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EPS INTERROGE UN GENE ALBERT JACQUARD Pour satisfaire les nombreuses demandes de nos lecteurs, la rubrique « EPS interroge » poursuit sa publication. Selon son objectif, elle tente de faire connaître les données scientifiques les plus récentes, susceptibles d'ouvrir de nouveaux champs d'investigation ou, tout au moins, d'interrogation, dans le domaine de l'Education Physique et du Sport. Aujourd'hui, EPS donne la parole à un spécialiste de la génétique des populations, Albert Jacquard. Par ses divers ouvrages, écrits avec un constant souci pédagogique, ce scientifique de renom international a su mettre à la portée d'un très vaste public l'ensemble des découvertes de la biologie contemporaine et tenté d'apporter un éclairage sur la responsabilité des hommes face à la survie de leur « espèce ». La réflexion critique d'Albert Jacquard relative aux déterminismes génétiques du comportement social nous interpelle, comme en témoigne cet entretien. Le thème de nos questions ne pouvant pas toujours donner des réponses s'étayant sur des savoirs scientifiques rigoureux, c'est alors à son éthique qu'il nous renvoie. Le scientifique rejoint ici les positions du philosophe pour nous rappeler que : « L'objectif de la science ne doit pas être de répondre aux questions, mais de préciser le sens de ces questions ». |6] EPS Interview préparée et réalisée par Jean Keller, professeur EPS. UER-EPS d'Orsay ; Pierre Parle- bas, professeur, UER Sciences Sociales, Sorbonne (Paris V) ; Marie-Martine Ramanantsoa, pro- fesseur EPS, Laboratoire de Neuro-sciences, INSEP ; Suzanne Forget pour la Revue EPS, PHOTOS : ARVIDIA-P GRANDPER I N 8 Revue EP.S n°208 Novembre-Décembre 1987 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

EPS INTERROGE UN GENETICIEN ALBERT JACQUARDuv2s.cerimes.fr/media/revue-eps/media/articles/pdf/70208-8.pdf · ALBERT JACQUARD Pour satisfaire les nombreuses demandes de nos lecteurs,

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  • EPS INTERROGE UN GENETICIEN

    ALBERT JACQUARD

    Pour satisfaire les nombreuses demandes de nos lecteurs, la rubrique « EPS interroge » poursuit sa publication. Selon son objectif, elle tente de faire connaître les données scientifiques les plus récentes, susceptibles d'ouvrir de nouveaux champs d'investigation ou, tout au moins, d'interrogation, dans le domaine de l'Education Physique et du Sport.

    Aujourd'hui, EPS donne la parole à un spécialiste de la génétique des populations, Albert Jacquard. Par ses divers ouvrages, écrits avec un constant souci pédagogique, ce scientifique de renom international a su mettre à la portée d'un très vaste public l'ensemble des découvertes de la biologie contemporaine et tenté d'apporter un éclairage sur la responsabilité des hommes face à la survie de leur « espèce ». La réflexion critique d'Albert Jacquard relative aux déterminismes génétiques du comportement social nous interpelle, comme en témoigne cet entretien. Le thème de nos questions ne pouvant pas toujours donner des réponses s'étayant sur des savoirs scientifiques rigoureux, c'est alors à son éthique qu'il nous renvoie. Le scientifique rejoint ici les positions du philosophe pour nous rappeler que : « L'objectif de la science ne doit pas être de répondre aux questions, mais de préciser le sens de ces questions ». |6]

    EPS

    Interview préparée et réalisée par Jean Keller, professeur EPS. UER-EPS d'Orsay ; Pierre Parle-bas, professeur, UER Sciences Sociales, Sorbonne (Paris V) ; Marie-Martine Ramanantsoa, pro-fesseur EPS, Laboratoire de Neuro-sciences, INSEP ; Suzanne Forget pour la Revue EPS,

    PHOTOS : ARVIDIA-P GRANDPERIN

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    Revue EP.S n°208 Novembre-Décembre 1987 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

  • •Dans votre ouvrage : « Eloge de la différence » |6|, vous dites qu'il n'est

    pas possible d'améliorer l'espèce hu-maine. Pourtant, ne peut-on pas considé-rer que l'évolution des performances spor-tives est un signe de l'amélioration mo-trice de l'homme ?

    •Il faut faire attention au piège des mots. Quand on dit par exemple,

    « on a amélioré l'espèce chevaline », je réponds : les chevaux de course « pure race » ou « pur sang » sont des êtres biologiquement lamentables. On a amé-lioré leur capacité à courir vite, mais on ne peut pas parler d'amélioration de l'espèce. Ce qui fait la valeur d'une espèce, c'est un ensemble de caractéris-tiques.

    En ce qui concerne notre espèce, qu'est-ce qui fait la valeur d'un homme ? On attend encore une réponse. Une capacité qui semble spécifique à l'homme, c'est de se faire des cadeaux à soi-même. C'est pourquoi je définis ainsi l'espèce humaine : « un animal qui a le pouvoir de s'attribuer collectivement du pouvoir ». Peu importent alors les dons que chacun a reçus, puisqu'il est capable de se les faire à lui-même.

    Quels sont les « hommes de valeur » ? Pour moi, ce sont les hommes qui m'ont fait des cadeaux. Qui m'en a fait ? un type un peu « arriéré » comme Van Gogh, un individu à la charge de la société, vivant parfois dans des asiles, ce qui coûtait cher à la collectivité. Pour-tant, c'est cet homme-là qui me permet de regarder mieux les champs de blé et les corbeaux. Autrement dit, les « hom-mes de valeur » sont ceux qui ont fait des cadeaux à l'humanité, et qui bien souvent, ont été mal perçus par leur environnement. En fait, il est impossible d'établir une hiérarchie entre les hom-mes. Il y a des cas limites, c'est vrai, comme celui d'un enfant qui n'a pas de cerveau à cause de sa neurogénétique (encore faudrait-il ajouter qu'on aurait pu l'empêcher de naître) ; mais même l'enfant mongolien peut être une chance pour certains couples...

    L'amélioration de l'espèce suppose que l'on établisse une hiérarchie entre les hommes ; pour moi, cela est le commen-cement de la stupidité, du mensonge, de l'horreur : c'est pourquoi je me bats constamment contre le fameux quotient intellectuel (QI) ; c'est une mesure qui pourrait avoir un sens, pourquoi pas ? mais certainement pas pour dire : « vo-tre QI est de 125, le mien de 118, donc vous êtes supérieur à moi ». Non ! Sim-plement votre QI est supérieur au mien, c'est tout ! Pour revenir à votre question, j'ajouterai que l'amélioration des performances de chacun peut être souhaitable, mais à condition que la seule comparaison soit établie par rapport à soi-même.

    Dans cette optique, peut-être vais-je vous choquer, je pense que l'admiration entretenue pour les champions est dra-matique, car l'on donne à chacun des références inatteignables. Si l'on me dit : « l'homme idéal, c'est celui qui saute 6 mètres à la perche », je constate qu'avec ma morphologie, jamais je n'at-teindrai cette performance ; alors, je suis un pauvre type, un sous-homme ! On peut certes me dire : « regarde cet athlète, admire l'harmonie de ses ges-tes », oui, je l'admire, mais je ne suis pas jaloux. Savez-vous qu'au Québec, un nouveau mot vient d'être inventé par le Ministère de l'Education nationale ? Il s'agit de « la douance ». Selon cette théorie, il faut donner aux enfants prétendus doués un enseignement supérieur, tant pis pour

    les autres. J'ai envoyé sur ce sujet un article tout à fait « au vitriol » ; le res-ponsable canadien m'a répondu qu'il était en complet désaccord avec mon texte, et qu'en conséquence, il le pu-bliait !... Bravo à la Revue de l'Educa-tion au Québec ! J'ai essayé d'expliquer que tout enfant n'est pas fait pour faire n'importe quoi, bien sûr. Mais on ne peut pas dire d'un enfant, sauf cas pa-thologique, qu'il ne pourra jamais com-prendre telle ou telle chose. On n'a pas le. droit de le dire, car on n'en sait rien ! Certaines acquisitions peuvent deman-der plus ou moins de temps selon les enfants, mais pourquoi tant tenir compte de la rapidité ? Je suis professeur et je me suis toujours méfié des élèves qui semblent comprendre vite. C'est la pro-fondeur qui compte ; ce sont les ques-tions que l'on pose. Alors, améliorer l'espèce humaine, oui, pourquoi pas ? mais ça voudrait dire quoi ? Fabriquer un homme qui va com-prendre plus vite et qui ira plus vite à la course ? Pour moi, c'est celui qui est capable de dire « moi je... je suis » et surtout de s'adresser aux autres en sa-chant leur dire « tu » et en entendant le « tu » qui lui est adressé. Améliorer l'espèce humaine, c'est faire comprendre à chaque enfant qu'il appar-tient à la même espèce que Michel Ange, Mozart, Einstein ; c'est lui faire prendre conscience de l'infinie valeur de chaque individu ; c'est tirer parti de ce que la nature nous a donné, car elle nous a donné le pouvoir de nous attribuer des pouvoirs.

    •Plusieurs articles de magazines ont fait récemment l'éloge de l'initiative

    prise par un homme d'affaires californien pour créer une banque de sperme alimen-tée par des prix Nobel... Que penseriez-vous d'une démarche analogue faite au-près de champions sportifs ?

    •Pour courir un 100 mètres dans des temps records, il serait étrange que

    l'on ne puisse pas sélectionner des jeu-nes en faisant les croisements voulus. Mais sélectionner un caractère, c'est abîmer tous les autres caractères. Par exemple, dans le cas des animaux, si vous augmentez la quantité de lait, vous diminuez le taux de crème du lait ; on pourrait imaginer la même chose pour les femmes. Si l'on revient au cas des individus qui veulent courir plus vite sur 100 mètres, croyez-vous qu'ils soient capables de faire autre chose que l'exploit pour le-quel ils auront été sélectionnés ? Oui, ils auront des influx nerveux rapides, des pieds plus longs, etc ; mais compte tenu du fait que ces hommes ou ces femmes auront été « fabriqués » par sélection, ce seront des êtres très diminués biologi-quement.

    ALBERT JACQUARD dirige le dépar-tement de génétique de l'Institut Na-tional d'Etudes Démographiques, en-seigne dans diverses universités pari-siennes et étrangères. Polytechnicien Doctorat d'Université de Génétique (Pa-ris) Doctorat d'Etat en Biologie Humaine (Toulouse) Ingénieur d'Organisation et Méthode, puis Secrétaire Général Adjoint du SEITA. Chargé de Recherches à l'INED (Institut National d'Etudes Démographiques) « Research Worker » à Stanford, Cali-fornie (Génétique) Directeur de Recherches à l'INED de-puis 1968 Expert en Génétique auprès de l'OMS depuis 1973 Membre du Comité National d'Ethique Vice-Président du Mouvement Universel de la Responsabilité Scientifique Président de l'Observatoire du Livre et de la Presse Scientifique et Technique Membre du Conseil de Direction du Centre d'Hémotypologie du CNRS Membre du Comité de Rédaction de nombreuses revues scientifiques.

    EPS № 208 NOVEMBRE DECEMBRE 1987 9 Revue EP.S n°208 Novembre-Décembre 1987 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

  • •Ces tentatives de sélection ne peu-vent-elles pas laisser croire qu'une

    société pourrait décider un jour : il nous faut tant de sportifs, tant de mathémati-ciens...

    •Là vous êtes en train de changer de langage. Qu'est-ce qui vous dit

    qu'une caractéristique intellectuelle est inscrite dans le patrimoine génétique ? Le problème est vraiment sérieux ; il est vrai que l'intelligence a un support bio-logique, c'est le système nerveux central. D'accord il faut un cerveau pour mani-fester une certaine activité intellectuelle. Ce cerveau, c'est cent milliards de neu-

    rones et un million de milliards de connexions. Pour le décrire, il faut un million de milliards d'informations. Dans un patrimoine génétique, il n'y a qu'environ cent mille informations. Donc, fabriquer le support de l'activité intellectuelle, c'est fabriquer une ma-chine d'un million de milliards de pièces à partir de cent mille informations. Ce n'est pas possible, et pourtant cela se fait ! Dans « l'Homme neuronal », Jean-Pierre Changeux explique que la structure du cerveau ne peut être pré-établie dans le patrimoine génétique ; donc cela vient d'ailleurs ; cela vient essentiellement d'une auto-fabrication. Ce livre de J-P. Changeux, il faut le lire jusqu'au bout. C'est vers la fin de son ouvrage, dans les deux derniers chapi-tres, qu'il y a l'essentiel ; c'est là qu'il parle de l'auto-organisation ; la seule façon d'expliquer la fabrication du cer-veau, c'est d'admettre qu'il se fabrique lui-même. C'est un concept tout nou-veau, développé par Henri Atlan, Il y a Prigogine et bien d'autres. Si vous ad-mettez que le support de l'activité intel-lectuelle est auto-fabriqué, il est exclu que vous puissiez le sélectionner par transmission ; il n'était pas dans les gamètes : dans un spermatozoïde, rien n'est intelligent... Il peut y avoir des ratés, des informations incomplètes qui entraînent des idioties pathologiques. A partir de là, on a pensé qu'il y avait des déterminations génétiques inverses de l'idiotie qui seraient responsables d'une intelligence supérieure. Cela n'a pas de sens ! Les autobus peuvent vous casser une jambe, il n'y a pas d'autobus qui inversement, vous donne de bonnes jambes ; ce n'est pas symétrique. On connaît les déterminismes génétiques de certaines idioties, mais on ne connaît pas le moindre caractère intellectuel positif dont on ait pu démontrer qu'il était génétique. C'est pourquoi je m 'é lève con t r e le concep t de « douance » dont on a parlé tout à l'heure.

    Si je vous dis que vous êtes « sur-doué », je suis en train de dire que les autres ne le sont pas, c'est d'une certaine façon les assassiner ; c'est admettre qu'ils ne méri-teront qu'un système scolaire moins ri-che ; c'est dire, pour une grande majo-rité d'enfants, qu'ils ne seront pas capa-bles de... Mais c'est à celui qui l'affirme d'en apporter la preuve, on ne peut pas l'apporter, sauf pour certains cas patho-logiques. Je veux bien croire qu'un en-fant qui n'a pas de cerveau ne deviendra pas polytechnicien, mais les autres ? Chacun connaît l'Ecole Polytechnique. Est-ce que cela a le moindre sens de penser que ces gens-là avaient un poten-tiel un peu supérieur ? A priori la ré-ponse est non. Ils étaient simplement dans de bonnes conditions, parce que pour entrer à l'Ecole Polytechnique, il faut que les parents s'en préoccupent dès le plus jeune âge.

    •En définitive, les progrès moteurs d'un athlète sont-ils transmissibles

    ou pas ?

    •Certainement pas ! Après m'être entraîné, je sauterai,

    par exemple, 1,60 m alors qu'au départ je ne sautais que 1,20 m. Mais le fait que je me sois entraîné ne passera pas dans mes spermatozoïdes. Il n'y a aucune hérédité des caractères acquis. Rien de ce que l'on a appris ne se transmet par la voie génétique.

    •On entend dire souvent que certains athlètes sont plus aptes que d'autres

    à l'accomplissement de performances sportives, par exemple les athlètes noirs dans les courses de vitesse. Qu'en pense le généticien ?

    •Chez un noir, il y a des gènes qui font que dans sa machine biologi-

    que, l'usine à fabriquer la mélanine dans le derme, fonctionne mieux que chez les blancs. Que cette usine à mélanine soit liée aux caractéristiques concernant la vitesse à la course, l'influx nerveux ou la capacité des muscles, pourquoi pas ? Si cela est démontré, je l'admettrai volon-tiers ; mais actuellement, je ne connais

    « GÉNOTYPE » ET « PHÉNOTYPE » Il est nécessaire de distinguer dans chaque être deux aspects : d'une part, l'individu que nous voyons, unitaire, monolithique, vivant une expérience unique de développement, de vieillis-sement, puis de disparition ; d'autre part, la collection de gènes dont il est doté, gènes multiples dans leurs fonc-tions, provenant de deux origines im-médiates, le père et la mère, capables de faire d'eux-mêmes un nombre illi-mité de copies, inaltérables, inaccessi-bles aux attaques du temps, quasi éternels puisqu'ils seront toujours iden-tiques à eux-mêmes lorsqu'on les re-trouvera présents chez le fils ou le petit-fils longtemps après la mort du père. Cette dualité est fondamentale ; ne pas la reconnaître est la source de la plupart des contresens commis à propos de la transmission des caractères Il est utile de fixer cette dualité par des mots ; ceux qui sont disponibles sont malheu-reusement bien pédants : - le « phénotype » correspond à l'appa-rence de l'individu, ou plus précisément à l'ensemble des caractéristiques que l'on peut mesurer ou qualifier chez lui, et dont certaines sont en fait, bien peu apparentes, nécessitant des investiga-tions complexes, ainsi certains systè-mes sanguins ; - le » génotype » correspond à la col-lection de gènes dont a été doté l'indi-vidu lors de sa conception. L'étude de la transmission des caractè-res consiste à préciser l'interaction entre génotype et phénotype. en tenant compte, bien sûr, du rôle du milieu. Cette interaction est nécessairement complexe ; il faut se méfier de toute explication simpliste, se méfier surtout des conclusions chiffrées, obtenues au terme de longs raisonnements et de calculs laborieux, et qui donnent l'illu-sion d'une compréhension claire du phénomène. La seule démarche scienti-fique sérieuse est celle qui respecte la réalité : si celle-ci est complexe, la présenter de façon simple ne peut être qu'une trahison. Extrait de « Eloge de la différence » [6], p. 20.

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  • pas d'études qui aient été faites sur ce sujet. Remarquons de plus ceci : quand on parle des athlètes noirs, on parle souvent de noirs très particuliers que sont les noirs américains et qui ne sont déjà plus noirs africains ; ce sont des American-nègros, c'est-à-dire environ, un croisement de 25 % de gènes euro-péens avec 75 % de gènes africains.

    • Parmi les records français les plus • récents en athlétisme, on retrouve

    aussi plusieurs Antillais...

    •Concernant les Antillais, il est très rare qu'ils soient issus de parents

    « purement » africains : je ne dis pas que c'est à cause des « bons » gènes blancs qu'on leur aurait donnés et qui auraient arrangé les choses... ni l'inverse d'ailleurs. Dès qu'on a des croisements, se mani-feste ce qu'on appelle « l'hétérosis », c'est-à-dire le fait que lorsque l'on a reçu de son père et de sa mère des collections de gènes très différents, l'on est plus riche biologiquement. Dans la mesure où cela est bon pour les animaux et les végétaux, pourquoi sur le plan moteur, chez l'homme, n'obtien-drait-on pas de bons résultats ? Mais il y a une chose importante à ajouter, il faut souligner l'écart entre ce qu'est un individu en tant qu'être vivant unique, et ce qu'il est en tant que pro-créateur. On ne transmet pas ce que l'on est, on transmet la moitié de ce que l'on a reçu. Cette distinction est importante.

    • Que peuvent apporter les données I actuelles de la génétique pour définir

    le concept de « race » ?

    •Pour les généticiens (exemple Fran-çois Jacob), le mot « race » a prati-

    quement disparu, pour des raisons très simples, l'humanité peut être analysée en un ensemble de populations. Si l'on essaie de caractériser chaque population par les gènes qu'elle possède, on s'aper-çoit que ce qui les différencie, ce n'est pas qu'elles ont ou pas tel gène, mais qu'elles en possèdent une proportion plus ou moins grande. Par exemple, le gène B est beaucoup plus présent en Asie Centrale qu'en Russie, en Russie qu'en Allemagne, en Allemagne qu'en France. On dira donc que le gène B est plus fréquent dans l'Est que dans l'Ouest. De mêmes écarts apparaissent en ce qui concerne le Rhésus ou tout autre sys-tème de gènes. La meilleure façon de définir les races serait donc d'établir une liste de toutes les populations en écrivant en face de chacune toutes les fréquences de tous leurs gènes, et de dire : deux populations sont voisines, donc elles appartiennent à la même « race » si elles ont à peu près

    les mêmes fréquences pour la plupart des gènes. On peut, selon diverses mé-thodes mathématiques, calculer la dis-tance génétique entre une population A et une population B. Cette démarche aboutit par exemple chez le chien et permet de regrouper les populations de cockers, de bergers allemands en races. Chez l'homme, par contre on reste dans le brouillard ; il n'est pas possible de tracer des frontières entre les popula-tions et ainsi de définir les races ; tout simplement parce que les hommes ont trop bougé et échangé de gènes. Il a pu y avoir des races humaines il y a vingt mille ans, mais leurs limites se sont diluées. Cela ne veut pas dire cependant que l'on soit tous pareils ! On est tous différents, mais les différences ne sont pas là où on les croit.

    •Quand un record sportif détenu de-puis de longues années est « battu »,

    la question est souvent posée de savoir si l'on peut déceler des plafonds qui fixe-raient des seuils indépassables aux per-formances sportives, ou autrement dit, les limites motrices de l'homme sont-elles inscrites dans ses gènes ?

    •Peut-on imaginer qu'un homme courra un jour un 100 mètres en

    quatre secondes ? C'est difficile à concevoir ! Mais il reste une question principale : les limites de l'homme sont-elles inscrites dans ses gènes ? Est-ce que la durée de la vie est généti-que ? La réponse est oui ! Les carpes peuvent vivre 200 ans. Mais les hommes, jusqu'à présent, ne dépassent pas 114/115 ans. Donc il y a une limite de durée de la vie qui est quelque part fixée dans le patrimoine génétique. Du mo-ment que vous appartenez à l'espèce humaine, vous ne vivrez pas 500 ans ; ce n'est pas possible ! Mais comment est-ce que cela est écrit ? On n'en sait rien. On s'est également posé la question de l'hé-ritabihté de la longévité ; des études sérieuses ont été faites et montrent en fait que l'espérance de vie d'un individu n'est pratiquement pas fonction de la durée de vie de ses parents ou de ses grands-parents. Si vos quatre grands-parents sont morts à 98 ans, eh bien, votre espérance de vie, c'est 74 à 78 ans comme tout le monde. C'est la même chose s'ils sont morts à 60 ans ; on n'arrive pas, dès qu'on considère des milliers de cas, à faire apparaître un lien entre la capacité à vivre vieux d'un indi-vidu et la longueur de vie de ses antécé-dents. Si au niveau de l'espèce il est clair que c'est génétique, au niveau des indi-vidus il est très difficile de mettre en évidence des déterminismes. Ce qui est vrai pour la durée de la vie peut être vrai aussi pour le plafond des records sportifs. On peut imaginer un homme qui sautera un jour trois mètres, donc cette détente sera liée à la structure même de l'espèce humaine ; quoique un

    beau jour, on peut imaginer un géant de quatre mètres qui ne saurait faire que ça ! Arrêtons de plaisanter. Je crois que ce n'est pas en ces termes qu'il faut poser le problème. Nous avons des contraintes génétiques, on ne les connaît pas. Mais il est vrai que l'athlète par exemple, s'en approche de façon asymptotique Alors cela devient de plus en plus dérisoire de battre un record. Si vous admettez que la limite finale n'est même pas définissa-ble, qu'on va s'en approcher comme de l'asymptote, trouvez-vous que le mil-lième de seconde de moins que l'autre présente de l'intérêt ?

    • Dans le milieu sportif, pourtant, tout est basé sur le principe de compéti-

    tion...

    PART DE L'INNÉ, PART DE L'ACQUIS

    Les rôles de l'inné et de l'acquis dans la réalisation d'un trait peuvent être com-parés à ceux de la grammaire et du vocabulaire dans la signification d'une phrase. « Le chat mange la souris » n'a de sens que si je comprends les mots « chat », « souris ». » mange » et si je connais la règle attribuant le rôle d'ac-teur au substantif précédant le verbe, le rôle d'objet à celui qui le suit. La règle sans les mots est muette, les mots sans la règle sont sans portée. Qui aurait l'idée de mesurer les importances rela-tives de l'une et des autres ? De même, les gènes isolés sont muets ; les apports du milieu sans les gènes sont sans effet. On devrait donc en toute logique ne plus évoquer le problème de « l'inné et l'acquis ». Mais nous sommes ici dans un domaine où les dogmes sont infini-ment plus puissants que la logique ; nous devons nous attendre à lire en-core fréquemment des affirmations pé-remptoires attribuant aux gènes une part dans le déterminisme de l'intelli-gence. 80 % étant le nombre le plus souvent cité. Il serait relativement facile d'argumen-ter à propos de telles affirmations si le nombre proposé était simplement faux ; si la réalité était 30 ou 90 %, un accord finirait par être trouvé. Mais ce nombre n'est pas faux, il est absurde. Si un interlocuteur m'affirmait que la Lune se trouve à 500 000 kilomètres de la Terre, je lui dirais que son chiffre me paraît faux, et, nous reportant aux sour-ces, nous nous mettrions d'accord sur la distance indiquée par une quelcon-que encyclopédie. Mais s'il prétendait que la Lune est à 10 000 tonnes de la Terre, je ne pourrais marquer mon désaccord sans être capable de propo-ser un autre nombre. Il ne s'agit plus d'inexactitude, mais de non-sens. L'ex-périence prouve qu'il est malheureu-sement beaucoup plus difficile de lutter contre un non-sens que contre une erreur.

    Extrait de « Au Péril de la Science » [7], p. 119.

    EPS № 208 NOVEMBRE DECEMBRE 1987 11 Revue EP.S n°208 Novembre-Décembre 1987 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

  • •C'est vrai que certains exploits sportifs m'impressionnent. Quand

    je vois par exemple, un handicapé courir 100 mètres en quinze secondes, alors qu'il ne courait pas du tout quelques années auparavant, je- l'admire pour avoir réussi à dépasser cette limite. Pour moi, un chef d'oeuvre sportif, c'est le cas de Mimoun qui a eu, paraît-il, une maladie telle qu'on lui avait prédit qu'il ne pourrait plus marcher. C'est après cette maladie qu'il est devenu le cham-pion que l'on connaît. Là je suis d'ac-cord, c'est magnifique. 11 a transmis un message, car il s'est dépassé lui-même.

    Mais quand je vois certains athlètes de haut niveau, je leur en veux un peu car ils découragent ceux du bas niveau. Tant mieux pour eux s'ils sautent plus haut ou courent plus vite que moi, mais il ne faut pas qu'ils me disent que je dois faire comme eux ! Ce qui m'intéresse, c'est de battre mon propre record, pas le leur !

    •Pourtant, le sportif de haut niveau est souvent présenté comme un modèle à

    suivre !

    •Pour moi, le modèle sportif, c'est, par exemple, jouer au foot et être

    aussi content d'avoir perdu que d'avoir gagné, parce qu'on a aidé les autres à Faire une belle partie. C'est cela qui compte, à mon avis. J'applaudis quand j'entends dire : « ils ont perdu, mais grâce à eux, il y a eu un bon spectacle ». Le but n'est pas de gagner, mais de faire une belle partie !

    •Mais le but n'est-il pas aussi, pour certains, de sélectionner les meilleurs

    pour obtenir des rencontres sportives ga-rantes du succès médiatique ?

    •Là, pour moi, le sport est loin ! Le prototype de l'abomination en ce

    domaine, c'est le Paris-Dakar. D'abord par rapport aux gens chez qui l'on va et qui ne trouvent plus une goutte d'es-sence pendant des semaines, et dont les gosses se font écraser - de cela on ne parle pas ; des gens qui n'ont pas cent sous pour acheter de la Nivaquine alors que des milliards sont dépensés pour faire rouler des camions et des voitures le plus vite possible, sans regarder le paysage, sans aucune autre finalité, au-cun autre objectif, que de démontrer que la Yamaha est meilleure que la Honda ou l'inverse ! Et ces conducteurs osent se présenter comme héros parce qu'ils mettent leur vie ou leur santé en danger ? C'est plutôt une démonstration de stupi-dité, car n'importe quel homme qui a une réalité intérieure ne peut penser qu'à une chose lorsqu'il traverse le désert : « regarder ». L'affaire du Paris-Dakar est vraiment scandaleuse, c'est de l'ar-gent et du mépris. Il faudrait que les journaux le disent. Dans cent ans, s'il reste des gens raison-nables, ils diront : « c'était pire que chez les Romains de la décadence qui allaient se faire vomir pour pouvoir continuer à manger » ! La performance, pour moi, c'est Moites-sier qui, au moment d'arriver premier, tourne à droite et s'en va ailleurs. Il s'est dit : « je viens de faire le tour de la terre en bateau, ça m'a coûté cher, je vais arriver le premier, tant mieux, mais je retourne dans le Pacifique ; je ne joue plus, je vis ». La performance, c'est aussi Mimoun dont je parlais tout à l'heure, mais pas d'aller de Paris à Dakar dans un temps record.

    I On constate que dans les communau-H tés humaines, chacun invente ses

    propres jeux (les jeux berrichons ou bre-tons sont différents des jeux malgaches ou sénégalais). Or paradoxalement, le sport crée un code national et aussi mondial ; il est unique pour toutes les communautés. Comment interprétez-vous cette uniformi-sation des pratiques motrices sous l'égide du sport ? Le sport ne deviendrait-il pas « l'éloge de la non différence » ?

    •C'est dramatique que tout le monde joue au football avec les mêmes

    règles. Elles ne sont ni bonnes ni mau-vaises, mais à partir du moment où elles appartiennent à tout le monde, c'est un appauvrissement général. L'un des dra-mes actuels de notre planète, c'est le pouvoir de notre société industrialisée de détruire les autres. Notre culture a des

    succès ; elle sait guérir des enfants ; et je vous assure que quand on se trouve par exemple en Afrique, chez les Dogons, et qu'un enfant qui va mourir est sauvé grâce à un petit peu de pénicilline, on est heureux d'appartenir à la société qui a inventé ce médicament. Je ne nie pas les qualités de ma société, de ma culture ; mais ces qualités se paient cher et on en fait payer le prix à tous les autres. Ce que nous, Occidentaux, faisons n'est pas mauvais en soi, mais le drame, c'est que toutes les autres cultures se croient obli-gées d'en faire autant. C'est vrai qu'à ce niveau le sport peut devenir un outil de nivellement, de non différence. Il fau-drait que quelques Etats puissants disent NON !

    • Mais on pourrait aussi dire le I contraire : « le sport est un langage

    commun, le sport peut permettre de se comprendre d'un pays à l'autre ». N'est-il pas alors un trait d'union entre les com-munautés humaines ?

    •Cela est peut-être vrai pour les acteurs, mais est-ce aussi vrai pour

    les spectateurs ? Apparemment non, quand on voit des supporters du type « Stade du Heysel ». Oui, jouer est une façon de communiquer. Quelque chose passe quand on joue avec quelqu'un ; mais est-ce bien naturel qu'on vous re-garde jouer ? A quoi ça sert au juste les spectateurs autour d'un match ? A mon avis ça fausse le jeu, car c'est à cause des spectateurs qu'on a peur de perdre !

    DU BIG BANG A NOUS Les neurones directement en communica-tion avec le monde extérieur, par l'inter-médiaire des divers sens, vue, ouïe tou-cher, etc., sont une infime minorité 'envi-ron un sur 5 000 ; les autres ne sont affec-tes que de proche en proche, et selon des voies qui sont elles-mêmes à achever Le flux des informations reçues au cours de l'expérience vécue, tout comme le stock des informations génétiques rassemblées lors de la conception, semble donc bien insuffisant pour rendre compte de la réali-sation d'un ensemble aussi riche et aussi précis. C'est la fameuse question concer-nant les rôles respectifs de l'inné et de l'acquis qui se révèle ainsi dépourvue de sens. Il faut faire appel à un troisième larron, la capacité du système nerveux central a intervenir dans le processus de sa formation, son pouvoir d'autostructura-tlon. La double source du patrimoine génétique reçu et de l'aventure individuelle vécue donne au système nerveux central une complexité fabuleuse. Celle-ci est telle que, dans l'explication de ses transforma-tions, nous sommes amenés à ce constat tout se passe comme si le cerveau était l'un des acteurs de sa propre construction. Extrait de « 5 Milliards d'Hommes dans un Vaisseau - [11], p. 34,

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  • • Certains travaux récents d'éthologie humaine ont montré que les jeunes

    enfants possèdent des modes de communi-cation gestuelle, posturale semblables, quelle que soit leur appartenance ethni-que. Comment interpréter ces similitu-des ? Y aurait-il des universaux moteurs qui feraient partie du patrimoine généti-que humain ?

    •Votre question est de savoir s'il y a un comportement spontané et

    commun à tous les hommes qui serait génétique ? Pourquoi pas ? Oui, il y a une permanence dans les rites de la présentation, de domination, tels que les décrivent les éthologues. Certains disent que les conditions anatomo-physiologi-ques de l'homme, quelles que soient les communautés, sont très proches : la sta-tion érigée, le regard, la position de la tète, de la clavicule, etc. On peut penser que la probabilité d'utiliser les membres de telle ou telle façon était déjà profon-dément conditionnée. Mais pour revenir à votre question, si l'on peut dire que les rituels génétiques chez les animaux sont inscrits quelque part, en ce qui concerne l'homme il faut bien rechercher la preuve avant d'affirmer qu'une chose est profondément déterminée par le patri-moine génétique.

    • De quelle façon la mesure de la capacité par des tests, qu'ils soient

    physiques ou intellectuels, rend-elle compte de l'aptitude d'un individu dans une pratique donnée ?

    • La mesure de la capacité innée, de l'aptitude initiale à la performance,

    est-ce que cela a un sens ? Je n'y crois guère ; d'abord parce que ce n'est pas du tout sûr qu'on soit capable de prévoir à partir de ce que l'on est à 7 ans, ce que l'on sera à 18 ans. Ce qui arrive avec le QI doit jouer de la même manière en matière de sport. On dit de quelqu'un qu'il va être bon ; de ce fait même, il devient bon ; il y a des prophéties auto-réalisatrices, des effets pygmalions. On pourra sûrement sélectionner celui qui ne sera pas un bon coureur parce qu'il n'a pas de bonnes qualités musculaires ;

    mais celui qui sera Don ? Je crois que l'on bloque les individus en leur annon-çant ce dont on les croit capables.

    • Dans les luttes actuelles qui sont menées contre l'échec scolaire, le

    généticien peut-il apporter sa contribu-tion ?

    •Il semble que oui. Le problème est de savoir si cet échec est fatal ou

    pas ; est-ce qu'il est inscrit dans la nature de l'enfant ou pas ? Il y a des cas où l'on peut répondre oui ! En tant que généti-

    OUVRAGES DE L'AUTEUR [I] 1970 : Structures génétiques des Populations - Masson. Paris. [2] 1972 : Distances généalogiques et distances génétiques - Thèse de Doctorat, Toulouse. [3] 1974 : a) Les Probabilités - PUF, Paris, b) The Genetic Structure of Populations - Sprin-ger Verlag, New York. c) Génétique des Populations humaines - PUF, Paris. (4] 1976 : L'Etude des Isolats - Espoirs et Limi-tes (Ouvrage collectif) - Editions INED. Paris. [5] 1977 : Concepts en Génétique des Popula-tions - Masson, Paris. [6] 1978 : Eloge de la Différence - la Génétique et les Hommes - Ed. du Seuil. Paris. [7] 1982 : Au Péril de la Science ? Interrogations d'un généticien - Ed. du Seuil. Paris. [8] 1983 : Moi et les Autres - Ed. du Seuil. Collection Point-Virgule, Paris. [9] 1984 : Inventer l'Homme - Ed. Complexe, Collection Le Genre Humain, Bruxelles. [10] 1986 : L'Héritage de la Liberté - Ed. du Seuil. Collection Science ouverte, Paris. [II] 1987 : a) Les Scientifiques parlent... (Ou-vrage collectif) - Hachette. Collection La Force des Idées. Paris. b) 5 Milliards d'Hommes dans un Vaisseau - Ed. du Seuil, Collection Point-Virgule. Paris.

    SUIS-JE INTELLIGENT ? Les multiples capacités de notre cerveau qui nous permettent d'avoir une attitude réellement « intelligente » ne sont prises en compte que très partiellement par les fameux « tests » ; nous savons bien mal décrire ces capacités. Nous savons plus mal encore préciser les mécanismes qui les ont réalisées. Elles n'ont pu se déve-lopper initialement qu'à partir des apports de notre patrimoine génétique, mais ce développement n'était pas en totalité ins-crit dans le programme initial. Ce qui était inscrit était la possibilité d'un apprentis-sage, non le contenu de cet apprentis-sage. Celui-ci ne se réalise pas sans peine. Un effort quotidien est nécessaire au gym-naste pour rendre son corps plus fort et plus agile ; de même la puissance et l'agi-lité de notre esprit ne peuvent être mainte-nues et développées sans effort. La paresse la plus courante ne consiste pas à refuser de travailler, mais à refuser de faire appel aux capacités les plus subti-les de notre outil intellectuel, en particulier à l'imagination. Nous sommes prêts à réa-liser de longs calculs, à résoudre des équations complexes, à recourir à de labo-rieux développements, mais notre esprit est rétif devant la recherche et la mise au point d'interrogations formulées en termes nouveaux. Le mathématicien Th. Guilbaud aime affir-mer que nous avons l'âge non de nos artères, mais de nos algèbres. c'est-à-dire de notre capacité à modifier d'un jour à l'autre les modèles par lesquels nous re-présentons le réel. Un exercice quotidien dans ce domaine peut être aussi rajeunis-sant qu'une séance de jogging. Extrait de « Moi et les Autres » [8]. p. 120.

    EPS N° 208 - NOVEMBRE-DECEMBRE 1987 13 Revue EP.S n°208 Novembre-Décembre 1987 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

  • cien, je sais qu'il existe telle ou telle maladie génétique qui entraîne l'échec scolaire ou l'incapacité à suivre un cir-cuit scolaire. On ne peut pas le nier ; mais on constate aussi des progrès ; la phénylcétonurie, par exemple, maladie qui entraînait l'échec scolaire de certains enfants à 100% il y a 30 ans, n'est plus maintenant qu'un handicap. Par consé-quent, ce qui est génétique n'est pas forcément fatal. Que signifie la notion d'échec scolaire ? L'échec scolaire, c'est le plus souvent l'échec du système scolaire que l'on camoufle en échec de l'enfant ! Quand un jeune de 14 ans sort du système en disant « je ne vaux rien ! », ce n'est pas vrai. Il valait quelque chose. C'est l'en-semble de nos attitudes face à la fabrica-tion des hommes qu'il faut revoir. Un homme est tout au long de sa vie, constamment à construire. C'est pour-quoi il faut une éducation permanente. On ne doit pas « sortir » de l'école ; il ne faut surtout pas de classes « termina-les ». La terminologie même est révéla-trice : « Tu as fini, maintenant, va-t-en ! » C'est toute sa vie que l'on a besoin des autres pour se fabriquer. Il faut rénover de fond en comble notre système éducatif et non pas se contenter de réformes en ajoutant des professeurs ou en changeant des programmes. C'est

    un changement d'attitude fondamental dont on a besoin ! Le rôle du système scolaire, c'est d'aider les hommes à se fabriquer eux-mêmes.

    •Comment situez-vous la place très importante que prend actuellement

    l'évaluation ?

    •Qu'est-ce que l'enseignant évalue ? En fait, il s'évalue lui-même. Si

    personne dans ma classe n'a compris ce que j'ai dit, c'est que je suis un mauvais professeur. Si tout le monde a compris... je suis un bon professeur. Oui, on peut évaluer la capacité d'un enfant à suivre une classe, et je ne suis pas contre certai-nes sélections ; il est inutile de raconter à l'élève un discours sur les intégrales triples s'il ne sait pas ce qu'est une dérivée partielle ; ce serait lui faire per-dre son temps. Je suis surtout contre l'orientation qui consiste à affirmer : « Toi, tu es fait pour ceci, toi, tu es fait pour cela ». Sauf cas pathologique, cela ne corresond à au-cune réalité. On se leurre complètement et on fait passer des tests pour mettre une façade de scientificité sur des absur-dités. Cela ne signifie rien du tout de dire de quelqu'un « qu'il est fait pour... ». Quand on déclare qu'un tel est fait pour être un manuel et tel autre pour être un

    intellectuel, on n'en a aucune preuve, il vaut donc mieux se taire ! Toute orientation est abusive, sauf dans des cas tout à fait exceptionnels. La preuve, c'est que les plus grands accom-plissements humains ont été réalisés contre la prédiction. La notion de capa-cité est à mon avis à redéfinir, ainsi que la notion de potentiel intellectuel. Je crois que tous les discours à propos de l'orientation ne signifient rien. L'objectif d'un professeur est de provoquer des questions chez ses élèves, non de vérifier s'ils ont appris des réponses. Les répon-ses assèchent, ferment ; les questions ouvrent. L'individu créateur est celui qui n'a pas honte de dire à quoi il a pensé ! et qui n'est pas « conforme ». La créati-vité, c'est cela qu'il faut provoquer chez l'élève, lui permettre de croire en lui et lui donner confiance. Le pire, c'est que certains jeunes croient qu'ils sont des imbéciles, qu'il n'y a rien à faire. Tout le système scolaire actuel semble fait pour qu'il y ait acceptation et intériorisation de cela. C'est une catastrophe !

    • Donc le généticien a plutôt une vision • optimiste de l'élève ?

    •Pessimiste vis-à-vis du système sco-laire, mais très optimiste vis-à-vis de

    l'élève ! •

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