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Mai 2013

El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

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Page 1: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

Mai2013

Page 2: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

Rédacteursenchef : Anaïs Brosseau, Sarah Farjot, Quentin Fichet, Adrien MoratRédacteursenchef techniques : Baptiste Garcin, Hortense Gérard, Christelle PireIconos : François Geffrier, Philippe Gomont, Carole Mistral, Garance Pardigon,Maria PasquetÉditeursenchef : Marie Belot, Etienne Goetz, Thomas Lecomte, Mélinée Le PriolCorrecteurs : Rémi Banet, Maud Guillet, Sylvain Moreau, Poly MuzaliaChefsdeséquence: Grand entretien (Claire Digiacomi), Moment du choix (ArianeRiou), Héritage (Aude Villiers-Moriamé), Double culture (Philippe Gomont), Tra-jectoires (Jeanne Lefèvre), Voix alternatives (Marie Jolly), Langue (Anaïs Bouitcha),Démythification (Angélique Forget) et Aller plus loin (Marie Belot et Wenyan Hu).

Et tous les rédacteursde la88epromotion : Ekaterina Agafonova, Yahya Ali Ahmed,Catherine Allard, Louis Belenfant, Axelle Beraud, Louis Boy, Philippine Clogenson,Juliette Deborde, Gaëtan Delafolie, Aude Deraedt, Julia Dumont, Meng Cheng, Sa-rata Diaby, Elise Godeau, Paul Guyonnet, Alix Hardy, Magali Judith, MeryemDriouch, Ksenia Gulia, Anne Lec’hvien, Anne Levasseur, Pauline Maingaud, MarineMessina, Henji Milius, Julien Molla, Yohav Oremiatzki, Mathieu Perisse, Alix Pi-chon, Romain Reverdy, Leïla Salhi, Yannick Sanchez, Marie-Ève Trudel, Lucas Val-denaire, Antoine Védeilhé, Timothée Vilars, Laurie Warman et Valérie Xandry.

Remerciements :à Adlène Meddi, Mélanie Matarese, Yves Sécher, Pierre Savary, Corinne Vanmerris,Charlotte Ménégaux, Patrice Acheré, Philippe Caplette, Christophe de Mattéis,Mohamed Chlaouchi et à El Watan.Aux étudiants de l’école E-artsup pour Paris vs Alger : Leïla Tahabik, Céline Ta-bary, Sarah Lemaire, Gaëtan Vanlauwe, Vinciane Sion et Capucine Théry.

la rédaction

sommaire2 El Watan Week-end Supplément

mai 2013

MOMENT DU CHOIXGRAND ENTRETIEN HÉRITAGE

4 - 5

20 - 22

VOIX ALTERNATIVES

LANGUE DÉMYTHIFICATION ALLER PLUS LOIN

TRAJECTOIRESDOUBLE CULTURE

11 - 136 - 10

23 - 24

14 - 17

25 - 30 30 - 31

18 - 19

Ce supplément d’El WatanWeek-end est né d’une ren-

contre à Lille à la fin de l’année2012, entre les étudiants de l’ESJLille et Omar Belhouchet,journaliste, fondateur et direc-teur d’El Watan.

Belle et riche rencontre,beaux et riches échanges autourdu journalisme, de son exercice,«ici et là-bas».

De cette rencontre est néel’idée de consacrer le magazinede fin d’année de la 88e promo-tion des étudiants lillois à ceshistoires franco-algériennes.Cette idée a grandi jusqu’à ladécision de transformer laforme du traditionnel magazinede la collection “Latitudes“pour en faire ce supplément d’ElWatan qu’accompagne égale-ment le site www.icietlabas.com

Merci à Omar Belhouchet,Mourad Hachid, MélanieMatarese et Adlène Meddi denous avoir permis de réaliser cetravail d’école “grandeurnature”, merci de nous permet-tre de nous adresser aux lec-teurs d’El Watan. Ils trouverontdans ces pages, sur ce site, lefruit des rencontres –elles aussibelles et riches– de soixantejeunes futurs journalistes del’ESJ.

Voici leurs reportages, leurœil, leur regard sur tous ceuxqui ont la France et l’Algériedans le cœur.

PIERRE SAVARY,DIRECTEUR DE L’ESJ LILLE

©THAMEEN AL-KHEETAN

Page 3: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

SochauxTours

Clermont-Ferrand

Paris

Carnoux-en-Provence

Quintin

Montchamp

Tourcoing

Lille

El Watan mène à tout:

à taper la discut’ avec un salafiste en jogging dans les couloirs cirés d’une fac pari-sienne;

à s’acheter une cravate pour rencontrer Madame la sénatrice;

à s’inventer une identité sur inchallah.com: Nadia117, la killeuse du love, la sulfa-teuse de l’amour, pour finalement recevoir des messages aguicheurs de jeunespoètes à crête déjà libidineux;

à traverser la France en TGV pour rencontrer une écrivaine qui fait la gueule surles photos;

à devoir vouvoyer par écrit un footeux qu’on a tutoyé pendant deux heures;

à confier deux pages à des graphistes Homo macintochus ;

à ne pas limiter l’Algérie au trio Abdelaziz-couscous-chicha, ni la France auxcroissants beurre et burqas proscrites;

à se mouiller la couenne sur un ferry pimpant pour vous offrir une dernière pagedu top gosto ;

à vous expliquer qu’on est une soixantaine d’apprentis de l’École supérieure dejournalisme de Lille à bosser sur ce supplément;

à vous dire en un mot qu’on s’est intéressé à ceux qui ont les pieds en France maisparfois la tête en Algérie;

à écrire finalement un édito comme pour vous dire, la plume dans les yeux, que cejournal est plus rigoureux qu’un joyeux bordel, plus vivant qu’un livre d’histoire.Avec des vrais morceaux de présent à l’intérieur et du reportage frais qui fait dubien là où il passe.

Et au fond, tout au fond, notre rencontre avec El Watan mène à cet épique numérospécial et au site www.icietlabas.com.

On n’a pas de visas mais on a des idées. Soyons inventifs. Et tant qu’à faire, ayya,bonne lecture !

LA 88e PROMO DE L’ESJ LILLE.

24 heures de traversée pour rejoindre l’Algérieen ferry. 300 véhicules et des bagages pleins àcraquer, c’est l’heure des vacances pour les pas-sagers euphoriques et nostalgiques.

Deux femmes pendant la guerre d'Algérie.L'une, bretonne, mariée à un soldat français,l'autre, kabyle, épouse d'un combattant du FLN.

Une famille ici, une famille là-bas. Quand les ressortissants algé-riens rentrent au pays, ils racontentleur vie d’immigrés en France.

Déracinés, les ouvriers algériens onttrouvé à l’usine une nouvelle famille.Jusqu’à la fermeture. Aujourd’hui, LaTossée est en ruine. Les liens, intacts.

Enquête sur les “beurgeois” al-gériens, ces hommes et femmesd’origine algérienne qui ont em-prunté l'ascenseur social français.

Ryad Boudebouz: desBleus aux Verts. Interviewdu meilleur joueur algériendu championnat de France.

Dans sa ferme de Montchamp,Pierre Rabhi cultive avec passionun amour sans frontières pour laterre et les hommes.

Reportage dans la ville des Pieds-noirs, prèsde Marseille, où les traditions se transmettentaux nouvelles générations.

Fille d’un Algérien et d’une Fran-çaise, Leïla Sebbar a grandi outre-mersans connaître l’arabe. Une absence àl’origine de son destin d’écrivain.

Garder sa dignité quand on n'a pas de statut,c'est le combat quotidien des sans-papiers. àTours, Kahla cherche sa place dans un pays quine veut pas d'elle.

édito

ICI ET LÀ-BAS 2.0Nos reportages se déclinent sur internet.

www.icietlabas.com est le jumeau numérique du supplé-ment que vous tenez entre vos mains. Une façon de faire lapart belle aux photos, aux sons, à la vidéo, et de mettre en

forme ce que l’on ne peut pas toujours mettre en mots.

reportages 3El Watan Week-end Supplémentmai 2013

Page 4: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

�La rédaction a choisi deconsacrer ce numéro spécial àl’identité. Comment définissez-vous ce concept et quelle est lavôtre?

Je n’ai pas de définition très litté-raire. Il n’y a pas d’identité pure.Une personne est une compositiond’identités plurielles, de différentesstrates. Ce sont des éléments qui for-gent une identité au fil des ans et aufil de l’apprentissage. Quand on estd’une double culture, comme moi,certaines choses sont acquises –àl’école grâce aux profs, aux lec-

tures– mais la transmission se faitaussi à travers la famille. On est surun double rivage, à la recherche d’unpoint d’équilibre, entre l’Orient etl’Occident, le Nord et le Sud. Enfin,il y a l’engagement citoyen : voterou faire des choix plus politiques,plus déterminés.

Personnellement, je me reven-dique farouchement républicaine etsereinement musulmane. C’estconstruit, c’est réfléchi. Tout au longde ma vie, j’ai es-sayé de ne pas dé-battre des ques-tions religieusesparce que je meconsidère laïque etrépublicaine. Maisarrive un momentoù l’on est obligéd’entrer dans l’arène, parce quel’islam est devenu un sujet politique,de géostratégie mondiale et de vivre-ensemble. Ça ne serait pas normalque quelqu’un comme moi ne réa-gisse pas. J’étais plutôt dans la dis-crétion, je suis aujourd’hui dans l’af-firmation.

�Pensez-vous qu’il y ait uneidentité française et une identitéalgérienne?

Il y a une identité franco-algé-rienne. Jean-Pierre Chevènement sedéfinit lui-même comme franco-al-gérien. Il est né en France, il n’a au-cune filiation particulière avec l’Al-gérie. Mais c’est en tant que soldat,pendant la guerre d’Algérie, que saconscience politique s’est éveillée. Ilconsidère que son tempérament po-litique s’est forgé à ce moment-là.Quant à moi, mes choix d’au-jourd’hui ont été déterminés par lecourage de mes parents, militants dela lutte anticoloniale. Ils vivaient enFrance, ils ont été arrêtés, ont fait dela prison à cause de leurs idées. Monpère a été torturé puis exilé et empri-sonné enAlgérie, ce qui est relative-ment rare. Quand il est rentré, ilssont venus chercher ma mère pourqu’elle aille à son tour en prison.Pour un enfant, c’est quelque chose

de marquant. Mais je préfère quandmême parler de double culture.L’identité franco-algérienne fait sur-tout référence à la nationalité. Ladouble culture, elle, fait référence àla réalité culturelle d’une personne.

�Pourquoi avoir choisi de vousengager dans la vie politique fran-çaise et non algérienne?

J’ai toujours vécu en France,même si je suis le produit d’une his-

toire commune.Née en Algérie, jesuis arrivée enFrance nourrisson.Ma consciencepolitique s’estconstruite dans lesillon de celle demes parents mili-

tants. J’ai constaté très jeune qu’il yavait des citoyens et des sous-citoyens: ça forge une identité degauche, forcément.

�Vous disiez que vous restiezassez discrète sur la religion...

J’étais discrète. Je ne le suis plus.

�Vous êtes effectivemententrée dans le débat sur la religionpar la laïcité. Croyez-vous qu’ellepermette d’apaiser les formes deradicalisation ?

Tout dépend de la manière donton aborde la laïcité. Si c’est une laï-cité sans adjectif [française, chré-tienne, judéo-chrétienne], il n’y apas de problèmes. Mais de plus enplus de gens cachent leur islamo-phobie derrière la laïcité. Je ladéfendais il y a trente ans déjà, c’estpour moi un concept émancipateur.Aujourd’hui, Marine Le Pen seproclame le chantre de la laïcité etpersonne ne déconstruit ses propos!Il n’y a pas si longtemps, Jean-MarieLe Pen manifestait avec les inté-gristes de Mgr Lefebvre. Il ne tenaitpas un discours antimusulman, maisanti-immigrés. Sa fille a comprisl’enjeu: elle a remplacé la figure del’immigré par celle du musulman.Tant que Jean-Marie Le Pen dési-

gnait l’immigré comme bouc émis-saire, il ne visait qu’un petit nombrede personnes, entrées très récem-ment en France. En passant de l’im-migré au musulman, sa fille vise unspectre plus large: elle atteint aussiles musulmans qui vivent en Francedepuis cinquante ans, voire un siè-cle. De la même manière, j’accuseNicolas Sarkozy d’islamophobied’État : il a demandé à des préfetsd’organiser des réunions sur la ques-tion de l’identité nationale alorsqu’on sait parfaitement que l’identiténationale est une conception chré-tienne de l’identité. Encore une fois,dans ce débat, qui rejette-t-on? Lesmusulmans.

�Mais ce genre de discours po-litique projette sur les personnesvisées une identité qu’elles finis-sent par intégrer...

Oui, par effet de miroir ! AvantFrançois Hollande, on avait un pré-sident qui opposait les Français entreeux. Il ne faut pas s’étonner de voircertains jeunes se radicaliser. Dixannées de Sarkozy, ministre del’Intérieur et Président, ça ne s’ef-face pas comme ça!

�Quel rapport entretenez-vousavec la langue?

Je ne peux pas lire l’arabe dans letexte –et c’est un de mes grandsregrets– mais je le parle,et la maîtrise que j’en aime permet d’aborder uncertain nombre de textestraduits de manière toutà fait différente: la poé-sie, les arts. C’est très important pourmoi parce que grâce à ma culture,mon algérianité, ma spiritualité, jepeux sentir des nuances.

�Êtes-vous le porte-voix d’unecommunauté en France ?

Pas du tout. Je suis l’élue de macirconscription, de tous les gens dema circonscription, je ne suis pasl’élue d’une communauté. Mais celane m’empêche pas d’être sollicitéepar certaines personnes qui pensent

que je peux, compte tenu de mafonction, régler leurs problèmes.J’essaye de mettre en pratique lespropos de l’émirAbd el-Kader: «Lapolitique c’est porter sur soi le des-tin d’autrui», alors quand je peux...

�Et comment réagissez-vous?Au début, je trouvais cela bizarre.

Ensuite, quand on m’a dit «On s’estadressé à tout le monde mais il n’y aque vous qui puissiez nous compren-dre», j’ai essayé de gérer lesdemandes au mieux. Un proverbealgérien dit qu’une main seule nepeut applaudir. Il y a des sujets que jeperçois différemment de mes col-lègues. Ceci dit, je suis un peu seulesur certaines questions, comme celledes chibanis ou des emplois fermés.

�Cette double culture est-ellereprésentée au Sénat?

Non, le Sénat est un mondeuniforme: il n’y a que des hommessexagénaires, blancs. J’ajoute sou-vent pour faire rire “hétérosexuels”,mais cela bien sûr, je n’en sais rien.La République vit à l’ombre de sesréseaux, elle reproduit ses élites.

De la même manière, sur la ques-tion de l’émancipation des femmesdans les pays du Sud, nous n’avonspas de leçons à donner puisque sur laparité hommes-femmes dans nosinstitutions, j’ai honte de dire que

nous sommes à 22%de femmes au Sénatalors que c’est parfoisbeaucoup plus danscertains pays du Sud.

�Justement, comment avez-vous fait pour percer dans cemonde d’hommes?

Vous savez, quand vous entrez enpolitique, il y a des gens qui vousséduisent, vous les suivez. Moi, j’aitoujours suivi Laurent Fabius. Et j’aibeaucoup travaillé, évidemment. Larègle est valable pour tous, quand onarrive à ce niveau en politique, c’estqu’on bosse énormément. Mon par-cours n’est pas différent de celui demes collègues. Je n’ai pas vu la

De nationalité françaiseet algérienne, BarizaKhiari a été la premièrefemme issue de l’immi-gration post-coloniale àsiéger au Sénat français.à 66 ans, elle en est au-jourd’hui la vice-prési-dente. Dans son bureaudu palais du Luxembourgà Paris, elle revient surson parcours et saconception de l’identité.

«L’identité estune composi-tion plurielle»

grand entretien4 El Watan Week-end Supplémentmai 2013

Farouchement républicaine,sereinement musulmane

BARIZA KHIARI. Vice-présidente du Sénat français

«J’étais plutôt dansla discrétion, je suisaujourd’hui dansl’affirmation»

©ANNELEVASSEUR

De Ksar Sbahià Paris

1946 : Bariza Khiarinaît à Ksar Sbahi (Algérie)

1990 : elle adhèreau Parti socialiste (PS)

2001 : élue conseillère d’arrondis-sement (XVIe) à Paris

2004 : élue sénatrice de Paris,la première à être issue del'immigration post-coloniale

2011 : éluevice-présidente du Sénat

Page 5: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

dence : j’habite dans une communeoù je paie mes impôts locaux, jepeux avoir mon mot à dire sur lagestion de la municipalité.

�Vous dites que la diasporaalgérienne doit s’organiser.Comment?

Elle ne s’est pas organisée jusqu’àprésent parce qu’elle est diverse, etqu’elle n’en a pas encore comprisl’importance, alors que toutes les au-tres diasporas se sont organisées.Aujourd’hui, il y a une maturité pourcela et on voit émerger un embryond’organisation. Il faut continuer dansce sens. C’est une nécessité, il n’y arien de mieux que des gens d’unedouble identité pour unir les deuxrives dont les intérêts sont alignés. Ilfaut aussi aborder le problèmegravissime de l’intégrisme. On levoit au Mali : la sécurité en Francetient à la sécurité du Maghreb. Laquestion de la sécurité est liée à laquestion sociale. En donnant unemploi à quelqu’un, on procure durespect de soi et on fait reculerl’obscurantisme.

�Pensez-vous qu’une coopéra-tion économique est possible?

Elle est demandée, elle est possi-ble et elle serait gagnante. On n’estplus dans le schéma “eux ne saventrien, nous on sait tout”. On doit re-garder l’Algérie comme un

partenaire. Les relations politiquessont désormais apaisées, mais au-jourd’hui, la coopération doit aussiêtre de nature culturelle et écono-mique. Si on veut qu’existe cetteentité méditerranéenne, notre avenirà tous, il faut par exemple que le pro-blème des visas soit réglé. On nepeut pas se limiter à faire du Nord-Nord. De même, les artistes doiventpouvoir venir plus facilement pourdes échanges culturels et qu’on cessede les voir en permanence commedes clandestins en puissance.

�Quelles sont les perspectivesd’avenir pour les jeunes Françaisd’origine algérienne?

De quels jeunes parle-t-on? Si onparle de ceux qui ont fait des études,qui sont bien intégrés, c’est unechose. Mais si on parle des jeunesdes quartiers, souvent en échecscolaire, ils sont en train de se forgerune identité qui pourrait poser pro-blème. Leurs pa-rents vivent dans ledéni de ce qu’ilssont, y comprisculturellement. Ilsn’ont fait quebalayer la France,travailler et encore travailler. Leursenfants se disent : «Il n’y a pas deraison d’être dans le déni, je vais af-firmer ma culture». Mais en fait, ilsaffirment une culture qu’ils connais-sent mal. Ils veulent s’affirmer diffé-remment parce qu’ils sont discrimi-nés, stigmatisés et ghettoïsés. Cen’est pas de la radicalisation, ils seconstruisent leur propre identité. Detoute façon, ils sont déchirés : ici,perçus comme étant de là-bas, et là-bas, perçus comme étant d’ici. Ilfaudra bien un jour qu’ils posentleurs valises. Visiblement, ils les ontposées en France. Ils vont devoirs’engager davantage, essayer decroire en la République.

�Pensez-vous que la sociétéfrançaise, elle, croit en ces jeunes?

Ils ont en tout cas un avenir dansla société française. Quand il y a devraies réussites, elles sont spectacu-laires. Je parraine le programmeTalent des cités, et je suis persuadéeque les futurs patrons du CAC40 se

trouvent aujourd’hui dans les cités.Ces jeunes qui ont fait des études, àqui la porte des entreprises reste fer-mée pour des questions de discrimi-nation, ont la niaque. Ils sont créatifset comme nous vivons dans une ère

de créativité, lefutur patron deGoogle peut setrouver dans lesquartiers. Les trucsqui se bricolentdans un garage

comme dans la Silicon Valley, çapeut réussir. Je les vois, ils ont telle-ment envie de réussir. Le besoin dereconnaissance est si fort qu’ils sedonnent à fond. Nos quartiers ont dutalent. Quand on a la confiance desgens, quand ils savent que vousbossez bien, les compétenceseffacent l’appartenance. C’est ce quim’est arrivé: je me suis présentée àla vice-présidence du Sénat en 2008et j’ai perdu d’une seule voix. C’étaitincroyable déjà, j’y étais allée pourle jeu démocratique. En 2011, j’étaisla seule femme à se présenter, et cefut un raz-de-marée en ma faveur.On a peut-être besoin plus que d’au-tres d’être observés, et une fois laconfiance acquise, elle l’est définiti-vement. C’est possible. La Répu-blique rend les choses possibles, ilfaut aussi le dire �

PROPOS RECUEILLIS PARAXELLE BÉRAUD,

CLAIRE DIGIACOMI,ÉTIENNE GOETZ,ANNE LEVASSEUR

ETANTOINE VÉDEILHÉ

lumière un jour en me disant :«Tiens, la diversité est à la mode,j’ai un taux de mélanine qui corres-pond à ce qu’on recherche, je vais yaller». Je construis ce parcoursdepuis vingt-cinq ans!

�Vous avez récemmentaccompagné François HollandeenAlgérie. En dehors des voyagesofficiels, y allez-vous souvent?

Depuis que je suis en politique,j’y vais moins. Mais j’y suis alléelongtemps, tous les ans, pour quemes enfants passent leurs vacanceschez leur grand-mère, qu’ils voientleurs cousins. Il fait beau, il y a lamer, c’est extra.

�Vos enfants sont nés enFrance. Quelle histoire de l’Algé-rie souhaitez-vous leur transmet-tre?

Ils ont d’abord l’histoire qu’ilsapprennent en dehors de nous, puiscelle qu’ils héritent de leurs grands-parents. Ils font la part des choses.Ils ont des prénoms très marqués, ilssavent d’où ils viennent.

�Que pensez-vous du discourspolitique français sur l’histoirefranco-algérienne?

Il existe une marge de progres-sion possible. François Hollande n’apas dit des choses si différentes deNicolas Sarkozy, mais la grande dif-férence c’est que lui avait un accentde sincérité évident. Il a parlé de latorture. Il y a une expression enarabe qui veut dire « Je me rassem-ble, je me réunis ». Ce jour-là, lesdeux morceaux de moi-mêmeétaient rassemblés.

�Pensez-vous que l’État doitencadrer la mémoire?

Non. C’est aux historiens de fairel’histoire et pas aux législateurs,parce que dès qu’on découvre uncarton avec des archives, les chosespeuvent changer. La question tou-jours sous-jacente à la colonisation,c’est celle de la repentance. Je nepense pas que les Algériens soientdans leur majorité demandeurs derepentance. En revanche, ils deman-dent une reconnaissance des faitspar les historiens, pas par les poli-tiques. Qu’on soit capable d’ensei-gner à nos enfants en Algérie et enFrance une histoire commune, avecce qui s’est passé de bien et de mal.

�Quelle est votre position surle droit de vote des étrangers?

Je suis pour. Et je trouve que legouvernement tergiverse beaucoupsur cette question. J’ai l’impressionque mes camarades socialistes ontintégré l’échec avant même d’avoiressayé. Je le leur reproche beau-coup. Oui, je leur en veux. Il estquand même dommage que les gensqui vivent ici depuis tant d’annéesn’aient pas le droit de voter, de pré-tendre à une citoyenneté de rési-

grand entretien 5El Watan Week-end Supplémentmai 2013

«Je n’ai pas vu lalumière un jour enme disant : “Tiens,la diversité està lamode, j’ai untaux demélaninequi correspond à

ce qu’onrecherche, je vais

y aller! ”»«Les compétences

effacentl’appartenance»

Bariza Khiari montre la une d’El Watan, où elle figurait aux côtés de François Hollande, encore Premier secrétaire du Parti socialiste.

©ANNELEVASSEUR

©ANNELEVASSEUR

DeS loIS ReStéeSlettRe moRte

Bariza Khiari s’est engagée sur demultiples causes touchant les per-sonnes issues de l’immigration,sans que son travail législatifn’aboutisse toujours.Tour d’horizon des lois soutenuespar la sénatrice, votées, mais ja-mais appliquées.

�Leschibanis.Bariza Khiari,avec le député decentre-droit Jean-Louis Borloo(photo), voulaitpermettre à cesémigrés retraitésde toucher uneretraite de 750€

minimum, même s’ils quittent leterritoire français. La loi a étévotée en 2007 à l’unanimité par lesdeux assemblées, mais, faute dedécret, elle n’est toujours pasappliquée.

�LesCVanonymes. En 2006,une loi votée etsoutenue par lasénatrice rendobligatoire l’utili-sation de CVanonymes auxentreprises deplus de cinquante

salariés. Quelques expérimenta-tions locales ont eu lieu, maisaucun décret n’a forcé uneapplication généralisée.

�Lesemplois fermés.BarizaKhiari et HervéNovelli (centre-droit, photo) onttenté de mettre finaux emploisfermés aux étran-gers datant del’entre-deux-

guerres. Grâce à quelquesministres de droite, certainesprofessions comme les médecinsou les experts-comptables ontfinalement été ouvertes par lebiais de lois plus spécifiques.

©Pr

un

eau( CC)

©JEAN- LOUISAUBERT( CC)

Page 6: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

«Je ne me voyais pas faire dix-huit mois de service militaireen Algérie, à l’époque, alors

qu’en France la contrainte étaitd’une seule journée. Surtout quel’Algérie n’était pas en guerre !»,affirme Sofiane Agouni, un Franco-Algérien de 24 ans, lorsqu’il évoqueson choix de faire la Journée défenseet citoyenneté (JDC), anciennementappelée Journée d’appel à la défense(JAPD).

Ils sont franco-algériens, ils ontentre 16 et 25 ans, et pour eux vientle moment de l’engagement citoyenpour une de leurs patries. Une jour-née en France contre douze mois –depuis mars 2011 – de service mili-taire enAlgérie. D’après le ministèredes Affaires étrangères français, ilssont 99% à opter pour la journée dé-fense et citoyenneté.

Un choix pragmatique partagéaussi bien par ces jeunes que parleurs familles, pour qui la JDC n'estpas un réel engagement. «Pour monpère c’était évident de faire laJAPD! Il n’allait pas nous envoyeren Algérie pendant dix-huit mois,poursuit Sofiane, qui a toujours vécuen France. Il s’agit simplementd’une formalité administrative.»PREFERENCEPOURLAJDC

Le facteur de risque est souventpris en compte au moment du choix:«On m’a dit que le service militairese déroulait dans des conditions la-mentables et il y a toujours un risquede terrorisme en Algérie», confie

Sofiane Taoug, 27 ans, de père algé-rien et de mère binationale. Né àArles, il a grandi enAlgérie et vit au-jourd’hui à Blida. C’est lors d’uncourt séjour enFrance qu’il a décidéde faire sa JAPD en2005.

L'accord algéro-français du 11 octo-bre 1983, toujours en vigueur au-jourd’hui, laisse le choix auxcitoyens binationaux. Si cette jour-née citoyenne est réalisée, ils sontautomatiquement dispensés de ser-vice militaire algérien et vice versa.

Pour autant, la préférence pour laJDC ne remet pas en cause l’attache-ment à la nation algérienne. «S’il yavait eu un service militaire demême durée en France, j’auraischoisi l’Algérie», affirme SofianeAgouni. Mais aujourd’hui le patrio-tisme n’est plus la seule motivationd’engagement pour les jeunes bina-tionaux. Pour les générations ac-

tuelles, celles qui n'ont pas connu laguerre d’indépendance, l'engage-ment national n'a pas le même sensque pour leurs parents. «Prendre la

nationalité françaiseétait un acte symbo-lique dans les an-nées 70-80, car laguerre d’Algérieétait relativement

récente», confirme Elyamine Set-toul, chercheur en sociologie mili-taire à Sciences Po Paris.«Beaucoup de Franco-Algériens,

environ 2000 ou 3000 jeunes, fai-saient leur service militaire en Algé-rie jusqu’à la fin des années 80. Etça s’est tassé car ils se sont renduscompte qu’ils étaient plus Françaisqu’Algériens», poursuit-il.

La question du service national al-gérien fait débat à cause de son coût,de sa durée et de son manque de pro-fessionnalisation. Elyamine Settoul yvoit une remise en question qui s’ins-crit dans la tendance mondiale : «La

notion de conflit est sur le déclin, cen’est plus très à la mode de faire laguerre aujourd’hui», assure-t-il.PASBESOIND’ARMÉE

Une observation partagée parSofiane Taoug, qui ne considère pasl’engagement militaire comme unacte patriotique : «Si j’avais dû choi-sir entre deux services militaireséquivalents en France et en Algérie,je n’en aurais choisi aucun: je nesuis pas très patriote. Et puis onn’est pas en guerre, on n’a pas be-soin d’avoir une armée.» Pour lesjeunes binationaux, le sentiment pa-triotique ne se cantonne pas à un seulÉtat : «On est dans un contexte depluri-appartenance, souligne Elya-mine Settoul. On a des apparte-nances multiples, et beaucoup dejeunes vont dire qu’ils sont à la foisFrançais et Algériens. C’est uneconséquence de la globalisation.»��

MAGALI JUDITHET LEÏLA SALHI

ALGÉRIE OU FRANCE?PARFOIS, LE CHOIX

EST INÉVITABLE. POURCES FRANCO-ALGÉRIENS,LA DOUBLE CULTUREBASCULE UN JOUR D’UNCÔTÉ OU DE L’AUTRE DELAMÉDITERRANÉE.MÛREMENT RÉFLÉCHI,PARFOIS INCONSCIENT OUSIMPLEMENTNÉCESSAIRE, CEMOMENT-LÀ, C’EST CELUIDU CHOIX.

à l’heure du recensement,les Franco-Algériens doivent choisir entrel’accomplissement du service militaire algérienou la Journée défense etcitoyenneté en France.Pour la majorité, il s’agitplus d’une formalitéadministrative que d’unréel choix patriotique.

moment du choix6 El Watan Week-end Supplément

mai 2013

Chaque prénom raconte une his-toire. L’histoire d’Ahmed, 28 ans, estcelle d’un départ de l’Algérie pourla France il y a six ans. Et depuis unmois, Ahmed s’appelle Adam.«C’est un deuxième prénom pourmoi. Tout le monde m’appellecomme ça ici.» En France, il existe,sur le formulaire de naturalisation,une case «francisation: oui / non».Un dossier déposé auprès du tribu-nal de grande instance permetaussi de changer aisément un pré-nom «à consonance étrangère». S’il a pris sa décision avant toutpour des raisons professionnelles,Adam a aussi voulu «atténuer leracisme» qu’il ressent indirecte-ment. Les Algériens sont très peu àchanger de prénom. Ils le font pourcontourner les discriminations,rompre avec une histoire familiale,ou simplement consacrer une iden-tité française. «Changer de prénompeut être une mise en conformitéavec une histoire personnelle», ex-plique Baptiste Coulmont, socio-logue et auteur d’un rapport sur laquestion. Adam considère ainsiqu’il a «un côté francophone danssa vie, sa culture». Et qu’il en vaaussi d’un héritage, celui de songrand-père qui a combattu pour laFrance. Si le récit du jeune homme estapaisé, ça n’est pas le cas de tous.«C'est une procédure difficile psy-chologiquement. Les changementsse font souvent en cachette, pourdes raisons très personnelles», dé-taille Ali Hammoutene, avocat aubarreau de Paris et de Tizi Ouzou.Après coup, la francisation se ré-vèle parfois être une souffrance.Les regrets mènent alors à une pro-cédure de «défrancisation», pluslongue. Difficile de revenir sur unchoix aux yeux de la justice fran-çaise… et de l’administration algé-rienne, auprès de qui la retrans-cription du prénom français estcomplexe. Avec un prénom françaissur ses papiers, Adam redoute par-fois d’avoir à demander un visapour son propre pays. Il confie:«J’ai peur d'avoir fait le mauvaischoix».

ANNE LEC’HVIEN

les binationaux boudent le service militaire PRénomSD’IntégRAtIon

Sofiane agouni, 24 ans, a préféré faire la JDC plutôt que dix-huit mois de service militaire en algérie. ©MAGALI JUDITH

©AFP

«Je ne suis pastrès patriote»

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moment du choix 7El Watan Week-end Supplémentmai 2013

«Salam... J’aime bien ton pro-fil et je désire faire taconnaissance... Si c'est le

cas pour toi aussi, merci de donnersuite à ce message. Au plaisir de telire alors... Lol.» Pour rencontrerune jeune Algérienne, Zidanssonmise sur le chat d’Inchallah.com.Comme lui, ils sont plus de 5000 in-ternautes en France à se connecterchaque jour à la recherche de l’âmesœur. Se retrouver entre Algériens etpartager les mêmes valeurs, c’est cequi attire tant les utilisateurs d’Inchallah.com, Monbled.com ouencore Mektoub.fr.

Zyneb a 27 ans. Elle est inscritesur le site depuis plusieurs mois etcherche un homme algérien par res-pect pour ses parents. «Ma mère estmalade, je ne peux pas la décevoir.Moi je m’en fiche, je souhaite justequ’il soit musulman.» Zyneb aime-rait satisfaire sa mère, mais elle n’es-père pas grand chose des sites derencontre. Il y a quelque temps, elley a rencontré un jeune Algérien maisleur relation s’est vite terminéeparce qu’il lui a demandé de choisirentre son travail et lui. «Je n’ai pasété jusqu’à bac +6 pour ne pas tra-vailler !», lance la jeune femme, ré-voltée.MA VIE, MA PATRIE

Aïcha, alias Manip2024 sur Inchallah.com, habite Montpellier etdésire rencontrer un Algérien. Selonelle, il n’y aurait «presque que desMarocains» dans sa ville. «On estpeut-être tous musulmans, mais parrapport à l’origine, les mentalités nesont pas les mêmes.» Aïcha tientégalement compte de l’avenir dansson choix. Quand elle sera à la re-

traite, elle voudrait rentrer dans sonpays de naissance. Alors, commentfaire si son mari n’est pas algérien ?De toute façon, pour elle, la questionne se pose pas : «Un Algérien c’estmoi, ma vie, mes odeurs, mes plats,ma mentalité, ma langue, ma patrie,mon passé…»

Pour Beate Collet et EmmanuelleSantelli, sociologues, les sites derencontre maghrébins rassurentparce que les utilisateurs peuvent ychoisir le pays d’origine de leursconquêtes. Dans Couples d’ici, pa-rents d’ailleurs, elles expliquent cechoix en soulignant la «socialisa-tion scolaire, amicale et média-tique» française de ces enfantsd’immigrés. En même temps, ellesrappellent que «leur éducation fa-miliale a été marquée par l’universculturel et religieux de leurs pa-rents». La culture héritée de ses pa-rents, Aïcha souhaite désormais lapartager avec son conjoint. Pourtantla jeune femme n’est pas dupe. Seschances de trouver l’élu de son cœursur le site sont faibles. «Il n’y a pastant d’Algériens que ça, ils habitenttous dans le Nord.» Alors, cachéederrière son écran, elle surfe sur In-challah.com pour «passer letemps». Depuis qu’elle s’est ins-crite, elle a pris de la distance etperdu ses illusions.

Pour Aïcha, les Algériens qu’ellecontacte «cherchent tous des“plans cul”». Mais les parties dejambes en l’air sans lendemain, çane l’intéresse pas. La jeune femmepréfère s’amuser «des poèmes oudemandes en mariage» que lesusagers lui envoient.LES PLUS BELLES«Salam, ça va mademoiselle ?

On peut discuter en tête à tête, frontà front, yeux dans les yeux, nez ànez, bouche à bouche et c'estl'amour fou pour nous deux. In-challah mdr je suis dingue lol !C'était juste un délire pour te ren-dre folle lol.»Certes Sami n’est pasCyrano, mais il a compris que lesfemmes apprécient les bons mots.Omar, inscrit sur Monbled.com,préfère jouer la carte de l’humour.Pour une première approche, il seprésente comme originaire de Ghazaouet, «là où les mecs sontchouettes». Moyen infaillible debriser la glace.

Nabil, Sunnitetonique sur In-challah.com, n’est pas moins fa-rouche. Interrogé sur ses critères de

Un rencard si Dieu le veut Ils ont entre 20 et 50 anset sont d’originealgérienne. Encorecélibataires, ilscherchent à tout prix unconjoint algérien. Pourtrouver l’amour, ils sesont tournés vers lessites de rencontremaghrébins quipermettent de choisir lepays d’origine de soninterlocuteur.

Alger sans Mozart est un roman à plusieurs voix. Louise, éternellepartisane de l’Algérie française, se laisse mourir depuis le départ de sonmari. Autour d’elle, son jeune voisin Sofiane et son neveu Marc lui of-frent deux images radicalement différentes de la jeunesse de l’après-guerre. Quatre raisons de lire ce roman.

Parce qu’il peut (et doit) se lire des deux côtés de la Mé-diterranée. Les parcours croisés des personnages formentune peinture presque salvatrice pour nos deux pays, compte

tenu de l’histoire qu’elle remue. La toile est complète et juste : d’uncôté, l’Algérie contemporaine, tiraillée entre son passé et le besoin dese reconstruire. De l’autre, un Occident désireux de jouir pleinementde toutes ses libertés. Entre les deux, une Méditerranée qui peine à lier.

Parce que l’histoire, avant tout celle de plusieurs destins,ne se lit pas, mais se vit. En donnant des visages à la schi-zophrénie infiltrée dans les rapports entre les deux rives, leduo franco-algérien esquisse différentes trajectoires du

choix de vie. Un itinéraire psychologique qui pousse à penser la rela-tion entre les deux pays en terme d’identité, de singularité, et pas seu-lement en terme de faits.

Parce qu’à travers les trois voix principales, c’est un paysque l’on voit souffrir. Il y a d’ailleurs un “quatrième per-sonnage” qui s’exprime, selon Jamil Rahmani : la ville

d’Alger, qui crie la violence des changements qu’elle subit. La capitalesouffre et c’est sur le visage de Louise, enfant de l’Algérie française,que les ravages s’écrivent.

Parce que ce roman est un itinéraire, un voyage sur la routede l’apprentissage de la vie pour le jeune Sofiane, de l’ap-préhension de la mort pour Louise, et de la (re)découverte,

teintée de déception, de ses origines pour Marc, son neveu occidental.En ouvrant Alger sans Mozart, on accompagne les personnages sur leparcours sinueux de la découverte de soi. En fermant le livre, on lâcheleurs mains avec le sentiment d’avoir avancé avec eux ��

CLAIRE DIGIACOMI

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mAKIng oFNadia-117 et Karim-0018 sont deux profils de

jeunes franco-algériens que nous avons créés à l’oc-casion de ce reportage. Loin de mentir sur notre iden-tité, les messages que nous adressions aux profilsd’Algériens révélaient notre projet : entrer en contactavec des Algériens souhaitant rencontrer des per-sonnes de même origine. Nous avons envoyé plus de80 messages sur les deux profils. Mais, revers de lamédaille, le profil de Nadia recevait plus de 60 visiteset 30 messages par jour !

Pour le reportage, beaucoup de réponses à demi-mot :«Mon intention première n'est pas de trouver une femmemais plus de tuer le temps à mes heures de bureau».Quelques insultes : «Tu joues la journaliste mais t’as peur.C’est moi qui joue avec toi. Tu es coincée surtout.» Et beau-coup de soupçons : «J’aime le journal El Watan, mais jedoute que tu travailles chez eux. J’ai 33 ans, je suis dAlger». D’autres, et souvent par amitié pour El Watan, ontrépondu avec sincérité. Merci à eux.

J. D ETH. G

raisons de lire “Alger sans mozart”

choix, il ré-pond en toutehonnêteté : «Jecherche des Algé-riennes parce que c’estles plus belles». Pourtant, Nabiln’a pas une très haute opinion dessites de rencontre. «Ce genre desite est fait pour les complexés»,affirme-t-il, même si lui ne seconsidère pas comme tel. «Dansmon cas, les femmes s’attachenttrop vite, veulent le mariage troptôt et c’est assez décevant.»

À destination de la communautémaghrébine et musulmane,Inchallah.com, Mektoub.fr ouMonbled.com promettent à tous“Un mariage, si Dieu le veut”. Enproposant de choisir le pays d’ori-gine des internautes, ils ont com-pris comment créer un cocon d’en-tre soi au sein même du site, quitteà rassembler la communauté ma-ghrébine autour de l’islam. Et à cejeu-là, rien n’est plus efficace quedes émoticônes évocatrices. Resteà savoir comment utiliser efficace-ment smileys en burqa, mini-mos-quée et chicha ��

JULIADUMONTETHORTENSE GÉRARD

Alger sans Mozart, de Michel Canesi et Jamil Rahmani, Edition Naïve, 2012.

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Chapeau de paille vissé sur la têteet pantalon à bretelles, PierreRabhi pousse sa brouette à tra-

vers le verger de sa ferme de Montchamp, dans l’Ardèche. «Sij’arrête de travailler mon jardin, jemeurs», confie l’homme de 75 ansau regard toujours vif. La séquenceest extraite d’Au nom de la terre (1),le documentaire qui vient de lui êtreconsacré. Le film retrace le parcoursde sa vie d’écologiste et d’huma-niste, précurseur de l’agriculture bio-logique et affranchi de toutes fron-tières. «Je ne nie pas mes racinesalgériennes, mais aujourd’hui je neme sens d’aucun pays.» C’est dansles années quatre-vingt que PierreRabhi, dont les traits du visage trans-pirent un profond amour de la terre,s’est construit une identité dans lesérail de l’écologie. Son credo ?L’agro-écologie. Le principe est sim-ple : mieux se nourrir en améliorantla fertilité du sol et faire du paysanl’artisan du renouvellement de sonmilieu naturel. Régénérer plutôt quedétruire, tel est le message de celuiqui est devenu le chantre d’une agri-culture qui «prend en compte les cri-tères de la nature».

Son premier combat, c’est en Ardèche qu’il décide de l’opérer. Ar-rivé en France au début de la guerred’Algérie, il se retrouve d’abord enerrance à Paris et devient ouvrierspécialisé. «J’ai pris connaissancedu microcosme de la société mo-derne et ça ne m’intéressait pas», serappelle cet amoureux de la vie. Uneprise de conscience et une rencontreavec sa femme Michèle, suffisent àlui faire sauter le pas. Le pas vers laterre, «peut-être grâce à la provi-dence». À son arrivée en pays ardé-chois en 1961, Pierre Rabhi n’a pas

tous les outils en main. Vierge detout savoir agricole, il se lance dansune formation pour acquérir lesrouages du métier et monter sa pro-pre ferme. Elle sera l’origine de sonengagement. «J’ai été terrifié devoir le nombre d’engrais et de pesti-cides utilisés dans l’agriculture. Onétait en train de déclarer la guerre àla vie.»AVOCAT DE LA TERRE

La vie avant tout. Celle de la terreavant la sienne. «Mon itinéraire m’aamené à une espèced’humanisme danslaquelle je m’im-plique au traversd’actions pour lanature.» C’est pour-tant bien l’Algérie,sa première terre. Néen 1938 à Kenadsad’une famille oa-sienne, il découvrela simplicité de lavie, encore bien loinde sa lutte agricole.«À l’époque, laseule chose quim’intéressait, c’étaitd’aller chaparderdes dattes dans les champs»,s’amuse l’avocat de la terre. Lemonde occidental, celui contre le-quel il luttera plus tard, le submergealors très vite. Pierre Rabhi estconfié par son père, un forgeronaguerri, à un couple de Français«pour acquérir les connaissancesdu monde».

De la religion musulmane à la re-ligion chrétienne, de la tradition à lamodernité, le changement est radi-cal. Et c’est sur un désaccord poli-tique avec sa famille d’adoption

qu’il décide de quitter son pays natalen 1954.

Pierre Rabhi n’a pas pour autantabandonné le continent africain. En1981, au Burkina Faso, il expéri-mente pour la première fois ses mé-thodes d’agriculture biologique.Dans la bande sahélienne, il lutte, àl’aide de l’agro-écologie, contre lephénomène d’hyperdésertification.Le président du pays, Thomas San-kara, lui propose même de devenir leministre du Développement durableau Burkina Faso. Le paysan sans

frontières refuse maisreste une dizained’années à œuvrer surle sol burkinabé,avant des initiativesen Tunisie, au Marocou en Palestine. L’Al-gérie, il n’y retourneraque rarement : «Jem’étais intéressé à lazone kabyle pour ylancer un programmemais, à cause de l’in-stabilité politique, çaa été avorté», té-moigne le septuagé-naire. En Afrique,Pierre Rabhi transmet

son message : il faut être fier despaysans car ils nourrissent la terre etles hommes. «Même si on doit mefusiller, je dis en conscience quel’Afrique n’est pas pauvre. Soncontinent est immensément riche deréserves naturelles mais on lessouille avec les OGM», s’insurgel’homme, devenu militant de lacause altermondialiste.«JE FAIS MA PART»

Quand il ne laboure pas la terre,c’est dans des cycles de conférences

qu’il s’adresse à la conscience col-lective. Ses amis, qui voient en lui«un inspirateur qui réveille cequ’il y a de meilleur envous», ont pris le relaisau sein du MouvementColibris.Né en2007 sousl’impulsionde PierreRabhi, l’asso-ciation souhaite« inspirer, relieret soutenir tousceux qui aspirentà un nouveaumodèle de so-ciété». Le mou-vement tient sonnom d’une lé-gende que le pay-san-philosopheaime à relater et quisemble, à elle seule,résumer le combatd’un homme. Unjour, un immense in-cendie détruisit uneforêt devant des ani-maux terrifiés et im-puissants. Seul le petit coli-bri s’activait, allant chercherquelques gouttes d’eau dans sonbec pour les jeter sur le feu. Letatou, agacé par cette agitation déri-soire, lui lança: «Colibri, tu es fou!Ce n’est pas avec ces gouttes d’eauque tu vas éteindre le feu!» Et le co-libri de lui répondre: «Je le sais,mais je fais ma part.» ��

ARIANE RIOUETANTOINE VÉDEILHÉ

(1) Sorti le 27 mars dans lescinémas en France [voir page 30].

Agriculteur, essayiste, philosophe,Pierre Rabhi est l’un des pionniersde l’agro-écologie.Né en Algérie, c’est en Francequ’il s’est engagé en faveur d’une terre nourricière, à l’origine d’un nouveaumodèle de société. Itinéraire d’un sage devenupape de la décroissance, du Sahara à l’Ardèche.Interview.

«Je ne niepas mesracines

algériennes,mais

aujourd’hui,je ne me sens

d’aucunpays»

Pierre Rabhi, la terre pour pays

rassembler les hommes pour letravail de la terre, le combat dePierre rabhi.

Pierre rabhi dans son verger de Montchamp en ardèche.

moment du choix8 El Watan Week-end Supplémentmai 2013

©NOUR FILMS

©NOUR FILMS

Page 9: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

�� En février 2010, vous avezannoncé vouloir rejoindre la sélec-tion algérienne. Pourquoi cechoix?

Je suis né en France mais j’ai tou-jours voulu jouer pour l’Algérie.Chacun grandit avec sa mentalité.Petit, j’avais des cassettes vidéo deZidane et de Maradona, maisc’étaient celles des stars algériennesque je préférais regarder. Belloumi,Madjer, ces joueurs me faisaient

rêver. Quand j’ai intégré l’équipe deFrance des moins de 16 ans, j’aimême dit à un ami qui jouait avecmoi que si un jour l’Algérie m’appe-lait, j’irais sans hésiter.

� Mais c’était quand mêmeune fierté de porter le maillot del’équipe de France?

Oui bien sûr, je ne dois pas le re-nier. Je suis franco-algérien doncj’étais content de jouer pour laFrance. D’ailleurs, c’était aussi unefierté pour mes parents.

�� Vous n’en avez pas assez quel’on vous dise que vous avez choisil’équipe d’Algérie pour disputerla Coupe du monde en Afrique duSud?

Non, même pas. C’est normal depenser ça quand on est extérieur àla situation. Mais vous savez,quand on a 19 ans et que l’on choi-sit l’Algérie alors que l’entraîneurde l’équipe de France espoirs sou-haite nous sélectionner, c’est queque l’on rêve du maillot vert et derien d’autre.

��Comment les gens en Algérieont réagi à votre choix?

Il y a eu un emballement média-tique mais surtout une très forteréaction de la part des supporters.Quand un footballeur comme moi,qui a fait partie de l’équipe de Francechez les Jeunes, choisit l’Algérie, laréaction là-bas est tout simplementextraordinaire. Tout le peuple estderrière toi et les gens t’aiment pourcette décision.

�� Comment s’est passée votreintégration chez les Fennecs?

C’était facile! Des joueurs ontaidé à mon adaptation commeKarim Ziani que j’avais fréquentélorsqu’il jouait à Sochaux. Jeconnaissais beaucoup de mecs del’équipe à force de les avoir affron-tés: en France, quand on joue contreun autre Algérien, il y a forcémentdes affinités qui se créent.

�� Il n’y a pas d’animosité de lapart des joueurs qui ont toujoursvécu en Algérie?

Non. Dans l’équipe d’Algérie, il

existe une super entente entre les lo-caux et ceux qui viennent d’Europe.Dans le vestiaire, personne necherche à savoir d’où tu viens. Nousles Algériens de France, on granditavec la culture des pays du Maghrebqui reste très forte dans les familles

qui ont émigré. On a cette chance-là,les Arabes, d’avoir une forte identité.

�� Quels rapports entreteniez-vous chez vous avec l’Algérie? Laculture algérienne était-elle trèsprésente?

Mes parents me parlaient souventdu pays. D’ailleurs, ma mère et magrand-mère s’adressaient à nous enarabe. J’avais de l’Algérie l’imageque m’en donnait ma famille. C’estsouvent comme ça dans les quar-tiers, on grandit avec la culture de là-bas, du “bled” comme on dit.

�� Être algérien, qu’est-ce quecela représente pour vous au-jourd’hui?

L’Algérie, c’est mes racines, lepays où mes parents ont grandi, laculture dans laquelle j’ai été élevé. Jene perdrai jamais cette identité algé-rienne inculquée par mes parents carils m’ont élevé comme eux l’ont étéen Algérie ��

PROPOS RECUEILLIS PARTHOMAS LECOMTE

ETANTOINE VÉDEILHÉ

moment du choix 9

Ryad Boudebouz est né à Colmar, Sofiane Feghouli à Levallois-Perret, Foued Kadir

à Martigues. Autant de joueurs sélectionnables en équipe de Franceet qui ont pourtant décidé de porter lemaillot de l'Algérie. Choix du cœur?Choix sportif? «On ne peut pas lenier, les professionnels réfléchissentd'abord en termes d'opportunité, ex-plique Chérif Ghemmour, journalisteau magazine français So Foot. C'esttoujours la possibilité d'embrasserune carrière internationale qui primechez eux au moment de choisir.»

Souvent soupçonnés d'opter pourl'Algérie à défaut d'avoir leurschances en équipe de France, lesjoueurs concernés mettent en avantleur attachement au pays de leurs pa-rents. «C'était naturel pour moi derejoindre les Verts, confiait SofianeFeghouli au site Algérie360.C'est unrêve de gosse, l'Algérie a toujoursété quelque chose de fort dans matête et dans mon cœur. Je l'ai dans le

sang.» Une ferveur nuancée parMansour Loum, rédacteur en chefdu site Afrik-foot : «Ceux qui met-tent en avant le choix du cœur jouentaussi sur la fibre patriotique du peu-ple algérien. On assiste parfois à devéritables opérations séduction.»IMPATIENCE

Bien sûr, l’Algérie n'est pas le seulpays d'Afrique concerné par cettequestion des joueurs bi-nationaux : laTunisie, le Maroc ou encore le Séné-gal sélectionnent eux aussi desjoueurs qui ont grandi loin de chezeux. Passés par les centres de forma-tion français, retenus en équipes deFrance Jeunes, beaucoup n'ont pas lapatience de voir s'ouvrir à eux lesportes de l'équipe A. «Je les appellela génération “tout, tout de suite”,dépeint Chérif Ghemmour. Il y a par-fois une part d'irrationnel dans leurchoix. Il ne faut pas oublier qu'ils res-tent de très jeunes adultes.» Biensouvent, ce sont les instances natio-

nales elles-mêmes qui démarchentavec insistance les meilleurs foot-balleurs étrangers susceptibles de rejoindre leurs rangs. Comme le reconnaît un membre de la Fédéra-tion algérienne de football, «l'Algé-rie ne met pas assez l'accent sur laformation et préfère faire son mar-ché dans le championnat de France.C'est un peu la solution de facilité.»Dernier départ en date, celui de Ya-cine Brahimi. Après avoir longtempssoutenu qu'il souhaitait porter lescouleurs de l'équipe de France, lejeune joueur de 23 ans, formé auStade rennais, a honoré en mars der-nier sa première sélection avec l’Algérie. Dans un pays où le foot-ball est plus qu'une passion, lesjeunes athlètes qui choisissent fina-lement de rejoindre les “Fennecs”sont traités comme des vedettesavant même d'avoir foulé le moindrecarré de pelouse algérienne ��

THOMAS LECOMTEETANTOINEVÉDEILHÉ

Foot : d'espoirs en Franceà stars en AlgérieCes dernières années, beaucoup de jeunes footballeurs nés en France ont préférédéfendre les couleurs de l’Algérie. Une décision qui sonne avant tout comme unchoix de carrière.

Lors de ce match de coupe d’afrique des nations 2013, huit des onze joueurs titulaires étaient nés en France.

Quatorze avril 1958. À deux moisde la Coupe du monde en Suède,Rachid Mekhloufi, 22 ans, quitteclandestinement la France, directionl'Italie. De là, lejeune buteur deSaint-Étienne re-joint la Tunisieoù d'autres foot-balleurs algériensse sont donnérendez-vous pourformer ce qui de-viendra plus tardle «onze de l'indépendance».

Depuis quatre ans, l'Algérie est enguerre. Profondément politique, cedépart massif de joueurs profession-nels – internationaux français pourcertains– provoque un véritabletollé dans l'Hexagone. «J'aurais pujouer le Mondial avec l'équipe deFrance mais je n'ai pas hésité uneseule seconde à partir, ne cesse d'ex-pliquer Rachid Mekhloufi, 76 ansaujourd'hui. On voulait faire réagirl'opinion publique.»

Loin des pelouses européennes,l'ex-espoir du football français courtla planète avec ses camarades révo-lutionnaires. URSS, Tchécoslova-quie, Nord Viêtnam et bon nombredes régimes en croisade contre lebloc occidental leur ouvrent grandles portes de leurs stades. À chaque

déplacement, les leaders des paysnon-alignés se pressent pour ac-cueillir les joueurs du FLN : le ma-réchal Tito les reçoit comme des am-

bassadeurs, leprésident Hô ChiMinh, lui, leuroffre le petit-dé-jeuner. «Mais larencontre qui m'ale plus marqué,c'est celle avec legénéral vietna-mien Giap, confie

Rachid Mekhloufi. Il m'a dit : “Vousvenez de nous battre sur le terrainalors que nous avons battu l'arméefrançaise à Dien-Bien-Phu. C'estbon signe pour votre combat.”»

Quatre-vingt-trois matches et 256buts plus tard, la France et l'Algériesignent les accords d'Évian et met-tent fin à huit années de guerre. L'an-cien attaquant de Saint-Étienne de-mande alors personnellement lapermission au président Ben Bellade rentrer en France, le sentiment dudevoir accompli. «Je me souviensd'une déclaration de Ferhat Abbasqui affirmait que l'équipe du FLNavait fait avancer la révolution dedix ans», aime à rappeler RachidMekhloufi le footballeur fellagha ��

THOMAS LECOMTEETANTOINE VÉDEILHÉ

Rachid mekhloufi, footballeurde la libération nationale

ryad Boudebouz ©THOMAS LECOMTE

Né en France de parentsoriginaires de Khenchela,Ryad Boudebouz est lemeilleur footballeur al-gérien du championnatfrançais. Après avoirporté à plusieurs reprisesle maillot de l’équipe deFrance Jeunes, le ballond’Or algérien 2011 a faitun choix: l’Algérie.

Entre 1958 et 1962, l'équipe du Front de libérationnationale (FLN) parcourait le monde pour promouvoirla cause de l'indépendance algérienne. Dans ses rangs,Rachid Mekhloufi, vedette de l'AS Saint-Étienne,attaquant de l’équipe de France et rebelle du football.

«J’aurais pujouer le Mondialavec l’équipe de

France»

rachid Mekhloufi a été joueur professionnel de 1954 à 1970.

Je savais que si un jour les Fennecs m’appelaient, j’irais sans hésiter

©AFP

©AFP

El Watan Week-end Supplémentmai 2013

RYAD BOUDEBOUZ. Footballeur à Sochaux

Page 10: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

«J’ai toujours été radicale dansmes choix.» La décision qui changesa vie, Djamila Loukil la prend à25ans. Elle quitte cette France quil’a vue grandir, partir, puis revenir. Désormais ce sera l’Algérie, rienque l’Algérie.

Ballottée toute sa jeunesse entreses deux origines, Djamila vit le dé-racinement, les questionnements etles va-et-vient des deux côtés de laMéditerranée. Elle peine à se posi-tionner. Mais dès l’adolescence, safibre militante commence à se déve-lopper. Et avec elle, l’amour pourl’Algérie.

Il suffit d’échanger quelques motsavec cette quinquagénaire pour saisirce qui l’anime. «Je suis devenuejournaliste pour être un porte-voixdes opprimés et je sentais que je de-vais mener ce combat ici, en Algé-rie.» Justice sociale, militantisme,droits de l’homme: derrière les sou-rires chaleureux, cette battante pèseavec gravité ces mots qui reviennentsans cesse, obsédants.

Djamila passe une enfance paisi-ble à Mulhouse, où elle naît et gran-dit avec ses deux frères. Ses parents,tous deux Algériens et installés enFrance très jeunes, tiennent un ma-

gasin d’alimentation générale. Ilsélèvent leurs enfants dans la culturefrançaise, mais Djamila se souvientde leur «nostalgie de l’Algérie et del’idée omniprésente d’un retour aupays». «EN LARMES»

Ce retour tant attendu se réalisel’année de ses 9ans. Idéalisé par sesparents, il est brutal pour Djamila.«J’étais en larmes. Je ne connaissaispas l’arabe, je n’avais aucun lienavec ce pays. C’était très dur.»Aprèsneuf ans à Oran,la famille doitl’admettre: ce re-nouement avecleurs origines estun échec. La fa-mille éclate. Lesfrères partentd’abord, Djamilales rejoint à Tou-louse à 18 ans.

Cette découverte douloureuse del’Algérie ne la rebute pourtant pas.Au contraire. «Ce premier contactm’a permis de nouer des liens avec lasociété algérienne et de me sentirconcernée par tout ce qu’il y avait àfaire dans ce pays.» La graine est

semée, il ne reste plus qu’à la cultiver.En fac d’histoire à Toulouse, Djamilabaigne dans le milieu militant. Entremanifestations contre la répressiondu printemps berbère et distributionsde tracts anti-FN, la jeune femme senourrit d’auteurs révolutionnairescomme Antonio Gramsci et côtoied’autres militants algériens. «Au furet à mesure que je me construisaisdans une démarche militante, moncôté algérien s’épanouissait.» MaisDjamila peine à se sentir acceptée enFrance avec ses deux histoires.

«J’étais pourtantbien intégrée, maisje ne me sentais enphase ni avec lesjeunes Beurs ni avecles Français.»Dansles milieux engagés,elle a l’impressionde devoir « jouerl’immigrée de ser-

vice bien intégrée» et regrette que sa«part algérienne ne soit jamais miseen avant».

Djamila a 19 ans. Elle se défait desa nationalité française et devient Al-gérienne. Elle prend conscience queson militantisme ne prendra tout sonsens qu’en vivant en Algérie.

«J’avais l’impression que la Francene pouvait pas me donner l’espacepour ça. L’Algérie était à recons-truire, alors que la France était déjàun pays en marche.»«À LA MAISON»

Il ne reste plus qu’à sauter le pas.«C’est en rencontrant mon futurmari Kaddour, à 24 ans, que j’aitrouvé le courage de trancher défini-tivement.»Un an plus tard, elle quittela France pour s’installer à Oran, oùelle entame une carrière de journa-liste. Une forme d’engagement «par

le choix des articles et la manière dedécrire une réalité sociale». Elle mi-lite en parallèle aux côtés de la Liguealgérienne pour la défense des droitsde l’homme.

Djamila a mis vingt-deux ans pourretourner quelques jours en France.Elle s’y est sentie « à la maison »mais n’a jamais regretté son choix.«Je suis Algérienne. Ma place est enAlgérie. » Entre deux histoires, Dja-mila a tranché : ses convictions ontgermé sur le sol français, elle s’épa-nouiront en terre algérienne ��

LAURIEWARMAN

Plus de deux tiers des Algériens de France sefont rapatrier en Algérieau moment de leur mort.Les autres, de plus enplus nombreux, choisis-sent de se faire enterreren France. Un choix souvent mûri de longuedate, entre famille, religion et tradition.

Au cimetière de Roubaix, delourdes croix en granite cou-rent le long de l’allée centrale.

À deux pas de là, des stèles frappéesde l’étoile et du croissant rappellentque la commune compte aussi, de-puis 1994, ses carrés musulmans.Car en France, de plus en plus de Franco-Algériens font le choix de sefaire inhumer sur place, même si lamajorité privilégie encore le rapa-triement. « La génération des années cin-

quante était celle des hommes venusseuls. Ils voulaient systématique-ment se faire enterrer en Algérie »,explique Abdellah Hadid, directeurdes pompes funèbres El Ouadjib, àLille. Dans un premier temps, cesont les harkis qui – par contrainte –se sont fait inhumer en France. Puis,à partir des années quatre-vingt, latendance s’est confirmée avec le regroupement familial.PRAGMATISME

Les raisons sont multiples. L’ar-gument religieux peut tenir. PourAtmane Aggoun, sociologue et au-teur des Musulmans face à la morten France, « l’islam recommande au

défunt d’être enterré sur place et leplus rapidement possible ».Dans lesfaits, les motivations sont plus prag-matiques. «Les gens choisissent laFrance parce qu’ils ont peur quepersonne en Algé-rie ne vienne se re-cueillir sur leurtombe », estimeReda Ouahmed,gérant des pompesfunèbres Sounna àRoubaix. D’autresfont ce choix àdessein, commeune volonté de prendre racine enFrance, pour eux et leurs enfants.

L’aspect financier est secondaire:se faire inhumer en France ou en

Algérie coûte le même prix. Sauf àcompter les billets d’avion desproches pour l’enterrement. «Maisen France, souligne Reda Ouahmed,il faut renouveler les concessions

tous les trenteans, et ça coûtecher. » Ce qui enrebute certains.«Les gens ontl’impression delaisser une dettederrière eux, etpuis, en cas d’im-payés, le corps

peut finir par être sorti de terre», explique Abdellah Hadid.

Conjugué au manque de placedans certains carrés musulmans, le

choix du rapatriement reste ancrédans la tradition. «Mon père est enterré là-bas, ma mère est enterréelà-bas, je serai enterré là-bas»,tranche Mohammed Miloudi, prési-dent d’une “association de décès”de Roubaix, qui s’occupe des dé-marches post-mortem. Comme lui,les premières générations d’immi-grés continuent d’entretenir le“mythe du retour”. Une façon, pourceux qui ne sont pas rentrés en Algérie de leur vivant, de tenir leurpromesse lors d’un dernier voyage.RÉSISTER PAR LE CORPS

Pourtant, Reda Ouahmed assureque le rapatriement des corps estvoué à disparaître «quand on

arrivera à la génération de ceuxdont les grands-parents sont nés enFrance, d’ici vingt ans ou plus.»Un avis que ne partage pas AtmaneAggoun: «Nos enquêtes montrentque de plus en plus de gens entre 25et 45 ans souhaitent se faire enter-rer en Algérie pour renier laFrance, terre qui ne les a pas res-pectés de leur vivant. C’est une ré-sistance par le corps.» Certainsjeunes souhaitent aussi renoueravec un pays d’origine parfois mé-connu ou simplement se faire en-terrer avec leurs aïeux.

Dans d’autres cas – mariagesmixtes en première ligne – le mo-ment du choix résonne comme unpuissant dilemme. «Il arrive par-fois qu’un conjoint français veuilleque son époux algérien soit enterréen France mais que sa famille s’yoppose, ce qui complique lechoix», explique KaddourZeggagh, à la tête d’une “associa-tion de décès” à Roubaix. Ces his-toires-là sont rares, mais sontsymptomatiques de l’évolution dela société. «Une fois, j’ai facilité lesdémarches pour une Française quivoulait être enterrée en Algérie aucôté de son mari», se souvient leRoubaisien.

Pour éviter le conflit, des asso-ciations comme celle de Kaddour Zeggagh demandent dès le bulletind’inscription de trancher entre laFrance et l’Algérie. La démarches’est révélée utile. «J’ai déjà dûfaire voter à main levée les mem-bres de la famille du défunt. Ilsn’arrivaient pas à se mettre d’ac-cord sur le pays d’inhumation», raconte l’homme. Cette fois-là,pour une voix, la dépouille avait été envoyée en Algérie ��

RÉMI BANETETARIANE RIOU

Le cimetière de roubaix compte quatre carrés musulmans ©RÉMI BANET

moment du choix10 El Watan Week-end Supplémentmai 2013

Français à la vie, Algériens à la

traverser la mer pour continuer la lutteDjamila Loukil, journaliste de 54 ans au quotidien Liberté à Oran et militante desdroits de l’homme, a grandi entre la France et l’Algérie. Sa volonté de mener uncombat pour plus de justice sociale l’a conduite à s’engager totalement pour lepays de ses parents.

« Pour se mettred’accord sur le pays d’inhumation, j’ai dû

les faire voter àmain levée»

« Au fur et à mesurede ma démarche

militante, mon côtéalgérien

s’épanouissait »

©INSTITUT PANOS

Parmi les luttes de Djamila Loukil, celles pour les droits des femmes et des migrants.

Page 11: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

Hélène Kuhnmunch pose sonsac, ôte sa veste, la dépose surle dossier du siège. A l’autre

bout de la table, Inas. Cinq ans aprèsleur première rencontre, les deuxfemmes se retrouvent dans la biblio-thèque d’un lycée de Colombes, enbanlieue parisienne. C’est ici qu’Hé-lène Kuhnmunch, 38 ans, enseignel’histoire et le français. C’est danscette ville qu’Inas a étudié. Au-jourd’hui, elle a 18 ans, a arrêté sesétudes et recherche un emploi. Lesdeux femmes se sont rencontrées en2008. L’enseignante voulait réaliserAllons enfants ! un documentaire surle rapport des adolescents d’originealgérienne à leur identité. Inas estl’une des huit jeunes protagonistes.Elle est née en France, de père algé-rien et de mère marocaine. Hélène agrandi en Île-de-France, n’a aucunlien avec l’Algérie, n’y a jamais misles pieds. L’enseignante voulait unfilm qui «ne raconte pas l’histoirede la guerre d’Algérie, mais plutôtcelle des jeunes d’origine algé-rienne.» Quelques mois plus tard,Inas et certains de ses camaradespassent de l’autre côté de la camérapour tourner leur propre film: L’Al-gérie, la France et nous.

En 1999, quand elle enseignaitdans un autre établissement, Hélènea constaté un vif intérêt de ses élèves

pour la guerre d’Algérie. Au mo-ment d’aborder la question de l’inté-gration, ces derniers ont établi unclassement ethnique des difficultésd’assimilation. «Au premier rang decet anti-palmarès, on trouverait lesélèves d’origine algérienne.»«ILLÉGITIMES»

Elle sent alors quelque chose de«confusément conflictuel». «Ilsavaient une vision très stigmatiséed’eux-mêmes.» Pour elle, le taboucolonial a induit chez les jeunes Al-gériens le sentiment d’être «illégi-times». Sept ans plus tard, à Co-lombes, Hélène franchit un nouveaupas et se lance dans la réalisation dudocumentaire. Pour Inas, le chemi-nement a été moins long. Elle a en-tendu parler du film au centre cultu-rel et social des Fossés-Jean àColombes, partenaire du projet.«Une personne du centre m’a parlédu documentaire. J’ai entendu lemot “Algérie”, et j’ai dit oui, sanshésiter.» Pour Hélène Kuhnmunch,la guerre d’Algérie, son enseigne-ment en France et le rapport des Al-gériens à la France n’est «pas [son]cheval de bataille». Elle a déjà d’au-tres documentaires en préparation.Ce qu’elle souhaitait, c’était «éveil-ler des interrogations chez cesjeunes d’origine algérienne, favori-

ser le dialogue entre les généra-tions.»Leurs retrouvailles dans cettebibliothèque sont l’occasion de re-venir sur ce que cette expérience leura apporté. Pour Inas, tourner dansAllons enfants! et réaliser L’Algérie,la France et nous ont été l’occasionde briser un tabou. «Cela m’a pous-sée à poser des questions à monpère. Avant de faire le film, je neconnaissais pas vraiment l’histoirede la décolonisation, je l’ai décou-verte pendant le tournage.» HélèneKuhnmunch tend l’oreille, pose sescoudes sur la table et son mentondans ses mains. Comme dans le do-cumentaire, on assiste à un échangeentre l’enseignante et la jeunefemme. ÉCHANGE«— Qu’est-ce que cela t’a fait dedécouvrir cette histoire ?— Je suis énervée de ce qui a été

fait, mais s’excuser ne changerarien. Les générations d’aujourd’huine sont pas responsables. — Et dans ta relation à l’identité

française, comment ça se passe ? — Pour ce qui est des papiers, je

suis plus Française qu’Algérienne,mais dans mon cœur, c’est l’Algérieque je préfère. Ça ne me dérangeraitpas de m’installer en Algérie. Ici, jene trouve pas ma place.»

Hélène Kuhnmunch se redressesur sa chaise, elle arbore un sourirede satisfaction, l’échange lui permetd’ouvrir sur une considération plusgénérale. «C’est une réaction nor-male, face à une société qui rejetteles jeunes d’origine algériennecomme Inas. Ils rejouent le conflitfranco-algérien. Leur situation dansles cités leur donne le sentiment queles Français les rejettent.»

Quand Inas rentrait du tournage lesoir, elle prenait le temps de discuterde l’Algérie avec son père. Elle l’in-terrogeait. Sur la guerre, son départ, savie sur place. «Une fois, il n’a pas surépondre à l’une de mes questions.Alors il a pris le téléphone, et a appeléson père, qui vit toujours en Algérie.»Hélène s’en réjouit, pari réussi ��

ANGÉLIQUE FORGETETWENYAN HU

«Je suis allée à Paris avec desamis pour les manifestations du 17octobre. On avait été avertis de latenue de cette manifestation par leFLN, se souvient Zora, une immigréealgérienne. Ce ne sont pas de bonssouvenirs, avec tous les coups decrosse que l’on a reçus. Les femmesétaient devant et les hommes derrière.Je ne sais pas pourquoi, peut-êtrepour éviter que la police ne frappe...»Sous la pluie, la marche pacifique setermine en carnage. Les différentscortèges sont stoppés. Des coupspleuvent, des corps sont jetés dans laSeine. Le lendemain, le préfet deParis, Maurice Papon, fait état d’unbilan de trois morts. Bien en deçàd’un chiffre sur lequel les historiensne sont toujours pas d’accordn,vraiant de 30 à 393 victimes. MÉMOIRE FAMILIALE«Avec mes enfants, je n’en parle

pas. Avec mes neveux, oui, un peu.Quand ils demandent, on leur ex-plique, mais on ne s’étale pas sur lesujet», indique Zora. Son amie Fa-tima, 65 années passées dans la ban-lieue lilloise, confirme. Elle, qui a« beaucoup discuté avec son père»,transmet aujourd’hui cette mémoire àses enfants avec parcimonie. «Avecma fille de 25 ans, on en a parlé sansplus. Je crois que les jeunes de la troi-sième génération se disent: “C’estbon, on en a assez entendu parler”.Pour eux, c’est de l’histoire.»

Ne pas oublier, c’est justement letravail de la journaliste Samia Mes-

saoudi. Avec son association Au nomde la Mémoire, elle s’applique à leverle voile sur ce jour tragique. «Cen’est pas que l’affaire de l’Algérie.C’est une affaire commune. Il fautdire les choses, dire la vérité. Le sa-voir est important, la repentance,non.» Sa détermination a eu raison dusilence de la classe politique fran-çaise. Le déplacement de son asso-ciation à Bordeaux, en 1998, lors duprocès de Maurice Papon, a permisd’obtenir la publication de nouvellesinformations. Une première étape.«Ce procès a permis d’ouvrir tous lestiroirs, de compléter lepuzzle, ex-plique Fatima. On avance, bien sûrqu’on avance.» Le combat de SamiaMessaoudi ne s’est pas arrêté là.Après la pose d’une plaque commé-morative sur le pont Saint-Michel, en2001 à Paris, elle a obtenu de Fran-çois Hollande le 17 octobre dernier,avec l’aide de trois autres associa-tions, qu’il reconnaisse l’implicationde la France dans cette répression.

Une reconnaissance qui ne fait pastout, mais qui annonce une progres-sion dans les relations franco-algé-riennes. «La reconnaissance, c’estdéjà un petit pas. Pour se tournervers l’avenir, il faut d’abord creverl’abcès, indique Aliane, fille d’immi-grés algériens. L’Allemagne et laFrance ont tourné la page et tout sepasse bien entre eux aujourd’hui; onveut la même chose entre l’Algérie etla France.» ��

SYLVAINMOREAUETMARIAPASQUET

QUERESTE-T-IL DEL’ALGÉRIE D’HIER?

SOUVENIRS DETRADITIONS, DECULTURES, DE GUERRES.CES RÉCITS DE VIES,TRANSMIS PAR UNEGÉNÉRATION À LASUIVANTE, NOUSOFFRENT UN REGARDNOUVEAU SUR LE PASSÉALGÉRIEN.

Cinq ans après avoir réalisé deux documentaires sur l’Algérie, Allons enfants ! etL’Algérie, la France et nous, Hélène Kuhnmunch revient sur son expérience avecInas, qui a participé aux deux projets.

Le pont Saint-Michel, à Paris, lieu de mémoire du 17 octobre 1961. © SYLVAIN MOREAU

massacre de 1961 : la douleurs’atténue mais ne s’efface pas

héritage11El Watan Week-end Supplément

mai 2013

Documentaire en quête

Longtemps oublié des manuels scolaires français, le17 octobre 1961 est commémoré chaque année par lacommunauté algérienne. Une manière d’entretenir lesouvenir pour définitivement tourner la page.

Inas se rend en algérie avec sa famille tous les deux ans. Hélène n’y a jamais mis lespieds. © WENYAN HU

© MARIE BELOT

sur le net Regardez le documentaire l’Algérie, la France et nous sur icietlabas.com/bled

Page 12: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

«En dessinant Alger, je faisressurgir ce qui n’est pluslà, ce qui est en moi. Je re-

crée ma mémoire par le dessin. Ledessin, c’est ce qui reste quand on atout oublié.»À travers cette quête demémoire individuelle, le dessinateurKamel Khelif ancre son récit dansune histoire collective, celle de l’Al-gérie. En utilisant d’autres médiumsque les mots, les ar-tistes algériensprennent part à latransmission d’unhéritage culturel,presque incons-ciemment. AmmarBouras est plasti-cien et vit àAlger:«Je ne parle-rai jamais au nomdes Algériens ou del’Algérie. Beaucoupde critiques d’art disent que je suisimpliqué dans mon quotidien et dansma société. Ce dont parle forcémentmon travail. Mais je suis avant toutun artiste situé dans un espace et untemps.»«UNETHÉRAPIE»

Contrairement à Kamel Khelif,cet artiste ne se cherche pas dans lesméandres d’Alger mais livre son in-terprétation de la guerre d’Algérie entravaillant de vieilles images dansdes vidéos très contemporainescomme Serment (2007) et24°3’55’’N, 5°3’23’’E (2012). Dans

cette dernière, il établit un parallèleentre un village français tourné versl’agriculture bio et la protection de lanature, et un site du désert algérienirradié à vie par les essais nucléairesfrançais de 1962. Peintures, photo-graphies et vidéos se mêlent sur fondd’archives poignantes pour montrerla réalité politique des rapports entreFrance et Algérie. Objectif : faire

émerger un autre lan-gage, «comme unethérapie.» Replongerdans l’histoire pour ra-conter des histoires,c’est aussi ce qu’expé-rimente l’artiste ZinebSedira, qui a long-temps partagé sa vieentre la France et l’Al-gérie, et réside désor-mais à Londres. DansTransmettre en abyme,

exposé dans le cadre de Marseillecapitale de la culture 2013, l’artistealgérienne présente des archives deMarcel Baudelaire, photographemarseillais obsédé par les entrées etsorties de bateaux du port de la citéphocéenne, dont les clichés ont étépris entre 1935 et 1986. Dans Gar-dienne d’images (2010), elle avaitopéré le même travail avec Moha-med Kouaci, un résistant qui a pho-tographié la guerre d’Algérie. Zinebfixe des images et des paroles sur sespellicules. Elle tient à la transmis-sion orale: «Cela renvoie à ma pro-pre expérience en tant qu’artiste

mais aussi en tant que fille et petite-fille d’Algériens qui, à défaut de sa-voir lire et écrire, racontaient deshistoires.»TRANSMISSION

C’est en devenant mère que ZinebSedira a pris conscience de son rôled’artiste dans la transmission de lamémoire de son pays: «Je me suisdemandée comment j’allais trans-mettre mes origines algériennes etmon identité française à mes enfantsnés en Angleterre. L’histoire, la pré-servation du souvenir, la fragilité dela conservation, sont des thèmes ré-currents dans mes œuvres.» KamelKhelif partage cette volonté de trans-mettre le passé pour mieux vivre sonprésent. Débarqué au port de Mar-seille à l’hiver 1964, il connaît alorsla misère et la boue dans le bidon-ville de Sainte-Marthe, au nord de lacité phocéenne. Dans son albumPremier Hiver (2012), il montre uneréalité oubliée de l’histoire deFrance: «Le bidonville est une desrares constructions qui n’a pas defondation, de mémoire. De plus, ilreprésente une partie honteuse de

l’histoire difficile à raconter. Jepense qu’il faut faire avec son passépour mieux savoir où on met lespieds aujourd’hui et demain.»IDENTITÉ REFUSÉE

Un point de vue que ne partagepas l’artiste contemporaine AminaMenia. La jeune Algéroise préfèreraconter son présent plutôt que sonpassé. «Contrairement à Zineb, lamémoire et l’histoire ne sont pas despréoccupations fondamentales pourmoi.» Actuellement en résidencedans la galerie Art-Cade à Marseille,la jeune designer travaille sur les tra-vaux de l’architecte FernandPouillon, et sa contribution au patri-moine commun de Marseille etd’Alger, entre convergences et rup-tures. Alger est la ville qui l’a vuenaître et dans laquelle elle réside en-core aujourd’hui, en plein quartiermythique de Bab El Oued: «Cetteville est une métaphore de moi-même, c’est quelqu’un que j’aimecomme un ami.» Mais si ellecherche à raconter sa ville à traversl’architecture, Amina Menia se dé-fend de porter la parole d’un peuple

à travers ses créations: «J’ai enviequ’on soit indifférent à mes identitésde femme, musulmane, africaine, al-gérienne. J’ai envie d’être regardéecomme une artiste qui ramène sonimaginaire, son univers dans ses œu-vres.» ��

MARIE BELOTETANAÏS BOUITCHA

Dans les bagages des artistes algériensRaconter ou se souvenir ? Des artistes algériens, d’Alger, de Marseille ou de Londres, s’inscrivent dans la mémoire et le moment présentpour dire l’Algérie, et surtout, leur rapport au pays.

«Je pense qu’ilfaut faire avecson passé pourmieux savoir oùon met les piedsaujourd’hui et

demain»

les

deminaParents résistants au sein du FLN, naissance sous unefausse identité, exil forcé en France. Si Mina écrivaitses mémoires, on pourrait croire qu’il s’agit d’unroman. à 52 ans, cette Algérienne de Marseille revientsur son parcours atypique.

Leur actu: �Ammar Bouras : installation24°3’55’’N, 5°3’23’’E, actuelle-ment à l’espace culturel del’université de Lille 1.�Amina Menia : en résidence àla galerie Art-cade, Galerie desGrands Bains Douches de laPlaine à Marseille. �Kamel Khelif : l’album Pre-mier hiver (septembre 2012) �Zineb Sedira : Transmettre enabyme, exposition Ici, ailleurs,Marseille-Provence 2013.

héritage12 El Watan Week-end Supplémentmai 2013

Kamel Khelif : «Parfois je ne sais plus si ce que je rêve et ce que je vis sont une même chose» ©MARIE BELOT

Zineb Sedira a travaillé avec la galerie Detaille pour l’oeuvre Transmettre en abyme©MARIE BELOT

vies

sur le net Apprenez en plus sur les travaux d’Ammar Bouras et Zyneb Sedira sur icietlabas.com/passe

«Mes parents étaient terroristesde guerre, comme on le disaitavant.» En versant son thé face auport de Marseille, Mina revient se-reinement sur l’épisode du 25 août1958. Celui de l’attentat contre laraffinerie de Mourepiane à Mar-seille. Parmi les organisateurs, sesparents, membres de laWilaya7.

Aujourd’hui, Mina vit dans la citéphocéenne, non loin de là où ses pa-rents ont tout fait pour que l’on parledu combat des Algériens pour l’in-dépendance.

Elle n’a pas hérité de cette mêmefibre militante au quotidien mais abel et bien le cœur de l’autre côté dela Méditerranée:«Je ne suis pasdans la même situation, mais si l’Al-gérie était colonisée de nouveau, je

ferais comme eux, je prendrais lesarmes.»GUERRE «Mon père a été condamné à

mort avec ordre de tirer à vue.»Mina le dit sans broncher, fière del’engagement de son père pendant laguerre d’Algérie.

Des anecdotes, elle en connaît desdizaines sur l’histoire de ses parents.Lui mineur en Moselle. Elle, athlètede haut niveau. Lui, né en Kabylie.Elle à Blida. Ils s’engagent ensem-ble à Paris pour la libération de leurpays dans l’organisation spéciale dela Fédération de France du FLN quialimente le maquis en armes et fauxpapiers, organise des actions d’éclatet des sabotages.

«Mes parents se cachaient dansles beaux quartiers de Paris pour nepas être repérés», relate Mina. Ilsont eu leur premier fils est né en Al-lemagne. «Moi, je suis née en Suissesous une fausse identité en 1961.J’ai été mise en pouponnière pen-dant que mes parents continuaient àbouger. Mais je ne m’en souvienspas», raconte Mina en souriant. EXIL

En 1962, la famille rentre à Algeroù la petite fille grandit et fait sesétudes en “bibliothéconomie” Maisà 32 ans, la jeune femme doit quitterl’Algérie. À contrecœur. «J’ai reçudes menaces de mort. J’étais res-ponsable des archives à la télévisionalgérienne dans les années 1990, à

héritage

Page 13: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

Aude et Leïla ont 21 ans. Amies depuisl’école primaire, elles étudient dans de

grandes écoles en France. Aude est française,Leïla a la double nationalité. Les jeunesfemmes partagent un lien fort avec l’Algérie :à leur âge, leurs grands-mères y vi-vaient. Même cinquante ans après,la guerre d’Algérie trouve une ré-sonance particulière dans leurs fa-milles.

Pour Leïla, « il suffit d’entendre“Algérie” à la radio pour qu’onentame des discussions passion-nées. Ma famille est très attachéeau pays, ils veulent que l’on re-connaisse la valeur de leur sacri-fice.» Aude, elle, ne connaît pasvraiment ce pays, «parce que [son] grand-pèren’en parle pas. Il y a peut-être une partd’amertume vis-à-vis de l’action de laFrance.»

En 1960, Annie, la grand-mère d’Aude, ar-rive en Algérie. Cette Bretonne originaire deCorlay vient d’épouser son amour de jeunesse,l’officier Claude Morin. Et elle le suit à Tiaret,où il est affecté. Kakou Benbouriche, la grand-mère de Leïla, vient de perdre son mari, fusillépar l’armée française. Mohand Amokrane Be-narab était militant du Front de Libération Na-tional (FLN) depuis 1956. Cet engagementcoûte à Kakou un an de prison, à Bordem, enKabylie. La jeune femme de 19 ans vit alorsconfinée en cellule avec une vingtaine de com-pagnes de maquisards.

Elle débute sa vie de femme dans la peur, auson des mitraillettes et des cris d’hommes quel’on torture. Loin de ces drames, Annie décou-vre avec émerveillement l’Algérie, ses cou-tumes, sa culture. «C’était comme sa lune de

miel!» , sourit Aude. Sessouvenirs sont sensoriels :le goût des poivrons,l’odeur de la cuisine...Lorsqu’Annie évoquecette époque, elle parled’exotisme car elle ignoretout de la guerre : « mongrand-père n’a jamaisparlé de ce qu’il se pas-sait», indique Aude.Annie se balade dans les

rues de Tiaret avec des femmes de militaires,fréquente les bonnes maisons pieds-noirs, vaau restaurant avec son mari... «Une vie insou-ciante, elle le dit elle-même.»ÉPOUSES

En évoquant la vie de leurs grands-mères à21 ans, Leïla et Aude réalisent le gouffre quiles sépare de leurs aînées. «À leur époque, onne se fréquentait pas si l’on ne venait pas dumême milieu», analyse la Franco-Algérienne.Elles estiment aussi avoir été traitées sur unpied d’égalité à l’école et dans la société. «Lesseuls Français que ma grand-mère avait vusétaient les soldats, pendant des rafles ou desexécutions», précise de son côté Leïla. QuandKakou quitte la prison en 1960, elle part se ca-cher à Bougaa, puis à Sétif. C’est là qu’elleaperçoit pour la première fois un couple de co-lons, chez le médecin. «Ils s’embrassaient enpublic. Elle a été choquée par la tenue de lafemme, “toute maigre” comme elle dit, avecune robe cintrée et des talons hauts!»,s’amuse Leïla. Cette femme, c’était peut-êtreAnnie Morin.

Malgré des vies différentes, Annie et Kakouont toutes deux passé une jeunesse empreintede traditions, sans s’éloigner de leur rôle defemme mariée. «Elles ne se seraient jamaisautorisé une opinion personnelle sur laguerre», précise Aude. À Sétif, Kakou ne sortjamais de la maison. Annie est plus libre et ob-tient même un emploi de secrétaire à la sous-préfecture de Biskra en 1961. Mais elle dé-chante rapidement : son mari la dissuade decontinuer à travailler en France. INDÉPENDANTES

Le couple rentre en Bretagne en mai 1962,après la guerre. Rapidement, Claude Morin estaffecté à Dinan et Annie tombe enceinte. Cebébé, c’est Anne-Laure, la mère d’Aude. PourKakou aussi, la fin de la guerre marque untournant. Elle se remarie avec un Algérien quitravaille en France, accouche de sa premièrefille, Nasséra, la mère de Leïla. En 1964, la fa-

mille Benbouriche s’installe à Paris. «Mesgrands-parents ont eu le trajet classique desAlgériens qui arrivent en France, extrêmementpauvres pendant leurs 10-15 premières an-nées» , explique Leïla. «S’il y avait uneguerre, on s’engagerait personnellement, pasen tant que femme de combattant», expliquentles jeunes femmes. Car au fond, la différenceentre elles et leurs grands-mères, c’est l’indé-pendance. Plus dévouées à leurs études qu’à larecherche d’un mari, plus détachées des tradi-tions. Plus ambitieuses? Sans doute. Leïlaconfirme :«En Algérie, je suis perçue comme

Française:c’est beaucoup plus difficile pourmes cousines de continuer leurs études et desortir librement de la maison.»

L’expérience de la guerre a changé Kakouet Annie. Aujourd’hui, les deux familles s’af-franchissent pas à pas de l’histoire, se rappro-chent grâce à l’amitié de Leïla et Aude. Lesdeux amies concluent en chœur: «Nos famillesnous ont acceptées et accueillies l’une l’autremalgré des passés très différents» ��

PAULGUYONNETETAUDEVILLIERS-MORIAMÉ

Deux grands-mères, un pays, deux récits

héritage13El Watan Week-end Supplémentmai 2013

cette période où les islamistes ciblaientles intellectuels. En 1993, quand descollègues et mon directeur ont été as-sassinés, j’ai quitté le pays.»

Elle part alors, comme en vacances,pour quelques jours, sans bagages. Unefois à Paris, un comité de soutien auxintellectuels algériens lui déconseillede rentrer. Plusieurs fois. Mina resteratrois ans. NOSTALGIE

Elle n’a qu’un regret :celui d’avoireu plus de difficultés à régulariser sa si-tuation que les islamistes au statut deréfugiés politiques. «Heureusement, jen’étais pas seule, on était des milliersà être partis». En 1997, elle quitte lacapitale pour Marseille où elle retrouveun peu de sa mer et de soleil.

Après avoir été salariée plusieursannées, Mina reprend Le son d’Orient.Un salon de thé et magasin d’instru-ments. Elle y replonge dans sa langue,sa musique.

Mina a l’air heureuse quand ellenous parle de sa madeleine de Proust :«L’Algérie me manque comme l’en-fance peut manquer à partir d’un cer-tain âge. J’ai surtout la nostalgie desfêtes familiales dans notre maisond’Alger avec toute la tribu.»

Les sirènes des ferries retentissentpendant l’entretien et rappellent à Minases départs annuels pour son pays. Elleretourne voir sa mère et observe lesévolutions de sa terre d’origine: «L’Al-gérie a changé. Ou bien c’est moi. Jecrois que ma façon de vivre ne cadreplus avec le pays. J’ai loupé vingt ans.

Je me demande parfois si je pourraisrentrer mais j’ai l’impression de neplus parler la même langue.»

Aujourd’hui, elle se sent quandmême algérienne avant tout. Et plusmarseillaise que française: «Cette villeest en miroir avec Alger. On retrouveAlger dans Marseille et Marseille dansAlger. C’est vivant, et puis il y a la mer,la même que celle que je voyais depuisma maison», dit-elle les yeux tournésvers la Méditerranée.

Perte de repères, d’identité parfois.Vingt ans en France et Mina n’est pasFrançaise malgré sa récente demande.Son combat est différent de celui de sesparents, mais elle espère obtenir bientôtson arme à elle : son droit de vote ��

MARIE BELOT

Il y a cinquante ans, Kakou et Annie vivaient en Algérie. L’une mariée à un membre du FLN, l’autre à un militaire français. Deux mondes sanscontact. Leurs histoires ne se croisent que deux générations plus tard par l’amitié qui lie Aude et Leïla, leurs petites-filles.

Kakou Benbouriche, 1956. ©PHOTO D’ARCHIVE

annie Morin et son mari Claude en 1960 près de Tiaret ©PHOTO D’ARCHIVE

Mina, 5 ans, à Hydra, un quartier d’alger ©PHOTO D’ARCHIVE

«À leur époque,on ne se

fréquentait passi l’on ne venait

pas du mêmemilieu»

sur le net Les deux petites filles discutent de leurs grands-mères sur icietlabas.com/bled

Page 14: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

«Quand je lui ai annoncé, à20 ans, que j’étais en cou-ple avec un Français, ma

mère a réagi très violemment. Àcause de la colonisation, elle rejetaittotalement les Français.» Nadia*,57 ans, a grandi en France dans unefamille algérienne immigrée. Sa re-lation avec ses parents s’est amélio-rée quand son couple s’est brisé,même si son père ne le lui a jamaisvraiment pardonné. À Roubaix(Nord), où elle vit, la pression de lacommunauté algérienne est forte. Siune femme musulmane veut se ma-rier avec un Français, «elle feraitmieux de quitter la ville». INTERDIT

Le droit musulman classique (ouFiqh) interdit aux femmes d’épouserun non-musulman, tandis quel’homme peut épouser une femmejuive ou chrétienne. En Algérie, leCode de la famille respecte cetterègle, qui ne s’applique pas dans lesÉtats laïques comme la France. La so-ciologue Beate Collet (1) remarqueque l’interdit religieux pèse parfoislourd dans les esprits :«Les Algé-riennes musulmanes ne veulent pascommencer leur vie dans le péché nicouper les ponts avec leur famille. Oren épousant un catholique ou unathée, elles se savent dans la trans-gression.» Les chiffres traduisent sesréticences: 43% des hommes algé-riens immigrés s’unissent à des Fran-çaises; cela ne concerne que 26% desfemmes (2).

Karima, éducatrice spécialisée de47 ans, n’a pas connu toutes ces diffi-cultés. Arrivée en France encore bébépour recevoir des soins, elle a tou-jours vécu loin de sa famille, restée enAlgérie. «Depuis quatre ans, je suisen couple avec un Français. Maiscomme mes parents vivent à distance,je ne ressens pas le poids du regardsocial.» Nadia, comme Karima,n’avait pas vraiment envisagéd’épouser un maghrébin:«Petite fille,je me voyais plutôt tomber amoureused’un Français.»

De nombreuses femmes font lechoix de ne pas se marier, commeNadia et Karima. Mariage ou concu-binage, ces couples mixtes constituentquand même pour la famille algé-rienne une “trahison sociale” (3).Bruno Laffort, sociologue, expliquecette expression: «En quittant leurpays, les familles immigrées estimentavoir déjà beaucoup perdu; elles vou-draient au moins sauver leur culture.»TRANSMISSION

Dans la société algérienne, patriar-cale, le père transmet la religion. Enlaissant leur fille épouser un non-mu-sulman, les parents acceptent doncimplicitement que leurs petits-enfantsne soient pas eux aussi musulmans.D’après la sociologue Amélie Puze-nat, qu’ils soient français ou algé-riens, les parents acceptent plus faci-lement l’union mixte de leur fils quede leur fille : «Les femmes sont per-çues comme les gardiennes de lacontinuité sociale, surtout en situa-

tion migratoire.» Une Algériennemusulmane qui désire épouser unFrançais d’une autre confession doitdonc faire un choix: renoncer au ma-riage religieux ou inviter son conjointà se convertir. Dans sa mosquée deSaint-Fons (Lyon), le recteur LaidBendidi dénombre de plus en plus deconversions en vue d’un mariagemixte. «Pour épouser une musul-mane, se convertir n’est pas une obli-gation légale mais morale.»ÉVOLUTIONS

Nadia observe qu’à Roubaix les15-25 ans d’origine maghrébine sesont radicalisés sur la question del’union mixte. «J’ai l’impressionqu’on acceptait mieux ces couplesdans les années 1970 à 2000. » L’in-transigeance des frères et sœurs rem-place aujourd’hui celle des parents,alors qu’en Algérie les textes peu-vent s’adapter aux évolutions de lasociété. En 2005, le Code de la fa-mille a limité la polygamie et ré-formé la garde des enfants. MoussaAbou Ramadan, professeur de droitmusulman à l’université de Stras-bourg, estime que «rien n’empêchele pouvoir politique de revenir surl’interprétation des textes sacrés».En Tunisie, par exemple, le mariaged’une musulmane avec un non-mu-sulman n’est pas interdit.

Dans les années à venir, on peuts’attendre à voir de plus en plus decouples unissant des Algériennes àdes Français. Pour Bruno Laffort, lacause serait avant tout migra-toire:«Aujourd’hui, plus de la moitiédes migrants algériens sont des mi-grantes ! Elles ont majoritairementmoins de 30 ans, sont célibataires eten quête d’émancipation.»��

ANAÏS BROSSEAU,MARIE JOLLY,

ET MÉLINÉE LE PRIOL*Le prénom a été modifié1Beate Collet, Emmanuelle Santelli,Couples d’ici, parents d’ailleurs, PUF,20122Enquête de l’INED-INSEE, 20083Cité dans : Bruno Laffort, Les couplesmixtes chez les enfants de l’immigrationalgérienne, l’Harmattan, 2003

Tous les mercredis matins, Abdel-Jalil et Nasrine se rendent à l’écolepour des cours d’arabe. Les deuxécoliers de 8 et 10 ans le font avanttout pour leurs parents. «Le mer-credi, mon garçon préfère rester aulit plutôt que d'aller en coursd'arabe, mais pour moi c'est vrai-ment important», confie Hadra sousson voile blanc. Hadra Bouzid estnée en France d'un père algérien etd'une mère française. Avec son grandfrère, elle a grandi entre deuxlangues et deux pays. Son père par-lait uniquement arabe et sa mèrefrançais. Aujourd’hui bilingue, cettemère au foyer veut avant tout trans-mettre à ses enfants les deux langues,comme l’ont fait ses propres parents.Le mari de Hadra, né en Algérie, neparlait que l'arabe à la naissance deleur fille Nasrine. Mais un matin,dans la rue, une vieille dame s'étonneque la petite ne comprenne pas en-core un seul mot de français. Le pèrese tait. Désormais, il apprendra lefrançais pour lui enseigner à sontour. Mais Hadra prévient : «Pourmon mari, il n’est pas questiond’abandonner l’arabe.»

L’année prochaine, le père de fa-mille inscrira ses deux enfants à lamosquée. «Mon mari a toujours ditqu’à 10 ans, nos enfants devraient

aller à la mosquée», explique Hadraacceptant la décision de son mari.«Là, ils suivront des cours d'arabe etde religion».APPRENDRE LA RELIGION

Dans la famille Bouzid, les deuxfacteurs d’identité, langue et religion,ont toujours été liés. Selon Hadra,l’islam ne peut pas être enseigné dansune autre langue que celle de sonlivre sacré. «Et puis, le Coran enfrançais, c’est moins fort», résume-t-elle. Pendant le Ramadhan, les ta-rawihs étaient l'occasion d’enseignerun peu plus l’arabe aux enfants. Audébut, Abdel-Jalil et Nasrine ne com-prenaient pas un mot de ces prièresdu soir. Au fil du temps, ils ont com-mencé à les connaître par cœur. Maisce n'est pas avec les prières que lesdeux enfants apprennent le mieux lalangue de leur père. «C'est pendantles vacances en Algérie, dans la rueavec les copains, qu'ils apprennent lemieux», raconte la mère de famille.Aujourd'hui, les deux enfants com-prennent très bien l'arabe mais ré-pondent presque toujours en français.En présence de la famille algérienne,le père ne l’accepte pas encore.«Pendant les dîners de famille, siNasrine parle en français, ça embêtetoujours un peu mon mari, souffleHadra. Pour lui, quand la famille estlà, on doit se forcer à parler arabe.»À bientôt 9 ans, le benjamin Abdel-Jalil ne comprend pas encore l’im-portance de devenir bilingue. Délais-sant un peu les cours de langue, il ditpréférer les maths, cette langue uni-verselle des chiffres arabes ��

LUCAS VALDENAIRE

SIHIER, LA DOUBLE CULTUREPOUVAIT ÊTRECONSIDÉRÉECOMME

UN HANDICAP, ELLE EST DÉSORMAISASSUMÉE PAR BEAUCOUP DE FRANÇAISD’ORIGINE ALGÉRIENNE. REVENDIQUÉEOU MISE DE CÔTÉ, ELLE RESTE UN PONTENTRE DEUX PAYS, DEUX IDENTITÉS.

En France, rares sont les femmes algériennes, ou d’origine, qui épousent un Fran-çais non-musulman. En plus de l’interdit religieux, la pression familiale pèse surces couples.

Les enfants d’Hadra Bouzid ont toujours préféré le français© LUCAS VALDENAIRE

Le français pour s’intégrer, l’arabe pour le Coran

double culture14 El Watan Week-end Supplément

mai 2013

AU MARCHÉ DE WAZEMMES À LILLE. © GARANCE PARDIGON

le dilemme amoureux des musulmanes

26% des algériennes en France s’unissent à des Français ©FRANÇOIS GEFFRIER

Hadra Bouzid est franco-algérienne. Mère au foyer,elle n’a qu’un souhait :transmettre à ses enfantsla langue française etl’arabe.

sur le net Découvrez en infographie comment la langue se transmet dans la famille d’Hadra sur icietlabas.com/2pays

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En juin 2010, les murs rouge bor-deaux de la pizzeria de GhalemBouguelmouna se sont aussi parésde vert et de blanc. C’était la Coupedu monde de football. Les soirs oùl’Algérie jouait, les clients dé-ployaient le drapeau algérien ets’époumonaient en regardant lesFennecs à la télévision. «À Saint-Pierre-des-Corps [près de Tours],nous sommes environ 2000 Français d’origine algérienne sur15000 habitants», indique Ghalem.

Alors, les jours de match, les dra-peaux sont de sortie.

Ghalem est né en France mais il ala double nationalité. «Quandj’avais 12 ou 13 ans, dans les an-nées quatre-vingt-dix, si quelqu’unme qualifiait de français, je le pre-nais comme une insulte. Je ne mesentais pas chez moi ici.» Depuis,son rapport à son pays de naissances’est apaisé: «On s’apprivoise l’unl’autre, c’est ma terre à moi aussi.»Mais il se définit toujours comme unAlgérien qui vit en France. Il a beauregarder les matches de football desBleus, il n’irait pas jusqu’à s’offrirun drapeau français. En revanche, ila acheté il y a quelque temps une ca-nette de boisson énergisante justeparce qu’elle était recouverte du dra-peau algérien. «C’était une série li-mitée. Je la garde chez moi. Je restesensible à tout ce qui concerne l’Algérie, que ce soit un objet ou unreportage à la télé.»

Farid Farah, auto-entrepreneurinstallé à Lyon, vend des écharpes,des tee-shirts et des portefeuilles auxcouleurs de l’Algérie sur internet.Ses clients sont surtout des jeunes de15 à 30 ans qui revendiquent un sen-timent d’appartenance à leur paysd’origine. «Il faut bien qu’ils aientune identité. Ceux qui ne la trouventpas en France vont la chercher ail-leurs, dans leurs racines.» Il lescomprend, lui aussi est né en Francede parents algériens. Selon lui, au-

Imène Maharzi fait tinter les gla-çons de son diabolo menthe à latrès chic terrasse du Tourville, une

brasserie parisienne à deux pas de latour Eiffel. À 35 ans, cette ancienneélève du lycée Louis-le-Grand (undes plus prestigieux lycées français)et diplômée de HEC Paris estconsultante. Elle trouve la notion debeurgeoisie «blessante et péjora-tive». «Je suis française et algé-rienne. Je ne suis pas beure, pasbeurette », précise-t-elle. Membredu club du XXIe Siècle, un lobby sé-lect qui défend les intérêts des Ma-ghrébins en France, cette Françaised’origine algérienne est un modèlede réussite républicain.

Le terme “beurgeois” est rejetépour différentes raisons. Si Imène re-jette le “beur”, c’est le côté “bour-geois” qui dé-range YacineDjellal, avocat pa-risien de 38 ans.«Les “beur-geois”? Ce n’estpas moi, ce sontles autres. Je mequalifierais debeurgeois lorsqu’on m’aura expli-qué ce qu’est un bourgeois.» Jouantsur les mots, volontiers ironique, ilreconnaît pourtant que cette notionest une réalité sociale. Assis à sonimposant bureau recouvert de dos-siers, dans le coquet quartier du Marais, il estime qu’ «il y a bien desbourgeois français d’origine algé-rienne.» S’il refuse d’appartenir àcette catégorie, c’est avant tout unchoix personnel. «Je suis indépen-dant, j’ai toujours travaillé seul et jen’appartiens pas aux clubs commele XXIe siècle ou Averroès.»

Ces deux parcours ne représen-

tent pas la majorité de l’immigrationalgérienne en France. Chacun deleur côté, Imène et Yacine ontconstaté que la réussite ne tenait pasuniquement au travail personnel.RÉSEAUX

Ils dénoncent un réel déficit d’in-formation au sujet de l’orientationdes jeunes. Dans quelles écoles pla-cer ses enfants? Quelles sont les fi-lières d’avenir? Les réseaux tentententre autres d’apporter les réponsesà ces questions. «Il faut dire que lesgrandes écoles existent», martèleImène. Dans son entourage, per-sonne ne savait ce qu’était HECavant qu’elle ne mette les pieds àLouis-le-Grand. «Si tu ne fais pasHEC, l’Essec ou l’ESCP, tu n’as pasles clés pour comprendre notre

époque» renchéritYacine Djellal.Spécialisé dans ledroit des entre-prises, il auraitpréféré faire uneécole de com-merce… Mais iln’en connaissait

pas l’existence et n’avait pas lesmoyens. Plus tard, il a rejoint le Cer-cle des entrepreneurs et industrielsalgériens en France(Ceinaf) pour seconstituer un réseau. Aujourd’hui,plus de la moitié de sa clientèle estcomposée d’entreprises appartenantà des Algériens. Dans ces groupes,les Français d’origine algérienne re-créent un entre-soi et s’unissent pourprospérer.

C’est une chercheuse françaisespécialiste des questions migratoiresqui est à l’origine de la diffusion dunéologisme. Catherine de Wendenpublie en 2007 avec Rémy Leveau

La beurgeoisie. Les auteurs ont en-quêté auprès de 150 associations etils en arrivent à une conclusion: ellesservent de programmes d’éducationpopulaire, mais aussi de rampes delancement pour des carrières person-nelles. «Je n’ai d’ailleurs fait quereprendre le terme de “beurgeoisie”utilisé dans ces associations pourdéfinir l’arrivisme de certains», sedéfend Catherine de Wenden. Cetteréalité existe et la plupart des “beur-geois” sont entrepreneurs. «La ma-jeure partie des “beurgeois” sontdes patrons qui ont créé leur so-ciété», explique-t-elle. ABSENCE POLITIQUE

Le monde politique leur semble

encore fermé. «Il y a un vrai pro-blème de représentation politique,poursuit la chercheuse. Les patronsfrançais d’origine algérienne ne sontpas représentés à l’Assemblée natio-nale ou au Sénat.» Lorsqu’ImèneMaharzi étudiait à HEC, elle ne com-prenait pas l’intérêt de préparerl’ENA. «Je croyais que c’était pourintégrer la haute fonction publique.»En France, l’ENA reste le meilleurmoyen de s’engager dans une car-rière politique.

Se constituer en clubs et se créerun réseau est une démarche ci-toyenne, un moyen de faire entendresa voix. Que ce soit pour Imène Maharzi, Yacine Djellal ou Catherine de Wenden, ces réunions

ne sont pas le fruit du communauta-risme. «On adopte le pacte républi-cain. , affirme Imène Maharzi.

Pour les “beurgeois”, qui restentune minorité, “réseauter” estpresque vital, car, seuls, ils ont peude chance de se faire une place ausoleil. «Les loups chassent enmeute!», grince Yacine Djellal. Luis’est mis à son compte après avoirenvoyé trois cents CV à des cabinetsd’avocats sans recevoir une seule ré-ponse. Lorsqu’on l’interroge sur uneéventuelle discrimination, sa voix seteinte d’ironie: «Je ne veux pas lecroire. Et pourtant, on peut dire quej’avais un profil recherché…» ��

ALIX HARDYET PHILIPPE GOMONT

Notion apparue dans les années 2000 pour désigner une nouvelle catégorie sociale en France, la “beurgeoisie” regroupe les immigrés ma-ghrébins de deuxième génération qui occupent le haut de l'échelle sociale. Un néologisme «péjoratif» et «réducteur», selon les intéressés.

Ghalem et ses amis sont fiers de leurs origines algériennes ©ELISE GODEAU

Yacine Djellal, avocat à Paris, considère que la “beurgeoisie”est une réalité sociale mais qu’il n’en fait pas partie ©PHILIPPE GOMONT

double culture15El Watan Week-end Supplémentmai 2013

Pour les “ beurgeois ”,l’ascenseur social a fonctionné

le drapeau algérien comme symbole des origines

Symbole mais aussi objetcommercial, le drapeau

de l'Algérie touche lesFranco-Algériens en

quête d'identité.

« Les“beurgeois”? Cen'est pas moi, cesont les autres»

delà du sport, brandir un drapeau al-gérien c’est faire un geste libérateuraprès cent trente-deux ans de colo-nisation.

Il s’est lancé dans ce commercequi touche au patriotisme parce qu’ila compris qu’il y avait beaucoup declients potentiels: «Il y a un vrai bu-siness dans ce domaine». Ce grandfan de l’équipe de foot d’Algérie –et ancien président des “Fennec’sBoys”, une association de suppor-ters basée en France– a réalisé unchiffre d’affaires d’environ 50000euros en 2012. «Quand il y a unmatch, mes produits s’arrachent, ily a un engouement incroyable», ex-plique Farid, qui se félicite d’avoir

trouvé le filon. Les produits qu’il vend sont fa-

briqués en Chine. Mais il tient às’impliquer dans leur conception:«J’ai développé moi-même le des-ign, et les entreprises chinoises quiréalisent doivent respecter un cahierdes charges assez strict. Je veux dela qualité.»D’après lui, c’est ce quiexplique que le bouche à oreillefonctionne et que la clientèle soit aurendez-vous. Il a vendu environ3000 articles en 2012 contre 10000en 2010, année de Coupe du monde.Il croise les doigts pour que l’Algé-rie se qualifie pour la prochaine édi-tion qui aura lieu au Brésil ��

ÉLISE GODEAU

LAHOUARI ADDI. Enseignant-chercheur à Sciences Po Lyon

« les jeunes ont besoinde se forger une identité »«Les jeunes Français d’origine algérienne sont atta-chés à l’Algérie au point d'acheter un drapeau ou untee-shirt aux couleurs du pays. La revendicationdes origines passe souvent par le football, mais sesraisons sont plus profondes. Quand ils sont enfants,ils idéalisent le pays de leurs parents. Et puis àl'adolescence, ils comprennent que la réalité est

plus contrastée. Mais même si leur image d'une Algérie idéale disparaît, lesjeunes ont besoin de se forger une identité. à l'âge rebelle, beaucoup setournent vers la terre de leurs parents. Ils affirment leurs racines. Les fillespar contre n'ont pas le même rapport au drapeau que les garçons : elles necachent pas d’où elles viennent mais sont plus discrètes. Elles ne brandis-sent pas leurs origines à travers le football ni à travers le drapeau.»

E. G.

Laho

uari

addi

©EL WATAN

Page 16: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

16 El Watan Week-end Supplémentmai 2013

Vous avez raté Paris vs New York, l’ambitieux projet de VahramMuratyan (1) ? Les étudiants de l’École supérieure de journalisme de Lille

et de l’école multimédia E-artsup’ ont imaginé une version méditerranéenne : Paris/Alger. Ces dessins épurés et colorés

jouent sur les clichés parisiens et algérois. .(1): Vahram Muratyan, Paris vs New York, l’intégrale, broché, 10/18, novembre 2012.

http://parisvsnyc.blogspot.fr/

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Page 17: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

17El Watan Week-end Supplémentmai 2013

Vous avez raté Paris vs New York, l’ambitieux projet de VahramMuratyan (1) ? Les étudiants de l’École supérieure de journalisme de Lille

et de l’école multimédia E-artsup’ ont imaginé une version méditerranéenne : Paris/Alger. Ces dessins épurés et colorés

jouent sur les clichés parisiens et algérois. .(1): Vahram Muratyan, Paris vs New York, l’intégrale, broché, 10/18, novembre 2012.

http://parisvsnyc.blogspot.fr/

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sur le net Retrouvez l’intégralité des illustrations sur icietlabas.com/2pays

Page 18: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

«Ce n’est pas un hasard si j’habite dans un quartier juifséfarade. Les commerçants me par-lent arabe comme mon père et lespâtisseries sont celles de ma mère. Ily a juste l’étoile de David quichange un peu», remarque Moham-med Aïssaoui, entre deux boucheriescasher de la rue Richer, dans le IXe

arrondissement parisien. Rien neprédisposait pourtant ce descendantde combattants du FLN, né en 1964à Hammam Bou Hadjar, dans l’Ora-nie, à se rapprocher à ce point d’unmonde juif effacé du paysage del’après-indépendance.«Mon histoire est un classique de

l’immigration», raconte le journa-liste du Figaro Littéraire. Un pèreabsent, ouvrier en banlieue pari-sienne, puis le regroupement fami-lial en 1973. «Ça a été un choc ther-mique, social et culturel. Dans monvillage, on n’allait pas à l’école eton marchait pieds nus», sourit-il.«Mais par miracle, j’ai mis six moispour maîtriser le français.»SÉMANTIQUE

Déraciné, il s’identifie très tôt aupersonnage mythique et maudit du“juif errant”, à défaut d’autres mo-dèles. «Aujourd’hui, le “juif errant”aurait tout d’un arabe», avancel’initiateur de l’anthologie littéraireLe goût d’Alger (1). «Vouloir sonindépendance, l’obtenir dans lesang, venir vivre dans le pays du co-lonisateur et perdre sa langue ma-ternelle, c’est l’image que j’ai del’Algérien.» Selon Mohammed Aïs-saoui, l’immigration rend le par-cours des Maghrébins similaire à

celui des juifs. Partager la même sé-mantique est donc naturel. Cela nel’empêche pas de conclure : «Je mi-literai quand même pour que lesArabes créent leurs propres mots-clefs.»«S’il y a ne serait-ce que 10%

d’Arabes philosémites, il faut ledire», insiste celui qui a dans sescartons un documentaire sur les liensentre juifs etarabes au Ma-ghreb pendant laSeconde Guerremondiale. «EnFrance, c’estd’abord l’antisé-mitisme ambiantqui m’a fait m’in-téresser à la cul-ture juive. Je suisécœuré par cediscours racisteavec lequel j’ai vécu. Quand unArabe s’en rend coupable, c’est dusuicide!», soutient Aïssaoui. Jeunehomme, il se rebelle donc contre lespréjugés antisémites et s’émanciped’une condition familiale précaire.Ses sœurs et lui misent tout sur letravail, la culture et l’élévation so-ciale, comme beaucoup de “juifsaprès-guerre”. Le journalisme, labanque, la médecine et le commerceinternational sont pour eux autant deleviers d’intégration.REVANCHE PERSONNELLE? «Laïc à 100000%», Aïssaoui

admet du bout des lèvres : «Je medemande si mon attitude n’est pasune revanche personnelle, principa-lement sur mon père.» De ses ancê-

tres, il sait très peu de choses:«J’avais juste une photo de mongrand-père, borgne. On parlait delui en héros. Et mon père auraitmême menti sur son âge pour pou-voir combattre.» Vraie ou fausse,cette légende reste le “mur porteur”de la maison Aïssaoui.

Il y a autant de «trous de mé-moire» dans cette famille que dans

les archives de laGrande mosquée deParis pendant la Se-conde Guerre mon-diale, laisse entendrel’auteur dans sondernier livre L’Étoilejaune et le croissant(2). Il a passé deuxans et demi entreParis, Alger, Oran etJérusalem, sur lestraces de l’Algérien

Si Kaddour Benghabrit, premierrecteur de la Grande mosquée deParis entre 1926 et 1954. Il rêve quecet ancien ministre plénipotentiairedu roi du Maroc MohammedV soitun jour reconnu comme “Juste”pour avoir notamment dissimuléaux nazis les origines juives duchanteur algérien Salim Halali.Alors que Halali, né Simon Al-louche, s’était choisi un patronymearabe pour survivre et faire carrière,Mohammed Aïssaoui a donné pargoût (et provocation?) des prénomshébraïques à ses enfants : Léa etNoé ��

YOHAVOREMIATZKI

(1) Mercure de France 2005(2) Gallimard 2012

trajectoires18 El Watan Week-end Supplément

mai 2013

Mehdi Charef n’est pas du genre àse mettre en avant. Quand il

parle de l’Algérie de son enfance, ilemploie volontiers le “nous”. Sa vieest une histoire collective. Il la par-tage avec eux, désignant aussi biensa famille, les immigrés algériens enFrance ou les héros de ses œuvres.Lui-même l’avoue, il y a du Mehdiderrière Madjid, l’adolescent du Théau harem d’ArchiAhmed, ou Ali, lepetit Algérien de Car-touches gauloises.

À 61 ans, MehdiCharef souffre dedeux addictions: lescigarettes, des rouléessans filtre, et l’Algé-rie, quittée à dix ans pour la France.«Là-bas, je me sentais comme unprince, on était torse nu, heureux etlibres.» Lorsqu’il évoque l’Algérie,les yeux humides et la voix hésitantentre la fierté et la gêne, il prend dutemps pour raconter ses bonheurs

d’enfant. À l’époque de la colonisa-tion, il était heureux de courir à tra-vers les vignes avec ses camarades.Mais il n’a rien oublié des horreursde cette période. Il évoque notam-ment cette femme tuée sous sesyeux, sa tante par alliance. La scèneest présente dans Cartouches gau-loises. En voyant le film, sa mères’est étonnée que son fils se sou-vienne de tous ces détails. «Com-ment pourrais-je l’oublier ? Je la re-vois encore laver le sang sur lemur», explique-t-il calmement.DÉPART

En 1962, les Algériens ont faimdepuis des années. «C’est ce que lesFrançais n’ont pas vu en Algérie»,confie Mehdi Charef, le ton grave.«Mais de toute façon, jamais je n’au-

rais osé l’avouer àmes amis Pieds-noirs.»

Dans la familleCharef, ils étaienttrois frères mais nepossédaient pasassez de terres pournourrir tout le

monde. Le père de Mehdi choisitdonc de venir travailler en France.Six ans plus tard, sa famille le rejointdans le bidonville de Nanterre. «Jene comprenais pas pourquoi monpère s’était installé ici. Les Françaisme faisaient peur et lui m’emmenait

chez eux.»Les conditions de vie sont extrê-

mement rudes. Pourtant Mehdi Cha-ref raconte que les jeunes s’y sen-taient bien : «On pouvait y parlerarabe, les femmes chantaient.»Après plus de dix ans dans le bidon-ville, ils sont relogés dans les pre-miers HLM. Mehdi quitte le lycéede Nanterre pour celui de Courbe-voie. «J’avais envie de connaîtreautre chose que le milieu immigré.»CONTE DE FÉE

La littérature lui permet des’échapper de la banlieue. À 17 ans,il commence à écrire «des histoiresoù il y avaient des héros qui faisaientdes choses bien, qui sauvaient lesautres».

En 1983, Simone Gallimard ac-cepte de publier son livre, Le Thé auharem d’Archi Ahmed, inspiré duquotidien et de sa cité. La mêmeannée, Michèle et Costa Gavrastombent sur un article du NouvelObservateur relatant le succès decette première œuvre. Le coupleachète les droits et décide de porterl’histoire à l’écran. «Dans l’esprit deCosta, c’était moi qui devais réali-ser le film parce que j’étais celui quile connaissait le mieux.»

Amusé, Mehdi Charef avoue qu’àl’époque, encore ouvrier mécani-cien, il ne savait pas comment onfaisait un film. De lui, les journa-

listes disaient qu’il vivait un conte defée et l’idée lui a plu. Alors, MehdiCharef a quitté son travail pour de-venir réalisateur. En 1986, il reçoit leCésar de la meilleure premièreœuvre. Depuis, il explore dans sesfilms toutes sortes de rencontres.Entre un immigré clandestin et unvieux travesti dans Miss Mona, entre

des femmes françaises et immigréesdans Marie-Line. C’est encore desfemmes qu’il souhaite parler dansson prochain film. «Des femmesd’aujourd’hui, arabes et françaises,qui doivent se débrouiller seulespour élever leurs enfants»��

JULIADUMONT

50% français, 50% immigré

Comme un “juif errant”

NAÎTRE EN ALGÉRIE ET VIVRE EN FRANCE : LE DÉRACINEMENT, PARFOISDOULOUREUX, PEUT AUSSI ÊTRE À L’ORIGINE D’UNE CRÉATION CULTU-

RELLE SINGULIÈRE. PORTRAITS DE CINQ ARTISTES AUX CHEMINS ATYPIQUES.

Né en Algérie, MehdiCharef est arrivé enFrance à l’âge de 10 ans.Des bidonvilles de Nanterre aux salles decinéma, voilà des annéesqu’il parle des Algériens.

Algérien et «juif dans l’âme», tel est Mohammed Aïs-saoui. Ce journaliste et écrivain humaniste s’identifieà une culture restée taboue dans son héritage arabo-musulman.

«J’avais envie deconnaître autre

chose que le milieuimmigré»

« Venir vivre dansle pays du coloni-

sateur et perdre salangue maternelle,

c’est l’image quej’ai de l’Algérien»

©YOHAV OREMIATZKI

©JULIA DUMONT

sur le net Écoutez des extraits audios de l’interview de Mohammed Aïssaoui sur icietlabas.com/rattrape

Page 19: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

trajectoires19El Watan Week-end Supplémentmai 2013

«Ma mère pense que c’est àcause d’un mauvais ange.»

Vacciné trop tard, Adda Abdellicontracte la polio à l’âge d’1 an. Néd’un père manœuvre et d’une mèrefemme de ménage, il grandit à Oran.Là-bas, tout est tenté pour le soi-gner : hôpital, remèdes de grand-mère, prières, rien n’y fait. Son en-fance, il la passe de bras en bras, ouen rampant. «Tu souffres, mais il y aune grande compensation.» Enfantchoyé par le quartier, il sort souventavec ses quatre frères et sœurs :«J’étais un passe-partout, cinéma,parc d’attractions, toutes les portesm’étaient ouvertes.» Mais son étatne s’améliore pas. Comme il ne peutpas être scolarisé, ses parents cher-chent une solution. Par hasard, samère découvre qu’il existe un proto-cole permettant aux enfants handica-pés algériens d’être accueillis enFrance: «Ils vont te “réparer” là-bas.»

Aéroport d’Oran. Les autres en-fants pleurent. Pas Adda, 9 ans, qui al’impression de «partir en pique-nique». Arrivé à Hyères, il reste

bouche bée: «Le soleil, les palmiers,je me croyais à Miami. L’hôpital?Un “Club Med”.» Un peu perdu, neparlant pas français, il s’imagine ren-trer très vite. La première nuit, illance à ses collègues : «On prendl’ascenseur, en bas à gauche, c’estOran.» L’évasion échoue. Les troisgamins sont rattrapés par une infir-mière. Le lendemain, Adda tente dese suicider. Avec des bretelles : «J’aifini par lâcher. Ne vous suicidez ja-mais avec des bretelles!» Résultat,un œil au beurre noir. «Ce n’était pasun bon jour pour mourir.»

Après des mois de soins, Adda selève pour la première fois : «un trucextraordinaire» qui lui fait croire àun retour en Algérie. Mais le méde-cin est formel : «S’il retourne là-bas,il va régresser. L’idéal serait qu’ilreste en France.»FILS D’UN ÉMIR

Direction Marseille, chez sa tanteanalphabète, dans les quartiers «al-géro-algériens». Envoyé dans uneécole pour handicapés, il fait une ren-contre qui change tout. «Des jeunesont créé une troupe de scouts handi-capés. Je me suis inscrit.» Humouret énergie en bandoulière, il passe ra-pidement chez les valides. Adda y

découvre la bourgeoisie marseillaise.Il est accueilli par les parents d’unami scout : «En parallèle de monéducation musulmane, j’en ai eu unejudéo-chrétienne.» Ils l’inscriventdans un établissement prestigieux oùil côtoie des fils d’élus ou de bijou-tiers. «Ils n’avaient jamais vu unArabe de si près, ils pensaient quej’étais le fils d’un émir !».

Arrêt des études. Il rencontre safemme, tente un one man show.Échec. Puis premier enfant. Addacommence à pantoufler. Boulot à lamairie de Marseille. Prise de poids.La trentaine approche, Adda se jette àl’eau. Ce sera la natation handisport.Au club, il rencontre Fabrice Chanut.«Très vite, notre duo a fonctionné àfond.» Les compères font la tournéedes mariages. Puis se lancent dans legrand bain avec la série Vestiaires.Diffusé sur France2, le programmecomique de 2 minutes met en scènedes nageurs handicapés. Acteur etauteur, Adda écrit désormais la sai-son 3: «Je suis comme un coq enpâte. Faire le con, ça m’a toujoursplu, et en plus on me paye pourça.»��

MARIE JOLLYJULIENMOLLA

ETADRIENMORAT

Bled, bourgeoisie et handicap

Mustapha Boutadjine a «horreurde se faire cataloguer». Ni

plasticien, ni peintre, il tient à sedistinguer des autres. Alors commeVan Gogh, il a décidé «de faire sontruc à lui», de transformer cellequ’il surnomme «la presse bour-geoise» en œuvre d’art.

Maquettiste pour le quotidienL’Humanité la journée, l’artiste ori-ginaire d’Alger glane autour de luides centaines de magazines people.Quand le soir tombe, il déchire pu-blicités et photos de femmes nues.Sa palette à lui. À travers ses col-lages, il veut laisser s’exprimer «lesgens qui sont méprisés ou ignorés».De Django Reinhardt à AngelaDavis, en passant par Djamila Bou-hired et Fidel Castro, tous ont eul’honneur d’être représentés à forcede déchirures. Une technique qu’ilveut aussi engagée que les portraitsqu’il dessine.

Mustapha Boutadjine refuse demettre son nom en avant. Ni mêmeune toile. «Mes expositions n’ontpas pour objet un tableau, mais un

ensemble de portraits qui représen-tent une idée», explique-t-il. Lorsdu cinquantième anniversaire del’indépendance algérienne, il tientl’exposition Femmes d’Alger. L’an-cien professeur des Beaux Artsveut honorer la mémoire de cellesqui se sont battues pour leurs liber-tés, pour leurs droits. Parmi elles,des Françaises, dont Simone deBeauvoir. «Elles ont soutenu les Al-gériennes dans leur combat», sou-ligne-t-il. Mais cette fois-ci, il n’apas été invité à exposer en Algérie.Encore aujourd’hui, celles qu’il ap-pelle des «icônes» sont «mises àl’écart». L’artiste se considèrecomme leur «intermédiaire». Aupoint qu’il n’a confié la réalisationdu catalogue de l’exposition qu’àdes femmes.CITOYEN DU MONDE

À 60 ans, Mustapha Boutadjinese sent chez lui partout. Sa patrie ?Le monde. «Je ne différencie pas laFrance de l’Algérie», explique-t-il.«Je vois le globe comme un village

et j’expose où je veux.» Une philo-sophie tzigane qu’il a adoptée alorsqu’il se consacrait à une série decollages leur étant dédiée: Les Gi-tans.

Mustapha Boutadjine puise soninspiration dans son histoire, «telun coup de pied au cul du colonia-lisme». Quand il quitte les ArtsDéco de Paris, l’Algérie connaît sapériode la plus sombre. Menacé parles islamistes à la fin des annéesquatre-vingt, impossible pour luid’y retourner. «L’époque n’étaitpas propice aux artistes», se sou-vient-il. «Il y avait des gens qui lut-taient. Je les aidais.»

Aujourd’hui, la situation a beau-coup changé. «Il y a plus d’exposi-tions, de concerts, de filles enjupe.» Dans son atelier-galerie, en-touré de livres et de portraits, Mus-tapha Boutadjine se souvient de sajeunesse dans la Ville blanche. DesAlgériennes révoltées. De leurbeauté. Plus décidé que jamais à«appuyer là où ça fait mal»��

AUDE DERAEDT

Intermédiaire des icônes oubliées

Valises, frigos, cartes téléphoniques,pompes à essence... Dans cet inventaire

à la Prévert revu et corrigé par Kamel Yahiaoui, les objets du quotidien rempla-cent la traditionnelle toile du peintre. «J’aiune histoire personnelle avec ces objets, ilsne sont jamais choisis au hasard», confiel’artiste. Dans Les femmes d’Alger, une deses dernières œuvres qui sera bientôt ex-posée à Bilbao, c’est même un obus de laPremière Guerre mondiale qu’il a sculptéde l’intérieur et réinventé en rétro-projecteur. La violence sous toutes sesformes l’indigne et l’inspire, de la guerreau terrorisme en passant par l’esclavage.«Je vais chercher tout ce qui touche àl’humain, à la condition humaine, dans cequ’elle a de beau ou de moins beau», ex-plique l’artiste.

Face à une Algérie qui a tendance à taireles pages sombres de son histoire, la dé-cennie noire en tête, Kamel Yahiaoui dit

«lutter contre l’oubli». Dans l’expositionRideau d’interrogation (2006), il exhumaitnotamment la déportation de 1871 des Al-gériens en Nouvelle-Calédonie, un événe-ment tragique méconnu. «Ma mission entant qu’artiste, c’est de rendre visible cequ’on a oublié», confirme Kamel Yahiaoui, qui adopte volontiers le labeld’«artiste politique».ART MÉTISSÉ

Débarqué de l’autre côté de la Méditer-ranée pour rendre visite à un ami, il s’y ins-talle pour étudier aux Beaux-Arts deNantes qu’il ne terminera jamais, commeceux d’Alger quelques mois auparavant.«J’ai toujours eu du mal avec l’autorité»,s’amuse-t-il. Lui qui baragouinait à son ar-rivée se jure parvenir un jour à «parlerfrançais mieux que les Français». Sespoèmes, dans lesquels il ressuscite sa pro-pre histoire, il les écrit désormais dans la

langue de Molière, perpétuant un héritagekabyle séculaire, issu d’une tradition orale.

Avec ses peintures et ses installations, ildonne à voir autre chose que «les cha-meaux, les cruches et les gazelles» de laproduction artistique algérienne qu’il juge«trop exotique». «Je veux désorientaliserl’art du Maghreb !», lance-t-il. Pas ques-tion de tomber dans «le fantasme et la nos-talgie». «Avec mon vécu, mes origines, jetravaille la société d’aujourd’hui, monépoque à moi».

C’est pour dénoncer le communauta-risme de l’art algérien en France, qu’il a enpartie boycotté l’année de l’Algérie(2003). «Je ne supporte pas de rester dansl’entre soi», proteste-t-il. Son obsession :sonder les cultures qui ne sont pas lessiennes et les mélanger. «C’est cette fusiondes cultures, ce métissage, qui fait que l’artest universel !»��

JULIETTE DEBORDE

Comique bavard, Adda Abdelli, 45 ans, a nagé danstous les milieux sociaux. Son parcours extraordinairelui a inspiré le personnage de Rachid Benbbouzik,héros de la série Vestaires diffusée sur France2.

Des magazines people empilés le long des murs. Desportraits d’insurgés et de révolutionnaires. Et la Déclaration universelle des droits de l’homme enfer-mée dans une cage. L’atelier de Mustapha Boutadjineest un appel à la révolte. Et à l’expression.

Enfant de la Casbah, Kamel Yahiaoui s’est fait l’ambassadeur de l’art contemporain algérien enFrance en explorant l’histoire et la mémoire par les mots et la peinture.

Désorientaliser l’art du maghreb

© JULIEN MOLLA

©AUDE DERAET

©JULIETTE D

EBORDE

sur le net Écoutez le portrait de Mustapha Boutadjine en diaporama sonore sur icietlabas.com/realite

Page 20: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

��En quoi êtes-vous liés à l'Algé-rie et d'où vient votre envie de vousengager?Houria Bouteldja: Je suis née à

Constantine de parents algériens. C'estl'offensive extraordinaire, nationale etinternationale, qui s'est abattue sur lesmusulmans après le 11septembre2001qui a déterminé mon engagement poli-tique. J'ai d’abord milité contre la loiinterdisant le port du voile dans les éta-blissements scolaires, en 2003-2004. Camel Bechikh: Je suis né en

France, mais mes parents sont Algé-riens. Mon engagement a d'abord étéreligieux. À 19 ans j'ai commencé àaller à la mosquée. J'ai découvertl'Union des organisations islamiquesde France (UOIF) à ce moment-là, etj'en suis devenu membre. Ma grandequestion a toujours été de savoir ceque la foi musulmane peut apporter àla France pour lui permettre de resterun grand pays.

��Quelle est la place des immi-grés issus de la colonisation dans lasociété française?H. B.: Ils forment un groupe de do-

minés, auquel j'appartiens. Il y a un ra-cisme structurel en France. Ce n'estpas une histoire de sentiment person-nel, c'est l’État qui discrimine et créeainsi de la pauvreté. Pour avoir dupouvoir, il faut être un homme riche etblanc. Plus on s'éloigne de ce profil etmoins on a de chance d'avoir du poids.Les Indigènes de la République mè-nent un combat décolonial, contre ceracisme structurel.C. B.: Je ne suis pas d'accord avec

cette idée d'un racisme étatique. Oui ily a des strates de dominés, mais la Ré-publique nous offre la possibilité d’unecertaine ascension dans la société. Enfaisant des études supérieures, on peuts'élever socialement. Il y a trente ans,nous, enfants de l'immigration, étionsun groupe homogène. Aujourd'hui, il ya une disparité incroyable au sein de lacommunauté musulmane de France.

��Que pensez-vous de l'idée d'un

islam de France? Est-il possible,selon vous, d'en construire un au-jourd'hui?H. B.: Je suis d’accord avec l’idée

d’installer l’islam en France. Des mu-sulmans vivent en France, c’est donctout à fait normal. Mon problème estde savoir comment échapper à “ l’is-lam McDonald”? C’est-à-dire à unislam intégré au système capitaliste,impérialiste et au républicanisme. Àcette rencontre annuelle des musul-mans de France, plein de gens nousparlent de champagne hallal, devoyages hallal. L’islam perd là toutson contenu de résistance et adopte lesnormes d’une société consumériste etindividualiste. Il y a donc un combatdécolonial à mener pour sauver l'is-lam. C. B.: L’État français a la main-

mise sur le culte musulman. Toutcomme il y a une mainmise marocaineet algérienne à travers la Mosquée deParis et le mouvement des musulmansde France. Malgré ces pressions, nousdevons construire un islam françaiscomme il existe un islam malien, in-donésien… La religion est une foi etaussi une pratique qui se décline dansun environnement donné. En France,il y a eu trois étapes: l’islam en Franceavec les primo-migrants, l’islam deFrance où l’on commence à se poserdes questions sur la laïcité, la séculari-sation, et enfin l’islam français.

��Quelle est votre position sur lalaïcité telle qu’elle est appliquée enFrance? Notamment sur la questiondu port du voile et de la législationqui l’accompagne?C. B.:La loi sur le port du voile da-

tant de 2004 est une atteinte claire,nette et précise à la liberté. On doitpouvoir permettre à une jeune fille decouvrir ses cheveux si elle le souhaite.En France, il y a une laïcité juridique etune militante. C’est toujours la mili-tante qui, par une importante force defrappe en termes de productions intel-lectuelle, médiatique et politique, va

entretenir la polémique. En réalité,cette loi est symptomatique d’une ma-jorité de Blancs, non-musulmans, deculture chrétienne face à un fait reli-gieux extra-européen et extra-chrétien. H. B.: La laïcité, c’est l’idée d’une

neutralité de l’État. Il n’a pas decroyances, il n’est ni athée, ni croyant.Par ailleurs, cet État permet lacroyance de chacun au travers des li-bertés. La loi de 2004, elle, introduit ledevoir de laïcité de la part du peuple.C'est l'individu qui a un devoir de neu-tralité et non plus les institutions. Encela, la loi de 1905 a été profondémenttransformée. Encore une fois, les argu-ments des défenseurs de la laïcité etdes féministes sont instrumentaliséspour exclure les musulmans de la ci-toyenneté. Avec de telles lois, ils vien-nent consolider l’idée que l’on n’estpas chez nous.

��Dans quelle mesure le passéest-il un obstacle à un apaisementdes rapports entre immigrés etFrançais de souche?C. B.: Le cas des Algériens est dif-

férent de celui des Marocains et desTunisiens. Encore maintenant, leurrapport à la France est plus compliquéà cause de la guerre de libération qui acoûté tant de vies.H. B.: Je suis d'accord. Mais je

crois que le passé et la question de lamémoire peuvent aussi être un moyende rapprocher les immigrés issus de lacolonisation et les Français de souche.Par exemple, si la bataille de DienBien Phu [parfois considérée commela fin du colonialisme français, ndlr]était vue par la population françaisenon comme une défaite de l’État, maiscomme une victoire de tous les Fran-çais, cette mémoire constituerait unhéritage commun. Cela serait un pre-mier pas vers un apaisement entre les“sujets coloniaux” –c'est-à-dire lesimmigrés issus des colonies fran-çaises– et les Français de souche ��

ELISE GODEAUET MARIAPASQUET

��Vous avez dit ne pas faire du rap français mais du «rap d’enfantd’immigré». Pourquoi?

Avec La Rumeur, on voulait valoriser la figure de nos parents et s’inscrireen faux contre l’idéologie intégrationniste qui disait: «Vous êtes de potentielscandidats à la francité, oubliez vos parents et tout ce qu’il y a de l’autre côtéde la Méditerranée». Comme s’il fallait se défaire d’un handicap. On vou-lait revendiquer un parti pris qui était absent dans le rap français à l’époque.

��Vous êtes très critique vis-à-vis du modèle d’intégration français,mais vous en avez bénéficié, non?

Mes parents sont immigrés, certes, mais quand on est né en France, on vaà l’école en France, on pense français, on est français. Qu’est-ce qu’il fautmontrer de plus? Que tu es prêt à mourir pour le drapeau? Pourquoi l’impé-ratif de s’intégrer ne se pose que quand tu es arabe ou noir ? Je me sens légi-time de penser et de créer là où je suis sans avoir à prouver que je suis Fran-çais. On parle d’intégration pour éviter de parler de discrimination, depauvreté, d’inégalité des droits. Ce sont ces mots-là qui, moi, me préoccupent.

��Vous sentez-vous plus algérien que français?Je n’ai ni algérité ni francité à revendiquer. Je ne me pense pas en termes

raciaux ou identitaires. Les barrières qui se dressent entre les uns et les au-tres ne sont pas raciales mais d’ordre socio-économique. Que je mange ducouscous ou que je porte une djellaba, quelle importance? Je paye des im-pôts, je m’acquitte de mes devoirs, je veux qu’on respecte mes droits, point.

��Que pensez-vous de la politique de François Hollande en directionde l’Algérie? Il a notamment reconnu le rôle de l’État français dans larépression du 17 octobre 1961.

Dans l’absolu, c’est une bonne chose. Mais rien n’est dû au hasard. Ças’inscrit dans la préparation de l’intervention française au Mali. Ça fait par-tie des deals obscurs qui ont certainement été passés pour pouvoir survolerle territoire algérien. La géopolitique, c’est une science de monstres froids.

�� La “Françafrique”, toujours d’actualité?Plus que jamais. On est dans une guerre néocoloniale. Quand le Président

dit : «Il est temps d’en finir avec la “Françafrique”, il faut comprendre : «Onva moderniser les liens de dépendance des pays africains à l’égard de laFrance». On a appris à interpréter ce blabla officiel ��

RÉMI BANETETGAËTAN DELAFOLIE

* Comprendre “rap politique”

KABYLE, PIED-NOIR,SALAFISTE, DES

ÉTIQUETTES QUI COLLENTPARFOIS À LA PEAU.GUERRE D’ALGÉRIE,ISLAM, INTÉGRATION, DESDÉBATS QUI N’ENFINISSENT PAS. ET IL Y ACES VOIX, QUI S’ÉLÈVENTOU SE TAISENT, POURS’AFFRANCHIR DESPRÉJUGÉS.

Houria Bouteldja mène un combat décolonial avec les Indigènes de la République. Camel Bechikh prône unislam de France au sein de son club de réflexion Fils

de France. Entretien croisé avec deux figures de l’immigration aux points de vue divergents.

voix alternatives20 El Watan Week-end Supplément

mai 2013

© CREATIVE COMMONS. GWENAEL PISSER

aux “ Fils de France ”les “ Indigènes ”face

Hamé est mem-bre du groupeLa Rumeur, ferde lance du rapconscient*. Néde parents al-gériens, il esttrès critiquevis-à-vis de laFrance, du dis-cours intégra-tionniste et desa politiqueafricaine.

On parle d’intégrationpour éviter de parler de discrimination

Camel Bechikh © É.GODEAUHouria Bouteldja ©EG

Mohamed Bourokba dit Hamé © GAËTAN DELAFOLIE

MOHAMED BOUROKBA. Rappeur

Page 21: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

Ne cherchez pas le Vieux Carnoux, il n’existe pas. Cette com-mune de 7000 habitants, près deMarseille, a été créée en 1966.L’histoire commence en 1957lorsque Emilien Prophète, un Fran-çais du Maroc, achète des terrainsde garrigue pour un prix dérisoire.Les investissements sont colossauxmais les logements ne trouvent pas acquéreur. Seuls quelques Françaisdu Maroc et de Tunisie s’installent.

En 1962, l’afflux des rapatriés d’Algérie dynamise l’essor de laville. La population passe de 260 àprès de 1000 habitants en deux ans.« Carnoux est une création ex ni-hilo, c’était un vallon perdu, un ter-ritoire de chasse. Il y a eu tout à ins-taller », raconte Christian Fenech,président de l’association Racines

Pieds-noirs. Au sommet de la col-line, les habitants dressent une croixface à la presqu’île de Sidi-Fredj,lieu du débarquement des Françaisle 14 juin 1830. L’église Notre-Dame d’Afrique sera le premiermonument. Tout un symbole. Débu-tée en 1963, la construction de l’édi-fice est achevée en 1966. « Carnoux est unique en France :

il y a une église avant d’avoir unecommune, Notre-Dame d’Afrique aété entièrement financée par lescroyants et la création de la ville nerésulte pas d’une volonté étatique »,explique Nicolas Bouland, adjointau maire. Pour Christian Fenech,«Carnoux reste le village symbolede l’esprit pionnier des Pieds-noirs.»��

M. J., J. M. ETA. M.

es Pieds-noirs estiment qu’ilfaut avoir souffert pour fairepartie de la communauté, c’est

un peu un ticket d’entrée.»Cette souffrance, StéphaneCalandra, fils de Français

d’Algérie, ne l’a pas connue. «Mesparents auraient pu me la transmettremais ça leur a fait tellement mal qu’ilsn’avaient pas envie d’en parler.» Lacicatrice du déracinement est difficileà supporter pour les générations sui-vantes. «Mon fils a du mal à me de-mander. Ça lui fout la trouille de de-voir porter cette souffrance», reconnaît Pierre Barrau, responsabledu Fonds mémoire Pieds-noirs à Carnoux.

Ne pas en parler apparaît commeune règle d’or. Pour André Bouland,arrivé en France à 17 ans, cela ne peutavoir qu’un résultat destructeur : «Jen’ai pas d’idée sur la finalité du sortdes Pieds-noirs mais je pense qued’ici une vingtaine d’années on auratous disparu. On le voit avec l’accentpied-noir qui est déjà en train de seperdre.»

À Carnoux, deux associations cher-chent à faire perdurer cette culture.Carnoux Racines, fondée en 1984 parMelchior Calandra, organise chaqueannée le pèlerinage du 15 août. L’oc-casion pour les Pieds-noirs de toute laFrance de se rassembler. En créantRacine Pieds-noirs en 1999, ChristianFenech cherche à rassembler lesjeunes générations. Et à leur transmet-tre des valeurs car «la culture pied-noire, ce n’est pas seulement l’anisetteet les merguez.»

Des valeurs qui renvoient au sou-venir de la vie en Algérie. «C’est plusque des souvenirs. C’était mon pays,ma maison, ma vie», témoigne Mi-chel Ambrosino. Ce 26 mars, leconseiller municipal de 65 ans a rejoint une cinquantaine de Pieds-noirs sur la place de Carnoux. Toussont venus commémorer la fusilladede la rue d’Isly survenue à Alger en1962. «Nous le peuple pied-noir, onn’a rien à se reprocher. On a été desvictimes et on se bat pour la recon-naissance des choses telles qu’on les avécues.»NOSTALGÉRIQUE

Nicolas Bouland, 35 ans, n’a ja-mais vécu en Algérie mais baigne de-puis sa naissance dans l’ambiancepied-noire. «Je ne suis pas d’une fa-mille très “nostalgérique”. Mes parents ne sont pas “Algérie Françaiseavec drapeau”. Ils m’ont transmis lesouvenir d’une Algérie heureuse. Jesuis donc optimiste pour une future ré-conciliation. Je pense qu’il y a laplace pour une autre mémoire, plusapaisée et moins rancunière.» Maispour bon nombre de ceux qui ont vécula guerre, l’amertume est toujours pré-

sente. «On a été coupés de nos ra-cines du jour au lendemain. Bien sûrqu’on a du ressentiment», reconnaîtAndré Moyo. Cet ancien artisan enferronnerie, né à Souk Ahras, évoquele jour où des Algé-riens se sont instal-lés chez lui en luidemandant de quit-ter le pays. «En1962, c’était la va-lise ou le cercueil.»De l’autre côté dela Méditerranée, l’accueil est toutaussi rude. «À notre arrivée à Mar-seille, une banderole “Les Pieds-noirsà la mer” nous attendait», se souvientMarcelle Magron, débarquée enFrance à l’âge de 22 ans. «Pour nous,la métropole c’était l’Amérique, mais

on a été reçus comme des chiens, ap-puie son ami Michel Ambrosino. Onn’avait pas le droit à la cellule psy-chologique.» Leur mal-être, ils l’ontcombattu en se rassemblant. Au cours

des années soixante,environ 2000 Pieds - noirs se sont instal-lés à Carnoux. Prin-cipalement grâce aubouche à oreille.

«Ils ont retrouvé un endroit où ils sesentaient en famille», explique Sté-phane Calandra. «On a essayé de re-constituer notre mode de vie d’Algé-rie avec les fêtes, les bals», sesouvient André Moyo. «C’est dans cesens que la ville est emblématique»,s’amuse Pierre Barrau. «Se tenir

chaud, se rassembler, ça c’est Car-noux.» Stéphane Calandra, qui a étu-dié l’identité pied-noire, tente une ex-plication sur ce regroupement:«Il y aeu des Pieds-noirs, notamment degauche, qui se sont intégrés très vitedans la société française. Ils ont pour-tant le même sentiment de déchirure.Mais ceux qui se sont installés à Car-noux étaient sûrement plus nostal-giques.»

L’identité de ces Français d’Algé-rie s’est structurée autour de sym-boles forts. L’église Notre-Damed’Afrique a été le premier monumentconstruit. «Cela prouve que fonda-mentalement, le Pied-noir est croyant.Ça fait aussi partie de son esprit pion-nier car chaque village d’Algérie

Pied-noir j’étais,Pied-noir tu seras

Carnoux-en-Provence accueille depuis cinquante ans une communauté deFrançais d’Algérie. Ils cherchent à faire perdurer leur identité et à transmettreleurs valeurs aux générations suivantes.

Carnoux, ville symbole

La Vierge noire trône dans l’églisenotre-Dame d’afrique ©JULIEN MOLLA

voix alternatives21El Watan Week-end Supplémentmai 2013

«La société entre-tient la vision du

Pied-noir raciste»

nI VAlISe,nI CeRCUeIl

de Pierre Daum

Le journaliste démontre que fin1962, environ 200 000 Pieds-noirs sont restés en Algérie.Selon ses recherches, ceux quiavaient choisi de rester affirment qu’ils ne risquaientrien, les violences s’étant rapidement arrêtées.

*Éditions Actes Sud 2012(France) et Médias Plus (Al-gérie)

Carnoux commémore la fusillade de la rue d’Isly, autour de Melchior Calandra le 26 mars 2013 ©ADRIEN MORAT

avait son église», explique Anne-Marie Bouland. À l’intérieur, une ré-plique de la Vierge noire d’Algerveille sur les fidèles. Les cloches,elles, proviennent de Saint-Denis-du-Sig, près d’Oran. MÉMOIRE

Pour Nicolas Bouland, qui a réa-lisé un mémoire sur les rapatriésd’Algérie à Carnoux, l’identité pied-noire s’est plus construite au retouren métropole qu’en Algérie: «Cettecommunauté n’existe que parce qu’ily a l’exode. Avant 1962, il n’y avaitpas de cohésion et c’est à l’indépendance que les Pieds-noirsne vont faire qu’un. Ils s’en font alorsune gloire. Mais il est vrai que cettemémoire va se diluer, admet-il. Lesgens qui ont vécu en Algérie dispa-raissent. Le problème, c’est que lasociété entretient la vision du Pied-noir nostalgique et raciste. Ma géné-ration veut s’affranchir de cetteimage fabriquée et regarder devant.»

En 2006, il part en Algérie, à l’ini-tiative de l’association RacinesPieds-noirs. Un voyage que beau-coup ont refusé de faire, par peurd’être déçus. «Quand vous partez,vous avez une image. Si vous revenezcinquante ans après, c’est plus pa-reil. Moi, parfois, j’y retourne, maisdans mes rêves», raconte Alain Ma-gron. Avec sa femme, ils vivent en-tourés de photos de leur ville nataleBône (Annaba), de tableaux et de li-vres évoquant l’Algérie française. Unvrai petit musée. André Moyo, luiaussi, préfère se contenter des imagesqu’il a gardées en mémoire:«Je mesouviens des champs de blé plushauts que nous, du zéphyr qui don-nait l’impression que c’était la mer.Des images que je n’ai jamais revuesen France.» Pour expliquer son refusd’y retourner, il évoque l’insécuritéqui existe encore dans le pays.

Mais pour Stéphane Calandra, leproblème est ailleurs. «Ils ont idéa-lisé leur vie là-bas. Ils affirment quelorsqu’ils étaient en Algérie, tout sepassait bien mais sur le papier, il n’ya par exemple aucun mariage entreFrançais et autochtones. Mais toutça leur paraissait normal et ils nes’en rendaient même pas compte.»

Anne-Marie Bouland et son mari,eux, n’ont pas hésité à faire levoyage. «Quand on est arrivés, on aeu le sentiment que la terre s’accro-chait à nos chevilles, on avait l’im-pression que les racines nous appe-laient. On s’est dit :“On est cheznous”», se souvient-elle. Pour sonmari, André, ce voyage a été unesorte de thérapie. «Je rêvais souventd’Oran et depuis que j’y suis re-tourné, je souffre moins, j’ai combléun manque.» ��

MARIE JOLLY, JULIENMOLLA ETADRIENMORAT

Page 22: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

Exilé en France depuis 1995, FerhatMehenni, 62 ans, incarne le versant radical dela question kabyle. Enseignant, chanteur puishomme politique, il lutte depuis cinquante anspour la reconnaissance de l’identité amazigh.Son combat a pour origine un sentiment de ré-volte qu’il expérimente à l’âge de 12 ans,lorsque les éducateurs de son école recom-mandent aux enfants de ne plus parler kabyle.«Je ne savais ni le français, ni l’arabe et necomprenais pas pourquoi je devais être hon-teux de ma langue natale», confie-t-il.

Dans les années soixante-dix, il entame uncombat identitaire pour la reconnaissance desdroits culturels et linguistiques berbères ainsique la défense de la démocratie. «Nous étions

prêts à affronter le régime en se servant de laprison comme tribune. De 1976 à 1985, j’aiété arrêté douze fois pour “berbérisme”. Pen-dant cette période, il y a eu scission entre ceuxqui n’étaient pas en prison et nous. À notresortie, ils ont rejoint le FFS et nous avons crééle RCD.»

Très actif sur la scène politique, Ferhat Mehenni est l’un des principaux artisans duPrintemps berbère en 1980 et lance le boycottscolaire en Kabylie en 1994. Mais du MCB auRCD, ses revendications sont restées lesmêmes. Il faut attendre le Printemps noir de2001 et une centaine de morts en Kabylie pourvoir son discours évoluer.

À cette époque germe dans les esprits l’idéede régionalisation, de fédéralisme et même«d’autonomie linguistique et culturelle»,comme le prônait l’universitaire Salem Chaker, spécialiste de linguistique berbère.C’est dans ce climat tendu que Ferhat Mehenniappelle pour la première fois à l’autonomie dela Kabylie. «En 2001, nous sommes passés dela question berbère à la question kabyle;d’une revendication culturelle à une revendi-cation politique. J’ai donc demandé l’autono-mie parce que je ne croyais plus en la possibi-lité d’imposer aux autres Algériens la questionberbère.»AUTODÉTERMINATION

S’ensuivent deux phases de radicalisation :la naissance du Mouvement pour l’autonomiede la Kabylie (MAK) dans la foulée du Prin-temps noir et la création, en France, du Gou-

vernement provisoire kabyle en 2010.«Après dix ans de vaines revendications

d’une autonomie régionale, nous avons estiméque notre lutte devait passer à un autre stade,celui de l’autodétermination.», indique FerhatMehenni qui souhaite «porter la question ka-byle devant l’ONU» et refuse désormais «dese dire Algérien». «Nous avons été Kabyles etAlgériens. Nous ne pouvons plus l’être. Dansl’ensemble des pays issus de la colonisation,on a mis des peuples ensemble, d’où ces cli-vages identitaires.»Aujourd’hui, le MAK estle seul mouvement à réclamer l’autonomie dela Kabylie. ANCRAGE ?

Mais en Algérie comme en France, il estdifficile d’évaluer la représentativité d’unestructure non élue installée à l’étranger. Selonun journaliste basé à Tizi Ouzou, sa créationn’a pas eu d’impact réel sur la population, bienque l’autonomie «en tant qu’espoir» soit pré-sente dans tous les esprits. «Il y a des attentesimmenses de la population mais les personnesqui les portent ont perdu de leur crédibilité, iln’y a pas de débats internes aux partis poli-tiques. De plus, le MAK n’est pas structuré, iln’est perceptible qu’à travers la section estu-diantine à Tizi Ouzou. Les jeunes sont les plussensibles à cette question.»

Car l’autonomie en tant que statut fait aussidébat au sein de la jeunesse. En France, lesjeunes Kabyles sont favorables à l’ouvertured’un dialogue public. «Les jeunes ne sont pascontre un débat sur l’autonomie de la

Kabylie», indique le président de l’associationdes jeunes Kabyles de France. «Beaucoupsont pour la création d’un État fédéral. Maisce qui est primordial pour eux est l’officialisa-tion de la langue berbère en Algérie. Dans lecas où notre parole n’était pas officialisée, cer-tains seraient tentés de rejoindre le mouvementautonomiste, voire indépendantiste.»

Pour d’autres, l’enjeu identitaire n’estmême plus au centre du débat. C’est le caspour Sofiane, Aghiles et Mokrane qui étudientdepuis peu à Paris. Ils sont kabyles mais «plei-nement algériens» et reprochent à Ferhat Mehenni son «approche raciale de la ques-tion». «Il y a bien un problème identitairemais c’est un phénomène généralisé en Algériequi ne touche pas seulement les Kabyles. Celaconcerne tous les Berbères», affirme Aghiles.La question aurait été instrumentalisée parl’État pour détourner les Algériens des enjeuxdu pays. «La donne identitaire devient de plusen plus marginale», précise Sofiane. «Ce quiest important chez les jeunes aujourd’hui n’estpas l’identité mais le marasme social, le chô-mage qui les touche. Le vrai problème est lemanque de démocratie et la mauvaise distri-bution des richesses.»

Tous trois sont contre l’autonomie mais nesont pas défavorables à un statut particulier.Sofiane parle de «décentralisation», Aghilesévoque le «fédéralisme». Mais d’une voixcommune, ils défendent le sentiment nationalalgérien et voient dans les revendications in-dépendantistes «une menace» pour le pays ��

AXELLE BERAUD

Nous sommes deux reporters : un athée, un musulman.Et nous voulons rencontrer les salafistes de France.Sujet complexe ici. Un sondage commandé par LeMonde en janvier 2013 montre que 74 % des sondéspensent que l’islam est une religion intolérante et que80 % estiment que les musulmans cherchent à imposerleurs normes. Les salafistes sont considérés comme desterroristes et les barbus comme des salafistes. Même siYahya est musulman, nous ne sommes pas en odeur desainteté. Pour commencer, c’est vers un imam que nous nous di-rigeons. Ahmed Miktar est modéré et dès qu’il apprendle sujet de notre enquête, il nous fixe rapidement un ren-dez-vous. «Le salafisme est un sujet un peu sensible»,dit-il d’emblée. C’est sans doute pour ça qu’il nous re-çoit aussi vite. Il définit le salafisme comme un courantrigoriste, ses adeptes cherchant à retourner à “l’islamdes anciens”. Durant cette rencontre, il détruit les idéesreçues. «Le salafisme n’est pas qu’une idéologie poli-tique tournée vers l’extérieur et qui vise à la conver-sion des masses, c’est aussi un courant philoso-phique.» Nous sortons de son bureau et comprenonsles difficultés à venir mais nous avons une liste desmosquées réputées salafistes de la région. Aucun autreimam ne nous recevra plus. Celui d’une mosquée dePellevoisin refuse de parler directement à Baptiste. ÀYahya, il demande: «Et ton copain là, il est fran-çais?». Il accepte quand même un rendez-vous qui res-

tera sans suite. À ce moment, la piste de l’imam inté-griste refroidit et c’est directement aux fidèles que nousallons nous adresser. DELIT DE FACIÈSRetour à Pellevoisin et au délit de faciès. Nous interro-geons tous les barbus qui sortent de la mosquée et plusencore ceux qui portent le kamis (habit traditionneladopté par les salafistes). C’est comme ça que nous ren-controns celui que nous pensons être notre premier sala-fiste. Abdelhakim*, 24 ans, barbe juvénile et d’originealgérienne. Déception, il ne se considère pas comme sa-lafiste. «Ce n’est pas apprécié des oulémas, c’est se pré-tendre l’égal des compagnons du Prophète... et puis pourles médias, le salafisme c’est le terrorisme.» Il essaie derester discret sur sa foi. Il a déjà perdu un emploi parcequ’il a refusé de serrer la main d’une collègue.

Des musulmans qui restent discrets mais toujours pasd’intégristes. En désespoir de cause, nous nous tournonsvers Samir Amghar, sociologue et auteur de L’islam mi-litant en Europe. «Le salafisme est hétéroclite, pluriel etcontradictoire.» Nous voilà bien avancés. En deux se-maines, nous n’avons pas rencontré de fous d’Allah, seu-lement des musulmans pratiquants qui font profil bas,usés par les amalgames politique... et médiatiques ��

YAHYAALIAHMEDET BAPTISTE GARCIN

*Le prénom a été modifié

Ferhat Mehenni ne croit plus en «la possibilité d’im-poser aux autres algériens la question berbère»

voix alternatives22 El Watan Week-end Supplémentmai 2013

Cherche salafistes désespérément

«Je me définis fondamentale-ment et prioritairementcomme musulman avant

d’être français, algérien ou quoi quece soit d’autre.» Amar fait tournerson smartphone dans sa main, machi-nalement. Casquette “NY City”, sur-vêtement, cheveux courts. Seule sabarbe, plutôt fournie, pourrait trahirune pratique assidue de la religion.

Après une licence en sciences po-litiques à Saint-Denis, Amar entre à24 ans en master à l’université ParisDauphine, prestigieux établissementparisien. Le Franco-Algérien «atrouvé sa voie» après s’être réorienté.Les premières années dans l’ensei-gnement supérieur, en maths-infor-matique, se sont soldées par unéchec. Peu d’intérêt pour les matièresproposées, Amar sèche les cours et litle Coran. «J’ai commencé à lâcher.J’avais besoin d’une porte de sortie.En France, la réussite est essentiel-lement sociale. La religion m’a per-mis de me poser les bonnes ques-tions, de ne plus faire des études lebut essentiel de ma vie.»RAMADAN “À L’AMÉRICAINE”

Pour enrichir la lecture des ver-sets, le jeune homme surfe sur inter-net. Penseurs musulmans, écrits bi-bliques, ouvrages sur le judaïsme,théorie athéïste de Richard Daw-kins... En diversifiant ses lectures, lejeune homme «veut être sûr de sonchoix».

Amar n’a pas suivi d’enseigne-ment religieux. Sa famille est musul-mane mais peu pratiquante. Sa mèreet ses cinq sœurs ne portent pas levoile. «Des “muslims light”. Onn’allait pas à la mosquée, on faisaitle ramadan “à l’Américaine”, sansprier», s’amuse-t-il. Son père, origi-naire de Sétif, opère un retour à la re-

ligion au même moment que son fils.Ils discutent de leur foi à la maison,mais ne vont pas à la mosquée en-semble. C’est avec son meilleur amiHicham, lui aussi en sciences poli-tiques, qu’Amar échange le plus.«On a opéré le même retour à l’is-lam. Ça nous a permis de question-ner cette religion par rapport auxdoctrines modernes, comme la dé-mocratie, le communisme.» Pour cesdeux étudiants, religion et politiquene sont pas dissociables : l’islam estune religion qui recouvre la politique. «La nationalité du musulman,

c’est sa foi.» Avec cette citation duleader des Frères musulmans, SayyidQutb (exécuté par la justice égyp-tienne en 1966), Amar introduitl’idée d’un califat musulman. Il dé-fend l’instauration de la chariacomme norme suprême dans les so-ciétés musulmanes. «Mais avantd’établir un califat, il faut sensibili-ser la population par l’éducation,préparer les mentalités au retour àl’islam», explique le jeune homme.Cette théorie s’applique au Maghreb,mais pas à la France : «Ici, il faudraitjuste que la pratique religieuse soitfacilitée, qu’on arrête de nous mettredes bâtons dans les roues.»

À la fac, Amar s’isole dans lessalles de cours en travaux pour fairesa prière. Une application smart-phone lui indique la qibla, la direc-tion de La Mecque. «Je me cache,j’ai pas enviede revendiquer», lâche-t-il. Une attitude qui contraste aveccelle qu’il adopte sur les réseaux so-ciaux. En première page Facebook,Jérusalem entourée de barbelés, dé-fendue par un homme armé. Enphoto de profil, le drapeau salafiste,la chahada sur fond noir ��

GARANCE PARDIGON*Le prénom a été modifié

Amar, “nationalité ”Jeune étudiant franco-algérien, Amar* s’est plongétardivement dans l’islam. être musulman, pour lui,c’est un choix réfléchi mais surtout une posture poli-tique.

Identité berbère : itinéraire d’un engagement radicalLa création du Gouvernement provisoire kabyle en 2010 a déclenché des polémiques en Algérie et même en Kabylie. Taxé d’illégitime, leprésident du GPK, Ferhat Mehenni demande désormais l’indépendance de la région. Une revendication qui fait débat.

©AXELLE BERAUD

abdelhakim ne laisse paraître que son ombre ©BAPTISTE GARCIN

Page 23: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

LEFRANÇAIS ETL'ARABE, FRUITS

DE DEUX CULTURES,PARTAGENT UNEMÊME HISTOIRE.ELLES SE COMPLÈ-TENT ET FUSIONNENTNATURELLEMENT,MALGRÉ CERTAINESDIFFICULTÉS QUESEMBLENT POSERL'APPRENTISSAGE DELA LANGUE ARABE ENFRANCE.

©AFP

Ils ont entre 8 et 11 ans, se pré-nomment Malek, Ismaël,Ahmed… Ils habitent dans le

département du Nord et ont des ori-gines algériennes, marocaines ou syriennes. Assis sur leur chaise, ilslèvent le bras le plus haut possiblepour attirer l’attention de la maî-tresse. Ils désirent tous montrerqu’ils sont capables de lire les diffé-rentes sonorités de l’alphabet arabe.

Au premier étage de la grandemosquée de Villeneuve d’Ascq, septclasses pleines d’enfants bourdon-nent d’activité, comme tous les sa-medis matin. Rien ne laisse croireque cette “école” se trouve dans unlieu de culte, si ce n’est la salle de

prière de l’autre côté du couloir.Tout à coup, l’enseignante

entonne un air en arabe. Les enfantsle reconnaissent aussitôt et s’em-pressent de chanter, la main sur lecœur. «C’est une chanson sacréesur Allah et sur le Coran», expliqueune élève de 10 ans. Ce chantmarque la fin du cours de langue etle début de la récréation. Une pausesignificative puisqu’elle est suppo-sée marquer la séparation entre lecours d’arabe et le cours de religion.Les élèves ont ainsi la possibilité de

n’assister qu’au cours de langue. Ils reprennent cependant leur

place un quart d’heure plus tard, de-vant la même maîtresse, afin d’enapprendre davantage sur l’islam.«On ne s’en cache pas. Quand onvient à la mosquée, on apprendarabe et religion. L’arabe est le vec-teur de la religion islamique», dé-clare Moustafa Mabsout, directeurde l’enseignement à la grande mos-quée de Villeneuve-d’Ascq.

La dimension religieuse reste lagrande différence entre les cours

dans la mosquée et l’enseignementlaïc offert par le ministère de l'Édu-cation nationale, dans le cadre duprogramme Enseignement deslangues et cultures d’origines (Elco).Marie-Line Delaire, en charge del’Elco dans le Nord, s’inquiète quela formation dans les mosquées, oùles enseignants sont pour la plupartbénévoles, ne soit pas au même ni-veau que celle proposée par le pro-gramme. «Les enfants peuvent trèsbien suivre le programme Elco etfréquenter la mosquée. C’est dom-mage de restreindre l’enseignementde la langue au fait religieux.»LAÏCITÉ DANS LA MOSQUÉE

La laïcité dans l’enseignementreste toutefois un principe importantpour certaines associations musul-manes. Dans la mosquée de Saint-Maurice à Lille, des cours d’arabesont dispensés chaque week-end.Des cours durant lesquels la religionn’est pas évoquée, même s’ils se dé-roulent dans un lieu de culte et sousla supervision de la Grande mosquéede Paris.

Cela fait trois ans que Bezzaz, unpère de famille d’origine algérienne,amène ses filles à la mosquée deLille pour les cours. «Il y a cinqheures de cours hebdomadaires.Mes deux filles s’améliorent beau-coup. Le cadre de la mosquée est intéressant.»

Selon le président pour le Nord-Pas de Calais de la Mosquée deParis, un tel cadre est «convenableselon les valeurs arabo-musul-manes». «Suivre les cours à la mos-quée habitue les enfants à cet envi-ronnement et qui dit mosquée ditbonne éducation. Ici, on ne parle pasde choses qui ne sont pas bien», af-firme-t-il.

À Villeneuve-d’Ascq comme àLille, ces cours sont de plus en plussollicités et les établissements ontdes difficultés à répondre à la de-mande. Deux nouvelles classes sontd’ailleurs en construction dans lamosquée de Saint-Maurice à Lille,afin d’accueillir encore plus d’élèvesl’an prochain ��

CATHERINEALLARDET CAROLEMISTRAL

Le rapport à la langue arabe aconnu une évolution manifeste enFrance ces cinquante dernières années. Abdelhafid Hammouche,professeur de sociologie à l’univer-sité de Lille 1, observe aujourd’huiune évolution du contexte social,autrefois tendu et controversé. «Jeremarque un changement au niveaude toute la société française, avecun intérêt plus marqué pour lalangue et la littérature arabe». Abdelhafid Hammouche expliqued’abord cette évolution par «l’inter-nationalisation» : désormais, lalangue arabe n’est plus le seul mar-queur des migrants. Si le sociologueconstate que l’intérêt pour la languearabe a augmenté en France, il estdifficile de le mesurer précisément.«Avec le développement des études

universitaires, de plus en plus depersonnes s’intéressent à ces ré-gions du monde. Ils apprennent lalangue pour pouvoir mieux les étu-dier.» Les échanges qui se sont dé-veloppés entre la France, l’Afriquedu Nord et le Proche-Orient, qu’ilssoient culturels ou économiques, ontégalement contribué à cet «élargis-sement» de la langue arabe, noteAbdelhafid Hammouche. Autresigne de cette évolution: l’accepta-tion sociale de la langue arabe. «Au-jourd’hui, la présence de l’arabitéest moins réservée, moins honteuse,parfois revendiquée», affirme le sociologue. Dans les annéessoixante, au contraire, les migrantsarabophones «étaient marqués parla guerre et par la nécessité d’êtredans des positions en retrait».

Selon Abdelhafid Hammouche, lerapport à la langue est aujourd’huimarqué par une affirmation grandis-sante de l’islam en France. Cetteplus grande visibilité pourrait ac-croître l’attractivité de la langue.

MARIE-ÈVE TRUDEL

Minoritaire dans le milieu scolaire,l’enseignement de l’arabe connaîtaujourd’hui une forte demande.Pourtant, de 2011 à 2013, les effectifsn’ont pas progressé. État des lieuxen quelques chiffres.

�Ecoles primaires: 50000enfants (moins de 1% des effectifs)inscrits au programme Enseigne-ment de la langue et de la cultured’origines (Elco). L’ Éducation natio-nale ne prend pas en charge l’ap-prentissage de cette langue pour lesenfants de 6 à 10 ans. Le dispositifElco permet donc la mise en place decours d’arabe hebdomadaires ausein des écoles primaires. Créé en1975, il repose sur un accord entre leministère des Affaires étrangèresfrançais, l’Éducation nationale etcertains gouvernements étrangers,dont les trois pays du Maghreb. Lesprofesseurs sont payés par le consu-lat de leur pays d’origine et des locaux sont mis à disposition parl’État français. Autrefois réservé auxélèves natifs du pays d’origine duprofesseur, le dispositif Elco est au-jourd’hui ouvert à tous afin de diver-sifier l’offre de langues.

�Collèges et lycées: 9100élèves sur 5 millions (établisse-ments privés compris). à titre com-paratif, la même année, près de24000 élèves du secondaire ont ap-pris le chinois. La France ne compteque 200 professeurs d’arabe. En2011, le concours de recrutement deces derniers a même été fermé. Depuis, un à deux postes sont ou-verts chaque année. Avec si peu deprofesseurs, rien d’étonnant qu’il yait si peu d’élèves.

�Universités: 3500 étudiantssur 1,4 million dans vingt universitéspubliques françaises. Les parcoursLangues étrangères appliquées(LEA) et Langues, littératures et civi-lisations étrangères en arabe (LLCE)sont les plus prisés parmi les sixproposant de l’arabe. Si le premierregroupe des cours d’économie, degestion ou de droit, le second estconsacré entièrement à l’étude de lalangue

ANAÏS BROSSEAU

langue23El Watan Week-end Supplément

mai 2013

Dans le département duNord, les élèves sont unpeu plus de 3700 à suivredes cours d'arabe dans lesystème public. C'esttrois fois moins que dansles mosquées et les asso-ciations arabo- musulmanes.

qUelenSeIgnement ?

Aujourd’hui, l’arabité est moins honteuse

abdelhafid Hammouche ©MET

Cours d’arabe à la mosquée de roubaix ©DR

sur le net Découvrez les témoignages d’élèves d’un cours d’arabe sur icietlabas.com/bled

Cours d’arabe:

les familles préfèrent la mosquée à l’école

Page 24: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

langue

On traverse un couloir et la Mé-diterranée. À Radio Orient,d’un studio à l’autre, on passe

de l’arabe au français. En arabe eten direct, des auditeurs appellentpour passer des petites annonces àl’antenne. En français, l’enregistre-ment d’un entretien. Ce jour-là, lejournaliste Loïc Barrière reçoitSihem Habchi, Franco-Algériennemilitante de la cause des femmes.Pour elle, cette radio a quelquechose de familial. «Je me sens unpeu chez moi, ici. Mon père écouteRadio Orient parce que, commetoute la génération de nos parents,

il adore garder un lien avec la cul-ture arabe.»Loïc Barrière confirme: «Radio Orient, c’est souvent lié àl’enfance. L’enjeu, pour nous, c’estd’être écoutés par la nouvelle géné-ration.»

Pour cela, les programmes s’ap-puient sur une identité orientale. Laculture, en particulier la musique.La religion, avec les prières diffu-sées en direct de la mosquée deParis et de La Mecque. Et surtoutl’information, avec seize éditionspar jour, en français et en arabe.C’est ce qui coûte le plus cher à pro-duire, mais la couverture de l’actua-

lité du monde arabe représente lavaleur ajoutée de Radio Orient.L’animatrice Nadia Bey, qui a com-mencé sa carrière en Algérie, en estpersuadée, «pour les auditeursRadio Orient est complémentairedes autres radios françaises qu’ilsécoutent», précisément parce que lastation traite tous les jours du mondearabe. «On est là aussi quand lesautres médias ne sont plus là, ajouteLoïc Barrière. Les attentats en Irak,les combats en Syrie, il y en a tousles jours, mais plus personne n’enparle, sauf nous.»LA 2E LANGUE ENFRANCE

Sur l’actualité du monde arabe,«on essaie d’être impartiaux, maison sait qu’on ne l’est pas », assureJamil Shalak, le président de RadioOrient, qui mène lui-même la confé-rence de rédaction quotidienne.Dans son bureau de directeur del’information, Issa Makhlouf jettede temps en temps un coup d’œil autéléviseur qui diffuse Al Jazeera encontinu. Selon lui, pour faire dujournalisme honnête, sa radio estmieux placée à Paris qu’au Ma-ghreb ou en Orient. «Si on estproche des événements, on ne peutpas être objectif.»

Pourquoi diffuser dans deuxlangues? Loïc Barrière explique:«On a des auditeurs bilingues, et

d’autres qui sont plus à l’aise enarabe. En tout cas les deux languessont indispensables, on ne peut passe passer de l’une ou l’autre, c’estla couleur de la radio.» Nadia Beyestime qu’il faudraitmême donner plusde place à la languearabe en France. «Sivous vous fiez auxstatistiques, l’arabedevrait être ladeuxième langueenseignée dans cepays.» L’animatriceréfute l’idée selon laquelle diffuseren arabe serait céder au communau-tarisme. «Une langue, c’est ce quivéhicule un message. La languen’est pas le message.» Issa Makh-louf est sur la même longueurd’onde. «Il ne faut pas avoir peurde passer d’une langue à l’autre. Demême, chaque année, on intègredans le dictionnaire français desmots nouveaux venus d’autres cul-tures.»QUEL ARABE?

Sihem Habchi se dit «de culturemétissée. On assume cette doubleculture, qui est plutôt une richesse.»Cette richesse est même une ques-tion d’accents. «L’arabe de RadioOrient dépend des présentateurs.Ce qui rend les choses un peu plus

magiques, c’est qu’il y a un accentqui chante, et qui chante la culturedu pays, à chaque fois, et qui vousfait voyager», poursuit Sihem Habchi. Il y a donc plusieurs

langues arabes àl’antenne. «Cha-cun parle son dia-lecte», résume IssaMakhlouf. «Unede nos obsessions,indique le directeurde l’information,c’est de savoirquelle langue utili-

ser pour communiquer : un arabelittéraire, rhétorique et éloquent?On essaie plutôt de forger unelangue moderne mais juste.» Leprésident de Radio Orient, JamilShalak, évoque l’arabe journalis-tique. «Il y a un tronc commun,pour les auditeurs, qui est l’arabeappris à l’école. Tout le monde nemaîtrise pas l’arabe journalistique,donc on entend parfois des mé-langes avec les dialectes.»

Et quand on demande à IssaMakhlouf si ce mélange ne nuit pasà la compréhension globale pour lesauditeurs, sa réponse est claire. «Ilfaut donner à l’arabe des moyens devivre. La langue qui a peur estcomme une culture qui a peur. Elleest condamnée à mort.»��

FRANÇOIS GEFFRIER

Radio orient :les ondes bilingues

Dans les studios de Radio Orient, près de Paris, onparle indifféremment arabe ou français. La station aplus de trente ans d’existence, et un public bien ins-tallé: environ 100000 auditeurs par jour, rien qu’enrégion parisienne. Pour ses animateurs, mélanger lesdeux langues n’est pas un problème.

«On essaied’être impar-tiaux. Mais onsait qu’on ne

l’est pas.»

Dans un français parfait et sansaccent, Leïla Sebbar répète: «Non,je ne parle pas la langue de monpère.» Invitée en Auvergne pourparler de son œuvre, elle témoigne,depuis plus d’une heure, de son rap-port aux langues française et arabe.Un rapport particulier qu’on re-trouve dans tous ses livres: des Let-tres parisiennes à Je ne parle pas lalangue de mon père sans oublierL’arabe comme un chant secret. Unrecueil de textes qu’elle adresse «àtous les enfants qu’on a séparés dela langue des pères et mères».

Bien qu’elle ait passé les vingtpremières années de sa vie en Algé-rie, Leïla Sebbar ne maîtrise pasl’arabe car son père ne le lui a jamaisappris. «Dans l’Algérie coloniale, onenseignait le français à l’école. Monpère, instituteur, le parlait parfaite-ment, donc la question de l’arabe nese posait même pas», indique-t-elle.Pourtant, la «langue de l’indigène»,elle la côtoyait tous les jours. Elle en

distinguait le ton et les nuances. Il yavait l’arabe parlé par les garçons quil’insultaient sur le chemin de l’école.Puis il y avait l’arabe parlé par sonpère ou les femmes du village.L’arabe comme mélodie. L’arabecomme un chant secret. Et c’est parcequ’elle n’a jamais appris cette langueque Leïla Sebbar s’est envolée pourla France et a embrassé l’écriture.«Je n’ai jamais reproché à mon pèrede ne pas m’avoir enseigné l’arabepuisque c’est ce manque fondamen-tal de sa langue qui fait que je suisécrivain. J’écris le corps de mon pèredans la langue de ma mère. Et sij’avais appris l’arabe, je serais res-tée en Algérie, j’aurais pris la natio-nalité algérienne mais je n’auraispas écrit.»L’ÉCRITURE DU SILENCE

Cette absence de la langue l’auraempêchée de comprendre parfaite-ment son père et son pays natal. LeïlaSebbar, qui a fait le choix de la

France, un pays qu’elle ne quitteraitpour rien au monde, reste profondé-ment attachée à ses “Algéries”. «Jen’ai pas une Algérie unique. Ce quim’importe, c’est d’approcher parl’artifice de la fiction tout ce que monpère ne m’a pas donné : sa terre, salangue, les légendes, les histoires deson pays. Une langue c’est une civili-sation entière», confie celle qui ditvivre avec une «Algérie imaginaire».

Cette absence est aussi à l’originedu travail de mémoire qu’elle effec-tue à travers ses œuvres et notam-

ment dans La Seine était rouge, surles évènements du 17 octobre 1961 àParis. «Quand je dis que je ne parlepas la langue de mon père, cela si-gnifie aussi que je travaille sur le si-lence, ces choses qui n’ont pas ététransmises», précise t-elle.

Séparée de la langue du père, mo-mentanément égarée entre deux payset deux continents, Leïla Sebbar atrouvé comment se situer dans ceflottement identitaire : remplir sonrôle de citoyenne ��

AXELLE BÉRAUD

leïla Sebbar, la terre du père dans la langue de molière

Leïla Sebbar a quitté l’algérie il y a 50 ans.

24 El Watan Week-end Supplémentmai 2013

nadia Bey, animatrice algérienne de l’émission “Sans transition” ©FRANÇOIS GEFFRIER

LE ROBERT, né à AlgeR

Le dictionnaire Le Robert,référence absolue trônant sur lesétagères de toutes les écoles deFrance, est né... en Algérie ! C’est unfils de Pied-noir, Paul Robert, qui ena l’idée lumineuse en 1945. Le Littré,seul dictionnaire sur le marchédepuis 1900, est rapidement dépassépar Le Robert et son approche«alphabétique et analogique».Dictionnaire intelligent, il ne donnepas seulement la définition des motsmais aussi les dérivésétymologiques.

Résultat : on y découvre destermes inconnus ou tombés dansl’oubli. Un travail de fourmi, quidemanda plus de vingt années delabeur à Paul Robert. L’entreprise,entamée à Alger avant de s’acheverà Paris, doit son existence au soutiende ceux qu’on appelait les Françaisd’Afrique du Nord: pour le seul moisd'octobre 1951, c'est plus d'unmillion de personnes qui participentfinancièrement au projet, rien quedans le département d'Alger. Drôled'histoire pour un dictionnairedevenu étalon du français ��

ALIX HARDY

Écrivain de père algérien et de mère française, LeïlaSebbar a quitté l’Algérie en 1961. Francophone, la Pa-risienne a trouvé dans l’écriture comment vivre sépa-rée de l’arabe, sa langue paternelle. Rencontre.

Sihem Habchi reçue par Loïc Barrière ©FRANÇOIS GEFFRIER

©BLEU AUTOUR

sur le net Plongez dans l’ambiance de Radio Orient sur icietlabas.com/2payslangue

Page 25: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

«Ici, c’était mon bâtiment.Trente ans de ma vie.» Belgacem Boilem pose son

regard sur un édifice en briquesrouges. Porte murée, murs tagués…Seule la grande cheminée de lachaufferie a gardé de sa majesté. Dupassé glorieux de l’usine de pei-gnage (traitement et sélection de lalaine brute avant filage) de la Tossée,fleuron de l’industrie textile duNord-Pas de Calais, il ne reste quedes ruines. Et des souvenirs.

Le vieil homme enjambe un tas degravas avec agilité. À son arrivée enFrance en 1959, l’usine embauche600 ouvriers. Ils viennent souvent detrès loin pour travailler et échapper à

la misère de leur pays d’origine.Parmi les dix-sept nationalités repré-sentées, les Algériens sont majori-taires. «Il y avait du travail pour toutle monde ! Tu demandais à uneconnaissance de parler de toi aucontremaître, le lendemain tu com-mençais», se souvient-il. Avoir sonréseau est une force, à l’embauchecomme derrière les machines.

Les ouvriers tournent sur troistranches horaires, l’usine ne dort ja-mais. «Si un collègue était absent,j’enchaînais ma tranche de journéeavec celle de nuit. Ça marchaitcomme ça. Pour tout le monde!»,explique Belgacem Boilem avecfierté. Si le travail est dur et les jour-nées longues, la solidarité fait laforce des travailleurs. VIE COMMUNE

«Quitter le pays, c’était le déra-cinement. Travailler à La Tossée,c’était fonder une deuxième fa-mille», ajoute Bouzid Belgacem, an-cien mécanicien. Les deux travail-leurs sont tous deux originaires de lawilaya de Bouira. Belgacem Boi-lem, 78 ans, est de la génération dupère de Bouzid, décédé en 2000.Tous deux décrivent un âge d’or: le

bonheur de travailler, d’être ensem-ble, de se retrouver après le travaildans l’un des nombreux cafés de larue de Roubaix. L’usine de pei-gnage, étendue sur sept hectares, estle centre névralgique du quartier duFlocon à Tourcoing. Les courées(ces groupements de maisons ty-piques du nord de la France) et lescommerces sont les lieux de viecommune des ouvriers de La Tossée.NO MAN’S LAND

Quand l’usine ferme en 2004, lequartier entier s’éteint. Les com-merces mettent la clef sous la porte,les cafés se vident. Les ouvriers per-dent leur emploi et avec lui ce lien sifort qui les rattache les uns aux au-tres. Pour les immigrés algériens,c’est un nouveau déracinement.«Trente ans ensemble. Nous avionsconstruit quelque chose, nous avionscontribué à la richesse de l’industriedu Nord !», s’exclame Bouzid Bel-gacem. Arrivé à l’âge de 6 ans enFrance, à 16 à La Tossée, il est dési-gné porte-parole intersyndical lorsde la fermeture. Pendant trois se-maines, un bras de fer oppose les200 salariés au patronat. Chez Salah,café tenu par un Algérien depuis cin-quante ans, devient le lieu de rallie-ment des syndicalistes.

En 2007, le quartier de La Tosséeest rasé. La zone de l’Union, au cœurdu projet de renouvellement urbainmené par la métropole lilloise, doitaccueillir des entreprises en 2016. Le café Salah trône au milieu d’unno man’s land. Le patron, Salah Oudjane, figure emblématique de83ans, a connu les deux âges. «Au-trefois, les ouvriers venaient iciaprès leur journée de travail. Avec lejuke-box, la clientèle dansait». Il re-fuse de quitter les lieux, résiste pourpréserver un peu de ce passé com-mun. Aujourd’hui, les anciens ou-vriers algériens, nostalgiques de labelle époque, viennent y boire unkawa. RÉSISTANCE

Bouzid Belgacem, figure de résis-tance lors de la fermeture de l’usine,

fonde une association en 2006. «Onne pouvait pas se quitter comme ça,on ne voulait pas subir la doublepeine : le licenciement et l’oubli»,lâche-t-il, sourcils froncés. L’associa-tion rassemble les anciens de La Tos-sée : l’usine est morte, le lien social asurvécu. Le président de l’associationse plonge dans un registre de travail-leurs daté de 1962. «Celui-là était al-gérien, j’en suis sûr!», commente-t-il. À Roubaix, ville frontalière, les

anciens de La Tossée ont rassembléune centaine d’objets, vestiges del’usine de peignage.

Dans ce musée improvisé, BouzidBelgacem prépare son nouveau pro-jet : fabriquer des vêtements de luxeà partir de la laine brute afin deréembaucher les derniers ouvriers deLa Tossée. « Il y a un vrai savoir-faire à exploiter» ��

JEANNE LEFÈVREET GARANCE PARDIGON

Canada, Angleterre, ÉmiratsArabes Unis… Les entrepre-

neurs algériens pour qui la Franceétait autrefois le marché essentiel setournent aujourd’hui vers d’autresdestinations plus réactives. «Uneformalité qui prend 24 heures en An-gleterre demande une semaine d’at-tente en France», souligne Schehe-razade Zekkar, chef d’une entreprisebasée à Aix-en-Provence depuisdeux ans.

En 2011, des Algériens émi-graient vers la France pour tenter d’yprospérer. Un engouement enbaisse: la crise économique quitouche la France et la lourdeur desdémarches administratives n’encou-ragent plus à venir y tenter sachance. Pour beaucoup d’Algériens,s’installer en France c’est «surtout

un moyen de quitter l’Algérie, où lesloisirs, la santé et les services pu-blics sont mal gérés», selon KaderBekkar, délégué général du cercledes entrepreneurs et industriels algé-riens de France (CEINAF).

Ce n’est pas seulement à cause dela crise que les Algériens boudent laFrance. Les relations économiquesentre les deux pays ne sont pas nonplus au beau fixe, selon Kader Bek-kar. «La France considère l’Algériecomme un débouché, pas comme unpartenaire économique à part en-tière», diagnostique-t-il. «Malgréplusieurs tentatives de partenariat, laFrance tient un discours déconnectéde la réalité algérienne». Ce climatd’incompréhension ne pousse pas lesAlgériens à investir en France ��

ALIX HARDY

ILS TRAVERSENT LA MÉDITERRANÉE. POUR UN AVENIR MEIL-LEUR, ILS FONT LE CHOIX DU DÉRACINEMENT. LA FRANCE,

L’ELDORADO. UNE FOIS ARRIVÉS, LE MYTHE S’EFFONDRE POURCERTAINS ALGÉRIENS. C’EST L’HEURE DU DÉSENCHANTEMENT.RÉCITS DE CES ILLUSIONS PERDUES.

à Tourcoing, l’usine emblématique de LaTos-sée ferme en 2004. Plusde 200 ouvriers “textile”perdent leur emploi.Parmi eux, des immigrésalgériens qui avaienttrouvé, au travail, unenouvelle famille.

Les entrepreneurs préfèrent les Émirats

démythification25El Watan Week-end Supplément

mai 2013

l’usine a fermé, mais il reste“la famille”

Boilem Belkacem a travaillé trente ans à La Tossée. ©JEANNE LEFÈVRE

Bouzid Belgacem a rassemblé une centaine d’objets de l’usine pour en faire unmusée. ©GARANCE PARDIGON

©JEANNE LEFÈVRE

sur le net Admirez toutes les photos de l’usine de la Tossée sur icietlabas.com/passe

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«La France, pour beaucoupd’Algériens de ma généra-tion, c’est un peu l’Eldo-

rado. Ils s’imaginent une vie plus fa-cile. Mais ceux qui viennent serendent vite compte qu’ici aussi, ongalère!» Pour Idir Cherrou, Algé-rien de 23 ans étudiant en informa-tique à Paris, le mythe français estencore bien vivantdans l’esprit de lajeunesse algé-rienne. Près de15 000 Algériensentreprennentchaque année lesdémarches pourvenir étudier enFrance. Moins de5000 recevront fi-nalement un visa etpourront s’inscrire dans une univer-sité française. Derrière le désir de cesjeunes d’aller étudier loin de leurpays natal se cache souvent un rêve:celui d’une France prospère, offrantplus de liberté, plus d’autonomie, etdes opportunités qu’ils ne trouve-raient pas en Algérie.PAYS DE COCAGNE

Le docteur Bouzid* est arrivé enFrance en octobre 1988. Il avait 25ans et venait poursuivre ses études.Après six ans passés à la faculté demédecine de Sétif, sa ville d’origine,il se retrouve face à un mur: «Il n’yavait aucun poste à Sétif et très peuà Alger dans la spécialité qui m’in-téressait, la rééducation. Alors j’aidécidé de venir en France.»Commebeaucoup d’autres, il a en têtel’image d’un pays de cocagne.

«Pour moi, la France, c’étaitl’“American dream”! On se dit quetout sera facile, qu’on pourra facile-ment gagner sa vie. C’est ça l’imagequ’on a avant de prendre l’avion.»

Idir, lui, pensait trouver en Franceplus de liberté. «La France, c’étaitpeut-être pour moi le moyen de volerde mes propres ailes.» Il dit avoir

souffert dumanque d’au-tonomie et dupoids des tradi-tions dans lasociété algé-rienne: «Là-bas, on n’a pasforcément l’oc-casion de réflé-chir par soi-même, ça ne va

pas de soi ». Le départ vers la Franceserait donc un moyen d’acquérir sonindépendance, mais aussi l’opportu-nité de rêver d’un avenir meilleur.

Pour Tahar Si Serir, président del’Union des étudiants algériens deFrance (UEAF) à l’université ParisVI, «les jeunes Algériens veulentavant tout accéder à un enseigne-ment de qualité. Ils viennent profi-ter d’un environnement économiquequi leur permettra de travaillerdans le domaine qu’ils ont choisi ».

Liberté, indépendance, autono-mie: les espérances sont très fortesavant le grand départ. Mais une foisen France, l’éloignement et les dif-ficultés pèsent lourd au quotidien.

Ne plus voir sa famille est sou-vent un déchirement. Pour le doc-teur Bouzid, cela a été «une rupturebrutale». «Pendant 25 ans, vous

rentrez tous les soirs chez votremaman, vous avez vos amis, vos ha-bitudes. Puis d’un seul coup, voussortez dans la rue et vous neconnaissez personne. C’est dur. »GALÈRES

Et il y a les problèmes d’argent :pour subvenir à leurs besoins, laplupart de ces jeunes doivent tra-vailler. «J’ai tout fait! McDonald’s,Starbucks, serveur, postier, agent desécurité de nuit, maître-chien»,confie Idir. Pas facile de concilierétudes et petits boulots, surtoutquand l’argent vient à manquer. «Àune période, je me suis retrouvé

sans logement. J’ai passé des nuitsdans des bars, sans consommer,juste pour être au chaud car jen’avais nulle part où aller. Quandon traverse des périodes comme ça,il faut à tout prix travailler. Alors lesétudes passent au second plan.»Beaucoup n’avaient pas réaliséavant de partir combien il serait dif-ficile de vivre en France. Pourtant,aucun d’eux ne regrette son choix.Pour Fayçal, 22 ans, étudiant enmaths et informatique, «toutes cesgalères, ça vaut la peine car aubout, il y a le diplôme. C’est pour çaqu’on est là.»

Où voit-il son avenir? «Si on

m’offre un poste qui correspond àmon niveau d’études en Algérie, jerentre direct! Mais je ne reviendraipas pour un salaire de misère. Pasaprès tous ces sacrifices.» Idir, lui,ne sait pas encore: «Ma vied’adulte est ici, mes racines sont là-bas. On verra…»Difficile pour euxde savoir où ils seront dans cinq ans.Face à un tel choix, Mourad se sent«pris au piège :si tu restes ici, tu esloin de ta famille, loin de ton pays.Mais si tu rentres, tu perds peut-êtrela possibilité d’avoir un travail à lahauteur de tes compétences»��

ROMAIN REVERDY* Le nom a été modifié

emploi étudiant, la flagrante discriminationDepuis 2007, le titre de séjour fait office d’autorisation de travail pour tous les étudiants étrangers. Sauf pour les Algériens. Explications.

Chaque année, des milliers d’Algériens décident departir étudier en France, avec en tête l’espoir de seconstruire un avenir meilleur. Une fois de l’autre côtéde la mer, la réalité est souvent moins rose qu’ils nel’espéraient.

Le ministre de l’Intérieur Manuel Valls à alger en 2012. Les visites officielles françaises en algérie n’ont paspermis de débloquer le dossier des accords de 1968.

démythification26 El Watan Week-end Supplémentmai 2013

obtenir son diplôme à l’étranger : la désillusion

Été 2010. Walid, un étudiant algérien de labanlieue parisienne postule pour un emploisaisonnier chez Renault, en même temps queson ami marocain. «Nous avons tous les deuxété embauchés, mais j’ai rencontré davantagede difficultés.» À la différence de son cama-rade, il a dû demander une autorisation à la Di-rection départementale du travail. Par ailleurs,il ne pouvait travailler que 50% de la duréeannuelle légale, contre les 60% autorisés pourson ami marocain. Pourquoi cette discrimina-tion? Parce qu’il est algérien.

Avant 2007, tous les étudiants étrangersétaient logés à la même enseigne pour ce quiétait de l’accès à l’emploi. Mais les accords bi-latéraux de 1968 signés entre la France et l’Al-gérie prévalent sur la loi française, et ceux-cin’ont pas été modifiés. Ils stipulent que les étu-diants algériens ont l’obligation de demanderune autorisation de travail et ne peuvent tra-vailler que 50% de la durée hebdomadaire lé-gale ou 17,5 heures par semaine. Pour TaharSi Serir, président de l’Union des étudiants al-gériens de France (UEAF) à l’université ParisVI, les responsables de cet immobilisme, cesont les membres du gouvernement algérien:«De mèche avec le gouvernement français, ilsempêchent leurs ressortissants non-fortunésd’accéder à une éducation de qualité.»

En attendant un changement, les étudiantscontournent les difficultés comme ils le peu-vent. Depuis la rentrée 2010, Walid travaille

dans un restaurant parisien en plus de sesétudes en sciences du management. «Norma-lement, je ne peux pas travailler plus de 18heures par semaine, mais je me suis arrangéavec mon employeur pour qu’il me paie lesheures en plus au noir.»SIX MOIS SANS SALAIRE

D’autres employeurs moins scrupuleuxprofitent de cette situation pour exploiter leurssalariés. Aïssa, 25 ans, est étudiant en infor-matique à l’université de Paris VI. En plus deses études, il a travaillé comme agent de sécu-rité. «Pendant six mois, je n’ai pas été payé.Mon employeur savait que mon titre de séjourallait expirer, que j’aurais du mal à justifier unautre emploi pour le renouveler. J’ai essuyétellement de refus à cause de cette autorisa-tion que je n’ai pas osé quitter mon em-ployeur.»

Après deux ans de négociations infruc-tueuses sur les accords de 1968, Manuel Valls,le ministre de l’Intérieur français, a annoncéqu’il n’y avait pas de projet de modificationdes accords bilatéraux.

Un blocage né du bras de fer entre Alger etParis : les Algériens refusant de tomber dans ledroit commun et perdre le statut dérogatif etles Français tentant d’imposer dans les discus-sions la problématique des Pieds-noirs ��

MERYEMDRIOUCHETANGÉLIQUE FORGET

«Je ne reviendraipas en Algérie

pour un salaire demisère. Pas après

tous cessacrifices»

Chaque année, près de 15000 algériens entreprennent les démarches pour étudier en France.

© AFP

©DR

Page 27: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

démythification

«En France, je n’existe pas. Quand je me ré-veille le matin, c’est le grand point d’interrogation.Sans ressources, vous dépendez des autres. Chaquejour, je me demande ce que je peux faire de mesjournées. C’est le vide total. La France de mon en-fance ? Je l’ai complètement perdue. J’ai vécu enFrance jusqu’à mes 18 ans : l’école m’a transmisles valeurs de la République. C’est terrible d’êtredéracinée. Les seules personnes qui me compren-nent, ce sont les Pieds-noirs ; ils vivent la même si-tuation que moi. En Algérie, je ne me sens pas libreen tant que femme. Je n’ai jamais porté le foulardde ma vie. Ce n’est pas une obligation légale mais

morale, ce qui est encore pire. Je ne sais pas si c’estun crime de perdre ses papiers.

Je me heurte à l’administration. J’entre, je dis-cute. Je m’exprime bien en français, mais dès queje présente mon passeport algérien, on me dit :«Non, non, madame, on ne peut pas faire de re-cherche pour vous retrouver dans les archives.»J’ai gardé le souvenir d’une France plus tolérante,je n’avais jamais ressenti le racisme avant. Quandj’étais écolière, pendant la guerre, j’étais commetout le monde. Mais plus maintenant. Lorsquevous tendez votre passeport, vous n’êtes pas Algérienne, vous êtes terroriste. Je dirais que je

suis une bâtarde : je n’ai pas de racines. EnFrance, on me considère comme une Algérienne,et en Algérie comme une Française. Quand on esthébergé chez des gens, on ne peut pas se permet-tre ce qu’on veut. Ça me manque énormément dene pas avoir de chez moi. Vous vous sentez tou-jours gênée, toujours encombrante.

Mes enfants habitent en Algérie. Ils ont faitleurs études, ils ont de très bons postes d’ingé-nieurs. Ils n’ont pas l’intention de venir en Francepour laver la vaisselle des autres.» ��

POLYMUZALIA ETKSENIAGULIA*Le prénom a été modifié

Emmitouflés dans des couver-tures à même le sol, sans sani-taires, à des températures

proches de zéro : c’est ainsi qu’ilsont fêté Noël et le nouvel an 2013.Les uns sur les autres, dans des abrisde fortune au pied d’une église ducentre ville de Lille, les sans-papiersutilisent leur dernier recours pourêtre régularisés. Venus d’Afrique,d’Asie et en majorité d’Algérie, ilsse disent prêts à tout pour obtenir destitres de séjour. «La France que j’aiquittée dans les années quatre-vingt-dix n’est pas la même que celle de2012. Avant, en trois mois, on avaitdes papiers», se souvient Mouloud,un Algérien de Tizi Ouzou. Depuis1990, il venait chaque année dans leNord pour travailler quelques mois,économiser, puis rentrer au bled.Après avoir laissé femme et enfantsen Algérie, il pensait travailler en

France. «Je n’ai pas d’autre choix,ajoute-t-il, j’étais prêt, alors j’aicommencé une grève de la faim.»Pendant plus de deux mois, Mou-loud a jeûné, sans savoir qu’il pa-viendrait à tenir soixante-treizejours. Trois mois plus tard, il n’a tou-jours pas obtenu l’autorisation derester en France.RÉGULARISATIONS

Même après deux mois de grèvede la faim, les sans-papiers ne per-daient pas espoir, alternant séjours àl’hôpital et nuits sous tente. Certainssont même allés manifester à Paris,devant le siège du Parti socialiste. Nile gouvernement, ni la maire deLille, Martine Aubry, ne les a reçus.Le 28 novembre 2012, une nouvellecirculaire a été présentée par le mi-nistre de l’Intérieur, Manuel Valls.Elle s’adresse à des étrangers instal-

lés depuis au moins cinq ans sur leterritoire, mais selon les propos duministre, «elle n’a pas vocation àaugmenter le nom-bre de régularisa-tions», de l’ordre de30 000 par an. Ainsi,pour prétendre à une régularisation, lessans-papiers devront prouver qu’ils onttravaillé huit moisdurant les deux der-nières années et pré-senter une promessed’embauche ou uncontrat de travail. Pour Mgr Gaillot,l’un des évêques qui soutient lessans-papiers, c’est mission impossi-ble. «Comment voulez-vous qu’ilsdemandent ces justificatifs à leur pa-tron alors que la plupart d’entre euxtravaillent illégalement?» EXPULSIONS RECORDS

Si le rythme de ces régularisationsn’a pas changé ces dernières années,les expulsions, elles, ont augmentéde 11% l’année dernière. En France,36 822 sans-papiers ont été forcés deretourner dans leur pays d’origine.C’est le cas de deux Algériens, Az-

zedine et Ahmed, eux aussi grévistesde la faim à Lille. Louisette Fare-niaux, membre du Mouvement

contre le racismeet pour l’amitiéentre les peuples,explique qu’ilsétaient «en fin deparcours d’asile»et ont dû rentrer deforce en Algérie.Selon MahmedFekroun, membreactif du Comitédes sans-papiersdu Nord, l’État

pratique une politique du chiffre dé-nuée de sens. «Mon grand-père étaitdans l’armée française et ma famillea servi la France. On devrait laisserles gens aller et venir, c’est ça lamondialisation. Même Sarkozy ouManuel Valls sont d’origine étran-gère.» Il conclut qu’avec ou sans pa-piers, «les gens finissent quandmême par travailler». À peine dequoi vivre mais suffisamment pourle convaincre de ne pas abandonner.Aujourd’hui, sur 161 dossiers, il y aeu 55 avis défavorables pour 21 ré-gularisations. Les autres attendent ��

YANNICK SANCHEZ

27El Watan Week-end Supplémentmai 2013

à Lille, 147 sans-papiers ont fait une grève de la faimpendant soixante-treize jours. Seule une vingtained’entre eux ont obtenu des titres de séjour leur per-mettant de travailler, de quoi interroger la politique d’immigration en France.

«Ils neperdaient pas

espoir, alternant séjours à

l’hôpital et nuits sous tente»

une manifestation de sans-papiers dans le centre ville de Lille © YANNICK SANCHEZ

SE LOGERÉté 2006, Nacer débarque à Mar-seille avec un visa de tourisme. Untrajet en TGV plus tard, et le voilà àLille, sans toit. Il met du temps à entrouver un : pour être locataire, ilfaut un titre de séjour. Sans ce docu-ment, c’est grâce au bouche-à-oreille que les sans-papiers s’en sortent. Et quand on rencontrequelqu'un qui cherche un coloca-taire, encore faut-il que le logementconvienne : «Sur les cinq apparte-ments où j’ai habité, il y en a un quiétait tellement mal isolé que je dor-mais tout habillé, un où l’on vivait àquatre, un qui était sale, et un autreoù il y avait des conflits entrecoloc’», raconte le trentenaire origi-naire de Kabylie. Finalement, unami lui propose un toit correct àRoubaix contre 200 euros par mois.Cela fait quatre ans et il s’y sentchez lui.TRAVAILLERZéro euro par mois, c’est ce quegagne Kahla, une Algérienne instal-lée à Tours. Séparée d'un Franco-Al-gérien deux mois après l’avoirépousé, elle se retrouve le cœurbrisé dans un pays qui ne l’a jamaisfait rêver. «Moi, c’est en Italie queje veux aller.» Impossible de rentrerchez elle à Hadjadj, son frère n’ac-cepterait pas l’échec de son ma-riage. Son visa a expiré et elle n’ob-tiendra pas de titre de séjour tantqu’elle n’aura pas eu de promessed’embauche. Kahla vit d’abord surle canapé d’une tante, puis sur celuid'une amie, qui lui prête aussi desvêtements. Elle cherche à faire desménages au noir, sans succès. «J’aibesoin de papiers pour travailler etj’ai besoin de travail pour avoir despapiers.»SE SOIGNERMohammed a quitté l’Algérie pourla France il y a six mois. En février,il décide de demander l’Aide médi-cale d’État, une assurance dont tousles étrangers peuvent bénéficier. À38 ans, il est en bonne santé, mais«on ne sait jamais». Il se présente àla CAF et tend son justificatif de do-micile et son acte de naissance.Mais en face, on refuse de s’en oc-cuper. Le ton monte. Le guichetierréclame d’autres papiers. «C’estpeut-être parce que je suis Algé-rien», regrette Mohammed. «Cam’a énervé, j'étais à bout. J’ai dé-chiré tout le dossier.»Un mois plustard, il retente sa chance dans uneautre CAF, où il est mieux reçu. Sondossier est en cours de traitement.

RESTERYasmina révisait son BTS à la mé-diathèque de Toulouse le jour où laPolice des frontières a frappé à saporte pour la mettre dans le premieravion à destination d’Alger. Elle ve-nait d’avoir 18 ans, et même si elleétait sans-papiers depuis deux ans,elle n’avait jusqu’alors jamais eu deproblèmes. «J’ai appelé une prof,qui a appelé un collègue.» Le mou-vement est en marche : manifesta-tions, pétitions signées par des mil-liers de personnes. Les médiass’emparent de l’histoire et la préfec-ture renonce à l’expulsion immé-diate. «J’ai été très émue qu’autantde gens me soutiennent.» La jeunefille doit quand même aller à Algerdemander un visa d’étudiante. Deretour chez elle, en France, elle ob-tient un titre de séjour pour un an.Renouvelable ��

ÉLISE GODEAU

Sans papiers,vies froisséesIls ont jeûné

pour des papiers

Lorsqu’elle débarque en France en 2010, passeport algérien et visa de six mois en poche, Letifah* n’a qu’uneidée en tête : refaire sa carte d’identité française, perdue lors de son séjour de cinquante ans en Algérie. Elleaurait essuyé plusieurs refus de l’administration. à 69 ans, elle vit sans papiers depuis trois ans.

toujours encombrante

sur le net Retrouvez vidéos, sons et photos sur icietlabas.com/realite

Page 28: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

Le grand écran branché sur la télévision algérienne crache duGangnam style. Au-dessus du

frigidaire rempli de canettes, un oiseau en cage s’époumone. «C’estla saison des amours», explique Sid.Son commerce est un repaire pourles Algériens de Lille. Entre un thé àla menthe et un café, les anciensjouent aux dominos et les jeunescommandent des paninis. Sid est arrivé en France il y a sept ans. Il yest resté après un coup de foudrepour une Française. Le bébé arriveen juin. Dès qu’il aura trois mois etsera capable de supporter l’avion,Sid et sa femme l’emmèneront enAlgérie pour le présenter à toute lafamille.

Avec un frère à Paris et un autreen Allemagne, Sid n’est pas le seul àavoir émigré. Ses parents, toujoursen Algérie, sont fiers de lui : mainte-nant il possède son propre salon dethé. Loin de la galère de ses pre-mières années en France. «J’enchaî-nais les contrats à durée déterminée,l’intérim, je me levais à 4 heurespour aller à l’usine... Tout ça je ne ledisais pas à ma mère, pour ne pasl’inquiéter.»Car même s’il l’appelle

tous les jours, Sid préfère ne lui ra-conter que les bonnes nouvelles. Denombreux ressortissants algériensont aussi à cœur de ne pas inquiéterleurs familles restées au pays. Uneprécaution qui marche dans les deuxsens. «On attend d’être face à euxpour les mauvaises nouvelles. Et làon raconte tous les détails», préciseNaouel, une Algérienne. Seuls lesdécès sont annoncés par téléphone.Les émigrés rentrent ainsi en Algériepour les enterrements et les deuxmois d’été. Le billet est trop cher

pour revenir plus souvent.Les vacances au bled se préparent

longtemps à l’avance. «Mais cen’est pas comme la folie de nos pa-rents» admet Fatiha. Cette Franco-Marocaine née en Algérie se sou-vient des sacs pleins à craquer caléssous ses jambes, de la Renault 12break dans laquelle toute la familles’entassait et de la remorque que son

père utilisait pour tout transporter.«On avait plus de cadeaux que debagages», s’amuse-t-elle. Bonbons,thé, café, cacahuètes, pistaches: samère en achetait toute l’année en pré-vision des deux mois d’été. Au-jourd’hui, les cadeaux sont moinsnombreux et ils sont offerts avant toutaux enfants. Les femmes aussi se pré-parent. Acheter de nouvelles robes,choisir de belles tenues et emmenerbijoux et chaussures en Algérie. «Carc’est moins cher là-bas pour les faireréparer», explique la mère de famille.

Pour son dernier voyage, Fatiha etsa famille ont dépensé 5000 euros endeux mois, dont environ 2000 eurospour les billets d’avion. «On prenddu liquide pour avoir un budget pla-fonné mais au final on dépense sanscompter.» En visite dans leurs fa-milles, ces ressortissantes algériennestiennent à participer aux frais denourriture. «Certains produits qu’ai-ment nos enfants, comme la crèmefraîche et le gruyère, coûtent trèscher en Algérie.» Elle reconnaîtd’ailleurs rapporter parfois des céréales de France. Et s’il reste unpeu d’argent à la fin du voyage, il estlaissé au grand-père. Ou aux pauvres.Toutes disent pratiquer la choura, quiprévoit de verser une partie de ses re-venus aux plus démunis.UNE VIE IDÉALISÉE«Lorsque j’ai dit à ma cousine

que mes chaussures blanches étaienttachées, raconte Saïda, elle m’a répondu: “Tu n’as qu’à en acheterd’autres!”» Quand ils rentrentd’Algérie, leur famille leur demandede tout leur laisser, car ils pensentqu’en France «il suffit de se baisserpour ramasser.» Si leurs prochesrestés en Algérie idéalisent la viefrançaise, ces émigrées ont, elles, lanostalgie du pays. «Ma cousine aune magnifique villa, poursuit Saïda.En France on vit dans des cages. Là-bas, on est libres, la vie est plus pai-sible... Tu te demandes juste quel vaêtre le menu du prochain repas.»Pour Houria, il y a moins de stress,moins de pression qu’en France:«Tu réussis, c’est bien mon enfant.Tu ne réussis pas, c’est bien mon

enfant!» Même si elles se sententplus françaises qu’algériennes, cesfemmes restent très attachées à leursracines. Lorsqu’elles reviennent devacances, elles rapportent desépices, des pommes de terre, des oignons... «Tout a meilleur goût là-bas, affirme Fatiha. Et l’important,c’est que ça vient justement de là-bas. J’ai acheté des DVD à un eurosur le marché. Ils étaient vierges.Mais ce n’est pas grave si ça nefonctionne pas, car tu l’as ramenédu pays.»SECONDE GÉNÉRATION

L’attachement à l’Algérie estmoins fort pour leurs enfants nés enFrance, mais le lien familial est tou-jours aussi solide. «Ma belle-mèreaimerait que ma fille se marie avecun Tlemcénien. Moi, je lui dis “Maisoù est-ce que je le trouve?”, plai-sante Souad. En France, elle pourrafaire une fête pour ses amies. Maisle vrai mariage sera en Algérie.»Les tenues traditionnelles sont en-core prisées par la nouvelle généra-tion. Une des dernières occasions derevenir à ses racines.

Mais passer l’été au bled n’estplus vraiment une habitude. Certains, comme la fille de Jamila,préfèrent rester en France ou partiren Algérie dans des locations typeClub Med. Abdelhak, fils d’immigréalgérien et né en France, n’est pas retourné sur la terre de ses parentsdepuis trois ou quatre ans. Ses derniers voyages, c’était pour ac-compagner sa mère. «Quand j’étaisenfant, on y allait tous les étés avec

mes parents. Puis après la crise, tousles deux ans, puis tous les troisans...»Aujourd’hui, il appelle seule-ment la famille en Algérie lors de lafête de l’Aïd. Mais lorsque son pèreest mort, il a choisi de l’enterrer del’autre côté de la Méditerranée, afinde bénéficier d’une concession à vie.

Autour d’un café, Naouel, Houria, Jamila et d’autres ressortis-santes algériennes discutent. À forcede parler d’Algérie, leurs yeux bril-lent de nostalgie. «Je pleure quandj’y vais, je pleure quand je reviens»,confie Houria. Certaines espèrent yretourner définitivement au momentde la retraite. Mais Fatiha les ramèneà la réalité: «Ne rêvons pas, très peurepartent.» C’est en France qu’ellesont leurs habitudes, leurs enfants.Là-bas, elles restent des étrangères.«C’est comme si on avait un écri-teau “immigrée”sur la tête, déploreSaïda. On est des immigrées partout.»Un pied dans chaque pays,nulle part vraiment chez elles.

Pour Sid, il n’y a aucun doute.«La France, c’est mon pays. Mesenfants seront français. C’est le destin.» Pour autant, il n’en oublepas ses origines. Lorsque sa femmelui enseigne la cuisine française, illui apprend comment servir le thé etfaire des pâtisseries algériennes. Etpour un match de football France-Algérie? «Ah, c’est une questiondifficile! Je supporterais les deuxéquipes je pense.» Ou plutôt le FCBarcelone, vu les affiches qui recou-vrent les murs du salon de thé��

CHRISTELLE PIREET VALÉRIE XANDRY

Au , dans le “ costume ” de l’immigréIls se sont expatriés en France, mais restent toujours très attachés à leurs racines. Quand ces Algériens rentrent au pays, face à leur famille,ils incarnent la réussite souvent fantasmée de l’immigré.

Les parents de Sid sont venus plusieurs fois rendre visite à leur fils et à son épouse.

arrivé en France il y a sept ans, Sid est désormais propriétaire de son salon de thé ©VALÉRIE XANDRY

démythification28 El Watan Week-end Supplémentmai 2013

�Le retour au bled pour lesvacances, c’est l’occasion d’ap-porter de nombreux cadeaux à lafamille. Pourquoi est-ce si impor-tant?

La dimension de réussite socialede l’émigration n’a pas disparu dansl’imaginaire des Algériens. Commeleurs aînés, ils partent à l’étranger àla recherche de meilleures condi-tions de vie. Ces conditions se tra-duisent par les cadeaux et les tenuesqu’ils portent de retour en Algérie.Il arrive que certains émigrés, enparticulier ceux de la première gé-nération, se privent toute l’année devêtements et de biens pour, à l’oc-casion de leur retour au pays, biens’habiller et offrir à leurs proches etamis.

�Comment expliquer qu’envisite en Algérie, ces ressortis-sants soient considérés commedes immigrés même s’ils ont

encore la nationalité algérienne?Lors du retour au pays, l’émigré

algérien adopte, volontairement ouinconsciemment, des comporte-ments distinctifs. Ils sont étiquetéscomme “z’migrés” et “z’mégras”par leurs concitoyens, qui leur refu-sent le droit d’appartenir à d’autrescultures et nationalités.

�Y a-t-il une tendance de ladeuxième génération née enFrance à se détacher de l’Algérie?

A la différence de leurs parents,les enfants d’émigrés algériens nésen France vivent dans des espacesplus vastes et le pays de naissancedes parents ne représente qu’une alternative parmi d’autres. Le lienavec l’Algérie dépend des opportu-nités offertes en France et dansd’autres pays.

VALÉRIE XANDRY

TTRROOIISS QQUUEESSTTIIOONNSS ÀÀ HHOOCCIINNEE LLAABBDDEELLAAOOUUII..PPRROOFFEESSSSEEUURR DDEE SSOOCCIIOOLLOOGGIIEE ÀÀ LL’’UUNNIIVVEERRSSIITTÉÉ DD’’AALLGGEERR

« Ils sont étiquetés comme “ z’migrés ” »

«En France, onvit dans des

cages. Là-bas, on est libres»

Ils vivent en France, et portent encore l’algérie en eux ©VALÉRIE XANDRY

©PHOTO PERSONNELLE

Page 29: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

démythification29El Watan Week-end Supplémentmai 2013

«Comment je vois le Canada?». Bileldessine un homme debout sur unglobe terrestre. Il regarde au loin, la

main placée en visière. «C’est l’avenir pourmoi.» Ce jeune Franco-Algérien, féru d’artsplastiques, est né de parents immigrés à Roubaix. Il projette de partir au Québec à larentrée prochaine. L’agence de tourisme où iltravaille pourrait bien l’aider à trouver un pointde chute. «Le Canada est une terre d’accueil.On ne te juge pas selon ton apparence, maisselon tes compétences», pense Bilel suite àplusieurs discussions avec de la famille ou desamis algériens installés là-bas.

Farid* s’est lui aussi laissé convaincre. «Iciil faut toujours faire plus en tant qu’immigré.Au Canada, tu fais tes heures et c’est tout.»Après plus de quinze ans dans l’Hexagone, ceFranco-Algérien est en procédure d’immigra-tion depuis trois mois. D’autres y sont déjà,comme Nawel, ingé-nieur diplômée àParis. «Au Canada,j’ai réussi profes-sionnellement, ce quim’était impossibleen France. Malgrémon DEA, j’enchaî-nais les petits boulots alors quetous mes collèguesavaient trouvé untravail.»

Mais les discriminations pèsent aussi horsde l’univers professionnel. «J’en ai bouffé desréflexions racistes, des “rentre chez toi !”»,s’exclame Farid. «La montée du Front national [parti d’extrême droite], le racisme,le coût de la vie... La France ne m’apparaîtplus comme un pays où tout est possible.»

Hakim* tient un discours comparable.«J’en avais marre de me sentir assimilé auxjeunes des banlieues. C’était blessant pourmoi comme pour eux d’ailleurs.» En France,le jeune Algérien anticipait le regard des autres: «Je me rasais de près et faisais très at-tention à la manière dont je m’habillais.»À lafin de ses cinq années d’études à Paris, il a finalement rejoint l’université de Montréal.Aujourd’hui, Hakim se laisse pousser la barbemais garde une chemise boutonnée jusqu’aucol. IMMIGRATION SÉLECTIVE«Le couple franco-algérien hérité de la

colonisation n’est plus exclusif», observe lasociologue Myriam Hachimi Alaoui, auteurd’une étude sur les exilés algériens au Québec.«Le Canada s’est aujourd’hui invité dans cetespace migratoire.» La France est un bassin

d’immigration particuliè-rement apprécié de la“Belle province”.

Selon AbdellahElMzem, conseiller auBureau d’immigration duQuébec à Paris, l’Algérieoffre «des migrantsjeunes, bien formés etfrancophones». MarionCamarasa, docteur enhistoire, explique: «De-puis les années 2000, les

Français sont moins nombreux à vouloir partir. Les autorités québécoises se sont donctournées vers les personnes d’origine maghrébine, elles aussi francophones.» En2006, sur les 28000 personnes qui se déclarentd’origine algérienne au Canada, 80% vivent àMontréal. Au bord du Saint-Laurent, un

quartier nommé le “Petit Maghreb” est apparu. «Pour obtenir la résidence perma-nente au Québec pour des motifs écono-miques, il faut répondre aux besoins en tra-vailleurs qualifiés de la province», détailleAbdellah ElMzem. Une liste de domaines deformations disponibles est régulièrement miseà jour.

La langue et la com-position familiale sontaussi prises en compte.«Si tu rentres dans lescritères, tu as degrandes chances d’êtreaccepté», estime Soleiman, journaliste algérien à Radio Canada, encore enthousiasmé par son arrivéesur le sol québécois. «Je me souviens, quandon est descendus de l’avion, on nous a indiquéles démarches à accomplir. Tout était simplepar rapport à la France!»

Depuis un an et jusqu’au 31juillet2013, lesmodalités d’immigration ont été durcies. «Lasélection est plus pointue. Les demandes pourdes formations sans débouchés sont écartées»,indique Abdellah ElMzem. Farid comme Bilelsont au fait de cette immigration sélective.Leur domaine d’activité fait partie des secteursdemandeurs. «C’est normal. Tu ne peux pasvenir si tu n’apportes rien», souligne le jeuneroubaisien. AU-DELÀ DES APPARENCES

Mais à l’arrivée, l’intégration économiquetant espérée n’est pas toujours au rendez-vous.Autour de 20%, le taux de chômage dans lacommunauté algérienne est trois fois supérieurà celui de l’ensemble de la population québec-quoise. «Les corps professionnels ne sont pas

France terre d’histoire, Canada terre d’espoirEn France, Algériens ou Franco-Algériens sont nombreux à vouloir rejoindre le Québec dans l’espoir d’une vie meilleure. Candidats àl’immigration, Bilel et Farid croient aux opportunités professionnelles, à l’absence de racisme, à l’intégration. Mais comme le mythe français avant lui, l’eldorado canadien a perdu de son éclat chez les immigrés déjà installés dans la “Belle Province”.

ouverts», note Marion Camarasa. La déqualification guette souvent les immigrésalgériens. «Montréal est la ville qui possèdeles chauffeurs de taxis les plus instruits et lesplus diplômés au monde.»

Uncle Fofi, Franco-Algérien installé à Montréal qui a dû monter son propre spectacle

pour y arriver, iro-nise: «Ça reste diffi-cile d’être humoristequand tu n’es pasblanc.» Un constatqui ne surprend pas Marion Camarasa.«Malgré les appa-rences, le “nous”québécois est très

fermé aux étrangers. On l’a bien vu au moment des travaux de la commission Bouchard-Taylor». Lancée en 2007 par legouvernement pour étudier les questionsd’adaptation aux exigences des minorités reli-gieuses, la commission a provoqué des élans racistes dans la population.

Culturellement aussi, l’adaptation n’est pasévidente. «Les références communes sont plusnombreuses avec la France», constateHakim. Plus latins que nord-américains, lesAlgériens ne sont pas préparés à ce décalage.«Ils viennent chercher au Québec une Amérique française. Or, c’est une Amériquefrancophone», observe Myriam Hachimi Alaloui. Mais, le mythe canadien n’a pas en-core perdu tout son éclat auprès des candidatsà l’immigration. «Dans ma tête, la France estmieux que l’Algérie, et le Canada mieux quela France, résume Farid. Ma question est :qu’y a-t-il de mieux que le Canada?» ��

LOUIS BELENFANTET SARAH FARJOT

* Les prénoms ont été modifiés

«Ils viennent chercherau Québec une

Amérique française. Or,c’est une Amérique

francophone»

Vue d’ensemble de Montréal au Mont royal ©YANNICK SANCHEZ

Vision du Canada par Bilel ©BILEL

Page 30: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

30 El Watan Week-end Supplémentmai 2013

«J’avais une profonde envied’aller photographier unendroit lié à mon histoire.»

C’est tout naturellement que NadiaBenchallal s’est tournée vers l’Algérie. Née à Orthez, dans les Pyrénées-Atlantiques, elle n’avait deliens avec l’Algérie que par les his-toires que ses parents lui racontaient.Kabyles, ils ont immigré en Franceau milieu des années cinquante poury travailler. «Moi la fille d’immigrés,ça me permettait de revenir à mesracines.»

Elle part avec cette idée en tête :photographier les Algériennes chezelles, dans leur intimité. S’immiscerdans les appartements de cesfemmes qui bien souvent sortent peuet restent entre elles. « Ces femmessont dans l’ombre mais elles sont lespiliers de la société algérienne.»

Tout commence en 1992lorsqu’elle suit ses études à l’Inter-national Center of Photography

(ICP) de New York. Elle y rencontreGilles Peress, célèbre photographede l’agence Magnum. Au coursd’une discussion sur l’avenir deNadia Benchallal, celui-ci lui de-mande: «Tu veux rester assistantetoute ta vie?» faisant référence autravail alimentaire qu’elle exerce àl’époque. «Être assistante de photo-graphe, ce n’est pas très réjouis-sant», confie-t-elle en riant. RETOUR

Elle part en Algérie à de nom-breuses reprises et prend la doublenationalité. «J’étais inconsciente d’yaller pendant la décennie noire maisça m’a permis de comprendre lepays et accessoirement de travaillerpour la presse étrangère.»«Je n’ai jamais rencontré de dif-

ficultés à photographier ces femmes.Ni de leur part, ni de celle de leurmari. Le fait d’en être une m’aaidée.» Nadia Benchallal met l’ac-

cent sur l’immersion et le travail delongue haleine. À force de la voir auquotidien, les femmes algériennesl’ont intégrée. «Pour elles, la photo-graphie documentaire ne signifierien et se cantonne au portraitd’identité. Elles ne savent pas pour-quoi je les photographie.»

Ces Algériennes et Nadia Ben-challal y trouvent néanmoins un in-térêt commun: parler de leur condi-tion et faire comprendre que lafemme est l'égale de l'homme, dansune société algérienne conservatrice.La photographe franco-algérienneassume pleinement sa double iden-tité : «Je me reconnais dans cesfemmes même si mon histoire per-sonnelle est différente. J'ai été élevéeen France. En revanche, on a unehistoire commune: l'Algérie. Maphotographie a évolué en mêmetemps que je les photographiais .» ��

PHILIPPE GOMONT

Dans son documentaire Des Algériens à Marseille, Mehdi Lallaoui raconte Marseille à traversle parcours de plusieurs généra-tions d'Algériens immigrés. à partirde quelques histoires individuelles,le cinéaste illustre le sort de cen-taines de migrants. Avec, en fili-grane, la clé de voûte des relationsfranco-algériennes: l’intercultura-lité. Des images d'archives retracentl'exil de ces familles de l’autre côtéde la Méditerranée. Des Algériens àMarseillemontre comment cesnouveaux venus ont transmis unepart de leur culture et de leur his-toire à leur ville d’accueil. Un héri-tage désormais inscrit dans la mé-moire de la ville.

A. B. Des Algériens à Marseille, deMehdi Lallaoui, documentaire,

60’, 2011, Mémoires Vives.

Nadia Benchallal photographie le quotidien des femmes algériennes depuis vingtans. Dans leur salon et leur cuisine, avec enfants et entre amies, elle documente lavie des Algériennes d’aujourd’hui. Au cours de ces deux décennies, Nadia Benchallal a développé une photographie humaniste et intimiste.

Des Algériensà marseille

Dans l’appartement des femmes

©NADIA BEN

CHALLAL

«Dans mon manuel d’histoire-géo,pour la guerre d’Algérie, il n’y aqu’une page!», se plaint un jeuneFrançais d’origine algérienne. DansL’Algérie, la France, et nous, un do-cumentaire encadré par l’ensei-gnante Hélène Kuhnmunch, neufadolescents de banlieue parisienne,tous d’origine algérienne, donnent laparole à ceux qui ont vécu la guerred’Algérie. à travers les interviewsqu’ils ont menées, les élèves de Co-lombes tentent de comprendre, au-trement que par leurs livres, unehistoire qui les concerne aussi.

A. F. ETW. H.

L’Algérie, la France et nous,documentaire, 28’, 2008, Centresocial et culturel des Fossés-Jean,

Arcadi, Île-de-France.

D’abord une image du ciel, rougesang. Et pour finir, la même image duciel, cette fois immaculé. Pourtant,

c’est bien de la terre qu’il est ques-tion dans ce documentaire consacréà Pierre Rabhi. «La lutte est au sol»,témoigne le paysan philosophe né enAlgérie il y a soixante-quinze ans. Aunom de la terre est une hagiographieassumée d’un homme à la fois «avo-cat et thérapeute de la terre». Filméau plus près des actions de PierreRabhi, le documentaire nous pro-mène de l’Ardèche au Morbihan enpassant par la Drôme et le BurkinaFaso où, dès 1981, il transmet son savoir-faire agro-écologique. Aunom de la terre se vit comme unappel: celui du pape de la décrois-sance aux générations futures.

A. R. ETA.V.

Pierre Rabhi, au nom de la terre,de Marie-Dominique Dhelsing.Sortie le 27 mars 2013 dans les

salles de France.

Pierre Rabhi. Au nom de la terre l’Algérie, laFrance et nous

«J’ai le sang mêlé, un peu colon unpeu colonisé», chante Médine. EntreNormandie et Algérie, le rappeur duHavre signe avec Made in un disqueintrospectif. Cinq titres longs et soi-gnés sur lesquels il déverse ses versavec rage et fureur. Alger Pleure estle morceau phare de cet opus. Mélo-die orientale en toile de fond, “l’Ara-bian Panther” revient sur les dramesde la guerre d’Algérie. Médine faitdialoguer sa part française et sa partalgérienne. Un titre poignant et poli-tique, à l’image de ce disque.

G. D.Made in, de Médine, BecauseMusic, 2012 (Rap, Hip-Hop).

made inLe f’til : geste incontournable pour préparer un bon couscous.

aller plus loin

©NADIA BENCHALLAL

Page 31: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

«Il annonçait quelque chose que je ne voulaispas entendre –avec ce mot d’“égorgés” àdemi réel, qui ne pouvait pas être pour eux;

quelqu’un me recouvrait les yeux quand passait leDodge avec ses bâches nouées pour qu’on nepuisse rien distinguer». Nous sommes en pleineguerre d’Algérie. Des soldats viennent de ramenerde la montagne les corps sans vie des camarades deJean-Noël Pancrazi.

Dans La Montagne (2012), l’auteur d’originecorse raconte cette tragédie vécue quand il n’avaitque huit ans. Né en Algérie en 1949, l’écrivain enest reparti au moment de l’indépendance en 1962.Sa terre natale marque aujourd’hui l’ensemble deson œuvre. Comme beaucoup de Corses de sa gé-nération, Jean-Noël Pancrazi est imprégné de l’his-toire que partagent son île et l’Algérie.ALGÉRIE, «PETITE CORSE»

À partir de 1830, des centaines de milliers deCorses partent pour l’Algérie. Portés par le mouve-ment colonial et lassés de la marginalisation de leurîle, ils sont plus de 100000 insulaires à vivre en Algérie en 1950, presque autant que sur l’Île debeauté. «L’Algérie était une petite Corse», ditClaude Liauzu, historien. De l’autre côté de la Mé-diterranée, les insulaires trouvent une culture simi-laire à la leur, même s’ils conservent des liens trèsforts avec la Corse.

Qu’ils soient enfants de Pieds-noirs, de soldatsou simplement attachés à l’histoire, plusieurs au-teurs insulaires ont infusé à la littérature de l’île deprécieux morceaux de ce passé commun. PourFrançois-Xavier Renucci, spécialiste de la littéra-ture corse, le récit de cette histoire continue de s’ali-menter : «Les auteurs insulaires reviennent surl’histoire de l’Algérie, sur la colonisation, sur laguerre mais aussi sur l’Algérie contemporaine.»RÉCITS FAMILIAUX

Parmi les familles de Pieds-noirs corses, celle deMarie-Jean Vinciguerra. Son grand-père maternelest arrivé en Algérie en 1876 pour établir le plan ca-dastral du pays. Des années plus tard, Marie-Jean,né à Bastia en 1931, évoque dans Bastion sous levent (2011) la jeunesse de sa mère dans la colonie(voir ci-dessous).

Plus tard, la fin des années soixante voit naîtreune génération d’auteurs qui, à défaut d’avoir

connu l’Algérie, l’a appréhendée à travers les mé-moires familiales. Si Marcu Biancarelli est né àBlida en 1968, il n’y est resté que deux ans. Il neconnaît alors le pays que par ce que ses parents luiont transmis. Les récits de son père, enseignant enAlgérie, lui ont inspiré sa nouvelle, El mu’alim :«Mon père avait épousé la cause algérienne, c’étaitune particularité de notre famille. Toutes les chosesmarquantes qu’il m’a racontées ont nourri monunivers mental.»

C’est aussi l’histoire du père qui donne à Jean-Yves Acquaviva, né en 1969, les traits d’un person-nage d’Ombre di guerra. Ce dernier décide de par-tir combattre en Algérie pour faire sa propre vie,loin des affaires familiales. «Mon père a été soldatde 1959 à 1962. Il m’en a toujours parlé commed’une expérience extraordinaire. Ses anecdotes surla guerre d’Algérie, j’en ai réécrites beaucoup dansmon roman.»TERRES MÉDITERRANÉENNES

De 2003 à 2007, Jérôme Ferrari enseigne la phi-losophie à Alger. Trois ans plus tard, il écrit Où j’ailaissé mon âme, un roman qui traite de la torturependant la guerre d’indépendance, mais aussi de la“décennie noire”. «Ce besoin que j’ai eu d’écrirel’Algérie relève du mystère pour moi. Ce pays nefait partie ni de mon passé familial, ni de mes fan-tasmes, ni de mes désirs. Mais, évidemment, je n’aipu écrire ce livre que parce que j’avais eu l’expé-rience de ma présence là-bas.»

À la lisière de ces histoires inspirées du vécu,lointain ou actuel, les auteurs corses et algériens seretrouvent aussi autour de collaborations littéraires.L’Algérienne Leïla Sebbar et le professeur d’ori-gine corse Jean-Pierre Castellani ont codirigé l’ou-vrage Une enfance corse (2010), recueil de vingt-trois textes de souvenirs de jeunesse. JamilRahmani et Michel Canesi ont eux aussi renduhommage à cette histoire littéraire commune en co-signant trois romans, dont Alger sans Mozart(2012) (voir page 7).

L’histoire a stimulé l’imaginaire des plumes desdeux rives, et le voyage d’une côte à l’autre s’ef-fectue bien dans les deux directions. Pour preuve,en 2008, Yasmina Khadra choisit un héros corsepour Ce que le jour doit à la nuit ��

MARIE BELOTET CLAIRE DIGIACOMI

Des livres entre deux rivesLa Corse et l’Algérie, séparées par la Méditerranée, partagent une histoirecommune et singulière depuis le début de la colonisation. Si elle est long-temps restée hors des livres, cette partie de l’histoire commence à inspirerplusieurs auteurs corses attachés à la préservation de cette mémoire.

aller plus loin31El Watan Week-end Supplémentmai 2013

BAStIon SoUS le Ventde marie-Jean Vinciguerra, Colonna édition

EXTRAIT P.48LL''AALLGGÉÉRRIIEE,, IICCII EETT LLÀÀ--BBAASS

AALLBBUUMM DD’’UUNNEE CCOORRSSEE PPIIEEDD--NNOOIIRREE«Il y a au grenier de Ghisoni un album Souvenirs d'Algérie. Les ovales sont vides. Les photos ontdisparu. Qu'a-t-on voulu effacer? Les années d'un bonheur volé, la modeste saga d'une famille

corse sur une terre de conquête? Et pourtant sans l'Algérie, il n'y aurait pas la maison deGhisoni. En s'exilant les Corses rêvaient d'un retour plus fortuné qui leur permettrait de

construire au village une maison et un tombeau témoignant de leur réussite. Antoine étaitrenvoyé encore une fois au récit maternel des Cahiers, à quelques évocations éparses d'une

enfance algérienne et des premières années d'enseignement de maman à Sétif. Il s'oubliait pourrevivre les histoires de sa mère. Mais il ne prenait pas l'accent.»

�Récits d’Algérie revient sur votreexpérience de professeur de françaisen Algérie de 1974 à 1979. Est-ce uneautobiographie?

Dans Récits d’Algérie, rien n’est in-venté. La narratrice, c’est moi mais lesujet du livre, c’est l’Algérie. Je racontela vie des gens que j’ai rencontrés là-bas.Bien sûr, j’ai glissé quelques indicationssur mon expérience. J’ai utilisé mes sou-venirs pour raconter cette Algérie, entrela déclaration d’indépendance et avant laguerre civile.

�Pourquoi avoir écrit ce livretrente ans après votre retour d’Algé-rie?

J’ai relu La Cousine Bette de Balzacet j’ai découvert que la colonisation al-gérienne était en toile de fond. Et là, toutd’un coup j’ai écrit Récits d’Algérie.C’est une façon de remercier ce paysdans lequel j’ai beaucoup appris. J’avaisdéjà écrit plusieurs textes qui se trouvent

dans le livre: le portrait de ma belle-mère analphabète, celui sur les manuelsde français des années soixante-dix, enAlgérie.

�Comment était l’Algérie des an-nées soixante-dix?

C’était une belle époque, sans pro-blèmes politiques. Après la guerre, lesgens étaient plein d’espoir. Mais après 130ans de colonisation et une guerre de huitans, il faut du temps. Dans les annéessoixante-dix, les choses s’installaient en-core. En 1975, j’ai reçu les premiers ma-nuels algériens de cours de français ��

ANAÏS BROSSEAUS.L.E. Récits d’Algérie, La Table Ronde, 2012

TTRROOIISS QQUUEESSTTIIOONNSS ÀÀ DDOOMMIINNIIQQUUEE DDUUSSSSIIDDOOUURR.. ÉÉCCRRIIVVAAIINN

Récits d’Algérie : plongéedans les années 1970

La phrase «On s’en va» : un des seuls souvenirs de l’enfance algé-rienne de Kamel Khélif. à 5 ans, il quitte sa terre natale pour laFrance. Cinquante ans plus tard, devenu dessinateur, il publie l’al-bum Premier Hiver. Il y retrace son arrivée sous la neige en 1965dans le bidonville de Sainte-Marthe au nord de Marseille. «Sous lebéton actuel, il n’y plus aucune trace de cet endroit où j’ai vécu unan.»Dessinateur de mémoire, Kamel raconte avec des couleurssombres et un texte poétique, une page oubliée de l’histoire deFrance. Celle d’une famille algérienne, celle de l’immigration. Unehistoire difficile à vivre et à lire mais qui vaut grandement la peined’être connue sous le trait de Khélif.

Premier Hiver, de Kamel Khélif, éditions Grandir, 2012

M. B.

Une envie de s’évader outre-mer sans avoir à franchir les fron-tières françaises? De sentir l’Orient en l’Occident? Yes you can. àtravers Mes Algéries en France, Leïla Sebbar invite le lecteur àpartager ce lien qui la relie à son pays natal et à sa terre d’accueil.Une plongée revigorante dans un carnet de voyages plein d’his-toires et de lieux en tous genres. Véritable caverne d’Ali Baba, on ytrouve de tout: fictions, entretiens, récits, cartes postales… «Je mesuis rendue compte que je collectionnais tout ce qui concernaitl’Algérie. Je fabriquais ce qui ne m’avait pas été donné: cette filia-

tion rompue», confie l’auteur qui, à travers cet ouvrage, donne à voir une histoirefranco-algérienne toujours aussi présente.

Mes Algéries en France: Carnet de voyages, de Leïla Sebbar, Bleu autour, 2004

A. B.

Arabesques et motifs arabes. Les mains dessinées par Boubeker Hamsi sont recou-vertes d’histoires. Elles ont inspiré des romances, des poèmes, des récits personnels àl’écrivain Nadia Agsous. Dans Réminiscences, album illustré, la peinture et la littéra-ture s’embrassent. Les illustrations colorées et variées prolongent les pensées parfoissombres de l’auteur. Réminiscences est une main tendue à celui qui cherche à renoueravec la langueur des contes arabes.

Réminiscences, de Nadia Agsous et Boubeker Hamsi,Marsa, 2013.

E. A.

Premier hiver

mes Algéries en France

Réminiscences

L’algérie en 1955 (à gauche) et la Corse d’aujourd’hui (à droite) ©JPVASSE LICENCE CC©KENNETH COLE SCHNEIDER LICENCE CC

©ANAÏS BRO

SSEAU

la musique ChaâbiAujourd’hui en France, beaucoup d’Al-gériens perpétuent l’héritage de lamusique chaâbi. Symbole de la créa-tion artistique populaire, expressionde la collaboration judéo- musulmanede l’avant-guerre, ses mélodies onttraversé les conflits et les frontièrespour trouver ses adeptes français. Surnotre site internet, Claire Digiacomivous emmène, en son et en images, aucœur des accords chaâbi qui réson-nent en France.

Àretrouver sur www.icietlabas.com

RelizaneEn 2004, deux Algériens sont mis en examen à Nîmespour crimes contre l’Humanité. Anciens dirigeants du“groupe d’auto-défense” de Relizane pendant la guerrecivile, les frères Mohamed sont suspectés d’enlève-ments et d’actes de torture. Près de dix ans plus tard,le procès n’a toujours pas eu lieu. En cause: une justicefrançaise bien réticente à juger les crimes que le pou-voir algérien a toujours passés sous silence. Une en-quête de Mathieu Perisse et Lucas Valdenaire.

Page 32: El Watan Ici et là-bas - Histoire France-Algérie mai 2013

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«Un Algérien sans bagages, c’est pas un Algé-

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ps, le

ferry

n’est

qu’à

moitié

plein

mais

les vo

itures

sont

nomb

reuses

. Que

lque t

rois

cents

véhic

ules d

ispara

issen

t l’un

après

l’au

tre au

fond d

u bate

au. S

ur les

toits

parad

ent é

crans

plasm

a,can

apés,

clôtu

res de

jardi

n. Un

hors-

bord

fait m

ême

le vo

yage

dans

le ve

ntre d

u nav

ire.

Le Tassili IIq

uitte

Marse

ille à

l’heu

re alg

érien

ne.

En ch

emin,

les p

assag

ers g

agne

nt un

e heu

re. L

a cat

hédra

le de

la M

ajor d

ispara

ît. Bi

entôt

le ve

nt fai

ttan

guer

le na

vire e

t emp

êche d

’ouvri

r les p

ortes

vers

le po

nt rec

ouve

rt d’ea

u. De

hors,

seul

Moha

mmed

etses

77 an

s profi

te du

spect

acle.

Il se

souvie

nt de

l’ann

ée 19

57. M

ille je

unes

envo

yés p

ar ba

teau f

aire

leur s

ervice

milit

aire e

n Fra

nce. «Une technique

pour nous empêcher de prendre le maquis»,

assure

-t-il

. Des

bourr

asque

s ébo

uriffe

nt ses

chev

eux a

lors

qu’il

regard

e sa m

ontre

, trou

blé:«Je ne sais plus

l’heure

de la prière à cause du changement

d’heure.» D

errièr

e la c

loison

, un v

ieux c

ouple

com-

plice

monte

lentem

ent l’

escali

er. «Nous sommes cou-

sus… avec du fil de fer !»,

rigole

Nass

er. Lu

i kab

yle,

elle b

reton

ne, il

s se s

ont m

ariés

il y a

cinqu

ante

ans

dans

le Nord

de la

Franc

e. Ils p

arten

t pou

r deu

x mois

en Al

gérie

et Je

anne

comp

te bie

n gard

er sa

montr

e àl’h

eure

franç

aise. «Lui reste à l’heure algérienne

dans la voiture toute l’année !»

dit-el

le, go

guen

arde.

BOUR

RICOT SANS RACINE

Le b

ourdo

nnem

ent d

u mo

teur a

ccomp

agne

le res

sac de

s vag

ues. S

ur le

pont,

Saïd

écoute

de la

mu-

sique

. Aprè

s “Deux rives, un rêve”d

’Idir,

il sav

oure

Aït M

engu

ellet.

«Ça me fait l’effet d’une bouteille

de whisky. Avec ça, je fais le tour du m

onde»,

plai-

sante-

t-il, s

’acco

udan

t à la

ramb

arde.

Il fait

l’alle

r-ret

our d

epuis

tren

te-ne

uf an

s. «On a un proverbe

chez nous qui dit: “

Il n’y

a qu’u

n bou

rrico

t pou

r ou-

blier

ses ra

cines”.»L

e nav

ire lo

nge l

a côte

espa

-gn

ole, p

ar pru

denc

e. Ma

is sur

les t

ables

du re

stau-

rant, o

n est

déjà

en A

lgérie

: pâté

halal

, Selecto

etch

orba s

ont a

u men

u. Fa

ce à l

a port

e enc

ore cl

ose du

restau

rant, A

maria

passe

le te

mps. P

artie

en Fr

ance

à16

ans,

seule,

elle

est pa

ssée d

’un bo

ulot à

l’au

treav

ant d

e fair

e carr

ière d

ans u

ne b

anqu

e à P

aris.

«Quand j’étais jeune, je mettais des minijupes, je fu-

mais. Depuis ma retraite, je suis retournée à mes ori-

gines.»A

maria

est v

oilée

de bl

eu et

prie

entre

les

couc

hette

s de s

a cab

ine. L

’arriv

ée «là-bas»l

ui co

û-ter

a sûre

ment

une l

arme, «comme à chaque fois.»

Alors

que l

e voy

age e

t le te

mps s

’étire

nt, le

s pas-

sagers

de pr

emièr

e clas

se sir

otent

un th

é dan

s le

salon

-bar. E

ntre l

a bou

tique

duty freee

t les c

abine

s,de

s grou

pes s

e fon

t et s

e défo

nt. À

la ca

fétéri

a, en

deux

ième c

lasse,

certa

ins se

retro

uven

t dev

ant u

nma

tch de

foot

franç

ais. P

aris-R

enne

s: 2-

0. Da

ns la

cage d

’escal

ier, si

x ou s

ept v

ieux j

acasse

nt en

arab

e.As

sis su

r les m

arche

s, accr

oupis

par te

rre ou

debo

utsur

la ra

mpe,

ils rie

nt au

x écla

ts. Le

plus

vieux

, en

panta

lon jau

ne vi

f, se ta

pe la

cuiss

e. Lyo

n, Ma

rseille

,Me

tz, ce

s Algé

riens

venu

s trav

ailler

çà et

là à l’â

ge de

20 an

s, vien

nent

de se

renc

ontre

r. «Les gens montent

sur un bateau, se parlent, on dirait des frères»,

ob-

serve

un ho

mme p

lus je

une, e

n retr

ait. M

ais ce

tte fa

-mi

liarité

n’est

qu’ép

hémè

re. À

l’arr

ivée,

ils pr

en-

dront

chacu

n des

routes

diffé

rentes

vers

leur v

illage

natal

. Le co

ntine

nt, qu

i se dé

tache

sur u

ne m

er écl

atante

,att

ire pe

u à pe

u les

passa

gers

sur le

pont

supéri

eur.

«L’air que l’on respire la première fois à sa nais-

sance, ça reste dans l’inconscient pour la vie»,a

s-sur

e Ham

moud

i, acco

udé e

n hau

teur. A

lors q

ue la

dente

lle de

s bâti

ments

algé

rois s

e dess

ine, il

se ra

p-pe

lle se

s mati

nées

d’enfa

nce à

la Ca

sbah,

quan

d il re

-ga

rdait l

es ba

teaux

arriv

er de

la ter

rasse

de so

n onc

le.Prè

s de l

ui, le

s hom

mes o

nt ch

angé

leurs

baske

tspo

ur de

s san

dales

. On a

levé

le pa

villon

algé

rien,

etles

voya

geurs

passe

nt de

s cou

ps de

fil ve

rs la

terre

qui a

pproc

he. D

ans l

a fou

le qu

i gros

sit, N

abil p

a-tie

nte se

reine

ment.

«Ma vie, c’est autant ici –

il ba-

lance

la têt

e à ga

uche

–que là-bas.» � � ANNELE

C’HVIEN

ETJE

ANNELE

FEVR

E

entre ici et là-bas

Mar

seill

e-Al

ger:

24 h

eure

s de

trav

ersé

e. D

es ce

ntai

nes d

e pa

ssa-

gers

venu

s de t

oute

la Fr

ance

sere

trou

vent

, le t

emps

d’u

n vo

yage

,en

tre

les d

eux

pays

aux

quel

s ils

appa

rtie

nnen

t. Eu

phor

ique

, mél

an-

coliq

ue, p

réoc

cupé

ou

apai

sé, c

hacu

nes

t au

plus

prè

s de

sa d

oubl

e id

entit

é.

©ANNE LEC’HVIEN © JEANNE LEFEVRE

«Je n

e sai

s plu

s l’he

ure d

e la

prièr

e à ca

use d

u ch

ange

men

t d’he

ure.

»en

ce d

ébut

de p

rinte

mps

, le fe

rry n

’est q

u’à m

oitié

ple

in.

Le co

ntin

ent, q

ui se

dét

ache

sur u

ne m

er éc

lata

nte,

attir

e peu

à p

eu le

s pas

sage

rs su

r le p

ont s

upér

ieur.

À l’a

rrivé

e, ils

pre

ndro

nt ch

acun

des

rout

es d

iffér

ente

s ver

s leu

r vill

age n

atal

.

Le b

ourd

onne

men

t du

mot

eur a

ccom

pagn

e le r

essa

c des

vagu

es.