître de toutes les décisions rendues par toutes les juridictions administratives françaises. Ce pourvoi est ouvert même sans texte — c'est un principe général du droit — à l'encontre des décisions rendues en premier ressort ou en premier et dernier ressort par toute juridiction administrative (le pourvoi en cassation est exerçable en vertu d’un principe générale de droit contre n’importe quelle décision et de n’importe quel sorte)(CE Ass. D'Aillières, 7 février 1947 évoque ce principe général de droit). Le contrôle de cassation est un contrôle du respect du droit, qui suffit à assurer l'unité de la jurisprudence en droit administratif. Le Conseil d'État, après avoir statué en cassation et éventuellement cassé la décision rendue en dernier ressort, doit normalement renvoyer l'affaire devant une juridiction d'appel. La loi du 31 décembre 1987 l'autorise néanmoins à se prononcer lui-même au fond, dans la foulée, pour gagner du temps, ceci dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice. Il ne se prive pas de le faire. Enfin, si cela ne relève pas à proprement parler de la cassation, « le Conseil d'État peut être saisi par les TA ou CAA de questions de droit nouvelles présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges » (selon le loi du 31 décembre 1987, c’est pour obtenir très vite une solution et cela empêche les parties de faire à nouveau appel). À ce moment-là, il rend un avis sur cette question de droit, avis qui ne lie ni le TA, ni la CAA. Cette procédure permet de connaître par avance sa position sur ladite question, afin d'inciter les parties à ne pas contester la décision qui va être rendue par la CAA ou le TA.

Chapitre 2 : Les recours juridictionnels

On constate, en matière de contentieux administratif, qu'il s'agit d'un droit d'origine essentiellement jurisprudentiel. Le Code de justice administrative s'occupe de la plupart des procédures applicables devant les juridictions administratives. On y trouve des principes très techniques; mais l'ossature des recours, leurs grands principes, se trouve dans la jurisprudence.

Section 1 : La distinction des recours

L'originalité tient ici au fait que les actions à la disposition des individus sont en nombre restreint, et doivent être présentées selon des règles strictes (peu de recours à la disposition du justiciable et les parties doivent trouver le bon recours contrainte). On connaît une distinction des recours qui opère comme un corset : le justiciable doit couler son action dans l'un ou l'autre des recours à sa disposition. En procédure civile, il n'y a pas semblable contrainte.

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Pour bien comprendre cette distinction des recours, il faut dire deux mots des classifications doctrinales qui peuvent être formalisées. La première a un impact important en droit positif; l'autre n'en a pas, mais son intérêt est pédagogique.

• On doit la première à l'un des premiers vice présidents du Conseil d'État, Édouard Laferrière. Il produit dans les années 1880 un ouvrage traitant des recours contentieux devant le juge administratif. Dans cet ouvrage, Laferrière propose une distinction des recours en fonction des pouvoirs du juge :

— « Le plein contentieux », ou « contentieux de pleine juridiction » : ce contentieux donne au juge administratif l'étendue maximale des pouvoirs dont il peut disposer. Il peut annuler, réformer la décision administrative; il peut également substituer sa propre appréciation à celle de l'administration et condamner celle-ci à des dommages-intérêts. Cela ressemble à ce que fait le juge judiciaire.

— « Le contentieux de l'annulation » : il n'y a ici aucun doute sur le pouvoir du juge, qui est celui d'annuler la décision contestée devant lui (la distinction va s’éteindre rétroactivement, on va faire comme si rien n’a existé, c’est donc un pouvoir radical).

— « Le contentieux de la déclaration » : comme son nom l'indique, il conduit le juge à donner son sens (il déclare tout simplement), du moins à porter une appréciation, sur un acte qui lui est soumis, sans que cet acte ne soit remis en cause. Son contenu, son existence n'est pas affecté.

— « Le contentieux de la répression » : il s'agit pour le juge de prononcer une sanction. C'est en quelque sorte l'équivalent de ce que fait le juge pénal.

Cette classification en quatre branches est largement reprise aujourd'hui en droit positif, en particulier en ce qui concerne la distinction entre pleine juridiction et annulation. Le droit positif y attache des conséquences concrètes : on n'exerce pas de la même manière un recours pour excès de pouvoir et un contentieux de pleine juridiction. Cette distinction repose sur un critère formel, celui des pouvoirs du juge, qui n'a pas grand intérêt en matière de voies de recours. D'où l'intérêt de la présentation doctrinale de Léon Duguit.

• Léon Duguit (grand intellectuel), de l'école du service public, a réfléchi sur la présentation des recours, présentation qu'il opère en deux branches :

— Les recours objectifs, qui ne posent au juge qu'une question de droit (pure question de légalité);

— Les recours subjectifs, qui amènent à porter une appréciation sur la situation d'une personne (les droits de la personne qui forme un pourvoi : quels droits à t elle ? DI…).

Cette distinction, qui paraît très simple, est plus cohérente que celle de Laferrière : elle se rapporte à l'objet du litige, à la question soumise au juge. On voit ensuite les pouvoirs qu'il peut déployer. Elle n'est cependant pas véritablement reprise en droit positif. On distingue le plein contentieux objectif (qui ne pose qu’une question de légalité le contentieux fiscal) du plein contentieux subjectif (contentieux contractuel…). Le contentieux fiscal, par exemple, implique des pouvoirs très étendus du juge administratif. C'est un contentieux objectif. Le contentieux subjectif peut concerner, quant à lui, la réparation d'un dommage causé par l'administration.L’objet du litige peut viser un acte ou une personne .

Sous-section 1 : Les contentieux des actes

On est en présence d'un trait particulièrement original du contentieux administratif français. Il ouvre très largement aux individus la possibilité de contester des actes pris par les autorités administratives françaises. Le privilège du préalable est en effet propre à l'administration : ce privilège signifie que l'administration, lorsqu'elle veut imposer sa volonté aux individus, doit prendre une décision qui va s'imposer à eux immédiatement (le caractère exécutoire des décisions administratives). Les particuliers, quant à eux, sont contraints de saisir le juge pour obtenir cette force obligatoire de leur volonté (d'autant plus que c'est la volonté du juge, et non la leur, qui triomphe). Ce privilège du préalable, le Conseil d'État

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lui a donné une qualité unique : c'est une "règle fondamentale du droit public" (CE 2 juillet 1982, Huglo p 256 les destinataires doivent respecter la volonté du juge une fois prise).Les particuliers peuvent exercer un recours pour contester la décision de l'administration. Il faut des recours en contestation des actes.Maurice Hauriou a dit « c’est le prix du privilège préalable », les personnes sont tenues de respecter la décision même si elles interjettent appel, cependant ils ont le droit de contester la décision et faire appel.

I) Le recours en annulation

Il s'agit de contester une décision administrative qui déplaît à son contestataire. L'annulation implique la disparition rétroactive et erga omnes de l'acte en cause (on annule un acte pour le passé, le présent et le futur). Celui-ci, s'il est annulé par le juge, est censé n'avoir jamais existé. C'est sans aucun doute radical; ce pouvoir d'annulation est le seul pouvoir du juge du recours pour excès de pouvoir, recours principal destiné à l'annulation des décisions de l'administration. Ce recours ne permet l'annulation que d'un acte illégal, et non pas seulement inopportun. Le juge du plein contentieux peut lui aussi annuler un acte administratif; mais il peut faire plus, ce qui explique la distinction de Laferrière. Dans le cas du recours pour excès de pouvoir, le juge se place à la date où cet acte a été signé, non pas à la date où lui, juge de l'excès de pouvoir, statue. Il doit annuler l'acte rétroactivement : c'est au jour où il a été pris qu'il doit disparaître. L'ordonnancement juridique est apuré d'une illégalité apparue avec la signature de l'acte. C'est, bien entendu, totalement fictif : l'acte a existé, a longtemps déployé ses effets; le juge de l'annulation s'efforce néanmoins de rétablir l'ordonnancement juridique dans l'état où il était avant l'acte en cause. C'est toutefois impossible dans certains cas, voire très dangereux. On pourrait remettre en cause des dizaines de milliers d'applications de cet acte. Cela s'était produit en matière d'assurance chômage; ce fut désastreux. Il se reconnut donc le pouvoir de paralyser l'effet rétroactif de l'annulation. Il reporte à quelques mois l'effet annulatoire de sa décision, pour laisser à l'autorité administrative compétente le temps de prendre un autre acte qui prendra le relai sans hiatus de cet acte annulé. Cette paralysie des effets de l'annulation fut décidée dans un arrêt d'assemblée du 11 mai 2004, Association AC ! (le juge peut désormais annuler l’effet rétroactif, donc les effets passés peuvent toujours exister en tant que tel et la nouvelle décision qu’il prend sera effective après quelque mois afin de laisser le temps à l’administration de prendre ses dispositions).

Cette rétroactivité se produit erga omnes : il est logique que l'annulation d'un acte illégal profite à tout administré. Cette annulation revêt l'autorité absolue de chose jugée. L'illégalité d'un acte profite à tout individu. La conséquence est intéressante : elle doit être respectée dans tout autre litige (car le décret si annulé, disparaît pour tout le monde). Si le juge administratif a annulé un acte au coeur d'un autre litige et que le litige en cause dépend de la légalité de cet acte, c'est au juge de soulever d'office le moyen tiré de l'annulation de l'acte par le juge de l'excès de pouvoir (le recours pour excès de pouvoir est ouvert même sans texte, contre toute décisi. Plus aucun juge ne peut en tirer de conséquences. Il faut que le moyen tiré de l'autorité absolue de chose jugée soit d'ordre public. Le pouvoir d'annulation du juge de l'excès de pouvoir est donc considérable quant à son impact; d'autant plus que le recours pour excès de pouvoir est ouvert même sans texte contre toute décision administrative. Dans un arrêt d'assemblée Dame Lamotte du 17 février 1950 (le recours pour excès de pouvoir est un principe général de droit il peut être exercé conte tout acte de l’administration), le Conseil d'État précise que toute décision de l'administration, quelqu'elle soit, peut, même sans texte, être contestée devant le juge de l'excès de pouvoir. C'est donc là un outil extraordinaire.

Il y a néanmoins une limite à l'arrêt Dame Lamotte. Le REP est admis devant toute décision de l'administration, mais pas à l'encontre des contrats. Le contrat est en effet un accord de volonté. On connaît toutefois une dérogation et une limite.

• La dérogation : prévue par la jurisprudence, elle ouvre aux tiers la possibilité de contester le contrat de recrutement d'un agent public devant le juge de l'excès de pouvoir (CE sec 30 octobre 1998, Ville de Lisieux p 375).

• La limite : le recours pour excès de pouvoir est possible à l'encontre des clauses réglementaire des contrats administratifs (CE ass 10 juillet 1996, Cayzeele p 274).

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- on peut former soit même un recours pour excès de pouvoir sans avoir a être représenté par le ministère d’un avocat. (a voir ça).

- L’annulation le pouvoir commun, il peut intervenir même pour le recours de plein contentieux néanmoins il a des règles particulières (donc pas seulement pour excès de pouvoir).

II) Le contentieux de la déclaration

Conformément aux distinctions de Laferrière, il s'agit de recours tendant à demander au juge administratif une appréciation sur le sens ou la légalité d'un acte. Ce sens, cette légalité, conditionnent l'issue d'un litige. La question du sens, de l'appréciation de légalité se greffe sur ce litige : c'est une question incidente. Ce n'est néanmoins pas toujours le cas. Le plus souvent, néanmoins, le contentieux de la déclaration est incident : il s'exerce après ou dans le cadre d'un recours principal, dont l'issue dépend d'une question incidente qui doit donner lieu à un autre recours.

A) Le recours en déclaration d'inexistence

Ce recours, si l'on reprend la distinction de Duguit, ne pose qu'une question de droit objectif : le juge administratif est amené à se prononcer sur l'existence d'un acte administratif (il doit déclarer que le texte est inexistant : l’acte est entaché d’une illégalité telle qu’on ne peut même pas admettre que cet acte existe). S'il faut apprécier cette existence, ce n'est pas pour s'interroger quant à la régularité de sa signature, de son élaboration; c'est qu'elle est contestée parce que l'acte est entâché d'une illégalité gravissime, à tel point qu'on ne peut considérer qu'il existe. Ce recours n'est pas incident : une personne demande l'inexistence de l'acte entâché d'une illégalité flagrante. Mais alors, pourquoi ne pas passer par le recours pour excès de pouvoir ? D'autres éléments, ici, entrent en considération. Il y a d'abord la volonté de blâmer l'administration. La déclaration d'inexistence est presque une sanction morale, outre que juridique. Le juge n'annule pas l'acte; il constate qu'il est inexistant. Puisque l'acte est inexistant, il n'y a pas de recours contre lui, d'où la déclaration. Le délai du recours pour excès de pouvoir ne s'applique pas à cette déclaration, aussi peut-on la demander postérieurement à son expiration (il est dépourvu de délai de recours, il peut donc être exercer à toute époque). Ce type de cas est rarissime.

B) Le recours en appréciation de légalité

Ce recours ne pose également qu'une question de droit objectif : il s'agit de vérifier la légalité d'une décision de l'administration. Ce recours en appréciation de légalité peut parfois viser un contrat : on peut demander au juge de constater l'invalidité de celui-ci. Il vise dans la grande majorité des cas des actes unilatéraux. Ce recours en appréciation de légalité, contrairement au précédent, n'est qu'incident (il se greffe sur un autre recours) : on ne peut le déposer à titre principal. Il s'agit d'une question qui conditionne l'issue de ce recours principal. Mais alors, dans quel cas peut-on imaginer qu'à l'occasion d'un recours principal, apparaît une question incidente qui implique un nouveau recours ? Lorsque le juge du principal n'est pas compétent pour se prononcer sur la question incidente. Cette hypothèse ne concerne plus aujourd'hui que les juridictions judiciaires non répressives : civiles, commerciales et sociales (16 juillet 1923 arrêt Setfonds à voir). Ces juridictions ont en effet, aujourd'hui, la compétence d'une part pour constater l'incompatibilité d'un acte administratif avec le droit de l'Union européenne, d'autre part pour constater l'illégalité manifeste de tout acte administratif (lorsqu’elle est illégale manifeste au regard de la jurisprudence établie) intervenant devant elle. Cette solution résulte d'un arrêt du Tribunal des Conflits du 17 octobre 2011, SCEA du Chéneau. Lorsqu'il n'y a pas « d'illégalité manifeste » ou « d'incompatibilité avec le droit européen », les juridictions judiciaires sont incompétentes pour se prononcer sur l'illégalité de la décision en cause dans les autres cas le juge judiciaire doit surseoir à juger et doit renvoyer la question. La partie concernée va former un recours en appréciation de légalité, le porter devant le juge administratif, attendre la réponse, puis revenir devant le juge judiciaire en tirant les conséquences de la décision rendue par la juridiction administrative. Depuis assez longtemps, en revanche, les juridictions judiciaires répressives bénéficient d'une "plénitude de compétence" pour apprécier la légalité d'un acte administratif (l’acte litigieux détermine l’issue du recours, et alors peut il apprécier lui même la légalité de l’acte ? Oui A 111-5 du code pénal) . Cela se retrouve à l'article 111-5 du Code pénal. Pour le reste, il s'agit de savoir si un tribunal administratif

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peut être incompétent pour se prononcer sur un acte administratif. Aucun problème dans cette hypothèse : chaque juge administratif dispose d'une plénitude de compétence en la matière. Il peut statuer lui-même sur la légalité d'un acte administratif puisqu'il n'y a pas de question préjudicielle entre juridictions administratives (Art. R. 312-3 CJA). Si se pose la question de la légalité d'un décret, par exemple, il s'agira d'une question incidente.

Le recours en appréciation de légalité vise à demander à un juge de se prononcer sur la légalité de l'acte. Il se contente de déclarer si l'acte est légal. Si le requérant ne montre pas l'illégalité de l'acte, le juge se contente de rejeter le recours. Ce recours n'aboutit pas à l'annulation de l'acte : il n'a aucun impact sur son existence. Il ne donne qu'une information sur sa validité. Puisqu'il n'y a pas d'impact sur cette existence, on considère que cette déclaration d'illégalité n'a pas autorité absolue de chose jugée.

C) Le recours en interprétation

Il s'agit de donner son sens à un acte administratif, qu'il soit unilatéral ou contractuel (administratif), ou sur un jugement d’une instance administrative, par le juge administratif. Il peut même consister à demander au juge administratif de préciser le sens de son jugement. Ce recours peut être exercé tant par voie d'action, en tant que litige principal, que par voie d'exception.

III) La réformation des actes

Dans certains domaines, le juge administratif se dote soit par des textes particuliers, soit par la jurisprudence, de pouvoirs qui dépassent l'annulation de l'acte. Il peut notamment réformer la décision contestée devant lui, c'est-à-dire la modifier et se substituer à l'autorité administrative qui avait pris cette décision pour prendre une autre décision à sa place. Le juge doit se placer à la date à laquelle il statue. Il évalue la légalité de cette décision en fonction de l'état du droit au jour où il statue. Cela a parfois un impact : il existe des hypothèses dans lesquelles un acte est édicté de manière parfaitement légale au jour de sa signature, mais devient par la suite illégal, soit parce que l'ordonnancement juridique évolue, soit parce que les faits changent. Dans ce cas, le juge du plein contentieux va annuler cet acte, légal à l'origine. Le juge administratif se place en administrateur; d'où des critiques que l'on peut faire prévaloir contre cette hypothèse. On est un peu limite au niveau de la séparation des pouvoirs : le juge se substitue à l'administration. Ces hypothèses sont néanmoins rares. Citons-en les principaux :• Le contentieux fiscal : on peut contester les impositions prévues par l'administration fiscale. Le juge modifie le montant des impôts.• Le contentieux électoral : il s'agit également d'un contentieux objectif. Il se place également au jour où il statue et modifie éventuellement le résultat du scrutin (les élections cantonales et régionales qui sont régies de droit administratif). La modification du scrutin est rarissime ;• Le contentieux des ICPE (Installations Classées pour la Protection de l'Environnement) sont subordonnées à une autorisation, laquelle peut être contestée, par des riverains par exemple. Cela relève du juge du plein contentieux. Le juge saisi peut accroître les contraintes anti-pollution.• Les édifices menaçant ruine : ils sont dangereux pour les riverains. Il existe une police de ces édifices.

On est dans le plein contentieux ! le juge du plein contentieux peut ne pas modifier il peut l’annuler. Un juge électoral est un juge de plein contentieux. Le juge de plein contentieux ressemble à l’administrateur (il statue au droit en vigueur au moment où il statue … à voir).

Sous-section 2 : Le contentieux des personnes

Ces contentieux mettent en cause les droits et obligations d'individus, de personnes déterminées. C'est la situation subjective d'une ou plusieurs personnes qui est au coeur du litige. Pour reprendre la classification de Duguit, il s'agit de contentieux subjectifs. Puisqu'ils relèvent du contentieux subjectif, ils

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ne peuvent pas être du recours pour excès de pouvoir. Ce sont, dans la classification de Duguit, le contentieux de pleine juridiction et le contentieux de la répression.

I) La protection des droits des personnes

Ici, il s'agit de protéger les droits subjectifs des individus, personnes physiques ou morales. Une remarque s'impose : si ceux-ci relève du contentieux des personnes, le recours du juge administratif doit être dirigé contre un acte de l'administration. Il faut comprendre que même lorsqu'il est possible de faire valoir la défense de ses droits subjectifs, il faut attaquer une décision de l'administration devant elle. Ce n'est que lorsqu'elle rejette la demande (d'indemnisation ?) que cette décision de rejet est contestable devant le juge administratif. Seul cet acte est recevable devant le juge administratif. Ces droits que l'on peut faire respecter par l'administration sont d'abord extracontractuels : c'est là le droit de la responsabilité de la puissance publique. On subit un préjudice du fait de l'administration; on peut en demander la réparation. On trouve également le contentieux contractuel : l'une des parties ne respecte pas ses engagements contractuels. L'autre saisit le juge administratif pour les faire respecter.

II) La répression des infractions des personnes

Le juge administratif dispose parfois d'attributions similaires à celles du juge pénal : on le saisit pour qu'il prononce une sanction contre un individu (contraventions de grandes voieries, répressions des infractions de règles comptables et financières, enfin lorsqu’il y a une juridiction administrative spéciale). Ce juge, lorsqu'il est ainsi chargé d'une mission de répression, doit respecter les garanties fondamentales du procès pénal. Ces hypothèses sont rares, mais elles existent, notamment en matière de discipline universitaire. L'hypothèse la plus ancienne et la plus connue est celle de la répression des contraventions de grande voirie. Derrière cette expression inintelligible se cache une procédure de sanction des personnes qui détruisent, détériorent des biens relevant du domaine public non routier.

Section 2 : L'exercice des recours

À ce titre, quelques remarques préalables s'imposent. Les questions que le juge doit examiner se posent toujours dans le même ordre :• Mon ordre de juridiction est-il compétent pour connaître de ce recours ?• En son sein, suis-je le juge compétent ? cette question se dédouble (si c’est la juridiction administrative, et si oui au sein de l’ordre administratif suis je compétent à mon niveau ?)• Le recours dont je suis compétemment saisi est-il recevable ? la recevabilité ==> je dois passer en revue les règles de recevabilité.• Si oui, je l'examine au fond et je vérifie si M. Seiller doit ou non être interdit de correction. La réponse est alors fonction du degré de sadisme du juge.  il faut ensuite examiner le fond de l’affaire si le requérant est fondé à poser cette question. Cet ordre logique est parfois inversé (on va voir le juge rejeter le recours au fonds alors même qu’il n’ai pas vérifié au préalable s’il était compétent (il passe de la première étape à la troisième, cela veut dire que le juge dit que sur le fond tu avait tort peu importe le niveau de juridiction en cours il a tort). Si le requérant ne respecte pas les règles de compétence ou les règles de recevabilité, l'erreur qu'il commet est un moyen d'ordre public que le juge saisi du recours devra soulever d'office. Si le défendeur ne s'en aperçoit pas, le juge est tenu de vérifier lui-même sa compétence et la recevabilité du recours et de dire spontanément qu'il est incompétent. La portée d'une décision du juge administratif résulte parfois de ce qu'il a implicitement accepté sa compétence. Tout ceci est l'ordre normal d'examen des questions portées devant le juge administratif. Il existe néanmoins une hypothèse dans laquel le juge statue au fond sans vérifier la recevabilité d'un recours. Cela ne peut avoir lieu que pour rejeter un recours au fond sans avoir au préalable vérifié cette recevabilité. Quelque fois, les questions de recevabilité sont délicates. Cette technique de rejet au fond d'un recours sans examen de recevabilité apparaît explicitement dans les arrêts, par la formule suivante : "sans qu'il soit besoin de statuer sur la recevabilité de la requête ou du recours". Les conditions de recevabilité sont nombreuses. On évoquera seulement l'existence de conditions formelles : il faut formuler sa demande en français, énoncer de manière précise les conclusions

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(précisément ce qu’on demande et des moyens qu’on annonce), la motivation de son recours à l'appui des conclusions...

Sous-section 1 : La recevabilité rationae personae

Les recours devant les juridictions administratives doivent être portés par des personnes capables. Ces questions de capacité sont organisées par le Code civil, que le juge administratif reprend pour les examiner (CE 18 octobre 2002, Diraison). Il faut ensuite que la personne justifie d'un intérêt qui lui donne qualité à agir.

I) L'intérêt à agir

On reconnaît de manière unanime que le prétoire du juge administratif est très largement ouvert : il est facile de saisir ce juge. Le requérant a souvent un intérêt à agir en ce que cette notion est entendue très souplement. Il existe néanmoins la limite, pragmatique, selon laquelle le juge administratif n'accepte pas l'actio popularis : cela consisterait à admettre que n'importe qui puisse contester n'importe quelle décision dès lors qu'il l'estime illégale. On doit pouvoir montrer au juge que la décision a un impact, aussi ténu fût-il, sur sa situation. Cet intérêt à agir donne la qualité à saisir le juge.

On peut faire valoir plusieurs intérêts à agir, répertoriés dans des classifications. On oppose intérêt matériel et intérêt moral/intérêt collectif et intérêt individuel.

A) L'intérêt collectif

L'intérêt collectif ne concerne que les recours exercés par les personnes morales. Le juge administratif l'admet depuis très longtemps. Il l'a reconnu dans un arrêt du 28 décembre 1906, Syndicat des patrons coiffeurs de Limoge. Deux remarques doivent être formulées :

• L'intérêt collectif s'oppose à l'intérêt individuel. Il ne faut pas, en revanche, l'opposer à l'intérêt personnel, catégorie illustrée d'une part par l'intérêt collectif, d'autre part par l'intérêt individuel. Par exemple, un syndicat veut contester une décision prise par l'administration portant atteinte à son patrimoine (ex : la défense du patrimoine historique). Ce syndicat peut agir pour la défense de son local syndical; il fait valoir un intérêt personnel, et plus précisément individuel : c'est son patrimoine. Mais lorsqu'il agit, ce syndicat agit au nom des salariés qui en sont les adhérents. Il agit alors dans un intérêt personnel, mais collectif : il incarne les intérêts de tous ses adhérents, voire de la profession entière. Seule, donc, une personne morale peut défendre un intérêt collectif.

• Il faut comprendre comment s'organise la défense des intérêts collectifs par un syndicat. Lorsqu'il prend en charge la défense des intérêts collectifs du groupe, cela ne lui permet pas nécessairement de défendre les intérêts individuels de chacun des membres de ce groupe. Le juge retient ici une distinction qui peut paraître choquante : il admet qu'un syndicat puisse agir à l'encontre d'une mesure individuelle favorable à son destinataire. Un syndicat de fonctionnaires peut agir, par exemple, contre l'avancement, la promotion, la prime de l'un des fonctionnaires de cette profession (Ville de Marseille, CE 10 juillet 1996). Le Conseil d'État est subtil : si l'on attribue telle prime à tel fonctionnaire, cela signifie qu'on la refuse à tous les autres. Dès lors, la décision favorable à son destinataire est défavorable à tous les autres. Le syndicat peut donc agir. Inversement, ce même syndicat n'est pas recevable à agir contre les mesures individuelles défavorables à leur destinataire, donc à l'un des membres de la profession. On se trouve dans l'hypothèse inverse : la mesure concernée n'est défavorable qu'à la personne visée, non aux autres. Cela semble être très restrictif de l'intérêt à agir des syndicats. En réalité, la personne cherche à être suppléée par le syndicat en y adhérant; or, le syndicat ne peut que intervenir qu'à l'appui du recours de l'agent, et non à la place de cet agent.

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B) L'appréciation de l'intérêt à agir

Dans le cadre du contentieux des personnes, l'intérêt à agir n'est pas douteux : il est immédiat. Le dommage suffit à établir l'intérêt de la personne qui agit. Dans le contentieux des actes, en revanche, cette appréciation n'est pas toujours si simple : l'acte est parfois individuel — il n'y a pas dans ce cas de difficulté —, mais peut également être réglementaire — on n'est alors pas certain que le requérant rentre dans le champ des destinataires présents ou futurs de cet acte. Il faut s'en assurer : si ce n'est pas le cas, il n'a pas d'intérêt à agir. D'où des hésitations, parfois, quant à l'intérêt à agir. Mais cette appréciation développée par le juge administratif est très favorable au justiciable.

• On constate d'abord que des individus, en raison de leur situation particulière, sont recevables à agir par leur seule qualité (donc ès qualité). Un contribuable local, par exemple, qui paie des impôts locaux, peut contester la légalité de toute décision susceptible d'entraîner des dépenses de la part de la collectivité locale en question. Celle-ci est en effet susceptible, par conséquent, d'augmenter les impôts locaux. Le seul fait de payer lesdits impôts permet de contester toute décision impliquant une augmentation des dépenses, en prouvant la corrélation entre l'impôt et la dépense (Casanova, CE 29 mars 1901). Les délibérations du conseil municipal peuvent être par ailleurs contestées par tout administré de la municipalité, puisqu'elle le représente.

• Il faut prouver l'intérêt à agir du requérant, qui doit présenter certains caractères :— Il doit être réel, ce qui n'est pas le cas lorsque la décision contestée donne à l'individu entièrement satisfaction et lorsqu'il a lui-même suscitée sa prise (Diraison, précité).— Il doit aussi être présent (l’intérêt à agir présent s’oppose à l’intérêt à agir futur ou intérêt à agir hypothétique), et non simplement futur. Le futur, en termes d'intérêt à agir, est souvent, en effet, hypothétique. Si l'intérêt est futur, on doute de sa réalité, ce qui revient au premier caractère.— Le requérant doit se prévaloir d'un intérêt à agir adapté à l'acte qu'il conteste. Ce n'est pas parce que l'on habite rue d'Assas que l'on peut contester un décret réorganisant les études de droit. L'étudiant de cette faculté dispose en revanche d'un intérêt adapté. La situation doit être en relation avec l'impact de l'acte contesté.— L’intérêt à agir doit être suffisant. Ici, le juge est extrêmement souple; il admet que l'on ne soit affecté que de manière relativement ténue par l'acte (il ne faut pas que ce soit exagérément indirecte). Admettons que l'individu soit en deuxième année de droit. Un décret réforme les études doctorales. On a d'ores et déjà commencé une thèse parce qu'on est bouillant. Le juge acceptera peut-être un recours contre ce décret. Il faut simplement ne pas avoir aucun rapport avec l'acte contesté.

Ces quatre caractères peuvent faire penser que la reconnaissance d'agir est diminuée par leur nombre. Ce n'est pas le cas : le juge admet facilement l'intérêt à agir, hormis un seul domaine, dans lequel la législation et la jurisprudence sont plus difficiles. C'est la matière de l'urbanisme d'environnement : les associations, les riverains, ont en effet démultiplié leurs recours contre des décisions qui en relevaient. On a donc voulu les limiter, la plupart étant souvent trop faciles, trop légers et de nature à fragiliser le bon déroulement des opérations d'aménagement. Dans le Code de l'urbanisme, le législateur a restreint l'intérêt à agir des associations.

II) La représentation

Le recours déposé devant le juge administratif ne l'est pas forcément par la personne qui, juridiquement, agit en justice. Il s'agit parfois d'une autre personne. La première hypothèse, propre aux personnes morales, est celle dans laquelle une personne physique représente une personne morale par un recours. Cela pose souvent des difficultés. La question du ministère d'avocat transcende la question de la personnalité morale ou physique. La personne qui agit en justice est parfois obligée d'y recourir (il va exercer tout les recours en votre nom). Un avocat doit au moins avoir signé le recours déposé devant la juridiction administrative. Le recours pour excès de pouvoir est dispensé, notamment, du recours obligatoire au ministère d'avocat. En revanche, le principe est inversé en matière de recours de pleine juridiction : le recours de plein contentieux est subordonné au ministère d'avocat, principe qui supporte des exceptions (ex : dérogation au ministère d’avocat en matière de travaux publics, en matière de fonction publique ou bien s’il est une collectivité territoriale). C'est le cas en matière de travaux publics.

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III) les limitations des personnes publiques

La limitation des recours des personnes publiques, cas particulier, interdit de saisir le juge administratif d'un recours lui demandant de prendre une décision lorsqu'elle a le pouvoir de la prendre elle-même (elle doit exercer ses prérogatives). L'arrêt Préfet de l'Eure du 30 mai 1913 (dit qu’une personne publique doit exercer ses prérogatives et pas besoin de décision de juge) est topique de ce cas particulier, qui s'explique par le privilège du préalable : les personnes publiques peuvent imposer leur volonté immédiatement à des tiers. Ici, ce privilège devient une contrainte : elles doivent le mettre en oeuvre dès lors qu'elles en disposent. Cette jurisprudence connaît néanmoins des limites : le juge administratif est pragmatique. Parfois, l'administration se retrouve dans la situation d'une personne privée, en matière contractuelle par exemple. Elle se met en effet sur un pied d'égalité avec son partenaire. Lorsqu'on est en présence d'une personne publique exerçant un SPIC, elle peut également se présenter comme un commerçant ordinaire.

Sous-section 2 : La recevabilité rationae materiae

Le principe déjà énoncé est que l'on ne peut saisir le juge administratif que d'un recours contre une décision administrative dite "préalable" (le recours doit attaquer une décision prise par l’administration sinon le recours est non-recevable). En-dehors du contentieux de la répression, on ne peut agir devant le juge qu'en le saisissant d'un recours dirigé contre une telle décision, prise précédemment par l'administration. La règle de la décision préalable provient d'une époque ancienne, lorsqu'une décision avait été prise par un ministre-juge. Le Conseil d'État, par la justice déléguée, était "juge d'appel" contre les décisions rendues par le ministre en tant que juge. Avec l'arrêt Cadot, le juge a maintenu le principe du recours préalable, pour diverses raisons :

• Si l'on est obligé de demander à l'administration de satisfaire son souhait, plutôt que demander au juge de demander à l'administration de prendre une décision alors qu'elle peut y procéder spontanément, autant lui demander de le faire. Il existe en effet une chance d'obtenir une réponse directe, qui épargne une procédure juridictionnelle longue et parfois coûteuse. Premier avantage :Qlq fois il n’y a pas de décisions, l’administré va devoir s’adresser à l’administration pour statuer sur ce qu’il prétend ainsi il peut obtenir satisfaction. Second avantage : ce que demande l’un est souvent ce que refuse l’autre (l’administration), la réponse peut être négative, positive ou partiellement négative ou partiellement négative.

• Le principe du préalable permet également de lier le contentieux : on sait ce que l'on a demandé, ce que la décision a refusé; si c'est une décision est explicite, l'administration a motivé sa décision. Le contentieux trouve ses enjeux précisés.

I) La nécessité d'une décision

Il faut savoir identifier ce qu'est la décision qui lie le contentieux, avant de voir les exceptions. Avant de s’adresser au juge il faut avoir demander à l’administration de corriger l’erreur évoquée à défaut on va s’adresser au juge.

A) L'identification d'une décision

L'identification d'une décision soulève deux difficultés. C'est parfois l'existence-même de la décision qui est en cause. D'autres fois, on a un acte de l'administration sous les yeux, mais c'est la qualification de cet acte en tant que décision qui est douteuse. (on n’est pas encore en présence d edécision il faut être en présence d’une décision, avant d’apprécier la qualité de la décision).

1) L'existence d'une décision

Lorsque l'on exerce un REP, c'est la plupart du temps contre une décision prise spontanément par l'administration. En revanche, en cas de situation subjective — on a subi un dommage par exemple —,

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aucune décision n'est prise; pour pouvoir saisir le juge d'une action tendant à faire condamner l'administration en réparation, il faut d'abord apprécier la compétence de l'autorité. En plein contentieux subjectif, il faut s'adresser à l'administration avant de s'adresser au juge. (il faut que la victime s’adresse d’abord à l’administration pour indemnisation, la réponse préalable de l’administration si elle lui convient c’est bon sinon le requérent muni de la décision préalable devant le juge). Si l'administration se contente de fermer sa gueule (le silence est considéré comme une décision), il est possible de former un recours contre sa non-réponse. Le législateur est venu poser une règle à ce propos, en cours de réforme : le silence de l'administration pendant deux mois (avant 2000 4 mois) vaut décision de rejet de la demande. On est dans cette hypothèse titulaire d'une décision implicite de rejet. Il est alors possible de se tourner vers le juge pour pleurer. Fut néanmoins votée une loi dite de "simplification des relations entre l'administration et le citoyen" le 12 novembre 2013 prévoyant que désormais, le silence de l'administration vaudra décision d'acceptation. Son entrée en vigueur est prévue pour le 12 novembre 2014 en ce qui concerne l'administration centrale et le 12 novembre 2015 pour les collectivités territoriales. Faux renversement de la situation, cette loi, qui prévoit des exceptions, des exceptions aux exceptions et illustre le principe qu'elle énonce par différents cas de figure, scories légistiques ridicules, est un véritable torchon. (il y a toute un série de considération et d’exceptions, du coup le silence vaudra toujours rejet s’ils s’agit d’une demande individuelle, et aussi si la demande ne s’appuie pas sur un texte existant le silence de 2 mois vaut rejet, si la demande présente un caractère financier alors refus implicite aussi…). Le législateur était prudent, et du coup il a renvoyer au décret la possibilité de poser d’autres exceptions du coup la règle ancienne de refus en cas de silence vaut quasiment autant qu’avant (de nombreux décrets ont posés des exceptions (tout les ministères). Il y aura un site internet sur lequel il y aura dans quelle hypothèse il y a refus ou acceptation implicite.

2) La qualité de décision

Lorsque l'on est en présence d'un acte administratif, il faut qu'il puisse être qualifié de décision pour que le recours soit recevable. Parmi l'ensemble des actes que prend l'administration, il existe une distinction fondamentale opposant les contrats aux actes unilatéraux. Parmi ces actes unilatéraux, méritent la qualité de décision ceux qui affectent l'ordonnancement juridique par une manifestation unilatérale de volonté et impérative. Un acte va par exemple être considéré comme tel lorsqu'il va y ajouter une nouvelle règle, ou lorsqu'il va la retrancher (dans l’ordonnancement juridique). Il peut également modifier une règle en vigueur (un décret par exemple on modifie telle ou telle disposition). L'administration, lorsqu'elle est saisie d'une demande de modification de tel ou tel acte réglementaire, peut prendre la décision de ne pas y toucher (le refus de modifier un acte est une décision); c'est encore une décision, qui affecte l'ordonnancement juridique puisqu'elle décide son maintien en l'état. Il existe, au sein des actes administratifs unilatéraux, des actes qui ne traduisent pas une volonté unilatérale et impérative affectant l'ordonnancement juridique. Il est fréquent que l'administration émette des circulaires ou instructions (car non impératives en principe, elle explique elle est une sorte de mode d’emploi elle n’impose rien) : l'autorité administrative donne simplement des indications aux agents en charge de l'action publique. La circulaire leur recommande d'adopter tel ou tel comportement, telle ou telle interprétation de la règle de droit; mais elle ne modifie pas l'ordonnancement juridique. Quelquefois, on trouve néanmoins de véritables décisions derrière le terme de circulaire. Il faut donc sonder l'acte pour savoir ce qu'il contient. Bien qu'actes administratifs unilatéraux, les circulaires ne sont en général pas susceptibles de recours. Si, en revanche, l'on parvient à convaincre le juge que la circulaire contient un élément impératif, le recours est recevable contre la partie de la circulaire qui caractérise une décision affectant l'ordonnancement juridique. Il arrive aussi que certaines autorités administratives formulent des voeux par exemple, qui sont insusceptibles de recours, sauf exceptions. Un avis, de même, est une opinion, qui ne se manifeste pas comme une décision. Enfin, on peut faire référence aux directives internes qui sont des actes hybrides : elles sont à mi-chemin de la décision et de l'acte non décisoire (sa ressemble à une circulaire il impose des lignes directrices mais elles sont libres de s’écarter de ces lignes). Dès lors, le régime contentieux tient compte de ce caractère. Ces actes hybrides peuvent être contestés exclusivement par voie d'exception (on ne peut pas les attaquer par voie d’action car elles ne permettent pas le respect de la décision préalable).

B) Les exceptions

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On connaît deux exceptions.

1) La recevabilité de recours dirigés contre des actes administratifs non décisoires

Il y a parfois recevabilité de recours dirigés contre des actes administratifs non décisoires. On pense par exemple aux contrats (ca n’est pas un acte unilatéral). Un contrat n'est pas une décision; mais on imagine difficilement qu'un contrat passé par l'administration soit soustrait à tout contrôle (pendant longtemps seules les parties au contrat pouvaient demander l’annulation de ce contrat, en saisissant le juge de pleine juridiction contentieuse). On peut donc le contester. Cette exception vise un acte qui n'est pas unilatéral ni décisoire. La contestation du contrat passe donc devant le juge du plein contentieux subjectif. L'idée est de permettre aux parties-mêmes au contrat de contester sa validité. Depuis 2007, les "tiers évincés de la passation d'un contrat administratif" sont recevables à saisir le juge de la pleine juridiction (CE 358994, département du Tord et Garonne, 2014) pour contester la validité de ce contrat. C'est le régime de l'arrêt Société Tropic Travaux Signalisation du 16 juillet 2007. Le plein contentieux, ouvert aux parties, l'est donc aussi aux tiers évincés du contrat. Il est également possible que quelqu'un soit recevable à saisir le juge du recours pour excès de pouvoir contre un contrat. Le tiers peut exercer un recours pour excès de pouvoir contre un contrat relatif aux fonctions d'un agent public (CE 30 octobre 1998, Ville de Lisieux) (on peut attaquer un contrat relatif au recrutement d’un agent public). Les tiers au contrat peuvent saisir le juge par 2 sortes de référés : les référés précontractuels (avant la signature du contrat) et les référés contractuels (après la signature du contrat).

2) La recevabilité de recours n'étant dirigés contre aucun acte administratif

Ici, il ne s'agit ni d'un acte administratif unilatéral, ni un contrat. On attaque l'administration devant le juge administratif sans mettre en cause aucun acte. C'est le cas des litiges en matière de travaux publics (article R. 421-1 du Code de justice administrative) : on peut se tourner vers le juge sans se préoccuper de l'existence d'une décision. La notion de matière de travaux publics donne lieu à une interprétation assez large du juge administratif, plutôt favorable au requérant. Il faut préciser que puisqu'il y a une dispense à la règle du préalable, le fait qu'il y ait quand même une décision dans le litige soumis au juge administratif n'a aucun impact sur le délai de recours ou sur la détermination du juge territorialement compétent. Le juge administratif accepte que l'administration le saisisse de certains recours. Elle ne va donc pas agir contre sa propre décision (elle ne va pas attaquer la décision de l’administration elle même), mais contre un particulier. On pense à l'arrêt Préfet de l'Eure : inutile d'exiger une décision préalable. En matière de référés, certains d'entre eux sont organisés pour l'urgence; s'il y a urgence, on dispense le plus souvent le requérant de diriger son recours contre une décision administrative particulière. On a vu le principe de la décision préalable, et on a mentionné les hypothèses dans lesquelles un recours est recevable sans être dirigé contre une décision administrative. Il faut néanmoins constater que parfois, le fait que le recours soit dirigé contre une décision ne suffit pas à sa recevabilité (parfois la décision préalable est nécessaire mais insuffisante).

II) L'insuffisance d'une décision

On a ici un recours dirigé contre une décision, que le juge rejette comme étant irrecevable : non pas en ce qu'il est incompétent, mais en ce que le recours, en soi, doit être rejeté. Il s'agit bien d'une décision contestée devant le juge administratif. Cette irrecevabilité peut se manifester à propos de deux types de décisions. Le juge va considérer qu'elles ne font pas grief au particulier, en dépit de leur caractère décisoire.

A) Les actes préparatoires

L'expression "acte préparatoire" est claire : il s'agit d'un acte s'inscrivant dans le processus d'élaboration, de préparation d'une décision, qui clôt le processus en cours (il prépare d’édiction d’une décision). Souvent, l'administration ne prend pas une décision sur un coup de tête. Dans le cadre de ce processus, il arrive que certains actes soient pris par l'administration en tant que préalable obligatoire à la prise de décision. On trouve particulièrement ces actes préparatoires dans des matières où

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l'administration détient des pouvoirs très liberticides. On pense notamment à la procédure d'expropriation pour cause d’utilité publique : on dépossède le particulier de son bien, qui passe dans le patrimoine public (il y a un travail phénoménal avant de le faire, une enquête publique les décisions antérieures, le juge va considérer irrecevable une requête contre cet acte par exemple puisqu’il est un acte préparatoire). Le concours de recrutement des agents publics implique également toute une série d'arrêtés, destinés à chaque étape du concours. Tous ces actes sont préparatoires, hormis celui qui clôt le processus. Certains de ces actes préparatoires ont une nature décisoire. L'arrêté d'ouverture d'enquête publique, par exemple, est bel et bien une décision. Parmi les actes préparatoires, on en trouve certains qui n'ont pas le caractère de décision. Ce sont des rapports, études, expertises; dans un projet d'aménagement, on fait une analyse géologique du sol par exemple. Il ne s'agit pas, bien sûr, d'une décision.

Lorsque l'acte préparatoire est une décision, peut-on l'attaquer ? Non. Le juge estime que deux motifs s'y opposent :

• Ces actes préparatoires, puisqu'ils s'insèrent dans un processus qui mène à une décision, n'ont la plupart du temps aucun effet direct sur les administrés. S'ils en ont, ils sont faibles. L'acte qui aura le plus d'effets directs sur les administrés est l'acte qui clôt le processus décisoire. Il faut donc attendre qu'il soit adopté pour former un recours contre lui.

• Avant qu'il soit pris, on ne connaît pas le sens de l'acte préparatoire. Le fait qu'on ait ouvert une enquête publique en vue d'une expropriation, par exemple, n'implique pas qu'elle ait nécessairement lieu. Il faut attendre la décision finale de l'administration.

Il serait en revanche anormal que les vices pouvant entâcher les actes préparatoires restent sans conséquence. Si par exemple l'enquête publique n'a pas respecté la durée minimale prévue par les textes, il faut pouvoir la contester. Il s'agira de contester ces actes par voie d'exception : on attend l'édiction de la décision finale et, à l'occasion du recours contre elle, les requérants sont recevables à contester par voie d'exception les actes préparatoires qui la contaminent (les irrégularités des actes préparatoires seront contestées après l’édiction de la décision finale). Le refus de prendre un acte préparatoire est également susceptible de recours (CE 28 septembre 1998, Association séfarade de Mulhouse). Cela revient en effet à refuser de prendre la décision que cet acte préparatoire aurait permis de préparer; il faut bien ouvrir une contestation contre un acte qui bloque le processus décisoire. L’individu peut attaquer le refus de prendre un acte préparatoire.

En matière de décentralisation, la loi du 2 mars 1982 autorise le préfet à exercer un déféré préfectoral contre les délibérations des collectivités locales. Ces délibérations peuvent ne contenir qu'un acte préparatoire. Recevable en vertu de la loi à agir contre toutes les délibérations des collectivités locales, il peut exercer son déféré contre une délibération ne prévoyant qu'un acte préparatoire. Néanmoins, puisqu'il ne s'agit que d'un acte préparatoire, il ne peut contester que les "vices propres" (des vices relatifs à la forme) à la délibération. Ces vices propres sont les illégalités externes de la délibération, qui en entâchent la forme, la procédure ou la compétence. Cette faculté profitait naguère à tout justiciable avant d'être abandonnée (Syndicat général des hospitaliers de Bédarieux, CE 15 avril 1996). Le préfet ne peut, en tout état de cause, contester le fond-même de cette délibération.

B) Les mesures d'ordre intérieur

Ces mesures d'ordre intérieur sont des actes unilatéraux qui, comme les actes préparatoires, sont pris pour le fonctionnement interne des services publics (ce sont des décisions prises pour le fonctionnement de l’administration, elles respectes toute la manifestation unilatéral de volonté à caractère impératif). Tous les jours, certains services administratifs en prennent. C'est particulièrement le cas pour trois services publics, dans lesquels les agents sont étroitement encadrés : la prison, l'armée et l'école (ce sont des services publics où les usagers ne peuvent pas faire n’importe quoi). Les prisonniers, militaires, enfants, sont des usagers du service public. Ces trois catégories sont encadrées de manière stricte pour leurs raisons propres, la discipline par exemple. Ces mesures d'ordre intérieur ont TOUJOURS un caractère décisoire. On peut interdire de parloir un prisonnier, coller un enfant, imposer des jours d'arrêt au militaire. Pour autant, le juge n'admet pas que ces mesures d'ordre intérieur soient susceptibles de recours.

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Cette irrecevabilité s'explique par le fait que les mesures d'ordre intérieur sont des actes infimes, de faible portée; on comprend aisément qu'il refuse de traiter de la colle imposée par un prof à un gosse par exemple. De minimis non curat praetor (des choses minimes le juge n’est pas concerné (le préteur)) : le juge ne s'intéresse pas aux affaires infimes. On ne peut les contester ni par voie d'action, ni par voie d'exception. Encore faut-il qu'on soit bien sûr que ce que le juge qualifie de mesure d'ordre intérieur est véritablement une mesure de faible portée. S'il attribuait trop facilement cette qualité, cela porterait atteinte au droit constitutionnel à un recours effectif (et le droit à un procès équitable : A6 §A de la CEDH). Après avoir été longtemps maximaliste, la catégorie des mesures d'ordre intérieur est en diminution très nette. Deux arrêts d'assemblée du 17 février 1995, Hardouin et Marie p 82, intéressaient respectivement un militaire auquel on avait infligé des jours d'arrêt et un détenu qui avait fait l'objet d'un placement en cellule d'isolement. Le juge administratif examine désormais attentivement l'objet, le caractère plus ou moins liberticide de la décision, pour voir si elle peut ou non être une mesure d'ordre intérieur. Il s'intéresse aussi à ses conséquences quant à la situation future des individus (CE 14 décembre 2007, Planchenault et Garde des Sceaux c. Boussouar). Les jours d'arrêt infligés à un militaire sous contrat risquent de peser lourd en sa défaveur pour son renouvellement de contrat. De même, le détenu peut voir sa possibilité d'être libéré plus tôt réduite. Au bout de ce processus de réduction du champ des mesures d'ordre intérieur, on réduit les hypothèses dans lesquelles un recours est irrecevable (certaines sont susceptibles de recours et pas d’autres). Mais pour que la requête soi recevable elle doit aussi respecter une autre exigence  Recevabilité rationae temporis.

Sous-section 3 : La recevabilité rationae temporis

L'un des objectifs fondamentaux d'un système juridique est d'assurer la sécurité juridique. Cette sécurité ne concerne pas que l'anticipation, la prévisibilité, mais aussi la stabilité. Il faut bénéficier d'une forme de stabilisation de sa situation juridique. Les rapports de droit doivent être cristallisés. On ne peut admettre leur remise en cause à toute époque. Néanmoins, une considération va en sens contraire : la sécurité juridique ne doit pas permettre des illégalités. On connaît donc une opposition entre respect de la légalité et stabilité. D'où la nécessité de trouver un équilibre entre ces deux préoccupations. On trouve cet équilibre en aménageant une période plus ou moins longue durant laquelle les rapports de droit sont susceptibles d'être examinés, notamment quant à leur légalité. À l'expiration de cette période de vérification, on peut dire que ces rapports de droit sont définitifs, stables. Le délai de recours doit trouver un équilibre entre sécurité — le droit en cause est-il définitivement acquis ? — et légalité. Ce délai de recours doit donc être suffisamment long pour vérifier la légalité, et suffisamment court pour que cette période ne pose pas de problème quant à la stabilité du droit.

I) Le délai

Dans l'ordre administratif, lorsque l'on saisit le juge, le délai de droit commun est de deux mois, à compter de la publicité donnée à l'acte en cause. Ce délai laisse suffisamment le temps aux personnes concernées de savoir si l'acte est ou non légal, favorable, pour pouvoir le porter devant un juge à temps. En même temps, il est suffisamment court pour être sûr que la situation juridique organisée par l'acte en cause soit fixe. Il peut néanmoins exister, en vertu de textes, des délais soit plus longs, soit plus courts.

• Le délai est par exemple considérablement plus long en matière de recours contre les autorisations d'ouverture des Installations Classées pour la Protection de l'Environnement, puisqu'on peut les contester pendant quatre ans.

• En matière de contentieux électoral, le délai est de l'ordre de quelques jours. Il faut répondre très vite à la question de la régularité du scrutin pour permettre la bonne tenue des élections et éviter les manoeuvres dilatoires.

Il faut ajouter que le délai est franc. On n'inclut donc pas le jour de déclenchement du délai, ni celui de son expiration. Dès lors, ce délai s'arrêtera de courir le lendemain du jour d'expiration à minuit. Le délai est donc de deux mois plus un jour. Le délai de recours à l'encontre d'une décision rendue le 7 novembre s'achève le 8 janvier à minuit. Il faut néanmoins ajouter que le délai de recours, s'il s'achève un jour férié

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ou chômé, est reporté jusqu'au premier jour ouvrable suivant. Si le 8 janvier est un dimanche, on aura deux mois et deux jours, donc, pour contester la validité de l'acte. Il faut distinguer le délai de recours du délai de prescription quadriennale des dettes publiques. Les dettes des personnes publiques se prescrivent en effet par quatre ans, au-delà desquels, si l'on n'a pas agi, la créance disparaît (si le créancier ne s’est pas manifesté). Ce délai de prescription quadriennale est une règle de fond : la dette de la personne publique en cause disparaît. Cela n'interdit pas de l'attaquer; simplement, si le recours est recevable, le juge fait valoir sur le fond que la dette est éteinte. Si l'on a passé plus de quatre ans sans agir, on peut être toujours recevable à contester le refus de l'administration d'indemniser; mais le recours n'aboutira pas.

A) Le déclenchement du délai de recours

On ne peut attaquer un acte sans en connaître l'existence. Le déclenchement du délai de recours ne date pas de la signature de l'acte, mais de sa mesure de publicité, qui manifeste la volonté de l'administrateur.

1) Les types de publicité

Là encore, on mène une réflexion de bon sens. On adapte les mesures de publicité à la portée des décisions rendues publiques. Un acte réglementaire, tout d'abord, a une portée générale et impersonnelle. Pour cette raison, il faut que sa mesure de publicité soit elle aussi générale et impersonnelle : elle doit permettre à l'ensemble des destinataires potentiels de cet acte de prendre connaissance de son existence. On le publie donc dans un recueil accessible à tous. Lorsque par ses organes centraux, l'État prend un acte réglementaire, il est publié au Journal Officiel de la République française puisque sa compétence est nationale. Nul n'est censé ignorer la loi, ni le règlement : chacun ayant la possibilité de lire le Journal Officiel, il est censé savoir ce qu'il contient. Pour les actes réglementaires des collectivités locales, le Journal Officiel n'est pas adapté puisqu'il n'est pas publié à la même échelle (ce sont les recueils donc). Pour les départements, régions et communes de plus de 3500 habitants, on consigne les actes réglementaires dans le recueil des actes administratifs du département, de la région ou de la commune. On peut le consulter librement, même si tout le monde s'en fout. Dans l'immense majorité des communes françaises, qui comptent moins de 3500 habitants, on se contente d'un affichage sur les murs de la mairie accessibles au public.

Pour les actes non réglementaires, on compte deux catégories.

• Les actes individuels peuvent désigner nommément leur(s) destinataire(s). La mesure de publicité doit alors être adaptée à sa portée : on notifie la mesure aux individus, soit par une lettre, (soit par des gros motards barbus super pimp qui roulent en Harley lorsqu'il y a urgence). Les effets de cette mesure individuelle peuvent néanmoins concerner les tiers : un permis de construire, par exemple, profite à son bénéficiaire, mais ses voisins sont également concernés. Ils doivent donc pouvoir le contester. Ainsi, certains actes individuels doivent respecter une autre mesure de publicité, plus générale. Pour un permis de construire, par exemple, il faudra procéder à un affichage en mairie et sur le terrain.

• Les décisions d'espèce sont des décisions qui appliquent à une situation donnée une réglementation préexistante. Le classement d'un monument historique est une décision d'espèce (ou l’expropriation) ils ne visent pas une personne particulière. Elle ne concerne pas qu'une seule personne; dès lors, il faut publier cette décision. Il s'agit le plus souvent d'un affichage sur les lieux ou d'une mention dans la presse locale.

Dans certains cas, le délai commence à courir avant-même que l'acte soit publié : il est dans cette hypothèse évident, eu égard aux circonstances, que les intéressés ont eu connaissance de la prise future de cet acte. On a pris une décision antérieure qui en prévoit une seconde. Le délai de recours contre la décision seconde naît avec la première. Parfois, le délai de recours précède la décision lorsque le requérant agit contre l'acte avant-même qu'il soit publié, parce qu'il a pris connaissance de son existence. À compter de son dépôt de recours juridictionnel, le délai commence donc à courir. Cette manière de déclencher le recours avant la publication de l'acte est baptisée "théorie de la connaissance acquise" : les faits révèlent que les destinataires ont acquis l'existence de la décision. Cette théorie, défavorable aux destinataires de l'acte, a connu ces dernières années une certaine restriction.

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2) Les caractères de la publicité

Lorsqu'il faut notifier une décision individuelle, il ne suffit évidemment pas que le maire écrive à ses concitoyens. Pour déclencher le délai de recours, la mesure de publicité doit permettre à la ou les personnes visées de savoir que l'acte existe et de prendre connaissance de son contenu, voire les motifs de cet acte dans certaines circonstances (principalement les décisions individuelles défavorables). De sorte que si la mesure de publicité prévue par les textes n'a pas permis à ses destinataires d'en connaître, le délai ne commence pas à courir. Si le panneau relatif au permis de construire est planté au milieu d'un terrain de trois hectares, de sorte qu'il n'est pas visible, il ne peut déclencher le délai de recours (de plus il y a des dimensions de panneaux qui sont à respecter). De même, la mention d'un extrait mal choisi de l'acte peut ne pas permettre de comprendre ce qui a été décidé. Il est alors possible de demander la notification complète de l'acte pendant le délai de deux mois (car la notification est incomplète et c’est à ce moment que le délai commence à courir ?). À l'expiration de ce délai, tant pis pour le requérant; le délai continuera de courir.

B) La prorogation du délai de recours

Un délai de recours devant le juge administratif peut être prolongé. S'il échet un jour férié, on attend le jour ouvrable suivant. Une prorogation est en revanche un événement qui interrompt le délai qui avait commencé à courir et n'est pas expiré. Le délai de recours initial va recommencer à courir pour sa totalité. C'est là la différence entre prolongation et prorogation. Cette prorogation est extrêmement précieuse pour les justiciables : elle leur permet d'avoir plus de temps de réfléchir quant à l'opportunité de poser un recours contre la décision en cause. Il faut ainsi s'intéresser aux causes de la prorogation. L'une de ces causes joue très facilement : il s'agit d'exercer un recours administratif préalable devant l'autorité administrative. Il faut distinguer la décision préalable du recours préalable. Le recours préalable va être exercé contre une décision qui préexiste. Admettons que l'on ait subi un dommage du fait de l'administration; on souhaite être indemnisé. Il faut d'abord s'adresser à l'autorité administrative en vertu du privilège du préalable. L'administration s'écrase; son refus peut être contesté devant le juge. Avant de s'être adressé au juge, il est possible de retourner devant l'administration pour lui demander d'être sympa. Ce recours devant l'administration proroge le délai de recours. On peut donc avoir un délai de recours qui dure jusqu'à six mois dans les faits.

Un recours administratives préalable (il ne faut pas le confondre avec la règle de la décision préalable) peut être de deux types.

• On peut retourner devant le même agent administratif : on dit que le recours est gracieux.

• Il est possible — mais pas toujours — d'exercer un recours devant le supérieur hiérarchique de l'autorité qui a rendu la décision. C'est le recours hiérarchique.

Gracieux ou hiérarchique, le recours aboutit à deux décisions. Si aucune des deux ne donne satisfaction au requérant, il attaque conjointement les deux devant le juge administratif. (CE sect 10 juillet 1964 à voir sur la prorogation). Les hypothèses dans lesquelles le recours administratif préalable est obligatoire sont multiples. Cette obligation peut être considérée comme un peu lourde; elle permet néanmoins d'éviter un recours juridictionnel long et coûteux. Si l'on n'exerce pas le recours préalable obligatoire, il est impossible de saisir le juge. Il ne faut donc pas négliger ces possibilités de prorogation : d'une part parce que, même lorsqu'elles sont facultatives, elles sont utiles au requérant qui bénéficie d'un délai de recours étendu; d'autre part, les termes du débat sont à l'issue de la prorogation précisés par l'éventuel double refus.Le recours administratif préalable peut etre porté devant 2autorité : celle qui a prit l’acte (on dit que l’acte est gracieux), parfois on a la possibilité d’exercer un recours devant un supérieur hiérarchique de celui qui l’a prit on dit que le recours est hiérarchique.

C) La dispense du délai de recours

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L'exigence d'un délai ne se retrouve pas toujours.

• En matière de travaux publics, on dispense le requérant de la règle de la décision préalable, puisqu'il n'y a pas de décision ni de publicité. Il n'y a donc pas de délai de recours. Cette dispense ne vaut néanmoins qu'en termes de recours de plein contentieux, hypothèse très fréquente en la matière.

• Lorsqu'elles sont contestées au plein contentieux, les décisions implicites de rejet ne sont pas assujetties à un délai de recours.

• En matière de recours pour excès de pouvoir contre des décisions implicites de rejet prises par des organismes collégiaux ou sur consultation d'un organisme collégial, aucun délai ne court.

• Le recours en déclaration d'inexistence, de même, n'est pas assorti d'un délai. Si l'acte n'a jamais pu exister en raison de sa gravité, aucun délai n'a pas courir depuis sa prise.

On ajoute à ces cas des mécanismes posés par la loi du 12 avril 2000, qui introduit deux nouveaux cas de dispense du délai de recours, qui sanctionnent la violation par l'administration de certaines obligations qui lui incombent.

• En principe, les irrégularités des mesures de publicité sont sans effet sur la légalité de la décision : prise après la signature de l'acte, elle vise simplement à le rendre public. Les vices de publicité, au lieu d'affecter la légalité, vont donc affecter le délai de recours. Cela n'a aucun impact sur les modalités de la décision. La loi du 12 avril 2000 exige de l'administration que celle-ci, lorsqu'elle notifie une décision individuelle, mentionne les délais et voies de recours contre cette décision individuelle. Si l'administration omet cette mention, aucun délai n'est imposé au recours contre la décision en cause.

• Cette loi exige également de l'administration, lorsqu'elle est saisie d'une demande, d'en délivrer un accusé de réception à son auteur. Cet accusé de réception doit contenir certaines informations déterminées, parmi lesquelles l'indication du service qui va instruire la demande et le délai au terme duquel va apparaître la décision. En l'absence de ces mentions ou d'un accusé de réception, il n'y a pas de délai, sauf si la notification de la décision est explicite et parfaite.

II) L'expiration du délai

Cette expiration emporte diverses conséquences : sur les recours par voie d'action, mais aussi sur la contestation par voie d'exception.

A) Les conséquences sur les recours par voie d'action

Le recours par voie d'action est intenté directement contre un acte, pour en demander l'annulation par exemple. L'expiration du délai de recours va déployer des conséquences sur sa recevabilité. Mais cette expiration emporte également des conséquences sur les termes du recours.

1) L'irrecevabilité des recours déposés hors délai

La chose est ici évidente : on organise un délai de recours parce que l'on est forclos en l'absence de son respect. C'est un moyen d'ordre public puisqu'il s'agit d'une condition de recevabilité : le juge le soulève d'office. Le délai expiré, le recours est irrecevable. On pourrait penser qu'en se réadressant à l'administration, le délai de recours serait renouvelé avec le renouvellement de la demande. C'est impossible : le juge administratif n'est pas une quiche. La seconde décision de rejet de l'administration est dite "purement confirmative" une fois le délai expiré. La décision prise quant à la seconde demande peut néanmoins n'être pas simplement confirmative et réouvrir le délai : il faut dans cette hypothèse que les circonstances de droit et de fait aient évolué depuis la première demande.

2) La cristallisation des recours déposés dans les délais

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Alors-même que l'on a agi dans le délai de recours, l'expiration du délai de recours va avoir des conséquences sur le recours déposé à temps. Elle cristallise non seulement la nature, mais aussi la cause juridique du recours.

a) La cristallisation de la nature du recours

Si l'on a par exemple intenté un recours pour excès de pouvoir dans les délais tendant simplement à l'annulation de la décision de l'administration, une fois le délai expiré, on ne peut recourir à un nouveau mémoire pour demander au juge une indemnisation. Il n'est pas possible de transformer le recours ou d'y ajouter des conclusions sur le terrain du plein contentieux. De la même façon, mais de manière plus subtile, une fois que l'on a choisi dans les délais le type de recours, après l'expiration du délai, il ne sera plus possible d'élargir ses conclusions initiales. Par exemple, on peut agir dans les délais devant le juge de l'excès de pouvoir contre l'article 1er d'un décret. La réflexion aidant, on se dit à l'expiration du délai de recours que les articles 2 et 3 ont lieu d'être annulés. C'est néanmoins trop tard pour former un recours contre eux, en ajoutant des éléments à ses conclusions. De même, si l'on a demandé au plein contentieux l'indemnisation par l'administration d'un préjudice matériel, on ne peut ajouter suite à l'expiration du délai de recours une demande supplémentaire tendant à l'indemnisation d'un préjudice moral. Il est en revanche possible de réduire ses demandes. Qui peut le plus peut le moins.

Conclusion : lorsqu'on s'adresse à l'administration, puis que l'on saisit le juge administratif, il faut d'emblée demander beaucoup plus que ce que l'on souhaite, pour ensuite faire le tri. Le délai de deux mois peut en effet être trop court pour penser à tout. Mieux vaut trop que pas assez puisque l'on peut diminuer ses demandes par la suite.

b) La cristallisation de la cause juridique du recours

La conséquence de l'expiration du délai de recours se rapporte non pas tant à la question de savoir si l'on peut l'étendre à des questions nouvelles qu'à la question de savoir quel type d'arguments l'on peut soulever devant le juge. Il faut évoquer la notion de "cause juridique du recours". Cette cause juridique du recours, dans le contentieux administratif, regroupe un certain nombre de moyens qui se rattachent à un même type de questions. Lorsque, dans le délai de recours, un requérant n'a invoqué des moyens ne se rapportant qu'à une cause juridique donnée, il ne peut, à l'expiration du délai, se rapporter à des moyens relatifs à une autre cause. La cause juridique est cristallisée : on peut invoquer de nouveaux moyens qui se rattachent à cette cause, mais pas à une autre.

En matière de recours pour excès de pouvoir, deux causes juridiques sont possibles : la légalité externe et la légalité interne.

La légalité externe. Il s'agit d'un certain nombre d'éléments se rapportant à la façon dont la décision a été prise. On compte ici trois types de moyens qui se rapportent à la cause juridique : le vice de forme, le vice de procédure, l'incompétence.

La légalité interne. La légalité interne se rapporte au reste, non pas à la façon dont on a décidé, mais à ce qui a été décidé. Dans la légalité interne, quatre types de moyens sont invocables : l'erreur de droit, l'erreur de fait, l'erreur dans la qualification juridique des faits, le détournement de pouvoir.

Imaginons que le recours pour excès de pouvoir ait été, dans le délai de recours, exclusivement motivé par l'incompétence du Premier ministre qui a signé cet acte. Le délai de recours est expiré; on peut compléter ses moyens par un vice de forme ou de procédure puisqu'il s'agit toujours de la même cause juridique, la légalité externe. En revanche, on ne pourra pas faire valoir l'un des moyens de légalité interne, le détournement de pouvoir par exemple.

En conséquence de cela, dans le délai de recours, il faut invoquer, là encore, un maximum de moyens. Il est intéressant d'ouvrir les deux portes, en invoquant un moyen de légalité interne, d'une part, un moyen de légalité externe, d'autre part.

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Cela ne vaut pas à propos des moyens d'ordre public, qui peuvent être invoqués en tout état de la procédure. Le juge administratif, si le requérant les néglige, doit les examiner d'office, et le cas échéant soulever d'office ces moyens s'ils sont fondés. Exemple : la violation de l'autorité absolue de chose jugée. L'acte contesté a été pris en violation d'une annulation déjà prononcée. Cette solution résulte d'un arrêt du 20 février 1953, Société Intercopie. Cette jurisprudence affirme qu'à l'issue du délai de recours, on ne peut, dans le REP, contester que des moyens juridiques portant sur les causes juridiques concernées, exception faite des moyens d'ordre public.

B) Les conséquences sur les recours par voie d'exception

Lorsque le délai est expiré, il est toujours possible de contester un acte incidemment, par voie d'exception, lorsque cet acte sert de fondement à une autre décision. On considère en effet que les vices affectant l'acte contaminent la décision prise sur son fondement. L'exception d'illégalité n'est pas ouverte à toute époque contre tout acte. Commençons néanmoins par le plus simple : un acte réglementaire est contesté par voie d'exception. Cette exception d'illégalité est recevable à toute époque. On peut faire valoir que le décret est illégal. Une telle exception d'illégalité n'aboutira néanmoins qu'à une déclaration d'illégalité de l'acte réglementaire en cause : on se contente de constater son illégalité, et on en déduit qu'il faut annuler l'acte pris sur son fondement. En revanche, en ce qui concerne les actes non réglementaires, l'exception d'illégalité n'est pas recevable tant que les actes ne sont pas eux-mêmes définitifs; autant attaquer l'acte par voie d'action lorsque c'est encore possible. Cette contrainte temporelle supporte deux atténuations, deux cas dans lesquels on est recevable à faire valoir l'illégalité d'un acte réglementaire définitif avant l'expiration du délai de recours par voie d'action.

L'acte réglementaire est responsable d'un préjudice dont l'on demande l'indemnisation. Il faut bien pouvoir montrer au juge, dans cette hypothèse, que l'acte est illégal.

Les deux actes — l'acte réglementaire définitif et l'acte pris sur son fondement — constituent une opération complexe. Ce cas de figure est assez rare, mais se rencontre parfois : les deux actes sont intimement liés l'un à l'autre; il y a un lien de nécessité juridique réciproque. Dans ce cas, il est possible, à l'appui du recours contre la seconde décision, faire valoir l'illégalité de l'acte initial par voie d'exception alors-même qu'il est définitif. L'hypothèse-même de cette possibilité est l'expropriation : une décision d'espèce est contestée à l'appui d'un recours contre un arrêté de cessibilité, acte pris contre chacun des propriétaires expropriés.

Section 3 : L'examen d'un recours

On parlera ici de la façon dont le juge examine les recours. On s'intéresse à la procédure.

Cet examen des recours, pendant longtemps, a souffert d'un mal récurrent : la lenteur. Jusqu'à il y a une quinzaine d'années, les juridictions administratives mettaient parfois trois ans pour examiner un recours en premier ressort, avec le même délai en appel et en cassation. Or, la France est partie de la CEDH, qui contient un article 6 § 1 sur le droit à un procès équitable. La Cour européenne des droits de l'Homme a affirmé qu'au titre du procès équitable, les requérants devaient pouvoir bénéficier d'un délai de jugement raisonnable. La France fut souvent condamnée parce que des juridictions administratives avaient mis trop de temps à statuer sur un recours précis. Cette situation a donné lieu à des efforts, des évolutions, notamment avec la création des Cours administratives d'appel qui allègent le fardeau du Conseil d'État, les juges statuant seuls, les référés... Aujourd'hui, la procédure dure grosso merdo treize mois devant chaque degré de juridiction et environ neuf mois devant le Conseil d'État statuant en cassation.

Sous-section 1 : Les recours avant le jugement

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À compter du 1er janvier 2001, avec l'entrée en vigueur de la loi du 30 juin 2000, on a réaménagé de fond en comble les référés administratifs. On en verra quelques uns, sans entrer dans le détail. Il existe des possibilités de contestation rapide, de saisine urgente du juge administratif.

I) La suspension des actes administratifs

On l'a vu, l'administration bénéficie de l'immense privilège du préalable. Cette expression de privilège du préalable, qui vient de Maurice Hauriou, signifie que l'administration est dispensée de recours juridictionnel pour imposer sa volonté. En sorte qu'il y a un renversement des recours : il revient au destinataire de la décision de saisir le juge, saisine en l'absence de laquelle il est tenu de respecter l'acte en cause. On est dispensé de ce respect dans deux cas :

• Lorsque l'acte administratif est annulé;

• Lorsqu'avant-même que le juge ait statué sur le recours tendant à l'annulation de l'acte, il est saisi d'une demande de suspension des effets de cet acte. On parle de référé-suspension, qui a pris la suite de son inefficace ancêtre, le sursis à exécution.

Le référé-suspension répond d'une exigence constitutionnelle. La décision du 23 janvier 1987 qui a constitutionnalisé une part de la compétence administrative a également affirmé qu'au titre de la protection des droits de la défense, il y a possibilité pour les individus de demander et le cas échéant d'obtenir le sursis à exécution des décisions qu'ils contestent. Pour obtenir cette suspension, il faut avoir exercé simultanément un recours tendant à l'annulation de cette décision. Le référé est donc soumis à deux conditions :

• L'urgence de la suspension de l'acte;

• L'existence de moyens de nature à faire naître un doute sérieux sur la légalité de l'acte.

II) Les autres procédures de référé

D'autres procédures ont le même objectif que le référé-suspension, c'est-à-dire d'anticiper sur l'éventuelle illégalité d'un acte.

Le référé-provision. Ce référé permet d'obtenir une somme d'argent lorsque l'on détient une créance très probable sur l'administration.

Le référé-mesures utiles. Il permet d'obtenir toute mesure utile autre qu'une suspension de l'acte. Son champ d'application est en réalité assez limité.

Le référé-libertés fondamentales. Ce référé permet d'obtenir en 48 heures du juge administratif une mesure mettant un terme à une atteinte à une liberté fondamentale illégalement commise par l'administration. Il est d'une grande utilité.

D'autres référés permettent au juge d'obtenir des informations relatifs à un litige.

Le référé-constat. On constate ce qui se passe, des travaux sur la voie publique qui empêche un propriétaire de quitter sa maison par exemple.

Le référé-instruction. Ce référé permet de demander au juge des mesures, par exemple d'expertise, utiles à l'instruction d'un litige.

Le juge administratif des référés est devenu aussi efficace que son homologue civil, qui avait avant la loi du 30 juin 2000 des pouvoirs bien plus larges que les siens.

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Sous-section 2 : Le jugement des recours

Devant le juge administratif, la procédure est essentiellement écrite. Elle est inquisitoriale : le juge administratif a d'importants pouvoirs d'instruction. Enfin, la procédure est bien sûr contradictoire.

I) L'audience

Devant les tribunaux administratifs, les parties sont rarement présentes. L'audience est néanmoins publique. Elle fait intervenir, dans l'ordre, trois catégories de personnes :

Le rapporteur. Ce rapporteur indique les éléments fondamentaux du litige, qui attaque et pour quels moyens.

Devant les juges du fond, le rapporteur public. Ce rapporteur public est une spécificité de la procédure administrative. Il donne de manière totalement indépendante son point de vue sur le litige et sur la solution opportune. Ses conclusions sont très utiles pour comprendre les décisions rendues par le juge administratif.

Les parties et/ou leurs avocats prennent la parole s'ils sont présents.

Au sein du Conseil d'État, la chose est quelque peu différente : il y a d'abord le rapporteur, puis les avocats aux Conseils et, enfin, le rapporteur public. Les avocats aux Conseils peuvent reprendre brièvement la parole pour répondre au rapporteur public avant que l'audience ne soit clause. Le délibéré va se faire au sein des tribunaux administratifs et Cours administratives d'appel hors la présence du rapporteur public : il a déjà pris la parole en public; on connaît son opinion. Au sein du Conseil d'État, il est en revanche prévu que le rapporteur public puisse assister au délibéré, sauf à ce que l'une des parties s'y oppose.

II) Le jugement

Le délibéré va consister en l'examen des conclusions, des moyens invoqués par les requérants et la défense et en le rendu d'une décision. L'annulation que le juge de l'excès de pouvoir peut prononcer est dotée de l'autorité absolue de chose jugée. Ainsi, le rejet du recours contre un acte par le juge de l'excès de pouvoir n'a qu'une autorité relative, qui permet de former un nouveau recours. Le jugement devient exécutoire par sa notification aux parties, qui sont tenues d'en tirer toutes les conséquences. Il arrive, du moins il arrivait autrefois, que l'administration soit récalcitrante à tirer les conséquences de la décision rendue par le juge administration. D'où une loi du 8 février 1995, qui a reconnu un pouvoir au juge administratif qu'il ne pouvait se donner tout seul : le pouvoir d'injonction. Ces injonctions ne peuvent être prononcées que dans l'objectif d'assurer l'exécution des décisions rendues par le juge. Deux cas de figure sont possibles, et sont prévus par les articles L. 911-1 et L. 911-2 du Code de justice administrative :

• Le juge administratif peut enjoindre à l'administration soit de réexaminer la demande, soit de prendre une mesure d'exécution dans un sens déterminé. Cela a réglé un certain nombre de difficultés.

• L'injonction peut être assortie d'une astreinte, qui augmente à chaque jour de retard de l'exécution de la décision du juge administratif. Si le requérant omet dans sa requête initiale de demander une injonction, il peut s'adresser à nouveau au juge, avec éventuellement une astreinte.

Sous-section 3 : Les recours contre le jugement

Il existe deux types de voie de recours :

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• Les voies de rétractation : on demande au même juge de changer sa décision. Elles sont diverses; on ne s'y attardera pas.

• Les voies de réformation : elles permettent de saisir une autre jurdiction devant laquelle on conteste la décision rendue par une juridiction inférieure.

I) L'appel

L'appel permet de contester les décisions rendues en premier ressort. La juridiction d'appel statue tant en droit qu'en fait. Cet appel n'est pas ouvert par principe, mais parce qu'un texte le prévoit. Il concrétise la règle du double-degré de juridiction.

• La personne qui interjette appel peut contester la régularité de la décision rendue en premier ressort : règles de compétence juridictionnelle, de recevabilité du recours, forme de la décision rendue, procédure... Si le juge d'appel reçoit l'appel, il annule la décision rendue en première instance et renvoie le litige au premier juge. Le juge d'appel peut aussi statuer lui-même en évoquant l'affaire.

• L'appelant peut aussi contester le fond-même de la décision rendue. Le cas échéant, le juge d'appel annule le jugement rendu en première instance. Dans cette hypothèse, il est saisi automatiquement par l'effet dévolutif de l'appel : il s'agira d'examiner tous les points du litige de première instance que le juge de première instance n'avait pas examiné en raison de la décision retenue. La règle du double degré de juridiction est alors parfaitement respecté.

II) Le pourvoi en cassation

Ce pourvoi en cassation relève du Conseil d'État; il manifeste sa prééminence au sein de la juridiction administrative. Il permet d'assurer l'unité de la jurisprudence au sein de l'ordre administratif. Le pourvoi en cassation, contrairement à l'appel, est ouvert même sans texte (D'Aillières, CE 7 février 1947). Le contrôle de cassation ressemble à celui de l'ordre judiciaire, avec cependant une conception un peu plus large de son rôle par le juge de cassation administratif. Son office inclut l'appréciation de la régularité de la décision qui lui est soumise, mais aussi la possibilité de contester le bien-fondé de la décision rendue en dernier ressort. Dans le cadre du contrôle du bien-fondé de la décision rendue par le juge du fond, le juge de cassation examine le respect du droit, mais ne contrôle pas l'appréciation des faits, opérée de manière souveraine par le juge du fond. Il existe néanmoins une limite à ce principe, lorsque les faits ont été dénaturés. On a néanmoins du mal à saisir la ligne de séparation entre erreur dans la qualification juridique des faits et dénaturation des faits. Si le juge de cassation décide de casser l'arrêt, il renvoie l'affaire devant un nouveau juge statuant dans les mêmes conditions; mais il lui est permis par les textes, depuis 1987, dans un souci de bonne administration de la justice, de statuer lui-même au fond. Il se transforme en juge d'appel. Mais si le juge d'appel qu'il devient alors décide d'annuler la décision rendue en première instance, le Conseil d'État se transforme en juge de première instance puisqu'il reprend ce litige.

PARTIE 3 : La compétence de l'ordre juridictionnel administratif

La frontière entre ordres judiciaire et administratif détermine la compétence de ce dernier. Ce fut fait de manière très empirique, si bien que l'on ne peut en deux lignes délimiter cette compétence. Très peu de textes nous aident pour la déterminer, en dépit de la compétence du législateur pour déterminer la répartition des litiges entre les ordres en vertu de l'article 34 de la Constitution. Il fixe en effet les "garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques". Mais le législateur est frileux à intervenir en la matière, si bien qu'il se contente de fixer des règles très particulières, portant sur des points de détail. Ses interventions sont marquées par des dérogations spécifiques aux règles jurisprudentielles de compétence. Le pointillisme complexe de la frontière entre les deux ordres est source d'erreurs commises par les justiciables, mais aussi par les avocats, voire même parfois par les juges eux-mêmes. D'où l'existence d'un

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organe juridictionnel particulier, le Tribunal des Conflits, juridiction à la frontière des juges administratif et judiciaire. On opposera les litiges mettant en cause la séparation des pouvoirs à ceux mettant en cause la séparation des autorités administrative et judiciaire.

Chapitre 1 : Les litiges mettant en cause la séparation des pouvoirs

Dans l'introduction de ce cours, on a vu que le droit administratif est avant tout le droit applicable aux activités des organes rattachés au pouvoir exécutif. On avait ajouté, par contrecoup, que le droit administratif ne s'applique pas aux activités des organes du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire. Pour autant, la compétence du juge administratif et l'application du droit administratif ne se retrouvent que quant aux activités matériellement administratives, servant l'intérêt général. Cela négligeait un point qu'il faut maintenant prendre en considération : le pouvoir exécutif est partout. Il intervient dans quasiment toutes les activités de l'État, notamment lorsqu'il compose le pouvoir législatif ou juridictionnel. Il est en quelque sorte la cheville ouvrière de l'État. Dès lors, se pose la question de savoir si, en cas de litige relatif à ces compétences, le juge administratif peut en connaître. Le pouvoir exécutif est présent dans tous les pouvoirs classiques, mais aussi dans des pouvoirs qui n'ont pas été retenus par Montesquieu et qui, pourtant, sont des activités que l'on peut qualifier de pouvoirs à part entière : les pouvoirs fédératif et de suffrage.

Section 1 : Les pouvoirs exécutif, législatif et juridictionnel

Montesquieu n'a déterminé que trois pouvoirs : les pouvoirs exécutif, législatif et "juridictionnel" (judiciaire + administratif). Sa vision de la séparation des pouvoirs était très stricte. Il s'est sur ce point largement fourvoyé; on sait aujourd'hui qu'il n'existe pas de cloisons étanches entre les pouvoirs, qui entretiennent de multiples relations, lesquelles sont souvent le fait du pouvoir exécutif. Dès lors, la question se pose de savoir si, alors-même qu'on est en présence d'une activité rattachée au pouvoir juridictionnel, le juge administratif est compétent.

Sous-section 1 : Le pouvoir judiciaire

On va s'intéresser à la compétence hypothétique, éventuelle, du juge administratif à l'égard des litiges mettant en cause le pouvoir judiciaire.

I) La participation du pouvoir exécutif au pouvoir judiciaire

Il ne va pas de soi que rendre la justice consiste en un pouvoir à part entière. Montesquieu était magistrat, ce qui n'était certainement pas étranger au fait qu'il ait érigé la fonction judiciaire en un pouvoir à part entière. La Vème République ne retient pas cette analyse; le Titre VIII de sa Constitution est consacré non pas au pouvoir, mais à l'autorité judiciaire. C'est assez logique : le juge est dans une position de relative infériorité, de subordination quant aux autres pouvoirs. Il se contente de surveiller certains actes pris par ces autres pouvoirs. Le président de la République est de surcroît présenté par l'article 64 de la Constitution comme le garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire, ce qui est encore un élément de subordination du pouvoir judiciaire à l'exécutif. Enfin, l'organigramme de la justice aboutit — de manière certes très particulière — au garde des Sceaux. Les magistrats judiciaires ont également des activités administratives : il faut gérer les tribunaux. Le droit administratif peut donc se glisser dans le fonctionnement des juridictions judiciaires. On ne peut néanmoins imaginer que le juge administratif puisse connaître d'une décision rendue par une juridiction judiciaire. Il s'agit dans cette hypothèse d'utiliser les voies de recours internes à cet ordre.

II) La répartition des compétences à l'égard du pouvoir judiciaire

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La distinction est en apparence très simple : l'organisation de la justice judiciaire, d'une part, son fonctionnement, d'autre part.

A) L'organisation de la justice judiciaire

Cette organisation, qui n'est qu'un service public, est le fait du pouvoir exécutif. C'est une activité matériellement administrative. On tient cette affirmation de l'arrêt Préfet de la Guyane du 27 novembre 1952 du Tribunal des Conflits. Lorsque l'on redécoupe la carte judiciaire, le juge administratif est compétent (Molline et autres, CE 19 février 2010). La désignation des membres du Conseil Supérieur de la Magistrature relève par ailleurs de l'organisation de la justice judiciaire (Falco et Vidaillac, CE 17 avril 1953). On a pu émettre des critiques quant à cette solution : le CSM se prononce parfois quant à la carrière de certains magistrats. Cela touche d'un peu plus près le fonctionnement de la justice judiciaire. De la même façon, les décisions individuelles qui concernent les magistrats au cours de leur carrière sont des décisions administratives (Demoiselle Obrego, CE 1er décembre 1972). Là où les choses sont plus difficiles à admettre, c'est en matière de discipline des magistrats. Lorsqu'un magistrat commet une faute dans l'exercice de sa fonction judiciaire, le contentieux de sa sanction est dévolu au juge administratif, alors-même que cette sanction a pu être prononcée en raison de l'exercice inapproprié de la fonction juridictionnelle par ce magistrat.

B) Le fonctionnement de la justice judiciaire

Le fonctionnement de cette juridiction relève du juge judiciaire. Et pourtant, on va pouvoir reconnaître une compétence du juge administratif à cet égard dans certains cas. Ce fonctionnement, de manière parfois indirecte, se traduit par des activités matériellement administratives, dont le fonctionnement ne peut échapper au juge administratif.

1) Le principe de la compétence du juge judiciaire

Une opération de police judiciaire relève de la compétence des juridictions judiciaires (Consorts Baud, CE 11 mai 1951). Les décisions de poursuites pénales sont elles aussi contestables au sein de l'ordre judiciaire. Les décisions rendues par les juridictions judiciaires ne sont susceptibles de recours que devant d'autres juridictions judiciaires. Certains éléments d'organisation de la juridiction judiciaire touchent de si près l'exercice-même de la fonction juridictionnelle qu'ils ne sauraient être connus du juge administratif.

2) La compétence d'exception des juridictions administratives

On retrouve la compétence des juridictions administratives lorsqu'est contestée une mesure prise en marge du fonctionnement du service public de la justice judiciaire. Elle en est détachable : on la fait basculer dans la compétence du juge administratif. Il s'agit notamment de mesures prises pour l'exécution des décisions du juge judiciaire, qui sont administratives. Ainsi le refus des autorités de police de prêter le concours de la force publique pour des raisons d'ordre public relève-t-il de la compétence du juge administratif (CE 30 novembre 1923, Couitéas). Le contentieux des décisions d'amnistie est également connu du juge administratif. Puisqu'elle fait disparaître la condamnation pénale elle-même, donc la décision du juge judiciaire, l'amnistie ne peut être considérée comme la suite de la décision du juge judiciaire : elle a précisément pour objet de l'annuler. L'amnistie est donc de la compétence du juge administratif (CE 22 novembre 1963, Dalmas de Polignac). La mesure de grâce présidentielle a en revanche une portée plus réduite : la décision de condamnation demeure; on se contente de dispenser le concerné de sa peine. On ne peut donc la contester devant le juge administratif. Le juge administratif est par ailleurs compétent en matière d'application des peines. Lorsqu'une juridiction judiciaire répressive prononce une sanction pénale d'emprisonnement, de détention ou de réclusion criminelle à l'encontre d'un délinquant ou d'un criminel, son exécution est remise aux mains d'un établissement public pénitentiaire. Il s'agit donc de l'exécution d'une décision du juge judiciaire, mais qui est bel et bien mise en oeuvre par le service public pénitentiaire, administratif . La jurisprudence partage le contentieux de l'application des peines, selon la décision contestée, entre les juges judiciaire et

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administratif. Le juge examine si la mesure affecte la nature et les limites de la peine prononcée. Si tel et le cas, la mesure touche au fonctionnement de la justice judiciaire et relève par conséquent du juge judiciaire. On pense notamment aux mesures de réduction de peine, de libération conditionnelle... De telles mesures sont prises à l'occasion de la peine prononcée contre l'individu. On a la même appréciation quant aux permissions de sortie, considérées comme relevant du fonctionnement de la justice judiciaire. En revanche, sont considérées comme relevant de la compétence du juge administratif les mesures prises dans le cadre du fonctionnement de la maison d'arrêt. Les sanctions disciplinaires prises à l'encontre des détenus, les mesures d'affectation dans telle ou telle cellule, les mesures organisant l'accès au parloir, relèvent de la compétence du juge administratif. L'organisation des fouilles corporelles relève également de la justice administrative.

Sous-section 2 : Les pouvoirs législatif et exécutif

Examiner la compétence des mesures prises à l'encontre des mesures législatives peut surprendre. Il s'agit d'une atteinte à la séparation des pouvoirs : le juge, fût-il administratif, ne saurait se mêler des affaires législatives. Le Conseil constitutionnel est de surcroît compétent pour vérifier la constitutionnalité des lois. La compétence du juge administratif pour connaître des actes du pouvoir exécutif semble normale; mais le pouvoir exécutif n'a pas que des activités matériellement administratives.

I) La compétence à l'égard du pouvoir législatif

Dans notre tradition constitutionnelle française, on connaît le dogme hérité de Rousseau selon lequel la loi adoptée par le Parlement est l'expression de la volonté générale. Lorsqu'on le croise avec un autre dogme, celui de la séparation des pouvoirs, la conclusion est que les juges, administratif ou judiciaire, doivent se plier aux lois et les faire respecter sans pouvoir les remettre en cause. Le juge administratif a toutefois une compétence à l'égard tant des lois adoptées par le Parlement qu'à l'égard de ses autres actes.

A) Les actes législatifs

La théorie de la loi-écran a subi un certain nombre d'altérations, bien qu'elle existe toujours. Le juge administratif a compétence pour apprécier la compatibilité de la loi aux normes internationales (CE 20 octobre 1989, Nicolo). Aujourd'hui, devant le juge administratif, il est également possible de contester la constitutionnalité des lois depuis la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 et la loi organique du 1 er mars 2010. Pour les deux contrôles de la conventionnalité et de la constitutionnalité, il s'agit d'un contrôle par voie d'exception. Le contrôle de constitutionnalité des lois n'est pas opéré par le juge administratif lui-même (CE 20 octobre 1989, Roujansky). Il décide si la question posée par le justiciable est suffisamment sérieuse; il reviendra ensuite au Conseil constitutionnel de se prononcer matériellement sur la constitutionnalité de la loi. Le Conseil d'État, en quelque sorte, effectue un pré-jugement de l'affaire. On connaît de nombreux renvois de QPC qui aboutissent à un rejet et à l'affirmation de la constitutionnalité de la loi. Il faut souligner que ce contrôle de conventionnalité a servi, après l'arrêt Nicolo, à ouvrir aux justiciables un simili contrôle de constitutionnalité. Il existe dans l'ordre juridique international quelques grands textes qui posent des droits fondamentaux et des libertés individuelles qui prévalent sur la loi. La loi de 1975 sur l'IVG est celle à l'occasion du contrôle de laquelle le Conseil constitutionnel a décliné sa compétence pour contrôler la conventionnalité des lois (CC IVG, 15 janvier 1975). La conventionnalité de la loi en cause fut contestée devant le Conseil d'État (Confédération nationale des associations familiales catholiques, CE 21 décembre 1990). Il était saisi d'arguments identiques à ceux invoqués devant le Conseil constitutionnel en 1975. Le Conseil d'État a décidé de rejeter le grief tiré de l'inconventionnalité de la loi. C'est bien la preuve que dans la parenthèse 1989-2010, le contrôle de conventionnalité a servi de substitut au contrôle de constitutionnalité. En réalité, le contrôle de conventionnalité est bien plus facile : le juge administratif peut directement l'effectuer.

Le Conseil d'État dispose d'autres compétences à l'égard des lois. Le juge administratif doit d'abord s'assurer de l'existence-même de la loi, qui peut tout à fait être contestée (CE 18 décembre 1998, SARL du

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parc d'activités de Blotzheim). En tant que juge du respect des lois, le Conseil d'État doit en effet s'assurer de son existence, sans en apprécier le contenu.

Le législateur adopte autre chose que des lois : commissions d'enquêtes, résolutions... Ces actes sont avant tout politiques : le juge administratif n'a aucune compétence à leur égard. Ce qui a trait au contrôle du gouvernement par le Parlement échappe au juge administratif.

B) Les actes des services parlementaires

Les deux assemblées françaises disposent de gigantesques moyens financiers et sont constituées de services administratifs conséquents, au-delà de l'activité législative des parlementaires. Or, le Parlement français, au nom de la séparation des pouvoirs, bénéficie d'une quasi-immunité juridictionnelle. On interdit à tout juge de connaître des actes pris par les services du Parlement. Il existe néanmoins des dérogations, limitées. Une ordonnance du 17 novembre 1958 prise sur le fondement de l'ancien article 92 de la Constitution prévoit quelques cas de compétence du juge, notamment administratif.

• La mise en cause de la responsabilité de l'État lorsque le fonctionnement des services des assemblées parlementaires a porté préjudice à un particulier peut être connue du juge.

• Les litiges individuels concernant les agents de services parlementaires relèvent par ailleurs du juge administratif, à l'exception des parlementaires eux-mêmes, qui ne sont pas des agents du Parlement au sens de l'ordonnance du 17 novembre 1958.

• À ces compétences administratives, on ajoute depuis quelques années une hypothèse jurisprudentielle qui résulte d'un arrêt du Conseil d'État du 5 mars 1999, Président de l'Assemblée nationale, dans lequel le Conseil d'État s'est reconnu compétent pour connaître des litiges relatifs aux contrats administratifs passés par les assemblées. Cet arrêt ne vaut que pour les contrats administratifs. Sa formule est ambigüe; elle laisse la porte ouverte à un éventuel élargissement de la compétence administrative. Le Conseil d'État laisse en effet entendre que tout ce qui a trait à l'organisation des services des assemblées peut relever du juge administratif.

II) La compétence à l'égard du pouvoir exécutif

On s'intéresse ici aux hypothèses dans lesquelles on a bien une activité rattachée au pouvoir exécutif, mais qui n'est pas matériellement administrative. On parle des activités que le pouvoir exécutif accomplit parce que Montesquieu s'est planté. Le pouvoir exécutif intervient en effet par divers actes pour assurer la coordination, la complémentarité des différents pouvoirs publics. Si le juge administratif n'est ici pas compétent, ce n'est pas parce que le juge judiciaire l'est. Il s'agit d'activités bénéficiant d'une immunité juridictionnelle. C'est ici que l'on trouve les actes de gouvernement. Il s'agit d'actes pris par le pouvoir exécutif dans ses relations avec les autres pouvoirs publics, échappant de ce fait à la compétence administrative et, plus largement, à toute compétence juridictionnelle.

Cette immunité juridictionnelle connut deux explications.

• Une première fut alléguée jusqu'au dernier quart du XIXème siècle. On considérait que ces actes étaient inspirés d'un mobile politique.

• Cette explication fut abandonnée par le Conseil d'État (Prince Napoléon, CE 19 février 1875).

La doctrine met en avant l'idée que ces actes de gouvernement se rattachent à la fonction gouvernementale. Il s'agit dès lors d'une activité distincte du pouvoir exécutif. Elle a trait aux pouvoirs publics eux-mêmes. Le problème est que cette fonction gouvernementale n'est pas clairement déterminée; la jurisprudence n'en donne que des illustrations. On connaît un très grand empirisme en la matière, qui n'est pas satisfaisant : les juges décident au cas par cas de la qualité d'acte de gouvernement, qui a tendance à se réduire. Certains actes ne peuvent néanmoins être connus du juge administratif. Le décret de dissolution de l'Assemblée nationale, de forte dimension politique, est un acte de gouvernement. Il

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échappe à toute fonction juridictionnelle (CE 20 février 1989, Allain). La promulgation d'une loi ne peut pas non plus être contestée devant le juge. La décision par laquelle le chef de l'État met en oeuvre l'article 16 de la Constitution est elle aussi un acte de gouvernement (CE 2 mars 1962, Rubin de Servens). Les décisions par lesquelles le président de la République nomme certains membres du Conseil constitutionnel, refuse sa saisine, sont des actes de gouvernement (CE 9 avril 1999, Mme Ba), de même que le refus du Premier ministre de demander au président de la République une révision de la Constitution. On peut néanmoins noter que dans l'arrêt Mégret du 25 septembre 1998, le Conseil d'État a marqué une petite réduction de la catégorie d'actes de gouvernement, en considérant que la décision par laquelle le Premier ministre charge un parlementaire d'une mission est détachable des relations entre pouvoirs exécutif et législatif. Dès lors, il s'agit d'un acte administratif susceptible de recours pour excès de pouvoir. Cette évolution de l'arrêt Mégret est bien plus visible quant à une autre branche d'actes de gouvernement, relative à la conduite des relations internationales de la France.

Section 2 : Les pouvoirs méconnus

La théorie de la séparation des pouvoirs a une vocation universelle. Elle est pour autant approximative : d'une part, parce que contrairement à ce qu'alléguait Montesquieu, il n'y a pas cloisonnement étanche entre les pouvoirs; d'autre part, en ce que les pouvoirs identifiés par Montesquieu ne sont pas exhaustifs. On en retiendra deux : le pouvoir fédératif et le pouvoir de suffrage.

Sous-section 1 : Le pouvoir fédératif

Le pouvoir fédératif fut identifié par John Locke, qui a réfléchi à la séparation des pouvoirs à la toute fin du XVIIème siècle. Il retient lui aussi trois pouvoirs : exécutif, législatif, et fédératif. Le pouvoir fédératif est crucial : il a la charge de l'action au nom de l'État sur la scène internationale. John Locke parle d'un pouvoir qui établit des alliances, négocie les traités et décide de la guerre et de la paix . Ce pouvoir fédératif, encore aujourd'hui existant, associe le pouvoir exécutif dont il ne peut se passer. Une fois encore, le dogme de la séparation des pouvoirs doit être entendu de manière relativement souple. C'est d'autant plus nécessaire que le pouvoir fédératif n'a pas de pouvoir particulier. Ce sont des organes du pouvoir exécutif qui le mettent en oeuvre. Se pose toujours la même question : y a-t-il une place pour le juge administratif en la matière ?

I) La compétence du juge administratif à l'égard des normes internationales

On retrouve tout ce qu'on a pu exposer quant au contrôle de la conventionnalité des lois. On a vu que le juge administratif, peu à peu, a d'abord admis sa compétence pour contrôler l'existence, puis la régularité des opérations de ratification du traité international (Prosagor, Blotzheim). Il est saisi de litiges mettant en cause le respect tant des lois que des traités internationaux. On vérifie que le traité est correctement entré en vigueur pour pouvoir le faire respecter. Le juge administratif peut également interpréter les traités depuis l'arrêt GISTI du 29 juin 1990 complété par l'arrêt Beaumartin c. France du 29 novembre 1994 de la CEDH. Il faut aussi tenir compte du dispositif spécifique propre à l'Union européenne, avec l'éventuel renvoi à la CJUE. La question est aussi celle de la constitutionnalité des traités; le juge ne peut se prononcer quant à cette compatibilité (Fédération nationale de la libre pensée, CE 9 juillet 2010).

II) La compétence à l'égard des activités du pouvoir fédératif

Les États étrangers bénéficient d'une immunité juridictionnelle : on ne peut attaquer un État étranger devant une juridiction administrative française. Ceci n'est néanmoins qu'un principe, sujet à atténuations, notamment en matière de responsabilité. Ces personnes publiques étrangères que sont les États peuvent en revanche être requérants devant les juridictions administratives françaises. Le pouvoir fédératif, pour justifier d'une compétence du juge administratif, doit voir son activité qualifiée d'administrative. La réponse est toutefois nuancée : la séparation des pouvoirs interdit le juge de se mêler des activités du pouvoir fédératif, mais peut en certaines circonstances en connaître. On retrouve

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ici les actes de gouvernement, que le pouvoir exécutif accomplit dans le cadre du pouvoir fédératif. Ils touchent cette fois les relations entre la France et les autres États, voire les organisations internationales. Tout juge est en réalité incompétent. Les décisions que prend le gouvernement français lors de la négociation d'un traité caractérisent par exemple une mise en oeuvre du pouvoir fédératif, de même que les décisions relatives au mode de conclusion d'une convention internationale. On connaît d'autres illustrations des actes de gouvernement, lorsque par exemple, celui-ci refuse un titre de séjour à un diplomate étranger. Cet un acte de gouvernement : ce qui est en cause est moins la situation de l'individu concerné que l'État avec lequel la France entretient des relations. Lorsque le président Chirac a décidé de reprendre les essais nucléaires de la France dans le Pacifique, cette décision fut considérée comme un acte de gouvernement (CE 29 septembre 1995, Association Greenpeace France). La France avait par ailleurs accepté d'ouvrir son espace aérien aux avions anglais et américains pour aller en Irak. Cette décision, dans le contexte en cause, perdait son caractère administratif pour toucher à la fonction gouvernementale, tournée vers l'extérieur.

Pour autant, se manifeste ici — beaucoup plus nettement qu'en matière d'actes de gouvernement purement internes — une forte restriction de ces actes relatifs aux relations diplomatiques. Le juge considère souvent qu'ils se rattachent principalement à l'activité administrative. Un État étranger, par exemple, demande l'extradition d'un individu pour qu'il soit condamné ou exécute sa peine dans le pays concerné. Admettons que la France refuse l'extradition. Ce refus pourra être contesté par l'État étranger devant les juridictions administratives françaises. La protection diplomatique d'un français dans un État étranger peut être refusé par le consul ou l'ambassadeur; ce refus peut être contesté. Lorsque la France prend une décision d'exécution d'un traité, de même, cette décision est administrative : on est déjà engagé par le traité.

Sous-section 2 : Le pouvoir de suffrage

Il est d'autant plus curieux que ce pouvoir de suffrage n'est pas été retenu dans la trilogie des pouvoirs traditionnels qu'il investit tout les autres. Il permet soit d'adopter des actes par référendum, soit de désigner les représentants du peuple. Tous les pouvoirs se réclament du suffrage : le Parlement, qui se veut légitime car élu démocratiquement, mais aussi le gouvernement, émanation du parti majoritaire. Il existe au moins un auteur qui allègue l'existence d'un pouvoir de suffrage : Maurice Hauriou qui, dans un ouvrage de droit constitutionnel du début du XXème siècle, affirme que le droit de suffrage constitue un pouvoir à part entière. Il faut néanmoins que des organes lui permettent de se manifester. Puisque, comme pour le pouvoir fédératif, il n'existe pas d'organe spécifique, on fait pour ce faire appel au pouvoir exécutif. Le pouvoir exécutif étant présent, se pose encore et toujours la même question : ne provoque-t-il pas la compétence administrative ? Le juge administratif dispose effectivement de compétences en la matière, qu'il faut présenter rapidement.

• Certains textes sont venus donner compétence au juge administratif pour certains contentieux électoraux. Pour s'en tenir aux seules élections politiques, le Conseil d'État est compétent en premier et dernier ressort en matière d'élections européennes en vertu d'un loi du 7 juillet 1977. Sa compétence inclut ce qui a trait tant à l'organisation qu'au déroulement du scrutin.

• À l'égard des autres scrutins politiques — on vise ici les élections parlementaires, présidentielles, le référendum... —, la jurisprudence, quant à la répartition des compétences, ne s'est fixée que tardivement. Il ne s'agissait pas d'étudier la séparation des ordres, ni la question des actes de gouvernement. Nous avons en effet, dans la Vème République, un juge qui peut, en vertu, de la Constitution, connaître de la régularité de certains suffrages : le Conseil constitutionnel, juge de toutes les élections législatives, sénatoriales, présidentielles et des référendums. Cette compétence lui étant attribuée, la question semble ne plus se poser. Néanmoins, le Conseil constitutionnel a pendant longtemps retenu une interprétation stricte de sa compétence en tant que juge électoral. Si l'on excepte les élections législatives (CC 11 juin 1981, Delmas), il considérait qu'il n'était juge que des opérations de scrutin, et non des opérations préparatoires à ces scrutins. Il est donc revenu au juge administratif d'en prendre la charge. Organiser un scrutin (date, découpage électoral, emplacement des bureaux de vote...) relève d'opérations purement administratives, qui ne relèvent pas du tout des actes de gouvernement. Avant le scrutin, on s'adresse au Conseil d'État; après le scrutin, on s'adresse au Conseil constitutionnel.

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Complexe, cette situation a abouti à un revirement de jurisprudence. Le Conseil constitutionnel a décidé qu'il serait compétent pour les actes préparatoires du scrutin présidentiel (CC Hauchemaille, 14 février 2001) et du référendum (CC Hauchemaille, 25 juillet 2000), en plus de sa compétence en ce qui concerne ceux des scrutins législatifs (Delmas + Hauchemaille 14 février 2001, précitées). De strictes conditions sont néanmoins posées à l'élargissement de cette compétence. Le Conseil constitutionnel ne s'estime pas toujours compétent. Il exclut sa compétence à l'égard des actes préparatoires à caractère permanent, le découpage électoral par exemple. Le Conseil constitutionnel ajoute que sa compétence n'est retenue que si son refus d'être compétent risquerait "de compromettre gravement l'efficacité de son contrôle des opérations électorales, vicierait le déroulement général du vote ou porterait atteinte au fonctionnement normal des pouvoirs publics". Le juge administratif intervient donc comme filet de sauvetage pour des actes préparatoires dont ne connaît pas le juge constitutionnel.

Chapitre 2 : Les litiges mettant en cause le principe de séparation des autorités

Si l'on a un juge administratif en France, c'est parce que fut affirmé et réaffirmé de manière solennelle le principe selon lequel les juridictions judiciaires ne peuvent connaître des litiges mettant en cause l'administration. Les deux textes en cause, pour autant, ne sont pas clairs quant aux termes de l'interdiction : ils sont rédigés de manière maladroite. L'interdiction se fonde aussi bien sur des éléments matériels (les fonctions administratives) que des éléments organiques (les agents, les corps administratifs sont visés par les deux textes). Il revient donc aux juridictions de voir ce qui relève des ordres administratif et judiciaire, frontière que rectifie le Tribunal des Conflits. Trois juridictions, donc, participent à sa détermination. Cette frontière constitue ce que l'on appelle la "conception française de séparation des pouvoirs". Cette expression fut consacrée dans la décision Conseil de la concurrence du 23 janvier 1987. Cette frontière est en perpétuelle construction, puisqu'en grande partie prétorienne. La difficulté est encore accrue par le fait que la répartition des compétences n'obéit pas à un critère unique. Toute une série de notions est mise ou non en oeuvre selon les cas. Elle repose sur des éléments organiques, matériels, formels... Vue de loin, la répartition des compétences entre juridictions administrative et judiciaire ne brille pas par sa limpidité. Les choses fonctionnent cependant plutôt bien : le Tribunal des Conflits joue un rôle d'arbitre efficace, si bien que les guéguerres entre ordres de juridiction sont peu nombreuses. Ce tableau est encore compliqué par le législateur, dont la tendance est à multiplier les exceptions et les incohérences, parce que quand les choses sont simples, on ne s'amuse plus. Il contrarie fréquemment le jeu des compétences.

Section 1 : Les principes

Si Léon de Bruxelles Duguit avait eu raison, les choses auraient été simples. Il plaçait le service public au centre des préoccupations de la compétence administrative. Pour lui, service public = personne publique = droit administratif = compétence du juge administratif. C'était néanmoins déjà partiellement faux à l'époque : on ne connaissait pas une parfaite équivalence entre service public et personnes publiques. Cette présentation vola en éclat lorsque le Tribunal des Conflits, dans son arrêt Société commerciale de l'Ouest africain du 22 janvier 1921, reconnut que certains services publics étaient soumis au droit privé. Il fallut dès lors combiner, dans des combinaisons variant d'un domaine à l'autre, des éléments organiques et matériels. Bref, il s'agit d'un état du droit complexe, difficile à synthétiser; on peut néanmoins tenter sa synthèse en distinguant le contentieux des actes de celui des services publics et, parce qu'on ne peut pas faire autrement, le contentieux attribué au juge judiciaire.

Sous-section 1 : Le contentieux des actes

Ce contentieux est encore celui qui présente les lignes les plus claires. Elles sont néanmoins plus floues depuis une décision de 2011 du Tribunal des Conflits, par laquelle il a perturbé l'état du droit. Le contentieux des actes, qui pouvait encore se prévaloir d'une certaine simplicité, a gagné en complexité. On oppose le contentieux des actes administratifs au contentieux des actes de droit privé.

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I) Le contentieux des actes administratifs

Ce contentieux était réparti de manière simple autrefois. Un arrêt du Tribunal des Conflits de 2011 a toutefois fait changer les choses. Le contentieux des actes administratifs relève en principe du juge administratif. Les juridictions judiciaires bénéficient néanmoins d'un certain nombre de compétences à leur égard. Ces chefs de compétence se manifestent notamment par le jeu de deux mécanismes : le service public, d'une part, les matières réservées à l'autorité judiciaire, d'autre part. On les laissera de côté, pour les évoquer plus tard. On se focalisera ici sur les autres hypothèses de compétence du juge judiciaire. Il faut distinguer selon la manière dont l'acte est contesté. On connaît les contentieux par voie d'action et par voie d'exception.

A) Le contentieux par voie d'action

Une contestation par voie d'action est un recours visant l'acte directement. On l'attaque au principal, pour lui-même; c'est lui qui fera l'objet de la cassation éventuelle. Le Conseil constitutionnel a considéré que cette compétence est celle des juridictions administratives, constitutionnellement garantie (décision n°86-224 DC du 23 janvier 1987 : les juges administratifs sont constitutionnellement compétents pour les recours tendant à l'annulation ou la réformation des décisions administatives émanant d'autorités publiques). Cette compétence constitutionnalisée n'est qu'un champ de celle du juge administratif. Tous les recours par voie d'action ne sont pas dans les champs protégés par la Constitution. Le contentieux contractuel échappe à la compétence constitutionnelle du juge administratif par exemple. Il faut également souligner que ce champ de compétence n'inclut pas la responsabilité administrative. Cette compétence constitutionnellement garantie ne vaut pas dans les matières réservées "par nature" — expression débile — à l'autorité judiciaire, nous dit le Conseil constitutionnel. Il ajoute que le législateur peut transférer au juge judiciaire des contentieux par voie d'action de la compétence de la juridiction administrative pour des raisons de bonne administration de la justice, afin d'éviter des éparpillements difficiles à maîtriser pour le justiciable. C'est ainsi que le législateur est parfois intervenu pour confier à la Cour d'appel de Paris le contentieux de certaines décisions de certaines AAI (Conseil de la Concurrence, Autorité des Marchés Financiers, Commission de Régulation de l'Énergie, Autorité de Régulation des Communications Électroniques et des Postes...). Le juge judiciaire, par ailleurs, est un juge en partie fiscal. Le juge judiciaire fiscal a compétence pour annuler les décisions administratives en matière d'impôts indirects. Il s'agit ici plus d'un héritage de l'histoire qu'une dérogation logique au jeu normal de la répartition des compétences.

B) Le contentieux par voie d'exception

L'acte n'est ici pas visé pour lui-même. Se pose, à l'occasion d'un recours contre un autre acte, d'une autre affaire, la question de la légalité de cet acte. Le justiciable veut simplement faire prononcer quelque chose au sujet de cet acte : interprétation, illégalité... Si le juge déclare son illégalité, on déclare mécaniquement l'annulation de l'acte pris sur son fondement par exemple. L'acte contesté par voie d'exception reste dans l'ordre juridique. Il existe un certain nombre d'hypothèses dans lesquelles le juge judiciaire peut se prononcer par voie d'exception. Impossible, donc, de consacrer une compétence constitutionnelle pleine du juge administratif quand il existe toutes ces exceptions. Il faut évoquer une hypothèse spéciale : l'exception d'illégalité d'un acte administratif peut apparaître à l'occasion d'un litige relevant de la compétence du juge administratif. Le Conseil d'État est seul compétent en premier ressort pour se prononcer sur la légalité des décrets par voie d'action; mais si l'on soulève une exception d'illégalité à leur encontre devant un tribunal administratif ou une Cour administrative d'appel, ces juridictions sont compétentes pour se prononcer. Le juge du principal est juge de l'exception en matière administrative. Il n'y a pas de question préjudicielle interne à l'ordre administratif. Lorsque l'exception d'illégalité d'un acte administratif se greffe sur une instance en cours devant une juridiction judiciaire, la question se pose en d'autres termes. Il faut que ledit acte conditionne l'issue du litige. Le juge de l'action doit pouvoir se prononcer sur l'exception; mais le juge judiciaire, en principe, ne peut apprécier la légalité d'un acte. Il faut distinguer selon que le juge judiciaire est répressif ou non répressif.

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1) L'incompétence de principe du juge judiciaire non répressif

Les juges civil, commercial et social n'ont pas compétence, en principe, pour apprécier par voie d'exception les actes administratifs intervenant dans les litiges qui leur sont soumis, qu'ils soient unilatéraux ou contractuels. Ce principe fut posé par un arrêt du Tribunal des Conflits Septfonds du 16 juin 1923. Ce principe a des conséquences. Lorsque l'exception d'illégalité apparaît dans un litige judiciaire, le juge judiciaire doit surseoir à statuer, attendre que l'une des parties pose la question au juge administratif, attendre qu'elle revienne avec la réponse et ensuite se prononcer en conséquence. L'arrêt Septfonds a longtemps figuré dans les GAJA. Il s'est fait pousser dehors par un arrêt du Tribunal des Conflits du 17 octobre 2011, SCEA du Chéneau. Cet arrêt n'a pas renversé le principe; il a en revanche multiplié les hypothèses de compétence exceptionnelle du juge judiciaire, à tel point que le principe posé par l'arrêt Septfonds n'a plus qu'une portée très ténue. L'interprétation des actes administratifs réglementaires peut en revanche être donné par le juge judiciaire depuis l'arrêt Septfonds. Le Tribunal des Conflits fonde ce pouvoir sur le fait que le juge judiciaire peut interpréter les lois; il est donc logique qu'il puisse également interpréter les actes réglementaires. Les actes administratifs non réglementaires, a contrario, ne peuvent être interprétés par lui. Le juge judiciaire a compétence dans une autre hypothèse, celle dans laquelle il porte la robe du juge judiciaire fiscal. Il peut apprécier la légalité des actes administratifs pris par l'administration fiscale. Le Tribunal des Conflits, dans l'arrêt SCEA du Chéneau du 17 octobre 2011, a fini par céder face à la pression du juge judiciaire, qui se déclarait compétent pour apprécier la compatibilité d'un acte réglementaire avec le droit de l'Union européenne. Le juge judiciaire non répressif peut également, depuis cet arrêt, se prononcer sur la légalité d'un acte administratif lorsque "son illégalité est manifeste au regard d'une jurisprudence établie". Il faut donc un courant jurisprudentiel ferme, manifestement opposé à l'acte administratif en cause. L'idée est celle d'un gain de temps. Le risque est que le juge judiciaire utilise avec excès cette formule. On peut espérer qu'il n'abuse pas de cette possibilité qui lui est ouverte avec l'arrêt SCEA du Chéneau.

2) La compétence des juridictions judiciaires répressives

Les choses sont ici plus simples. Le juge judiciaire répressif a plénitude de compétence. Il peut tant interpréter qu'apprécier la légalité des actes administratifs qui conditionnent l'issue du procès pénal. C'est une dérogation au principe de séparation des autorités administrative et judiciaire. Elle est inscrite dans l'article 111-5 du Code pénal. Cette disposition est issue de la réforme du Code pénal du 1er mars 1992. Il y avait, antérieurement, une certaine compétence des juges judiciaires répressifs; mais elle était circonscrite de manière différente par la chambre criminelle de la Cour de cassation (Crim. 21 décembre 1961), qui reconnaissait sa compétence, et par le Tribunal des Conflits (TC 5 juillet 1951, Avranches et Desmarets), qui la déclinait. Le Code pénal met un terme par le haut à cette question : il donne la compétence la plus large possible au juge répressif.

II) Le contentieux des actes de droit privé

Le principe de séparation des autorités devrait impliquer une compétence exclusive du juge judiciaire. Cela vaut tant à l'égard des contrats que des actes unilatéraux. S'il rencontre une question de ce genre, le juge administratif pose une question préjudicielle au juge judiciaire. Cette hypothèse n'est pas exceptionnelle. Elle se rencontre fréquemment dans certains domaines. On peut avoir un contentieux devant le juge administratif qui se rapporte à une parcelle de domaine public, celui d'une commune par exemple. Il faut être certain qu'il y ait un droit de propriété d'une personne publique sur la parcelle en cause. Or, la propriété est la plupart du temps traitée pour des titres de droit privé. Si la question de cette propriété se pose, et que l'une des parties allègue un titre de propriété, il faut aller devant le juge judiciaire pour qu'il se prononce sur sa validité par exemple. La compétence du juge administratif a récemment subi une certaine extension. Après l'arrêt SCEA du Chéneau, le juge administratif, constatant que le juge judiciaire pouvait se prononcer sur l'illégalité manifeste de actes administratifs, s'est en conséquence unilatéralement reconnu compétent pour déclarer l'illégalité manifeste au regard d'une jurisprudence établie des actes de droit privé invoqués devant lui (CE

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Fédération Sud Santé Sociaux 23 mars 2012). Cette compétence est particulièrement susceptible de jouer en droit du travail, notamment en matière d'arrêtés de conventions collectives de travail. Cet arrêté d'extension est administratif. On le conteste devant le juge administratif pour dire que la convention collective de travail — en principe de la compétence judiciaire — est illégale, puisque la validité de l'arrêté d'extension dépend précisément de ce qu'il étend.

Sous-section 2 : Le contentieux des services publics

Cette notion de service public sera étudiée de manière approfondie au deuxième semestre. Elle est absolument fondamentale, aujourd'hui, en droit administratif français. On ne peut néanmoins lui faire jouer le rôle que souhaitait lui attribuer l'école du service public, comme le prônait Léon Duguit. Il est impossible de relier la compétence administrative à la présence d'un service public. Il faut être plus subtil et, notamment, tenir compte de la nature de la personne qui gère ce service public. Si le service public est géré par une personne privée, cela va limiter les possibilités de compétence du juge administratif. Elles ne sont pas exclues pour autant : on a bien un service public. L'élément organique n'est cependant pas le seul à avoir perturbé le tableau des compétences. Il faut aussi tenir compte du type de service public auquel on est confronté. À la fin du XIXème siècle - début du XXème siècle, avec le progrès technologique, puis durant les périodes de trouble du XXème siècle — Première Guerre mondiale, crise de 1929 —, il y eut une intervention accrue de l'État dans la société, lequel a pris en charge un certain nombre d'activités qu'on aurait pu imaginer être le fait d'entreprise privées. Le droit n'est pas resté indifférent à ce phénomène. Il en a tenu compte en se disant que si l'État se livre à de telles activités dans les mêmes conditions que des personnes privées, il n'y a pas lieu de lui appliquer un droit spécial. Est ainsi apparue l'idée qu'au sein des services publics, il en existait deux catégories :

• Les Services Publics Administratifs (SPA), services publics traditionnels. Il sont ceux qui ne sont pas susceptibles d'être gérés par des personnes privées. On pense à la justice, la défense, la police, l'école... Ces SPA sont plutôt soumis au droit administratif et, en cas de litige, relève plutôt de la compétence du juge administratif.

• Les Services Publics Industriels et Commerciaux (SPIC) sont bel et bien des services publics. Ce sont ceux dont on a parlé, qui sont apparu à la fin du XIXème siècle - début du XXème siècle. Il se traduisent par l'activité industrielle et commerciale de l'État. La tentation fut de les considérer comme plutôt de droit privé, de sorte qu'ils relèvent plutôt de la compétence judiciaire en cas de litige.

On ne peut plus, dès lors, dire que la présence d'un service public entraîne de facto la compétence administrative. Aujourd'hui, la qualification de service public est donc indifférente. C'est la qualité de SPA ou de SPIC qui compte. On l'a vu, il faut aussi prendre en compte l'organe qui gère le service public. Quatre hypothèses naissent du croisement du critère organique et matériel. Cela complique singulièrement la répartition des compétences en contentieux des services publics.

I) La distinction des personnes publiques et privées

Le droit public ne connaît classiquement que trois types de personnes publiques : État, collectivités territoriales, établissements publics. Les deux premières personnes sont territoriales : elles ont pour assise une parcelle ou la totalité du territoire. Elles ont également une compétence non spécialisée : elles peuvent prendre en charge toute question ayant un intérêt national ou local. Les établissements publics sont une catégorie à part. Ils ressemblent aux collectivités locales en ce qu'ils consistent en une forme de décentralisation : ils répondent à la définition de cette décentralisation puisqu'on transfère une compétence à un organe distinct. La seule différence, considérable, est que l'établissement public n'a pas d'assise territoriale. On détache une activité de service public pour la confier à cet établissement. C'est pourquoi on parle souvent de service public doté de la personnalité morale : on incarne un service dans une personne. Outre le fait qu'il n'a pas d'assise territoriale, l'établissement public n'a pas de compétence générale : le principe de spécialité commande que soient délimitées ses compétences, les activités qu'il peut exercer. On avait pour idée de base que si une personne ne peut être rangée dans aucune catégorie, elle est nécessairement une personne privée. Cet état du droit traditionnel est aujourd'hui un peu dépassé. Au

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début des années 2000 fut officialisée l'existence de personnes publiques n'appartenant à aucune de ces trois catégories. On a reconnu, en effet, l'existence de personnes publiques sui generis, c'est-à-dire qui sont d'elles-mêmes de leur propre genre. La Banque de France (CE 22 mars 2000, Syndicat national autonome du personnel de la Banque de France), l'Institut de France, les Groupements d'Intérêt Public, ou GIP (CE 14 février 2000, GIP "Habitat et interventions sociales pour les mal-logés et les sans-abris"), sont des personnes publiques qui ne sont pas établissements publics. Les Autorités Publiques Indépendantes (API), AAI dotées de la personnalité morale, sont également une forme de personnes publiques particulière. L'opposition personne publique / privée ne naît que lorsqu'on s'interroge sur la qualité d'une personne. La qualité d'établissement public est une catégorie fourre-tout, hormis les personnes publiques sui generis. Cette question ne s'avère délicate que lorsqu'on est en présence d'une personne morale gérant un service public. Si la personne ne gère pas un service public, la question ne se pose pas : il ne peut s'agit d'un établissement public. Or, certaines personnes morales ne sont pas qualifiées par les textes qui les instituent, en dépit du fait que le critère organique intervient dans la répartition des compétences entre juge administratif et judiciaire. Dans le silence des textes, il faut trancher. Or, il revient au juge, saisi d'un litige, de se prononcer sur l'organe qui gère tel ou tel service public. On retrouve la méthode du faisceau d'indices, très souple, qui permet d'adapter la jurisprudence à toutes les situations. On oppose cette méthode à celle des critères. le critère a l'avantage de revêtir un caractère systématique : le critère rempli, la qualification en découle. la méthode du faisceau d'indices est infiniment plus souple : on regarde la situation à qualifier, donc la personne morale, pour identifier un groupe d'indices qui permettent de la définir comme personne publique ou personne privée. C'est le poids en eux-mêmes de chacun de ces critères qui est pris en considération lorsque cette méthode est utilisée. Elle est très subjective.

On peut identifier différents indices :

• L'origine de l'organe : comment est-il institué ? Qui a pris l'initiative ?

• Les rapports de l'organe avec la puissance publique : fait-il l'objet d'un contrôle étroit ? Constate-t-on la présence ès qualités de représentants d'une ou plusieurs personnes publiques ? Sont-ils majoritaires ? Y a-t-il une tutelle qui s'exerce sur la personne en cause par l'administration ?

• La détention éventuelle de prérogatives de puissance publique : l'organe à qualifier en détient-il ? A-t-il le droit de prendre unilatéralement des décisions qui s'imposent aux tiers ? L'organe détient-il un monopole de droit ? Les textes permettent-ils à l'organe d'être le seul à exercer une certaine compétence ? Lorsque c'est le cas, cet indice pèse très lourd. Y a-t-il une adhésion obligatoire à cet organe pour exercer telle ou telle activité ?

II) Les services publics gérés par une personne privée

Le jeu des critères organiques va commander la compétence des juridictions judiciaires. Il en va ainsi quelque soit le service public confié à la personne privée. Le juge administratif est parfois compétent dans ces hypothèses : le critère organique ne suffit pas à déterminer le juge compétent.

1. Acte administratif unilatéral, prérogatives de puissance publique . Si le litige met en cause un acte administratif, unilatéral ou contractuel, pris par cette personne privée gérant un service public, qu'il soit administratif ou industriel et commercial, il y a compétence du juge administratif — sous les réserves précédemment indiquées. La compétence s'étend à l'engagement de la responsabilité de la personne en question du fait d'un dommage causé par l'usage d'une prérogative de puissance publique qu'elle détient (CE 21 décembre 2007, Lipietz).

2. Dommages de travaux publics. La loi du 28 pluviôse An VIII donne compétence au juge administratif pour les litiges en matière de travaux publics. L'état du droit est toutefois plus subtil : il faut identifier le type de personnes gérant les travaux publics.— Les dommages causés par un service administratif géré par une personne privée en la matière implique une convergence d'indices favorable à la compétence du juge administratif.— Si, en revanche, le dommage de travaux publics est causé par la personne privée alors qu'elle gère un SPIC, il faut encore distinguer selon la qualité de la victime : si la victime était un tiers par rapport à ce

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service public industriel et commercial, la compétence est administrative (CE 25 avril 1958, Dame veuve Barbaza). En revanche, si la victime n'est pas un tiers par rapport au SPIC qui a causé un dommage de travaux publics, c'est qu'elle est usager de ce SPIC. En cette qualité, la compétence est judiciaire. La compétence cède en effet devant le bloc de compétence du juge judiciaire quant aux relations entre un SPIC et ses usagers (TC 17 octobre 1966, Dame veuve Canasse).

3. Contentieux de la nomination de certains personnels de direction. Le juge administratif est compétent quant au contentieux de la désignation des membres des organismes professionnels (exemple : ordre des mécecins), sauf les ordres judiciaires (exemple : ordre des avocats).

4. Fonctionnaires. Les personnes privées peuvent employer notamment des fonctionnaires. Il s'agit d'agent publics : le contentieux relève du juge administratif.

III) Les services publics gérés par des personnes publiques

Le critère organique — gestion par des personnes publiques — devrait donner compétence au juge administratif. Une activité de service public exercée par des personnes publiques est en principe soustraite au droit civil. Le principe de séparation des autorités devrait jouer pleinement en faveur des autorités administratives. On est cependant loin du compte : le critère organique joue, mais il n'est pas le seul. Il peut être supplanté par le critère matériel qui a trait à la nature du service public exercé par la personne publique, selon que c'est un SPA ou un SPIC. L'arrêt Société commerciale de l'Ouest africain / Bac d'Eloka du 22 janvier 1921 rendu par le Tribunal des Conflits consacre pour la première fois l'existence de SPIC soumis au droit privé. Depuis près d'un siècle, il ne suffit donc plus de savoir qu'un service public est géré par une personne publique pour en déduire la compétence du juge administratif. Il faut combiner critères organique et matériel.

A) Le contentieux des services publics administratifs

L'état du droit en la matière est simple lorsqu'on est en présence d'un litige mettant en cause un SPA géré par une personne publique. Il tombe logiquement dans la compétence des juridictions administratives. Cette compétence est très large. Si est contesté un acte administratif pris par cette personne publique gérant un SPA, la compétence du juge administratif vaut également pour les actions tendant à l'engagement de la responsabilité de la personne en cause, qu'elle soit le fait d'un agent de la personne publique, subi par un usager du SPA ou subi par un tiers, qui devra attaquer la personne publique gestionnaire de ce SPA devant le juge administratif. La compétence du juge administratif s'impose aussi lorsque le dommage trouve sa cause dans des travaux publics.

B) Le contentieux des services publics industriels et commerciaux

Ici, la compétence est plus nuancée. Tout dépend de la victime.

1) Les relations avec les usagers

Les choses sont ici relativement simples, même si les relations peuvent se compliquer. Une personne privée qui gère un SPIC, dans ses relations avec ses clients, relève des juridictions judiciaires.On relève de la même façon, même si c'est une personne publique qui les gère. Les relations entre un SPIC et ses usagers forment un bloc de compétence judiciaire. Un arrêt suscité a posé le principe : Dame veuve Canasse, TC 17 octobre 1966.

a) Le bloc de compétence judiciaire

Très peu d'hypothèses existent dans lesquelles cette compétence ne joue pas.

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• On retrouve le rappel selon lequel le juge administratif est seul compétent, en principe, pour connaître des actes administratifs pris par une personne publique dans l'exercice de prérogatives de puissance publique (CE 22 novembre 1993, Matisse). Le contentieux par voie d'action de ces actes est de sa compétence exclusive; on a vu que la solution est plus nuancée en matière de contentieux par voie d'exception. Pour le reste, le bloc de compétence judiciaire joue pleinement. Il faut comprendre, dès lors, que deux éléments favorables en principe à la compétence des juridictions administratives sont tenus en échec par ce bloc de compétence :

• On neutralise le jeu de certaines clauses que l'on peut trouver dans les contrats unissant le SPIC à ses usagers. Ce sont les clauses exorbitantes du droit commun qui vont donner un caractère administratif au contrat. Or, lorsqu'elles sont présentes dans un contrat entre une personne publique gérant un SPIC et ses usagers, on se contente de les ignorer (CE 13 octobre 1961, Établissements Campanon-Rey). La loi du 28 pluviôse An VIII est neutralisée : on pense à la compétence traditionnelle en matière de travaux publics.

• Si l'usager du SPIC est victime d'un dommage de travaux publics, on n'en tient pas compte, puisque la qualité d'usager du service va l'emporter sur l'origine du dommage, peu importe qu'il résulte de travaux publics (TC 24 juin 1954, Dame Galland).—> Encore faut-il être bien certain que la victime a subi ce dommage de travaux publics en tant qu'usager des travaux publics, et non de l'ouvrage public sur lequel ont eu lieu les travaux. Si la victime a subi le dommage non pas en utilisant le SPIC, mais en utilisant les ouvrages sur lesquels il y a des travaux, elle est considérée non comme un usager, mais comme un tiers du service public. Dès lors, en cette qualité, la compétence administrative sera soulevée : la loi du 28 pluviôse An VIII l'emporte, puisqu'il s'agit du fait de l'ouvrage (CE 24 novembre 1967, Demoiselle Labat). Cet arrêt montre l'importance de l'attribution ou de la non-attribution de la qualité de service public.

b) La qualité d'usager

On a vu qu'il est important de savoir dans quelle situation se trouve la victime, notamment en matière de travaux publics. Si l'on se rend compte qu'elle n'est qu'utilisatrice des ouvrages nécessaires au service, la compétence du juge administratif est retenue. La conception d'usager est extensive . Dans deux cas, on aurait pu ne pas considérer l'usager comme tel :

• L'usager est frauduleux. On monte dans un train sans billet : on est astreint au bloc de compétence judiciaire (TC Niddam, 5 décembre 1983).

• Si l'on est sur le point de devenir usager, mais qu'on ne l'est pas encore (on est en train d'acheter un billet par exemple), on assimilera le dommage à celui subi par un usager (CE 21 avril 1961, Veuve Agnesi). Exemple. On a le billet dans la poche et on se ramasse comme une merde : on est usager du service public.

On doit néanmoins vérifier que le dommage a lieu à l'occasion de la prestation de fourniture de service public. Là aussi, la question est entendue largement.

2) Les relations avec les tiers

Ce contentieux qui oppose les tiers au SPIC et moins unifié. Il n'y a pas, à proprement parler, de bloc de compétence dévolu au juge judiciaire. Néanmoins, il existe une sorte de principe de compétence, qui peut connaître des exceptions. Ce principe fut plus ou moins affirmé par l'arrêt du Tribunal des Conflits du 11 juillet 1933, Dame Mélinette. Ce n'est pas tant le principe, simple, que les exceptions qu'il faut présenter. Encore et toujours, la contestation d'un acte administratif est concernée. Si l'acte est contesté par un tiers au SPIC, la compétence est administrative, sous les réserves qu'on a vues. Lorsque le tiers subit un dommage de travaux publics effectués dans le cadre du SPIC, la compétence est administrative (CE 25 avril 1958, Dame veuve Barbaza).

3) Les relations avec les agents

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Bien que géré par une personne publique, un SPIC peut ne pas employer que des agents publics. Des agents de droit privé peuvent également être employés par lui. Un grand nombre des agents de l'établissement public sont des fonctionnaires : le contentieux qui les intéresse relève de la juridiction administrative. Lorsqu'ils ne sont pas fonctionnaires, ils sont vacataires ou contractuels. Les agents contractuels, ici, sont en principe des agents de droit privé. Le principe fut réaffirmé dans un arrêt du Conseil d'État du 8 mars 1957, Jalenques de Labeau. Cet arrêt réserve un, voire deux cas particuliers.

• La personne a la charge de la direction de l'ensemble des services a la qualité d'agent public, qu'elle soit ou non un contractuel.

• La deuxième exception n'est pas systématique. S'il y a un comptable contractuel ayant la qualité de comptable public, il aura aussi celle d'agent public. S'il y a un comptable recruté par contrat et qu'il n'a pas qualité de comptable public, il reste un agent de droit privé.

Il faut encore évoquer les actes administratifs pris par la personne publique gérant un SPIC. Si un agent conteste un tel acte, il sera de la compétence du juge administratif, avec les exceptions qu'on a évoquées (TC 15 janvier 1968, Époux Barbier).

Sous-section 3 : Les contentieux réservés au juge judiciaire

On regroupe derrière cette expression tout ce qui ne peut être connu du juge administratif. Ce qui suit est donc hétérogène : on parle des chefs de compétence du juge judiciaire.

Le premier contentieux réservé au juge judiciaire, avec des nuances, touche au domaine privé. Il existe aussi des contentieux réservés "par nature" au juge judiciaire.

I) La gestion du domaine privé

Comme toute personne physique ou morale, les personnes publiques sont titulaires de droits et d'obligations. Elles disposent à ce titre d'un patrimoine, de propriétés. Le droit applicable aux propriétés des personnes publiques donne lieu à un enseignement spécifique : on parle de droit administratif des biens. Ce cours explique comment les personnes publiques acquièrent et gèrent des biens. Il faut néanmoins en dire quelques mots dès maintenant.

On considère que les biens des personnes publiques constituent le domaine public. Il connaît deux sous-ensembles : le domaine public, d'une part, le domaine privé, d'autre part.

Article 2111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques. Le domaine public constitue l'ensemble des biens appartenant à une personne publique qui sont :

• soit affectés à l'usage direct du public (un trottoir par exemple);

• soit affectés à un service public, pourvu que ces biens fassent l'objet d'un aménagement indispensable à l'exécution des missions de ce service public.

Le régime juridique du domaine public est très protecteur. On en confie la garantie, la sanction, au juge administratif. Le contentieux des biens du domaine public, en effet, est administratif.

Le domaine privé, a contrario, est affecté à ce qui ne relève pas de l'intérêt général. Il peut s'agir de propriétés de personnes publiques qu'elles gèrent en bons pères de famille. La gestion de ce domaine privé est soumis au droit privé. Le principe existe toujours; sa portée réelle est aujourd'hui difficile à déterminer. Il existe des cas de compétence administrative alors-même que le litige se rapporte à une dépendance du domaine privé.

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• La première hypothèse se rencontre lorsque le domaine privé n'est pas affecté à un service public, mais est utilisé pour un service public. On a comme exemple typique de domaine privé les forêts domaniales. Les communes ont souvent des forêts. Une partie d'entre elles peut être affectée à un service public de reboisement par exemple. Les dommages qui pourront apparaître, voire les contestations d'actes suscités par le déroulement d'actes pris à cette occasion relèvent du juge administratif. On se contente en effet d'utiliser la forêt comme siège physique du service public (CE 3 mars 1975, Courrière).

• De même, le domaine privé peut supporter, au sens physique du terme, des ouvrages publics, ou donner lieu à l'exécution de travaux publics. On peut ouvrir une voie au public dans une aire domaniale. En vertu de la loi du 28 pluviôse An VIII, cela relève de la compétence administrative.

• Le juge administratif s'est aussi reconnu compétent à l'égard des actes détachables de la gestion du domaine privé — on retrouve cette notion à propos des actes de gouvernement. Après avoir eu une conception très large de cette notion d'actes détachables, le Conseil d'État s'est dit qu'il exagérait quelque peu. Il a donc posé au Tribunal des Conflits une question relative aux bornes à cette détachabilité. Celui-ci a donné sa réponse dans un arrêt du 22 novembre 2010, SARL brasserie du théâtre. Jusqu'alors, le Conseil d'État considérait comme systématiquement détachables les délibérations des organes délibérants des collectivités locales relatives à la gestion du domaine privé. Le seul fait qu'on soit en présence d'une délibération, formellement, suffit à la rendre détachable et à soulever sa compétence. Or, la plupart des actes relatifs à la gestion du domaine privé relève de telles délibérations. Le Tribunal des Conflits, dans l'arrêt précité, a réduit la compétence administrative en affirmant que le fait que soit visé de telles délibérations ne suffit pas à établir la compétence du juge administratif. Le juge judiciaire voit donc sa compétence élargie, par la limitation des abus du juge administratif.

II) Les contentieux réservés "par nature" au juge judiciaire

On l'a vu, cette formule est issue d'une décision n°86-224 DC du 23 janvier 1987. Vingt-cinq ans après, on ne sait toujours pas précisément de quoi il s'agit; on n'en a qu'une intuition. On peut penser sans se tromper que quelques hypothèses rentrent dans cette définition : le droit des personnes et la protection de la propriété et des droits fondamentaux.

A) Le droit des personnes

Le droit des personnes relève du Code civil. On peut donc comprendre que les questions qui en relèvent appartiennent aux juridictions judiciaires. On trouve dans ces questions l'état, la capacité des personnes, parfois la nationalité, ainsi que les droits civiques. Les juridictions administratives sont en principe incompétentes pour connaître de ces questions. La question de savoir quel est l'âge, la filiation d'une personne, se pose souvent devant le juge administratif, juge du droit des étrangers. Lorsque le juge administratif rencontre ces questions, il doit surseoir à statuer pour demander aux parties de saisir le juge judiciaire, avant de tirer les conséquences de sa décision. Le juge judiciaire dispose par ailleurs d'une compétence par voie d'action pour connaître d'un certain nombre de recours dirigés contre des actes matériellement administratifs qui, parce qu'ils touchent à ces matières, sont soumis en vertu de textes au juge judiciaire. Les questions relatives aux listes électorales sont concernées par exemple. Échappent cependant à la compétence par voie d'action des juges judiciaires le contentieux de la nationalité des personnes, les actes de naturalisation par exemple.

B) La protection de la propriété et des droits fondamentaux

Il y a dans la Constitution un article 66 qui prévoit, dans son alinéa 2, que "l'autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle". Elle fut à l'origine diversement interprétée; on a pu lui donner une interprétation très large. On a vite compris qu'il ne fallait pas comprendre cet alinéa en l'absence du premier, qui pose le principe de l'interdiction de la détention et des arrestations arbitraires. La compétence du juge judiciaire en matière de libertés individuelles ne vaut donc que dans ce domaine.

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Ainsi réduite, la compétence du juge judiciaire demeure assez large. Elle concerne notamment la rétention administrative des étrangers, qui doit faire intervenir le juge judiciaire au terme d'un certain délai pour autoriser la continuation de ce placement. D'autres compétences du juge judiciaire en la matière ne sont pas imposées par la Constitution. Les mesures de police, liberticides, sont ainsi susceptibles d'être connues du juge administratif.

1) Les textes

On évoquera un certain nombre de dispositifs qui, dès le début du XIXème siècle, sont venus confier au juge judiciaire une certaine compétence en matière de droit de la propriété. Napoléon, qui avait compris le besoin de confier aux autorités administratives un certain nombre de prérogatives de cette nature, voulait que certaines garanties soient posées, parmi lesquelles l'intervention du juge judiciaire. Le transfert de propriété et le prix à verser pour l'exproprié en cas d'expropriation pour cause d'utilité publique, à défaut d'accord amiable avec l'administration, doit être connu du juge judiciaire (loi du 10 mars 1810). Fonder cette intervention sur le souci de protéger la propriété s'explique par le fait que l'administration est encore juge; les garanties sont donc plus fortes avec une telle intervention. Le juge judiciaire intervient ici sans contentieux : c'est la phase judiciaire de l'expropriation. Les arrêtés de cessibilité édictés, il faut s'entendre sur un prix. Ce mécanisme a pu inspirer d'autres textes, procédures, qui concernent des prérogatives de puissance publique fortement attentatoires au droit de propriété. L'indemnisation des réquisitions, celle de servitudes grevant des propriétés privées, font intervenir le juge judiciaire, qui dispose encore une fois d'une compétence pour fixer les indemnisations. Ces textes ont connu un prolongement jurisprudentiel. On considère que le juge administratif doit surseoir à statuer quant aux questions de propriété dont il est saisi : il s'agit d'une question préjudicielle (TC, 18 décembre 1995, Préfet de la Meuse).

D'autres textes sont venus confier compétence au juge judiciaire à l'égard d'actes administratifs susceptibles de porter atteinte à la liberté individuelle. Parmi ces textes, on peut en citer un en particulier, l'article 136 du Code de procédure pénale qui donne au juge judiciaire compétence à l'égard de toutes les actions civiles en matière de détention et d'arrestation arbitraires ainsi que de violation du domicile, que ces actions civiles soient dirigées contre l'administration ou contre des agents nommément désignés. Cette disposition donne donc compétence au juge judiciaire pour statuer sur les demandes d'indemnisation relatives à de tels agissements. D'interprétation stricte, cette compétence n'outrepasse pas l'indemnisation. Ainsi, le juge judiciaire se voit interdire la compétence pour apprécier par voie d'exception les actes administratifs intervenant dans le litige (TC 16 novembre 1964, Clément). On retrouve une compétence du juge judiciaire à l'égard des actes administratifs, arrêtés préfectoraux, d'hospitalisation d'office des actes prévoyant le placement en hôpital psychiatrique pour troubles mentaux : il y a clairement, dans ces matières, une atteinte à la liberté individuelle.

2) La jurisprudence

Deux jurisprudences, deux théories, sont ici concernées : la voie de fait, d'une part, l'emprise irrégulière, d'autre part. La voie de fait connut une évolution considérable le 17 juin dernier. L'avenir de l'emprise irrégulière, quant à lui, est peut-être compromis, compte tenu d'un dossier qui fut récemment posé devant le Tribunal des Conflits et susceptible de faire l'objet d'un important revirement de jurisprudence.

a) La voie de fait

Cette voie de fait est une théorie d'origine jurisprudentielle donnant compétence au juge judiciaire pour connaître de certains comportements administratifs. Elle n'est pas pour autant considérée comme étant une dérogation entre les compétences normales du juge administratif et du juge judiciaire. On dit, à propos de la voie de fait, qu'elle constitue un cas très particulier, heureusement exceptionnel, dans lequel l'administration doit perdre le bénéfice de son privilège de juridiction. Ce sont des circonstances très graves, qui consistent en une dénaturation de l'activité administrative : elle devient une

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voie de fait. On la considère comme un simple particulier, renvoyé devant le juge judiciaire. Il n'y a donc pas d'atteinte à la séparation des autorités, puisqu'il ne s'agit plus de l'administration. La voie de fait se nourrissait, jusqu'il y a quelques années, du fait que le juge administratif n'était pas très efficace pour protéger les administrés contre les actes très attentatoires aux libertés individuelles et gravement illégaux qu'avait pu connaître l'administration. C'est pourquoi les victimes de l'administration avaient tendance à prétendre qu'il s'agissait de voies de fait pour bénéficier des larges pouvoirs du juge judiciaire, notamment le juge des référés, et d'attendre de ce juge qu'il prenne des mesures permettant de stopper l'atteinte aux libertés. Or, ces atteintes, parfois, étaient abusives et consistaient seulement en une volonté d'aller devant le juge judiciaire. Un arrêt du Tribunal des Conflits fit beaucoup de bruit à l'époque (TC 12 mai 1997, Préfet de police de Paris). Il fut rendu sous la présidence du garde des Sceaux, amené à départager le tribunal pour faire pencher la balance du côté de la juridiction administrative. Événement inédit dans l'histoire du Tribunal des Conflits, l'un de ses membres, originaire de la Cour de cassation, a démissionné suite au rendu de cette décision. Cette affaire a suscité dans les mois suivants la création d'un groupe de travail au sein du Conseil d'État pour une évolution des procédures de référés administratifs, afin que soit moins souvent invoquée la voie de fait devant le juge administratif. La loi du 30 juin 2000 a adopté la plupart de leurs propositions. On connaît désormais le référé-libertés fondamentales à l'article L. 521-2 du Code de justice administrative, particulièrement efficace. La jurisprudence relative à la voie de fait a donc pu évoluer. Le Conseil d'État a pu se reconnaître compétent pour rendre, dans l'hypothèse d'une voie de fait, une ordonnance de référés (CE ord. réf. 23 janvier 2013, Commune de Chirongui).

1) Les conditions de la voie de fait

Pour reconnaître la voie de fait, deux conditions doivent être réunies. Elles persistent aujourd'hui; l'une d'entre elles connut néanmoins une singulière restriction (CE 17 juin 2013, Bergoend).

• Les vices entâchant l'acte de l'administration doivent revêtir une illégalité gravissime. Ce sont ces vices qui provoquent la dénaturation de l'administration, totalement sortie de ses attributions. Cette première condition se concrétise lorsque deux cas de figure, alternatifs, se rencontrent.

— L'administration recourt irrégulièrement à l'exécution forcée de l'une de ses décisions. Ce recours à l'exécution forcée est régulier lorsqu'une loi le permet, qu'il y a urgence et, plus largement, lorsqu'aucune autre solution n'est envisageable (TC 2 décembre 1902, Société immobilière de Saint-Just). En-dehors de ces hypothèses, l'exécution forcée est forcément irrégulière. Légalement possible ou non, cette exécution forcée remplit la première condition de la voie de fait : il s'agit d'une illégalité gravissime.

— Les mesures prises par l'administration sont "manifestement insusceptibles de se rattacher à un pouvoir dont dispose l'administration" (TC 12 mai 1997, Préfet de police de Paris). Aucun texte, dans aucune matière, ne permet à l'administration de prendre telle décision ou de réaliser semblable opération. Le Tribunal des Conflits, néanmoins, a laissé entendre qu'une telle illégalité pouvait être caractérisée dès lors que l'administration exerçait un pouvoir qui, étant le sien, était néanmoins mis en oeuvre dans un cas de figure inadapté (TC 9 juin 1986, Eucat). Une telle solution est choquante : il ne s'agit pas, dans cette hypothèse, d'une illégalité gravissime. La voie de fait doit concerner des pouvoirs que l'administration ne détient dans aucun domaine. Le Tribunal des Conflits en est depuis revenu à l'état antérieur.

• La seconde condition se rapporte aux effets concrets de la mesure litigieuse. Antérieurement à l'arrêt Bergoend (TC 17 juin 2013), l'opération administrative devait avoir porté une atteinte grave à une liberté fondamentale ou au droit de propriété. La formule était très large : toute liberté rentrait dans les cas possibles de voie de fait (presse, expression...). La protection du droit de propriété était entendue assez largement puisque le droit de propriété mobilier comme immobilier était protégé. Il suffisait que l'atteinte soit grave. L'arrêt Bergoend a réduit les effets concrets, la portée de la mesure. Le Tribunal des Conflits considère désormais que la voie de fait devra porter atteinte aux libertés individuelles (et non, plus généralement, aux libertés fondamentales) et emporter extinction du droit de propriété (expression malvenue). Il ne s'agit donc plus que de la combination d'une violation des libertés de l'article 66 de la Constitution avec l'hypothèse la plus radicale de violation du droit de la propriété. Il est donc peu probable que de nouveaux cas de voie de fait soient, même exceptionnellement, consacrés dans l'état futur du droit.

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2) Le régime juridique de la voie de fait

Le juge judiciaire dispose d'une plénitude de compétence quant aux voies de fait :• Il peut constater la voie de fait. Cela va de soi : sa compétence en dépend.• Il peut constater l'illégalité des actes en cause.• Il peut statuer sur le recours dont il est saisi. Il lui est possible de prononcer des injonctions, pour faire cesser l'illégalité gravissime.• Il peut condamner l'administration. Le juge administratif n'est pas dépourvu de toute compétence. Puisque la voie de fait est déterminante de la frontière entre les ordres, le juge administratif peut constater une voie de fait, ce le qui conduira logiquement à inviter le justiciable à porter le litige devant la juridiction judiciaire.

b) L'emprise irrégulière

L'arrêt Bergoend ayant réduit considérablement la voie de fait, il n'est pas impossible qu'il ait des effets sur la notion d'emprise irrégulière. Cette théorie, également d'origine jurisprudentielle, illustre l'idée que le juge judiciaire est gardien de la propriété privée. Son champ d'application, mais aussi ses effets, sont plus restreints que ceux de la voie de fait. Une emprise consiste pour l'administration à prendre possession, temporairement ou définitivement, d'un immeuble. L'administration peut dans certaines hypothèses y procéder légalement. Ceci fait dans le respect des textes, on constate que le juge judiciaire est compétent en cas de dommages. Le juge judiciaire est en effet compétent pour les atteintes à la propriété, même légalement commises. L'emprise peut être irrégulière, donc illégale. La victime va demander une indemnisation, probablement refusée par l'administration. Il va se tourner vers un juge; mais lequel ? Il serait paradoxal que le juge administratif soit compétent hors de toute légalité. On a donc considéré qu'il fallait unifier la compétence judiciaire en matière d'emprises, régulières ou non (TC 17 mars 1949, Société "Hôtel du vieux Beffroi"). S'il est compétent pour les emprises irrégulières, le juge judiciaire n'a pas une compétence très large. Cette compétence est réduite aux questions d'indemnisation. L'appréciation du caractère irrégulier ou non de l'emprise ôte sa compétence au juge judiciaire. Ce juge judiciaire, saisi de manière compétente, devra surseoir à statuer pour que soit caractérisée la régularité de l'emprise. Statuant sur des cas d'emprise irrégulière, il ne peut prononcer d'injonction.

Même après l'arrêt Bergoend, les notions d'emprise irrégulière et de voie de fait peuvent se superposer, dans l'hypothèse où l'administration commet un acte conduisant à une extinction gravement illégale du droit de propriété immobilière.

Section 2 : Les dérogations légales au principe

Le législateur procède parfois lui-même aux dérogations aux principes de séparation des autorités. Les tribunaux des affaires de sécurité sociale, judiciaires, sont par exemple compétents en matière de sécurité sociale. On verra le semestre prochain qu'il existe des domaines dans lesquels, pour des raisons d'équité, il existe des fonds d'indemnisation au profit de victimes de dommages particuliers. On pense notamment aux actes de terrorisme, aux personnes atteintes par le virus du SIDA suite à une transfusion sanguine, aux victimes de l'amiante... Ces fonds d'indemnisation sont de la compétence du juge judiciaire. On ne portera notre attention que sur deux hypothèses particulières.

Sous-section 1 : La responsabilité du fait des enseignants

L'article L. 911-4 du Code de l'éducation reprend les dispositions d'une loi du 5 avril 1937. Il pose une règle relative à l'indemnisation de la victime d'un dommage subi par un élève. La personne qui va devoir

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l'indemniser est l'État, substitué à l'enseignant, public ou privé sous contrat d'association, dont le défaut de surveillance est à l'origine du dommage subi par cet élève. Cet article donne lieu à une interprétation relativement extensive. Elle fait d'abord référence aux "membres de l'enseignement". Cette notion ne concerne pas que les instituteurs : la jurisprudence entend par là toute personne participant à l'enseignement. Ne rentrent pas, en revanche, dans le champ de la loi du 5 avril 1937, les personnes n'exerçant que des missions de surveillance. Le défaut de surveillance à l'origine du dommage subi peut aussi bien résulter d'un défaut de vigilance au sens strict que d'une participation active du membre de l'enseignement au dommage, fût-elle involontaire. La loi joue également en matière de dommages subis en-dehors des cours stricto sensu, à l'occasion d'activités scolaires (une sortie de classe par exemple). On pense donc à toute activité d'enseignement, éventuellement périscolaire. La loi du 5 avril 1937 couvre tant les dommages causés à un élève que par un élève. Cette loi nous intéresse dans la mesure où si, comme elle le prévoit, l'État supporte la charge de réparer le dommage, la compétence pour en connaître revient au juge judiciaire. Cette loi rencontre néanmoins plusieurs limites, qui apparaissent lorsque la victime ne se place pas sur le terrain de la loi du 5 avril 1937. Si l'action en responsabilité intentée par la victime — en l'occurrence les parents de la victime — ne repose pas sur le défaut de surveillance d'un enseignant, mais met en cause un problème d'organisation de la surveillance — le service public de l'enseignement —, de travaux publics ou d'ouvrage public, la compétence administrative réapparaît.

Sous-section 2 : La responsabilité du fait des véhicules

Il s'agit ici d'une loi du 31 décembre 1957. Elle unifie au profit des juridictions judiciaires le contentieux en responsabilité du fait des dommages causés par un ou des véhicules quelconques. Cela inclut les véhicules que détiennent et font circuler les personnes publiques. La loi déroge donc à l'ordre normal de répartition des compétences. Cette loi de 1957 précise en outre que les règles du droit civil s'appliquent pour ces actions en responsabilité. On pense ici à la fameuse loi du 5 juillet 1985, qui joue devant le juge judiciaire. La loi de 1957 est bienvenue : il s'agit d'une unification tant de la compétence que du droit applicable. Il faut en comprendre la portée; on constate une interprétation particulièrement extensive de son champ d'application. Cette conception extensive se manifeste principalement au sujet de la notion de véhicule quelconque : un bateau, un vélo... Relèvent également de cette loi les engins de chantiers, dès lors qu'ils sont automoteurs, ainsi qu'un tapis roulant, une charrette tirée par des bêtes de trait... Un conteneur à ordures ménagères à roulettes poussé par le vent n'est pas, en revanche, un véhicule quelconque (c'est le moins qu'on puisse dire). Deux solutions apparaissent contradictoires : un ascenseur n'est pas considéré comme un véhicule. Un remonte-pente, en revanche, est considéré comme tel. Cette interprétation extensive se manifeste également quant à la notion de dommage causé par un véhicule. De manière immédiate, on pense à un choc; ce peut être autre chose. Il y a quelques années, la question des vibrations provoquées par la circulation des engins de chantier a été posée. On a considéré qu'il s'agissait de dommage causés par un véhicule. Cette compétence du juge judiciaire connaît des limites. La loi de 1957 exclut de son champ d'application les dommages causés par un véhicule à une dépendance du domaine public. Par ailleurs — la jurisprudence l'a précisé —, la loi ne joue pas lorsque la victime et la personne publique propriétaire du véhicule sont unies par un contrat administratif. Enfin, si la victime ne se place pas sur le fondement de la loi de 1957, elle ne bénéficiera pas de la compétence judiciaire, lorsqu'elle met en cause un problème d'organisation du service public par exemple. Il faut souligner que la loi de 1957 joue également lorsque l'agent conducteur du véhicule public l'a utilisé en-dehors de ses fonctions et a causé un accident par cette utilisation. Néanmoins, la substitution de responsabilité de l'État à celle de cet agent ne se produira pas.

Chapitre 3 : Le règlement des difficultés de compétence

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Notre système juridictionnel est dualiste. Il pose donc inévitablement la question de savoir, en présence d'un litige donné, quel est l'ordre de juridiction qui doit l'examiner. Il faut donc tracer la frontière entre les compétences. Or, ce tracé est assez sinueux, voire assez flou. Il existe donc d'inévitables difficultés, pour certains litiges, en matière d'identification du juge compétent. Il faut donc instaurer un mécanisme permettant de les surmonter. Ce mécanisme fut aménagé de manière différente au cours du temps. Lors de la Révolution, on a décidé que le roi déciderait en son conseil des juridictions compétentes. Avec le Consulat, on confie au Conseil d'État la charge de désigner l'ordre de juridiction compétent. On peut trouver étonnant que le juge suprême de l'ordre administratif en soit chargé. Ce système évolue avec la IIIème République. Notre système actuel est posé par la loi du 24 mai 1872, qui crée le Tribunal des Conflits. Ce tribunal est une juridiction spécialisée dans le règlement des compétences entre ordres de juridictions. Ses mécanismes d'intervention sont organisés sur le fondement de très vieux textes (1828, 1861...), qui nous permettent de savoir comment il doit statuer et ce qu'il doit décider. Ils sont cependant peu adaptés aux difficultés contemporaines. D'où l'organisation, ces derniers mois, d'un groupe de travail, composé à la fois de membres du Conseil d'État, de la Cour de cassation et d'universitaires, qui ont réfléchi à ce qu'il fallait changer. Un rapport fut remis au mois de septembre à la garde des Sceaux. Ils préconisent des évolutions du statut du Tribunal des Conflits. Il est très incertain que ces propositions soient suivies d'effets.

Section 1 : Le Tribunal des Conflits

On verra la composition du Tribunal des Conflits, puis sa compétence ponctuelle en tant que juge du fond.

Sous-section 1 : La composition du Tribunal des Conflits

Le système élaboré en 1872 est le meilleur qui soit. Les membres du Conseil d'État et de la Cour de cassation sont les mieux placés pour décider de la répartition des compétences. On compte quatre membres du Conseil d'État, quatre membres de la Cour de cassation, avec un membre suppléant pour chaque haute juridiction. Le Tribunal des Conflits comprend par ailleurs quatre commissaires du gouvernement — on n'a pas modifié l'appellation de cette institution devant le Tribunal des Conflits. Ils sont équitablement répartis entre Conseil d'État et Cour de cassation. Seule sa présidence peut poser problème. En principe, le Tribunal des Conflits est présidé par son vice-président, l'un des huit membres à tour de rôle. Mais ce président n'a que des fonctions administratives : sa voix n'est pas prépondérante. En cas de partage égal, on fait appel au président théorique du Tribunal des Conflits : le garde des Sceaux, qui départage la question. Seuls onze cas de blocage se sont manifestés entre 1872 et 2013. Ces hypothèses, néanmoins, ne sont à l'évidence pas du tout satisfaisantes : elles amènent un membre du pouvoir exécutif à se mêler d'affaires juridictionnelles. L'indépendance de la justice est également bouleversée : le garde des Sceaux peut avoir intérêt à faire pencher la balance du côté de la juridiction administrative. À force de contestations, on a décidé d'en finir avec cette présidence. La préconisation suscitée fut la suivante : on ne cherche pas à surmonter la parité. Les juges doivent rester entre eux. Une fois que chaque haute juridiction a désigné ses quatre membres, deux membres de plus sont désignés par chacune d'entre elles, appelés à siéger en cas de blocage. En cas de parité, donc, on se réunit à nouveau un mois plus tard, pour reprendre le délibéré après avoir réfléchi. S'il y a toujours partage, on fait appel aux quatre autres membres.

Sous-section 2 : Le Tribunal des Conflits, juge du fond

Dans l'immense majorité des cas, la décision du Tribunal des Conflits consiste simplement à désigner la juridiction compétente. Il ne tranche pas l'affaire au fond, travail du juge administratif ou judiciaire.

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Or, une l'affaire dite Rosay du 8 mai 1933 a démontré que les difficultés de compétence pouvaient, lorsqu'on a trouvé le juge intéressé, impliquer des difficultés de non coïncidence des décisions rendues par chacun des deux ordres de juridiction. Il y eut une collision entre deux voitures. Dans le véhicule privé, il y avait un conducteur et un passager. Le passager est blessé; il a constaté que le véhicule du conducteur privé a fait une faute. Il agit donc contre son chauffeur devant les juridictions civiles, afin d'être indemnisé par lui. Le juge judiciaire affirme qu'il ne s'agit pas du chauffeur du véhicule privé qui est fautif; il rejette l'affaire. Le justiciable se retourne donc contre l'État. Le juge administratif affirme quant à lui que le chauffeur du véhicule public n'est pour rien dans le dommage subi. Chacune des juridictions s'est prononcée valablement sur le fond, mais elles ont rendu des décisions différentes. Une loi du 20 avril 1932 est donc intervenue pendant le traitement de l'affaire, pour poser un principe selon lequel, dans cette hypothèse, le mieux placé pour statuer au fond est le Tribunal des Conflits. Au lieu de désigner la compétence juridictionnelle, il tranche lui-même l'affaire. Le groupe de travail a proposé de donner une autre compétence au Tribunal des Conflits en la matière. La lenteur de la justice peut en effet causer un dommage au justiciable, et donner lieu à indemnisation. Cette lenteur peut s'expliquer par le fait qu'on a du mal à décider du juge compétent. On a donc proposé de donner au Tribunal des Conflits compétence pour réparer le dommage subi dans cette matière.

Section 2 : Les conflits

Le Tribunal des Conflits est avant tout le gardien de la répartition des compétences entre ordre administratif et judiciaire. Sa saisine n'est jamais satisfaisante : elle est toujours un signe de défaillance de notre système juridictionnel. Les parties, les avocats, les juges eux-mêmes, ont été incapables de statuer sur leur propre compétence. La détermination du juge compétent peut faire perdre plusieurs années à un dossier. Heureusement, il existe des mécanismes tant de prévention que de règlement des conflits.

Sous-section 1 : Le règlement des conflits

La plupart des conflits aujourd'hui connus par le Tribunal des Conflits sont positifs. Les conflits négatifs sont devenus bien plus rares.

I) Le conflit positif

Les deux ordres de juridiction voient leur compétence affirmée sur un même litige. Cette hypothèse ne se pose que dans un cas particulier : le conflit positif est asymétrique en ce qu'il ne peut apparaître qu'à propos d'un litige dont a été saisi en premier lieu le juge judiciaire. Le préfet intervient alors pour dire que la compétence est administrative. L'hypothèse inverse n'existe pas : le conflit positif ne joue qu'au détriment de la compétence judiciaire. C'est un héritage de l'histoire : il n'existait autrefois qu'un seul ordre de juridiction à proprement parler. Il fallait que l'administration s'affirme vis-à-vis de l'ordre judiciaire. Si cette tâche revient au préfet, c'est parce que la procédure des conflits positifs ne permet pas au juge administratif de revendiquer sa compétence. Il s'agit de l'administration qui, par l'intermédiaire du préfet, revendique son privilège de juridiction.

A) Les juridictions concernées

La procédure du conflit positif n'est pas engagée devant n'importe quelle juridiction judiciaire : on fait appel au ministère public. Il faut donc qu'il y en ait un auprès de la juridiction concernée. Elle est également exclu devant la Cour de cassation, juge du droit. Devant les juridictions pénales, la procédure n'est quasiment jamais mise en oeuvre. En Cour d'assises, c'est impossible; en matière correctionnelle et de police, le conflit ne peut être élevé que si la compétence administrative repose sur un texte, ce qui ne vaut pour l'essentiel qu'en matière de contraventions de grande voirie.

B) La procédure

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C'est le préfet du département dans lequel a son siège le tribunal saisi du litige qui enclenche la procédure. Le juge administratif n'a pas son mot à dire. Le préfet rédige un déclinatoire de compétence, qu'il adresse à la juridiction concernée par le biais du ministère public. Par ce déclinatoire, il lui demande de se déclarer incompétente et de renvoyer le dossier à la juridiction administrative. Si la juridiction judiciaire s'est prononcée définitivement sur sa compétence, c'est trop tard. À ce moment-là, la juridiction judiciaire va devoir se prononcer. Si elle s'estime incompétente, tout rentre dans l'ordre : le juge administratif instruit le dossier.

Dans le cas contraire, la juridiction judiciaire rejette le déclinatoire de compétence. Elle surseoit à statuer pendant quinze jours, pendant lesquels le préfet peut réfléchir à la décision de rejet pour y répondre. Soit il décide que le juge judiciaire a raison, soit il ne s'accorde pas avec elle : il rédige un arrêté de conflit, qui saisit automatiquement le Tribunal des Conflits. Le conflit élevé, la juridiction judiciaire ne peut plus statuer sur le litige jusqu'à ce qu'il soit tranché.

Le Tribunal des Conflits vérifie quant à lui la régularité formelle et procédurale de l'élévation du conflit. En cas d'irrégularité, il rejette l'arrêté de conflit; le juge judiciaire est déclaré compétent. Dans le cas contraire, le Tribunal des Conflits peut soit confirmer l'arrêté de conflit — le juge administratif est compétent —, soit annuler l'arrêté de conflit — la juridiction judiciaire reprend l'examen du dossier comme s'il ne s'était rien passé. Parfois, l'arrêté de conflit aboutit à une confirmation sans-même que le juge administratif soit compétent. C'est le cas en matière d'actes de gouvernement. Le conflit positif peut intéresser une question préjudicielle : on ne conteste pas la compétence du juge au principal, mais on estime qu'il doit évaluer quelque chose qui échappe à sa compétence.

II) Le conflit négatif

Cette hypothèse se présente lorsqu'un requérant a porté son dossier devant les deux ordres, sans qu'aucun d'entre eux n'ait reconnu sa compétence. Cela conduit à un déni de justice : le litige, en-dehors des actes de gouvernement, doit avoir un juge. Si les deux ordres de juridiction ont rejeté le recours du requérant pour incompétence, il peut se tourner directement vers le Tribunal des Conflits.

Trois conditions doivent néanmoins être remplies :

• Les deux ordres de juridiction doivent avoir rejeté le dossier pour incompétence en tant qu'ordre incompétemment saisis.

• Le rejet de leur compétence par chacune des juridictions doit porter sur un litige parfaitement identique. L'article 1351 du Code civil sert de fondement pour savoir s'il s'agit bel et bien d'une question identique d'un ordre à l'autre : s'agit-il de la même partie, de la même cause, du même objet ? Si oui, il peut y avoir conflit négatif. Le litige est strictement identique d'une juridiction à l'autre.

• L'une des deux juridictions doit s'être trompée. Ce n'est pas sytématique : lorsqu'un acte de gouvernement est contesté devant les deux juridictions, il est normal que chacune d'entre elles décline sa compétence.

Ces conflits négatifs sont très regrettables. Ils donnent une image dégueulasse de la justice : aucun des deux ordres de juridictions n'est capable de se déclarer compétent. Cela témoigne également d'une certaine indifférence à l'égard du justiciable. D'où la mise en place de mécanismes préventifs.

Sous-section 2 : La prévention des conflits

Cette prévention fut tardivement organisée. Un décret du 25 juillet 1960 est venu créer des voies pour faciliter cette détermination.

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I) La prévention des conflits négatifs

Pour éviter un conflit négatif, il faut éviter que le second ordre de juridiction saisi, après que le premier se soit déclaré incompétent, se déclare lui-même incompétent. Cela sera plus fréquent si l'on néglige de dire au second ordre de juridiction que le premier s'est déclaré incompétent. Si le second ordre de juridiction est averti de la déclaration d'incompétence de l'autre ordre, il ne doit pas se déclarer incompétent. Il doit en revanche renvoyer directement la question au Tribunal des Conflits. On évite ainsi un second jugement d'incompétence. C'est là le chef de compétence le plus fréquent du Tribunal des Conflits.

II) La prévention des difficultés de compétence

Jusqu'à présent, les hypothèses évoquées ont concerné des conflits. Ici, le décret du 25 juillet 1960 a préféré éviter tout cela. Dès lors que le juge a des doutes sur sa compétence, il renvoie la question au Tribunal des Conflits. Le mécanisme permet seulement aux deux juridictions suprêmes de poser au tribunal, en-dehors de tout conflit, une question permettant de lever un doute quant à un point particulier de compétence. Ce dispositif de 1960 ne fut ouvert qu'aux deux juridictions suprêmes : le Tribunal des Conflits aurait pu être débordé par les questions de toutes les juridictions du fond. Cette procédure fut souvent utilisée; elle fonctionne bien. D'où la proposition faite par le groupe de travail précité de généraliser le mécanisme pour qu'il soit utilisé par toute juridiction en cas de doute sérieux. On peut ainsi espérer un net déclin des conflits positifs, voire une disparition des conflits négatifs.

— FIN —

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