SPARTE ET LES SUDISTES Il A ETE TIRE DE CET OUVRAGE CENT
EXEMPLAIRES SUR PAPIER INGRES DE LANA CONSTITUANT L'DITION
ORIGINALE NUMROTS DE 1 A 100 MAURICE BARDCHE SPARTE ET LES SUDISTES
PYTHAS Pythas n'tait qu'un armateur de Marseille, il naviguait ses
risques et prils travers des mers inconnues, son vaisseau tait quip
ses frais : et ce sembla plus tard une merveille, mme aux yeux des
Grecs, qu'un des leurs et pu aller si loin avec ses seules
ressources, contre vents et mares, haines et lgendes ... Pythas,
1994 ISBN 2-910082-00-8 NOTE DE L'DITEUR La prsente dition inclut
le chapitre II, Biographie intellectuelle d'un nationaliste, tel
qu'il se prsentait dans l'dition hors commerce publie aux dpens de
l'auteur et tire une centaine d'exemplaires, mais qui faisait dfaut
dans l'dition courante publie par Les Sept Couleurs en 1969. Avoir
des manires bienveillantes et douces pour instruire les hommes,
avoir de la compassion peur les insenss qui se rvoltent contre la
raison, voil la force virile propre au vent du Sud: c'est elle
que
s'attachent les sages. Faire sa cuirasse de lames de fer et sa
couche de peaux de btes sauvages, contempler sans frmir les
approches de la mort, voil la force virile propre au vent du Nord :
et c'est elle que, s'attachent les braves . TCHOUANG-YOUNG, Trait
de la conduite du sage, par un disciple de Confucius. PROLOGUE
C'est peut-tre un grand malheur de ne pas allumer les lampions
quand les autres les allument. Je n'ai pas sorti mes drapeaux pour
la victoire des dmocraties. Je me sentais en quarantaine : il me
semblait que toute une partie de moi-mme avait t vaincue. Je suis
rest depuis ce temps un tranger parmi les hommes de mon temps. Le
monde qui se construisait sous mes yeux, il me semblait qu'il
opprimait ce qui, en moi, me paraissait le plus vivace. Celte
rpulsion s'tendait beaucoup de choses. Je dtestais le plastique, la
publicit, le chewing-gum. plus tard je m'habituai mal certains
ornements en nylon et au chandail qui devint le costume ordinaire
des ecclsiastiques. Il ne me venait pas la pense que ces rpugnances
pussent tre trangres l'une l'autre. On m'avait impos une religion
et je refusais les eaux du baptme : et en mme temps que les eaux du
baptme, la gandhoura, le fez, les babouches qu'il fallait dsormais
porter. Des milliers d'hommes taient comme moi et regardaient avec
suspicion le nouvel uniforme du croyant. C'est qu'en effet, le
tournant du XXe sicle avait t marqu par une guerre de religion,
cela, nous le savions tous. Mais nous ne savions pas bien ce
qu'tait une guerre de religion. Nous croyions, en nous rfrant ce
qu'on appelait dans le pass guerre de religion , que l'objectif
tait d'extirper l'hrsie, que cela n'allait pas au-del de la
destruction des temples et du bcher des pasteurs, rsultats qui
furent gnralement supports avec patience. Nous ne savions pas,
parce que nous ne faisions rfrence qu' notre propre histoire, que
la victoire d'une religion est aussi la victoire d'un Koran et
l'instauration d'une certaine optique qui colore toutes choses :
non seulement la politique, mais les
moeurs, les habitudes, les jugements qu'on porte sur les
choses, en un mot, toute la vie. En proclamant le triomphe d'une
certaine religion, il a donc fallu dtruire non seulement les
structures, mais plus profondment une certaine manire d'tre. Et
l'tendue et la porte de ces destructions ont t peu aperues en
gnral. Car l'hrsie avait des racines, un certain mode de
sensibilit, une certaine prdisposition de l'tre humain qu'il a
fallu, en mme temps qu'on dtruisait l'hrsie, changer et expurger.
Et c'est un sang nouveau qu'il fallait transvaser dans toute une
catgorie d'tres humains, si l'on voulait voir disparatre jamais une
certaine morale et, finalement, une certaine conception de la vie.
Or, c'est toute une partie de la morale commune qui a t atteinte en
mme temps, car les morales hrtiques ne sont pas des fleurs
monstrueuses qui naissent de quelque terreau empoisonn, elles ne
font que dvelopper par lection certaines branches de la morale
commune. Il n'est pas difficile de voir quelles sont les branches
de la morale commune, de la morale la plus traditionnelle, qui ont
t dlabres et saccages par la condamnation porte sur une certaine
dfinition de l'homme. Le devoir de discipline, le respect de la
parole donne, le culte de l'nergie et des vertus viriles, le choix
des hommes en fonction de leur courage et de leur attitude devant
la vie, sont devenus galement vertus et mthodes suspectes parce
qu'elles avaient conduit une obissance qu'on jugeait aveugle, une
fidlit qui avait t dclare criminelle, un idal humain qu'on
regardait comme barbare, et qu'elles risquaient d'tablir une
hirarchie qu'on refuse. Et, avec cette morale, c'est toute une
famille de l'espce humaine qu'on mettait la porte de la
civilisation. Cette exclusion tait d'autant plus singulire que ce
temprament avait t jadis non seulement tolr, mais exalt par la
Rpublique. Quand j'tais enfant et que j'admirais Lazare Canot,
Hoche, Desaix, Klber, et aussi le petit Viala et le tambour Bara,
et mme Danton et plus tard Clemenceau, c'est cette espce d'hommes
qu'on me recommandait d'admirer. Et plus tard, dans cet autre livre
d'images qu'est l'histoire romaine, c'tait Regulus, c'tait
Cincinnatus, c'tait Horatius Cocles, hros de cette rpublique
exemplaire qui avait nourri tant de gnrations. Toute ma jeunesse de
bon lve se rvoltait contre la religion nouvelle. Et mme le petit
Jacobin que j'avais t quatorze ans se rveillait en moi, ne
comprenant plus pourquoi on
dgradait sur le front de l'histoire ces hommes de bronze qu'on
m'avait appris aimer. Je ne reconnaissais pas dans le dmocrate de
1945 le bon petit lve de l'cole communale que j'avais t, le
boursier que j'avais t, le fils de petit fonctionnaire
radical-socialiste que j'avais t, et qu'au fond je n'ai pas cess
d'tre. Alors j'avais l'impression que cette nuclation qu'on avait
fait subir l'Europe la suite de la guerre, ce n'tait pas l'Europe
seule qu'elle avait touche, mais toute la civilisation, l'espce
humaine tout entire. De mme qu'en supprimant au coeur de l'Europe
l'antique Allemagne, ce tronc germanique partir duquel elle s'tait
forme dans le pass, on avait fait subir l'Europe une ablation
monstrueuse aprs laquelle elle n'tait plus qu'un cheval aveugle qui
s'appuie et se frotte machinalement sur son bat-flanc atlantique,
sans force et incertain, ainsi en dracinant dans le monde moral
certaines qualits lmentaires, en liminant certains mtaux qui
avaient compos jusqu' prsent l'alliage humain que nous connaissons,
c'tait toute une sensibilit que nous avions extirpe, toute une
image de l'homme, non pas seulement un rgime mais tout un monde qui
venait avec, botte de racines qu'on enlve avec la plante. Si bien
que nous vivions dans un monde moral d'une certaine faon dcervel.
Lhistoire du pass ne dbouchait plus sur l'homme d'aujourd'hui. La
culture du pass, l'homme du pass lui-mme sont comme trangers
l'homme qu'on nous invite tre. A Nuremberg dtruit par les bombes,
on a reconstruit les maisons du XVIe sicle, mais en nous-mmes,
c'est le contraire : en nous-mmes on veut construire une ville
nouvelle qui nous fasse oublier les maisons d'autrefois.
L'acceptons-nous ? En avons-nous mme conscience ? Quand on nous
invite accepter le monde moderne, faire en nous-mmes un
aggiornamento, une mise jour, comprenons- nous ce qu'on nous
propose, dcelons-nous la manuvre qu'on mle subrepticement une
indispensable rvision ? Savons-nous quelles rives on nous demande
d'abandonner ? Et pour quel dclin ? Les mots mmes nous trompent,
les mots surtout. On nous dit : c'est le fascisme qu'il faut
abandonner sur les rivages des morts . Ce n'est pas le fascisme
seulement que je vois au bout de ma lorgnette. C'est tout un
continent que nous abandonnons. Et les mots ne servent qu' dguiser
l'exode. Les fumes qui s'lvent des cits de la Plaine nous empchent
de voir les collines heureuses que nous quittons jamais. Ce qui
importe l'avenir, ce n'est pas la rsurrection d'une doctrine
ni d'une certaine forme de l'tat, encore moins d'un caporalisme
et d'une police, c'est le retour une certaine dfinition de l'homme
et une certaine hirarchie. Dans cette dfinition du l'homme, je
place les qualits que j'ai dites, le sentiment de l'honneur, le
courage, l'nergie, la loyaut, le respect de la parole donne, le
civisme. Et cette hirarchie que je souhaite, c'est celle qui place
ces qualits au-dessus de tous les avantages donns par la naissance,
la fortune, les alliances, et qui choisit l'lite en considration de
ces seules quotits. L'autorit dans l'tat n'est rien d'autre que le
respect de ces qualits et de cette hirarchie. Elle peut
s'accommoder de beaucoup de tolrance quand ce rgne des meilleurs
est tabli. Elle n'exige la perscution de personne ni l'viction de
personne. Mais je crois qu'aucune nation, aucune socit ne peuvent
durer si les pouvoirs qui se fondent sur d'autres mrites que ceux-l
ne sont pas essentiellement prcaires et subalternes. Toute nation
est conduite, certes, mais toute nation galement se conduit d'une
certaine faon, toute nation a une conduite, noble ou basse, gnreuse
ou perfide, comme on dit d'un homme qu'il a une bonne ou une
mauvaise conduite. Une de nos erreurs actuelles est d'admettre trop
facilement que ces choses-l n'ont aucune importance. Nous nous
plaignons chaque jour de l'immoralit et nous ne daignons pas nous
apercevoir que nous avons dtruit nous-mmes ou laiss dtruire toute
une partie des bases de la morale, qu'on les dtruit encore chaque
jour devant nous. Les pousses que nous avons plantes la place des
grands chnes abattus sont rabougries et se desschent. Et nous nous
plaignons d'avancer dans un dsert. C'est que nous avons reconstruit
les ponts, les usines, les villes que les bombes avaient crass,
mais non les valeurs morales que la guerre idologique avait
dtruites. Dans ce domaine nous sommes encore devant un champ de
ruines. Des cloportes hantent ces ruines, on y trouve des vgtations
inconnues, on y rencontre des visiteurs tranges. Le vide moral que
nous avons cr n'est pas moins menaant pour notre avenir que le vide
gographique que nous avons laiss s'installer au cur de l'Europe,
mais nous ne le voyons pas. Tout le monde ne s'en plaint pas. Il y
a beaucoup de gens qui s'arrangent de ce vide moral auquel ils
trouvent des avantages. Ils ne se font peut-tre pas d'illusions sur
son avenir, mais ils pensent que cet interrgne durera bien autant
qu'eux. Cela leur suffit. Ils redoutent les temps encombrants o le
courage fait du bruit, o l'nergie s'exhibe, o la loyaut se
transforme en dcorations. Ils ont peu de got pou les
machinistes de ce dcor. Ils trouvent un peu chre la prime qu'on
leur demande pour leur scurit, le danger ne leur paraissant pas
urgent. C'est en effet ainsi qu'on raisonnait en 1939. Mais
surtout, les fantmes dont on a peupl leurs cervelles agitent leur
sommeil : ils voient des chevaux noirs se dresser dans le ciel. Le
courage, l'nergie, la loyaut, leur paraissent de gros mots
inquitants. Ce vocabulaire de professeurs de gymnastique dbouche
sur Sparte, l'enfant au renard, les soldats de l'an II,
Robespierre, les canons qui remplacent le beurre, et Napolon qui
finit toujours par percer sous le jacobin Bonaparte. Ces limites de
leur cervelle ne sont pas pour rien dans leur dcouragement. Et si
tant de gens se laissent faire sans protester l'opration qu'on fait
aux matous pour les transformer en chats paisibles, cest en grande
partie parce qu'ils ne voient pas trs bien quoi peut leur servir ce
qu'on leur enlve : ils pensent mme confusment que cela ne peut
servir qu' de vilaines choses. Il n'est pas inutile, peut-tre,
d'essayer de les persuader que tout sert dans la vie, y compris les
qualits qu'on regardait autrefois comme celles d'un homme. Essayons
de les rassurer. Ce n'est pas d'une doctrine qu'ils ont besoin,
comme on le rpte trop souvent, mais du sentiment d'une certaine
parent. Montrons-leur donc les cercles concentriques qui s'tendent
autour de la petite opration qu'on leur propose, autour du petit
traitement auquel ils se prtent si volontiers, car il est bnin,
bnin comme disait monsieur Purgon. CHAPITRE I SUR LA ROUTE DU
PROGRS Pour bien des gens, la disparition des qualits viriles, ou
plus exactement leur dvaluation, n'est qu'un accident transitoire,
qui n'est ni aussi dsastreux qu'on le dit, ni aussi irrparable, ni
aussi complet. Ils attestent les parachutistes qui leur ont fait
grand peur et les astronautes qui leur inspirent une grande
admiration. Je leur concde bien volontiers que le courage, les
tireurs d'lite, et les recordmen n'ont pas tout fait disparu du
monde o nous vivons Je ne voudrais toutefois pas qu'ils se laissent
prendre ces apparences qui sont fort peu reprsentatives de notre
tournure d'esprit. Et je souhaiterais qu'ils voient un peu mieux
les consquences de ce qu'ils ont accept. Car, d'abord, ce que
laggiornamento de la civilisation nous invite
rejeter, c'est toute une partie instinctive, il faudrait
presque dire animale de l'homme qui tait, nous ne le comprenons pas
assez, une de ses armes contre le machinisme et l'uniformisation.
Le courage, l'endurance, l'nergie, l'esprit de sacrifice mme, sont
chez l'homme des qualits de bte , du robustes et primitives qualits
de mammifres qui le classent parmi les animaux nobles qui survivent
par leur force et leur intelligence. Je me demande si la loyaut,
mme, si trangre aux animaux, n'est pas une de ces qualits pour
ainsi dire biologiques : on nat avec une certaine noblesse dans le
sang. Ces qualits tout animales ont fix autrefois le classement des
hommes. A l'origine des castes que toutes les grandes civilisations
ont tablies, il n'y a rien d'autre que leur existence et leur
transmission. Ces qualits n'appartiennent pas exclusivement ce
qu'on appelle dans notre histoire la noblesse d'pe . Ce sont aussi
les qualits des pionniers, celles des btisseurs de villes, celles
des retres et des lgionnaires : et ce sont aussi celles du peuple
quand une cause ou une ncessit lui met les armes dans les mains. Il
n'y a rien de grand dans l'histoire des hommes qu'on ait fait sans
que ces qualits du sang y aient quelque part. Je ne vois que les
premiers chrtiens qui les aient refuses, passagers parmi les hommes
comme sur une terre trangre, indiffrents tout sauf ce qu'ils
diraient devant leur Juge. Cette part instinctive de l'homme, cette
part animale de lui-mme, le ramne sans cesse lui et par l elle lui
sert de dfense, elle est mme sa terre d'lection la fois contre les
dnaturations intellectuelles qu'on cherche lui imposer et aussi
contre le gigantisme et les cancers qui naissent de la civilisation
industrielle. Elle lui rappelle sa vocation paysanne, sa vocation
familiale, sa vocation de dfenseur et de petit souverain de sa
maison et de son champ, elle le remet tout moment l'chelle humaine
. Et, par ce rapport et ce retour, elle le protge contre
l'inondation qui nat priodiquement des passions des hommes, contre
le dchanement plantaire de la cupidit ou des idologies. Nous avons
tous en nous la barque de No, mais nous n'avons qu'elle. Cest cet
appel au plus profond de nous-mmes qui a t bris notre insu en mme
temps qu'on dvaluait les qualits par lesquelles il s'exprime. Au
contraire, le vainqueur dans la guerre de religion qui s'est droule
est le pdantisme progressiste.
Il nous impose, pour commencer, une dfinition abstraite et
rationnelle de l'tre humain, il en dduit les croyances qui doivent
alors logiquement s'imposer tous et crer chez tous les hommes des
ractions communes, il dfinit une conscience quipe et guide
artificiellement et. pour ainsi dire, industriellement, et enfin,
en application de ces croyances, il labore les modes de vie que
l'homme doit accepter s'il veut devenir un produit normalis de la
socit industrielle, et aussi la mentalit qu'il doit acqurir pour
tre parfaitement dpersonnalis et devenir l'homme grgaire dont une
civilisation fonctionnelle a besoin. C'est cette refonte totale de
notre vie que la plupart des gens n'aperoivent pas, car ils ne
voient pas les liens entre ces deux domaines du pdantisme
progressiste. L'uniformisation des existences leur parat un effet
inluctable de la civilisation industrielle, l'alignement
conformiste, un effet transitoire de la propagande. En ralit, ces
deux rsultats proviennent de l'application d'un mme mcanisme de
l'abrutissement, il s'agit dans les deux cas d'une rationalisation
de l'tre humain, qui porte sur la vie extrieure d'une part et sur
la vie intrieure d'autre part, et qui a pour objectif le
descellement, l'extirpation et la destruction de toute personnalit.
* * * L'opration essentielle dans l'extraction de la personnalit
est le remplacement de la conscience individuelle, instinctive, par
une conscience rationalise, collective. Cette opration tait prpare
depuis fort longtemps par les lourdes mains des marxistes,
chirurgiens malhabiles. Mais peu de gens se laissaient persuader de
remplacer leur conscience individuelle par une conscience de classe
qui les faisait marcher au pas de l'oie. Les circonstances de la
guerre produisirent cet branlement initial indispensable au lavage
de cerveau. On prit appui sur la conscience individuelle pour lui
faire condamner la conscience instinctive : et comme personne, dans
le brouhaha et l'motion gnrale, ne se rendit compte que la
conscience individuelle n'est rien d'autre que la conscience
instinctive, on admit avec docilit qu'il ne peut exister, qu'il ne
doit exister qu'une conscience rationalise, chappant l'instinct,
soumise des dfinitions, premier stade de la conscience collective
qu'il s'agissait d'imposer.
Grce ce changement, qu'on obtint par des diables fourchus
peints sur les murs et une vive reprsentation des flammes de
l'enfer, la conscience devint enfin un produit industriel que seuls
des laboratoires agrs taient autoriss fabriquer. Elle ne fut plus,
enfin, elle ne fut plus mle ces scories irrationnelles qui
caractrisaient la conscience d'autrefois. Car, auparavant, elle
dcidait de concert avec l'honneur, avec le courage, avec la loyaut,
reprsentants de l'animal humain qui est en chacun de nous : ou
encore avec le bon sens et avec l'exprience qui ne sont pas purs
produits intellectuels, mais traces et pentes laisses en chacun de
nous par toute notre vie. Ce sont ces conseillers suspects et
obstins qu'il s'agissait d'liminer, ces coups de sang, ces
sursauts, ces mouvements de btes gnreuses, qu'on limina chez la
plupart, en effet. Car nous avons suivi le joueur de flte et il
nous mne travers les dcors qu'il a construits sur notre chemin. Il
imite la voix de la conscience et des pnitents l'accompagnent, se
flagellent et gmissent sons leur cagoule. Et le chant de la
conscience universelle, les vpres de la conscience universelle,
s'lvent comme la nue du tabernacle en tte de la procession : leur
faux-bourdon emplit le ciel, les haut-parleurs dans les nues le
rpercutent comme un requiem dsespr, il s'lve entre les faades comme
le chant immense de tous les hommes. Et les psaumes de ce miserere
ne nous disent qu'une chose, qui est de tuer en nous la voix qui ne
veut pas se taire, de tuer en nous la colre intraitable, de tuer en
nous la bte indocile qui refuse le joug et le troupeau : et elle
invite respecter les matres . Conscience, instinct non pas divin,
mais gnrosit du coeur, fille de la rage, paroles et fumes qui
s'lvent du sang, fiert qui sort des naseaux furieux, tu es la
source de toute puret et de toute intransigeance, de toi procdent
tout courage et toute rvolte. Tu es la petite Antigone qui se lve
devant le prince injuste. Tu es la main qui pause les blessures, tu
es la soeur bien-aime qui se penche sur le front des morts
sacrifis. Tu es la consolatrice et la certitude. Tu es la source
frache laquelle vont boire les vaincus. Tu es la douceur et le
refuge et tu es aussi la desse qui ne plie pas sous le fouet des
hommes. Tu marches devant la mort et sur les genoux, sur tes genoux
d'enfant pure, nous cachons notre tte blesse l'heure o s'approche
la Moissonneuse sans regard. Conscience, filleule de Dieu, nous
droulerons ternellement devant tes pas le tapis qui mne jusqu' nos
mes. Et les joueurs de flte n'toufferont jamais ta voix.
Cette dposition de la conscience personnelle instinctive au
profit de la conscience industrielle est le sceau de l'poque
moderne, la marque impose par elle sur le bras des esclaves. Et ce
signalement distingue si parfaitement les hommes de notre temps de
ceux des autres sicles qu'on le vrifie sous tous les rgimes, qu'ils
soient totalitaires ou qu'ils se disent libraux. Cette
falsification de la conscience, qui a pour effet de remplir chacun
de nous d'un mdicament dos par les experts, a pour but de nous
entraner docilement dans un certain nombre d'aventures mtaphysiques
qui servent par hasard des intrts particuliers. La plus radicale de
ces aventures est l'abdication de tout sentiment personnel devant
la conscience de classe qui remet entre les mains de mandataires la
direction spirituelle de quelques millions de nos contemporains.
Mais la plus significative est sans doute la prdication de
l'antiracisme, transcription dans le mode mineur de la mme
opration, qui, tout en ayant l'air de respecter notre libre-arbitre
et mme en feignant de faite appel notre conscience, a pour objectif
de disposer de nos volonts, exactement comme le fait
l'Internationale communiste. I1 s'ensuit que l'homme moderne, non
seulement est invit ne plus avoir de vilains rflexes, lesquels
n'expriment pas autre chose que sa ngligeable personnalit, mais
qu'en outre, en tant que fragment et composant de la conscience
collective, il est tenu de s'associer des croisades dont il est, au
fond de lui-mme, l'adversaire. Car on ne lui demande pas seulement
de blmer les Rhodsiens qui ne veulent pas que les Bantous
s'installent dans le lit de leur fille, mais on rclame des
oprations coercitives, c'est--dire des oprations militaires,
auxquelles il peut se trouver participant, pour imposer aux
Rhodsiens des lois dont ils ne veulent pas. Et de mme, si l'tat
d'Isral est menac dans son existence, on ne sollicite pas seulement
son appui moral en faveur de la cause isralienne, mais on peut
ventuellement lui imposer de rejoindre un corps expditionnaire ou
l'expdier dans une guerre mondiale dans laquelle il risquera sa
vie, sa famille, ses biens, pour une cause qui ne l'intresse pas.
Cette nuclation des volonts dpasse de beaucoup le fonctionnement
normal de la dmocratie. Je conois qu'on me demande de m'incliner
devant la majorit quand elle dcide, contrairement mes voeux, le
trac d'une roule ou la rpartition des contributions : mais
aucune loi n'a donn au plus grand nombre le pouvoir de disposer
de mon me. Contraindre la croisade, imposer un credo qu'on rejette
et de plus exiger qu'on le soutienne les armes la main et qu'on
perscute en son nom, ce n'est pas seulement voler notre
libre-arbitre, c'est transformer chacun de nous de force en
mercenaire : c'est une alination de la personnalit bien plus grave,
bien plus complte, bien plus hypocrite que celle qui a pour origine
l'exploitation du proltariat. Tel est le rsultat que nous avons
obtenu en acceptant de ne plus faire appel nous-mmes et nous seuls,
d'en croire les autres, de recevoir comme doctrine et fondement de
nos raisonnements et de nos choix un rationalisme progressiste qui
procde par ides gnrales, principes et postulats : abdication
l'origine de laquelle il y a la condamnation d'une certaine manire
d'tre qui tait notre seule dfense contre l'emprise du pdantisme
idologique et la seule protection efficace de notre libert. * * *
La profanation de la conscience, la dgradation de la conscience
individuelle instinctive en conscience collective nous ont valu des
spectacles trop connus pour qu'on s'y attarde. On n'apprend rien
personne en montrant dans la conscience collective une picire qui
pse avec de faux poids. Il est assez clair que chacun manoeuvre la
conscience universelle comme un mortier qui sert bombarder
l'adversaire. Et quand sonnent les trompettes du triomphe, nous
savons aussi que la conscience universelle devient loquente.
tumultueuse, indigne, mais que le grand vent qui la soulve ne sert
jamais qu' la coller davantage au char du vainqueur qu'elle
enveloppe comme une draperie. Ce qu'il importe d'inspecter avec
attention, c'est l'utilisation qu'on fait de la conscience
industrielle, dans l'opration qui consiste nous tenir en mains .
Nous tenir en mains ne veut pas dire seulement nous prparer aux
grandes occasions, encore exceptionnelles, o la dnaturation est
totale et o il faut disposer de nous pieds et poings lis. Cette
expression signifie aussi que le laminage de l'individu par le
procd industriel doit crer chez le particulier un homme nouveau ,
essentiellement mallable et conditionnable pour les grandes units
de production.
La conscience qui tait un cri dans nos poitrines est devenue un
instrument de travail. Il existe aujourd'hui des porte-parole de la
conscience : c'est un titre comme l'agrgation des lettres,
accompagn d'un traitement. On recrute par cooptation au lieu de
recruter par concours. Et l'on voit aujourd'hui ces professionnels
de la conscience qui dnoncent les consciences rivales, celles du
camp communiste, et qui les accusent de se rabattre au commandement
la manire d'un disque de chemin de fer pour ouvrir ou fermer la
voie : mais aucun des vigoureux penseurs qui les fltrissent n'est
visit par l'ide qu'il fait de son ct la mme chose au profit d'un
autre chef de gare. Porter le label de la conscience universelle
est aujourd'hui aussi fructueux dans les grandes dmocraties que
d'tre crivain agr et penseur docile dans les pays communistes. Mme
les particuliers qui ne sont pas tenus d'occuper une place dans le
cortge ont intrt tre actionnaires de la conscience universelle. Le
label qui signale qu'on est porteur de parts de la conscience
universelle est indispensable l'avancement. On le porte en
bandoulire, discret comme un scapulaire, plus souvent large comme
une rosette ou une plaque de garde-champtre : toujours utile en
ralit et dsignant son propritaire pour des fonctions de
gendarmerie. Il faut reconnatre aussi que le travail des
porte-parole de la conscience universelle n'est pas toujours une
sincure. Il correspond des services rendus. I1 exige l'attention du
mdecin et le zle des services aprs-vente. Car il faut que chacun
ait une petite part de conscience collective pour devenir un
rcepteur efficace. Il faut aussi que cette part de conscience soit
en bon tat, filtre, dbarrasse de tous miasmes ou impurets qui
pourraient gner son fonctionnement. Cela ne suffit pas encore. Il
faut que cette part de conscience soit sensible, qu'elle soit dans
notre moteur moral comme une essence indice d'octane lev. Les mass
media cultivent cette sensibilit, la poussent la sensiblerie. Les
porte- parole de la conscience universelle sont brillants quand ils
se sont hisss sur ces trteaux. Ils s'adressent au public avec des
trmolos, pareils ces mendiants qui promnent leur chapeau dans les
rangs de l'assistance. Car notre bon cur a toujours un rle jouer
dans l'affaire. Notre nouvelle conscience n'est donc pas totalement
dsincarne, purement intellectuelle. Elle copie fidlement, elle
reproduit, comme en laboratoire, le mcanisme de la conscience
instinctive. Elle est, comme dans le modle originel, couple avec
quelque instinct viscral en nous. Mais cette fois, on vise bas. Ce
qu'on cherche mouvoir en nous, ce n'est pas
ce qui est noble, gnreux, viril, ce sont au contraire nos
nerfs, nos pleurnicheries, notre crdulit, notre niaiserie. Nous
sommes tout heureux d'tre si bons, si mus, si touchs aux entrailles
que nous ne percevons pas que le flux de ces bons sentiments a fini
par donner presque tous les peuples d'Occident une sensibilit et
une tournure d'esprit typiquement fminines. Devenus des rceptacles
d'une pense trangre, nous sommes la fois ouverts, disponibles,
tendres, et en mme temps dviriliss, sans ressort, sans personnalit,
et nous nous laissons souiller de toutes les immondices dont il est
utile, quelque moment, de nous remplir. On devine ds lors comment
le discrdit des qualits instinctives, nobles, fait de nous des
instruments passifs de la propagande et, du mme coup, des tres
dociles, mallables, qui se prtent galement tout ce qu'on veut
entreprendre sur nous sous le prtexte d'amliorer notre sort, celui
des autres, la distribution des biens, l'efficacit de la production
etc., toutes proccupations qui ont pour objet de nous transformer
en units conditionnes de production. On dispose ainsi l'homme
devenir tout moment le dpositaire docile des indignations et des
colres qu'on voudra infiltrer en lui. Il ronronne doucement comme
un moteur dont la circulation d'huile est aise et satisfaisante.
Mais en mme temps qu'il est prpar, soigneusement mdicin pour tolrer
l'ingestion des idaux progressistes qui seront dsormais sa
nourriture, il est aussi par les mmes mthodes assoupli, il est
patiemment conditionn, c'est--dire conform un moule qui lui impose
la fois des habitudes, une conduite, une vie, un mode d'esclavage
utile la production. Ainsi nat tout naturellement et sans autre
prparation spciale l'homme grgaire qui est, en effet,
l'aboutissement de cette ablation systmatique de la fiert et de la
personnalit. Son comportement extrieur est aussi voisin que
possible de celui de n'importe quel autre homme de la mme classe
dont on a besoin pour les mmes fonctions et, en mme temps, comme
les computers dont nous sommes si fiers, il reoit une charge
d'informations, des mcanismes, des enchanements d'apitoiement ou
d'indignation qui le rendent analogue son semblable et par
consquent utilisable dans les mmes circonstances passionnelles
aussi bien que dans le mme emploi courant, interchangeable comme le
sont les pices exactement moules d'une production en srie.
On arrive alors, par ricochet et sans l'avoir dlibrment voulu,
un mode mineur de dnaturation, une dnaturation quotidienne pour
ainsi dire. En faisant de l'homme, par un lavage de cerveau dulcor,
le soldat de quelque religion progressiste, on obtient de surcrot,
par sa simple croyance au progrs, par sa foi en la machine, en la
production, en l'abondance, qu'il se soumette spontanment et de
bonne grce aux rites, navettes et circuits qui lui sont mnags par
la socit de production et qui correspondent ce qu'on a dfini comme
ses besoins. Ainsi, dans la dnaturation progressiste moderne,
l'homme est dpouill d'une faon bien plus subtile, mais non moins
complte que dans l'alination purement conomique que dnonait Kart
Marx, par laquelle le travailleur tait priv du produit de son
travail, et par consquent de son aisance et d'une partie de sa vie
: il est subrepticement priv de sa vie qu'on lui transforme en
loisirs et distractions prfabriques, par l trangres lui, et, en
outre, il est priv de sa personnalit mme qu'on lui soutire, et quon
remplace son insu par un produit incolore et inoffensif qu'il prend
pour lui-mme. Le prtexte de cette dnaturation est le bien-tre du
plus grand nombre. Cette proccupation existe en effet, elle est
sincre. Mais elle est insparable d'une disposition qui abhorre
secrtement, comme contraire au bien-tre du plus grand nombre
justement, toute image de l'homme nerveuse, originale, volontaire,
qui pourrait propager la maladie contagieuse du refus de la
mdiocrit. Ainsi notre civilisation fait-elle le contraire de toutes
les grandes civilisations qui se sont propos comme idal un type
humain suprieur et chez lesquelles cette culture d'une plante
humaine russie tait mme leur justification essentielle. * * *
Ouvrons ici une parenthse. On voit dans la perspective de cette
analyse quelles capitulations politiques nous a conduits la
substitution d'une passivit fminine la dfinition traditionnelle de
l'homme. L'abandon des empires quia accompagn le dmembrement de
l'Europe a pour cause essentielle la dmission des conqurants.
L'Europe avait perdu l'esprit imprial. Elle ne croyait plus l'homme
d'Europe. Elle avait honte de celui qui a un rire de seigneur. Elle
n'exportait plus la bravoure et le commandement, marchandises que
tous les peuples
acceptent comme une borne monnaie, elle les rejetait au
contraire. Et elle avait depuis longtemps oubli l'obligation de
gnrosit et de justice qui est le tribut que les forts lvent sur
eux-mmes. Alors, quel droit les hommes blancs avaient-ils commander
et simplement tre l ? Ils plaidaient modestement la prsence
bienfaitrice . Cette rponse de bonne soeur fait rire tout le monde,
principalement dans les pays qui ont du ptrole et du cuivre. En
ralit, la dcolonisation tait inscrite trs clairement dans la
philosophie des vainqueurs. Nous avons bien tort de croire que
c'est la libert qui a triomph. On a simplement mis la porte un
petit vieux en pantoufles qui se contentait de passer la caisse. La
dfense contre le marxisme n'est pas plus brillante. Dans l'homme
grgaire, si habilement conditionn dans ses dmarches et ses
dispositions, les dictatures marxistes reconnaissent avec plaisir
un produit humain trs voisin de celui qu'elles obtiennent par
l'endoctrinement. Pavlov ne triomphe pas seulement Moscou. Son
chien qui bave a sa niche devant toutes les portes, Le boeuf Apis
n'tait qu'un triste quadrupde auprs de ce dieu l'empire duquel nous
soumettons nos politiques et nos marchs. Le pdantisme progressiste
nous amne postuler pour l'homme qui se trouve au plus bas degr de
la qualit humaine. En venu de notre philosophie de la personne
humaine , nous construisons l'avenir de l'humanit avec des moellons
tous semblables et nous prenons pour matire premire la pierre de la
plus mauvaise qualit. Nous btissons la socit future comme une
maison bon march. Or, la construction collective qui ralise le plus
exactement ce projet est videmment la socit communiste dont le
matriau est le proltaire indiffrenci. Ds lors comment condamner les
marxistes, comment les combattre si l'on se propose le mme objectif
qu'eux ? Nos petits porteurs de conscience collective sont comme
des enfants qu'on mne la promenade. Ils se laissent mettre leurs
beaux habits, ils se laissent circonvenir et tenir par la main, et,
quand ils regimbent, il est dj trop tard et on est dans la rue. Ce
fcheux accident les amne tre tous plus ou moins, malgr eux, malgr
les soupirs et les soubressauts de leur fameuse conscience, des
fellow-travellers, comme disent les Amricains, des compagnons de
route qu'on entrane et qui rompent, un jour, mais quand on est dj
dans le dsert : et ils n'ont plus alors d'autre ressource que de
rejoindre leur guide contre-coeur vers la plus proche oasis.
L'hmisphre libral se dfend mal contre le communisme parce qu'il
a absorb son insu des poisons paralysants qui engourdissent son
bras et altrent l'image de la vie qu'il se faisait jadis et qui
inspirait son action. Mais il y a pire. Ces choix labors par une
conscience-croupion, infirme qui n'entend plus que les gmissements
de la sensiblerie, il prtend les imposer tous, il en fait un dogme,
il chasse de la cit ceux qui haussent les paules. Nos dmocraties se
prtendent bien diffrentes des dictatures communistes. Pourtant,
comme elles, elles exigent qu'on soit dans la ligne. Ceux qui s'y
refusent ne sont pas envoys en Sibrie, ni mme en prison, mais ils
deviennent des citoyens de seconde zone. Les lois lectorales les
contournent et les rduisent l'impuissance. Ils font alors partie de
minorits ignores et brimes. On ne les empche pas de parler, mais on
s'arrange pour qu'on n'entende pas leur voix. On ne les empche pas
de vivre, mais on s'arrange pour que leur vie soit inutile. On ne
leur ferme ostensiblement aucune porte mais on les conduit. On ne
les perscute pas, mais on les ignore. Ils sont des pestifrs
invisibles qu'on ctoie silencieusement. Ils ont une toile jaune
qu'on ne voit pas et ils la portent pendant toute leur vie. Cette
perscution sournoise est d'un bon exemple. L'idal lev que la
conscience universelle poursuit brille d'un clat d'autant plus vif
que ses ennemis sont plus abattus. Les vrits souhaitables
s'tablissent dans les consciences dociles qui ne sont pas
impermables au confort. La presse autorise, la radio officielle, et
celle qui l'est demi, la tlvision, appareil d'Etat accompagnent
l'air qu'on fait chanter aux nations sur des instruments divers
dans lesquels les nafs croient discerner des sons diffrents. Chacun
marche du mme pas dans son petit cortge, et c'est l l'essentiel.
Des oppositions fantmes jouent brillamment leur modeste rle dans
cette agrable symphonie. Grce quoi l'opposition vritable s'tiole et
avec elle ces sentiments mauvais, ces instincts pervers qui font
tache dans la majestueuse uniformit de la pense grgaire. On n'a pas
besoin de la Sibrie, on n'a pas besoin de la violence, on se
dbarrasse par extinction du type d'homme qu'on ne veut pas. * * *
Fermons notre parenthse et revenons notre description du la route
du progrs.
Et voyons maintenant les gardes champtres destins nous
maintenir dans le droit chemin, c'est--dire assurer la puret
industrielle de nos sentiments. Nous expliquerons ensuite le
processus d'limination appliqu aux dchets qu'on peut constater aprs
filtrage, ou, en tous cas, les problmes poss par ceux-ci. La
politique, dans nos livres et dans notre vie, ne fait
malheureusement plus, comme le disait Stendhal, l'effet d'un coup
de pistolet dans un concert . Elle ne brise pas une heureuse
harmonie, elle est devenue l'toffe mme de notre existence. Ceux qui
croient que cette tondeuse qui passe sur l'humanit, c'est sans
importance, que cela ne concerne que des minorits ngligeables, ont
tort, car cette minorit, c'est eux-mmes et ce qu'il y a de plus
prcieux dans leur vie. Ils se disent qu'on est bien tranquille
quand on n'entend plus le hennissement des chevaux impatients, ils
ne voient pas que c'est pour eux qu'on avance le brancard. Ils se
rveilleront quelque jour marchant au pas autour de la meule : ils y
sont dj. Car tout se tient. Ce mors que quelques-uns refusent,
c'est pour tous qu'il est prpar. L'vangile selon les technocrates
n'est qu'un mode mineur de l'vangile selon Karl Marx. Regardons les
astres qui montent au-dessus de nos ttes. Nous ne voulons plus dus
hros, nous aurons des Pliades nouvelles : l'intellectuel,
gestionnaire de la conscience et le technocrate, gestionnaire de la
production, toiles qui brillent dj de tout leur clat dans le
firmament sovitique, s'lvent au-dessus de notre horizon. Comme
chacun le sait, le technocrate est un spcialiste, et on ne lui
demande pas plus de qualits morales minentes qu' un cardiologue ou
un oto-rhino. I1 sert comme eux rdiger des ordonnances. Il est
expressment invit ne pas avoir de caractre, mais seulement de
l'autorit. Il est un technicien des problmes poss par les
collectivits anonymes de producteurs-consommateurs et il doit rgler
leurs mouvements comme un ingnieur. Il peut avoir des ides, il
importe mme qu'il en ait. Mais il abhorre par formation tout ce qui
dpasse, tout ce qui ne rentre pas dans les normes, tout ce qui ne
s'inscrit pas docilement dans les statistiques. Son arme est la
dissuasion, mot feutr, rcemment introduit dans notre vocabulaire,
et qui voque trs discrtement le systme de tubulures dans lequel
nous sommes pris
dsormais de circuler. Ce gestionnaire est hostile toute
brutalit, et galement ferm toute supriorit qui n'est pas
strictement technique. L'ide que la civilisation doit aboutir une
classification des hommes selon leurs reins et leurs coeurs lui
parait monstrueuse. Il connat des contribuables, des assujettis,
les hommes ne lui apparaissent que sous leur dfinition
administrative. Il n'imagine pas qu'ils puissent tre autre chose.
Il ne demande jamais quoi servent finalement les ordonnances qu'il
prescrit. Il est soumis, non des hommes, mais un systme qu'il
s'interdit de juger. Ces qualits dveloppent le sang-froid. Le
technocrate est calme et objectif. Il se soucie aussi peu des
destructions qu'il accomplit que le menuisier des copeaux que fait
tomber sa varlope. Ce n'est pas de la cruaut mentale, c'est
simplement absence d'imagination. Cette aristocratie technique est
dsincarne, hautement crbrale. Ce sont les grands-prtres de
l'ordinateur, messies envoys sur la terre pour prcher l'obissance
et la prosprit, et consubstantiels au Pre qui s'appelle Cerveau et
qui rgnera sur les hommes, profanant la parole magnifique, pendant
des sicles de sicles. Comme l'instinct qui nous pousse imaginer un
beau-idal n'est pas pleinement satisfait par cet intressant
personnage, la socit industrielle se reconnat dans d'intellectuel,
produit plus complet qui bnficie de toutes les contradictions
qu'elle runit. Comme le lapin de la fable, cet animal est triste et
la crainte le ronge. A la vrit, il est tout la fois emport par un
enthousiasme dlirant et, la rflexion, boulevers. Les exploits de
l'astronautique, les ordinateurs et la perspective lui tournent la
tte, l'homme lui parat avoir dompt l'univers et il en est fier, il
lui parait inconcevable qu'on puisse nier la marche en avant de
l'humanit. Mais en mme temps la bombe atomique, le napalm, la
sous-alimentation, l'analphabtisme, la misre, lui rvlent les ombres
redoutables et les contrastes abrupts que la civilisation a
engendrs et elles le remplissent d'horreur. Heureusement, un
monstre qu'on lui a dsign est l'incarnation du mal, et cette
prsence de Satan met un peu d'ordre dans le chaos. Il suffirait,
lui ont expliqu ses matres, que l'imprialisme disparaisse et
l'humanit progresserait sous les hymnes vers d'aimables et
paisibles destines. Il souhaite donc de tout son coeur la dfaite
finale de cet imprialisme abominable. Mais en mme temps, il peroit
confusment
que si l'imprialisme s'croulait tout d'un coup, la marche
pesante des lgionnaires insensibles du monde grgaire pitinerait
lourdement sa libert personnelle. Ces choses-l donnent rflchir. Le
jeune intellectuel moderne est donc comme le croyant qui aspire
sincrement au Paradis, mais qui souhaite y entrer le plus tard
possible. Au nom de sa condamnation du capitalisme, il accompagne
et appuie, mais avec rticence, toutes les campagnes qui ont pour
but finalement la destruction de sa propre personnalit. Il souhaite
un communisme libral, ce que le communisme ne peut pas tre, et un
libralisme socialiste, ce qui est galement une impossibilit.
Surpris de cette contradiction, il est triste et indcis. Il mle le
blme et l'espoir, pse avec scrupules ses jugements, et cultive
jalousement les nuances qui le sparent de ses congnres, car le
repos de sa conscience est dans ces nuances mmes. Il blme les
chimriques et croit chercher honntement des solutions pratiques la
confusion du monde moderne : et il ne voit pas qu'il poursuit
lui-mme une chimre. Il n'est enfin qu'un instrument et se laisse
promener de sophisme en sophisme par les charlatans de la
conscience dont l'air grave lui en impose. C'est un jeune
doctrinaire qui ne parviendra jamais tre lui-mme * * * Sur ce monde
incertain et purement doctrinal, les fleurs les plus tranges
peuvent pousser. Le rationalisme progressiste s'accommode de tout.
Il ignore la nature des choses comme il ignore l'instinct. Le
progrs pose des dfinitions. Il ne voit pas l'animal et ses lois. Et
tout peut sortir des dfinitions. L'lasticit morale du monde moderne
est infinie, ses formes d'expression galement. Ce laxisme des
doctrinaires fait de notre temps le temps des htrodoxies. L'art
s'panouit en formes monstrueuses. Il est au-del de toutes les
formes, prcisment parce qu'il est devenu formalisme pur. Il
n'exprime plus aucune vision de l'homme. Il n'exprime plus qu'une
dfinition de l'art, une pure dfinition du fait de s'exprimer sans
rfrence l'homme : pour notre sicle, l'art se rduit tre une forme
quelconque capable de susciter un sentiment quelconque. En
littrature, le mme mouvement devrait conduire un pur
constructionnisme, que les lettristes, le seul mouvement
d'avant-garde actuel, ont accept intrpidement. Mais la
multiplication des expriences formelles dans
lesquelles le commun des fidles se rfugie n'est finalement quun
succdan infrieur du lettrisme, une forme adultre et timide d'un
expressionnisme inerte qui n'ose pas dire son nom. La morale n'est
pas moins tournoyante. En morale sexuelle, en particulier, on a
obtenu des rsultats spectaculaires depuis qu'on s'en tient une
dfinition rationnelle de l'acte sexuel. Comme pour l'art, on a
tabli que l'acte sexuel se rduit tre un contact quelconque capable
de susciter une jouissance quelconque. On ne voit donc pas quelles
objections on pourrait faire un formalisme sexuel s'exprimant par
des expriences , ou dans des directions , la manire de l'art
abstrait. La drogue elle-mme n'est plus qu'une matire permettant
une certaine forme d'expression de la personnalit. Les limites
disparaissent, puisque toute expression de la personnalit est
licite en soi : la condamnation qu'on ne peut plus fonder sur la
logique de la nature ou de l'instinct et encore moins sur la qualit
des actes est facilement prsente comme un prjug qui ne repose sur
aucun principe lgitime. Cet univers moral fluide, amorphe, sans
frontires, ne trouve une source d'inspiration et une force que dans
la haine que lui inspirent la sant et l'nergie. Le fanatisme
intellectuel rveille ces tres inertes partags entre l'extase et la
terreur. Il est leur drogue, il les retrempe comme les eaux du
baptme, il les runit comme une messe, il leur redonne quelque chose
d'humain. Ces mmes esprits, si indcis, si retenus dans leur
jugement, si tolrants, sont implacables quand il s'agit de leurs
adversaires. c'est--dire de la race d'hommes dont ils abhorrent la
nature et l'existence mme. Tout le monde mrite l'indulgence, sauf
l'tre profondment immoral et dprav qui ne sent pas comme eux.
Celui-ci est un asocial, un dment qu'on regrette de voir en libert.
Il a chapp la mdication de la conscience collective : on se demande
quel traitement on pourrait bien lui appliquer pour dissoudre enfin
son irrductibilit. Cet tre irrductible peut avoir une vie prive
irrprochable, son caractre certains gards peut tre estimable, il
n'en est pas moins un salaud, il est mme le salaud. La haine du
salaud est un sentiment obligatoire. Elle fait partie du beau-idal
moderne, elle en est la nervure, le tronc rachidien, tout s'ordonne
autour d'elle. On a tous les droits, sauf d'tre le salaud. Et
l'indulgence, la comprhension dont on est prodigue pour tous les
crimes et tous les vices sont absolument proscrits,
non pas mme l'gard des actes, mais simplement l'gard de la
simple existence du salaud. Le jeune penseur grgaire est gnralement
indign par la peine de mort, il souhaite qu'on l'abolisse : sauf en
politique o il la trouve trop rarement applique. Le salaud, ds
qu'il est dpist, devrait tre abattu ou piqu, sans autre examen, ou
tout au moins enferm dans un asile et soumis une triple douche
quotidienne. Le salaud est bien entendu celui qui n'accepte pas les
consquences du rgne du progrs sur le monde et notamment la royaut
de l'homme grgaire, mais qui montre par sa conduire, par une
vilaine rflexion, par un simple geste, que le courage, l'nergie et
la fiert ne sont pas des sentiments absolument inconnus de lui.
Cette haine toute spciale rend parfaitement claire la dtermination
d'liminer de la production humaine une certaine fabrication comme
disent les industriels, qui ne correspond pas aux normes du march
humain qu'on veut tablir. Et nous allons constater une fois de plus
que cette dtermination a, certes, un aspect politique qu'on peut
regarder comme une squelle de la guerre de religion du XXe sicle,
mais qu'elle a aussi des consquences structurelles, pour ainsi
dire, qui engagent l'avenir de tous les hommes, quelles que soient
leurs opinions politiques . Nous reconnaissons sans difficult dans
cet ostracisme intellectuel, le mode mineur du communisme que nous
signalions plus haut. Comme la socit librale dans laquelle nous
vivons n'est encore qu'un reflet affaibli de la socit communiste,
elle se contente provisoirement d'une condamnation morale , d'une
quarantaine, au lieu d'envoyer les adversaire, dans des prisons
psychiatriques ou des camps de redressement . Mais l'altitude
fondamentale est la mme. On constate qu'il y a dsormais des dchets
humains inassimilables dans la socit industrielle, impropres la
courbure qu'il est indispensable de donner aux hommes dans une
socit de consommation et qu'il importe par consquent de rejeter. Et
on remarque aussi que cette rduction l'tat de dchet concerne non
seulement des hommes mais aussi des valeurs. Il est inutile de nous
rpter ici : une fois de plus, c'est toute la dfinition de l'homme
lgue par le pass qui est impropre, dans le monde moderne. * * * Le
monde moral et le monde matriel ne sont pas spars, comme
on le croit, ils se correspondent. Le dirigisme moral qui
aboutit l'uniformisation des cervelles et des volonts se reflte sur
le plan matriel dans l'uniformisation des vies et des dsirs. Nous
en sommes arrivs, sans nous en rendre compte, un rgime o il n'est
pas permis de penser incorrectemernt, et o il n'est pas permis non
plus de vivre incorrectement. Comme le marxisme, la dmocratie tient
qu'il existe une vrit morale parce qu'elle croit comme le marxisme
un progrs de l'humanit et par consquent un sens de l'histoire.
Quiconque admet ce credo doit en accepter le corollaire : s'il y a
un sens de l'histoire, tout ce qui va dans ce sens, penses,
jugements, aspirations, est bon, et tout ce qui va dans le sens
contraire, rflexes, regrets, rpugnances, est erron. Comme les
marxistes, les dmocrates distinguent donc des ides qui sont
correctes et d'autres qui tic le sont pas : et aussi des attitudes
qui sont correctes et dautres qui ne le sont pas. L'ide et
l'attitude deviennent insparables, car l'attitude est l'incarnation
de l'ide dans la vie, dans ce que les marxistes appellent la praxis
et les dmocrates, moins savants, la conduite. L'alignement sur une
pense correcte entrane donc ncessairement la soumission une
attitude correcte, laquelle dans la socit de consommation, comprend
la bonne volont, l'optimisme, le dsir d'acheter, l'ambition d'tre
aujourd'hui semblable son collgue et demain pareil son chef de
bureau, la satisfaction d'tre un bon client et un bon citoyen en
dpensant son argent au guichet o il est indiqu, dans l'intrt gnral,
de le dpenser. Ainsi, la conscience industrielle est complte par
une ducation industrielle qui fait de nous, non des citoyens part
entire, mais des consommateurs intgralement tlguids Ladministration
et les technocrates, moins hypocrites que les acadmiciens, nous
appellent honntement des assujettis. On conoit que, dans le monde
des assujettis, il ne soit pas question de vertus mais de normes .
On n'y supporte pas ce qui surprend et ne rentre pas dans la
prospective : la machine lectronique doit pouvoir tout calculer Ce
que la machine lectronique ne comprend pas, ce qui ne peut pas
s'exprimer par de petits trous sur des cartes, est prcisment ce
qu'il faut liminer dans l'intrt gnral. Toutes les existences
doivent rentrer dans des catgories connues et analogues qui
dbouchent les unes sur les autres. Ce qu'il y a d'irrductiblement
personnel est un facteur d'incertitude . L'pure sur laquelle rvent
les ingnieurs du monde moderne reprsente une collection de salaris
embots selon leur comptence. Point de gardes-
chiourme, point de contraintes, de vilaines manires. Une
technique de l' orientation et du dgagement maintient chacun dans
la voie qui lui est trace - c'est la dissuasion qui incite
l'autodiscipline. Outre l'avantage quil y a pouvoir passer ainsi
sans difficults de lorange au rouge, c'est--dire de la dmocratie
contrle la dmocratie populaire, on conoit qu'il est toujours
agrable, en toute espce de rpublique, d'avoir affaire des
assujettis. Je ne suis pas sr que les diffrences dont nous faisons
grand cas soient autre chose que des permissions d'aller la ville.
Les ilotes de tous les pays ont des saloons o ils cassent tout
quand on leur donne quartier libre. Nous avons nos illusions comme
eux. Nos liberts ne sont que les chanes plus ou moins longues qui
nous attachent la niche. * * * Un autre caractre de la civilisation
mercantile dans laquelle nous vivons est la primaut de l'conomique
: la fois dans notre vie nationale, et aussi dans notre vie
professionnelle, et mme dans notre pense. C'est un symptme de
l'emprise du marchand sur nous : c'est pour lui qu'on gouverne.
Mais c'est aussi une justification dont on se prvaut en faveur du
conformisme qui nous est impos. Il n'y a plus de prince au-dessus
des contrats pour briser la puissance du riche, atteindre les
exploiteurs et les habiles derrire les gabions de la procdure et
rtablir la justice dans les contrats lonins. Mais ce n'est pas
assez qu'il n'y ait plus de prince : il faut encore que nous
tendions le dos de bonne grce pour porter notre charge de briques.
La disparition de toute hirarchie suprieure celle de l'argent et,
par consquent, de tout pouvoir suprieur celui de l'argent, fait
peser de tout leur poids sur nos ttes les ncessits de l'conomie.
Celles-ci se dveloppent comme une logique propre qui tend devenir
la seule logique de notre monde. Elle tend sur nous ses impratifs
auxquels nous sommes en ralit trangers et nous les impose comme les
lois de notre propre vie. Nous marchons comme des forats sur les
berges du beau fleuve Vendre-Vendre-Vendre le long duquel nous
hlons le bateau des prteurs. Les yeux fixs sur la balance des
exportations, sur le cadrant de la circulation montaire, les
ingnieurs ajustent et gnralement raccourcissent la longe qui nous
permet nos propres mouvements. Au-
dessus d'eux, point de princes, point de fouets qui tournoient.
Ils calculent, pilotent, rpartissent. Ils gardent pour eux quelques
rares clous d'or et nous distribuent les billes d'agate que nous
appelons nos joies et nos liberts. Et qu'avons-nous faire de vendre
? Pourquoi est-ce notre prosprit, notre fiert et finalement notre
vie ? Quel dcret du ciel a dcid que le bonheur des hommes serait
inscrit jamais dans les registres des marchands ? Que signifient
notre fureur et notre angoisse, sinon autre impuissance dominer
notre temps ? Nous crons par notre propagande des besoins insenss
et inutiles, puis nous sommes les prisonniers de ces cataractes de
cupidit que nous avons dchanes. Nous devenons des forats pour nous
assurer le superflu. Et nous perdons notre vie, notre vie brve et
unique, courir aprs les fausses images de la vie que nous nous
sommes stupidement forges. Nos journaux sont envahis par nos
terreurs et par nos plaintes. Des fantmes qu'on appelle la monnaie,
le crdit, l'exportation, peuplent nos nuits. Qui nous dira donc un
jour qu'ils ne sont rien ? Si nous gardions les pieds sur la terre,
nous saurions que l'essentiel est d'tre forts et rsolus. Vendre
n'est qu'un accessoire dont on peut toujours s'affranchir en
refusant d'acheter. De toutes manires ce n'est rien. La vraie
richesse et la vraie force sont ailleurs. Et aussi la vraie libert.
* * * Nous ne pouvons pas empcher que le sicle dans lequel nous
vivons soit peupl d'usines et de bureaux. Mais il nous appartient
de mettre au-dessus de tout les conditions de vie que nous faisons
aux hommes. Nous n'arrterons pas le fleuve qui, chaque matin, coule
vers les entrepts de viande humaine. Mais nous pouvons le rendre
moins morne. Nous pouvons surtout ne pas l'aggraver en ajoutant ou
en laissant ajouter l'abrutissement collectif et la
dpersonnalisation aux modes de vie que nous impose la production
massive. A cet endroit, les bons aptres nous proposent
l'organisation des loisirs. Ce vocabulaire est un aveu naf. Car le
loisir est affaire de choix et de caprices. Si l'on nous convoque
la gamelle, cette rjouissance collec- tive ne vaut pas mieux que le
travail. Et la culture aussi ne se distribue pas en sachets et
rations, mais se dguste petits coups quand on en a
envie. Ces propositions singulires nous dvoilent l'inconsciente
cruaut mentale des temps modernes. La dnaturation de la personnalit
est considre comme une chose si naturelle qu'on ne trouve pas
d'autre solution pour nos maigres joies : on nous dore seulement la
pilule. Et encore nen prend-on pas toujours seulement la peine. Les
hideux rteliers collectifs dans lesquels on nous entasse pour la
nuit tmoignent de peu d'gards. Ils sont fonctionnels, disent les
techniciens. Fonctionnel est un mot sublime qui signifie toujours
que vous ne comptez pas et que vous pouvez constamment tre remplac
par la mme unit humaine propre remplir les mmes fonctions. Mais ce
mot sublime indique assez une partie des causes. La cruaut et la
laideur du monde moderne ont pour origine le propos bien tabli de
fabriquer au plus bas prix possible. Fonctionnel signifie qu'on
vous traite comme un objet parmi d'autres, mais aussi que l'objet
que vous tes pose des problmes qu'on doit rsoudre par des solutions
simples et conomiques. La cupidit, qui vous prive subrepticement de
la plus grande partie de votre vie, s'arrange aussi pour rendre
coeurante la petite partie dont vous disposez. Nous n'avons mme pas
la possibilit de nous consoler avec les pays qui ont dtruit cher
eux le capitalisme priv. L'administration tatique est un monstre au
coeur aussi sec que le pire conseil d'actionnaires, elle vous rduit
encore la portion congrue du fonctionnel, elle en a mme le culte et
de plus, elle est brouillonne et strile. L'administration des pays
communistes a lev un trs beau monument l'conomie librale qui a
autant de sensibilit qu'un usurier, mais qui, du moins, est
efficace. * * * I1 y a dans la vie moderne une autre source de
cruaut, beaucoup plus raffine et perverse, et drivant, elle aussi
du climat du mercantilisme. C'est l'invasion permanente et la
cohabitation force de la publicit. L'tat franais ne tolre pas qu'on
vende des allumettes. Il s'est aussi rserv la vente des cigares et
du tabac. Il nous fournit l'eau, le gaz, l'lectricit et confisque
en somme la distribution de tous les produits et services qui
naissent de nos besoins : nous sommes, ds notre naissance, une
chasse garde. Mais notre esprit, lui, est une garenne o chacun
peut
poser ses piges. Il est livr comme un terrain vague
l'exploitation du plus audacieux. On y plante des tentes, on y lve
des baraques, on y mne toutes les parades, c'est la Foire du Trne
de notre premier notre dernier jour. Nos lois punissent le gaillard
un peu press qui trousse quelque maritorne sur le bord d'un foss,
mais le viol des consciences est permis toutes les heures. Ce ne
serait rien si c'tait seulement une chienlit. Mais c'est une
obsession perptuelle, un empoisonnement savant et continu. Il ne
suffit pas de regarder couler le beau fleuve Vendre- Vendre-Vendre,
on nous entonne des litres de son eau immonde comme autrefois ceux
qui subissaient la question. Cet empoisonnement altre tout : notre
jugement, notre volont, le tmoignage de nos sens, il nous impose
des idoles, il nous fabrique des vrits, il change notre sang comme
si nous subissions une transfusion continuelle. Et, en mme temps,
il agit comme une drogue : il nous excite, il nous obsde, il nous
laboure et fait germer en nous des dsirs, des ides fixes, plantes
trangres qui croissent comme une ivraie, touffent tout en nous et
nous imposent leur sale prsence. Et nous ne sommes plus que cette
immondice mme qu'ils ont mis en nous, nous ne sommes plus que ces
dsirs imbciles, tous parallles et mis en bottes pour former cette
belle chose qu'on appelle un chiffre d'affaires. Les vampires
bourdonnent autour de nous toute heure, et nous sommes ce
bourdonnement mme. Ils font de nous des fous, des pervertis, ils
nous soutirent notre sve et notre vie : toutes ces belles choses,
rien qu'une petite mensualit, rien qu'une petite signature, et vous
emportez, vous emportez. Le souffle ignoble de Shylock sur chacun
de nous. Tout est protg, notre champ, notre compte en banque, notre
sacro-sainte voiture, mais notre me est une baraque ouverte tous
les vents dans laquelle chacun peut camper. Ce que l'glise appelait
notre for intrieur, ce domaine rserv dont elle s'interdisait
l'accs, dont Dieu seul tait le tmoin et le juge, c'est cela qu'on
livre l'encan. Au seul profit du show-boat qui descend le beau
fleuve Vendre-Vendre-Vendre, clair comme un tramway et bruyant
comme une kermesse. Ce viol des consciences , quand il est fait au
profit de la politique, inspire des phrases indignes aux
professionnels de la chose littraire . Est-il vraiment plus
innocent quand il a pour rsultat notre abrutissement ? N'est-ce pas
de toute manire notre personnalit mme qui est dtrempe, essore,
strilise, puis remplie d'un produit adapt soit la socit de
consommation, soit la socit communiste ? Je me moque bien de la
raison que donne l'arracheur de dents charg de
l'extraction de mon me. Je vois que je n'ai plus le droit d'tre
moi, voil tout. Si je les voyais heureux... Je ne puis crire cette
phrase sans rver. Les voyageurs qui reviennent de Chine disent que
les jeunes Chinois ont un air heureux. Le lavage de cerveau rend
bat. On leur injecte cela aussi. Cela fait partie du traitement.
Mais nous ? Cela fait partie du traitement aussi. On vend
l'euphorie comme le reste. Et ces hommes que je plains de la vie
que le monde moderne leur fait, ils s'en plaignent, certes, pour
une part, mais ils contemplent avec une vidente satisfaction ces
belles choses qu'on leur a dit d'acheter, et qu'ils ont achetes en
effet avec une petite mensualit, une petite signature, la machine
laver, la tl , la voiture , pleurant d'un oeil et riant de l'autre
et ne sachant pas trs bien si la vie est merveilleuse parce qu'on
est vendredi soir ou si elle est un morne esclavage parce qu'on est
lundi matin. * * * Si vous aimez les carottes, n'allez pas en
Amrique. La carotte y est introuvable sous la forme que le ciel lui
a donne. On la trouve congele, en poudre, en pilule. Entre la
carotte et vous il y a une demi-douzaine d'industriels. La salade,
les endives, le poisson frais, ont aussi compltement disparu, et
aussi l'honnte lait qu'on donnait jadis aux petits enfants. Comme
elle tait capiteuse l'odeur des piceries d'autrefois ! On plongeait
les bras dans les pois casss et les lentilles, le parfum de l'huile
de noix rjouissait le coeur. Ces braves nourritures sentaient bon
comme une table. Dans les fermes, au-dessus de la chemine, les
miches de pain blanches de farine mesuraient le mois commenc. Et le
seau qu'on remonte du puits plein d'eau frache et dans lequel on se
plonge la tte en riant ! Mais ils sont comme moi, les hommes de
notre temps, ils ont des souvenirs. Ils ont des yeux et ils
verront, ils ont des narines et ils sentiront. L'animal tressaille
en eux ds qu'ils voient la prairie. Ils sont chez eux dans chaque
village. Ils se souviennent sous leur licou de leurs courses de
poulain. Et les voix qui protestent s'entendent de partout. La
plupart des protestataires se contentent toutefois d'illusions. Ils
broutent dans leur coin des ersatz d'indpendance et regardent avec
admiration quelque hros qui reprsente ce qu'ils voudraient tre. Par
exemple, ils passent leurs vacances sous une tente ou dans une
caravane
et les plus audacieux couchent dans les bois et font du feu
entre les pierres. Beaucoup se bornent lire avec enthousiasme la
page sportive des journaux, ils pinglent au-dessus de leur lit
l'image d'un champion cycliste. Les westerns ou la lecture de
Tintin, leur principale nourriture intellectuelle, leur versent un
breuvage plus capiteux. Ils trouvent dans ces aventures l'image du
juste qu'ils voudraient tre. Comme dans Corneille, le Cid Campeador
dcime les Indiens Comanches et pouse la fille du shrif qui l'avait
arrt autrefois. L'air est pur, la route est large et les rangers
sont de beaux mousquetaires. Engagez-vous dans l'infanterie de
marine. Au bout de l'hrosme, on trouve Droulde qui est aussi
rassurant que Camus : car un uniforme de sergent de zouaves permet
d'tre la fois chevaleresque et conformiste. Qu'il est doux de se
faire tuer sans savoir pourquoi ! Cette paix de l'me n'est pas
accorde aux esprits plus exigeants qui se nourrissent des films de
gangsters. Leurs beaux hros finissent toujours mal. Mais quelles
ruades ! Enfin des mles qui nous font le coup de l'homme de bonne
volont ! On boit de la rvolte quarante-cinq degrs avec dlices.
C'est toujours du cinma. Mais Corneille, est-ce qu'il fait de nous
des Regulus ? Notre culture n'est toujours qu'un rve qui nous
dessine les images de ce que nous voudrions tre. Nous prenons des
figures de matre d'cole pour reprocher nos adolescents leurs
instincts pervers. Mais quelle autre image de l'nergie leur
donnons-nous ? Ils vivent de contrefaons. Le gangster est la
contrefaon du hros. Mais il en est bien d'autres. Ceux qu'ils
appellent leurs idoles ne sont souvent que des chevaux qu'ils
aiment voir se rouler furieusement sur le sable. Johnny Halliday
est une bte et ils se grisent de sa fureur. Ils communient dans sa
fureur qui devient collective. Ils cassent tout parce que l'animal
se rveille en eux par l'admiration et la contagion. Ils se dfoulent
. Autre mot admirable de notre vocabulaire. La bte prisonnire hurle
dans sa cage. Ce qu'ils brisent, ce ne sont pas des chaises, mais
les barrires dans lesquelles nous les enfermons. Ils touffent. Ils
crient qu'ils veulent vivre. Leur jeunesse cume leurs lvres. Nous,
gendarmes, les regardons avec rprhension. Et nous feignons de ne
pas comprendre que l'emploi qu'ils font de leur jeunesse et de leur
animalit est mauvais parce que nous ne leur en proposons aucun qui
soit bon. Ils rveraient aussi bien de samoura si nous tions
capables de leur en montrer. Ce qu'ils aiment, c'est l'tre indompt
et fort qu'ils ne sont pas. Que nous ne voulons pas qu'ils
soient.
Cette graine de violence qui est en eux, c'est ce qui leur
reste de l'hritage des hommes. Doucement, leur disent les prtres,
doucement, leur disent les gens srieux, et chacun leur prsente sa
muselire. Ils rejettent notre hypocrisie comme ils rejettent nos
fables. Et ils sont spars de nous, race trangre, bandes insoumises
de jeunes loups, anges noirs de la fureur de vivre sur leurs motos
de conqurants. Autrefois, ils sautaient sur le cheval qu'ils
trouvaient dans un pr. Aujourd'hui, ils volent une auto pour un
soir. C'est le mme geste. Nous nous essoufflons courir aprs eux,
gardes champtres poussifs de la morale. C'est sans espoir. Ils ne
sont pas immoraux. C'est bien pire. Ils ne veulent pas du monde que
nous leur prparons. Ils n'ont pas envie de voguer avec nous sur le
beau fleuve Vendre-Vendre-Vendre. Ils ne veulent pas tre les
bateliers de la Volga. * * * Les socits issues du pdantisme
progressiste, bien qu'elles se rclament de la libert, aspirent donc
toutes soumettre et masculer, mais selon des modes et des
perspectives qui leur sont propres. Pour les unes, les socits de
type collectiviste, cette soumission est fonde sur la contrainte,
ladite contrainte tant justifie par le degr de perfection que la
justice sociale est cense avoir atteint. Pour les autres, les
socits du type libral, cette soumission est cense tre consentie ,
elle a pour moteur l'intrt personnel, on l'obtient par persuasion
et dissuasion, en se rfrant ostensiblement au postulat de la libert
individuelle. Aucun des deux grands types de socits modernes, ni la
socit collectiviste, ni la socit librale, n'a russi faire natre le
mouvement spontan qui correspond vritablement une culture, l'accord
que les hommes tablissent d'eux-mmes, sans qu'on les force et sans
qu'on les dissuade, entre le monde et leur propre vie. Et comme ce
dernier mode d'entente avec les choses est le seul qui engage
pleinement toutes les forces, sans en excepter les forces de
l'instinct et de l'animalit, les socits modernes ne peuvent se
dvelopper qu'en persuadant l'homme d'oublier qu'il est un animal,
d'touffer l'animal en lui et, en mme temps, l'instinct, la
spontanit, la gnrosit et de n'tre plus qu'un tre rationnel, unit
conforme un type parmi d'autres units. Le malaise du monde moderne
provient en grande partie de cette soumission qu'il est oblig
d'imposer et qu'il ne peut fonder que sur des
explications hypocrites. La croissance de la population rend
peut-tre cette discipline indispensable. Elle en fait mme le
problme capital de l'avenir. Mais en mme temps cette soumission
dcolore la vie, lui retire son got naturel : elle fait de notre
existence une existence insipide. Et elle serait pourtant notre
joie et notre fiert si nous pouvions la revendiquer, si nous
trouvions en elle notre accomplissement. L'hypocrisie de la socit
librale et l'hypocrisie de la socit marxiste crent finalement un
gal malaise et un gal dgot. Parce que la socit librale et la socit
marxiste mentent l'une et l'autre et proposent l'une et l'autre un
faux idal qui masque tantt la loi implacable du profit et de
l'exploitation, tantt la dictature imbcile de la caserne. Et leurs
mensonges, leurs fausses positions proviennent de ce que l'une et
l'autre ont pris pour fondement de toute la structure l'conomique
et non pas l'homme. Elles nous proposent deux esclavages diffrents
de l'conomique qui, finalement, en arriveront se ressembler, tous
les trusts, d'tat ou de banques, n'tant qu'une seule mcanique au
fond. Or, ce qui est important, c'est le destin qu'on fait l'homme.
Et dans ce destin il y a quelques lments irrductibles parce qu'ils
sont le propre de l'animal humain. Il faut que l'homme ait une
famille et qu'il en soit le chef, il faut que l'homme ait une
demeure et qu'il la btisse selon son got, il faut que l'homme ait
un travail et qu'il aime ce travail, qu'il le fasse avec joie et
que le fruit de ce travail lui revienne loyalement. A ces
conditions, l'homme vit, il mne sa vie d'homme libre, il n'est pas
vol de son existence. Et l'tat n'est l que pour lui assurer les
conditions de cette existence qui sont les conditions mmes de la
libert. Or, rien de tout cela n'est incompatible avec une
civilisation de production : mais tout cela est incompatible avec
les ides fausses que nous avons ajoutes la civilisation de
production et qui lui ont donn son caractre actuel.
L'individualisme qui dtruit la famille, l'galitarisme qui impose
tous les mmes conditions de vie, le fonctionnalisme qui rend le
travail anonyme et coeurant, sont des circonstances aggravantes que
nous avons ajoutes la civilisation industrielle pour en faire la
socit dmocratique de consommation . Elles sont nes de notre
cervelle et non de la nature des choses. Avec une tournure d'esprit
diffrente, avec une autre manire de chercher les solutions, nous
aurions pu les viter et produire tout autant dans un paysage
diffrent. Le monde moderne est n de nos cerveaux et non de nos
machines. Nous avons prfr les principes l'homme et les effets du
gigantisme ont t
multiplis par les effets de nos principes. Nous avons fabriqu
des robots et des imbciles et nous leur disons aujourd'hui :
Robots, soyez heureux ! Mais la mayonnaise ne prend pas. Et ceux
qui ont conserv le secret du bonheur regardent avec consternation
ces longues files de gteux prcoces que nous avons obtenus en cent
ans. Si la construction de l'Europe a un sens, c'est principalement
condition que l'Europe sache inventer une solution originale au
malaise de la socit de consommation, en s'inspirant de son
exprience et de ses traditions. Au-del des proccupations purement
conomiques du March Commun et des proccupations purement politiques
de la naissance d'une troisime force militaire et diplomatique dont
les perspectives sont encore lointaines, c'est surtout par
l'laboration d'une troisime option morale que l'Europe peut servir
l'avenir. C'est essentiellement sur ce plan que les solutions russe
et amricaine sont insuffisantes et dpasses. Nous avons besoin d'une
troisime image de l'homme et de la vie. Refuser la fois Washington
et Moscou, ce n'est pas seulement aujourd'hui un choix politique,
c'est surtout un choix moral : c'est refuser les villes amricaines
et le camp de concentration communiste. Ces deux formulations du
gigantisme industriel ont toutes les apparences de la force, mais
en ralit elles vont la drive. L'une et l'autre en sont accepter les
yeux ferms les impratifs d'un dveloppement monstrueux. Elles
foncent dans la nuit. Elles ont laiss l'inondation se rpandre et
elles voguent sur un fleuve dont elles ne voient plus depuis
longtemps les bords. La mission de l'Europe est de construire les
digues qui canaliseront la socit de consommation. Nous avons besoin
d'tablir quelque pouvoir, dfaut de quelque dieu, au-dessus des
ingnieurs du monde moderne, au-dessus de l'empire des stocks et des
bilans. Cela mme ne suffit pas que nous pensions aux hommes, et les
problmes ne sont pas seulement d'accommodation. C'est assurment
beaucoup que d'obtenir quelque relche de la pression du monde
moderne : mais ce n'est que de l'ordre des soulagements et des
remdes. Pour que nous chappions durablement la menace d'esclavage
que la boulimie de la production aura toujours tendance rpter,
c'est l'ide mme que nous nous faisons de l'homme que nous devons
restaurer. Ce n'est pas assez de respecter l'animal humain. Pour
qu'il survive aux obsessions continuelles du matrialisme, il faut
qu'il trouve en lui-mme quelque inspiration plus profonde que le
souci de son propre bien-tre. Il faut dvelopper en lui, il faut
cultiver les qualits nobles de l'animal humain. Il faut qu'il les
sente
comme son attribut essentiel et sa fiert. C'est la meilleure
dfense de l'homme non seulement contre les formes directes ou
insidieuses du totalitarisme, mais encore contre la pression
formidable du matrialisme qui l'assige de toutes parts. Que
l'Europe apporte donc aux hommes autre chose que des solutions
ingnieuses. Qu'elle soit la terre qui leur porte une fois de plus
les paroles qu'ils peuvent comprendre. Qu'ils entendent au moins
quelque part une voix qui leur dise : Souvenez-vous de vivre .
CHAPITRE II BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE D'UN NATIONALISTE Le
dialogue qui s'tait institu au XIXe sicle au commencement de la
socit industrielle est vieux comme le monde, c'est celui de l'homme
et de ses inventions. Il ne suffit pas de dire : je suis la
nouvelle loi. Il faut que cette loi soit viable, c'est--dire que
l'homme se trouve l'aise avec ce qui lui est essentiel dans les
formes de vie nouvelles que le changement des choses lui impose. On
n'a rien rsolu quand on ampute l'homme d'une partie de lui-mme. Les
rvolutions mme ne sont que des mutations brusques qui acclrent la
cadence de l'accommodation. Elles liminent une classe d'hommes pour
lesquels l'accommodation est impossible. Mais elles proposent aux
autres une accommodation, et non une amputation, car finalement, il
y a toujours des moujiks et des familles de moujiks et des villages
et des champs de mas, quel que soit le nouveau nom qu'on leur
donne. Et celui qui prtend amputer et non construire est vou
l'chec. C'est la leon de la rvolution culturelle des Chinois. On
peut exalter un aspect particulier de l'animal humain ou de la vie,
on peut en faire une proccupation dominante une poque donne, mais
c'est tout ce qu'on peut faire : les autres proprits de l'animal
humain subsistent, les aspects de la vie qu'on regarde comme
secondaires n'en existent pas moins, et finalement un jour ou
l'autre il faut leur donner satisfaction eux aussi parce que leur
rpression dfinitive est impossible et qu'en cherchant chimriquement
la raliser on met en pril l'oeuvre toute entire. Cette
accommodation de l'animal humain, d'une part la vie mcanique que
lui impose l'industrie, d'autre part aux hirarchies inhabituelles
que le capitalisme fait natre avait t le dbat majeur du XIXe et du
XXe sicles. La civilisation agricole des sicles prcdents avait
enracin des habitudes de vie et une conception de la vie, qui
confirmaient un certain mode naturel d'existence et de pense, elle
avait abouti aussi une hirarchie naturelle fonde sur la possession
de la terre et la dfense de la terre qu'on retrouvait dans tous les
pays, dans tous les temps. La civilisation urbaine transforma les
habitudes de vie et ouvrit la voie des conceptions nouvelles de la
vie, en mme temps la concentration capitaliste fit apparatre des
seigneurs inconnus au sicle prcdent et amena la substitution d'une
hirarchie nouvelle la
hirarchie d'autrefois. Il y avait quelque chose d'artificiel
aussi bien dans la vie urbaine que dans la nouvelle hirarchie
sociale. Et cette substitution entranait tout un matriel nouveau de
reprsentations. Les occupations changeaient, mais aussi les
plaisirs, les relations dans la famille, les biens qu'on
recherchait, le but qu'on donnait sa propre existence et finalement
l'idal qu'on se proposait et les croyances sur lesquelles cet idal
tait tabli. Dans ce monde nouveau que les choses autour de nous
faisaient natre, qu'allaient devenir le paysan qui est en chacun de
nous ? On nous expliquait qu'il tait le vieil homme en nous et
qu'il fallait nous dbarrasser du vieil homme, que le progrs, cela
consistait mme essentiellement le rejeter. Mais si ce paysan en
nous tait l'homme lui- mme, si ce vieil homme tait ce qu'il y avait
de plus prcieux en nous ? S'il ne voulait pas mourir, si nous ne
voulions pas nous prter ce qu'il meure ? Ce fut le dbat central, le
dbat secret, le drame secret. Et au centre de ce dbat, il y avait
Balzac, il y avait Stendhal et Nietzsche, il y avait mme Baudelaire
et non pas Lamartine, Hugo ou Novalis, autour desquels nos
professeurs organisaient le ballet du sicle. Et ce que nous
appelons le dbat du XXe sicle, est-ce vraiment autre chose que ces
sursauts de l'animal humain dans les conditionnements divers qu'on
lui impose ? Pourtant nous tions ns au milieu des hymnes. On
tranait le char de la Science au milieu d'une foule gonfle
d'espoir. L'merveillement arrondissait toutes les faces. On avait
vaincu la peste et la rage, on avait triomph des distances, on
avait perc les montagnes, on avait fcond les entrailles de la
terre. Le ciel lui-mme s'inclinait. Et la cration, docile, suivait
l'homme comme un gros chien. Nos instituteurs conduisaient la
chorale de nos certitudes. L'tat donnait des bourses aux garons qui
avaient le prix de calcul et il tait sr qu'ils deviendraient
Prsident de la Rpublique aprs avoir t Polytechniciens. Nous n'tions
pas de petits Rastignac : nous tions trop certains que le mrite
suffisait tout. En quel sicle tait-il meilleur d'tre n ? Nous
plaignions les enfants qui avaient eu le malheur de natre dans les
sicles de tnbres qui ignoraient la cosmographie. Dans le Berry de
1913 nous n'entendions rien d'autre que ce bourdonnement heureux
qui venait de l'cole. Quand j'allais Bourges avec mes parents,
j'entendais quelquefois parler des ouvriers de la
Pyrotechnie . On s'en entretenait voix basse comme de sauvages
qui campaient aux portes. Un instituteur nous avait fait apprendre
un pome de Sully-Prudhomme, dans lequel le boulanger refusait de
cuire le pain. Je le rcitais comme un pome chinois. Mon pre me
montrait le snateur Mauger, figure rouge brique avec une grosse
moustache blanche, qui tait un socialo et dont La Dpche du Berry
parlait avec horreur. Je faisais un dtour pour ne pas passer devant
sa maison. L'idal de mon pre tait Gustave Vinadelle, maire de
Dun-sur-Auron, qui ressemblait un architecte, faisait rayonner sur
le canton les lumires du parti radical- socialiste et tait
conseiller gnral de l'arrondissement. Je n'imaginais pas qu'il pt y
avoir rien d'autre dans le monde que des paysannes qui portaient
leurs poulets au march et rien ne me paraissait plus beau que les
clairons du 95e d'Infanterie qu'on entendait s'exercer dans les
prs. Depuis cinquante ans, nanmoins, bien des gens apercevaient cet
envers du XIXe sicle que Dun-sur-Auron ne souponnait pas. Ils
mesuraient la grande ombre que les inventions projettent sur les
hommes. Ils voyaient s'lever les vents qui balayeraient sur les
routes les noires fermires coiffe blanche qui allaient chaque
semaine au march. Ils regardaient avec angoisse ces pluies
bienfaisantes que des nuages noirs accompagnaient. Ils devinaient
que l'homme risquait d'tre entran par le courant formidable de
cette soufflerie construite par lui-mme, qu'il ne peut rien contre
la balistique implacable des inventions multiplies par les
imaginations qu'elles dchanent. Quand une invention nouvelle
apparat, si elle n'est pas terrifiante, l'imagination des hommes
l'accueille comme une fiance. Mais ce mouvement d'esprance n'est
pas sans effet sur eux-mmes. Les biens nouveaux font natre le
besoin de les possder, la possibilit de les fabriquer et de les
vendre par immenses quantits donne des ailes la cupidit. Ces
sentiments nouveaux avaient cru avec fureur. Ce fut une herbe qui
envahit tout. Le capitalisme tait n dans le dsordre de la libert.
On n'imaginait pas que la libert de contracter tait en mme temps la
libert d'exploiter. Engels dcrivait les bouges dans lesquels
avaient vcu Londres les pres de ces ouvriers de la Pyrotechnie dont
les figures sombres me faisaient peur. L'affreux snateur Mauger
tait simplement un homme qui avait lu plus de livres que l'aimable
citoyen Vinadelle. Mais l'erreur de Marx, d'Engels et de l'affreux
snateur Mauger tait de parler le mme langage que leurs adversaires
: ils demandaient un transfert des bnfices, mais ils acceptaient le
monde
nouveau, le monde mercantile qui tait n de la production
massive des biens nouveaux, ils ne proposaient qu'une rpartition
nouvelle de ces biens dans lesquels ils voyaient les pommes d'or du
paradis terrestre. Il y a chez les hommes une sorte de pense qui
engage l'tre tout entier. A certains moments, nous sentons bien que
ce n'est plus le cerveau seul qui dcide, mais quelque chose en nous
de plus profond. C'est un mouvement de tout l'tre qui nous dicte un
refus ou qui accepte. Cette pense instinctive sommeille chez
l'homme. Elle est vgtative, elle est lente, elle se manifeste par
le malaise et l'inquitude et il faut du temps pour qu'elle devienne
claire : tandis que la pense grgaire qui s'exprime dans les
journaux et dans les discours des acadmiciens mne une danse allgre
et fait entendre partout ses fltes et ses grelots. Le vrai visage
des temps modernes mit longtemps apparatre. Toute une partie de
l'Europe ressemblait Dun-sur-Auron. On entendait le marteau du
marchal-ferrant en passant dans la rue des Ponts. Le tambour de
ville annonait aux carrefours les objets perdus. Et Gustave
Vinadelle vantait l'enseignement lac. Matre Mahaut le notaire, qui
passait pour avoir un million, savait qu'aux portes de Berlin,
Charlottenbourg tait pass en vingt ans de vingt-quatre mille
deux-cent quarante mille habitants, que les usines Siemens
occupaient plus de treize mille ouvriers, d'autres firmes dix-sept
mille, on lui avait parl des villes- champignons de la Ruhr ou de
l'Angleterre, il n'ignorait pas que les campagnes se dpeuplaient.
Mais matre Mahaut tait notoirement ractionnaire. Gustave Vinadelle
avait bien entendu parler des rois de l'acier, des chemins de fer,
du corned-beef. C'taient l des personnages fabuleux qu'on ne
rencontrait qu'en Amrique. Et le comte de Gourcuff, qui avait un
chteau Nrondes et qui se promenait avec des gutres, ne pensait pas
autrement que lui. A part les ouvriers de la Pyrotechnie , tout
tait parfaitement rassurant et pareil ce qui tait autrefois.
Beaucoup de banques taient encore des entreprises familiales, le
banquier tait une sorte de notaire. Le protectionnisme maintenait
les conomies nationales dans leur aire gographique et freinait la
contagion du gigantisme. Ces pnplaines du capitalisme composaient
un paysage rassurant. Les hirarchies aristocratiques existaient
encore, elles en imposaient : et la richesse des industriels ne
leur donnait pas d'autre droit que l'espoir d'tre admis dans cette
socit fonde sur autre chose que sur la richesse. Ce paysage
trompeur paraissait respecter les proportions et les tagements
naturels. C'taient encore d'autres biens que l'argent qui
fixaient le classement des hommes. Le comte de Gourcuff ne
paraissait pas inquiet de la tournure que prenaient les choses. Il
aurait d aller plus souvent Paris. On y sentait mieux les ondes
invisibles qui se propageaient et changeaient insensiblement le
socle sur lequel dormait Dun-sur-Auron. Les nouvelles couches que
Gambetta avait salues aprs la dfaite de 1871 menaient grand bruit
dans la reconstruction. Les affairistes et les parvenus du Second
Empire affirmaient dj assez clairement le triomphe de l'argent.
Mais un rgime bonapartiste, malgr ses tares, plaait ncessairement
le capitaine au- dessus du marchand. Cette suprmatie des militaires
s'tait effondre Sedan. La Rpublique avait inscrit dans ses
institutions : Cedant arma togae . Ce fut pendant longtemps sa
vritable devise. C'tait donner le champ libre l'arrogance du
parvenu qui ne voyait plus aucune vertu mettre au-dessus de la
vertu d'tre riche. Les familles dont toute la fortune tait
terrienne et dont toute l'ambition tait de se distinguer au service
du pays avaient pris conscience les premires du dclassement dont
elles taient menaces par la prpotence des marchands. Le rveil de la
pense instinctive se produisit alors dans toute une catgorie
sociale. Ces groupes sentirent que leur conception des valeurs tait
toute diffrente de celle des nouveaux venus. Ils reconnurent que le
dsintressement, la volont de servir, le courage militaire, la
fidlit la parole donne, la loyaut, taient les qualits qu'ils
mettaient au-dessus de toutes les autres et que ces qualits avaient
peu d'emploi dans le monde qui s'organisait sous leurs yeux. Mais
en mme temps cette exploration qu'ils faisaient d'eux-mmes en
s'opposant aux nouveaux venus, leur rvla qu'ils taient en outre
attachs une forme de vie patriarcale, un commandement naturel qui
s'exerce dans la famille d'abord, puis de la famille la province,
et toujours dans un cadre fix par la nature des choses, un
protectorat de l'lite sur le peuple, enfin une politique naturelle
qui devait tre la projection dans la structure de l'tat des qualits
sur lesquelles ils souhaitaient fonder leur vie. L'affaire Dreyfus
fit ressortir vigoureusement cette opposition. Ni la xnophobie ni
l'indiscrtion et la maladresse de la communaut juive ne suffisent
expliquer la violence des passions. En ralit, l'opinion reconnut la
puissance de la civilisation mercantile et l'tendue de son
implantation. Les Juifs servirent de bouc missaire. Leur pouvoir et
leur insolence illustraient surtout la disparition des castes. On
leur reprochait d'tre devenus ce qu'ils taient dans l'tat, bien
qu'ils fussent Juifs. Les
nationalistes s'indignrent de cette infiltration d'trangers.
Ils y virent un danger pour la scurit nationale. Ils dnoncrent
l'arme invisible qui campait sur le territoire. Cette analyse tait
juste, mais incomplte. Ce que les Juifs avaient le malheur de
reprsenter, c'tait le rsultat de la civilisation industrielle
brusquement dvoil. Et c'est pourquoi la conclusion de l'affaire
Dreyfus fut la fondation de l'Action Franaise, glise qui prchait
une Rforme totale. On avait dcouvert tout d'un coup la morale sur
laquelle dbouchait la dmocratie. Le marchand, tre cauteleux,
servile, que toutes les grandes civilisations avaient tenu l'cart,
tait devenu le brahmane de la ntre. On baisait sa robe, on lui
offrait la fille. On l'admirait et on le montra