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Penser l'éducation

Philosophie de l'éducation et Histoire des idées pédagogiques

N° 1 -Juin 1996

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Coordination scientifique de la revue JeanHOUSSAYE Professeur en Sciences de l'Education Université de Rouen

Assistance technique et scientifique Philippe MAUBANT Université de Rouen

Stéphane CORNŒR Université de Rouen

Réécriture et correction Maurice GUENEAU

Secrétaire de rédaction Arielle FONTAINE

Secrétariat Stacba TARNOWSKI

• Choix des articles : chaque projet d'article est examiné par un comité de lecture composé de trois universitaires. Il doit être organisé selon trois parties : un résumé, une liste de mots-clés, un texte. Les projets doivent être adressés à M.Jean Houssaye, UFR de psychologie, sociologie et sciences de l'éducation, Département des sciences de l'éducation, B.P. 108 - 76134 Mont-Saint-Aignan Cedex, avec une disquette informatique jointe.

• Adhésion à la revue comme université partenaire : les universités ou établissement d'enseignement supérieur souhaitant participer au développement de cette revue sont invités à adresser leur demande à M. Houssaye, Université de Rouen.

Pour tout renseignement complémentaire, vous pouvez joindre M. Houssaye, ou MM. Maubant et Cornier au 163514 64 38.

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Penser l’éducation

Philosophie de l’éducation et Histoire des idées pédagogiques

Sommaire-N° 1 -Juin 1996

Prélude JeanHOUSSAYE 7

Un défi à l'éducation d'aujourd'hui, la complexification de l'Être humain Manuel BARBOSA 9

1918-1944. De quelques idées réactionnaires en éducation : éléments pour une histoire du conservatisme scolaire Jean-Michel BARREAU 21

Education et malaise dans l'évolution culturelle Joaquin GARCIA CARRASCO 29

L'historiographie composite du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson Patrick DUBOIS 43

L'utopie bachelardienne de la formation

à l'épreuve de la post-modernité Michel FABRE 59

Le temps anthropologique de l'éducation Octave FULLAT

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De l'aporie éducative

dans l'humanisme du XVIe siècle Jean-Bernard PATURET 81

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Penser l'éducation

RECENSIONS

Penser la formation, Michel FASSE par Ahmed CHABCHOUB 91

L'émerveillement d'être homme

El pasmo de ser nombre, Octavi FULLAT par Enrtque GERVILLA CASTILLO 91

L'éducation nouvelle et les enjeux de son histoire, Daniel Hameline, et alii par Jean HOUSSAYE 96

Pour une philosophie de l'Education, Hubert HANNOUN et Anne-Marie DROUIN-HANS par Bertrand LECHEVAUER 98

Regards croisés sur La pédagogie entre le dire et le faire, Philippe MEIRIEU , par Ahmed CHABCHOUB, Jorge LAROSSA 105

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p rélude

JeanHOUSSAYE

SCIENCES DE L'ÉDUCATION UNIVERSITÉ DE ROUEN

Cet éditorial est le premier. Ce sera le dernier.

Le premier

L s'agit bien en effet de présenter le premier numéro d'une nouvelle revue. Celle-ci s'inscrit dans un champ spécifique : la philosophie de l'éducation et l'histoire des idées pédagogiques. Traditionnellement, ces deux aspects sont reliés et relèvent de la philosophie de l'éducation. Pour autant, leurs liens ne sont pas consubstantiels, ne serait-ce que parce que la philosophie de l'éducation peut très bien s'accomplir en dehors des pédagogues et des idées pédagogiques, et parce que les historiens des idées pédagogiques ne témoignent pas tous, loin de là, d'une approche philosophique.

I

Respectons donc cette tradition, qui est d'ailleurs très forte dans bien des pays européens. Respectons-la et faisons même davantage : confortons-la. Car il apparaît que ce champ de réflexion et de recherche n'est plus très développé en français. Les philosophes ont déserté le plus souvent le secteur de la réflexion sur l'éducation ; l'histoire des idées pédagogiques a eu tendance à disparaître derrière l'affirmation de plus en plus forte de la positivité des démarches éducatives. C'est donc faire œuvre de salubrité de la recherche que de vouloir développer ce secteur.

La cause n'est en aucune façon perdue. Au cours de ces toutes dernières années, des signes sensibles de renouveau d'intérêt et de présence de recherches dans ce secteur sont devenus manifestes. Pour ce qui est de la recherche universitaire dans le domaine des idées pédagogiques, outre des congrès sur Freinet (Bordeaux, 1987, 1990) et sur quelques pédagogues, un colloque international s'est tenu à Genève en 1992 sur l'histoire de l'Education nouvelle. On voit même les éditeurs reprendre goût à des ouvrages sur les pédagogues, anciens ou actuels. La philosophie de l'éducation, quant à elle, semble aussi retrouver souffle et vie. Le colloque de Dijon en 1993 en a été une manifestation remarquée et le lancement de (le) Télémaque poursuit le mouvement amorcé.

Il est donc temps et possible de favoriser le développement de ce champ de recherche. C'est ce que se propose cette revue que l'on a plaisir à annoncer. Il s'agit dans le cas présent d'une revue interuniversitaire et internationale. Le côté international est essentiel car il permet

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Penser l'éducation

d'envisager un échange des traditions, des réflexions et des interrogations en ces domaines. Trop rares et trop éphémères sont les lieux qui le favorisent.

Le principe qui a présidé à la naissance de cette publication est simple : par l'intermédiaire d'un correspondant, plusieurs universités se réunissent pour mettre en commun leurs ressources afin de prendre en charge le lancement, la réalisation et le suivi de la revue. Un responsable est désigné pour deux ans. Au bout de cette période, une université partenaire peut se porter candidate pour reprendre la coordination de la revue. Les deux premières années, soit la période 1996 et 1997, c'est l'Université de Rouen qui va assurer la coordination.

28 universités se sont déclarées intéressées par un tel projet, ce qui montre s'il en était besoin que nombreux sont ceux qui estiment que la recherche dans ces domaines doit être encouragée et soutenue. Nous avons voulu que l'aspect international soit déterminant dans l'esprit des publications. Sous cet angle, il est assez étonnant de constater que 12 pays sont représentés à l'initiative de cette revue éditée en français. Indéniablement, une telle publication peut servir de lieu d'échanges et de confrontations entre différents pays. Evoquons pour le plaisir les pays engagés dès le départ : Allemagne, Belgique, Brésil, Canada, Espagne, France, Hongrie, Italie, Japon, Pays-Bas, Portugal, Tunisie. Ce groupe initial n'est pas pour autant fermé et toute nouvelle candidature sera examinée suivant une procédure qui est définie.

Le dernier

Quelle sera la politique de rédaction de cette nouvelle revue ? Outre le critère de qualité, les articles retenus devront répondre avant tout au critère suivant : être situés dans les champs de la philosophie de l'éducation et/ou de l'histoire des idées pédagogiques. La taille des articles n'est ni formatée ni normalisée. On ne trouvera pas non plus de ligne éditoriale, dans la mesure où la volonté est au contraire d'être un lieu d'expression ouvert aux différentes tendances de la recherche dans ces domaines. Enfin, chaque numéro sera diversifié et en aucune façon thématique (sinon par accident : des articles pourront en effet recouper les mêmes questions, mais cela n'aura nullement été suscité).

Comment seront sélectionnés les articles ? Tout article soumis par un auteur sera lu par trois personnes de pays différents et la publication dépendra de leurs avis. Ces personnes sont des membres du comité de la revue, elles représentent leur institution-partenaire. Ce comité est à la fois un comité de direction, un comité de lecture et un comité scientifique. C'est lui qui est le garant du fonctionnement et de la qualité de la revue.

On comprendra, sur ces bases, qu'un nouvel éditorial est maintenant inutile pour chaque numéro à venir. Quelle est en effet la fonction d'un éditorial ? Soit de réagir sur un aspect pour faire «passer un message». Ce n'est pas la préoccupation de cette revue. Soit de présenter les articles de la revue en essayant d'en faire une synthèse justificatrice. Le parti pris de cette revue est exactement inverse. Place aux articles donc, et à eux seuls. O

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n défi à l’éducation d'aujourd'hui, la

complexification de l'Être humain

Manuel BARBOSA

UNIVERSIDADE DO MINHO INSTITUTO DE EDUCAÇÂO E PSICOLOGIA

BRAGA- PORTUGAL

Ce texte prétend faire la description et proposer une compréhension d'un défi lancé à l'éducation : la complexification de l'être humain.

En deux parcours successifs, il essaie de définir le nouveau défi lancé à l'éducation et vise à élaborer, en traits généraux et formels, un repérage des conditions nécessaires à la complexification progressive de l'être humain vivant en nos sociétés.

Aux périodes de grande conscience critique, on attend de l'éducation qu'elle contribue à la solution d'une situation marquée d'insuffisance et d'indigence - il s'agit pour l'heure des besoins du développement

personnel et social. Alors, l'éducation accompagne le surgissement de défis qui lui imposent une réponse en syntonie avec leurs grandes exigences. Même si cela ne lui est pas agréable, l'éducation actuelle vit cette situation.

A notre époque, le défi le plus grand semble venir de la complexification progressive de l'être humain dans les diverses opérations dont il est capable, à savoir les opérations de la connaissance, de la pensée, de la réflexion, de la décision et de l'action. De toute évidence, l'homme de nos sociétés révèle une insuffisante aisance avec la complexité dans la réalisation de ces opérations. C'est pourquoi, l'éducation contribuerait à un meilleur enrichissement de l'homme, si elle travaillait en vue d'accroître la complexité dans les diverses opérations qu'un individu/sujet peut réaliser à partir d'un certain âge. S'il y a quelque vérité à signaler ce défi, deux questions peuvent être formulées.

Primo, il serait pertinent de demander : en quoi peut consister une complexification progressive de l'homme dans les diverses opérations pour lesquelles il dispose d'aptitudes ou de capacités ?

Secundo, on pourrait se demander : quelles conditions pédagogiques sont néces-saires pour qu'il y ait une réelle complexification de l'homme ? Dans le but de trouver une réponse à ces questions, le texte qui suit se structure et s'organise en deux parcours discursifs. Dans le premier, l'intention est de chercher un sens/signification au

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Penser l'éducation

Liste des mots-clés

Action - Complexification - Complexité - Connaissance - Conscience -Décision - Défi - Éducateurs professionnels - Pensée - Pratiques pédagogiques.

nouveau défi lancé à l'éducation. Dans le second, l'objectif est de chercher un repérage de certaines conditions nécessaires à la complexification progressive de l'homme en nos sociétés.

Le défi de la complexification de l'être humain : essai d'une définition

Quand elle surgit comme un défi lancé à l'éducation, la complexification progressive de l'homme soulève immédiatement cette question : quelle sémantique concrète faut-il attribuer à ce défi ? Autrement dit : quel sens ou signifié peut-on attribuer à un défi qui exige de l'éducation, aujourd'hui, une réponse immédiate et adéquate ?

La réponse à cette question est en grande partie conditionnée par l'idée ou concept que l'on peut avoir de la complexification d'un système vivant.

Si nous admettons, avec Atlan et Morin, que la complexification d'un système vivant se traduit, dans le domaine de sa structure et dans le domaine de son fonction-nement, par une véritable augmentation de variété, diversité, hétérogénéité, flexibilité, et adaptabilité1, nous pouvons alors suggérer, comme réponse à cette question - à titre d'hypothèse -, qu'une complexification de l'homme est orientée vers son enrichissement fonctionnel dans ses diverses qualités ou propriétés.

S'il s'agit d'une complexification spécialement ordonnée aux opérations qu'un être humain peut être amené à réaliser, cette réponse impliquerait que l'on s'achemine vers une réponse adéquate au défi de la complexification quand on aide l'être humain à améliorer, aussi bien en variété, diversité, hétérogénéité qu'en flexibilité et adaptabilité, ses manières singulières de connaître, de penser, de réfléchir, de décider et d'agir. Autrement dit, cela impliquerait que la réponse au défi de la complexification de l'homme passe par un appui donné à l'introduction de plus de variété, de diversité, d'hétérogénéité, de flexibilité et d'adaptabilité dans les opérations de connaissance, de pensée, de réflexion, de décision et d'action.

Du point de vue strictement fonctionnel, l'objectif de la complexification de l'homme serait l'enrichissement de ces opérations.

A partir de notre compréhension de cette complexification, il serait opportun d'en considérer les aspects concrets dans les opérations que l'homme est amené à réaliser. D'après l'ordre que nous avons suivi dans la référence à ces opérations, la complexifi-cation commence par celle de la connaissance. La complexification de la connais-sance, dans la mesure où elle vise l'une des activités les plus caractéristiques de l'esprit/cerveau humain, est certainement en rapport avec la tentative de surmonter ou vaincre les insuffisances de la connaissance simplificatrice, de cette connaissance qui agit systématiquement par réductions et disjonctions. S'il s'agit de détourner l'homme de cette démarche de la connaissance simplificatrice, en quoi doit consister la complexification de la connaissance ? Si nous disions que l'un des aspects les plus représentatifs et significatifs de cette complexification consiste à multiplier les angles d'approche des phénomènes par un observateur/concepteur en formation, nous ne

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Penser l'éducation

Serions pas en contradiction avec l'objectif de l'augmentation de variété ou diversité vers lequel nous oriente très explicitement notre concept général de la complexification. En réalité, la complexification de la connaissance passe inévitablement par un accroissement de la variété ou diversité dans l'approche du réel qui peut être connu,

Cette complexification de la connaissance passe d'abord par les prises en compte simultanées et, de surcroît complémentaires, des aspects singuliers et particuliers d'un phénomène, comme des aspects universels et impersonnels auxquels se rapporte ce phénomène. Ainsi, en matière de connaissance de l'homme, il ne s'agit pas seulement de mettre en évidence les liens nécessaires de l'être humain à des déterminants génériques et impersonnels, comme le code génétique de l'espèce et le code culturel de la société, mais aussi de tout ce qu'il y a d'irréductible singularité et particularité dans son comportement.

Deuxièmement, la complexification de la connaissance passe par la considération de l'histoire des phénomènes, surtout dans leur facette événementielle, et une attention spéciale aux divers temps qui traversent et constituent ces phénomènes. Ainsi, s'il faut avoir égard au temps de la répétition tautologique du même, de la réversibilité, il n'en est pas moins nécessaire de considérer le temps de l'irréversibilité, c'est-à-dire le temps des évolutions, des transformations, des dégradations, des désintégrations.

Troisièmement, la complexification de la connaissance exige une lecture des phé-nomènes organisés, non seulement comme inspection de leurs éléments constitutifs, mais aussi comme repérage des totalités qu'ils forment. A condition que cela ne ramène ni à une obsession réductionniste, qui ne peut qu'analyser les éléments structurels d'un phénomène organisé, ni à une obsession holiste, qui analyse seulement le tout formé par ces éléments ; la complexification de la connaissance exige la circulation rotative/récurrente allant des éléments au tout et du tout aux éléments2.

Quatrièmement, cette même complexification de la connaissance passe par une attention spécifique à toutes les causalités qui interviennent dans les phénomènes. S'il est nécessaire de réserver une place à la monocausalité simple, laquelle agit de façon linéaire et mécanique à partir de l'extérieur, il n'est pas moins nécessaire de réserver une place à la causalité rétroactive, qui délimite et configure une possible action de l'effet sur la cause, soit de contention soit de stimulation, de même qu'à ce genre de causalité interne, caractéristique des êtres producteurs d'eux-mêmes, que l'on peut appeler «endocausalité» ou «causalité générative intérieure» (Morin : 1977, p. 259).

Cinquièmement, le processus de complexification de la connaissance exige la considération, non seulement des facteurs d'ordre qu'on découvre dans les phénomènes (à savoir, les régularités, les constances, les invariances, les déterminations, les contraintes, les nécessités), mais aussi des facteurs de désordre, c'est-à-dire des facteurs de déséquilibre, d'instabilité, d'irrégularité, de fluctuation aléatoire, de bruit, de hasard ou de perturbation3.

Sixièmement, complexifier la connaissance exige que l'on s'oppose à l'isolement et à la séparation systématique des objets de la connaissance d'avec leur milieu. S'il est nécessaire de détacher un objet de son environnement, pour en faire la description et l'explication, cela ne doit pas impliquer de le retirer des éléments ambiants qui sont fondamentaux pour comprendre la participation de l'Umwelt à la constitution de son identité et, automatiquement, au sens de son comportement4.

Septièmement, la complexification de la connaissance passe par l'utilisation de logiques diversifiées. Celles-ci concernent non seulement les critères de contrôle des

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descriptions du réel, mais aussi les critères de validité des raisonnements. A ce propos, la complexification de la connaissance suscite le croisement de la logique aristotélicienne, dont les paramètres sont relatifs à certains segments du réel et à certains indices de la validité des raisonnements, avec des logiques plurivalentes, impliquant soit des principes ambigus (logiques floues), ou des antinomies (logiques para-consistantes)5. La complexification de la connaissance, dans cette perspective logique, exige aussi que l'on conçoive le réel sans exorciser ses contradictions inéliminables, insurmontables, et qu'on établisse le dialogue entre des propositions contraires, Parvenir à la conclusion que deux propositions contraires peuvent être complémentaires, non par fantaisie de traitement logique mais par exigence du réel que l'on conçoit, est une façon d'accroître la complexité de la connaissance6.

En dernier lieu, l'augmentation de la complexité de la connaissance passe par la diversification et par l'articulation des diverses façons de connaître le réel. D'un côté, cela veut dire qu'on ajoute de la complexité à la connaissance quand on met en oeuvre la compréhension (nécessaire pour l'approche de tout ce qui est marqué par la subjectivité, l'affectivité, la sentimentalité), et quand on recourt à l'explication qui est fondamentale pour la détection des lois, déterminations, règles, mécanismes, structures d'organisation et processus organisateurs. D'un autre côté, cela veut dire qu'on augmente la complexité de la connaissance dans la mesure où l'on articule ces deux processus dans l'intellection des phénomènes qui les sollicitent, comme c'est le cas des phénomènes qui se rapportent aux situations et actions humaines7. Pour conclure, il suffit de dire que l'accroissement de la complexité dans la connaissance ne pourrait pas se faire sans le plein développement de certaines aptitudes fondamentales de l'intelligence. Parmi elles, on peut souligner, d'abord, l'aptitude à respecter la complexité d'un phénomène, compte tenu de ses diverses dimensions et de ses relations à d'autres phénomènes ; deuxièmement, l'aptitude à respecter et évaluer les différents angles sous lesquels les phénomènes sont perçus et pensés ; troisièmement, l'aptitude à reconstruire une configuration globale, un événement ou un phénomène, à partir de marques ou d'indices fragmentaires ; quatrièmement, l'aptitude à reconnaître le nouveau sans le réduire aux schémas du connu et à situer ce nouveau en relation au connu ; finalement, on peut mettre en évidence la capacité de l'intelligence à tirer des leçons de l'expérience, pour apprendre avec elle ce qui est fondamental pour améliorer le processus productif de connaissance.

Après cette analyse des processus réellement impliqués dans la complexification de la connaissance, il serait opportun d'aborder les aspects vers lesquels tend une complexification de la pensée. Partons du principe que la pensée, dans son mouvement organisateur/créateur, a pour point d'appui une dialogique de processus complexes, que n'importe quel être humain peut employer à partir du moment où il a acquis la maturation neurologique et les codes linguistiques et symboliques nécessaires. Nous pouvons admettre, à titre d' hypothèse, qu'une complexification de la pensée tend d'abord à celle de ce point d'Archimède de la pensée. A la lumière de cette hypothèse, il est vraiment important de savoir en quoi peut consister une véritable complexification de cette base sur laquelle s'appuie la pensée ?

Avant d'expliciter ce que nous pensons à ce propos, nous pouvons déjà avancer qu'une complexification de l'assise de la pensée peut être entendue comme une diversification, une variété plus riche des processus complexes qui structurent et spécifient la dialogique de la pensée. En fait, l'augmentation de complexité de la pensée est fortement liée à cette diversification de son assise, et la complexification de la

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pensée, pour devenir réelle, implique que cette base soit déterminée et dynamisée par beaucoup de processus complexes, parmi lesquels nous pouvons distinguer : les processus de la distinction/relation, qui permettent d'éviter la perte de la distinction et la perte de la relation ; les processus de la différenciation/unification, indispensables pour barrer le chemin à la disjonction et à l'homogénéisation ; les processus de l'indivi-dualisation/généralisation, qui permettent d'éviter les écueils de l'inintelligibilité et de la désincarnation, que les processus du concrétisation/abstraction peuvent également prévenir ; les processus du flou/précision, qui sont décisifs pour échapper à la confusion et à la rigidité abstraite ; les processus de la certitude/incertitude, dont le rôle est important dans la lutte contre le dogmatisme et l'errance ; les processus de la déduction/induction, pour échapper au jeu des tautologies ou des généralisations impropres ; les processus du logique/analogique, qui s'opposent autant à l'excès de l'arbitraire qu'au manque de créativité ; les processus de participation/détachement, qui limitent les excès du manque de compréhension et de surabondance du subjectivisme ; les processus de l'imagination/vérification, essentiels pour faire face aux défauts de l'invention dans la pensée et pour contrôler ses rêveries ; finalement, les processus de l'objectivation/subjectivation, pour écarter les excès de l'objectivisme et du subjectivisme. Entre autres processus complexes, ceux auxquels nous avons fait allusion montrent bien qu'il ne peut y avoir de complexification de la pensée sans son inscription dans l'assise de l'art de penser8.

Dans la mesure où il sera muni et dynamisé par cet arsenal de processus simultanément complémentaires et antagonistes, l'art de penser peut espérer une complexification qui se traduira, tôt ou tard, par l'émergence de conceptions du réel opposées à la simplification. Si tous ne peuvent accéder, de façon identique, aux niveaux les plus élevés de la complexification de la pensée, il n'en est pas moins certain que tous ont à leur portée un style de pensée complexe. Pour cela, la pensée que chacun développe en propre doit être armée et dynamisée par les processus qui la rendent complexe. Ainsi, quand la pensée de l'individu a tendance à privilégier un processus au détriment d'un autre, il faudra l'aider à suivre le processus complémentaire, antagoniste, S'il est par nature holiste, il faut l'aider aussi à être analyste. S'il est généraliste, il faut l'aider à être aussi particulariste. S'il est logique par idiosyncrasie, il faut l'aider à être analogique. Quand elle parviendra à entrer dans de tels processus dialogiques, la pensée sera capable d'élaborer la conception d'un phénomène, d'un événement ou d'un problème sans tomber dans le piège de la pensée simplificatrice. Elle sera capable d'inaugurer l'étape de la pensée complexe.

S'il est réaliste de dire que la pensée peut dorénavant inaugurer une nouvelle étape de développement, sera-t-il possible de dire la même chose pour la conscience, c'est-à-dire pour l'art de la réflexion ? S'il est effectivement possible d'accroître la complexité de la conscience, nous croyons qu'il est possible de répondre positivement à cette question. Sans être trop optimiste, nous pouvons admettre que cette étape peut s'ouvrir, car, comme les esprits les plus conscients des insuffisances de la conscience le supposent, celle-ci «pourrait et devrait atteindre des niveaux d'élucidation, de recherche et de complexité supérieurs» (Morin : 1986, p. 197)9.

A proprement parler, le développement futur de la conscience sera déterminé par sa maîtrise de plus de complexité. Pour cette raison, il serait bon de savoir dans quel sens peut être entendue cette maîtrise plus grande de la complexité dans l'art réflexif, c'est-à-dire dans la conscience. La conscience étant comprise comme l'art intellectuel de la réflexion, du dédoublement entre réfléchissant et réfléchi, - conception

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Penser l'éducation

appuyée sur la sémantique concrète de la notion de complexification -, la complexifi-cation de la conscience pourrait être définie comme une augmentation de flexibilité et de variété dans ses opérations. En ce sens spécifique, le devenir complexe de la conscience consisterait en un plus grand dédoublement dans l'art réflexif par des points de vue critiques et autocritiques sur toutes les activités qu'un homme réalise, dans les domaines de la connaissance, de la pensée, de la décision ou de l'action. A partir du moment où cette augmentation de complexité s'est produite, la conscience peut optimiser deux tâches qui lui sont spécifiques : d'un côté, elle peut contrôler et corriger mieux, non seulement les connaissances et pensées mais aussi les décisions et les actions ; d'un autre côté, la conscience peut mieux éclaircir tout ce qui limite et rend possibles ces activités10. Ainsi, l'augmentation de complexité de la conscience contribue de façon décisive à l'amélioration de la lucidité et à la pertinence de tout ce que l'homme pourra faire à partir du moment où il n'est pas sévèrement limité dans ses aptitudes fondamentales.

A mesure qu'il devient familier des arts de la décision et de l'action, l'homme a aussi beaucoup à gagner à une plus forte maîtrise de la complexité de ces arts. L'accroissement de complexité, dans les arts qui, précisément, délibèrent en vue de l'action et qui la réalisent, pourrait être entendu en ce sens : accroissement de flexibilité et adaptabilite dans le processus de prise de décisions et dans le processus de concrétisation des actions.

Dans ces deux processus, l'augmentation de la flexibilité et de l'adaptabilité joue un rôle important. Dans le processus de prise de décision, ce qui ressort en premier lieu, c'est le rôle éminent de l'augmentation de flexibilité, avec lequel la prise de décision acquiert la capacité de recueillir et traiter, de façon chaque fois plus ample, les informations importantes sur un sujet sur une situation, sur un problème ; elle devient capable d'évaluer, de façon plus ample, les différentes alternatives qui s'offrent au choix. Dans le même processus de la prise de décision, le rôle éminent de l'adaptabilité est, lui aussi, évident, Lorsqu'elle s'accroît, le processus de prise de décision devient automatiquement capable de lier les décisions et de les adapter aux changements constatés dans l'évolution des situations et des problèmes. Ainsi, le processus humain de la prise de décision peut voir sa complexité augmentée, ce qui est fondamental pour rendre viable non pas «un modèle olympique de prise de décisions» (Simon : 1983, p. 18 SQ.), mais un modèle où les situations et les problèmes qui demandent pour leur résolution des choix rationnels, ne sont ni simplifiés, ni mutilés.

Avec l'accroissement de la flexibilité et de l'adaptabilité, le processus humain de l'exécution des actions peut aussi enrichir sa complexité et donc, sa fonction anti-sim-plificatrice et non mutilante. Avec plus de flexibilité, ce processus sera capable d'utiliser, selon les circonstances, soit des programmes et des stratégies séparés, soit des stratégies et des programmes conjugués. Avec plus d'adaptabilité, il pourra faire face à l'imprévu, à l'inattendu, par une révision/reformulation de ses programmes et de ses stratégies. Ainsi, même s'il y a une grande part de vérité à reconnaître que «te domaine de l'action est très aléatoire, très incertain» (Morin : 1990), il n'en est pas moins vrai qu'une augmentation de flexibilité et d'adaptabilité dans l'exécution des actions est fondamental pour parvenir à vivre avec ce caractère incertain et aléatoire de l'action. Maintenant que nous avons élaboré, avec toutes ces réflexions, une notion plus précise de l'augmentation de complexité dans les diverses opérations ou activités d'un être humain, il serait convenable de faire porter l'investigation sur les conditions nécessaires à l'augmentation de complexité dans ces opérations ou activités. En

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Penser l'éducation

d'autres termes : il serait utile de rechercher et de tracer, ne serait-ce qu'en lignes générales et formelles, un tableau de certaines conditions nécessaires à la lente com-plexification de celui qu'elle concerne, c'est-à-dire, de l'homme.

Eléments généraux et formels d'un tableau des conditions nécessaires à la complexification de l'être humain

A partir du moment où elle est reconnue comme un défi lancé à l'éducation, la complexification de l'homme l'interroge. Que peuvent faire les éducateurs, eu égard à leur importante responsabilité dans le domaine éducatif, pour aider l'homme dans la progressive complexification de ses opérations de connaissance, de pensée, de réflexion, de décision, et d'action ? Si cet appui des éducateurs fait défaut, quelles mesures peuvent être prises pour donner l'impulsion et promouvoir la lente complexification de l'homme ? Par habitude technocratique, la réponse à des questions de ce genre suit normalement cette voie : partir de la considération du problème soulevé et, immédiatement après, essayer une réponse en formulant un corpus de recettes. Bien qu'attrayante, cette voie ne peut être empruntée pour deux raisons. D'abord, aider l'homme dans sa progressive complexification ne se fait aucunement par l'application de recettes. Beaucoup de variables sont liées aux stades de l'évolution de l'homme et de ses manières de connaître, de penser, de réfléchir, de décider, d'agir ; l'application de recettes reviendrait à soumettre l'éducation à des règles ou injonctions qui rendraient difficile, par leur rigidité, l'adaptation nécessaire à ces variables. Finalement, personne ne doit remplacer les éducateurs, en tant que professionnels des systèmes éducatifs, dans l'élaboration et la formulation des stratégies qu'impliqué cette éducation.

Si dans n'importe quel processus d'assistance pédagogique, il est déjà problématique de remplacer les éducateurs dans l'élaboration et la formulation de stratégies, il est encore plus problématique de vouloir les supplanter quand il s'agit d'une démarche où la découverte de stratégies concrètes, particulières et singulières, joue un rôle fondamental et incontournable. Du fait qu'il requiert beaucoup d'art, de méthode et d'habileté stratégique, le processus d'appui à la complexification de l'être humain a tout à gagner à l'élaboration des stratégies d'action par les éducateurs eux-mêmes. De cette façon, le maximum auquel nous puissions prétendre, en débattant des questions auparavant posées, c'est d'essayer de donner une réponse qui soit pour les éducateurs comme l'une des plates-formes où s'appuyer pour entreprendre des stratégies d'assistance pédagogique au profit de la complexification progressive de l'homme.

Pour esquisser cette réponse, nous partons du principe qu'il serait nécessaire de remodeler, avant tout, les pratiques pédagogiques traditionnelles. S'il s'agit d'éduquer l'homme à la complexité, soit du point de vue cognitif, soit du point de vue de sa conduite, les pratiques pédagogiques ne peuvent être enfermées dans une «pédagogie de la dictée», de la récitation, de l'exposition, mais être ouvertes à une «pédagogie du problème», c'est-à-dire à une pédagogie qui mobilise et catalyse les aptitudes de l'homme dans le sens de l'investigation systématique et de la résolution de problèmes1 ]. Avec ce changement significatif des pratiques pédagogiques, les responsables de la gestion d'une démarche éducative n'agissent pas seulement en accord avec l'auto-organisation comportementale de l'être humain12, mais aussi avec les

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pratiques qui peuvent conduire, dans les différents domaines des systèmes éducatifs, à une réelle complexification.

Dans le contexte de ces nouvelles pratiques pédagogiques, le processus d'investi-gation et de résolution de problèmes est, sans doute, un excellent moyen pour aider l'homme. A cet effet, ce sont les éducateurs qui doivent profiter de ce moyen pour conduire l'homme en formation à développer des actions et des cognitions complexes, A propos de la formulation d'un problème, soit sur l'initiative des éducateurs soit sur l'initiative des personnes en formation, on peut enclencher un processus dans lequel les premiers aident les seconds à accéder à plus de complexité par la création de conditions favorables à la découverte et au traitement complexes de ce problème. Dans la pratique, la démarche pourrait suivre cette trajectoire : d'abord, l'éducateur aiderait la personne en formation à découvrir les problèmes qui se présentent de façon chaque fois plus complexe. Dans ce sens, l'éducateur serait chargé d'élaborer des stratégies qui conduiraient l'ens educandum à diversifier et conjuguer les perspectives permettant d'analyser le problème. Parmi ces perspectives on trouverait certainement celles qu'esquissent ces dualités : général/singulier, structurel/événementiel, répété/non répété,moléculaire/élémentaire,déterminisme/indéterminisme,auto-causal/hétérocausal, ordonné/désordonné, autologique/écologique - sans oublier la catégorie du dialogique, c'est-à-dire de ce qui peut être simultanément complémentaire et antagoniste.

Ensuite, l'éducateur pourrait aider à penser le problème par la mise en œuvre sys-tématique de plusieurs dialogiques, Dans ce cas, l'appui de l'éducateur inviterait l'éduqué à faire usage de ces processus complémentaires et antagonistes : distinc-tion/relation, différenciation/unification, individualisation/généralisation, concret/abstrait, flou/précis,certitude/incertitude,induction/déduction,logique/analogique, participation/détachement, imagination/vérification, ou même des processus qui se rapportent à l'objectivation/subjectivation.

En troisième lieu, l'éducateur pourrait créer des conditions pour favoriser une réflexion du problème. Pour ce faire, l'éducateur devrait élaborer des stratégies pour que le sujet-individu puisse pratiquer ce dédoublement réflexif caractéristique de l'approche d'un problème par la réflexion13.

Quatrièmement, l'éducateur aiderait à la prise de décision en vue d'une éventuelle résolution du problème. L'objectif serait alors que l'individu/sujet acquière assez de souplesse et d'agilité dans le recueil d'informations pertinentes, dans l'évaluation des possibilités qui s'offrent au choix, en vue d'une solution et de l'adaptation/accommo-dement d'une décision initiale, alors même que peuvent changer les circonstances où se présentent le problème ou la situation problématique.

En dernier lieu, l'éducateur aiderait à résoudre le problème, la situation probléma-tique. La flexibilité et l'adaptabilité seront déterminantes pour varier/conjuguer des ini-tiatives stratégiques et des initiatives programmatiques, et pour remodeler/reformuler ces initiatives quand surgissent l'imprévu, l'inattendu, le non conçu, le non perçu.

Comme corollaire à cette forme d'aide pédagogique, l'éducateur préoccupé de la complexification progressive de l'homme serait plus en syntonie avec cet objectif s'il trouvait des stratégies pour placer l'éduqué sur la voie de problèmes chaque fois plus incertains, plus ambigus, plus complexes, et s'il ne cédait pas à la tentation de contrôler à l'excès le parcours éducatif. L'overdose de programmation, de contrôle, d'ordres exogènes, ne facilite pas l'avancée dans la démarche d'investigation/résolution des problèmes et, par conséquent, dans le processus de la complexification. Pour

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pouvoir se réaliser, précisément grâce à l'investigation/résolution de problèmes, la complexification de l'homme a besoin de grandir sous la conduite modérée de l'édu-cateur. Cela est fondamental pour aider l'homme à rechercher/résoudre des problèmes qui sont, d'une fois à l'autre, plus complexes, et en trouvant des leçons enrichissantes et complexifiantes dans les hésitations qui se traduisent par des erreurs, détours et égarements. Avec des stratégies accordées à ces conditions, l'éducateur peut contribuer de façon décisive au processus de progressive complexification de l'homme. Sans voir dans cette complexification l'antidote à tous les maux, l'éducateur peut espérer que cette complexification préparera l'homme en formation à des manières de connaître et d'agir bien moins mutilantes par rapport à la réalité. Ne serait-ce que sous cet aspect, la complexification de l'homme ne mérite-t-elle pas d'être un objectif pour l'éducation ? □

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REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Atlan H. (1972), L'organi-sation biologique et la théorie de l'information, Paris, Hermann. Atlan H. (1979), Entre le cristal et la fumée. Essai sur l'organisation du vivant, Paris, Seuil. Barbosa M. (1991), «Fun-damentos bioantropolô-gicos duma educaçâo infantil centrada na reso-luçâo de problèmes», Revista Portuguesa de Educaçâo, 3, p. 99-106. Morin E. (1977), La mé-thode I. La nature de la nature, Paris, Seuil. Morin E. (1986), La mé-thode III. La connaissan-ce de la connaissance, Paris, Seuil. Morin E. (1990), Introduc-tion à la pensée complexe, Paris, E.S.F. Morin E. (1991), La méthode IV. Les idées. Leur habitat, leur vie, leurs moeurs, leur organi-sation, Paris, Seuil. Puig J.-M. (1987), «El enfoque sitemico de la conciencia». In Castillejo J.-L, Colom A.-J. (Ed.). Pedagogia sistemica, Barcelone, Ceac, p. 235-247. Simon H. (1983), Reason in human affairs, Stan-ford, Stanford University Press. Varela F. (1989), Autono-mie et connaissance. Essai sur le vivant, Paris, Seuil.

NOTES1. Nous avons recensé ici les principaux traits de la notion de complexiflcation telle qu'elle est présentée à traits larges et épars dans les ouvrages d'Henri Atlan et Edgar Morin, Sur la notion de complexification dans l'ouvrage du premier auteur, cf. Atlan H. (1979). Entre le cristal et la fumée, Essai sur l'organisation du vivant, Paris, Seuil, p. 203 et 206. Dans l'oeuvre du second auteur, cf. Morin E. (1977). La méthode I. La nature de la nature, Paris, Seuil, p. 137, 320 et 350. 2. S'il est vrai que «le simple fait d'analyser un organisme à partir de ses éléments constitutifs provoque une perte d'informa-tion sur cet organisme» (Atlan : 1972, p. 262), il est tout aussi vrai qu'on perd de l'information sur le même organisme quand on fait son analyse uniquement à partir du tout qu'il forme. De cette façon, la seule manière de vaincre ces deux limitations gnoséologiques, c'est d'analyser le dit organisme en faisant la circulation rotative/récurrente des parties au tout et du tout aux parties. Sur cet aspect de la complexiflcation de la connais-sance, cf. Morin E, (1977), La méthode I. La nature de la nature, Paris, Seuil, p. 123-126. 3. Cet aspect fondamental de la complexification de la connaissance ne veut pas dire que l'on doive s'attacher sépa-rément aux facteurs d'ordre et de désordre qui traversent et constituent notre monde phé-noménal. S'il existe un «nœud gordien» entre ordre et désordre dans la plupart des phéno-mènes, une seule lecture de ces phénomènes se justifie en termes d'ordre et de désordre, c'est-à-dire en termes de conjonction théorique entre les deux types de facteurs. 4. Le respect pour les adhésions «ambiantales» d'un objet est

l'une des principales lignes de démarcation entre une connaissance d'ordre simplifi-cateur et une connaissance d'ordre complexe. La complexi-fication de la connaissance, selon nous, passe aussi par ce respect des adhésions «am-biantales» d'un objet, qu'il soit d'ordre physique, biologique ou anthropo-sociologique. 5. La complexification de la connaissance, vu qu'elle appelle au croisement de ces logiques, ne cherche pas à se munir des instruments qui élimi-neront l'incertitude de nos rai-sonnements et de nos théories. Effectivement, la complexifica-tion de la connaissance n'appelle qu'à ce croisement de logiques afin que l'on puisse mieux traiter l'organisation des descriptions du réel et le contrôle des raisonnements. Toute pré-tention d'accès à l'infaillibilité ne s'inscrit pas dans son deside-ratum. 6. Il y a des descriptions cohé-rentes du réel qui nous obligent à conclure à la complémentarité de deux propositions contraires. La description cohé-rente de la particule, qui oblige à concevoir une complémentarité entre onde et corpuscule, et la description cohérente de l'être humain, qui oblige à concevoir une complémentarité entre individu et société, sont deux exemples paradigma-tiques de ces descriptions. Pour un aperçu plus large de ce thè-me, cf. Morin E. (1991), La méthode IV. Les idées. Leur habitat, leur vie. leurs moeurs, leur organisation. Paris, Seuil, p. 179-188.

-7. Il est aujourd'hui acquis que l'on ne peut pas atteindre l'intelligibilité des situations et actions humaines sans avoir recours aux processus conju-gués de la compréhension (Verstehen) et de l'explication (Erklären). Si le premier proces-

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sus est essentiel pour connaître le sens des situations et actions vécues, effectuées, perçues, conçues et supportées par les êtres humains, le second pro-cessus est fondamental pour connaître les déterminations et les lois qui régissent ces situa-tions et actions des êtres humains. 8. II est certainement possible de faire le relevé d'autres pro-cessus complexes qui peuvent contribuer à l'augmentation de la variété ou de la diversité dans l'assise de la pensée. L'auteur sur lequel nous nous appuyons laisse entrevoir une mise en évidence plus large des processus en question. Cf. Morin E. (1986), La méthode III. La connaissance de la connais-sance. Paris, Seuil, p. 183-184. 9. Le mouvement espagnol de pédagogie systémico-cyberné-tique, dont les dignes représen-tants sont A. Sanvicens et J.-M. Puig, ne se reconnaît pas dans-la terminologie de Morin pour justifier le même propos par rap-

port à la conscience. De toute façon, ce mouvement contem-porain de la pensée pédago-gique ne cesse d'attirer l'atten-tion sur une «pédagogie de la conscience», dont l'objectif principal serait de procurer l'optimisation fonctionnelle de l'art de la réflexion. Cf. Puig J.-M. (1987,). «El enfoque sistemico de la conciencia». In Castillejo J. L, (Ed.). Pedagogia sistemica, Barcelona, Ceac, p. 235-245. 10. A ce propos, le travail de la conscience sera fondamental pour montrer combien nous sommes marqués, dans nos activités, par le contexte histo-rique où nous vivons, par la cul-ture que nous intériorisons, par les valeurs .que nous assumons, par les doctrines qui nous gui-dent. En même temps, ce tra-vail de la conscience est néces-saire pour montrer que ces contingences sont des condi-tions d'émergence de nos connaissances, de nos pensées, de nos décisions, de nos actions.

11. Même sans viser l'objectif de la complexification de l'hom-me, nous avons déjà défendu ce paradigme pédagogique à propos du remodelage des pra-tiques pédagogiques de l'édu-cation des enfants. Cf. Barbosa M. (1991), «Fundamentos bioarv tropolôgicos duma educaçâo infantil centrada na resoluçâo de problèmes», Revista Portuguesa de Educaçâo, 3, p. 99-106. 12. A propos de cette praxis d'auto-organisation comporte-mentale de l'être humain en tant que système vivant, cf. Varela F. (1989), Autonomie et connaissance. Essai sur le vivant, Paris, Seuil. 13. D'emblée, les stratégies de l'éducateur devraient per-mettre à l'être humain en for-mation l'auto-conscience des incidences de sa subjectivité dans la recherche de l'objecti-vité.

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e quelques idées réactionnaires en éducation : 1918-1944

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Eléments pour une histoire du conservatisme scolaire

Jean-Michel BARREAU

UNIVERSITÉ DE STRASBOURG II - FRANCE

Dans l'entre-deux-guerres et sous la «Révolution nationale», les conser-vateurs livrent contre l'école de nombreux combats idéologiques et politiques.

La gratuité scolaire du secondaire, la scolarisation des filles, l'école unique sont quelques-uns des grands thèmes de l'époque. Plus généralement, la nécessité du Savoir pour le peuple, le refus de l'éloignement de sa condition initiale, l'apologie des hiérarchies sont au cœur de leur argumentation.

Charles Maurras, René Benjamin, Abel Bonnard sont quelques-unes de ces grandes figures du conservatisme scolaire. Un conservatisme dont il s'agit d'écrire l'histoire.

«Apprendre, c'est se séparer. Sans considérer seulement ce qu'on se flatte d'apporter à celui qu'on instruit,

il faut penser à ce qu'on lui ôte. On lui ôte toutes les connexions par où il recevait la sagesse»1-

Abel Bonnard, dans un Eloge de l'ignorance écrit en 1926, tresse une vigoureuse apologie de la «sagesse», «de l'instinct», des «traditions »

et autres «forces vitales» qui habitent le peuple et le dispensent de savoir. Le peuple est trop magnifique d'ignorance pour être instruit. Le peuple, sublime dans sa simplicité, mérite mieux que d'être «éclairé», il mérite d'être protégé. Protégé des « Lumières». Sa véritable clarté est sa profondeur.

En fait, cet «éloge» n'est pas l'envolée narquoise de quelque plumitif facétieux en recherche de provocations. Certes, l'ouvrage est un pamphlet moqueur, comme il se doit, mais il est aussi très sérieux. Sous couvert d'ironie, il porte de vraies attaques contre le Cartel des Gauches et ses velléités «niveleuses» (et, plus généralement, contre la République et les «Lumières»). Un Cartel des gauches qui, avec sa tête de file Edouard Herriot et ses projets d'école unique, exacerbe une droite peu portée au partage social. L'Eloge de l'ignorance vient précipiter l'argumentation. La presse de

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Liste êtes mots-clés Apologies - René Benjamin - Bloc national - Abel Bonnard - Cartel des Gauches Conservatisme - Ecole - Entre-deux-guerres - Front populaire - Gouvernement de Vichy - Ignorance - Charles Mourras - Profondeurs populaires - Albert Rivaud.

droite ne se trompe d'ailleurs pas sur le sens de l'ouvrage. L'Action française considère le livre Abel Bonnard comme l'une des «critiques les plus pertinentes de l'école démo-cratique»2. Robert Kemp, qui signe les chroniques littéraires à La liberté y voit un réquisitoire fort «joli»3. On parle encore de «l'admirable éloge de l'ignorance d'Abel Bonnard», La gauche prend, elle aussi, très au sérieux les assauts d'Abel Bonnard4. Hyppolite Ducos, député radical-socialiste, dans un long rapport qu'il remet à la Chambre le 22 octobre 1926 sur le budget de l'Instruction publique et l'idée de l'école unique, évoque avec quelque insistance le livre d'Abel Bonnard et voit en fait dans ce travail, certes «aimablement fantaisiste», «des conclusions politiques qu'on ne formule pas toujours avec netteté»5. Il est vrai qu'Abel Bonnard n'est pas n'importe qui. Sans doute, n'est-il n'est pas encore élu à l'Académie française - il le sera en 1932 - mais c'est déjà un homme de lettres qui s'était taillé une belle notoriété par son livre En Chine (où il exalte la colonisation française et la distingue de la colonisation britannique) en même temps qu'un «causeur étincelant»6 qui se meut dans les salons littéraires parisiens pour y faire la merveille de ses contemporains. Ils sont d'ailleurs nombreux, dans 1'entre-deux-guerres, à militer contre l'école «niveleuse» du Cartel ou du Front populaire. Célébrités littéraires, politiques, ou militaires se retrouvent dans les Cahiers du Cercle Fustel de Coulanges. Revue résolument «politique»7, nationaliste, d'inspiration «profondément»6 maurrassienne, les Cahiers sont assurément les plus fédérateurs de ces myriades de revues qui militent contre l'école. Le Maréchal Lyautey, le Maréchal Pétain, le Maréchal Weygand, Léon Bérard, le duc Pozzo di Borgo, Charles Mourras, (pour citer quelques-uns des plus prestigieux et des plus connus), viennent y apporter leurs contributions charismatiques. On y stigmatise la «décadence» de la Troisième République9, condamne l'avilissement que la démocratie et sa tyrannie du nombre infligent à l'intelligence ; on échafaude des réformes de l'éducation10. Ces Cahiers puisent dans un vivier de journaux, de revues qui livrent contre l'école républicaine des combats frontaux. L'Ecole française, qui lutte pour la défense du patriotisme dans l'enseignement primaire et contre les «doctrines destructrices des traditions nationales»1 ], est assez représentative de cette littérature militante. Mais il y a aussi des journaux comme L'étudiant français, l'organe mensuel de la Fédération nationale des étudiants d'Action Française. Les Etudiants de France, l'organe des phalanges universitaires des jeunesses patriotes, se dit - lui - prêt à défendre les «vieilles traditions françaises et patriotes». Quant à L'instituteur français, il se donne pour mission de donner aux instituteurs un autre idéal que celui du Syndicat national des instituteurs et de ses meneurs aux ordres de Moscou12. Ces journaux et revues sont l'expression des multiples associations, alliances et autres fédérations qui mènent, autrement que par la plume cette fois, leur combat contre «les rouges». La Fédération nationale catholique (FNC) (constituée peu après la victoire électorale du Cartel des gauches), dans laquelle se regroupent nombre de catholiques militants, est certainement la plus puissante. Son fondateur, le général de Castelnau, - le «capucin - dont l'anticommunisme n'a d'égal que le catholicisme intransigeant, l'une

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des grandes figures (avec le Maréchal Pétain) de Verdun, donne comme but à la FNC de résister au programme anticlérical du ministère Herriot, de défendre et restaurer l'ordre social chrétien14.

C'est fort de ce militantisme scolaire que l'idéologie peut s'exprimer, radicalement différente des valeurs républicaines. Quand, de Ferdinand Buisson à Jean Zay, la gauche met en avant le Savoir et la Justice sociale, la droite sanctifie les profondeurs populaires et les hiérarchies sociales. L'opposition est totale. Abel Bonnard n'est pas le seul à faire l'apologie des magnificences «naturelles». Il flotte sur toute la droite de 1'entre-deux-guerres l'idéal, pour les plus humbles, d'une simplicité magnifiée. Albert Rivaud - un des ces militants de la cause scolaire, animateur du journal L'Ecole française - demande, lui aussi, de ne rien défaire. Pour lui (qui d'ailleurs deviendra le premier des ministres de l'Education du Maréchal Pétain), la requête est la même : ne pas toucher à la condition initiale de l'enfant, L'enfant est toujours issu d'un terroir et ce terroir est magnifique. Alors, instruire, c'est détruire : «II faut surtout,., que l'éducation ne détache pas l'enfant de la communauté à laquelle II appartient. Il appartient par sa naissance même, à toutes sortes de communautés : à la région, au village, à un certain terroir, dont il garde et dont il gardera la saveur et l'accent; il appartient à une famille, et à une famille qui a des traditions»^. L'Instituteur national, qui s'en prend violemment à la politique de Jean Zay, ne dit pas autre chose : «Donnez un enseignement qui soit vraiment national. Vous savez bien que les enfants qu'on vous confie, il ne s'agit pas d'en faire des savants, mais des hommes, des Français. Il faut avant tout leur faire toucher ces liens forts et doux qui les attachent à une terre, à une forme de civilisation, à un trésor de souvenirs, à une communauté de sentiments, d'obligations et d'espoirs, tout ce que l'on appelle en un mot : la France».

D'abord, qu'a-t-on besoin de savoir ? Qu'a-t-on besoin d'étendre cette «science» dont se gargarisent Herriot et les autres ? Qu'a-t-on besoin de ces «lumières» et de les étendre à tous ? Le journal Les Etudiants de France ironise sans complaisance sur ces velléités démocratiques et émancipatrices : «Permettre à tous les petits enfants de France de gravir tous les échelons de toute la Science. Combien de fois ai-je entendu ce couplet ! M. Basch le déclare, M. Herriot le psalmodie, Bayet le prononce avec une dignité toute professorale». Et le journal de railler encore : «On ajoute quelques petites phrases ronflantes : «Le droit à la science comme le droit au pain»... et voilà un bon laïus»16. La «Science» - entendu la Science des républicains - n'en finit pas d'inspirer ses détracteurs en tous genres. Outre qu'elle a, comme le sous-entend le journal, toujours à voir avec la démagogie, la «science» ne peut être que le fruit de «doctrines dissolvantes» pour le très clérical Jacques Chevalier17 et pour Serge Jeanneret, le fait de «quelques fanatiques»™. La Revue du Siècle, qui réunit toutes les plumes «non-conformistes»^ - c'est-à-dire «antidémocrates», «anticapitalistes», «spiritualistes», «monarchistes» - n'est pas avare de commentaires acides. Les «vrais laïcs», leur «mystique les illumine et les aveugle», écrit-elle et d'ajouter, qu'avides de progrès et d'émancipation : «Ils vous jetteront leur science à la face»20. La «Science» ne suscite pas seulement les railleries les plus diverses ; les attaques sont de fond. On sait que, des Compagnons à Edouard Herriot ou Jean Zay, la «Raison républicaine»2^ est fondamentale. La Raison comme outil de critique et d'émancipation qui permet à l'enfant de «démêler le vrai du faux», comme le dit Jean Zay dans ses instructions officielles de 193822. L'Instituteur national, dans un article au titre significatif de «La pédagogie du bon sens», ne voit, lui, dans cette «Raison» que folie en puissance : «Raisonner, raison-

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ner sans cesse. Prouver toujours et non appliquer. Nous avons une génération de rai-sonneurs, mais nous en avons de moins en moins de raisonnables»25. Pour Serge Jeanneret, dans ce qu'il appelle «ce demi-siècle d'engouement raisonneur»?4, la Science n'est qu'affaire de prétention, d'orgueil rationaliste. Pour lui, la Science, la «vraie» science, est dans les mains de l'artisan. C'est cette «science-/à» qu'il faut pro-mouvoir. Celle de la technique modeste du travailleur : «l'ouvrier habile et loyal, l'artisan fier de sa science, qui en vaut bien une autre». L'Ecole française pense la Raison comme une sorte de dévoiement des forces initiales et des vérités premières : «L'instinct et l'expérience sont des guides plus assurés que des «lois» scientifiques fantaisistes. Le moment est venu où il nous faut nous affranchir de toute cette scolastique et revenir à la modestie et au bons sens que notre pédagogie outrage depuis vingt-cinq ans»25. Un refus de la science qui a pour corollaire l'apologie de la tradition, du terroir, et aussi du «bons sens» autant que du «coup de main», parce que magnifiques dans leur rusticité. La Revue du Siècle s'en prend vertement à ces assassins des profondeurs populaires (en nommant Ferdinand Buisson, Jules Ferry, Paul Bert) :

«L'enseignement primaire a répandu leur science livresque, leur goût pour les vues théorique de l'esprit, leur mépris de l'expérience banale et des vérités de bon sens»26. L'école est dangereuse, elle met en péril la modestie autant que la simplicité. Et l'on déplore «l'ignorance du rudiment»27, on se lamente encore que «ta plume a chassé l'outil» ou encore que «ta terre se dépeuple et que les métiers sont abandonnés»28,

Ensuite qu'a-t-on besoin de partager ce savoir ? Le débat ne porte pas seulement sur la nécessité de la «Connaissance», de la «Raison», de la «Science», dans cet entredeux-guerres riche en querelles scolaires, il porte aussi sur l'exigence de son partage. L'idée de «l'école unique» est au coeur de ces controverses. La gauche cartelliste - inspirée par les revendications souvent corrosives des «Compagnons de l'Université nouvelle» (on se rappelle la formule : «Les pères ont veillé dans les mêmes tranchées,.. les fils peuvent s'asseoir sur les mêmes bancs»)29 - veut mettre fin aux antagonismes scolaires. Elle demande davantage de «démocratie», «d'égalité», de «justice», stigmatise - et souvent avec quelle virulence - les «inégalités de fortune», appelle de ses voeux la réunion des deux ordres d'enseignement - l'ordre du primaire et du secondaire - que tout oppose et différencie. Les formules sont cinglantes et condamnent sans équivoque ces deux ordres scolaires cloisonnés principalement par l'argent. La gratuité du secondaire viendrait sceller la réunion de ces deux ordres d'injustice. L'exigence générale est que ce ne soit plus la fortune des parents qui guide le trajet scolaire de l'enfant mais ses qualités initiales. Comme le dit Edouard Herriot, il faut ouvrir l'école «aux plus aptes, au lieu d'en laisser le privilège à ceux-là qui, même peu doués, peuvent payer»30.

Les opposants politiques vont crier au scandale. La gratuité sera dénoncée comme bouleversant, justement, les habitudes populaires. Quand Ferdinand Buisson ou Edouard Herriot veulent sortir l'enfant de sa condition initiale, les conservateurs demandent de l'y laisser, pour son bien. Les profondeurs populaires seront anéanties par les sommets scolaires prédisent-ils. Les plus simples seront détournés de cette merveilleuse humilité qui est la leur, Plus instruit, le peuple ne sera plus le peuple. C'est bien une oeuvre de destruction que promet l'école unique. Elle met en péril ce qu'il faut préserver. La Liberté du 14 décembre 1924 fait valoir que : «Elever le peuple pour lui Inculquer d'autres moeurs, d'autres qualités, une autre orientation que celles auxquelles ses origines, ses tendances naturelles, son tempérament même lui font une obligation innée de prétendre, c'est réaliser non une oeuvre d'éducation mais une oeuvre de révolution. Et voilà posée sur son terrain la véritable question de l'école

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unique». La gratuité scolaire du secondaire ne sera d'ailleurs pas seulement dénoncée au nom du coup porté aux profondeurs populaires, elles le sera aussi au nom de l'ordre social, ou plutôt de l'ordre scolaire. Dangereuse parce qu'émancipatrice, l'école gratuite l'est aussi parce que provocatrice. Les classes sociales seront réunies, mais davantage portées à se haïr parce que provoquées par leurs différences. Quand la gauche espère de cette promiscuité des fraternités à venir - Hyppolite Ducos célèbre cette école à venir où «les enfants du peuple et ceux de la bourgeoisie apprennent à se connaître et à s'aimer sur les bancs des mêmes écoles»31 - la droite prédit, elle, des hostilités. Cette réunion sera la mère de tous les drames, dit-elle. D'abord, ceux de la tentation et de la jalousie. Exacerbées par ce brassage, les différences sociales n'en seront que plus patentes et plus cruelles. C'est finalement de la souffrance que cette école mettra en oeuvre. Car le pauvre confronté aux richesses de ses camarades sera sous la torture de l'envie : «Trop souvent, en effet, l'enfant peu fortuné prendra jalousie de l'enfant riche, de ses vêtements, des jouets qu'il apportera en récréation ou dont il parlera»32. Ensuite, les conservateurs promettent le drame de l'insalubrité. Ce n'est pas cette fois la santé morale de recoller qui en cause (la jalousie), c'est aussi son bien-être physique (l'hygiène). Cette fraternité généreuse ne sera en fait, que «promiscuité dangereuse». Le très «gaulois» Louis Marin, chef de file de la conservatrice Union républicaine démocratique33, pour mieux mettre en évidence ce danger, raconte son passé d'ancien médecin : «J'ai dû mettre à la porte de l'école des enfants qui étaient porteurs de parasites»34.

Que dire de l'école pour les filles ! Les conservateurs de l'entre-deux-guerres mènent de sérieux combats pour refuser à la fille la scolarisation, Abel Bonnard ne réservait pas seulement son Eloge de l'ignorance à la gent masculine. Bien au contraire, la femme incarne la quintessence même de cette ignorance magnifique qu'il sanctifie à longueur d'ouvrage. La femme, - la «royauté féminine» dit-il35 - plus que les autres est au-dessus des savoirs. Plus intuitive, plus sensible : «L'essence de leur nature n'est pas de connaître, mais de sentir. Ce qui les distingue, c'est d'avoir gardé de l'instinct»36. Abel Bonnard refuse l'école pour la femme, non seulement au nom de ses vertus, mais également au nom de ses travers. A vrai dire, son discours oscille entre l'apologie débridée et l'invective assassine. La femme quand elle n'est pas cette ingénue fragile, supérieure à la connaissance, est une hystérique qui lui est inféodée : «La plupart des femmes n'étudient qu'à condition d'y gagner tout de suite. Elles sont moins avides d'apprendre que de savoir. Le jargon de l'école exerce sur elles un tel attrait, que cela même les empêche d'aller jusqu'aux choses qu'il recouvre... Même dans l'étude, elles n'échappent pas à leurs nerfs. Il leur faut des coups de théâtre, des vertiges, des pâmoisons. La précision les ennuie : ce sont des Bacchantes de la connaissance»37. Alexis Carrel, le célèbre prix Nobel de médecine, (mais aussi l'homme du Parti Populaire Français de Jacques Doriot) dans L'homme cet inconnu, en 1935, est un peu plus précis : «Les sexes doivent de nouveaux être nettement définis. Il importe que chaque individu soit, sans équivoque, mâle ou femelle. Que son éducation lui interdise de manifester les tendances sexuelles, les caractères mentaux et les ambitions du sexe opposé... N'est-il pas étrange qu'une grande partie du temps des jeunes filles ne soit pas consacrée à l'étude physiologique et mentale des enfants ? La femme doit être rétablie dans sa fonction naturelle, qui est non seulement de faire des enfants mais de les é/ever»38. Propos qui prennent des résonances d'autant plus conservatrices que le «Bloc national», avec Léon Bérard - pourtant lui-même peu por-

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té aux changements - avait, pour répondre à la demande sociale, accepté que les filles préparent le baccalauréat dans les mêmes conditions que les garçons (réforme de 1924)39.

La «Révolution nationale» - cette «divine surprise» chaleureusement acclamée par Charles Mourras - va permettre aux idéologies de s'épanouir. D'abord, cette Raison -la Raison des Lumières, de la République et des Socialistes - doit être revue et corrigée à l'aune du «bons sens». Dès le 15 août 1940, dans un long article de la Revue des Deux Mondes, le Maréchal Pétain prévient : «/Vous nous attacherons à détruire le funeste prestige d'une pseudo-culture purement livresque, conseillère de paresse et génératrice d'inutilités^0. Abel Bonnard n'est pas en manque dans ce concert d'invectives que les pétainistes adressent à l'école de la Troisième République et à ses prétentions scientistes. La «Raison», la «Science» la volonté de «savoir», toutes ces prétentions intellectualistes ne conduisent pas seulement à la paresse mais aussi au conflit. Apprendre à raisonner c'est apprendre à s'opposer, donc à se battre : «L'affectation d'intelligence poussée jusqu'au fond d'un peuple ne sert qu'à le dissocier en une quantité d'individus vétilleux qui lorsqu'ils ne se déchirent pas, s'annulent les uns les autres»41. Drieu la Rochelle, le sympathisant d'Otto Abetz et l'apologue du Nazisme, parlera quant à lui de : «ce peuple abruti par deux siècles d'enseignement rationaliste», lequel a «anéanti toute résonance de l'univers dans l'homme, qui a privé les Français de leur âme et de leur corps»42.

La gratuité scolaire sera le second cheval de bataille du Gouvernement de Vichy. René Benjamin, dans Vérités et rêveries sur l'éducation, écrit en 1941, stigmatise avec une âpreté qui a toute la virulence du discours qui sait avoir le vent en poupe, cette gratuité scolaire. Cette gratuité que le Cartel des Gauches ou le Front populaire avaient progressivement installée pendant l'entre-deux-guerres : «Le régime en se décomposant produisit des fermentations que les niais prenaient pour des levains. II n'en résultait pourtant que des moisissures et d'affreux champignons. L'un d'eux s'appela la gratuité de l'enseignement. Beau nom qui couvrait une absurdité et une petite infamie, L'absurdité fut de proclamer au nom de la démocratie que tout homme a droit à l'enseignement comme à l'air et à la lumière, ce qui n'est qu'une phrase redondante pour le plaisir du peuple. La petite infamie qui présida au projet de l'école unique dont la gratuité fut le couronnement»43. Le Maréchal Pétain, avec le ton plus mesuré qui sied à la prose du chef de l'Etat français, n'en est pas moins catégorique dans ce refus de «l'école unique», qui «sous couleur d'unité» était en fait, dit-il, une «école de division». Un veto qui a pour corollaire la volonté ferme de mettre «tous tes Français à leur place»44 au rebours de l'école unique qui voulait bouleverser l'ordre social.

Quant aux femmes, Vichy n'aura de cesse de célébrer «l'éternel féminin»45 qu'il veut tout à la fois conserver et imposer. Mais les incantations émerveillées et émues sur cet «insaisissable féminin»46 côtoient des exhortations plus autoritaires. «Françaises, femmes de devoir»47 proclament les idéologues pétainistes, qu'ils opposent aux femmes de Savoir. C'est peut-être encore René Benjamin qui, dans ce concert d'invites autoritaires, parle le mieux de son refus : «Une jeune fille doit être cultivée mais pas à la façon de ses frères. Sauf le cas très rare d'une vocation véritable... le sens juste de la vie doit venir à la jeune fille par d'autres procédés qu'au jeune homme. Une fille doit d'abord être le double de sa mère à la maison et dans la famille, voilà l'essentiel, On peut tourner et retourner la question on sera toujours contraint d'en revenir là...

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Je penserais assez volontiers comme les hindous que la femme est plus noble que l'homme, et que c'est cette noblesse qu'il faut cultiver, au lieu de lui inculquer des notions de chimie. Je crois à l'importance morale de la femme. La dignité de l'homme dépend bien souvent d'elle. Si vous avez une fille, au lieu de lui faire faire une thèse, préparez-la donc à sa tâche, qui est d'aider un homme et de l'affiner»48.

Cette idéologie conservatrice va prendre corps dans une politique scolaire de retour en arrière. La loi du 15 août 1941 supprime la gratuité du secondaire à partir de la classe de seconde, revenant sur une gratuité qu'Edouard Herriot (alors qu'il était ministre de l'Instruction publique dans le gouvernement Poincaré) avait, de 1928 à 1933, étendue à l'ensemble de l'enseignement secondaire. Les incantations élitistes et anti-intellectualistes, destinées aux plus humbles, sont en partie réalisées. Quant aux femmes, la loi du 11 octobre 1940, limite la proportion des femmes dans l'administration et, pour des raisons de «chômage endémique», des enseignantes sont mises en congé sans solde49. La loi du 18 mars 1942 rend l'enseignement ménager familial obligatoire pour les jeunes filles50.

A la Libération, la gratuité du secondaire est rétablie. Le droit de vote des femmes est acquis par l'ordonnance du 26 avril 1944. La généralisation de la mixité scolaire se fait dans les années soixante.

Dans son refus du Savoir pour les plus humbles ou pour les femmes, la droite de l'entre-deux-guerres et le Gouvernement de Vichy furent, du point de vue scolaire, conservateurs - ne voulant toucher aux structures de l'école - et réactionnaires - faisant l'apologie des profondeurs populaires.

A bien des égards, cette période de l'Histoire - l'entre-deux-guerres et la «Révolution nationale» - donne des éléments pour une Histoire du conservatisme scolaire. En effet elle concentre en elle des thèmes et des arguments qui perdurent en deçà et au-delà d'elle-même. Car il y a, au moins de la Révolution française jusqu'à nos jours, toute une thématique conservatrice sur l'école dont il reste à saisir les composantes et les formes. □

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NOTES1. Abel Bonnard, Eloge de l'ignorance. Hachette, 1926, p. 26. 2. L'Action française, «Monsieur Abel Bonnard et l'ignorance», 18 août 1932. 3. Robert Kemp La Liberté, «Les livres», 1er juillet 1926. 4. Cahiers du Cercle Fustel de Cou/anges, octobre 1930. 5. Journal officiel, Documents parlementaires, Annexe n° 3395, séance du 11 août 1926, p. 1501. 6. J.Galtier-Boissière, Diction-naire des contemporains. Le Crapouillot,1950, In Jacques Mièvre, «L'évolution politique d' Abel Bonnard (jusqu'au prin-temps 1942)», Revue d'Histoire moderne et contemporaine, n° 108, janvier 1977. 7. Georges Cantecor, «Notre œuvre. Essai d'un programme», Cahiers du Cercle Fustel de Cou/anges, octobre 1932, 8. L. Dunoyer, «Passé et avenir du Cercle Fustel de Cou-langes», Les Cahiers du Cercle Fustel de Cou/anges, juin 1941. 9. Les Cahiers du Cercle Fustel de Cou/anges, «Sommes-nous en décadence ?», n° 1, octo-bre 1928. 10. Henri Bœgner, Les Cahiers du Cercle Fustel de Cou/anges «Intelligence et démocratie», n° 1, octobre 1928, 11. L'Ecole française, «Qu'est-ce-que «L'Ecole française» ?», 10 octobre 1936, 12. L'instituteur français, n°l, 1er juillet 1936. 13. John E. Talbott, The politics of Educational reform in France, 1918-1940, Princeton N.-J., 1969, p. 101. 14. Jean Touchard, La gauche en France depuis 1900, Points, 1977, p. 90-91. 15. Albert Rivaud, L'Ecole fran-

çaise, «Pour une école nationa-le», 10 mars 1936. 16. Les Etudiants de France, «Question d'enseignement», n° 4, juin 1929. 17. Bulletin de l'Union nationale des membres de l'enseigne-ment public, n° 1, décembre 1925. 18. L'Ecole française, N° 3, mai 1934. 19. Jean-Louis Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française. Seuil, 1969, p. 70 à 73. 20. Revue du Sec/e, «L'école, la personne et la vie familiale», 8 décembre 1933. 21. Claude Nicolet, L'idée répu-blicaine en France, Gallimard, 1982. 22. Jean-François Garcia, L'école unique en France, PUF, 1994, p. 98. 23. L'Instituteur national, «La pédagogie du bon sens», n° 4, décembre 1936. 24. L'Instituteur national, «Le comment et le pourquoi», n° 11, juillet 1937. 25. L'Ecole française, «Sur la sociologie», octobre 1938. 26. La Revue du Siècle, «L'école, la personne et la vie familiale», 8 décembre 1933. 27. L'Ecole française, «Baisse du niveau d'études», n° 4, juin 1934. 28. L'Instituteur national, «L'école et la Patrie», n°l, 1er juillet 1936. 29. Les Compagnons, L'univer-sité nouvelle, tome 1, p. 21. 30. Circulaire du 27 juillet 1928. 31. Chambre des députés, 1ère séance du 13 décembre 1928, p. 3708. 32. Etudes, novembre 1924. 33. L'Histoire, janvier 1993, n° spécial : «La droite 1789-1993.

Les hommes, les idées, les réseaux», p. 17 et 18, 34. Chambre des députés, 1ère séance du 13 décembre 1928, p. 3708. 35. Abel Bonnard, op. cit., p. 46. 36. Abel Bonnard, op. cit., p. 44. 37. Abel Bonnard, op. cit., p, 41, 38. Alexis Carrel, L'homme cet inconnu, Paris, Pion, 1935, p. 384-385. 39. Antoine Prost, Histoire de l'enseignement en France 1800-1967, Armand Colin, 1968, p. 264. 40. Le Maréchal Pétain, «Politique sociale de l'éduca-tion». Revue des Deux Mondes, 15 août 1940. 41. Abel Bonnard, «Les Français qu'il nous faut», Je Suis Partout, mars 1941. 42. Pierre Drieu la Rochelle, Notes pour comprendre le siècle, Gallimard, Paris, 1941. 43. René Benjamin, Vérités et rêveries sur l'éducation, Paris, Pion, 1941, p. 148. 44. Le Maréchal Pétain, «Politique sociale de l'éduca-tion», Revue des Deux Mondes, 15 août 1940. 45. Francine Michel-Dreyfus, Vichy et l'éternel féminin, Seuil, 1995. 46. Marguerite Lamber, Ta fian-cée, te parle, JAC, Lyon, sans date, in Gérard Miller, Les pous-se-au-jouir du Maréchal Pétain, Seuil, Paris, 1975, p. 158. 47. M. Le Guillerme, Françaises, femmes de devoir, Fasquelle, 1942. 48. René Benjamin, op. cit., p. 187-188. 49. Claude Singer, op. cit., p. 66. 50. Francine Michel-Dreyfus, Vichy et l'éternel féminin. Seuil, 1995, p. 271.

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ducation et malaise dans l'évolution

culturelle1

Joaquin GARCIA CARRASCO

UNIVERSIDAD DE SALAMANCA - ESPAGNE

L'auteur propose une réflexion autour du concept de pédagogie. Il établit des liens entre la pédagogie, d'une part, et les auteurs, processus et actions de formation d'autre part.

Il insiste tout particulièrement sur le statut et le rôle de la culture dans la conception et la mise en œuvre des actions de formation. Pour ce faire, il interpelle plusieurs auteurs : E. Morin, S. Freud, J. de Rosnay. Il souligne tout particulièrement les ruptures qui affectent la société contemporaine.

Pédagogie et actions déformation

e noyau fondamental de la Pédagogie est l'étude du contenu et des processus où les actions de formation ont lieu. Cela signifie que la Pédagogie s'intéresse à l'état de la culture dans laquelle les individus se socialisent, non seulement par ce que sa

transmission représente - par elle-même en tant que valeur pour l'individu - mais aussi par ce que l'état de la culture contient ou peut contenir de négatif, d'oppresseur, d'équivoque... pour la subjectivité à laquelle, en principe, elle semblerait devoir servir. La valeur de la culture disponible ne se construit pas à partir de son contenu mais à partir de l'utilisation qui en est faite, et cette utilisation constitue l'action de formation. L'action de formation ne réside pas tant dans l'accès à l'information scientifique que dans la réflexion, la raison appliquée à des données à partir desquelles les individus construisent des conjectures concernant la dynamique de la vie quotidienne où sont aussi impliquées la science et la technolo-gie2.

L

Pour définir les composantes formatives de l'action pédagogique - en ce qu'elle est action sociale - il est indispensable d'analyser de façon critique l'état culturel des choses, car toute action pédagogique - en tant que pratique de formation de l'hom-

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Liste des mots-clés Action pédagogique - Communication - Construction - Culture - Déterminisme Pratique - Processus - Subjectivité.

me - est un exercice de réflexion sur la pratique de cet homme au sein du domaine d'observation déterminé par les buts de l'action pédagogique. Le processus de formation résulte de l'exercice de réflexion plutôt que des contenus des pratiques. Le besoin de se confronter de façon réfléchie à la culture est fondé sur les ambiguïtés internes de la culture et sur les rapports équivoques entre la subjectivité et la culture. L'action de formation ne peut pas être globalement conçue si la culture est simplement comprise comme patrimoine de connaissance ou de production humaine. Dans ces cristallisations, en ce qu'il s'agisse de méthodologie (la science, par ex.) ou de production (la technologie, par ex.), la subjectivité est normalement hors-jeu.

Les rapports entre la subjectivité et la culture sont équivoques et cela doit être pris en compte dans la réflexion sur l'action sociale et - tout particulièrement - sur les actions de formation. Chez celui qui commence à réfléchir à la place de la culture dans la pratique - à la différence de celui qui y vit, à la fois immergé et ébahi - apparaît un réel malaise, subjectif et objectif. Le malaise objectif, c'est celui que manifestent les Naufragés du Développement5, conscients de la manière dont la culture phagocyte l'écosystème ou dissout la valeur d'identité du différent. Le malaise subjectif est observé sous d'autres formes, chez les hommes très imprégnés par la culture, sous forme de Saturation du Moi4. Les deux syndromes semblent croître au fur et à mesure que l'on sonde des cultures de plus en plus développées, ils croissent avec le développement culturel ; ils corroborent alors le caractère équivoque de la culture offerte à l'individu, même à l'individualité collective ; on peut penser à une sorte de solidarité planétaire.

La défense de la subjectivité

Edgar Morin5 soutient qu'au sein de notre culture occidentale nous vivons, depuis le XVIIe siècle, une espèce de disjonction schizophrénique : «Dans la vie quotidienne nous nous sentons des sujets et nous considérons les autres comme des sujets», pour les analyser ou les accuser ; c'est de ce monde que l'intuition, la sensibilité, la littérature et une grande partie de l'art et de la philosophie vivent et croissent. Face à ce monde, on trouve le déterminisme de la nature, les lois du marché, de la mathématique, la technique ou les principes de la décision organisationnelle ou même politique, Pour la science classique, la subjectivité est contingente ; méthodologiquement, elle doit être exclue comme source d'erreur ; la connaissance dite objective - celle à laquelle aspirent toutes les sciences et tous ceux qui réfléchissent en les imitant - prétend exclure l'observateur du contexte de son observation.

Freud s'exprimait en sens inverse. Il analysait le progrès culturel et ses contradictions à partir de la perspective (cela dit en des termes qui sont nôtres) du processus de maturation subjective. Il pensait que le processus fondamental de la culture n'était pas son propre développement mais la dynamique subjective objectivement réalisée pour tous et par tous dans le monde ; ce n'était pas non plus le développement culturel

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mais le développement de la formation du sujet : «Là où le Ça se trouve, le Moi doit advenir».

Dans la perspective de la culture patrimoniale, la valeur de la formation est en rapport avec le caractère de l'ouverture à l'information ; dans la perspective de la subjectivité, le concept d'autonomie est fondamental. Cette ouverture à l'information et cette disponibilité de l'information sont nécessaires et indispensables pour tout système dynamique, même informationnel ; or «cette indépendance est inséparable de la notion d'auto-organisation, de la capacité d'organiser son propre comportement» («auto-éco-organisation», selon E. Morin). Cette organisation est et doit être récursive comme capacité d'auto-réparation et d'auto-régénération. Il faut remarquer qu'il s'agit d'appréciations portant sur les systèmes dynamiques que les êtres vivants consti-tuent. Le problème provient du fait que, lorsqu'il s'agit du système de la subjectivité et de sa dépendance vis-à-vis du milieu culturel, le modèle de la culture patrimoniale s'impose. En quelle mesure, alors, cette culture favorise-t-elle l'autonomie de l'organisation comportementale, maintient-elle le potentiel d'auto-réparation ou protège-t-elle la capacité d'auto-régénération des individus ou des individualités collectives ? Cela rend doublement nécessaire l'action subjective de formation (action réfléxive sur la pratique) car la réflexion est le principal antidote à la perte de capacité d'auto-organisation du système de la subjectivité ; en effet, l'homme naît toujours dépendant du milieu pour mûrir et la culture surconstruit une nouvelle dépendance menaçante pour le principe d'autonomie, qui donne en tout premier lieu sens à la vie. Il ne s'agit pas de deux dépendances alternatives. On soutient parfois que les liens entre la famille et les enfants ne sont pas biologiques mais culturels. Ils relèvent des deux Instances, et celles-ci contiennent des émergences d'humanité et des exigences spécifiques. Parler d'un organisme humain ce n'est pas comme parler d'un cheval, mais c'est parler d'un homme.

Tout être vivant, même le plus élémentaire, est doué d'une organisation individuelle qui le caractérise comme chaînon d'un ensemble-espèce ; la «machine» exécute les processus vitaux et ('«ordinateur» élabore les échanges d'information avec le milieu pour donner figure au comportement de façon auto-organisatrice, en offrant toujours au comportement des alternatives. De l'amibe à l'homme, ces alternatives deviennent de plus en plus nombreuses. Très souvent le malaise subjectif apparaît dans les distorsions nées des exigences pulsionnelles de l'organisation et de la machine surgissant au sein des exigences culturelles assumées par le cerveau qui ordonne les signifiants. Les trois instances sont spécifiques à l'homme et individuelles. Soutenir que lorsqu'on parle des deux premières on réduit l'homme à sa condition de bactérie ou de cheval revient à ne pas comprendre la signification de l'espèce ni les émergences de révolution au plan biologique. Sans identité, sans identité humaine il est impossible à l'homme d'effectuer le calcul qui le caractérise : cogito ergo sum. Dans le principe de la formation de l'identité, on retrouve le calcul qui caractérise la réflexion. Toute action pratique est formative dans la mesure où elle est réfléchie ; la formation humaine n'est donc pas proprement mesurée par la quantité d'information contenue par la culture en tant que patrimoine, mais par l'importance du calcul réfléchi sur l'information à laquelle l'éducation donne accès. C'est ainsi que l'accessibilité comme problème ne sera pas uniquement un problème de la subjectivité qui choisit mais avant tout un problème de la culture, problème ouvert à la critique culturelle. Cet énoncé oblige à reconsidérer les notions d'analphabétisme fonctionnel, de marginalisation culturelle.

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d'interculturalité, etc. Il oblige, en définitive, à réfléchir à partir de la subjectivité, à propos des catégories d'inclusion et d'exclusion de l'identité dans la culture, non seulement pour bousculer les sujets mais pour bousculer les cultures. Il oblige à analyser non seulement les aspects subjectifs d'inclusion et d'exclusion culturelles, mais aussi les facteurs culturels d'insertion ou d'exclusion.

La critique culturelle doit tenir compte de plusieurs composants pour élaborer le cadre de référence à partir duquel les analyses seront construites :

- Les hommes qui sombrent dans le processus d'inclusion culturelle et les problèmes de la subjectivité dans la culture6.

- Le «Futur Imparfait»7 et les problèmes de la culture objective. - «Les naufragés du développement et les problèmes globaux de l'humanité. C'est

ainsi qu'un livre collectif édité par L'Institut Henry Dunant commence par ces mots : «Tout effort dans le domaine du Droit humanitaire international n'a de sens que s'il contribue à soulager les nombreuses souffrances causées par les conflits armés, s'il s'est inspiré du sentiment d'humanité et s'il est fondé sur la protection de la personne»9.

Dans ce cadre de référence, les problèmes les plus importants liés à la définition des cursus de formation ressentissent à deux ordres :

- Problèmes de l'évaluation des contenus ou des contenus du patrimoine culturel qui doivent s'intégrer dans la conception des cursus, pour que les apprenants en tiennent compte ; il s'agit d'un grave problème de sélection qui ne dépend pas uniquement du patrimoine mais de l'état de la connaissance de ceux dont le rôle est de transmettre ces contenus.

- Problèmes concernant les manières d'apparaître des contenus, manières de voir les contenus, modes, formes et processus dans la réflexion sur les contenus.

La formation de base doit tenir compte aussi bien du contenu de la réflexion que des manières de l'aborder et de l'activité subjective à propos du contenu. Le fait que les produits des différentes approches, les «manières d'apparaître des contenus», sont dans le patrimoine culturel comme des domaines culturels spécialisés (mathématiques, sciences naturelles, technique, art et littérature,..) transforme ce besoin subjectif d'intégration culturelle en un problème d'intégration professionnelle dans les systèmes d'enseignement des différents spécialistes ; or cela n'est qu'une interprétation pervertie du problème.

Le malaise de la culture selon Freud, ou la perspective du sujet

D'après le sens du mot, le malaise des cultures peut consister dans l'incommodité ressentie par les seuls qui puissent avoir cette expérience, parmi les acteurs d'une culture : les sujets qui composent et constituent la communauté responsable des fondements de cette culture. Le terme malaise peut aussi être considéré comme un anthropomorphisme par lequel on veut parler de la culture, en tant que hiérarchie de signifiés extériorisés par des symboles, des activités techniques, des rapports sociaux et des institutions... Dans la mesure où cette culture est structurée par un tissu de liens entre ces signifiés et les actions humaines, elle est le lieu de contradictions entre les différents domaines des signifiés, entre ces signifiés et les actions qu'ils orientent, entre celles-ci et les effets de cette co-habitation qui constitue la situation d'une communauté dans le monde comme les rapports des communautés entre elles.

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Penser l'éducation

Freud signale dans Malaise dans la civilisation que «nous ne nous sentons pas très à l'aise dans notre culture actuelle». Cette perception est très souvent analysée par le sujet qui la ressent comme un produit de la culture objective (la culture patrimoniale), de sorte que l'analyse est réduite à un processus de critique culturelle. On oublie que la perception est un état subjectif et que le sentiment «bonheur/incommodité» est une qualité de la subjectivité, De la même manière, on oublie que la non-perception de l'incommodité n'est pas une valeur objective de la culture ni une valeur de la subjectivité car la non-perception peut être associée à un processus de «narcotisation mentale», à un «affaiblissement» de la perception ou bien à l'activation non consciente de mécanismes de protection psychique (M.C., p. 33).

A partir de toutes ces données, Freud formule le problème. Si l'on prend de façon globale la pratique sociale, de la même manière que l'on comprime et condense toute l'infinie complexité de l'activité du Cosmos dans le concept «Univers», on peut affirmer de manière analogue que le magma actif du système social constitue le mécanisme producteur de la Culture. La culture, prise comme un tout, a comme sujet la collectivité que nous appelons système social ; les propriétés culturelles sont des propriétés systémiques et ne sont pas des traits de personnalité. Le produit de l'activité sociale est fait des productions symboliques (comme le drame et la poésie ou les religions et les théories scientifiques), des produits techniques et des normes institutionnelles. Cela constitue la civilisation, le premier tronçon visible de tout le système dynamique de la culture. En tant qu'activité du système social, l'action sociale sera toujours - par définition - une action du système dans l'écosystème, une interaction système social-système naturel, car un système actif non fermé ne peut jamais être défini sans que soit inclus, dans la définition, un milieu,

L'action sociale acquiert la forme d'une action symbolique, de projets d'action sur les signifiés qui font partie de la culture, immanents à la culture. Une bonne partie de la pratique sociale est une action de ce genre ; en effet, l'activité de l'être humain - conséquence de son mode de vie dans le monde (éthologie) - est un acte d'élabo-ration, de partage, de transmission de signifiés, de rupture avec le signifié, de perte de signifié... ; de la même manière, le signifié et son caractère ne fonctionnent pas uni-quement pour l'être humain comme un «mode de vie» qui différencie l'homme (anthropologie) mais le signifié constitue un moyen de vie pour l'homo sapiens : l'homme s'alimente aussi de signifiés et pour lui la santé physiologique et la santé mentale sont aussi importantes l'une que l'autre ; l'interprétation que le patient donne à sa maladie constitue un élément significatif du «syndrome de l'homme malade» (écologie de l'esprit comme une intégration finale de l'écologie)10,

Le concept de pratique sociale peut aussi s'établir dès le moment où le sujet ébauche le mode et la manière des activités de survie, où il construit et résout des problèmes et intervient dans l'écosystème ; si pour l'approche précédente, le terme-clé était le «signifié», ici le concept de «travail» devient capital pour l'interprétation de la notion d'action sociale, même si le signifié conserve son importance. Le travail n'est pas simplement une séquence d'activités matérielles rationnellement dirigées, c'est aussi une source et un critère pour le statut social (la classe sociale) et la position (poste social)11'

Finalement, on peut aussi réfléchir à la pratique sociale en adoptant le point de vue de la coexistence. Le terme-clé du discours serait alors «l'institution», aussi bien en ce qu'elle vaut comme critère et configuration de la coexistence qu'en ce qu'elle a

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un rôle normatif. Le premier niveau d'analyse de la pratique sociale est celui qui cor-respond à la représentation conceptuelle que l'homme se fait du Tout. Il s'agit de l'espace propre de «l'idéologie» et «des conceptions du monde» ; le deuxième espace correspond à la technique et à la technologie ; le troisième est l'espace de la morale et de la politique. Ces trois niveaux répondent à des perspectives différentes, l'observateur se situe à différents points de vue, il se positionne ; ce n'est pas le monde qui a trois visages ; l'observateur regarde la même chose mais il la voit sous trois points de vue différents ; le risque est qu'il n'arrive à la conclusion qu'il s'agit de «trois mondes différents» ; il sera alors tenté d'accepter la perspective de sa vision et de nier les autres, de magnifier l'une au détriment des autres.

Malaise dans la civilisation a été publié en 193012. Si l'expression est employée de manière cohérente avec l'usage des termes dans d'autres propositions (par ex. : malaise cardiaque), il faudra expliciter le contexte de cette «métaphore». Il s'agit d'un «syndrome» (malaise) dont les symptômes (l'état des choses) doivent être décrits, où le patient est la culture. Je crois pour le moment que ce que Freud fait ressortir dans cet ouvrage est le terme «sentiment»13, que l'idée de malaise est initialement associée à l'inquiétude, au sentiment de mal-être, d'incommodité. L'auteur donne pour acquis que l'analyse scientifique du sentiment est réalisée avant tout à travers ses «manifestations physiologiques» (M.C., p. 8) ; lorsque celle-ci ne s'avère pas possible, - et l'on estime aujourd'hui cette analyse épistémologiquement inadéquate comme méthodologie spécifique - il faut se contenter du «contenu idéationnel qui s'associe le plus facilement à ce sentiment». Il s'agit d'une situation très embarrassante : d'un côté notre cerveau observe une catégorie de phénomènes, les identifie, leur donne un nom, accorde leur sens de façon à ne pas laisser de doute (lorsque je dis que je suis triste, tout le monde me comprend sans avoir besoin de me tâter le pouls). La raison rencontre et reconnaît le sentiment. Or, quand il s'agit d'analyser ce signifié de façon rationnelle, nous ne restons pas au sommet du sentiment mais nous allons par les coteaux de la physiologie ou par ceux des concepts avec lesquels on décrit le sentiment. Comme si le «malaise», à l'égal de n'importe quel autre sentiment, pouvait être «souffert» (code émotionnel) mais ne pouvait pas être «décrit» ni représenté, que par les codes physiologique ou métaphorique ; il ne peut pas être décrit s'il n'est pas «traduit», c'est-à-dire ontologiquement trahi.

On commence à comprendre que, pour Freud, le malaise de la culture n'est pas un stade ou un état dans un processus culturel, mais une condition de la culture en tant que vécue par un sujet (individuel ou collectif). Il ne considère pas cela comme une condition naturelle de la vie humaine dans le monde, mais comme la conséquence de l'imposition d'un mode de vie. Le malaise est si insupportable que des léni-tifs sont nécessaires : «de puissantes distractions», y compris la science, «des narcotiques», et la religion. «L'opium du peuple» de K. Marx s'étend chez Freud de la religion aux drogues et à toute forme de jeu et de divertissement: Par le simple fait de sa vie consciente, l'homme éprouve une sorte de malaise primaire, né de la condition humaine elle-même, dans le monde ; le mal-aise proprement dit est lié à la conscience, mais accouplé à la sensibilité ; le malaise culturel primaire est un déplaisir qui ne fait pas seulement mal (comme à l'animal) mais qui n'est pas voulu et que l'on essaye d'éviter. Le non-désir, la dénégation de la justification et l'évitement (autrement que par la fuite animale) apparaissent chez l'homme comme une pulsion culturelle, com-

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me une aspiration. Tel est le sens positif et négatif de l'aspiration au bonheur (M.C., p. 19). Le bonheur est l'état consécutif à la réussite de l'objectif vital primaire du principe de plaisir. Ce principe de plaisir est énergétique, sa fonction est de recherche ; c'est de l'énergie psychique, non physiologique. Une telle émergence de la psychologie humaine a lieu chez un être corporel, Le processus vital de cet être implique la prévision de la mort et, en tant que mécanisme d'alarme, la douleur (physiologie) et l'angoisse (malaise mental associé à l'autre dans les somatisations). Elle a lieu chez un être en relation avec le monde extérieur, lequel le menace et le blesse. C'est un être qui dialogue et pour qui l'affirmation de l'identité des autres fait problème, très souvent, allant de la concurrence jusqu'à la négation. Le principe de plaisir est inclus dans l'Identité personnelle. Aucun autre système du Cosmos ne l'inclut ni ne le considère.

La conscience d'un tel antagonisme entre le principe de plaisir du psychisme et l'état des choses du monde, éteint l'aspiration et oblige à la transformer en principe de réalité, en tant que condition de la santé du Moi. Le parcours d'une telle transformation constitue le chemin de la sagesse pour toutes les cultures ; son tracé - la méthode - et sa description sont les éléments principaux du contenu paideutique (en parlant en des termes de la culture méditerranéenne), celui de la proposition d'une éducation totale. On comprend que dans ces méthodes la purification du bonheur soit très souvent liée à \'évitement, à la quiétude où il s'agit d'essayer de garder le psychisme dans toute sa pureté. Or, étant donné que le plaisir et la souffrance (satisfaction et douleur) ont lieu dans l'organisme, les pratiques ascétiques, éducatives et thérapeutiques, constituent des formules, des structures, des réseaux de systèmes de signifiés hiérarchisés qui contiennent la dialectique entre l'aspiration et la corporéité, entre le plaisir et la réalité.

Outre cette tension primaire ou immédiate, de très nombreuses influences atteignent le psychisme humain. Ces influences sont nécessaires puisque le comportement de l'organisme, qui est un système dynamique, a besoin de son milieu pour se maintenir actif, pour sa vie, pour son mode de vie, pour son style de vie, pour sa qualité de vie... Pourquoi, alors, dans presque toutes les cultures, l'ascèse - la sagesse - parle-t-elle d'évltement du monde comme mesure ou méthode pour atteindre le bonheur ? Voilà la question interne à toutes les religions ; la réponse constitue l'expression de ce que l'on comprend comme sens de la vie, c'est-à-dire ce que chacun peut en espérer.

Parmi les mécanismes de fuite et d'évitement d'une réalité oppressante et d'un monde extérieur indépendant, il en est un qui évite le compromis avec les jugements de réalité» (où l'on peut étouffer la frustration et l'affrontement à la douleur). Il s'agit de «relâcher les liens avec la réalité» ; ce relâchement se fait grâce aux satisfactions qui naissent lorsqu'on pénètre au domaine de l'imagination, et que l'on construit des illusions, lesquelles sont satisfaisantes malgré leur divergence d'avec le monde réel. Ces illusions sont fabriquées par l'individu, et notre culture médiatique avec ses produits «virtuels», les alimente ; elles sont aussi nourries par le monde de la vie artificielle que le créateur construit comme fiction mais que de nombreux individus peuvent éprouver comme «illusion vitale» où ils s'immergent et qui fonctionne comme «narcose» mentale. (M.C., p. 24),

II y a aussi un processus de construction d'une image du monde où la réalité apparaît «comme le seul ennemi» qui empêche d'atteindre la source du bonheur et face à laquelle reste la fuite, celle de «l'ermite» ou celle de la «folie» (M.C., p. 25). Freud signa-

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le finalement ce qu'il appelle «l'art de vivre», où l'individu module les intérêts de ses pulsions liées aux «objets», et cherche le bonheur en s'y attachant de manière affective. La recherche de la «jouissance de la beauté» sous toutes ses formes et manifestations n'évite pas la douleur immédiate mais évite l'effet continuel du passé. Freud affirme que la beauté n'est ni utile ni nécessaire culturellement, mais qu'elle se manifeste comme culturellement indispensable. L'esthétique assume la fonction de recherche des conditions où les choses ou les produits humains peuvent paraître beaux.

D'autres options générales fonctionnent comme des hypothèses anthropologiques générales, tel le retour à des «conditions de vie plus primitives» (M.C., p. 30) ; comme si la culture était la source du malheur lorsque c'est elle qui restreint, par nécessité, les ressources de bonheur. La source originaire «de l'hostilité» à l'égard de la culture objective (la culture dans laquelle je me développe) est cette non-adéquation qui s'y manifeste toujours. Cette surestimation de la culture primitive apparaît aussi bien dans l'idéalisation de ces cultures que dans celle de la «vie rustique». De la même manière elle est présente dans le désinvestissement culturel suscité par le comportement bucolique, la signification presque transcendante de ce qu'on appelle la vie dans la nature, le sens accordé aux zones vertes et une bonne partie du contenu idéologique de ce qu'on appelle la pensée des Verts.

Ainsi, un aspect essentiel de la formation comme réflexion est bien celui de la réflexion sur la pratique culturelle, aussi bien à partir de la subjectivité individuelle qu'à partir de l'individualité collective.

La perspective globale ou systémique

L'énoncé qui suit est construit à partir de la polarité interactionnelle entre l'individu et la culture. Il ne s'agit pas d'une analyse de la culture en tant que patrimoine où la technique, par exemple, ne serait qu'un composant du contenu. Il va plus loin et tient compte de l'aspect - peu souligné - par lequel une technique est un élément du mode de vie des individus qui a son origine dans et concerne toutes leurs manières d'être au monde, même les modes de conscience et d'activité mentale.

La technique n'est pas un moyen mais un message adressé aussi bien à l'extérieur, relativement à la conception du monde des objets, qu'au sujet lui-même, sur sa réelle manière d'être dans la situation. L'écriture l'a démontré. Elle a servi pour écrire et laisser un témoignage de l'action ou de la pensée. Or, elle a constitué aussi la valeur réelle de l'universalité pour les religions (religions du livre), elle a institué le mode orthodoxe de pensée, a encouragé la pensée linéaire discursive, a éloigné physiquement l'Alter-interlocuteur en instituant un nouveau mode de communication et en établissant au-delà de l'esclavage un nouveau mode de marginalisation sociale que l'on a appelé l'analphabétisme. L'analphabète est celui qui ne comprend pas son monde parce que le monde n'est pas uniquement le monde proche, celui de la présence. La situation n'est plus définie par le mode d'être au monde de l'analphabète, une partie du monde est conservée dans les écrits auxquels il ne peut pas accéder.

Cela fait que les liens entre les actions de formation et la technologie ne sont pas réduits aux applications de la technologie selon le dessein des actions de formation. Les technologies informent la subjectivité à partir du moment où elles sont introduites comme composantes de la situation et du mode de vie des hommes. Une grande

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partie de cette étude reste à faire. Les analyses culturelles prennent la langue, la sym-bolisation, la technologie, l'organisation comme des catégories d'analyse à partir des-quelles le processus d'étude de la différenciation culturelle commence : soit l'utilisation et les applications différentielles, c'est-à-dire la culture patrimoniale. Ruth Benedict, par exemple, soutient que l'Anthropologie est, en définitive, la science de la coutume™. En effet, un individu ne regarde jamais le monde avec des yeux purs, c'est-à-dire qu'il ne construit pas la vision du monde à partir de lui-même exclusivement, mais à partir de la coutume, à partir de catégories qui font partie du contexte culturel. Cependant, la coutume est comprise comme une fraction cristallisée du comportement ; elle ne contient ni n'atteint l'affirmation évidente que l'homme est un être vivant ayant l'habitude de parler, d'utiliser des techniques, de s'organiser ; lorsque telle ou telle de ses habitudes est altérée, toutes les autres changent et sont touchées. Ce fait important est significatif de sa manière d'être au monde, de sa façon spécifique de penser. Pour cette même raison, le contenu de ce qui est dit, le catalogue des technologies ou les systèmes d'organisation ne s'avèrent pas significatifs. Ce qui est important, c'est le fait de parler, d'utiliser les technologies, le fait de s'organiser. Tel est le sens profond de l'énoncé selon lequel «te médium est le message». Si l'on parle du contexte actuel, par exemple, ce qui est important pour la mentalité contemporaine, ce n'est pas uniquement le contenu des programmes de télévision mais l'utilisation de l'appareil.

Pour prolonger la réflexion, nous ne donnerons que quelques suggestions ouvrant à des recherches ultérieures. L'hypothèse de base serait la suivante : si la communication avec le milieu est une composante essentielle de la définition de tout système dynamique d'adaptation, l'action communicative contient le caractère essentiel dons les systèmes dynamiques sociaux d'adaptation. De la même manière, les changements de catégorie dans les systèmes communicationnels définissent de profondes modifications aussi bien dans la structure relationnelle que dans le contenu socioculturel et dans la conformation des rapports entre l'individu et le monde.

«Les systèmes de communication sont clairement en rapport avec ce que l'homme peut faire de son monde, aussi bien de façon interne en termes de pensée qu'en termes d'organisation culture/le et soc/a/e»15. Cela signifie que les grandes révolutions culturelles sont essentiellement associées aux changements catégoriels dans les systèmes de communications : avènement du langage, avènement de l'écriture, avènement de la communication télématique. Ce sont les technologies à support électrique qui ont rendu possible la vision macroscopique.

Le macroscope, tel est le titre d'une œuvre que Joël de Rosnay16 a publiée en 1975. Déjà à ce momen-là, sa réflexion prétend aborder la perception de «/'infiniment complexe». Le macroscope est un instrument symbolique qui représente «une nouvelle manière de voir, de comprendre et d'agir». Si le microscope rend possible la vision de ce qui est trop petit, ou le télescope celle de ce qui est très lointain, le macroscope intervient dans la compréhension de ce qui est trop complexe. La méthode la plus habituelle dans l'élaboration de la connaissance a été d'isoler, de décomposer. Dans cette autre perspective, il s'agit d'encadrer17 pour voir des tonalités, de réunir et d'intégrer18 pour mieux comprendre, de se situer19 pour mieux agir. Cette méthode se caractérise par l'utilisation de toute une gamme de concepts : énergie, information, utilisation et circulation de l'énergie et de l'information ; flux et cycles, réseaux de communication ; catalyseurs et agents de transformation ; équilibres, déséquilibres... Mais

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avant tout elle est caractérisée par la notion de «système». C'est ainsi que les métaphores les plus employées ont été : horloge, machine, organisme, ordinateur,,, L'ambition croissante des programmes de recherche est évidente dans les termes successifs de la métaphore. Dans les années 40, pour la conception d'outils, on emploie un modèle organique ; on énonce des objectifs d'action et on s'intéresse au feect-back. Dans les années 50, c'est la machine qui offre une perspective pour comprendre la mémoire, les phénomènes d'adaptation, le fonctionnement de la cellule (bionique), l'intelligence (intelligence artificielle), les mécanismes du comportement. Les années 60, avec la cybernétique, la «Théorie générale des systèmes», voient un transfert de modèles se produire vers l'entreprise, la société, l'écologie. Souvenons-nous des liens entre Norman Wiener du MIT et Arturo Rosenblueth de la Faculté de Médecine de Harvard et de la façon dont des équipes interdisciplinaires ont abordé ces problèmes que d'autres disciplines étanches ne touchaient pas.

En tout premier lieu, le concept de totalité et la notion de milieu doivent être inclus dans la notion de système. Correspondant à ces deux concepts ontologiques antérieurs, on doit introduire ceux d'état et de situation ; la notion de système tient compte d'éléments particuliers mais s'intéresse à des facteurs d'intégration. Ainsi on découvre la boucle de l'information circulaire (du système vers le milieu et du milieu vers le système) et la rétroaction négative, indispensable pour corriger un cours d'action, La circularité prélève un symptôme sur l'état des choses pour corriger l'action en cours. Dans cette prise en compte de l'état des choses se situe l'humus de l'adaptation et de la modification des critères de comportement chez l'homme et de la possibilité d'influencer le comportement. Voilà ce qu'on appelle la réflexion sur l'action,

Dans cette perspective s'inscrivent les lignes de recherche de la Cybernétique20 (1948), Claude Schannon et Warren Weaver21 avec la «Théorie de information», la «Théorie générale des systèmes»22 (1954) ou «fa cybernétique de deuxième ordre»23 Si la perspective systémique est réduite à une théorie - bien que ce soit la TGS - ou à une technologie - bien que ce soit la cybernétique -, on ne pourra qu'y voir les aspects réducteurs, car l'homme réfléchissant sur la praxis reste modélisé comme un servomécanisme24. Or, le concept de circularité est beaucoup plus vaste et globalisant ; il s'agit d'une catégorie de causalité d'ordre supérieur dans sa signification par rapport à ses concrétisations dans des domaines théoriques particuliers, bien qu'il révèle de l'harmonie et de l'autonomie entre les différents composants du monde de la vie. Le comportement des systèmes, dans la perspective systémique, implique la notion d'imprévisibilité, d'irreproductibilité et d'irréversibilité.

La télépolis

Notre hypothèse générale a été que le changement dans le système communica-tionnel - changement de catégorie communicationnelle avec le milieu - représente le changement le plus profond qui puisse avoir lieu dans un système sans que sa nature spécifique soit modifiée. Chez les êtres vivants, la catégorie communicationnelle entre le système et le milieu détermine le spectre représentationnel du milieu dans lequel ils vivent ; elle détermine aussi ce qu'est leur forme de vie, leur mode d'habiter leur écosystème (leur «éco-logie» et leur «étho-logie»). C'est ainsi que nous croyons que l'introduction du langage est le paramètre catégoriel de la culture le plus spéci-

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fique de l'éthogramme humain et qu'il supporte le premier niveau catégoriel de la culture en tant que monde où vit l'individu. Ce niveau culturel est défini par le groupe et par le rapport d'oralité dans le groupe ; l'identification du monde propre de l'individu passe par un tel rapport et par les différentes perspectives que celui-ci permet et favorise. La circularité positive entre le milieu socioculturel et le sujet-acteur-parleur crée une dynamique d'expansion de la complexité dans la manière d'être au monde ; cette dynamique mène à la diversité des groupes liée à la différenciation linguistique et à l'isolement éco-sociologique.

L'émergence culturelle - à notre avis décisive - qui mène à un nouvel ordre de dif-férenciation est associée à l'intégration entre l'oralité et l'utilisation de la technique de récriture ; elle suppose un nouveau changement dans le système communicationnel dont nous avons déjà suggéré les conséquences. La manière d'être au monde n'est plus associée au groupe mais à la complexité de la structure sociale caractéristique du concept de «ville», où le statut, le rôle et le système des rapports socioculturels entre les individus changent.

Nous croyons que l'introduction des technologies de la communication à support électromagnétique et leurs développements (cybernétique, informatique, téléma-tique...) supposent un nouveau changement dans le système communicationnel humain. Ce changement transforme de nouveau - du point de vue qualitatif - la manière d'être au monde, les modes de vie et les conceptions ainsi que l'espace de la formation des individus. La révolution industrielle a approfondi et développé le mode de vie de la polis où le système communicationnel caractéristique était celui de troisième ordre (premier ordre = langage corporel ; deuxième ordre = oralité ; troisième ordre = oralité + écriture). La révolution de la communication de quatrième ordre est celle qui résulte de l'imbrication du langage oral + écriture + télématique. Pour l'oralité, la distance psychologique est mesurée par la voix ; pour l'écriture, l'espace peut être le monde mais sans présence («transduit» au code écrit) ; pour la communication télématique, l'image (vidéo, avec la possibilité de changements de forme et de position, ce qui est l'essence du comportement) est incorporée à l'oralité (audid) ; elle peut affecter la totalité de l'espace, elle rend présent l'événement en temps réel (télématique) et permet l'accès à la complexité résultant de la globalité de perspective qu'elle rend possible (informatique'). Cette innovation modifie le monde de la vie en changeant qualitativement les paramètres de l'espace vital qui définissent l'écosys-tème de la subjectivité. Étant donné que la nature organique ne change pas et que la corporéité ne se perd pas, ce qui change pour le sujet est l'espace représentation-nel humain. L'espace significatif ou interactionnel du sujet n'est pas - sauf à des niveaux très élémentaires (sensoriel) - l'espace physique ; l'espace actif de l'influence (sans préjuger de la forme d'influence ni de sa qualité) est l'espace interprété.

C'est précisément cela que les nouveaux moyens d'information changent. Javier Echeverria25, et de nombreux autres auteurs26 qui étudient les nouvelles technologies de l'information, soulignent leurs effets sur le contexte de l'observation. «Les nations et les Etats ne sont plus des formes déterminantes de la vie sociale». Il appelle «Télépolis» ce nouveau contexte. Dans les discours sociaux, la notion d'acteur est souvent mise en oeuvre. A «Télépolis», celle de «spectateur», caractéristique de la condition humaine, est plus fréquente. Nous avons parlé de l'émergence de la ville dans les cultures de l'écrit. Or, l'émergence des métropoles a caractérisé la révolution industrielle ; aujourd'hui l'espace d'observation se transforme parce que la structure de l'habitat

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comprend la totalité de la planète. Edgar Morin parle de «Terre Patrie». Echevarria examine les grandes modifications du contexte : grâce à la télévision, l'agora et la place - qui par la communication orale créent des confluences et des consensus d'opinion publique - se transforment en salle de séjour où il n'y a plus d'échanges de personne à personne ; ces échanges deviennent des soliloques avec des acteurs télévisuels, et ce rôle constitue - à cause de l'hypothétique influence sur l'opinion - l'objectif de n'importe quelle «position ou rôle social», celle du politicien aussi bien que du pontife. Cette dernière pensée inspire un deuxième essai de Echevarria intitulé Cosmopolites domésticos27 où il analyse une situation très suggestive pour la théorie de l'éducation : celui de la fonction formative du foyer. Ce serait donc une étude intéressante - l'auteur commence à en traiter -, celle de l'évolution du foyer humain et des modes d'individualité ; en effet, celui-ci acquiert la forme d'un complexe d'élaboration d'expérience sociale qui se traduit par le langage, par l'espace qui devient un territoire personnel et même par la catégorisation du comportement privé.

Principaux problèmes que pose l'éducation dans la perspective «monde de la vie»

Dans le cadre de la polis caractérisée par l'écriture, le problème fondamental est celui de l'analphabétisme. Précisément aujourd'hui, lorsque le système dominant est l'audiovisuel, le problème n'est plus celui de ne pas maîtriser une technique de codification-décodification (analphabétisme). Il est constitué, en principe, de deux facteurs. II s'agit d'abord de faire partie ou ne pas faire partie des détenteurs du système technologique - être ou ne pas être des naufragés du développement^ -. Il s'agit aussi de l'asphyxie de l'identité dans la mer de la communication - la saturation du Moi29.

Alors que dans le passé la configuration de l'identité semblait se construire à partir de la participation aux valeurs de la culture du groupe, aujourd'hui l'identité se construit - pour de nombreuses personnes - à partir de la brutale croissance des stimuli sociaux et du plus effréné des relativismes. On considère même que du fait d'une telle commotion et de l'accumulation des difficultés d'identification, la seule voie qui reste ouverte soit celle de la réflexion sur la praxis - et non celle de l'identification à une valeur commune - sans que le fruit d'une telle réflexion puisse être partagé. L'identification de l'espèce à son fondement biologique ne sert de soutien à aucun type d'identité, pour aucun produit de l'activité mentale. «La saturation sociale a détruit ces cercles cohérents de consensus, et l'exposition de l'individu à de nombreux autres points de vue a mis en question tous les concepts» 30,

A cause des nouvelles technologies de la communication et de leur accessibilité, les processus fondamentaux de l'éducation humaine - la communication linguistique, les liens affectifs, la proposition de connaissances, la participation sociale - ne mènent pas uniquement à l'immersion de l'homme dans la société, mais aussi au risque de saturation des stimuli, dont le résultat, plutôt que l'affirmation de l'identité, est le risque de conduire à l'abrutissement et au desserrement de toute forme de liens. De nombreuses personnes souffrent de ce phénomène - et ils y réagissent - qui est perçu comme une saturation sociale. Se socialiser semble, aujourd'hui, devoir se protéger du milieu. Face à la perspective écologique (la protection du milieu) qui n'est même pas formulée, il faut envisager dès maintenant dans le domaine humain une perspective

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de protection des risques du milieu culturel. Si l'on ne s'engage pas dans la première, on va au-devant du risque de désertification. Si la seconde n'est pas ouverte, la saturation du moi deviendra vite un danger menaçant.

La vision romantique a privilégié des concepts tels que la passion, l'âme, la créatiw-té. la moralité... tenus pour fondements des rapports interpersonnels, des amitiés fidèles, des objectifs vitaux. La vision moderniste a privilégié le concept de la rationalité et a donné de la valeur au concept clair, à l'opinion fondée, à l'intention consciente. De l'un et de l'autre est née la croyance en l'encadrement familial, la formation intellectuelle et morale, l'importance du système éducatif.

La saturation des stimuli vitaux laisse l'homme exposé à outrance à une multiplicité de langages incohérents sur l'identité, sans aucun rapport entre eux. À partir de ces stimuli incohérents apparaît la possibilité d'un moi en permanent état de construction-déconstruction. Dans le passé, la stabilité de la structure du moi était fondée, en partie, sur l'assurance que la valeur octroyée au contexte culturel d'appartenance était équilibrante. L'exposition à des valeurs provenant d'autres cultures, avec lesquelles les valeurs propres entrent en conflit, fait s'écrouler en même temps la validité de toutes les constructions. Il semble que tous les éléments de l'identité pèchent d'être des produits historiques d'une culture.

Le Moi n'apparaît pas comme quelque chose de solide mais comme le produit et la conséquence d'une influence ; s'il a été construit à partir du contexte, il pourra être correctement interprété (diagnostiqué) et même guéri. Tel est l'espoir superficiel et non justifié que la résolution des conflits du Moi peut dépendre d'un expert.

C'est l'enchantement du Mol multiplié qui ouvre - dans la réalité ou dans le fantôme de l'imagination - la multiple possibilité d'être, embrassant toute la gamme d'attitudes et d'émotions, du simple «instinct de base» jusqu'aux «coeurs d'acier». Entretemps, l'individualité doit aborder des problèmes dont les données humaines son renouvelées et propres à l'espèce, mais dont les issues possibles n'offrent aucune garantie ni solidité car toutes sont offertes de manière relative et sans valeur.

Le vocabulaire de l'éducation en toutes ses versions, depuis l'éducation intellectuelle jusqu'à l'éthique et la morale, se fonde sur un noyau de cohérence intérieure du Moi humain - souligné par le Romantisme - et sur la garantie de fonctionnement de la raison et le produit de l'observation. A la fin de ce parcours, nous avons trouvé une vérité ordinaire et une expérience personnelle : tout malaise, même culturel, est un malaise de l'être humain, vécu comme pensée et vécu comme sentiment. C'est cette conscience du monde habité par le Moi qui rend possible la cohérence des multiples discours éducationnels31. a

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Penser l'éducation

NOTES1. Une version plus dévelop-pée de ce travail a été pré-sentée au XIVe Séminaire de Théorie de l'Education -Valencia 1995, ayant pour titre «Malaise de la culture». 2. Revel Jean-François (1988), El conocimiento inutil, Ed. Planeta, Barcelona. 3. Latouche Serge (1991), El Planeta de los naufrages. Ensayo sobre el posdesarrollo, Ed. Acento, Madrid. 4. Gergen Kenneth J. (1992), El Yo saturado. Dilemas de iden-tidad en el mundo contem-pord neo. Ed. Paidôs, Barcelona. 5. Morin Edgar (1994), «La nocion de sujeto», in Dora Fried Schnitman (Ed), Nuevos paradigmas. Cultura y Subjetividad, Ed. Paidôs, Barcelona, p. 67 ss. 6. Coll., Hommage à Alain Touraine (1995). Penser le sujet, Ed. Fayard, qui réunit les travaux présentés au Colloque de Cerisy. 7. Wright R., Mac Manus D. (1992), Future Imperfecto, Ed. Grijalbo, Barcelona. 8 Latouche, op. cit. 9. Coll. (1990), Las dimen-siones internacionales del Derecho Humanitario, Ed. Tecnos, Madrid. 10. Bateson Gregory (1990, v.o. 1977), Vers une écologie de l'esprit, Ed. du Seuil, Paris, 2vol. 11. «Lutte de places» au lieu de «lutte de classes». 12. Au long de ce travail, la version que nous citerons de l'ouvrage de Freud Malaise dans la civilisation correspond à la version de Alianza Editorial, IIe réédition de 1986. Il sera cité sous MC, et la page. 13. Mon excellente amie Mandi, épouse de Miguel Martines, professeur d'alle-mand, confirme que le terme

«Behagen» signifie «sentiment plaisant» et que «Unbe-hagen», du titre de Freud, signifie «inquiétude», «ne pas être à l'aise». 14. Benedict Ruth (1989, v.o. 1934), El hombre y la cultura, Ed. Edhasa,Barcelona. «/.a coutume traditionnelle, en nous référant au monde, est une masse de conduites de détails plus surprenante que celle que n'importe qui pour-rait jamais développer en actions individuelles si anor-males qu'elles soient». «Un homme ne regarde jamais le monde avec des yeux purs» (P. 14). 15. Goody Jack (1994), Entre l'oralité et la culture, Ed. PUF, Paris, p. 21. 16. Joël de Rosnay, Le macro-scope. Vers une vision globale, Ed. du Seuil, Paris, 1975. 17. Irving Goffmann (1991, v.o, 1974,) Les cadres de l'expé-rience, Ed. Minuit, Paris. 18. Lapierre Jean William (1992), L'analyse de systèmes. L'application aux sciences sociales. Ed. Labor, Bruxelles. 19. Habermas Jurgen (1987), Teoria y Praxis. Estudios de filo-sofia social, Ed. Tecnos, Madrid. 20. Voyez références et com-mentaires dans Heinz von Fcerster (1991), Las semillas de la cibernética, Ed. Gedisa, Barcelona. 21. Un résumé de l'histoire de ce processus se trouve avec une bibliographie actualisée dans Varela F-.J., (1990) Conocer. Las ciencias cogniti-vas : tendencias y perspectives. Cartografia de las ideas actuaies, Ed. Gdisa, Barcelo-na. 22. Varela, op. cit. 23. Varela, op. cit. 24. Parfois, en critiquant un énoncé technologique repro-duisant une causalité linéaire, de variable à variable, on cri-

tique aussi tout critère appli-cable à une action rationnelle. Par exemple, on critique la possibilité d'appliquer des concepts cybernétiques à la considération des problèmes humains au motif que Wiener travaillait pour l'Armée, avec H. Bigelow, à la construction d'un canon antiaérien et que Forrester fut chargé par l'Air Force d'assembler des radars et des ordinateurs. 25. Echeverria Javier (1994), Telépolis, Ed. Destina, Barce-lona, 26. Les travaux de Echeverria mentionnés ici sous forme de citations ont le caractère d'un essai. Je citerai un seul ouvrage qui traite, de manière des-criptive, du changement technologique sous tous ses aspects : Ducroc Albert (1993), Le changement glo-bal, Ed. Jean-Claude Lattes. 27. Etcheverria (1995), Tele-politas domésticos, Ed. Anagrama, Barcelona. 28. Latouche Serge (1991), op. cit. 29. Gergen Kenneth J. (1992), op. cit. 30. Gergen Kenneth J., op.cit. 31. Ce dernier point a été développé dans un chapitre de Garefa Carrasco (1995), El trabajo de la formacion y la accion pedagogica, Ed. Anthropos, Barcelona.

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'historiographie composite du Dictionnaire de Pédagogie de Ferdinand

Buisson

L

Patrick DUBOIS

UNIVERSITE DE L YONII - FRANCE

Mémoire des temps héroïques de l'école républicaine, le Dictionnaire de Pédagogie et d'Instruction primaire de F. Buisson, publié en quatre volumes de 1880 à 1887, est une mine documentaire inépuisable pour l'histoire de l'éducation.

Toutefois, mis au point au cours d'une décade qui est aussi celle d'une histoire «chaude» de l'Instruction publique en France, ce monument pédago-gique présente une architecture composite, construite par étapes successives, avec des matériaux parfois disparates.

Il importe donc de ne pas séparer le contenu des articles des circons-tances politiques et culturelles de leur rédaction. L'échantillon choisi, la série des notices biographiques, en offre l'illustration.

Cathédrale de l'école primaire»1, «miroir du monde»2, «Bible d'une • t génération d'instituteurs»3, «Bible, sinon des instituteurs, du moins des ^^^ inspecteurs et des directeurs d'Ecole Normale»4, «somme exhaustive et enthousiaste de tout ce que le XIXe siècle a pensé et réalisé en matière de rénovation pédagogique»6... On n'évoque jamais le Dictionnaire de Pédagogie et d'Instruction primaire de Ferdinand Buisson6 sans recourir aux superlatifs. Il faut dire que ce «lieu de mémoire»7 de la République, que son auteur ambitionnait de hisser au niveau des «savantes encyclopédies allemandes»8, a fait date par ses dimensions, le nombre et l'autorité des collaborateurs, la capitalisation du savoir pédagogique d'une époque qu'il menait à bien : quatre épais volumes totalisant 5600 pages à deux colonnes imprimées en petits caractères, 2 600 articles rédigés par Buisson et 358 collaborateurs, parmi lesquels des plumes prestigieuses comme Flammarion, Viollet-le-Duc, Berthelot, Maspéro, Bréal ou Lavisse. L'ouvrage, dont les volumes ont été mis en vente dans les années 18809, a été tiré à plus de huit mille exemplaires. En 1911, une nouvelle édition du Dictionnaire, allégée, mise à jour, paraissait en un seul volume d'un peu plus de deux mille pages, tirée à 5 500 exemplaires.

Qui en a fait l'acquisition ? Outre les Écoles Normales, probablement des bibliothèques pédagogiques de canton, des conseils municipaux «amis de l'instruction et

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Penser l'éducation

Liste des mots-clés Ferdinand Buisson - Dictionnaire de pédagogie - Enseignement primaire au XIXe siècle - Histoire de l'enseignement et de la pédagogie au XIXe siècle -Historiographie de la Révolution française - Pédagogie au XIXe siècle.

des instituteurs»™, des sociétés d'éducation populaire, des inspecteurs primaires, des délégués cantonaux, des membres des conseils départementaux, mais surtout de nombreux maîtres, particulièrement ceux qui avaient la charge des classes supérieures de l'enseignement primaire. Aux uns et aux autres, l'ouvrage se présentait sous la forme séduisante et inédite d'un recueil complet «destiné à servir de guide théorique et pratique à tous ceux qui s'occupent d'enseignement primaire à divers titres et divers degrés», avec une partie «générale ou théorique», incluant «les doctrines, la législation et l'histoire de l'enseignement», et une partie «spéciale ou pratique», «faisant l'application détaillée de ces principes à toutes les branches de l'enseignement primaire». Un seul livre, donc, embrassant la somme des savoirs utiles à tous les niveaux de l'enseignement populaire. «A lui seul, écrit un instituteur enthousiaste en 1883, le Dictionnaire de Pédagogie de M, Buisson résume tous les ouvrages qui ont été faits et devance tous ceux que l'on fera»1 ]. «Un monumen/»12, ajoute-t-il.

Ce «monument», l'un des lieux où la pensée pédagogique de la IIIe République s'est réfléchie avec le plus de densité, offre un fonds documentaire inépuisable pour l'histoire de l'éducation. Mais l'utiliser comme un belvédère commode offrant une vue panoramique sur les institutions, les pensées et les pratiques éducatives d'un temps n'est pas sans risques si l'on néglige les circonstances de sa publication et la chronologie de celle-ci. Dans les limites de cet article nous voudrions le montrer par l'exemple de son historiographie. Une part importante de l'ouvrage concerne en effet l'histoire de l'éducation, de la pédagogie et de l'enseignement en France et à l'étranger. De nombreuses notices biographiques, un historique copieux de l'enseignement en France, des monographies départementales, provinciales, étrangères, des notices consacrées à l'éducation chez les Anciens, etc., autant d'articles qui, pour équiper l'élite du peuple instituteur d'une mémoire encyclopédique et utile de l'éducation, tissent la longue chronique des combats contre l'ignorance engagés ici et ailleurs, autrefois et naguère, par la plume, l'ingéniosité pratique ou la prévoyance administrative. Entreprises éducatives parfois glorieuses et déjà célébrées par d'autres, souvent plus discrètes et arrachées à l'oubli collectif : cette population de notices historiques disséminées dans le Dictionnaire ne constitue pas un ensemble unifié et cohérent. Des voix dissonantes se font parfois entendre, révélatrices d'historiographies dont les règles d'écriture ou les présuppositions idéologiques, qui portent les marques d'affrontements contemporains autour de l'école, apparaissent hétérogènes les unes aux autres, pour ne pas dire incompatibles. Pour en juger, prenons à titre d'échantillon l'ensemble des notices biographiques13.

La genèse des notices biographiques

Un peu plus de six cents notices biographiques ont été insérées dans le Dictionnaire^4. Educateurs, écrivains pédagogiques, fondateurs d'institutions, administrateurs

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Penser l'éducation

ou philanthropes attachés à la cause de l'enseignement populaire, en France ou à l'étranger, les uns et les autres sont mentionnés avec les titres au nom desquels ils ont droit à leur remémoration : la publication d'un ouvrage ayant émis, en son temps, des idées neuves sur l'éducation, l'invention de méthodes ou procédés pédagogiques inédits, la fondation d'une congrégation enseignante ou d'une société d'instituteurs, une action politique favorable à l'instruction du peuple, une position de précurseur ou de disciple d'une grande figure de la pédagogie, etc.

Plus de la moitié de ces notices, qui ne sont pas signées15, «doivent être attribuées à la direction du Dictionnaire» (p. 3099), autrement dit, à Buisson, pour quelques-unes, mais, principalement, au secrétaire de la publication, James Guillaume. Il s'agit le plus souvent d'articles rédigés à partir d'informations livrées par les dictionnaires biographiques ou des monographies, d'extraits ou de résumés des œuvres, etc. Quant aux autres articles, 96 collaborateurs - en incluant Guillaume lui-même, qui a laissé son nom au bas de ses contributions les plus originales - les ont signés. Toutefois, leur participation est très inégale. 58 auteurs n'en ont signé qu'un seul, parfois brièvement, parfois sous forme d'une longue monographie, comme celle de Rébelliau, consacrée à Mélanchton, ou celle du pasteur Fallot sur Oberlin. 9 auteurs, en revanche, ont, à eux seuls, livré 137 articles, soit à peu près la moitié des biographies signées : Compayré (27 articles), Defodon (23), Guillaume (22 contributions signées), Demkès (19), S. Maire (14), Maggiolo (13), Brouard (8), Dumesnil (6) et I. Carré (5),

Mais ce corpus biographique n'a pas été conçu d'un bloc ni confié dès l'origine à ces divers auteurs. Tout au contraire, la chronologie de la publication des différents articles16 fait apparaître qu'à l'instar des autres rubriques du Dictionnaire, sa mise au point s'est faite peu à peu, à mesure de l'accroissement de l'ouvrage et de son poids symbolique, dans le contexte politique de l'arrivée au pouvoir des républicains, de la prise en charge par Ferry de l'Instruction publique, de la nomination de Buisson lui-même à la Direction de l'enseignement primaire, de la mise en chantier des lois scolaires et de l'affrontement politique et culturel, autour de l'école, entre les républicains et les élites catholiques.

• Le «premier» Dictionnaire Rappelons en effet qu'avant sa publication en quatre volumes, le Dictionnaire a

d'abord été mis en vente à partir de février 1878, c'est-à-dire avant l'arrivée de Jules Ferry à l'Instruction publique (février 1879), par livraisons bi-mensuelles de deux feuilles d'impression, soit 32 pages17. A cette date, Buisson n'est pas encore Directeur de l'enseignement primaire ni même Inspecteur général. Ancien inspecteur primaire de la Seine, il est détaché à l'administration centrale depuis 1872 et chargé par le Ministère de plusieurs missions, notamment à l'occasion des expositions internationales de Vienne en 1873 et de Philadelphie en 1876, Ces faits sont connus des historiens de l'éducation. Toutefois, si l'on veut comprendre la genèse de l'oeuvre et les disparités qui s'y manifestent, il faut remonter plus haut dans la chronologie. Les archives de la librairie Hachette ont conservé l'exemplaire d'un contrat signé par l'«ancien inspecteur de l'enseignement primaire» Buisson le 6 juillet 1876, quelques jours avant son départ pour l'Exposition internationale de Philadelphie, qui fait état de la publication à venir d'un Dictionnaire encyclopédique de pédagogie et d'instruction primaire en un seul volume de 1000 pages. On sait qu'à cette date le gouvernement de la IIIe République n'est pas «républicain». Même si, pour la première fois, les élections du

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26 février et du 5 mars ont envoyé une majorité de républicains à la Chambre, le président de la République, Mac Mahon, le président du Conseil Dufaure, le Sénat dans sa majorité, les grands corps de l'Etat sont hostiles aux idées républicaines. Le Dictionnaire, dont l'ensemble du manuscrit devait être remis au plus tard dans les premiers jours de janvier 1878, était fort probablement appelé à figurer dans la vitrine des nouveautés de la maison Hachette à l'Exposition universelle de l'été 1878,

En apparence, tout porte à croire que le projet éditorial de 1876 a été abandonné, puisqu'un second contrat, signé en mars 1879 - Buisson dirige désormais l'enseignement primaire au Ministère -, se substitue explicitement à celui de 1876 pour donner un cadre juridique à l'édition en quatre volumes, En réalité, ce n'est pourtant pas le cas. Le second ouvrage ne remplace pas le premier, il en est l'amplification18. Dès 1876, probablement. Buisson disposait déjà d'une première équipe de collaborateurs qui s'est mise au travail, et les articles alors rédigés figurent dans l'édition définitive. Ainsi, l'un des collaborateurs actifs de la première heure, Auguste Demkès, meurt le 10 mai 1877, donc avant les premières livraisons du Dictionnaire. Or, ses articles ont été publiés dans l'ouvrage. Nous savons même19 qu'il a succombé à une longue maladie qui l'avait paralysé progressivement, ce qui peut laisser supposer qu'ils ont été rédigés au plus tard dans les premières semaines de 1877. C'est d'ailleurs la date - le printemps 1877 - que donne dans ses souvenirs le principal collaborateur de Buisson, James Guillaume, lorsqu'il évoque le début de sa collaboration au Dictionnaire20.

Le contrat de 1876 laisse entendre qu'une quarantaine de collaborateurs avaient été prévus21. Nous ne connaissons pas le nom des tout premiers auxiliaires pressentis. Mais dès la publication des premières livraisons, en 1878, la Rédaction faisait connaître la liste des auteurs - 155 désormais - dont la collaboration à l'oeuvre était «dés à présent assurée»22. Or, on n'y trouve que 32 des 96 rédacteurs ayant effectivement livré des articles biographiques, A partir de cette liste et de la chronologie de mise en vente des feuilles, on peut reconstituer, à peu de choses près, la composition de la première équipe des collaborateurs plus spécialement affectés aux biographies historiques, Elle comporte deux catégories d'auteurs :

1. A la périphérie, ceux qui ont été sollicités pour une contribution limitée à peu d'articles. C'est le cas du plus grand nombre. Les motifs les plus divers ont pu justifier leur collaboration :

- un travail universitaire : la publication de leur thèse par Froment, en 1874 (sur l'éducation des enfants selon Quintillien) et Benoist, en 1876, (consacrée aux conceptions éducatives d'Erasme) ; ils ont été pressentis pour publier un article sur ces auteurs ;

- une compétence dans un domaine particulier : Julie Toussaint, secrétaire de la Société pour l'enseignement professionnel des femmes a été chargée d'une notice sur la fondatrice de cette institution, Elisa Lemonnier ; Guadet, ancien directeur de l'Institution des jeunes aveugles, et Etcheverry, directeur de l'Institution nationale des Sourds-Muets ont été invités à rédiger des articles consacrés aux précurseurs de ces enseignements spécialisés ; etc.

- le prestige des titres : il n'a sans doute pas joué pour peu dans la sollicitation des académiciens Legouvé, Bréal ou Jourdain.

2. Le noyau des collaborateurs proches de Buisson, Si l'on prend comme échantillon les premiers articles biographiques du Dictionnaire, ceux des lettres A à C, publiés entre février 1878 et mars 1880, 5 des 29 auteurs qui ont aidé Buisson et Guillaume à

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leur mise au point ont rédigé 60 % des articles signés : il s'agit de Compayré, Maggiolo, Demkès, Maire et Defodon.

- Defodon, Demkès et Maire : respectivement directeur et rédacteurs du Manuel général, périodique pédagogique publié par Hachette, ils ont contribué, par leurs nombreuses notices, à faire leur place dans le Dictionnaire à une population de péda-gogues français ou étrangers, souvent méconnus, de philanthropes gagnés à la cause de l'enseignement populaire, d'instituteurs exemplaires, de fondateurs d'institutions d'enseignement, d'écrivains pédagogiques, etc.

- Compayré : docteur es lettres, professeur à la Faculté des lettres de Toulouse, Sa collaboration, acquise dès le début, a été un atout précieux. En puisant en effet nombre de notices dans son Histoire critique des doctrines de l'éducation en France depuis le XVIe siècle, récompensée en 1877 par l'Académie des Sciences morales et politiques, le Dictionnaire pouvait disposer d'une vaste galerie des grands pédagogues français.

- Louis Maggiolo : il a fait sa carrière administrative sous le Second Empire comme inspecteur d'académie, puis recteur. Mis à la retraite anticipée par Jules Simon en 1871, il sollicite en 1877 une mission ministérielle consacrée à l'étude de l'enseignement primaire dans toute la France avant la Révolution. C'est à la même époque qu'il commence à collaborer au Dictionnaire. Ses articles lui offrent l'occasion de mettre à profit l'abondante documentation dont il dispose. C'est d'ailleurs probablement pour cette raison que Buisson a sollicité sa collaboration. A cette date, en effet, il avait avant tout besoin, pour ses notices, d'auteurs ayant une bonne connaissance de l'histoire de l'instruction et suffisamment disponibles pour livrer assez rapidement leurs articles. Or, Maggiolo est à la retraite, Buisson connaît certains de ses travaux et les apprécie23.

- James Guillaume : pressenti au printemps de 1877, l'ancien militant anarchiste de la Fédération jurassienne24 a probablement fait part à Buisson de l'intérêt qu'il portait aux précurseurs allemands et suisses de la pédagogie «moderne», Pestalozzi, Froebel et leurs disciples, auxquels il consacrera de longues monographies25 et, plus encore, à l'histoire scolaire de la Révolution26, dont il fera pour le Dictionnaire une reconstitution savante27. Mais son érudition et ses capacités de travail lui ont permis de prendre en charge les contributions historiques les plus variées28, et la rédaction d'un grand nombre de notices non signées,

• «L'évolution de l'équipe rédactionnelle» Divers événements vont imposer, au cours des neuf années de la publication du

Dictionnaire, d'importants remaniements de l'équipe initiale : 1. Certains auteurs proches de Buisson sont morts prématurément, vraisemblablement

avant d'être arrivés au terme de leur collaboration, Demkès, nous l'avons dit, meurt plusieurs mois avant la mise en vente des premières livraisons, mais après avoir rédigé 21 articles pour le Dictionnaire, tous compris dans les lettres A à C du Dictionnaire29. En 1884, Maire, qui l'avait remplacé, disparaît à son tour, après avoir livré 14 notices biographiques, publiées jusqu'en octobre 188530.

2. L'ancien recteur Maggiolo, qui a signé de nombreuses notices historiques - 53 articles au total - dès le début de la publication, cesse brusquement toute colla-boration après mai 1882 (lettre «F» du Dictionnaire'). Nous y reviendrons,

3. Enfin et surtout, l'accroissement en cours de publication des dimensions de

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l'ouvrage et, conséquemment, de ses prétentions encyclopédiques, a inévitablement poussé à un recrutement plus ample des auteurs ainsi qu'à la recherche de plumes autorisées ou prestigieuses31. Pour répondre à ces circonstances comme à ces besoins imprévus, de nouveaux auteurs se sont joints, en cours de publication, au travail de rédaction des textes biographiques32. La plupart, toutefois, n'ont livré qu'une seule notice. Si l'on prend comme échantillon les 130 entrées biographiques signées du second tome (de la lettre I à la fin de l'ouvrage), les plus gros pourvoyeurs d'articles demeurent Guillaume (15 articles signés, auxquels il faut ajouter 20 autres qu'il ne signera que lors de leur réédition en 1911, et la masse des articles non signés dont il a assuré la rédaction), Defodon (14) et Compayré (11)33.

La disparité du volume des articles fournis par les auteurs, à cette date, reflète la structure désormais (1883-1887) nettement différenciée du corpus biographique, où se distinguent deux types de contributions :

1. Les monographies étendues, consacrées à un grand pédagogue, à un philosophe ou un homme de lettres ayant laissé des écrits sur l'éducation, à un homme d'Etat qui s'est soucié de l'instruction populaire, etc. Elles ont souvent été confiées à des auteurs dont la compétence ou la notoriété servaient l'autorité et le prestige de l'œuvre : ainsi, Victor Duruy a accepté de prendre en charge l'article «Napoléon III» : l'académicien Mézières, celui consacré à Villemain ; le directeur de l'enseignement supérieur Liard, agrégé de philosophie, a donné l'article «Platon» et l'académicien Beaussire, l'article «Voltaire», etc.

2. La multitude des notices, parfois signées mais souvent non signées34, dédiées aux disciples ou précurseurs des grandes figures de la pédagogie, à des publicistes moins célébrés que les précédents, auteurs de méthodes de lecture, de livres édifiants pour la jeunesse, de plans d'éducation nationale sous la Révolution, etc. ; mais aussi, à ces sans-grade de l'enseignement primaire au XIXe siècle, dont le zèle et le dévouement, reconnus par les contemporains, leur a valu de prendre place dans cette imposante mémoire de l'éducation populaire que le Dictionnaire ambitionne de constituer, A partir de 1883, Defodon, Maire et surtout Guillaume ont rédigé la plupart d'entre elles. Pour les mettre au point, les dictionnaires biographiques français ou étrangers, les histoires de la pédagogie et des institutions scolaires dans les divers pays, les périodiques consacrés à l'enseignement, des publications encyclopédiques, de nombreuses monographies pédagogiques, ont été mis à profit35. Mais, chaque fois que possible, il semble que les œuvres évoquées ont été consultées personnellement par l'auteur de la notice, le plus souvent à la Bibliothèque nationale36 ou dans les collections du Musée pédagogique37.

L'historiographie composite du Dictionnaire

Ces articles ne se différencient pas seulement entre eux par la dignité académique de leurs objets ou la respectabilité de leurs auteurs. Ils révèlent aussi, parfois, des historiographies hétérogènes par leur méthodologie ou leurs références idéologiques, où l'on peut retrouver l'écho d'affrontements culturels contemporains, tantôt fracassants, comme celui qui oppose les élites catholiques et républicaines à propos du passé religieux de la France et de l'héritage révolutionnaire, tantôt plus discrets, comme ceux, par exemple, qui traversent le camp républicain à propos de l'égalité devant

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l'école ou de la place de la culture humaniste traditionnelle dans la formation intellec-tuelle. S'il n'est pas à notre portée, ici, d'entrer dans le détail des appréhensions ou des espérances qui singularisent, dans l'oeuvre, les écritures biographiques. Trois exemples, choisis parmi les rédacteurs principaux des notices, suffiront à mettre en évi-dence cette diversité.

• L'historiographie nostalgique de Magglolo Nous avons dit que l'ancien recteur avait rédigé, pour les premières lettres du

Dictionnaire, un nombre assez important de notices touchant à l'histoire de l'ensei-gnement en France, en particulier des notices biographiques, mais aussi des articles consacrés aux départements, aux anciennes provinces, à des institutions d'enseignement. Dans les unes et les autres, l'érudition historique alimente sa conviction que l'enseignement populaire, dans la France monarchique, était prospère, grâce à la direction dynamique et bienveillante de l'Eglise, la sollicitude des autorités civiles et les initiatives généreuses de fondateurs d'institution ; que la Révolution, particulièrement à partir de 1792, a saccagé pour longtemps ce précieux patrimoine ; que l'enseignement congréganiste du XIXe siècle, enfin, poursuit avec dévouement et efficacité la même mission charitable d'instruction et d'éducation de l'enfance populaire :

«II n 'avait pas oublié les leçons de son maître d'école, il se souvenait de l'état prospère de l'instruction dans son département, où la moyenne des conjoints illettrés, de 1786 à 1790, n'était que de 24,19 %... Aussi il repoussait les doctrines et les théories révolutionnaires, il les combattait avec une éloquente conviction» («Boulay de la Meurthe», 270 A;.

«Supprimée en 1792, rétablie en l'an XII dans l'abbaye d'Evron, cette association (la communauté des Sœurs de la Charité de Sillé) a rendu et rend encore de nombreux services dans les communes de la Mayenne et des départements voisins» (art. «Brunet», 288 B).

«A l'âge de 30 ans, il entra dans les ordres sacrés et se dévoua à instruire les enfants et à catéchiser le peuple. Il fonda la Congrégation de la doctrine chrétienne, dont le but est l'instruction religieuse et gratuite des enfants et des pauvres habitants des campagnes» (art. «Bus», 300 A).

«/.'année suivante... il proteste contre la destruction stupide des livres, des gravures, des statues, qui rappellent l'ancien régime... Il s'indigne avec raison contre les Vandales et les Visigoths qui le feraient» (art. «Chénier», 372 B).

Ces citations, que l'on pourrait rapprocher d'autres du même auteur38, empruntées aux notices départementales ou provinciales, ou à ses articles relatifs aux congrégations, laissent percevoir l'hostilité de Maggiolo au modèle intégrateur de la citoyenneté républicaine et à son héritage révolutionnaire. Pour lui comme pour d'autres, rédacteurs du «premier» Dictionnaire3^, une éducation populaire se soustrayant à la tutelle de l'Eglise est inconcevable. Le conflit avec la direction du Dictionnaire, au moment où se mettent en place les lois scolaires républicaines, dont Buisson est l'un des principaux artisans, était inévitable. La loi du 28 mars 1882, supprimant l'enseignement religieux dans les programmes de l'école primaire, fut probablement l'événement décisif qui a provoqué le départ de collaborateurs attachés, comme Maggiolo, à l'enseignement confessionnel et congréganiste. Après cette date, ils cessent rapidement toute collaboration avec le Dictionnaire40.

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• L'historiographie révolutionnaire de James Guillaume L'historiographie du secrétaire de la rédaction du Dictionnaire est aux antipodes de

celle de Maggiolo. Toutes ses contributions dans l'ouvrage révèlent une posture intellectuelle où le souci exacerbé de l'enquête empirique et de l'analyse critique des documents41 se conjugue à la passion de restituer de l'historicité chaque fois que celle-ci lui semble mise à mal par les manipulations du passé auxquelles se prêtent, à ses yeux, le «parti clérical» et la «réaction»,

C'est, en particulier, une Révolution française bien différente de celle de l'ancien recteur qu'il donne à lire : une Révolution que ses utopies ont, certes, condamnée à l'échec mais qui a su incarner un temps, grâce à son aile marchante, les sans-culottes et le parti de la Montagne, l'espérance collective d'une démocratie politique et sociale, en lutte contre la sanctification de l'inégalité au nom de la «nature des choses» :

«Comme on le voit, les Idées de Destutt de Tracy différaient essentiellement de celles que le parti montagnard avait essayé de faire prévaloir à la Convention : le Comité d'instruction publique d'octobre 1793. dont Romme était le rapporteur, désirait que tout citoyen fût préparé dans les écoles nationales «à choisir une profession utile» ; et les trois degrés de ces écoles devaient être parcourus par l'ensemble des élèves, chaque degré formant la préparation au degré suivant... Destutt de Tracy, au contraire, pense que «la nature même des hommes et des sociétés» s'oppose à cette manière de voir, et que, pour deux classes de citoyens qui doivent rester éternellement séparées, il faut «deux systèmes d'éducation qui n'ont rien de commun l'un avec l'autre». Le plan de Romme était d'un égalitaire : celui de Destutt de Tracy, d'un philosophe voltairien qui restait imbu des idées sociales de l'Ancien Régime et repoussait comme chimériques les aspirations de la démocratie moderne» (art. «Destutt de Tracy», 699 B-700 A42).

On sait l'importance qu'avait eue, dans l'historiographie révolutionnaire, au XIXe

siècle, l'ouvrage de Quinet, La Révolution, paru en 1865. Pour la première fois, la Révolution de l'an II, celle du Comité de Salut public, se trouvait critiquée non par une doctrine contre-révolutionnaire, mais au nom de la Révolution elle-même, Le proscrit du 2 décembre, qui ne masquait pas son admiration pour l'idéal révolutionnaire, où il retrouvait l'inspiration du christianisme primitif, s'en prenait violemment à la doctrine de «salut public», justificatrice de la Terreur, dont il contestait la légitimité autant que l'efficacité. A la sortie de son livre, les héritiers des Jacobins de 1793 et des néo-jacobins de 1848 avaient contre-attaque, notamment sous la plume d'Alphonse Peyrat, dans les colonnes de l'Avenir national, journal de l'opposition républicaine sous le Second Empire. Celui-ci, en retour, s'était attiré une vigoureuse réplique de Jules Ferry, dans le Temps43. Le parti républicain, dans les dernières années du Second Empire, se divisait ainsi irréductiblement sur l'héritage révolutionnaire : la Convention montagnarde était au principe d'une ligne de fracture entre ceux, les plus nombreux, qui n'y voyaient que l'effondrement des idéaux révolutionnaires dans une dictature dite «de salut public», et les descendants du jacobinisme qui exaltaient dans cet épisode les mesures de démocratie sociale impulsées par le gouvernement de l'an II. Le passé révolutionnaire de Guillaume, sa foi en «un avenir où la justice et l'égalité deviendront de plus en plus la règle, dans les relations économiques aussi bien que dans les institutions politiques» (1818 A) le rapprochent des seconds44. Il cite volontiers Le vandalisme révolutionnaire, l'ouvrage d'une autre victime du 2 décembre, Eugène Despois45'

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pour défendre l'idée que, loin d'avoir favorisé le «vandalisme», comme le soutient Maggiolo en reprenant, après tant d'autres, la thèse de l'abbé Grégoire, la Convention montagnarde a tout fait pour s'y opposer :

«Ce M sous le régime montagnard que les mesures les plus énergiques furent prises pour protéger les monuments, les oeuvres d'art et les bibliothèques contre ce que Lakanal avait appelé le vandalisme... On peut donc se demander pourquoi Grégoire, au lendemain du 9 thermidor, revint tout à coup à la charge et se mit à dénoncer le vandalisme avec un véritable acharnement ? ... Les trois rapports de Grégoire sur le vandalisme sont simplement un pamphlet contre les vaincus de Thermidor : disons-le nettement, ils sont une mauvaise action. Pour satisfaire ses rancunes politiques, l'évêque de Blois n'a pas hésité à se faire le premier éditeur de cette légende du «vandalisme révolutionnaire» dont se sont si habilement emparé depuis les ennemis de la République» (art. «Grégoire», 1211 A).

Parallèlement, utilisant les matériaux de recherches qu'il avait commencé d'entre-prendre sur les travaux du Comité d'instruction publique de la Convention46, il s'emploie à réhabiliter, contre ses détracteurs, l'œuvre scolaire du parti montagnard : «Le terrible Comité de salut public se montre non plus seulement l'instrument redoutable de la lutte sans pitié contre les ennemis du dehors et du dedans, mais l'énergique et zélé promoteur de l'instruction : c'est lui qui fait prendre le premier décret sur les écoles primaires (30 mai 1793) ; c'est lui qui, en brumaire an III, nomme la Commission Bouquier ; c'est lui qui fait décréter l'envoi d'instituteurs de langue française dans les départements où l'on parle un idiome étranger; c'est lui, enfin, qui crée l'Ecole polytechnique, l'Ecole de Mars, et qui donne la première idée de l'Ecole normale» (571 A).

Cette oeuvre, minée de l'intérieur par l'utopie politique qui la portait47, détruite en quelques mois par la réaction thermidorienne48, n'en a pas moins préparé, au plan des principes, les réformes républicaines des années 1880, dans lesquelles Guillaume veut voir, contre les tenants d'une école populaire définitivement séparée de celle des fils de notables, l'institution d'un système global d'enseignement dont, peu à peu, les divers degrés seront accessibles à tous ceux, quelle que soit leur origine sociale, qui en ont les capacités : «C'était là (le plan Lepelletier), comme on le voit, une organisation de bourses nationales destinées à rendre les degrés supérieurs de l'instruction accessibles à tous ceux qui s'en montreraient dignes : c'était l'idée que le gouvernement de la République a commencé à réaliser aujourd'hui» (1568A).

• L'historiographie «critique» de Compayré Les monographies de Compayré dans le Dictionnaire sont le plus souvent, à

quelques mots près, empruntées à son Histoire critique des doctrines de l'éducation en France depuis le XVIe siècle, rédigée vers 1875-1876. Publiées jusqu'à l'achèvement de l'ouvrage, en 1887, elles aménagent dans l'ouvrage une «galerie» - le mot est de Compayré - des grands pédagogues français, sous-tendue par une logique historio-graphique soucieuse de retrouver, dans les grandes doctrines du passé, des traces ou des esquisses d'une pédagogie conforme aux lois de la «nature» et aux exigences de la «raison». Mais elles révèlent aussi les ambitions de leur auteur dans le champ de la littérature pédagogique, en même temps que quelques-unes de ses inquiétudes spé-

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cifiques, effets de son positionnement dans le débat idéologique contemporain. A la différence de Maggiolo ou de Guillaume, en effet, Compayré apparaît moins attaché dans ses notices à la restitution d'une «vérité» que menacent des contrefaçons parti-sanes, qu'à la défense d'un genre, \'«histoire critique», dont il est le promoteur et qu'il entend faire reconnaître49 comme une composante de la «science philosophique» de l'éducation, son «introduction nécessaire» (3044 A). La relativisation et la contextualisa-tion des faits historiques ne sont, certes, pas méconnues50, mais elles sont subordonnées à un impératif d'un autre ordre, qui permet la construction d'une histoire philosophique des idées éducatives : la manifestation d'un «même» anthropologique, la révélation d'un invariant immanent à toute relation pédagogique, qui rend licite, à la condition d'user des «corrections nécessaires» (266 A), les emprunts «éclectiques»51 aux doctrines éducatives du passé :

«Ecrit pour des gentlemen, c'est-à-dire pour des enfants de la bourgeoisie ou de la noblesse, le livre du pédagogue anglais ne se rapporte qu'indirectement à l'ensei-gnement primaire. Mais les lois fondamentales de la pédagogie étant les mêmes à tous les degrés de l'Instruction, les maîtres de nos écoles primaires peuvent en partie s'inspirer des leçons que Locke destinait surtout aux professeurs d'enseignement secondaire» (1633 A, mis en gras par nous).

L'historiographie «critique» du philosophe s'autorise, par conséquent, un travail de déshistoricisation des écrits passés sur l'éducation, pour les faire apparaître dans leur «sens»52 véritable, comme moments d'une histoire générale de la pensée, qui donne à voir «comment la nature humaine s'est élevée peu à peu de l'instinct à la réflexion, des conceptions étroites et mesquines à des conceptions plus larges, d'une définition incomplète de la vie et de la destinée à une ample compréhension de fous les besoins et de toutes les aspirations» («Pédagogie (histoire de la)», 3044 B).

L'histoire «critique», on le comprend, obéit donc à une logique étrangère à celle de la recherche historique. L'humble soumission à la relativité des contextes et des pratiques n'est que superficielle. L'horizon visé est celui d'une histoire sans histoires, dans laquelle les figures du passé viennent, chacune à leur tour, déposer et témoigner qu'en dépit des ignorances et des erreurs qu'elles partagent avec leur temps, leur pédagogie était déjà un peu la nôtre, que la véritable histoire des idées éducatives a la forme d'une lente procession vers une idéalité intemporelle : «(Le) but fondamental d'une étude historique,,, est de montrer à travers les répétitions et les redites, à travers les défaillances et les retours en arrière, le progrès toujours continu et l'acheminement insensible vers les solutions les plus rationnelles et les plus idéales» (3045 A).

La confiance de l'auteur en une loi générale du progrès qui emporte l'humanité vers une rationalisation croissante de ses fins et procédures éducatives l'autorise souvent à des jugements de valeur péremptoire portés sur les oeuvres du passé :

«Arlstote obéit ici aux préjugés de l'Antiquité», (114 A), «II Charron) a le tort de trop admirer l'éducation Spartiate» (370 A). «Condillac se laisse aveugler par sa théorie sur l'origine des idées» (460 A). «Dans ses vues sur l'instruction des femmes, Condorcet a un peu abusé de l'idée d'égalité» (463 B). Etc. Mais cette «rationalité» ou «idéalité» pédagogique au nom de laquelle louanges et blâmes sont distribués sub specle aeternitatis, trahissent avant tout les positions philosophiques et politiques de l'auteur, bien inscrites dans un temps et une histoire sociale, qui nous paraissent principalement structurées autour de deux refus :

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1. celui, politique, de l'égalité d'instruction ; 2. et celui, pédagogique, d'une disparition des humanités dans la formation intel-

lectuelle,

• Les chimères de l'égalité L'inégalité réelle des «dispositions», qui invalide la prétention à l'égalité d'instruction

pour tous les enfants, est une loi inscrite dans la nature, à laquelle nulle procréation, fût-elle royale, n'a le pouvoir de se soustraire :

«Les aptitudes de l'élève (le Dauphin) se trouvèrent ici disproportionnées au génie du maître (Bossuet),,. Nouvelle preuve de cette vérité pédagogique qu'il ne faut jamais oublier : le grain le meilleur ne lève que dans un terrain approprié» (art. «Bossuet», 266 B),

«II (Charron) a eu le tort de trop admirer l'éducation Spartiate et de vouloir que l'Etat applique uniformément à tous les enfants le même système d'instruction, sans tenir compte de leurs inclinations naturelles et spéciales» (art. «Charron», 370 A) ».

Mais l'inégalité n'est pas seulement naturelle, elle est aussi sociale. La distribution inégalitaire des conditions et du loisir obéit, pour Compayré, à une nécessité tout aussi impérieuse que celle des lois naturelles. Elle disqualifie, par conséquent, les rêveries utopistes d'éducation uniforme pour tous les milieux sociaux. Au reste, pour faire pièce à toute tentative de détournement, par les doctrines égalitaristes - c'est-à-dire socialistes -, des grandes figures de la galerie pédagogique, Compayré s'attache, chaque fois que nécessaire, à donner l'interprétation «légitime» d'une pensée qui pourrait prêter à équivoque :

«Comte rêvait... d'une éducation universelle qui fût la même pour tous les hommes... Ne nous imaginons pourtant pas que Comte soit partisan des dogmes révo-lutionnaires relatifs à l'égalité de l'instruction. Il sait qu'il y a entre les hommes des diffé-rences d'aptitude et de loisir. Il en conclut que l'éducation comportera des degrés, non dans la qualité, si l'on peut s'exprimer ainsi, mais dans la qualité des études et des connaissances» (art. «Comte», 455 A).

«On a quelquefois reproché à Condorcet d'être un égalitaire, un niveleur absolu : c'est une accusation injuste. Sans doute il veut que l'instruction soit accessible à tous, mais il se garde bien de réclamer qu'elle soit la même pour tous. Il y aura une inégalité dans le savoir, parce qu'il y a des inégalités antérieures dans la fortune et le loisir, dans la capacité et le talent» («.Condorcet», 462 B, mis en gras par nous).

• La hantise de l'utilitarisme Une autre inquiétude traverse un certain nombre de contributions de Compayré au

Dictionnaire, celle d'une séduction croissante des doctrines utilitariste et positiviste, qui remettent en cause, au nom du «réalisme»53, l'éducation traditionnelle des élites par les humanités54. Le dernier ouvrage en date qui étaye cette critique est celui de Spencer, De l'éducation intellectuelle, morale et physique55. Il a reçu un accueil favorable dans les milieux politiques républicains et Jules Ferry recommande, en 1881, qu'il ait sa place dans les bibliothèques pédagogiques. Par ailleurs, dès 1880, des mesures étaient prises pour reculer, dans le cursus secondaire, les dates d'apprentissage du grec et du latin56. Pour Compayré, la substitution des «sections coniques» aux «thèmes grecs»57 est injustifiée, parce qu'elle méconnaît le rôle irremplaçable des langues

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anciennes dans la formation intellectuelle. Aussi, chaque fois qu'un auteur, dans le contexte particulier des pratiques éducatives de son temps, esquisse l'idée d'une réduction de l'enseignement des langues mortes, Compayré en instruit le procès, par delà les siècles. Il est blâmé, si les conditions de l'enseignement des langues anciennes, à son époque, ne suffisent pas à rendre compte de la méfiance dont il fait preuve à leur égard, et excusé dans le cas contraire :

«Condillac n'est rien moins qu'un humaniste : aussi omet-il l'étude du grec, et quant au latin, on sent qu'il en parle sans faveur, avec l'intention de le reléguer au second plan... Il n'est plus, aux yeux de Condillac, l'unique et incomparable moyen pour former l'esprit» (art. «Condillac», 461 B).

«Dans l'organisation de l'enseignement secondaire, le trait le plus saillant du projet de Condorcet était la subordination des lettres aux sciences... Il est permis de penser que Condorcet ne rend pas pleine justice aux lettres» (art. «Condorcet», 464 A).

«Sans doute. Descartes est sévère pour les langues anciennes et les études clas-siques... Il semble croire que l'étude des langues n'est utile que pour l'intelligence des livres anciens, qu'elle ne contribue en rien au développement de l'esprit... Mais pour excuser Descartes, il suffit de se rappeler l'abus que l'on faisait alors de l'étude des langues...» («Descartes», 668 B58).

Rédigées de 1877 à 1887 dans le contexte politique mouvementé que l'on sait, les notices biographiques du Dictionnaire forment ainsi, autant que celles qui sont consa-crées aux départements, aux anciennes provinces ou aux pays étrangers, un entrelacs de contributions où se manifestent des sensibilités et des positionnements idéologiques diversifiés. Le Dictionnaire de pédagogie s'est donné les moyens d'une gigantesque mémoire, mais au prix, peut-être, d'une historiographie composite. Car dans l'affrontement politique et culturel autour de l'éducation de l'enfance populaire, qui oppose les défenseurs de l'enseignement confessionnel aux élites républicaines, et parfois aussi, sur un mode plus feutré, celles-ci entre elles, l'ouvrage de Buisson n'a été ni seulement un témoin, ni même seulement un acteur engagé tout uniment dans un camp. L'histoire «chaude» de cette période a traversé sa propre chair.

Toutefois, le corpus des articles biographiques, comme les autres rubriques historiques du Dictionnaire, a trouvé peu à peu, à mesure de l'avancement de l'ouvrage, les conditions d'une plus grande cohérence. Le départ de Maggiolo, en 1882, y a contribué. L'historiographie du Dictionnaire est, à partir de cette date - à peu près celle de la publication de la lettre G -, acquise aux valeurs républicaines, même si la part croissante prise par Guillaume dans sa mise au point creuse en son sein une différenciation persistante entre une sensibilité modérée, celle de la majorité des rédacteurs, et une autre plus radicale, la sienne. L'édition de 1911 parachèvera la «sécularisation» et la «républicanisation» de l'oeuvre, en retranchant de ses premières pages les énoncés trop proches de l'hagiographie catholique et de l'historiographie anti-révolutionnaire59, o

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NOTES1. P.Nora, «Le Dictionnaire de Pédagogie de Ferdinand Buis-son, cathédrale de l'école pri-maire. In P.Nora, Les lieux de mémoire, tonne 1, La Républi-que, Paris, 1984, p. 353. 2. ilid., p. 375. 3. E. Weber, La fin des terroirs. La modernisation de la France rurale, 1870-1914, Paris, Fayard, 1983, p. 25. 4. F, Mayeur, Histoire générale de renseignement et de l'éducation en France, sous la direction de L.-H. Parias, Paris, Nouvelle Librairie de France, 1981,t.lll, p. 545. 5. P. Giolitto, Histoire de l'enseignement primaire au XIX9 siècle, t.2 : tes méthodes d'enseignement, Paris, Na-than, 1984. 6. On sait que F. Buisson, né en 1841, agrégé de philosophie, en exil volontaire à Neuchâtel sous le Second Empire, fut nommé inspecteur primaire de la Seine par Jules Simon en 1871. En février 1879, Jules Ferry l'appelle à la Direction de l'enseignement primaire, poste qu'il conserve jusqu'en 1896. Il occupe alors la chaire de Science de l'éducation à la Sorbonne jusqu'à son élection à la Chambre des députés en 1902. 7. Nous renvoyons évidem-ment ici à l'article pionnier de Pierre Nora, op. cit. 8. «Auxtecteure», DPI, p. 3094 (février 1887). 9. De 1880 à 1887 selon les volumes. 10. Manuel général, 1883, p. 127. Un instituteur écrit à la revue qu'il a pu recevoir une série de livraisons grâce à la «munificence» du Conseil municipal de sa commune, «ami de l'instruction et des ins-tituteurs». 11. Manuel général, 1883, p. 126. 12. Ibld.p. 128,

13. Disons par anticipation que l'examen d'autres séries d'articles, comme les notices consacrées aux départe-ments, aux anciennes pro-vinces ou aux pays étrangers, nous aurait conduit à des conclusions équivalentes. Cf. Dubois (P.), te Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire de Ferdinand Buisson. Unité et disparités d'une pédagogie pour l'école pri-maire (1876-1911). Thèse pré-sentée devant l'Université Lumière-Lyon 2 pour le doctorat de Sciences de l'Education, p. 168-228. 14. Nous en avons relevé 628. 15. Nous avons dénombré 364 notices non signées, soit 58 % du total des entrées biogra-phiques. 16. Sur cette chronologie, Dubois (P.), op. cit., chap. I. 17. Ces ventes par feuilles se sont poursuivies jusqu'à l'achèvement de l'ouvrage, en 1887. La datation de la publication de chaque feuille permet ainsi d'établir qu'à la date d'arrivée de Jules Ferry à l'Instruction publique, la lettre C du Dictionnaire était en cours de publication. 18. La chronologie de publi-cation des feuilles d'impres-sion à partir desquelles les volumes ont ensuite été réali-sés vient confirmer cette hypothèse : elle révèle en effet la dilatation continue, au fur et à mesure de sa publica-tion, des dimensions prévues pour l'ouvrage dans sa totalité. Il devait faire initialement 1000 pages, puis 1600 en 1878, 3200 pages l'année suivante, 4000 en 1880. A son achèvement, en 1887, il a plus que quintuplé ses dimensions initiales. Cette dilatation progressive du premier projet s'explique bien sûr en bonne partie par l'évolution de la conjoncture politique, l'am-

pleur des réformes entreprises à partir de 1879 et la trajectoire personnelle de Buisson, nommé directeur de l'ensei-gnement primaire par Jules Ferry en février 1879, ce qui, de facto, modifiait le statut de l'ouvrage, devenu le porte-voix officieux des convictions des élites républicaines en matière d'enseignement po-pulaire. Cf. P. Dubois, op.cit. 19. Par le Dictionnaire lui-même, art. «Demkès». 20.L'Internationale, Docu-ments et souvenirs, Paris, 1905, tome IV, p. 286. 21. «Art. 10 : MM. Hachette et Cie... lui remettront en outre quarante exemplaires de la première édition pour ses col-laborateurs». 22. Cette liste - que nous appellerons désormais «liste 1878» - contient les noms des auteurs pressentis dès 1876 et 1877 pour l'ensemble de l'oeuvre, auxquels ont été joints, à l'achèvement de la lettre «A» - vers la fin de l'année 1877 - ceux des signataires des articles de celle-ci. 23. II mentionne, dans un article paru en février 1878, les libelles conférences pédago-giques de M. Maggiolo à la Sorbonne sur les Cours d'adultes», publiées en 1868 (DP 25 A). 24. Pour sa biographie, voir l'excellente introduction de Villeumier (M.) in L'Interna-tionale, Documents et souve-nirs. Genève, Grounauer, 1980, p. I-LVII. 25. Parmi lesquelles, les articles signés «Frcebel», «tangefho/», «Middendorff», «Ramsauer», «Schmid», et, d'abord, la copieuse monographie con-sacrée à «Pestatoza», qui s'étire sur 150 colonnes. 26. ta Révolution française, tome 77, janv.-déc, 1917, p. 12-13.

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27. Au titre des biographies, il a notamment signé les articles «Daunou». «Fourcroy», «Gré-goire», «Lakanal», «Lepelletier», «Mirabeau», «Rabaut Saint-Etienne», «Romme», «Sieyès». 28. E.g.; les articles «Fichte», «Gœthe», «Milton», «Athéniens (éducation chez les)», «Falloux» (ces deux derniers articles n'ont été signés que dans l'édition de 1911). 29. Le dernier, l'article «Crevier», a été publié vers janvier-mars 1880. 30. Ct. Dubois (P.), op.cit,, répertoire biographique. A ces deux disparitions, il faut ajouter celle de Marie Pape-Carpantier, décédée en juillet 1878. Si elle avait vécu, son unique article, «Allizeau», publié en février 1878, aurait peut-être été suivi de plusieurs autres, touchant notamment l'histoire de la scolarisation de la petite enfance. 31. Victor Duruy, Berthelot, Beaussire, membres de l'Institut, Mézières et Boissier, de l'Académie française. Louis Liard, directeur de l'enseignement supérieur, qui ont livré des articles, ne figurent pas sur les listes «1878» et «1880»: leur participation à l'oeuvre a donc été acquise en cours de publication du Dictionnaire. 32. 58 collaborateurs signent les entrées biographiques des lettres I-Z et du Supplément de l'ouvrage (second tome de la première partie). 33. Les autres «biographes» dont la collaboration est signi-ficative dans ce second tome, par le nombre des entrées signées, sont les ins-pecteurs généraux Brouard (8 articles). Carré (6) et Durand (4), le vice-recteur Gréard (4), Maire (4) et l'ancien pasteur Steeg, ami de Buisson (5). 34. Des 327 notices relevées dans le second tome (lettres I-

Z, plus le Supplément), 197 ne sont pas signées. C'est le plus souvent Guillaume, pensons-nous, qui en a été le rédac-teur. 35. Dubois (P.), op.cit. p. 207-208. 36. Les notices non signées font assez souvent référence aux recherches entreprises à la Bibliothèque nationale, en particulier lorsqu'elles ont été infructueuses (E.g, «Bachelier». 168 A ; «Dupain-Thel», 742 B ; «Mente/te», 1895 B ; «Monbart (Mme de)», 1957 B ; «Pastoret». 2223 A ) ou qu'elles ont été confrontées à des sin-gularités bibliographiques («Cordier», 575 A ; «Fèvre du Grand-Vaux», 1006 A ; «La Tour Landry». 1527 A ; «Va/lange», 2924 A ; «Wncent de Beauvais». 2965 B), 37. E.g. : «Vincent de Beauvais», 2966 A ; «Pestalozzi», 2354 B. 38. «De 1790 à 7802, ta condition des écoles et des maîtres est déplorable : le passé est détruit, le présent est stérile en dépit des discours et des pro-jets de Lakanal... Aussitôt après la Restauration, nous voyons se réveiller dans le département le zèle pour la fondation ou la réorganisation des écoles» («Ariège», 111 B) ; «// serait facile de multiplier les citations de ce genre ; celles-ci suffisent pour démontrer l'existence des petites écoles sous la monarchie et la sollici-tude des Parlements pour leur prospérité» («Arrêts des Parle-ments...», 121 B) ; «Pendant la Révolution, les écoles publiques se ferment, mais les écoles privées se multiplient surtout dans les campagnes, où les prêtres insermentés trouvent un asile» («Charente», 366 B) ; etc. 39. Fontaine de Resbecq, Fayet, Babeau, Hébert-Duperron.

40. Le dernier article de Maggiolo a été publié dans les feuilles du Dictionnaire mises en vente en mai 1882. 41. «Nous n'avons... jamais avancé un fait, écrit un nom ou une date, sans pouvoir nous appuyer sur un docu-ment contemporain digne de foi... Nous prions... le lecteur, s' i l nous trouve sur quelque point en contradiction avec d'autres auteurs, de vouloir bien se rappeler que notre exposé est jusque dans ses moindres détails puisé aux sources originales» (520 B). A cette profession de foi métho-dologique, on peut joindre le témoignage de Buisson : «Que de fois lui ai-je reproché de perdre une demi-journée pour vérifier un point de détail, un chiffre, un texte, une alléga-tion ! Que de fois aussi n'ai-je pas entendu les collabora-teurs du Dictionnaire, à com-mencer par des hommes comme Gréard, Pécaut, Ravaisson, Paul Bert, Rambaud, Jacoulet, pour ne parler que des morts, dire combien ils admiraient cette conscience, cette religion de la vérité, jusque dans les plus petites choses ?» (La Révo-lution française), t.77, janv.-déc. 1917, p. 12. 42. L'article n'est pas signé dans la première édition mais porte la signature de Guillaume dans la seconde. 43. Furet (F.), La gauche et la révolution au milieu du XIXe

siècle. Edgar Quinet et la question du jacobinisme, Hachette, 1986,

44. D'autres collaborateurs du • Dictionnaire sont, au contraire, plus proches de l'analyse de Quinet. Ainsi, Jules Steeg, qui a signé la notice qui lui est consacrée, écrit, à propos de ses ouvrages historiques, dont le «livre courageux sur la Révolution» : «// prend corps à

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corps les erreurs historiques, les fausses théories, les préjugés courants, il abat les idoles, il montre les torts, les pièges, déblaie le terrain, trace la route de l'avenir» (2520 B). 45. E.g. : 571 A («livre dont quelques erreurs de détail ne diminuent pas la valeur») ; 643 A ; 777 A («un livre remarquable» : 1111 B («livre excellent»") ; 1477 B. Normalien, agrégé, professeur de rhétorique au collège Louis-le-Grand, Despois avait dû quitter son poste, après son refus de prêter serment à l'auteur du coup d'Etat de 1851, Après la guerre, Jules Simon avait voulu le nommer chef de son cabinet, mais il avait décliné l'offre, pour raisons de santé, acceptant seulement un poste de bibliothécaire à la Sorbonne (notice de Ch, Bigot dans la 2e édition du Vandalisme révolutionnaire, 1885). 46. Villeumier (M.), op. cit., p. XVIII. 47. «Les uns et les autres , quoique n'ayant formulé qu 'une utopie, n 'en ont pas moins donné une énergique impulsion à l'éducation popu-laire : leurs plans, œuvres d'esprits absolus, étaient inexécutables... mais leurs aspirations sont restées celles des sociétés modernes» («Rente», 1008 A). 48. «Dons l'espace de moins d'une année, la réaction ther-midorienne avait détruit à peu près complètement l'oeuvre du parti montagnard» (558 A). 49. Les monographies de Compayré, dans le Diction-naire, sont, pour la plupart, empruntées à son Histoire cri-

tique des doctrines de l'édu-cation en France depuis le XVIe siècle, rédigée vers 1875-1876. Dès 1880, toutefois, l'his-toire «critique» de la pédago-gie obtenait une reconnais-sance institutionnelle, sous la forme du cours d' «histoire et critique des doctrines et méthodes pédagogiques». dont Compayré avait été chargé à l'Ecole normale supérieure de Fontenay. L'année suivante, elle figurait au programme des Ecoles normales. 50. E.g. : «Pour êfre véritable-ment compris, les systèmes d'éducation doivent être replacés dans le milieu qui les a vus naître...» (3044 B). 51. «Chez presque tous les pédagogues, il y a des vérités éparses à recueillir. L'éclectis-me, c'est-à-dire la méthode qui consiste à faire un choix dans les idées en circulation, n'aurait aucun sens dans les sciences de la nature» (3044 A). 52. «tes sysfêmes ou tes pra-tiques d'éducation n'ont véri-tablement leur sens qu'étu-diés sur place, pour ainsi dire, dans leur succession réelle, dans leur filiation à travers les temps. Bien comprise, une his-toire de l'éducation est, sous une forme réduite, une histoire de la pensée... Elle montre nettement comment la nature humaine...» (3044 B). 53. Cf. aussi le dernier chapitre de son Histoire critique..., op. cit. 54. Cette question éloigne sans doute des préoccupa-tions de renseignement populaire. Mais en taillant dans son Histoire critique les fragments qui allaient servir à

la composition des notices pour le Dictionnaire, Com-payré semble s'être peu soucié de l'ajustement de ses appréhensions, exprimées dans le premier ouvrage, aux besoins et aux attentes spéci-fiques des lecteurs du second. 55. Compayré a lu l'ouvrage dans le texte anglais. Cf. le compte rendu qu'il en donne, en 1877, à la Revue philoso-phique (1877-1, p. 168etsuiv.), 56. Falcucci, L'humanisme dans renseignement secon-daire en France au XIXe

siècle, Toulouse, Privât, 1939, p. 340-343. 57. Histoire critique, op. cit., p. 459. 58. Cf. aussi «Diderot». 706 B- 707 A ; «Locke», 1633 B ; «Saint-Pierre», 3091 A, 59. Dubois (P.), op. cit., p. 360- 420.

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'utopie bachelardienne de

la formation à l'épreuve de la post-modernité

L

Michel FABRE

UNIVERSITE DE CAEN - FRANCE

La pensée bachelardienne réalise un ancrage à la fois ontologique, épistémologique, éthique et esthétique de Vidée de formation. Elle définit une utopie scolaire renversant les rapports habituels entre l'école et la société et qui intègre à la fois l'apport des Lumières et celui du Romantisme.

Reste à savoir si cette utopie peut passer avec succès l'épreuve de la post-modernité, définie par les quatre schèmes de la coupure, de la juxtaposition, de la centration sur le local et sur l'instant, enfin du labyrinthe du sens. La pensée bachelardienne effectue une critique moderne de la modernité et du même coup permet d'envisager de sauver un contenu normatif de cette modernité -. l'idée d'un savoir formateur et émancipateur sur les deux axes inverses de la science et de la poésie.

Après avoir condamné, en 1973, le «pédagogisme» de Bachelard ^™M comme alibi à une véritable théorie des idéologies, Dominique JL JL Lecourt y reconnaît vingt ans après la seule issue à la crise de l'éducation et aux querelles idéologiques qui nous y enlisent.

Le problème est bien de savoir quel but en commun peuvent se proposer les hommes vivant en société.

Ne s'agirait-il pas de cultiver les qualités qui leur ont permis de s'arracher à toute nature : leur capacité infinie de penser ? Et ainsi de permettre à chacun d'acquérir le désir d'en savoir toujours plus ? Réactiver l'utopie bachelardienne, ce serait en effet prendre au sérieux le renversement des relations habituelles entre école et société qui clôt La Formation de l'esprit scientifique : «La Société sera faite pour l'Ecole et non l'Ecole pour la Société». Et Dominique Lecourt de commenter :

«(Bachelard) voulait dire qu'une société humaine digne de ce nom ne saurait être qu'un ensemble d'institutions visant à toujours apprendre plus sur le monde pour mieux le maîtriser. Il y voyait le seul gage d'une liberté croissante pour tous et pour

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Penser l'éducation

Liste des mots-clés

Bachelard - Formation - Modernité - Post-modernité.

chacun. En ces temps d'économisme et de naturalisme arrogants, n 'y aurait-il pas Heu de réactiver cette utopie 7»1.

En fait cette utopie reprend deux idées fondamentales de la modernité : le progrès indéfini de la connaissance et la volonté d'émancipation. Reste à savoir si une telle idée de la formation peut conserver un sens dans une société que l'on dit post-moderne. Ce n'est pas seulement une question de fait : peut-on encore former dans une telle société, est-ce plus ou moins facile ? De fait, les formations ne cessent de proliférer. Mais la prolifération, Baudrillard nous l'a appris, est aussi une forme de perte du sens. Posons donc la question de droit : l'idée de formation, telle que la propose Bachelard dans le prolongement de la modernité, peut-elle passer l'épreuve des philosophies de la déconstruction ? Quels que soient en effet les rapports possibles entre philosophie et opinion, on ne peut traiter les mentalités comme de simples faits sociologiques en oubliant que le temps a toujours un esprit. Tocqueville voyait dans la mentalité américaine la diffusion du cartésianisme, lui-même porté par une vague sociologique plus profonde. Hegel concevait la philosophie comme la récapitulation et la prise de conscience de l'esprit du temps. Et Nietzsche, enfin, nous a appris la vigueur philosophique de l'intempestif !

La post-modernité n'est probablement pas sans raison : ces raisons condamnent-elles la formation ?

Pour une philosophie de la formation

II est arrivé à la philosophie de l'éducation la même aventure qu'à la philosophie politique, Elle s'est séparée de toute philosophie première au point de ne figurer qu'en appendice à la réflexion philosophique.

Pourtant, chez Platon, éducation et politique s'élaboraient dans le cadre d'une ontologie. Et l'épistémologie qui en découlait, fondait directement un programme d'éducation sur les degrés du savoir. Cette belle unité philosophique, qui calquait l'harmonie de la Cité sur l'ordre naturel, ne survivra pas au monde grec. Avec Descartes la méthode se substituera à la pensée éducative et le XVIIe siècle (Locke et Port-Royal exceptés I) ignorera quasiment la philosophie de l'éducation. Il faudra attendre le XVIII6 siècle avec Rousseau, pour qu'elle revienne au premier plan en se fondant sur une épistémologie empiriste de la genèse des connaissances.

Réinstaller la pensée éducative au centre des préoccupations philosophiques, c'est ici penser l'éducation comme formation et déceler la quadruple racine de cette idée de formation dans la philosophie qui semble lui donner sa plus grande chance : celle de Gaston Bachelard.

1) Enracinement ontologique. Si Platon pense l'éducation selon une ontologie des degrés d'être, Aristote en fait un cas particulier d'une théorie générale du changement. La Physique pose l'éducation comme formation, dans le schéma des quatre causes : comme imposition d'une forme à une matière première par le travail d'un

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agent et en vue d'une fin. Et cela sous les deux modèles de la technique et de la nature. Bien que la pensée d'Aristote ait l'immense intérêt de conférer un sens immédiatement ontologique à l'éducation, il faudra attendre Hegel pour que cette ontologie prenne toutes les dimensions d'une philosophie de la conscience et de l'histoire. La Phénoménologie de l'esprit, science des expériences de la conscience, déploiera en effet le devenir de l'esprit comme une série de figures jalonnant son auto-formation. D'autre part, la notion d'expérience de la conscience permettra d'envisager la totalité des dimensions de la formation : la nature, les autres, les choses2.

Cependant, il faut revenir au développement individuel que le modèle hégélien aurait tendance à nous faire quitter, en multipliant les Instances transcendantes à la conscience, pour retrouver les acquis d'une philosophie du cogito : ce cogito intersubjectif robuste, à l'épreuve de la psychanalyse, que Bachelard défend à la fois contre la philosophie du concept de Cavaillès et contre la Phénoménologie de Husserl. Chez Bachelard, le cogito est en réalité un eurêka à la fois épistémologique, pédagogique et ontologique puisque celui qui invente ou qui apprend s'assure de sa pensée en même temps que de son être. Ainsi, former et déformer des concepts et des images, c'est en même temps travailler sur soi : se former3 !

2) Enracinement épistémologique. L'appel au cogito ne signifie donc pas un retour aux philosophies de la conscience. Il intègre totalement le soupçon psychanalytique dans la mesure où la conscience est d'abord conscience fausse. Disons que le doute et le cogito qui en fait sortir, s'identifient au mouvement de la psychanalyse elle-même, cette psychanalyse de la connaissance qui vise à restituer à la pensée sa mobilité en la dégageant des formes premières qui la pétrifient. L'effort de formation est donc sous le signe de la catharsis, de la correction fraternelle, du remaniement des représentations.

3) Enracinement éthique. Bachelard nous livre ainsi le cogito de la formation, à la fois source d'apodicticité et passage d'un moindre être à un mieux être : d'une forme quelconque à une forme meilleure ! Et dans sa théorie du progrès formateur, il retrouve le conatus spinoziste, cet effort pour exister et pour grandir, dont le sentiment spécifique est la joie ! C'est pourquoi, la signification dernière du cogito de formation sera éthique tant il vrai que le processus de formation est orienté par des valeurs ! Bachelard ne cessera d'ailleurs d'invoquer - contre les existentialistes de la contemplation - la surexistence du travail scientifique ou poétique. Et lorsqu'on sait avec quelle vigueur il défend l'idée d'une formation continuée comme ressourcement permanent de soi, selon la belle image de Siloé, on comprend qu'il s'agit par là-même d'acquérir la jeunesse de la pensée, cette jeunesse qui vient toujours très tard, quand l'esprit s'est enfin débarrassé du «vieil homme» en lui, de cet homme vieux des préjugés du monde4 !

4) Enracinement esthétique. La surexistence poétique ou scientifique est une belle vie, peut-être la seule digne d'être vécue ! Autrement dit, la beauté de l'existence est dans la conquête de formes de soi toujours plus hautes. La pensée de l'imaginaire chez Bachelard est certes une esthétique et non une poétique : une philosophie de la réception et non de la création. Mais en revanche, la poétique est bien là, dans la formation elle-même, cette re-création, ce ressourcement perpétuel de soi. Bachelard retrouve donc la veine du roman de formation. Est belle, une vie à laquelle il est possible de conférer un sens, dont on peut faire un récit non seulement intelligible mais qui progresse vers un accomplissement spirituel !

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Finalement, c'est la double orientation scientifique et poétique de la pensée de Bachelard qui relève d'une épochê esthétique. Si la science est l'esthétique de l'intel-ligence, c'est que sa raison dernière n'est pas le progrès technique mais la compré-hension du réel et la formation de l'esprit qui résultent de cette quête.

L'utopie scolaire de Bachelard vise à faire se corriger l'une l'autre l'école et la cité scientifique. L'école réelle doit prendre la cité scientifique comme modèle de dynamisme intellectuel : elle doit faire vivre le sens du problème ! Inversement si l'école est le modèle le plus élevé de la vie sociale, c'est qu'elle offre l'exemple d'un «intérêt désintéressé» pour le savoir.

Modernité et post-modernité

Ce quadruple enracinement ne fait pas de la formation un processus an-historique. Bien au contraire, il résume toute la modernité ! Alors, la formation peut-elle conserver un sens dans l'esprit du temps qui met en question le sujet se formant, les valeurs susceptibles d'orienter le processus, la signification formatrice des savoirs ?

Modernité et post-modernité ne sont en rien les périodes «objectives» d'une science historienne, Elles relèvent plutôt de ces catégories éminemment problématiques de la conscience historique qui renvoient aux multiples façons qu'a une époque de se comprendre elle-même et de se juger par rapport à son passé et à ses projets, en récoltant les «signes des temps» et en les nouant en une interprétation d'ensemble, souvent aventureuse, toujours contestable et contestée, qui vaut d'abord comme vérité subjective, comme mythe ou symptôme5. Et ces catégories de la conscience historique obéissent elles-mêmes à l'histoire, comme on le voit par les évolutions sémantiques du terme «moderne» (du latin modo, récent, actuel) qui depuis le Ve siècle et la grande rupture entre l'Antiquité et l'ère chrétienne, distribuent toujours différemment les relations entre passé présent et avenir. Il y aurait donc plusieurs manières de se penser et de se dire moderne : à travers le XIIe siècle et sa relation typologique, la Renaissance et le retour à l'Antiquité, le XVIIe siècle et la querelle des Anciens et des Modernes, les Lumières et l'idée de progrès, le Romantisme ou la réha-bilitation du Moyen Age et enfin la «modernité» du XIXe siècle6. C'est en effet le XIXe siècle qui marquera le passage du «moderne» à la modernité quand Stendhal tirera les leçons de la Révolution française et de l'épopée napoléonienne. Dans la mutation socio-culturelle qui marque la fin de l'Ancien Régime, l'opposition classique/romantique ne désignera plus deux écoles littéraires déterminées mais s'épuisera dans une relation purement temporelle : le romantisme c'est l'art d'aujourd'hui, le classicisme celui de nos grands-pères. Ainsi, le romantisme d'aujourd'hui sera le classique de demain ! Dès lors la modernité exprimera un culte du nouveau pour le nouveau en une auto-destruction créatrice, ce que la fuite en avant des avant-gardes artistiques, celle du progrès technique ou encore celle de la mode démontreront superlative-ment ! L'idée de «moderne» évolue donc en intégrant de plus en plus le facteur temps et l'accélération du temps. Schématiquement, on part de l'idée d'un «moderne», peu marqué temporellement et on aboutit à une antithèse qui n'a plus du tout de contenu, qui s'épuise dans la reconnaissance de l'irréversibilité du temps en opposant de manière toute formelle, l'actuel au «dépassé» ou au démodé7.

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Mais, à peine essayée comme étiquette globalisante, la césure modernité/post-modernité se réfracte pourtant sur une série de plans (esthétique, économique, socio-logique, éthique, métaphysique) dont chacun possède ses modes d'être spécifiques et son histoire propre. Les «Temps modernes» des historiens commencent par une série d'événements emblématiques : chute de Constantinople, grandes découvertes de la Renaissance, Réforme protestante, qui marquent bien toute l'épaisseur temporelle de l'objet. Ces temps modernes désignent : 1) la construction politique des états-nations, mais plus encore l'édification du droit moderne et l'idée même d'état de droit, 2) le vaste mouvement de rationalisation scientifique, technique, économique, accompa-gnant l'édification du capitalisme et imprégnant progressivement la société au point de générer un nouvel éhos de la conduite méthodique de la vie (Max Weber), 3) l'aventure de l'émancipation - où, comme le disait Kant, l'humanité sort de sa minorité -, et les multiples conflits culturels qui la jalonnent : entre foi et raison, académisme et nouveauté, individu et société, autorité et liberté. De ce mouvement de rationalisation, de sécularisation, de désenchantement du monde, sortiront toute une série d'idées neuves. Celle d'un sujet, conscience de soi, source de toute valeur, libre de penser, membre d'un état de droit, incarnation du peuple souverain, mais aussi - en tant qu'homme - membre de l'espace public de l'humanité pensante8. Celle d'un individu valant pour lui-même, ayant vocation au bonheur ici-bas, dans la poursuite de ses intérêts propres. Enfin pour les moeurs - ainsi que le notait Tocqueville - l'adoucissement et l'égalitarisation des conditions et surtout l'individualisme9. La philosophie des Lumières, puis les grandes visions de l'histoire du XIXe siècle, penseront cette aventure sous le schéma du progrès et de ses avatars évolutionnistes (Spencer, Comte) ou dialectiques (Hegel, Marx).

Sur le fond de ces périodicités floues, l'aventure moderne n'apparaît pas comme une marche harmonieuse et assurée ainsi que le suggérerait l'idée de progrès. Kant ne définissait les Lumières que négativement, comme un mouvement d'émancipation, de refus de la «minorité», bref comme le mouvement même de la critique. Et si l'on veut donner un contenu à cette raison émancipatrice, les interprétations divergent. Le schéma évolutionniste (tocquevillien) y décèle, sous l'écume de surface, un mouvement profond où l'individualisme et l'égalitarisme triomphent peu à peu des principes antagonistes : c'est en substance la lecture de Gilles Lipovetsky. Mais les schémas dialectiques (Hegel, Marx) font plutôt de la modernité le drame d'une raison divisée contre elle-même, d'un dialogue conflictuel entre raison et sujet (Alain Touraine), ou encore d'un conflit d'intérêt entre raison instrumentale, raison communi-cationnelle et raison émancipatrice (Jùrgen Habermas), Quant aux interprétations nietzschéennes ou heideggeriennes (Giani Vattimo), elles y voient le triomphe de la métaphysique occidentale qui s'accomplit dans la rationalité technicienne, ou encore l'oubli de l'être, aux dépens de l'habiter poétique du monde10.

La fin de ces «temps modernes» serait encore plus multiple. Quand commencent les post-modernités ?

1) Au point de vue économique. La post-modernité commence-t-elle avec l'avè-nement de la société de consommation dans les années vingt aux Etats-Unis et dans les années cinquante en Europe ? Daniel Bell souligne fortement le paradoxe inhérent à l'idéologie capitaliste, quand c'est la logique économique elle-même qui commande la généralisation du crédit à la consommation, mettant ainsi rudement à l'épreuve cette morale puritaine de l'épargne et du travail dans laquelle Max Weber voyait

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l'esprit du capitalisme11. Le modernisme effectuait la critique des valeurs bourgeoises dans un souci d'émancipation, l'ère post-moderne ne trouvant plus aucune contrainte institutionnelle, voit donc se développer, à travers la consommation de masse et la culture médiatique, une morale hédoniste centrée sur le souci de soi12.

2) Cette morale hédoniste sonne le glas de la culture sacrificielle. La modernité avait laïcisé les contenus de la morale chrétienne tout en gardant la forme du devoir. C'est désormais cette forme qui devient caduque puisque : «nous avons cessé de nous reconnaître dans l'obligation de vivre pour autre chose que nous-mêmes»13. Narcisse a définitivement supplanté les valeurs prométhéennes, héroïques, de la modernité. Cela ne conduit pas forcément à un chaos moral, mais à d'autres types de régulation de la vie sociale, fondés sur les valeurs d'authenticité, de responsabilité et de tolérance.

3) Esthétiquement, la post-modernité commence-t-elle avec le déclin des avant-gardes ? Lorsque Mondrian et Kandinski avec leur refus du figuratif, Malevitch et son «carré blanc sur fond blanc», Duchamp et ses «ready made», déconstruisent progressivement la représentation picturale et vont jusqu'à abolir l'espace même de l'oeuvre ? L'esthétique moderne était une esthétique du sublime, qui mélangeait plaisir et peine : elle tâchait de montrer allusivement ou négativement par de belles formes (d'où le plaisir !) ce dont il ne saurait y avoir de représentation : l'infini, Dieu... Telle est encore l'aventure des avant-gardes qui conservent - dans certaines de leurs tendances - la nostalgie de la représentation : le contenu est absent mais la forme reste une «bonne forme» qui peut encore plaire et consoler. Serait au contraire post-moderne, l'art qui se refuse à cette consolation des «bonnes formes» et qui se voit contraint, pour alléguer l'ir-représentable, d'inventer des formes inédites14.

Comme le montre l'exemple de l'architecture, l'abandon du style fonctionnel rend l'art modeste : intégration aux traditions locales, aux paysages. Désormais, présent et passé coexistent éclectiquement : le moderne lui-même fait partie intégrante d'un répertoire dans lequel on puise à volonté en mixant les époques et les styles. D'où le goût de la citation, du pastiche, du kitsch. Le post-moderne ne serait-il pas une réaction à l'épuisement des avant-gardes, qui en détruisant à chaque fois le passé, finissent par se réduire elles-mêmes au silence15?

4) Philosophiquement, la post-modernité définirait une crise de la culture, «après les transformations qui ont affecté les règles du jeu de la science, de la littérature et des arts à partir de la fin du XIXe siècle»16. Elle commencerait avec le déclin des grands récits de légitimation scientifiques ou politiques, déclin dont Nietzsche se fit le prophète - mais qui ne s'accomplit vraiment qu'avec l'avènement des positivismes, la déconstruction de la métaphysique (Heidegger, Derrida, Deleuze, Foucault), les aventures «modernistes» de la démythification des religions et la chute des messianismes politiques (marxisme, ultra-libéralisme).

En ce qui concerne le rapport au savoir, le récit de légitimation revêt, depuis les Lumières, une double forme : cognitive et pratique (morale). D'un côté le savoir doit être recherché pour lui-même : il est l'aventure de l'esprit, il est formateur (Bildung) en lui-même ! Telle est la conception spéculative qui prévaut à la fondation de l'Université de Berlin par von Humboldt17. D'un autre côté, la sortie de l'ignorance est également émancipation individuelle et sociale : c'est une quête de liberté ou - comme le dira Kant - de majorité. Or, au XXe siècle s'opèrent trois mutations fondamentales dans le savoir : la fusion des techniques et des sciences, la révision des para-

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digmes de scientificité, et surtout l'informatisation des connaissances dans les banques de données18.

Ces mutations rendent problématique toute entreprise de légitimation. L'extériorité du savoir en fait une marchandise où la valeur d'échange supplante la valeur d'usage. Comment pourrait-on encore le penser dans une problématique de la Bildung ? Le savoir ne peut plus être l'objet d'une quête, d'une aventure d'un sujet. II est pris dans un réseau politico-économique qui l'assimile au pouvoir, mais à un pouvoir que nul sujet individuel ou collectif (chercheur ou Etat) ne peut désormais prétendre maîtriser et contrôler. La version emancipatrice de la légitimation du savoir ne paraît pas plus pratiquable. Il y a en effet un hiatus entre le vrai et le bien, le dénotatif et le pres-criptif. A vouloir confondre les deux, à vouloir fonder la raison pratique sur la raison théorique, on expose le récit émancipateur aux mirages totalitaires, comme l'histoire du XXe siècle l'a montré. La science continue certes à se développer selon ses propres lois et ses propres rythmes. Simplement, elle n'a plus besoin de recourir à un quelconque grand récit externe. Elle se légitime elle-même en recourant aux critères de performativité et d'axiomatisation. C'est l'efficacité des procédures (l'heuristique) et la formalisation axiomatique qui définissent à présent les règles du jeu du savoir scientifique.

Rhétoriques de la post-modernité

Bien qu'on puisse difficilement séparer les constats des cadres philosophiques qui les supportent - lesquels s'avèrent par principe toujours discutables - un tel diagnostic, issu d'ailleurs des positions théoriques les plus diverses, semble difficilement récusable. Il accrédite l'idée de post-modernité, comme nouvelle époque historique, laquelle ne projette pas nécessairement le mythe d'une modernité idéale, mais se vit plutôt comme exacerbation de la crise moderne.

Du reste, tout schéma de dépassement dialectique semble exclu puisqu'impli-quant une conception moderne du temps. Dés lors, le «post» de post-moderne ne peut renvoyer qu'à un procès de dissolution ou de déconstruction : «un procès en ana», un procès d'analyse, d'anamnèse, d'anagogie et d'anamorphose, qui élabore un «oubli /n/'fr'a/»19, Ou encore un procès de Vervindung et non de dépassement (Uberwindung) ou de relève dialectique (Aufhefoung)20. Ce procès de déconstruction ou de Vervindung apparaît sous le quadruple schème du clivage, de la juxtaposition indifférente, de la recentration sur l'ici-maintenant et du labyrinthe, véritables figures de la rhétorique post-moderne.

1) Clivage. On sort de la modernité quand l'univers de la rationalité instrumentale se sépare complètement de celles des acteurs sociaux ou culturels, dans la mesure où les trois sphères de la société capitaliste (technico-économique, politique, culturelle) obéissent désormais à des normes, à des logiques et à des temporalités différentes : efficacité, revendication d'égalité, hédonisme. Bref, quand le désir, l'économie, la technique et la politique ne sont plus connectés mais dérivent librement dans un divorce complet entre l'acteur et le système21. Le schème du clivage structure tous les diagnostics : divorce de la raison et du sujet (Alain Touraine), de la raison instrumentale et de la raison communicationnelle (Jùrgen Habermas), du désir et de la pensée uni-dimensionnelle (Herbert Marcuse). De sorte que la post-modernité apparaît comme la

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reconnaissance des multiples jeux de langage (esthétique, éthique, politique, scientifique) qui obéissent chacun à ses règles spécifiques sans se confondre ni s'exclure22. On a donc complètement perdu de vue cette théorie au sens grec, qui se définissait à la fois par sa visée de connaissance et son efficace pratique, c'est-à-dire ici, de formation, et dont Habermas garde la nostalgie23.

2) Juxtaposition. Une autre manière de décrire l'idéologie post-moderne est de partir de l'analyse wébérienne du désenchantement du monde qui aboutit à un polythéisme des valeurs. Dans la post-modernité, le schéma temporel de l'avenir se voit déserté au profit du scheme spatial de la juxtaposition qui devient alors coextensif à la vie culturelle en sa totalité. Avec les mass média c'est bien l'annihilation des distances spatiales et temporelles qui réduit la culture à une juxtaposition de formes, d'idées, toujours à disposition mais non hiérarchisables. Désormais la culture au sens sociologique, cet esprit du peuple auquel j'appartiens et qui imprègne toute la quotidienneté, triomphe de la culture au sens de l'activité créatrice de l'homme dans ce qu'elle a de plus élevé. Dans l'abondance des biens et de l'information, dans l'étalage des options, naît une liberté d'indifférence, non par défaut mais par excès : d'où le zapping qui semble caractériser l'attention flottante de l'homme post-moderne. L'étalage simultané des diverses formes culturelles s'effectue ainsi dans une horizontalité absolue puisque le post-moderne refuse tout principe de hiérarchisation des oeuvres. L'origine de la valeur ne peut donc être que le marché : clientélisme et audi-mat ! Il faut voir dans le supermarché et le zapping les deux symboles de la juxtaposition post-moderne24 \

3) Recentratlon sur le présent et le local. En l'absence de projet global et hors de toute vision hiérarchique, notre époque est vouée - du point de vue sociologique ou historique - à la gestion des problèmes locaux. C'est déjà vrai au point de vue épisté-mologique. La science post-moderne valorise l'irrégularité apparente (les fractales de Mandelbrot), l'instabilité ou la catastrophe (René Thom), les agitations et autres tour-billons (microphysique, astrophysique, thermo-dynamique de «la soupe et du cyclone»25'). Elle privilégie donc le local et l'événementiel, bref les singularités et leurs contextes. Comme le dit joliment Lyotard, la prééminence de la fonction continue à dérivée, comme paradigme de la connaissance et de la prévision, est en train de dis-paraître26. C'est pourtant sur elle que se fondait le déterminisme Laplacien et le scheme du progrès de la modernité. Cette vision du monde physique diffuse sur la pensée du social. Dans la post-modernité, la société n'est plus sous le signe du cosmos (l'harmonie des anciens grecs), ni sous celui du développement ou du changement orienté du déterminisme ou des volontarismes progressistes. Elle est appréhendée elle-même avec les catégories qui font fortune dans les sciences dures : pluralité, hyper-complexité, instabilités, antagonismes. Ces schèmes transcendent les clivages idéologiques et politiques traditionnels et même les rendent complètement caducs.

La société n'a donc plus d'unité ni de centre ni de rationalité globale : elle éclate en conditions locales, circonstancielles, qui ne peuvent même plus se ramener aux grands repères connus (géographiques, sociologiques ou politiques) et en rationalités locales ou tout au plus régionales. Elle apparaît comme une réalité hyper-complexe dont les mécanismes ne sont ni planifiables ni maîtrisables et dont le pilotage «à vue» se réduit à une gestion des crises. Le temps social est ainsi devenu un temps court, alors même que l'ampleur des problèmes des sociétés industrielles exigerait une responsabilité accrue devant l'histoire27. Les sociétés traditionnelles misaient sur le passé,

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la modernité investissait l'avenir, la post-modernité sacralise le présent : son horizon indépassable se réduit à l'ici-maintenant. Dans la faillite des déterminismes, dans les espaces de libertés du système, l'action reste possible pour autant que les acteurs sociaux n'espèrent autre chose que réussir «des coups» sans changer le système,

4) Le labyrinthe. L'image du dédale s'impose alors : espace sans repères visibles aux directions équivalentes, indécidables, où chaque issue se découvre fausse. Bref, un espace clos qui ne porte aucune information permettant d'en sortir28. L'espace -observe Georges Balandier - est présent par excès dans les métaphores du langage. Mais c'est sa fonction instrumentale (réseaux, non-lieux standardisés) qui domine sa fonction d'ancrage (les lieux). Le chaos et l'insupportable des embouteillages ou des grèves de métro, le maquis des règlements, l'encombrement des lignes téléphoniques, le dédale des formalités administratives sont les symboles d'une société bloquée. L'espace «surmoderne» (s/c) est déqualifié, déréalisé, virtualisé.

Notre époque perd ses repères : idéologiques, politiques, sociaux. L'individualisme triomphant brouille les appartenances de classes, les rapports entre les sexes, entre les générations, entre les cultures. En gros, nous avons perdu le sens ! Thésée possédait deux atouts ; le fil d'Ariane (la raison critique) et la couronne lumineuse comme point de repère. Narcisse, lui, est voué à l'errance. Il est nihiliste ! Le nihilisme est pour Nietzsche le fait que l'homme roule hors du centre vers «x». Et pour Heidegger, il marque le retrait de l'être. Les deux significations sont liées. Le nihilisme, c'est la réduction de l'être à la valeur et de la valeur d'usage à la valeur d'échange : on en voit assez les manifestations sociologiques dans le capitalisme avancé. Inversement, la résistance au nihilisme (qui n'est autre, dans ce cas, qu'un nihilisme réactif !) cherche une valeur d'usage irréductible, un sens propre. Ainsi chez Husserl (la conscience comme sphère d'apodicticité, le monde de la vie comme donation de sens), dans le travail vivant du marxisme humaniste et de même avec le «mysticisme» de Wittgenstein et son silence fondateur,

Tout cela revient à chercher un sens propre, un centre, un sujet donateur de sens. Mais tout effort d'appropriation échoue nécessairement puisqu'il suppose la distinction entre un fondé et son fondement, ce qui est impossible avec la mort de Dieu et «te devenir-fable du monde vra/»29. Toute recherche d'un sens propre ne serait donc qu'un nihilisme réactif ! Pour Vattimo, il faut, à la suite de Heidegger, penser le nihilisme comme une chance. Les déracinements, les médiatisations, ne sont pas obligatoirement synonymes d'aliénations : elles ouvrent l'imaginaire social. La dissolution du sens de l'histoire devrait conduire à sa réappropriation par les acteurs.

Modernité de Bachelard

Comment situer l'utopie bachelardienne de la formation en regard de l'esprit du temps ? L'entreprise est plus difficile qu'il n'y paraît car Bachelard, tout en se situant dans le prolongement des Lumières, effectue une révision critique de toutes les idées maîtresses de la modernité : celles de progrès, de rationalité et de sujet. C'est pourquoi la référence à Freud et même à Nietzsche n'est pas, chez lui, accidentelle. Contemporain des bouleversements scientifiques du XXe siècle, Bachelard fait de l'état de crise la bonne santé de la raison. C'est pourquoi, les schèmes de la post-modernité ne lui sont pas complètement étrangers.

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1) Ainsi, la dualité de son oeuvre témoigne-t-elle d'un clivage fondamental entre science et poésie au point que le chiasme - rêver en science et ratiociner en poésie - lui paraît être le péché philosophique fondamental. Cependant, en cherchant à raviver le sens grec de la théorie, ses dimensions cognitives aussi bien qu'éthiques, Bachelard ne peut se résoudre au divorce de la science et de la conscience. La formation scientifique comporte en elle-même toute une éthique et constitue d'ailleurs la meilleure introduction à la raison pratique en instaurant l'expérience de l'universalité et de l'apodicticité. Si l'apodicticité a désormais un sens en physique, alors la loi scientifique oblige au même titre que la loi morale30. Tout en reconnaissant la diversité des jeux de langage, l'anthropologie bachelardienne garde donc la nostalgie d'une unité épistémique poétique et éthique. C'est cette nostalgie qui commande sa pensée de la formation.

2) Par ailleurs, rien n'est plus étranger à Bachelard qu'un schème de juxtaposition où tout s'équivaudrait dans l'étalage des biens de consommation culturelle. Sa philosophie est une pensée du travail : indissociablement travail de l'objet et travail sur soi. Et une pensée de l'effort, dominée par le schème de la verticalité. Loin de toute indifférence par excès, Bachelard cultive l'admiration poétique et scientifique pour le sur-gissement des nouveautés d'imagination et de pensée.

3) En revanche, la centration sur l'ici-maintenarrt acquiert chez lui un sens épisté-mologique, esthétique et même ontologique. Si l'esprit scientifique est une méthodologie consciente doublée du sens du problème, il ne peut y avoir de rationalité que locale, ou tout au plus régionale. Une problématique se définit par un double mouvement de focalisation et de diffusion, de normalisation des questions voisines. Et si fondement il y a, ce n'est qu'à la faveur d'un regard récurrent qui intègre les différentielles de nouveautés dans un corps de notions déjà constituées. Même chose en poésie où la lecture ne saurait se maintenir au niveau de la totalité de l'oeuvre, mais n'est possible que sur l'image et les constellations d'images.

Bref, la philosophie de Bachelard n'est pas une pensée de la totalité mais plutôt une philosophie différentielle des actes épistémologiques ou poétiques qui fusent à partir d'un cogito ayant le sens d'un eurêka d'une certitude locale : ici-maintenant ! Et la durée bergsonnienne se voit toujours, chez Bachelard, critiquée à partir d'une intuition de l'instant, qui fait de toute chose, et de la conscience d'abord, une monade de solitude absolue, puisque coupée de son passé lui-même. Mais la théorie de l'habitude permet de retrouver le schème temporel du progrès comme ressourcement et avec lui le schème de la verticalité. Chez Bachelard, l'instant est de loisir et non d'oisiveté : il désigne le bonheur fécond du travail scientifique ou poétique. C'est une subtile alliance de Narcisse et de Prométhée !

4) Et de Thésée ! Car si Bachelard connaît l'image du Labyrinthe qu'il emprunte d'ailleurs à Nietzsche, il ne nous condamne pas à l'errance. Certes, il critique systéma-tiquement tous les repères de la modernité. La raison n'est pas une structure fixe comme le voulait Kant. C'est plutôt une fonction critique et architectonique, Si bien que la certitude n'est jamais dans l'acquis, toujours dans le mouvement et la recherche. Le cogito ne désigne plus le fondement intégral du savoir, mais plutôt un îlot de certitude locale, dans l'invention ! Et cette invention est rupture, si bien que le progrès n'est plus qu'une ligne brisée qui n'exclut pas les périodes de stagnation et même de recul. Mais si le rationalisme ne peut qu'être indéfiniment ouvert, chaque invention conforte la confiance dans la rationalité du réel et la réalité du rationnel : il y a bien progrès sur

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un axe qui va du réalisme au rationalisme ! Du côté poétique, il faut corriger la séche-resse rationaliste des Lumières par l'imagination romantique. Le cogito de la rêverie nous fait participer au monde et aux oeuvres : il ouvre notre imagination aux archétypes, aux structures anthropologiques de l'imaginaire et par là nous enracine, en définissant une manière d'habiter poétiquement le monde qui là encore n'est jamais immédiate mais résulte d'un effort de formation/déformation des images. Le sens, chez Bachelard, ne renvoie donc pas à un propre, à un point fixe, il marque plutôt deux axes ou deux directions : la construction du rationnel et la découverte des archétypes. La sagesse bachelardienne nous renvoie l'image d'un homme à la fois indéfiniment perfectible comme le voulait les Lumières et enraciné dans l'imaginaire comme l'avait bien vu le Romantisme.

La philosophie de Bachelard effectue donc la critique en règle des paradigmes de la modernité, mais pour mieux effectuer l'idéal rationaliste des Lumières, tempéré par l'imagination romantique. C'est si l'on veut - à l'instar de la pensée d'Habermas ou de Touraine - une critique moderne de la modernité qui tente d'en recueillir «le contenu normatif» mais en réconciliant imagination et raison, raison et sujet.

Quel avenir pour la formation ?

Cette critique moderne de la modernité résiste-t-elle à la raison post-moderne? Autrement dit, le quadruple ancrage (esthétique, éthique, épistémologique et ontolo-gique) de la formation dans la philosophie de Bachelard peut-il subir avec succès l'épreuve du soupçon?

7; L'ancrage ontologique de la formation dans une philosophie du sujet, ne va pas de soi après Nietzsche ou Freud. Mais le sujet bachelardien n'est pas un moi-substance. Un tel moi exigerait la durée alors que l'instant est la seule réalité, comme on le sait par la relativité et la microphysique qui n'ont à faire qu'à des événements, jamais à des épaisseurs temporelles.

Ce qu'on appelle substance n'est donc qu'un rythme particulièrement stable. Et ce qu'on prend pour l'identité du moi n'est qu'une série hiérarchisée d'habitudes, une harmonie de rythmes, une série ordonnée de recommencements, un bouquet d'évé-nements. Bref, l'identité du moi relève d'une ipséité narrative. Elle n'a de sens que comme axe sémantique d'un roman de formation. Le moi traîne avec lui de bien mauvaises habitudes de pensée dont il a grand-peine à se débarrasser, II est toujours encore prisonnier des images et du langage, comme de l'opinion. Mais il se tend tout entier vers plus de rationalité. Dans l'instant, il vit une conscience de rectification, de ressourcement, de rajeunissement.

Un tel sujet est donc un sujet dédoublé, doutant de soi-même, scindé en maître et disciple, tout à la psychanalyse de son inconscient cognitif et tendu vers la surcons-cience. On comprendra que le cogito de Bachelard n'ait rien à voir avec le triompha-lisme du sujet cartésien. Celui-ci effaçait d'un trait toute formation pour recommencer l'aventure du savoir à partir d'un fondement assuré. Celui-là s'efforce de vivre la for-mation des pensées et des images poétiques contre les pensées ou les images mal formées. C'est donc un cogito à l'épreuve de la psychanalyse ou, si l'on veut, la psychanalyse de la connaissance en acte débouchant sur l'invention scientifique ou la trouvaille poétique.

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Le sujet bachelardien n'a donc pas grand-chose à craindre de la pensée de la déconstruction puisqu'il intègre division et multiplicité. En réalité ce cogito est un conatus qui s'efforce vers la surconscience, et cet effort est toute la formation !

2) Mais l'ancrage éplstémologique de la formation est-il encore possible si le savoir se réduit désormais à sa valeur d'échange, à une série de «données», extérieures à l'individu et si le développement scientifique paraît s'effectuer en dehors des sujets et de manière non maîtrisable ?

Cette thèse est bien connue de Bachelard : c'est celle de la philosophie du concept de Cavaillès. Avec Cavaillès, il faut soutenir l'idée d'un auto-développement de la science. Bachelard ne croit pas à un méta-récit de la science, qui lui assignerait de l'extérieur, ses méthodes, sa signification et ses orientations. Et le philosophe du rationalisme régional sait bien que personne ne peut - dans l'état présent des sciences - maîtriser l'ensemble du savoir. Il n'ignore pas non plus l'efficacité heuristique des formalismes, de cet algèbre qui pense tout seul la science et qui sait mieux la physique que le physicien lui-même ! Faut-il en conclure pour autant à l'extériorité du savoir et récuser tout cogito ?

En réalité le fétichisme du savoir confond information, connaissance et savoir31. Le «savoir» des banques de données qu'évoqué Jean-François Lyotard est soit de l'infor-mation, soit du savoir (des informations organisées en système). Mais pour que l'information devienne du savoir, il y faut le relais de la connaissance qui est la face subjective du savoir. Telle est la fonction épistémologique du cogito. En effet, ce qu'oublié la philosophie du concept, c'est que le savoir ne saurait faire sens que par rapport aux problèmes qu'il permet de construire et éventuellement de résoudre. Si l'activité scientifique est une activité de problématisation, il ne peut y avoir problème que pour un sujet qui le pose et le construit, à la limite du connaissable. On peut croiser tant qu'on voudra des données, les faire se recouper, on peut confier le développement des intuitions à la puissance du calcul, ces opérations n'ont de sens qu'à partir d'un problème posé et construit. C'est précisément cette conscience de problème et de solution qu'effectué le cogito. Un cogito bien sûr intersubjectif, celui d'une équipe au travail, mais un cogito qui est bien conscience d'apodicticité, conscience d'un «je ne peux penser autrement» ! Que le contenu de ce cogito soit évidemment révisable avec l'avancement des sciences, n'enlève rien à sa valeur de fondement local. Toute pensée nouvelle est un événement qui résulte d'un acte d'affranchissement, d'une sorte d'anarchisme intellectuel, par lequel un sujet donné (individuel ou collectif), sur la base des informations et du savoir disponibles, des problèmes déjà posés ou même en construction et avec toute la puissance des outils formels, produit un arrangement d'idées nouvelles : construction de problèmes nouveaux ou apport de solutions inédites32.

Cette inscription du sujet dans le savoir ou encore de l'événement dans le système, est ce qui permet à Bachelard de maintenir l'exigence d'une Bildung. Car l'événement de pensée du cogito est en même temps l'aboutissement d'un effort de rectification, d'auto-psychanalyse, par lequel le sujet se libère de tout ce qui l'empêche de penser.

3) Cet effort d'émancipation place le cogito bachelardien dans le prolongement des Lumières en lui conférant du même coup une signification éthique : celle d'un effort pour grandir ! Mais y a-t-il encore place pour un tel effort dans la post-modernité ? Gilles Lipovetsky le souligne : la notion de devoir a disparu de notre hori-

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zon et particulièrement celle des «devoirs envers soi-même» sous lesquels la modernité pensait la Bildung de soi33. Mais l'individualisme post-moderne ne répudie pas toute valeur. Il se réorganise plutôt autour des valeurs individualistes : authenticité, responsabilité et tolérance. L'ancrage éthique de la formation dans le souci de soi qui anime le narcissisme ambiant n'est donc pas impensable, pour autant qu'on puisse ramener Narcisse sous le signe d'Orphée, symbole d'une habitation poétique du monde, ou encore sous celui du Phénix, symbole de recommencement de soi dans la verticalité de la flamme ! De même, l'espace de loisir que suscite la société post-industrielle est-il définitivement voué au futile ? Est-il impossible d'en faire un temps de formation continuée ? Bachelard appelait de ses vœux le retour au sens grec du loisir (scholè, école). Dans sa philosophie du repos, l'intelligence rendue à sa fonction spéculative et non pragmatique lui apparaissait «comme une fonction qui crée et affermit des loisirs»34. Enfin, le culte de la jeunesse signifie-t-il définitivement le refus des adultes d'assumer leur âge ? Ne peut-on y voir - avec Bachelard - une dimension eschatologique ? Dans le monde de la formation, on est jeune très tard et l'adolescence est plus une vertu qu'un âge : c'est la fraîcheur de l'apprendre ! Si rester adolescent doit être le voeu de l'homme mûr, ce n'est pas pour fuir les responsabilités de la vie, c'est pour garder la pleine capacité d'apprendre35.

Dans ce monde de l'apprendre, l'authenticité ne saurait être la valeur de l'immédiat. Elle signifie plutôt, comme dans le roman de formation, un axe de développement : «Deviens ce que tu es» ! Quant à la responsabilité, elle devrait assumer la co-formation sur laquelle Bachelard a tant insisté. Mais peut-elle en rester à une morale du sentiment, de la sympathie ? Ne doit-elle pas revêtir la forme de la raison pratique ? D'une manière générale, l'ancrage éthique de la formation exige bien d'articuler une éthique de la «vie bonne» à une morale déontologique où le conatus formatif soit soumis à l'épreuve du jugement moral, sur la base de la règle d'universalité, telle que l'expriment les impératifs catégoriques kantiens. Et cela dans le cadre d'un constructivisme radical, qui ne se contente pas d'une déduction a priori des devoirs, selon une éthique de la conviction fondée sur des principes, mais qui examine aussi les conséquences possibles de l'action, dans une éthique de la responsabilité devant l'histoire36. Bien que la démarche ne soit pas achevée chez Bachelard, les termes du problème sont en place dans la mesure où d'une part la dynamique formatrice renvoie à une éthique spinoziste du conatus et où d'autre part la forme que revêt cette formation - en particulier dans les sciences - se voit interprétée avec les catégories kantiennes d'universalité et d'apodicticité.

4) L'ancrage esthétique est peut-être celui qui pose le moins de problème dans la mesure où la post-modernité instaure une relation complexe entre l'art et la vie, relation favorable à l'idée de formation comme sculpture de soi ! En effet, les avant-gardes artistiques, en déconstruisant l'espace figuratif, n'ont-elles pas détruit jusqu'à la notion d'oeuvre ? Les pessimistes y voient la réalisation de la prophétie hégélienne de la fin de l'art. Les plus optimistes au contraire y pressentent une esthétisation générale de la vie qui peut prendre trois formes : la forme haute de l'utopie marcusienne d'une civilisation non répressive, placée sous le signe d'Orphée37, la forme basse d'une esthétisation de la vie quotidienne dans les mass média et le design industriel, enfin la forme moyenne d'une sculpture de soi38 ! C'est cette dernière forme qui nous paraît garder le plus de sens dans une société aussi marquée que la nôtre par le souci de soi !

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Conclusions

Le quadruple ancrage (ontologique, épistémologique, éthique, esthétique) de la formation, tel que la promeut la pensée de Bachelard, peut-il encore avoir un sens dans la post-modernité ?

L'analyse oblige à refuser le pessimisme d'un Horkheimer ou d'un Lash, comme l'optimisme d'un Lyotard ou d'un Lipovetsky. La post-modernité n'est ni décadence ni achèvement de la modernité. Si l'on fait de la modernité - à la suite de Hegel - non pas un développement irénique, mais une série de crises, alors ce qu'on appelle «post-modernité» n'est que la crise paroxystique de la modernité. On se situera ici du côté des critiques modernes de la modernité qui, à l'instar de Habermas ou de Touraine, visent l'accomplissement de cette modernité qui historiquement a partiellement échoué,

L'apport spécifique de la pensée de Bachelard à cette entreprise consiste en la reprise critique du projet des Lumières. Et cette version critique échappe largement aux objections de la déconstruction. Il s'agirait donc de reprendre le «contenu normatif de la modernité», c'est-à-dire l'idée d'un savoir à la fois émancipateur et formateur, de redonner à la théorie son sens grec de science et de sagesse, en deçà de ses dérives pragmatiques, mais en enrichissant ce projet des Lumières des apports les plus précieux du romantisme : la perspective d'une habitation poétique du monde.

L'originalité de Bachelard, c'est de nous ouvrir à cette culture double qui maintient solidement les droits de la raison et ceux de l'imagination sur deux axes inverses qui, tous deux, montent vers des formes de sur-conscience. Bachelard ne nous oblige pas - comme Heidegger - à choisir entre l'univers technico-scientifique et l'habitation poétique du monde. Contre tous les facteurs d'irrationalisme postmoderne, il définit une rationalité ouverte. Et H corrige la sécheresse du rationalisme Prométhéen des Lumières par la rêverie de Narcisse ou d'Orphée, Resterait à tracer sur ces bases, les contours d'une nouvelle «culture générale» pour la Bildung de notre temps. □

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Penser l'éducation

NOTES1. Dominique Lecourt, A quoi sert donc la philosophie ? Des sciences de la nature aux sciences politiques, Paris, PUF, 1993, p. 284. 2. Pour tout ceci, cf. Michel Fabre, Penser la formation, Paris, PUF, 1994. 3. Pour la pensée de Bachelard, nous renvoyons à notre Bachelard éducateur, Paris, PUF, Coll. «L'éducateur», 1995. 4. Cf. Gaston Roupnel, Siloé. 5. Jean Baudrillard, article «Modernité» in Encyclopaedia Universalis. 6. Dans la relation typologique, l'ancien fonde le nouveau et le nouveau accomplit l'an-cien : c'est le rapport de l'An-cien et du Nouveau Testa-ment. Pour tout ceci, cf. Hans Robert Jauss, Pour une esthé-tique de la réception, Paris, Gallimard, 1978. 7. Sur la mode, cf. Gilles Lipovetsky, L'empire de l'éphé-mère. Paris, Gallimard «Folio-essais», 1987. Et pour les avant-gardes artistiques, Antoine Compagnon, Les cinq para-doxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990. 8. Emmanuel Kant, « Qu'est-ce que les lumières» ? in La philo-sophie de l'histoire, Paris, Aubier, 1947. 9. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, (deux tonnes) Paris, Garnier-Flammarion, 1981. 10. Pour les différentes positions philosophiques face à la modernité et à la post-moder-nité, cf. Alain Touraine, Critique de la modernité, Paris, Fayard 1992 ; Gilles Lipovetsky, L'empire de l'éphémère, Paris, Gallimard, «Folio essais», 1987, Jùrgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Douze conférences, Paris, Gallimard, 1988 ; Jean François Lyotard, La condition postmo-

derne. Paris, Minuit 1979 ; Gianni Vattimo, La fin de la modernité, Nihilisme et hermé-neutique dans la culture post-moderne. Paris, Seuil, 1987. Ces différentes tendances sont mises en scène par Dominique Lecourt, cf. «La querelle de la modernité» in Contre la peur. De la science à l'éthique, une aventure infinie, Paris, Hachette «Coll. Pluriel», 1990. 11. Daniel Bell, Les Contradic-tions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979. 12. Gilles Lipovetsky, Le crépus-cule du devoir, Paris, Gallimard. 1992 et Charles Taylor, Le malaise de la moder-nité. Paris, Cerf:, 1994. 13. Gilles Lipovetsky, L'ère du vide. Essais sur l'individualisme contemporain, Paris, Galli-mard, «Folio essais», 1983. 14. Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Galilée, 1988. 15. A Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité, op. cit. 16. Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, op. cit. p. 7. 17. Ibid, p, 56, 57. 18./b/d, p. 120. 19. Ibid, p. 113. 20. La Vervindung se définit, à partir de Heidegger, par la nébuleuse sémantique suivante: c'est quelque chose : 1) dont il faut se remettre ; 2) à laquelle on se remet ; 3) qui s'en remet à nous dans l'envoi; 4) dont on détourne le sens, Cf. Gianni Vattimo, La fin de la modernité, op. cit. p. 177. 21. Cf. Alain Touraine, Crise de la modernité, op. cit. 22. Voir à ce sujet, Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1983. 23. Jùrgen Habermas, La tech-nique et la science comme idéologie, Paris, Denoél Gonthier, p. 85. 24. Cf. Gilles Lipovetsky, L'ère

du vide, op. cit. 25. Cf. Michel Serres. 26. Jean François Lyotard, La condition postmoderne, op. cit., p. 97. 27. Cf. Hans Jonas, le Principe Responsabilité, Paris, Les édi-tions du Cerf, 1993. 28. Georges Balandier,«Le dédale», Pour en finir avec le XXe siècle, Paris, Fayard, 1994. 29. Giani Vattimo, La fin de ta. modernité, op. cit., p. 27, 28. 30. Cf. Bachelard, «La confé-rence de Cracovie» in Didier Gil, Bachelard et la culture scientifique, Paris, PUF, «Coll. Philosophes», 1993, p. 7-11. 31. Cf Legroux Jacques, De l'in-formation à la connaissance, Maurecourt, UNFREO Réson-nance, 1981, 32. Une telle philosophie des problèmes ne s'accomplira vraiment que dans la philoso-phie de Michel Meyer. Cf. en particulier. De la problémato-logie, philosophie, science et langage, Pierre Mardaga, Bruxelles, 1986. 33. Gilles Lipovetsky, Le crépus-cule du devoir, op. cit. 34. Gaston Bachelard, La dia-lectique de la durée, Paris, PUF, p. 148. 35. Gaston Bachelard, «La confé-rence de Cracovie» in Didier Gill, op. cit. 36. C'est là une entreprise commune à la philosophie de la communication de O. Apel et J. Habermas et à l'hermé-neutique de Paul Ricceur. Cf. en particulier, Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. 37. Herbert Marcuse, fros et civilisation, Contribution à Freud, Paris, Minuit, 1963. 38. Sur ces trois formes, cf Giani Vattimo, La fin de la modernité, op. cit. Sur les Lumières et le romantisme, cf. Robert Legros, L'idée d'huma-nité, Paris, Grasset, 1990.

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e temps anthropologique de l'éducation

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Octave FULLAT

UNIVERSITE AUTONOME DE BARCELONE - ESPAGNE

L'auteur propose une réflexion sur l'anthropologie philosophique, c'est-à-dire qu'il engage une «recherche sur l'homme».

La dimension temps constitue alors un outil de questionnement de l'acte éducatif, de ses fonctions, de ses stratégies.

'homme est un être «non immédiat», un être qu'on ne peut saisir d'emblée. L'animal, par contre, incrusté dans son milieu, est un être immédiat, qui vit dans l'immédiat ; il se reproduit et subit le jeu des mutations, de l'hérédité et de révolution. Ce n'est pas

le cas de l'être humain, qui, lui, est un être historique ; il est tradition et invention. Etant historique, l'homme n'est pas encore «donné». Tout au plus, en tant qu'individu, il devient un donné in hora mortis, mais en ce qui concerne le groupe on n'en est pas encore là. Le

positivisme ne peut en venir à bout. La tâche éducative, en dernier ressort, s'enracine essentiellement en la «non-immé-

diateté» de l'homme ; l'éducation est un effort pour construire l'anthropos à partir d'une anthropologie. Mais dire ce que peut être l'être humain est bien difficile car l'être humain n'est pas encore fait. L'homme est davantage projet que chose, L'anthropologie philosophique essaie de définir l'être de l'homme. Mais pour ce faire, elle est obligée de se référer au futur de l'être humain. La recherche de la philosophie est la recherche de quelque chose d'immédiat, mais qui ne peut être connu de façon immédiate. La tâche anthropologico-philosophique est une recherche sur l'homme, celui-ci étant indigence, du fait qu'il est en train de se faire, c'est-à-dire dans la mesure où il est en devenir.

L'homme doit être conçu comme un incessant devenir, devenir qui s'inscrit dans le temps biographique, et aussi dans le temps historique, et qui suppose - tout au moins on peut le présumer - la totalisation, l'accomplissement effectif du temps. Cet accomplissement donne son sens au devenir humain ; l'hominisation - ou le devenir-homme par l'éducation - implique un horizon inaccessible à toute nouvelle détermi-

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Penser l'éducation

Liste des mots-clés : Anthropologie - Conscience - Projet - Temps

nation qui se présente à l'être humain dans sa trajectoire temporelle. La totalisation joue, pour le moins, un rôle de limite, de point de référence ontologique, ou, au minimum, épistémologique. II s'agit là de quelque chose d'analogue à ce qui se passait dans la tragédie grecque, où la moïra (le fatum des Romains), le destin, ou le dessein des dieux, expliquait l'argument et les actes des personnages. De la même façon, la biographie de l'individu et l'histoire collective sont éclairées depuis le Total, depuis le Non-temps. Eduquer oblige à ne pas perdre de vue que le sujet à éduquer est plus qu'une simple unité psychosomatique dominée par la société ; c'est aussi, et surtout, un voyageur, un vlator ; et un voyageur n'est voyageur que dans la mesure où il se dirige, lui, vers quelque part. Un projectile suit une trajectoire - bien que lui ne la suive pas, par lui-même - ; un homme qui avance suit un chemin qui le conduit quelque part. Que ce quelque part existe ou non, en fin de compte, est une chose qui n'entre pas dans cette analyse. Notre analyse du temps humain nous conduira à un principe méthodologique qui devrait permettre au sujet à éduquer de projeter jusqu'à la fin son humanité, la vivant ainsi comme en attente.

Quand les circonstances dans lesquelles vit l'homme sont rassurantes, l'eschatolo-gique - ce qui doit encore se produire et doit arriver à la fin -, perd son intérêt, et est renvoyé à un plus tard toujours remis à plus tard. Ce qui est dommageable sur le plan anthropologique, étant donné que tout sujet éduqué est, s'il veut atteindre la plénitude, attentif à ce qu'il n'est pas encore, et qu'il anticipe par projection. Cet après ainsi anticipé repose sur un avant, enregistré et retenu, et sur un maintenant senti et perçu. L'homme n'existe pas seulement de manière ponctuelle, et avec des souvenirs comme vivent les animaux ; l'homme, lui, est suspendu à ce qu'il arrivera à être, demain, et ultimement. Le futur n'est pas réalisé, mais l'éducateur doit déjà en tenir compte. Ce futur doit être décidé, étant donné qu'il n'est ni un fait, ni même un objet - objec-tum, quelque chose qui lui serait lancé -, La dimension du futur s'efface toujours quand la condition présente s'avère satisfaisante.

L'homme que l'on éduqué existe, en tant que sujet à éduquer, partagé entre son présent-passé et son futur total, qui n'est pas un futur parmi d'autres futurs. Cependant, la simple formulation de projets n'est que fabulation, sans autre réalité qu'illusoire. Ce qui compte, dans l'éducation, c' est de donner réalité à ces projets. L'effort éducatif, de ce fait, ne s'achève jamais.

Le présent dans lequel s'inscrit un acte éducatif constitue la suite d'un passé qui dessine et marque la situation à partir de laquelle, maintenant, on fait face au futur quand on veut le réaliser. Les faits éducatifs durent - une heure de mathématiques, une semaine de campement - et se referment sur eux-mêmes, se convertissant ainsi en objets d'étude pour les techno-scientifiques. Par contre, les événements éducateurs, eux, rendent possible l'avenir. L'élève peut vivre la classe de Physique comme quelque chose qui traîne en longueur, comme un temps qui n'est pas encore accompli, une durée. Mais il peut aussi la vivre comme futurisation, comme une promesse inventive et créatrice, comme une «possibilisation». Mais avec le temps dont ils disposent, c'est-à-dire seulement «le temps-durée», éducateurs et sujets à éduquer peuvent

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formuler leurs projets, pour les réaliser ensuite, vivre le «temps-possibilisation». Le temps éducationnel des technologues et des scientifiques de l'éducation ne coïncide pas avec le temps éducationnel des anthropologues de l'éducation, mais il est toujours sous-jacent à celui-ci.

L'éducation est, indéfectiblement, une tâche historico-sociale, et c'est ainsi que se forme l'homme. Eduquer n'est pas transmettre ; la transmission est du domaine de la biologie. Le code génétique transmet des caractères héréditaires. L'éducation, étant historico-sociale, consiste à livrer - traders - des modes du vivre en société. L'éducation est ainsi, de prime abord, tradition. Ce n'est qu'ensuite qu'elle pourra être davantage. Ce qui est déterminant, chez l'être humain, c'est l'autoprojection, le fait de choisir nécessairement son être futur dans les limites tracées par les deux autres facteurs, biologie et société. L'être que l'on éduque, grâce à ce futur projeté, a la possibilité d'être auteur - de augere, augmenter - de lui-même, il jouit du privilège de s'accroître lui-même, au lieu d'être la simple conséquence des circonstances. Arrive un moment anthropologique où cet être que l'on éduque atteint la force suffisante pour que ses actions non seulement sortent de lui, mais encore sortent à travers lui. C'est le moment où l'esprit congédie la nature, dirions-nous en termes hégéliens. Cet être/auteur de soi se réalise au cours du temps, ce qui fait que cette création est inévitablement provisoire, bien qu'elle soit constituante de la biographie de l'être que l'on éduque. Le moment de la mort met fin à l'éducation de l'individu, faisant que ce qu'il a été soit tout. Le processus éducatif, de provisoire et constituant, devient alors immuable et constitué, et ceci se produit par manque de temps, à tout jamais.

Il nous faut, maintenant, nous arrêter un peu sur le troisième facteur, le projectif, qui intervient aussi dans la constitution éducative de l'homme. Pour l'homme, le monde physique n'est pas une somme de stimuli, comme il peut l'être pour le chat, mais un répertoire de choses. Pourquoi ? Du fait de la force dont il dispose pour organiser non seulement le monde naturel, mais également ses propres réactions devant ce monde, tant les mécanismes somatiques que la protection familiale et les apprentissages reçus du groupe se montrent en fin de compte insuffisants pour lui assurer une vie tranquille et paisible. Cette forme de vie n'est que très rarement atteinte, quand l'être à édu-quer prend en mains la situation, quelle qu'elle soit. Prendre conscience, s'apercevoir des stimuli présents, consiste à se séparer du temps, consiste à ne pas s'identifier à lui, à le voir comme le non-moi, et ainsi à être libre pour les projets. Une fois les stimuli concrets convertis en réalité non spécifique, et le milieu ambiant devenu monde, l'être humain s'éprouve tellement sans défense qu'il n'a d'autre ressource que de s'échapper dans une irréalité projetée, future. La structure humaine exige les trois extases temporelles, et ne se contente pas de deux,

Une chose est idéale, précieuse, paradigmatique - du grec paradeigma, modèle ou exemple - parce que, préalablement, on en a décidé Yagathon ou le bien. Le sujet que l'on éduque est unité de tension entre cette situation - «présent-passé» - et ce qui a de la valeur - futur -, entre ce qui est et ce qui doit être. Eduquer, c'est faire vivre cette tension temporelle, qui est fondement, c'est convertir le sujet en un constant problème pour lui-même. Problema, en grec, signifie tâche, besogne, soin, occupation. Quand saint Augustin écrit : Quœstio mihi foetus sum - «Je me suis fait un problème de moi-même» -, il ne fait pas autre chose que formuler le thème central de l'éducation quand celle-ci est tournée vers l'avenir. C'est alors que l'éduqué devient une tâche pour lui-même. Il n'y a pas de vie sans commencement, sans parcours et

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Penser l'éducation

sans fin ; la fin dans le cas de la vie humaine, se traduit en finalité. Le travail éducateur aide à vivre, aide à désigner des finalités. Nous existons constamment «assignés à», à cause du temps qui nous fait glisser jusqu'à la fin. L'éducation ignore si la fin, le terme, peut coïncider avec la finalité, l'accomplissement. Mais cela n'est plus du ressort de la pédagogie, qui, elle, se contente de faire que soit possible cette coïncidence. Ce qui est indiscutable, c'est que si l'éducation ne dispose pas de temps, elle est incapable de promouvoir quelque projet que ce soit.

Une fois esquissée cette description, nous voudrions faire remarquer un fait : plus l'homme se trouve pris dans le contexte social et dans le contexte biologique, moins il a de visée projective, c'est-à-dire que ses projets sont d'une portée de plus en plus courte. A un plus grand poids du présent, correspond un élan diminué vers le futur. La façon de vivre le temps favorise, ou bien entrave, le travail éducateur.

Celui qui est ancré dans le présent est mû par des désirs. Le désir se réfère toujours à quelque chose de concret, mais il n'a pas d'espérance ; pour qu'il puisse y avoir espérance, il faut avoir des croyances, II se trouve que les croyances consistent à avoir cela que l'on n'a pas maintenant, mais qui est nécessaire pour continuer à vivre. L'homme totalement immergé dans le présent trouve tout à portée de main, et comme, subjectivement, rien ne lui manque - rien de substantiel - il ne peut avoir de croyances, ni non plus d'espérance, ni de futur. L'éducation, dans ce cas, aboutit aux techniques programmatrices de la neurophysiologie.

Celui qui attend quelque chose, n'est pas encore ; attendre, c'est exister avec le néant comme toile de fond, comme possibilité. L'homme comblé par sa condition, se consacrant entièrement à celle-ci, n'échappe pas, non plus, au néant, mais au lieu de se montrer à lui sous la forme de l'espérance, le néant se manifeste à lui sous forme de vétilles, de choses sans importance.

L'homme qui vit dans des conditions pénibles est lancé vers /'après par l'espérance ; il avance vers le pas encore de la plénitude du temps, plénitude qui l'attend plus tard. Par ce terme de plénitude, nous ne présupposons rien de concret. Cet être-en-chemin de r«homme du futur» n'est pas un va-et-vient désorienté ; il s'écarte du néant et il se dirige anxieusement vers l'être. Cet acheminement vers la plénitude peut être le fruit d'une quête non seulement de ce qu'il y a- éducation pour l'efficace - mais encore quête de ce qui fait qu'il y a - éducation pour le gratuit - ; en d'autres termes, il peut s'agir d'une quête comme celle-ci ; la réalité, en dernière instance, est-elle uniquement «fondamentale», ou est-elle aussi «fondatrice», ce qui fait qu'il y a du fondement ?

Si le sujet que l'on éduque peut, en tant qu'individu, dire non aux suggestions qu'offre le milieu, c'est grâce au fait qu'il vit porteur d'une certaine privation ; s'il vit à son aise, le non ne sera jamais qu'une simple possibilité virtuelle, et les possibilités actuelles s'empareront de lui, le rendant incapable de toute visée de ce qui ne serait pas visée de quelque présent,

L'éducateur s'emploiera à ce que, en l'éduqué, éclate l'inquiétude, ou le manque de confiance dans le «présent-passé», de façon à unifier l'avant et le maintenant à partir de l'après. Vivre la situation de cette façon est la vivre humainement. Il n'y a pas de temps sans l'inquiétude, car sans elle, le futur manquerait, A partir de quoi l'homme fait-il ses projets ? A partir de sa conscience. Tant que nous ne nous éveillons pas à celle-ci, il n'y a pas d'être humain. Il n'y a pas conscience parce que nous visons l'avenir. Tout au contraire, nous tenons compte de l'avenir parce que l'homme est,

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Penser l'éducation

d'abord, conscience. Mais si la conscience gît au cimetière - en grec, koimeterion signifiait lieu où l'on dort -, les temps de l'homme n'arrivent pas à se consommer.

L'éducateur fera en sorte que le présent, les sensations, aussi bien que le passé, les souvenirs, ne soient pas suffisants, afin que l'éduqué, individu ou collectivité, puisse s'attendre à plus de satisfaction, ad ventura, par l'imagination, et qu'ainsi soit possible l'engendrement anthropologique.

La paldela féconde l'anthropos. grâce à l'éhos - futur - et contre la politeia - «présent-passé» -. Le projet, en conséquence, ne constitue pas un passe-temps, mais une nécessité existentielle ; il est le moyen de continuer à vivre en tant qu'homme, en tant que conscience de et en tant que conscience pour. Sans conscience disparaît le temps anthropologique de l'éducation. Mais l'homme a la possibilité de ne pas se perdre dans une nouvelle situation parce que la conscience de celle-ci engendre la conscience pour la suivante, et ainsi interminablement. Interminablement ? O

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e Vaporie éducative

dans l'Humanisme du XVIe siècle

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Jean-Bernard PATURET

UNIVERSITÉ DE MONTPELLIER III - FRANCE

La Renaissance du XVIe siècle est traversée par une double «autopoïè-se» : individuelle et sociale, qui conduira à Vaporie éducative fondamentale entre humanisation et socialisation.

Il s'agira donc de maintenir cette tension essentielle entre affranchir et domestiquer et de penser le «à la fois» qui évite de verser dans une dimension au détriment de l'autre. Cette aporie qui s'origine dans l'Humanisme du XVIe siècle est toujours présente au cœur même des questions éducatives contemporaines.

MA n reprenant une idée chère à Daniel Hameline, on peut formuler f* l'hypothèse que tout acte éducatif se trouve pris dans une aporie JB>«* essentielle entre humanisation et socialisation, entre affranchir et domestiquer (Le domestique et l'affranchi^), entre l'affirmation de la liberté du sujet et son appartenance au groupe, entre émancipation individuelle et intégration nécessaire dans un système de relations, entre ipséité ou encore «infini» et identité sociale ou encore «totalité», pour reprendre les concepts de Levinas.

Cette aporie fondamentale - du moins en faisons-nous l'hypothèse - trouve sa source au coeur même de l'humanisme du XVIe siècle au moment où se forme une rupture radicale dans les représentations socio-politiques, religieuses et économiques. Le cosmos tout entier est bouleversé et l'on passe, comme le dit Alexandre Koyré, «du monde clos à l'univers infini». Le cosmos devient ainsi selon Giordano Bruno, «une infinité de mondes infinis».

Cette rupture a pour conséquence la reconnaissance de la capacité «poïétique» de l'homme, c'est-à-dire que tout est à construire par lui seul. La société et la cité ne sont pas, par conséquent, bâties d'avance, a priori selon un modèle défini de toute éternité par Dieu, transcendant, éternel et immuable. L'individu, lui non plus, n'est pas prédéterminé, il est un être libre, apte à bâtir sa propre vie, raisonnable et porteur de projet. On appellera, par conséquent, «autopoïèse sociale» cette prise de conscience de la nécessité de construire sa propre cité sans modèle préétabli et «autopoïèse individuelle» celle de l'affirmation de la liberté humaine comme capacité d'exercer ses

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Penser l'éducation

Liste des mots-clés

Aporie éducative - Autopoïèse Individuelle et sociale - Education optimiste et encyclopédique - Education réflexive et singulière.- Humanisation - Socialisation,

propres choix et de diriger ses propres actions. On comprendra dès lors, que l'éducation occupe une place privilégiée dans les préoccupations des hommes politiques, des religieux, des philosophes et des pédagogues. Il suffirait pour s'en convaincre de se référer au Traité des sciences pédagogiques2 de MM. Debesse et Mialaret pour comprendre cet engouement pour l'éducation : «les livres pour les élèves et pour les maîtres, grammaires, traductions, géométrie, fables, etc. sont innombrables. Qu'il s'agisse donc des doctrines d'éducation ou des méthodes d'enseignement, on constate un véritable engouement».

Pour bien montrer les enjeux de cet intérêt pour l'éducation et de l'aporle qui en découle, il est nécessaire de revenir pour l'approfondir, à la rupture radicale de cette époque de la Renaissance, L'«autopoïèse sociale» repose, en effet, sur le rêve d'une société parfaite réalisée pour l'homme et par l'homme. L'époque est florissante d'épi-gones de Joachim de Flore qui veulent mettre en oeuvre immédiatement, sur la terre, «l'âge de l'Esprit, soit un monde qui aurait abandonné toute forme d'organisation et d'institution (propre à «l'âge du F/'/s» et de l'Eglise) et toute forme de loi (propre à «l'âge du Père» et de l'Ancien Testament) à l'exception de la loi d'Amour. Le rêve consiste donc à réaliser le Paradis d'Amour retrouvé, non plus dans l'eschatologie, mais dans l'histoire, au besoin par la force pour en accélérer la venue. Ainsi le veulent les millénaristes très nombreux à la Renaissance qui se battent contre les Eglises instituées (catholiques ou protestantes). Le plus connu parmi eux est, à n'en pas douter. Thomas Mùnzer3 qui souleva les paysans de Souabe et les entraîna à contribuer à l'avènement du règne de l'Esprit en détruisant au passage quelques évêchés et en brûlant quelques couvents, jusqu'au moment où il fut vaincu par une armée levée contre lui, et massacré avec les siens à la bataille de Frankenhausen. L'étude du philosophe Ernst Bloch dans son livre Thomas Mùnzer est particulièrement éclairante sur le fonctionnement des Millénaristes.

Ce rêve d'une société parfaite et heureuse se manifeste également à travers le nouveau genre littéraire qu'est l'Utopie4 dont le grand modèle, et véritablement le premier, est donné par l'Anglais Thomas More en 1516. S'indignant devant les graves problèmes causés par les «Enclosures» de l'Angleterre d'Henri VIII et des conséquences monstrueuses pour le peuple anglais, Thomas More, alors en ambassade à l'étranger, imagine une société parfaite qu'un marin, Raphaël Hithloday (raconteur de balivernes) aurait découverte lors de ses voyages. Dans cette société, régnent l'ataraxie et la paix intérieure de manière absolue et immuable. Aucun conflit, aucun problème social au coeur bien protégé de l'Ile d'Utopie. La transparence y est totale et la propreté transparaît chez les individus et dans le corps social. Société cathare sans mélange, l'Utopie ne reçoit pas d'étranger et ne se laisse pas contaminer par «l'extérieur». Cette société vit en quelque sorte hors de l'histoire, hors du temps humain, dans une éternelle répétition du même, sans risque d'évolution, dans la crainte perpétuelle de l'Autre. On comprend cette nécessaire recherche du maintien du même et du stable puisque la société est parfaite et idéale. Bien entendu, dans ce cadre la liberté humaine est pratiquement inexistante puisqu'il n'y a plus ni histoire, ni

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Penser l'éducation

évolution possible. Ce serait la fin de l'histoire au sens kojévien du terme, où l'univers et l'homme seraient réconciliés. L'éducation joue alors un rôle essentiel, celui de socialiser les individus pour en faire des citoyens intégrés dans le corps social, capables de participer à son maintien intégral. Cependant l'humour du sage qu'est Thomas More introduira quelques nuances quant à l'intérêt d'une telle société puisque l'auteur ne consentirait pas à une application - stricto sensu - de l'Utopie à la société anglaise. «Il y a dit Thomas More, chez les Utopiens une foule de choses que je souhaite voir établie dans nos cités. Je la souhaite plus que je ne l'espère».

A cette société rationnellement organisée, s'oppose le mode de vie de l'Abbaye de Thélème du Gargantua5 de Rabelais, et son règne du «Fais ce que voudras» où le désir de l'un, reconnu par les autres, entraîne l'adhésion communautaire : l'objet du désir de l'un devient l'objet du désir de l'autre sans engendrer le moindre conflit. Dans cette société d'abondance, dans le pays de Cocagne, de «gens bien nés» et bien «éduqués», règne une atmosphère de paix et d'entente mutuelle sous la houlette de Frère Jean de Entomeures. Composée d'hommes et de femmes mariés ou non, l'Abbaye laisse libre cours à la liberté de chacun. La relation avec Dieu est privée ; une chapelle particulière est construite dans chacune des 9.332 chambres qui composent l'hôtellerie de Thélème. L'amour, comme le voulait déjà saint Augustin, y règne comme la seule règle absolue d'une volonté libre (tel est le sens du mot Thélème).

La Renaissance produit également une réflexion sur le pouvoir et l'Etat, En 1547, en effet, est employé pour la première fois le mot «Etat» et l'on s'interroge sur les fondements du pouvoir du Prince. Or, jusqu'alors les soubassements du pouvoir humain ne pouvaient se penser en dehors de leur contexte religieux, en référence à l'analyse paulinienne : «/Vu/ta potestas, nisi a Deo». A la Renaissance, on en vient à questionner ce principe. Machiavel à travers le Prince6 et autant à travers te Discours sur la seconde décade de Tite-Live7, Jean Bodin dans Les six livres de la République5 remettent en cause les fondements traditionnels et abandonnent l'idée de la transcendance divine du pouvoir. La reconnaissance de son immanence, au contraire, conduit à la légitimation de la souveraineté et du pouvoir dans l'expérience humaine elle-même. La nécessité d'une cité stable conduit Machiavel à penser les bases du pouvoir dans la volonté politique du Prince ; le modèle familial, base de la société humaine, entraîne, pour Jean Bodin, la nécessaire construction des structures étatiques sur ce même modèle. Le Prince est alors le père de famille de ses sujets, car, pour l'auteur, la famille est une structure naturelle. La société peut ainsi s'élaborer, s'organiser par l'homme et pour l'homme, libérée des contraintes religieuses. Bien entendu, seules comptent ici la rupture avec les modèles antérieurs et la crise européenne qui lui est liée : la réalité sociale sera beaucoup plus longue à évoluer.

L'«autopoïèse individuelle» s'exprime dans la prise de conscience privilégiée de l'homme. Ainsi que l'a montré Michel Foucault dans Les mots et les choses''1, l'homme est l'être que traversent les ressemblances avec l'univers. Microcosme du Macrocosme, il récapitule en lui l'ensemble de l'Univers. Il devient ainsi point central des préoccupations humaines. L'homme ne prend plus alors Dieu ou le Christ comme centre d'intérêt. L'homme devient pour l'homme l'objet de sa recherche et de sa sollicitude. On pourrait pour le montrer rappeler plusieurs phénomènes. En 1500, en effet, A. Durer peint son autoportrait en Sainte-Face «avec ses propres couleurs». Le visage humain d'un homme historique se substitue au visage universel et éternel de l'Ecce Homo, Le mandylion humain remplace le mandylion christique. A la même époque.

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Penser l'éducation

comme l'écrit C.-G. Dubois dans l'Imaginaire de la Renaissance™, l'invention du miroir par les Vénitiens, par compression d'une couche de mercure entre deux plaques de verre, donne une image fidèle de la réalité corporelle. D'autre part, l'évolution des techniques permet de construire des miroirs à taille humaine. On n'oubliera pas qu'en l'Abbaye de Thélème à côté de la chapelle privée, la chambre est dotée d'un miroir «de telle grandeur qu'il pouvait véritablement représenter toute la personne».

Quant à la médecine, elle est en pleine révolution comme en témoignent les travaux de Vésale, dans son De humant corporis fafo/vca11 (1543) qui représente des planches et des dessins des organes et donne une vue interne du corps. Le rapport au corps évolue considérablement à cette époque. Comme le montre le livre des Frères Flatter - Notes de voyage de deux étudiants bâlois12 - les pratiques d'autopsie changent : ce ne sont plus les barbiers mais les médecins qui la font au grand jour dans l'amphithéâtre de la Faculté de médecine. Comme le dit Marsile Ficin : «L'homme mesure la terre et le ciel, scrute les profondeurs du Tartare et le ciel ne lui paraît pas trop haut ni le centre de la terre trop profond».

L'homme passe ainsi selon le mot de Panofsky de l'humilité chrétienne du Moyen-Age à la reconnaissance de la dignité humaine. Pour Panofsky ce changement d'attitude caractériserait la période de la Renaissance. Cette reconnaissance de la dignité humaine est particulièrement bien développée par Pic de la Mirandole, dans son Oratio hominis dignitate™, dans lequel Adam discute avec Dieu au Paradis terrestre. Dieu affirme à Adam que l'inachèvement de l'homme est au fondement même de sa dignité, le manque initial fait qu'il n'est soumis à aucune loi, à aucun déterminisme et que par conséquent c'est la liberté de choisir, de se construire soi-même avec les risques inhérents, qui caractérise l'humanité. Cette problématique de la liberté humaine se retrouve également dans la querelle qui oppose Erasme, tenant du libre arbitre, à Luther, défendant le serf-arbitre. Pour le premier, l'homme est libre, malgré le péché, par la grâce divine ; pour le second, l'homme pécheur est aliéné et non libre, la liberté est contraire à la volonté divine. Erasme conçoit une possible conciliation entre liberté humaine et volonté de Dieu.

Mais, il faut reconnaître à Etienne de la Boétie une réflexion originale sur la liberté politique dans un texte intitulé le Contr'un publié par la suite sous le titre De ta Servitude volontaire]A. Dans ce texte, l'auteur s'indigne de la soumission de tous au pouvoir d'un seul et il l'impute, pour partie, à la confusion, chez l'homme, entre nature et tradition. Ce qui est coutume est confondu avec la nature et l'on prend pour naturel ce qui est construit normativement dans un groupe social. Si donc l'enfant est élevé dans la tyrannie et la domination du pouvoir d'un seul, il prendra pour naturel ce qui est tradition ou habitude. Il abandonnera sa vraie nature qui est d'être libre. Référons-nous encore aux travaux de Jacob Burckhardt pour montrer l'importance de l'«autopoïèse individuelle» à l'époque de la Renaissance. Dans son livre Civilisation de la Renaissance en /fa/fe15, Burckhardt décrit l'importance prise par l'individu à travers un certain nombre de manifestations sociales. La place essentielle de l'artiste qui signe son oeuvre, la volonté de pouvoir du tyran, sont selon lui l'expression même de la recherche de la singularité. Il remarque également le développement des biographies dont la plus célèbre est celle de Montaigne dans Les Essais16. L'épitaphe, aux dires de J.-C. Margolin, s'allonge. Les fêtes se développent et avec elles, les costumes et les masques : «la représentation de tout ce qui est individuel, c'est-à-dire l'aptitude à inventer un masque complet à en jouer et à en soutenir son rôle». C'est pourquoi

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Penser l'éducation

Burckhardt conclut que la Renaissance est la «découverte du monde et de l'homme», L'éducation se présente alors comme «une reconsécration de l'homme, de sa vie, dans le monde, dans la cité terrestre, de ses passions, de tout ce qui en lui est charnel, corporel, fruit de la nature» dit Eugenio Garin dans L'éducation de l'homme moderne17. Il s'agit en effet de réhabiliter l'Antiquité comme le retour aux traits originaires de l'homme, de son individualité historiquement concrète et par conséquent susceptible d'être définie. L'éducation apparaît donc à l'homme de la Renaissance, qui a conscience de vivre une rupture radicale avec ce qui le précède historiquement, comme un élément essentiel de la reconnaissance de l'individu («autopoïèse individuelle») et de l'organisation sociale avec, en particulier, la montée progressive des nationalismes et des langues nationales («autopoïèse sociale»). La «libido educandi», à laquelle nous avons fait plus haut référence, est située par conséquent à la croisée des chemins entre, d'une part, la perspective de préparer et de construire un monde neuf et une société nouvelle et, d'autre part, l'affirmation d'un homme autonome et libre. Or, c'est précisément au début du XVIe siècle que le terme «éducation» acquiert droit de cité. Le dictionnaire étymologique de W. von Wartburg fait naître le mot éducation vers 1527, c'est-à-dire pendant la période triomphante de l'humanisme d'Erasme et de Budé.

Le mot éducation s'enracine pour les Humanistes dans une double racine latine : «educare», qui signifie acte de nourrir et d'élever au sens vital, matériel, alimentaire ou biologique du mot, et «educere» qui veut dire conduire hors de, guider vers. Ainsi le premier sens d'élevage ou d'apprentissage matériel et domestique se conjugue, se confond, s'amalgame avec celui d'instruction, d'élévation intellectuelle et morale, expression d'une intention et d'un projet du groupe social. Cependant, comme l'écrit Michel Bernard dans son livre Critiques des fondements de l'éducation^6 auquel nous avons emprunté le terme de «libido educandi», ce désir d'éduquer revêt deux tonalités différentes à des périodes successives.

• La première est d'une part dynamique, effervescente et optimiste. Elle s'inspire en partie de la fantasmatique rabelaisienne : exaltation, frénésie. L'Humanisme est passionné par toutes les curiosités, dévoré par la soif de savoir, brûlé du désir de rivaliser avec la création divine. Philosophie du désir, vitalité débordante, confiance en l'homme, l'Humanisme de cette période est enivré de découverte. D'autre part, cette première tonalité de la libido educandi affirme sa confiance en la rationalité. Erasme, comme Thomas More, Vives ou Rabelais, reconnaît la part privilégiée et unique de la Raison, qui est à la source du rêve d'«autopoïèse». Confiance en l'homme et dans sa rationalité sont bien le fondement de cette fantasmatique d'une société idéale pour un homme idéal. «L'Utopie» dont Thomas More est, à la fois, l'inventeur et le continuateur (cf. La «Cité idéale»20 de Platon) fait de l'éducation, le processus qui permet l'existence de cette société parfaite. Enfin, cette première tonalité est marquée par la boulimie de savoir, par la recherche de connaissance encyclopédique. Le souci d'encyclopédisme est un rêve d'intégrer tout être et toutes choses dans cette Nature universelle et fantastique dont l'homme est le microcosme.

Mais, il est probable que cet optimisme initial fut profondément ébranlé par les tra-giques circonstances des guerres de religions qui survinrent au cours de la seconde moitié du XVIe siècle. Le trop tristement fameux massacre de la Saint-Barthélémy de 1572 casse brutalement le rêve et l'espérance d'un monde nouveau et meilleur dont

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l'éducation encyclopédique avait été le modèle dynamisant. La seconde tonalité ne sera plus cet optimisme, ni cet enthousiasme débordants d'un Rabelais, ou d'un Erasme, mais plutôt, la réflexion subjective, arrière parfois, blasée de temps à autre, de Montaigne.

• La seconde tonalité, par conséquent, privilégie l'expérience personnelle et singulière du Moi, la modération de la sagesse, la mémoire et le souvenir. Avec Montaigne, à l'érudition dévorante et effrénée, à la confiance aveugle dans le désir, se substituent l'estimation du jugement, la sagesse rationnelle, le consentement modéré, la visée éthique, la réalité sobre et naturelle, la vision lucide et l'apprivoisement patient de la mort qui ronge inexorablement.

D'un côté, l'on trouve comme le dit Michel Bernard «la positivité, l'universalité cos-mique, l'orientation objective ou extravertie de sa dimension (celle de l'éducation) utopique et prospective ; d'autre part, la négativité et la subjectivité singulière et intro-vertie de sa dimension empirique et rétrospective».

Michel Bernard indique que deux tendances vont ainsi naître et demeurer toujours présentes au coeur même du discours éducatif contemporain :

• D'une part la dimension utopique, c'est-à-dire une vision positive, universelle, cosmique, idéale et encyclopédique de l'éducation. Cette dimension est représentée par l'Utopie de Thomas More, elle est une construction systématique, raffinée, d'une société parfaite, même si le pouvoir coercitif de l'Etat détruit toute liberté personnelle en se cachant sous le masque fallacieux du bonheur parfait et de l'ataraxie sociale. Sans doute faut-il s'interroger sur le rôle de l'éducation, rouage essentiel de l'Utopie. Le projet éducatif n'est-il pas le moyen de la préparation des citoyens à vivre dans cette société planifiée et sans faille ? L'éducation participe au camouflage de la contrainte drastique d'une organisation totalement rationnelle qu'est l'Utopie. Mais, selon Michel Bernard, la dimension utopique se poursuit bien au-delà des genres littéraires, elle est l'aspiration profonde, l'expression «intentionnelle et explicite d'une Société idéale». Cette aspiration profonde, ce rêve d'une Société idéale est présent, pour l'auteur, dans le discours éducatif de toutes les classes sociales et de toutes les époques, d'où l'intérêt jamais relâché des politiques pour l'éducation. Invoquer l'éducation présuppose obligatoirement ce rêve d'une société idéale et parfaite dans laquelle il faudrait préparer l'individu à vivre. «Bref, dit l'auteur, aussi bien la conversation courante de salon ou de boutique sur les difficultés actuelles de l'éducation qu'a fortiori tes raisonnements sentencieux des traités pédagogiques, laissent toujours émerger, à leur insu et sous des formes insoupçonnées la source et la mentalité utopiques qui les alimentent». Rabelais lui-même, lorsqu'il évoque son projet éducatif dans la lettre que Gargantua écrit à Pantagruel, envoie sa lettre d'Utopie : «D'Utopie, ce dix-sept mars».

• D'autre part la dimension subjective, c'est-à-dire une dimension réflexive, singulière, introspective si brillamment inaugurée par Montaigne. L'éducation privilégie alors le jugement sur le savoir, la visée éthique, la formation personnelle sur l'ambition scientifique. La prééminence de l'expérience du Moi passe avant la connaissance, fût-elle encyclopédique, et avant la volonté de maîtrise du monde. Eduquer, c'est apprendre à juger, c'est apprendre à disposer librement de sa raison selon ses particularités propres, «selon la singularité de sa nature». Cette pédagogie inspirera toutes les pensées sur l'autonomie, sur la dynamique de la motivation personnelle, celle de

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«l'éducation nouvelle» ou des «méthodes actives» par exemple. La dimension subjective est valorisée et privilégiée par l'auteur des Essais22. Parlant de la mission du gouverneur (c'est-à-dire du maître) Montaigne écrit : «Qu'il lui fasse tout passer pari 'étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit (c'est-à-dire sur la foi d'autrui) ; /es principes d'Aristote ne lui soient principes, non plus que ceux des stoïciens ou épicuriens. Qu'on lui propose cette diversité de jugements : il choisira s'il peut, sinon il en demeurera en doute. Il n'y a que les fols certains et résolus» (De l'Institution des enfants). Tout passer par l’étamine (l'étamine est une pièce d'étoffe servant à filtrer), c'est-à-dire obliger le disciple à tout examiner, à tout juger par le filtre de sa propre raison.

Pour conclure

Ces deux tendances éducatives nous paraissent être l'expression même de ce que nous avons appelé «l'aporie éducative» dans la double affirmation simultanée :

• d'une part d'un rêve de société parfaite et de son nécessaire processus de socialisation et de normalisation,

• et d'autre part d'un souci constant de recherche d'autonomie du sujet, de reconnaissance de l'individu auquel il est sans cesse demandé comme le dit Montaigne de tout passer par «l'étamine» de son jugement personnel, quitte à rester dans le doute.

Aporie éducative entre : • la recherche de normalisation et de stabilisation nécessaire à tout groupe social

d'autant plus indispensable qu'il se construit dans le fantasme d'une société idéale et utopique : fantasme fondé sur cette idée force d'une «autopoïèse sociale»,

• et la volonté d'épanouissement de l'individu, d'affirmation de sa personnalité, d'autant plus compréhensible que le XVIe siècle découvre et affirme l'homme comme «autopoïèse individuelle».

Cette aporie éducative dont nous avons tenté de repérer l'origine, est au coeur même du discours éducatif contemporain. André de Peretti dans un colloque de l'ADMES (Cahiers du CEFI) écrit que l'éducation se trouve prise dans «une série d'antinomies qu'on ne peut ignorer ou rejeter». L'individu compte, les savoirs importent, la vie de groupe mérite d'être soutenue, la vie professionnelle implique une incitation par une adaptation réussie : d'où des tensions contradictoires, des antinomies insurmontables qui demeurent et doivent être assumées. L'individu a, à la fois, besoin d'épanouissement (personnalisation) et besoin d'outillage (apprentissage de normes sociales, savoir professionnel, culture générale) ; le groupe est, à la fois, processus de stabilisation (production de normes sociales) et processus de diversification (nécessaire invention pour son adaptation). La profession nécessite, à la fois, une spécialisation professionnelle et un élargissement de son champ professionnel ; les savoirs doivent reposer, à la fois, sur une culture générale et sur des savoirs spécialisés.

Aussi tout processus éducatif relève-t-il d'une tension fondamentale, et l'éducateur est-il en permanence sur cette position du «funambule», position d'équilibre instable, qu'il ne saurait quitter et qu'il se doit d'assumer. O

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Penser l'éducation

NOTES

1. Daniel Harneline, Le domes-tique et l'affranchi, les Editions ouvrières, 1977. 2. Maurice Debesse et Gaston Mialaret, Traité des sciences pédagogiques, PUF, 1971. 3. Ernst Bloch, Thomas Mùnzer. U.G.E., 1964. 4. Thomas More, Utopia. Editions sociales, 1968. 5. Rabelais, Gargantua, Gallimard, 1969. 6. Machiavel, Le Prince, Librairie générale française, 1972. 7. Machiavel, Discours sur la seconde décade de Tite-Live, Paris, 1985.

8. Jean Bodin, tes six livres de la République, Paris, 1986. 9. Michel Foucault, tes mots et les choses, Gallimard, 1966. 10. C.-G. Dubois, L'imaginaire de la Renaissance, Paris, 1985. 11. Vésale, De Humani Corporis Fabrica, Arscia, Bruxelles-1961. 12 Félix et Thomas Flatter; Notes de voyage de deux étu-diants Bâlois à Montpellier, Laffite-Reprints, 1979. 13. Pic de la Mirandole, Oratio Hominis Dignitate, Debesse, Paris, 1957. 14. E. de la Boétie, De la Servitude Volontaire, Flam-marion, 1983.

15. J. Burckhardt, Civilisation de la Renaissance en Italie, Pion, 1958. 16. Montaigne, tes Essais, la Pléiade, 1962. 17. Eugénie Garin, L'éducation de l'homme moderne, Fayard, 1968. 18. Michel Bernard, Critique des fondements de l'éduca-tion. Editions Chiron, 1988. 19. Thomas More, Utopie, Editions Sociales, 1968. 20. Thomas More, Utopie, Editions Sociales, 1968. 21. Montaigne, tes Essais, la Pléiade, 1962.

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Penser l'éducation

R ecensions

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Penser la formation

R ecensions

MICHEL FABRE PARIS, EDITIONS PUF,

COLLECTION L'EDUCATEUR, 1995.

e livre de Michel Fabre vient à point nommé mettre de l'ordre et de la transparence dans

un concept dont les significations fondamentales ont été presque occultées par une pratique sociale abusive. Le concept de formation est en effet un concept envahisseur : il a envahi et le temps et l'espace de cette fin du XXe siècle, sans pour autant éprouver le besoin de légitimer ses conquêtes. Se positionnant dans ce vide, Michel Fabre va analyser le concept de formation sous toutes ses facettes : politique, épistémologique, sémantique mais aussi philosophique et éthique, selon cette méthodologie démystificatrice à qui Olivier Reboul a donné ses lettres de noblesse. Et derrière chaque analyse, Michel Fabre essaie de mettre en évidence des clivages et des dérives : c'est ainsi que sur le plan politique et idéologique, la formation, tout en étant une nécessaire adéquation aux exigences de la vie économique et sociale contemporaine, risque de légitimer \'etho$ technocratique, voire la technocratie. D'où la nécessité d'être vigilant et d'imaginer des formations qui dépassent la simple information et refusent tout à la fois le conditionnement et l'endoctrinement du partenaire. Quand on passe au niveau épistémologique, on constate avec Michel Fabre que la formation doit naviguer entre la technique et l'herméneutique, entre la nécessaire recherche de l'opérationalité, voire de l'efficience sociale, et l'inévitable recherche

du sens. Mais tout en étant un au-delà de la pédagogie, la formation doit cependant se prémunir de recueil mystique dans lequel une approche herméneutique pourrait l'introduire. Sur le plan éthique enfin, Michel Fabre pose le problème de la déontologie de la formation. A cheval entre la praxis et la poièsis, entre le technologique et l'humain, la formation doit néanmoins accorder une attention particulière à la personne formée : s'agit-il simplement d'une ressource, voire d'un rouage servant à justifier le fonctionnement de la machine technocratique, ou bien d'un aller ego, d'une personne humaine devant être considérée par le système de formation comme une fin en soi ? Ces quelques interrogations (fondamentales) suffisent pour nous convaincre que la formation (tout comme l'éducation d'ailleurs) est une affaire humaine, et qu'il n'est pas donné à tout un chacun de l'exercer comme s'il s'agissait d'une activité sociale parmi tant d'autres. Q

Ahmed CHABCHOUB Université de Tunis I

L'émerveillement d'être homme. Elpasmo de ser hombre

OCTAV1FULLAT BARCELONE, EDITIONS ARIEL, 1995

es éditions Ariel (Barcelona, Espagne) viennent de publier le dernier livre du

professeur Fullat ayant pour titre : Elpasmo

L

L

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Penser l'éducation

de ser hombre. La préface écrite par son disciple Joan-Carles Mèlich, professeur lui-même à l'Université Autônoma de Barcelone, souligne les idées les plus importantes et les plus novatrices de la Philosophie de l'éducation du professeur Octavi Fullat. Le titre de l'ouvrage reflète parfaitement son contenu. L'homme se caractérise par l'effroi immanent à l'acte de conscience. La non-identification de la conscience avec ce dont elle est conscience, fait d'elle une conscience malheureuse ou insatisfaite. C'est ainsi que l'on découvre que l'homme est un animal inachevé. Le «manque de...» définit d'une manière permanente Yanthropos, car nous avons beau accumuler bien sur bien, «il nous manquera toujours quelque chose». Entre la conscience et le but il y a la tension qu'on appelle en philosophie l'intentionnalité. Les consciences ont ainsi une vie intentionnelle qui vise à «l'autre» comme conscience qui s'oubliera toujours en dehors d'elle-même. Ce conflit qui éduque est essentiel et voulu. De fait, l'éducation est violence parce qu'elle est constitutive de conflit (p. 109). Devant notre conscience effrayée se pose la question du sens de l'acte qui éduque. On s'interroge devant cet effroi causé par la possibilité de pouvoir être ceci ou cela (p. 156). Les faits éducateurs n'auront de signification que s'ils ne s'achèvent pas en eux-mêmes, ils devront donc viser quelque chose d'antérieur ou de postérieur à eux-mêmes. Par conséquent l'éducation signifie ce qui est au-delà d'elle-même ; l'éducation devient significative a priori, puisque, a posteriori, elle aboutit en données quantifiables. La connaissance constitue donc l'a priori de l'expérience éducative. Le thème principal du livre est l'axiologie, et notamment la difficulté de poser les fondements des valeurs. Puisqu'il y a conscience, la question se pose du fondement de ce qui apparaît. A partir d'où les valeurs valent-elles ? C'est la question essentielle de l'axiologie. Ou les valeurs reçoivent fondement de ce qui est éternellement précieux, ou elles ne sont que le résultat d'un certain processus historique ou biographique qui aurait pu être autrement (p. 79). Les réponses données par l'Occident

à la question du fondement des valeurs peuvent être résumées en deux thèses dont relèvent, d'une part, les explications - aitia -des contenus axiologiques concrets comme immanents à la société ou au sujet ; ou bien, d'autre part, les formes de légitimation -theoria - de l'obligation objective qui émane des valeurs. Marx, Nietzsche et Freud, les philosophes «du soupçon», expliquent les contenus axiologiques à partir de réalités d'infrastructure (théories explicatives de l'existence de fait des valeurs). Platon, saint Augustin ou Ramôn Llull, en réponse à la facticité de la valeur, légitiment son caractère obligatoire à partir de l'Absolu, Vagathos. Apel et Habermas eux aussi se sont efforcés récemment de légitimer les valeurs en se servant de la fonction communicative du langage ; les structures normatives ainsi que les valeurs juridiques et morales dérivent de la raison communicative. La catégorie anthropologique de l'insatisfaction permet au professeur Fullat de poursuivre l'exploration du chemin qui conduit aux valeurs intra-historiques et méta-historiques. En présence de l'insatisfaction, il existe deux solutions : soit nous nous y installons, soit nous espérons en sortir. L'accommodement à l'insuffisance ontique adopte deux systèmes : l'installation négative, lorsque le manque conduit à la tragédie, au désespoir, aux valeurs absurdes (tout cela illustré par le pessimisme de Sartre ou de Schopenhauer) ; l'installation positive, si le manque conduit à la présomption et aux valeurs précaires (optimisme du nihilisme actif de Nietzsche, optimisme du plaisir de Gide, optimisme sans fondement de Rorty ou de la postmodernité). Quoi qu'il en soit, le temps historique est, ainsi, dépourvu de sens, soit que la plénitude n'existe pas ou qu'elle soit déjà atteinte. Si l'on ne s'accommode pas de l'insatisfaction, il ne reste plus qu'une solution ontologique, celle d'espérer en sortir. L'attente est quelque chose qui survient dans le temps, et qui peut avoir comme dénouement un autre moment du temps. L'attente ne coïncide pas avec l'espérance (p. 112). Attendre suppose l'appétit de quelque chose que l'on considère comme un bien, quelque chose que l'on peut atteindre

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Penser l'éducation

au bout de l'effort, quelque chose qui signale une valeur possible au sein de ce qui est historique. La différence entre spes qua et spes quae est utile au professeur Fullat pour délimiter les frontières entre l'attente et l'espérance.

L'attente est spes qua, elle qui cherche une valeur socio-bio-historique ; elle a donc seulement fonction d'instrument ou de médiation. Mais en revanche, l'espérance est spes quae lorsqu'elle ne s'achève pas dans la médiation sinon dans son extrême métatemporel, dans \'agathos. Cette espérance se traduit en projection car une attente sans activité projective sent la mort. Attendre est essentiellement projeter (p. 135). Les valeurs de l'attente existent mais elles n'ont pas de raison d'exister. Après ce qui a été dit jusqu'à présent, il est évident que le plus important pour l'homme est d'échapper à l'insuffisance en essayant d'atteindre la suffisance. Cela apparaît comme le destin anthropologique. L'homme se trouve toujours in statu viatoris, c'est une bête qui marche, aspirant constamment à autre chose. L'espérance, au-delà du temps de l'histoire, indique que le porteur d'espérance est orienté vers l'être et que le monde des êtres ne lui suffit pas. L'espérance est un mouvement d'aspiration de l'être déficient vers le bonum, vers le bien. Ainsi, l'espérance est une prise de position sur le fondement de tout, farkhé panton affirmé par Aristote (Métaphysique, A, 3, 983 b, 25). L'espérance nous lance donc jusqu'au fondement des valeurs métaphysiques -celles qui se situent au-delà de l'expérience -face à celles qui n'existent qu'à moitié, qu'elles soient psychologiques ou sociologiques. Les valeurs intrahistoriques sont toujours hypothétiques ; en revanche, les valeurs de l'espérance sont indépendantes de l'espace et du temps, elles obligent de manière catégorique, indépendamment de la situation. Il se peut que ces valeurs soient tenues pour n'existant pas dès lors qu'elles ne se présentent pas comme des phénomènes, ce qui est grave. Seulement Vagathos, s'il existe, peut nous forcer à être bons (p. 144). Le fondement réside dans Varkhé (début), et non pas dans

l'a/f/a (cause). Mais \'arkhé de la valeur sera-t-il absolu ? S'il n'y a pas Dieu - Bien, agathos— nous n'avons plus d'absolu. Nous ne pouvons rien raconter de Dieu, pas même qu'il existe. Voilà qui est grave. Nous le présupposons seulement. Notre auteur affirme que : «Dieu n'est rien, rien de ce qui est à notre portée. Sans lui les valeurs sont des bagatelles innombrables dans l'espace et dans le temps. Dieu, l'ultime fondement axiologique, ne fait l'objet ni de vérité ni de mensonge ; il n'est qu'un objet de proposition. Peut-être est-il uniquement un objet de position, d'enjeu et d'engagement» (p. 153). Cependant, nous avons besoin de valeurs pour l'action puisque nous ne sommes pas déterminés. Le pire apparaît lorsqu'il est nécessaire de choisir entre des valeurs opposées ; devoir choisir entre des valeurs différentes démontre leur grande faiblesse. Elle constitue précisément notre essence. Notre destin est de marcher en nous enfuyant entre les êtres - du fait de la pluralité des valeurs - sans être sûrs d'arriver quelque part où tout serait nouveau, à moins que cette nouveauté ne soit la mort absolue. Si nous l'excluons, l'être est un éternel fugitif, les valeurs de l'éducation sont relatives, nomades et frauduleuses (p. 177). Nous avons perdu la base ontologique des valeurs, leur soutien. Nous avons besoin de savoir le «pourquoi» des innombrables discours sur la valeur, d'arriver à savoir pourquoi il y a des valeurs et pourquoi celles-ci et non pas d'autres. Il est nécessaire de chercher le fondement au-delà même de la raison scientifique, il faut trouver le pourquoi métaphysique. La technoscience se base seulement sur le phénomène qui mesure son «être ici», mais il ne peut pas légitimer l'expérience axiologique dans sa complexité globale. Jusqu'ici nous avons exposé le contenu central du livre. Considéré dans sa structure et d'une manière plus analytique, ce contenu est divisé par le professeur Fullat en deux grandes parties. La première aborde l'Anthropologie téléologique et mène une étude détaillée et suggestive de la relation entre paideia et anthropos, entre la nature et la civilisation ainsi que des modèles

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pédagogiques dérivés de l'une ou de l'autre option. Cela suppose une espèce de tragédie dans le processus éducatif et entre ce qui est naturel et ce qui relève de la culture. Ainsi éduquer est, en quelque sorte, entraver et réprimer la liberté. Etre éduqué, ne plus être purement naturel, c'est se transformer en naturel domestiqué et cultivé. La conscience et la liberté ont ici une importance spéciale. C'est ainsi que l'auteur s'installe dans le dualisme anthropologique. Il affirme textuellement : «Mon anthropologie est dualiste parce que de cette seule façon et dans toute la force du terme, II est permis de se référer à la liberté, à la créativité et à la conscience humaines que je propose comme idéaux éducatifs ou comme manière, a partir de cette perspective, de mettre en œuvre l'éducation», car l'esprit, la conscience et la liberté sont des chercheurs de la Vérité mais ne la possèdent pas. «Celui qui ne poursuit que la Vérité ne peut imposer ses résultats incertains. Une éducation qui repose sur le dualisme anthropologique respectera toujours les recherches et les enquêtes des autres ; elle sera inexorablement une éducation démocratique et socratique» (p. 49). Alors, à partir de cette humilité, se pose la question de la téléologie de l'animal malheureux, ainsi que le besoin de fins et les problèmes afférents, le besoin de valeurs et la problématique de leur fondement. La seconde partie de l'œuvre parle de l'Axiologie de l'éducation. Le lieu ou la réalisation de celle-ci se trouvent en l'articulation du soma, de la psykhé et du pneuma ; entre la nature, la culture et la liberté. Au-delà des posita - le donné -, nous nous situons dans le désir et la persévérance, concernés par les finalités de l'éducation. Les actes éducationnels nous dirigent - c'est là leur téléologie - vers leur résolution, vers leur accomplissement absolu. Ni la statistique ni la technologie ne disent rien de ce qui concerne l'acte éducatif. L'éducation est désir, non seulement de données et d'objets d'étude scientifique, mais aussi de valeurs, de finalité - objets de considération philosophique. Ainsi croit-on pouvoir se rassasier et se satisfaire d'une façon

définitive et totale. «Les valeurs éducatives invitent les éducateurs et les «s'éduquant» à travailler pour ce faire. S'il n'existe pas d'espérances accordées aux fins éminentes de l'éducation, celle-ci finit par être du cynisme et de l'hypocrisie» (p.113). Mais il faut affirmer que l'histoire n'est jamais arrivée à réaliser les finalités éducatives ; cela nous incline à penser qu'il s'agit d'utopies dont la fonction n'est pas tant d'être en accord avec le présent - elles seraient dans ce cas des idéologies - que d'éveiller la protestation contre ce nous avons, même si dans l'histoire nous ne pourrons jamais atteindre les valeurs fondatrices de l'éducation. Le Bien étant mort - comme nous l'avons déjà signalé - nous nous trouvons face au fracas des valeurs éducatives et à l'impossibilité d'établir leur fondement. La fin du livre parle des valeurs de l'Occident, en constatant dans la paideia le passage ou la relation du telos à \'axios. L'ax/osfait aboutir au thème de l'onfos, du réel en lui-même, dont la valeur absolue nous renvoie au Theos. Nous ne pourrons nous rapporter à l'impératif catégorique de la valeur que s'il y a l'Absolu, tel que le signale Kant ; Dieu est condition de l'impératif catégorique. L'analyse nous a conduit à une concaténation conceptuelle qui aboutit à l'Absolu : Paideia, Telos, Axios, Ontos, Theos. L'homme d'Occident esf Homo christianus. Il s'agit du christianisme en tant que civilisation. Ulysse, Abraham et Enée sont les témoins des expériences collectives séculaires. Ulysse revient vers ce qui est sûr ; Abraham vit la recherche toujours incertaine et jamais achevée ; avec Enée, le nomadisme s'achève en sédentarité. La paideia, dans la civilisation chrétienne ou occidentale, élaborera les finalités assignées à l'éducation à partir de l'anthropologie formée pendant la Civilisation du Blé. L'INRI fixé à la croix de Jésus, rédigé en trois langues, peut être considéré comme le symbole de la civilisation occidentale : le monde juif, grec et romain. Paul de Tarse ébauche la compénétration des trois cultures qui aboutiront à ce qu'on appelle la culture occidentale. Rome fut pour Paul le pouvoir, la domination, l'ordre, l'efficacité, le succès. Jérusalem lui enseigne

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à évaluer le mystêrion : savoir garder le silence. Athènes se présenta à ses yeux sous la forme du savoir, de la recherche des raisons. Ainsi donc, Paul représente une récapitulation de la civilisation occidentale ou chrétienne (p. 218). C'est parce que nous connaissons le parcours intellectuel du professeur Fullat que nous trouvons dans El pasmo de ser hombre une suite, une relation avec ses travaux précédents. Parfois un remaniement du contenu a été réalisé. L'œuvre abondante et riche du professeur Fullat (plus de soixante livres et plus de deux cent vingt articles), nous empêche d'établir la relation entre cet ouvrage et les précédents. Néanmoins, nous porterons un témoignage sur les idées et les textes de ce livre, idées déjà recueillies dans des ouvrages antérieurs de façon plus ample et plus détaillée, ce qui montre la cohérence et la continuité de la pensée philosophico-éducative du professeur Fullat. C'est ainsi que nous citerons quelques-uns des ouvrages dont il a été question : Educaciô : violència i erôtica (Eds. 62, Barcelona, 1986). Dans cet ouvrage nous lisons : «L'homme est agonie, lutte entre le pouvoir-nature et le devoir-culture. Par conséquent l'existence de l'être humain est douloureuse, scindée ; l'homme est un animal malheureux». En ce qui concerne les valeurs, il affirme ailleurs : «L'érotique éducationnelle s'achemine vers les valeurs qui valent par elles-mêmes et non pas vers les valeurs qui ne valent que de fait, au sein d'une société concrète» (p. 65). Dans Las finalidades educativas en tiempos de crisis (Hogar del Libro, Barcelona, 1982) il se propose de poser les fondements de la téléologie de l'éducation. L'homme est un animal agonique et l'éducation, comme l'homme, est «agonie», c'est-à-dire : affrontement, lutte et combat. Dans Peregrinaciôn cte/ma/(Universidad Autonoma de Barcelona, 1988), il défend la thèse que n'importe quelle relation éducative est constituée de violence. La relation éducateur «s'éduquant» s'entend comme un affrontement de consciences. «L'acte de conscience n'est rien de ce qui a conscience.

C'est seulement pour cela que nous avons des doutes et des questions qui le sont réellement au lieu de nous en tenir à des tics nerveux» (p. 121). Dans Filosoffas de la Educaciôn. Paideia (CEAC, Barcelona, 1992), il revient de nouveau sur le thème de l'existence : «Exister, c'est se lancera la recherche de /'agathon, du Bien suprême, de l'Absolu, quoique nous sachions d'avance que nous sommes condamnés à l'échec ». Bien que nous ne puissions jamais atteindre l'Absolu, nous avons l'intuition qu'il est là, nous ne sommes pas sceptiques et cela mérite que nous continuions, pour aller de l'avant. S'il n'y a pas d'Absolu, la pure logique nous dit que tout est relatif (p. 212). Dans La agonfa escolar, Eulalia, El atardecer del bien, on insiste sur l'aspect socialisant de l'éducation. «Eduquer c'est faire passer dans un moule social, de fragiles cerveaux qui possèdent une capacité de se réprimer eux-mêmes jusqu'à des limites insoupçonnables» (La agonfa escolar, p. 69). Viaje inacabado, La axiologfa educativa de la postmodemidad et Final del viaje (CEAC, Barcelona, 1990 et 1992) posent un double problème. Il s'agit de savoir si l'éducation est possible après la mort de Dieu. D'autre part, si l'Absolu existe, comment peut-on le savoir, puisqu'il échappe à la connaissance spatiotemporelle ? Devant le défi de la postmodernité, l'auteur se demande comment poser les fondements de l'éducation morale et où trouver le contenu des valeurs. Grâce à ce qui a été exposé jusqu'à présent, nous pouvons apprécier la force et la présence de la philosophie de l'existence dans l'œuvre du professeur O. Fullat, II est évident que l'on trouve dans ses écrits des relations certaines avec d'autres philosophes. C'est ainsi qu'il se montre débiteur de Heidegger sur les thèmes de l'être pour la mort et de l'angoisse ; de Jaspers, l'auteur qui a peut-être le plus influencé sa production philosophique, sur le contenu de l'existence et l'échec ; d'autres parentés peuvent être évoquées, avec l'agonie de Unamuno, l'espérance de Gabriel Marcel, la chosification et l'impossible communication de Sartre ;

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avec Camus aussi, pour la chute et l'absurde... A notre avis, il est impossible aujourd'hui en Espagne, de connaître la Philosophie de l'éducation si l'on ignore les travaux de O. Fullat. De sa chaire à l'Université Autonoma de Barcelone, de la présidence du Conseil Escolar de Catalunya, son enseignement et ses recherches sont parvenus aujourd'hui à toutes les universités espagnoles, aux journaux, aux revues nationales et internationales. En Espagne, nous devons actuellement au professeur Fullat une bonne partie de la pensée philosophico-éducative. Une fois de plus, nous trouvons dans El pasmo de ser hombre le philosophe franc-tireur - comme il se définit lui-même -, le professeur critique, provocateur et fréquemment importun. Sa pensée libre et intempestive l'a conduit jusqu'à l'affrontement avec les pouvoirs établis. Ainsi cette œuvre, tout en représentant une importante contribution à la philosophie de l'éducation, ouvre de nouvelles voies de dialogue pour l'opinion ; car ici nous évoluons dans le domaine de la doxa. L'excellente formation philosophique et pédagogique du docteur Fullat se manifeste immédiatement, par de fréquentes allusions aux auteurs et aux ouvrages les plus significatifs, de la première à la dernière page de ce travail. A son savoir-faire nous devons ajouter la valeur littéraire de ses livres, grâce à laquelle le lecteur goûte ce qu'il lit. C'est ainsi que se transforme en réalité l'étymologie du verbe latin sapere (savourer, aimer). Nous pouvons donc affirmer que la sagesse arrive à être, en vérité, philo-sophia. O

Enrique GERVILLA CASTILLO Université de Granada

L’'éducation nouvelle et les enjeux de son histoire

ACTES DU COLLOQUE INTERNATIONAL DESARCHIVES

DE L'INSTITUT JEAN-JACQUES ROUSSEAU DANIEL HAMEUNE,

JURGWHELMCHENETJURGEN OEUŒRS BERNE, EDITIONS PETER LANG,

COLLECTION EXPLORATION, 1995

et ouvrage est une première. C'est peut-être en effet la première fois depuis longtemps, si

l'on veut bien exclure les deux colloques bordelais consacrés exclusivement à Freinet, que l'on peut lire en français les résultats d'un colloque d'histoire des idées pédagogiques. Ce colloque s'est tenu à Genève en 1992, autour des Archives de l'Institut Jean-Jacques Rousseau, ce lieu quasiment mythique de l'Education nouvelle. Force est en tout cas de constater que la recherche universitaire en histoire des idées pédagogiques est très peu développée en France. Souhaitons que cette publication soit à la fois un point de départ et une incitation car on peut le considérer comme un excellent moyen de renouveler l'intérêt pour la pédagogie. Tenu en Suisse, ce colloque se devait d'être au minimum helvético-franco-allemand. Si les apports germanophones (allemands et suisses) sont dominants, majoritairement ils ne sont pas du même ordre cependant que les apports francophones. Ils se centrent principalement sur des auteurs dont ils examinent l'action et l'œuvre sous un angle précis. On trouve certes des articles de ce type chez les francophones (Testaniëre sur Freinet, Hameline sur Ferrière, Gautherin sur Jullien) mais ceux-ci se déploient plus largement dans des articles de réflexion davantage philosophiques (Avanzini,

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Hameline, Soëtard), en écho à deux contributions allemandes plus méthodologiques (Helmchen, Oelkers). Introduisant l'ouvrage, Hameline (Genève) rappelle que l'histoire de l'Education nouvelle est à faire et que le temps est peut-être venu de la faire au-delà de l'hagiographie et de la polémique. Conceptualiser cette histoire par les pédagogues nécessite prudence et prise de risques. Qu'en disent et qu'en font les participants de ce colloque ? Pour plus de clarté, nous allons distinguer les approches de type méthodologique, puis les approches plus philosophiques et enfin les approches centrées sur les pédagogues. Comparant l'Education nouvelle française et la Reformpàdagogik allemande, Helmchen (Dresde), après avoir rappelé l'institutionnalisation et l'évolution de l'Institut Jean-Jacques Rousseau, montre que la base du mouvement est constituée à la fois de la pédagogie expérimentale et de l'idée de la croissance et du développement spontanés de l'enfant. Certes, les français vont privilégier le côté scientiste et les allemands le naturalisme philosophique. Mais le fond est le même : l'enfant, réputé innocent, doit régénérer le cours du monde. On est dans une représentation «religieuse» fondée sur l'Etat-éducateur des Lumières. Cela étant, les questions méthodologiques sont et restent très fortes en la matière : l'incohérence du matériel à prendre en compte est réelle et ne peut pas vraiment être dépassée ; le passé reste à transformer en «histoire» à travers une démarche historique qui suppose que l'on passe de l'histoire des idées à l'histoire des interrogations. L'histoire de l'Education nouvelle est devenue d'autant plus nécessaire que l'idée-mère du progrès par l'éducation a disparu aujourd'hui. Oelkers (Berne) poursuit l'examen méthodologique de façon radicale. Comment, nous dit-il, peut-on prendre de la distance face à un événement qui est à la fois historique et présent ? La Reformpàdagogik relève à la fois du bon, de la pratique et de la théorie ; l'historien a bien du mal à dissocier les perspectives dans un domaine où la morale a souvent commandé à la science. L'historicisation est un moyen à la fois

d'élargir et de rétrécir la perspective, de mettre au jour et de faire oublier. Oelkers prône alors une déconstruction de l'Education nouvelle car l'image internationale bienveillante du mouvement ne résiste pas aux réalités anti-modernes, rétrogrades, éclatées des divers protagonistes et auteurs. L'Education nouvelle n'est, à tout prendre, ni nouvelle, ni éducative. On conviendra qu'à travers une approche méthodologique, c'est à une remise en cause pour le moins très forte de notre «sentiment» sur l'Education nouvelle que l'on aboutit. Les approches philosophiques (francophones) sont-elles aussi radicales ? Avanzini (Lyon), examinant les concepts de l'Education nouvelle, note qu'ils sont soumis à un double mouvement : de diffusion/dilution quand ils sont flous ou mous ; de protection/isolement quand ils sont circonscrits ou univoques. On voit bien, par exemple, que les concepts qui ont fait la fortune de l'Education nouvelle (méthode active, intérêts, nature) sont particulièrement flous et que leur fortune tient en fait à ce caractère. S'interrogeant sur l'anonyme et le patronyme, les portraits et les figures dans l'Education nouvelle, Hameline (Genève) poursuit la réflexion sur ce plan. Comment comprendre, ensemble, que les idées de l'éducation fassent l'objet d'un transit le plus souvent anonyme et que ces idées, ces pratiques et ces mouvements soient désignés par des acteurs/auteurs/figures ? Pour répondre à une telle question, Hameline analyse l'échec d'une patronymie mal désirée, celle de Ferrière et l'«Ecole active». On découvre comment on peut ne pas être l'auteur d'un terme, s'en faire le héraut, s'y identifier et y être identifié, le voir devenir courant et commun. Si commun qu'il laissera Ferrière dans l'ombre ! (On trouvera un développement complet sur ce point par le même auteur dans L'école active : Textes fondateurs, PUF, 1995). Plus largement, la tension est toujours réelle entre l'histoire par le contexte, qui met en jeu des «acteurs anonymes» (institutions, société, classes dominantes), et l'histoire par les acteurs (ne sont-ils pas nécessaires ?). Il faut bien ainsi s'intéresser aux individus ; certes il est

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indispensable d'en faire le portrait, c'est-à-dire d'établir cet universel singulier qu'ils représentent, mais on ne peut pour autant oublier que le portrait appelle la figure et que la personnification d'une idée est tout aussi nécessaire et «éducative». S'interrogeant, en clôture de colloque et d'ouvrage, sur l'illusion que représente l'Education nouvelle, Soëtard (Angers) commence par souligner qu'une époque historique a vécu : le colloque est en quelque sorte un service funèbre. Qu'est-ce qui meurt ? Peut-être le rêve de former la nature de l'homme par l'enfant nouveau guidé par l'Internationale des pédagogues. Reliant Pestalozzi et l'Education nouvelle, Soëtard décrit les diverses illusions constitutives de ce mouvement : illusion de l'éducation naturelle (qui, même pour Rousseau, est une fiction) ; illusion de vouloir extraire les enfants de la «corruption sociale» en leur faisant retrouver un avant de la société corrompue ; illusion de croire que l'éducation peut être l'instrument politique de l'avènement d'une belle société ; illusion de croire qu'il y a un lien nécessaire entre la visée d'autonomie et les moyens mis en place pour y parvenir ; illusion d'avoir voulu rendre co-substantiels la théorie et la pratique, le faire et le sens, l'action et la réflexion... On conviendra que, dans cet ouvrage, la réflexion philosophique s'avère tout aussi radicale que la réflexion méthodologique. Ce n'est pas tout. Les textes les plus nombreux sont en effet consacrés à divers pédagogues de ce courant de l'Education nouvelle. Deux acteurs français sont examinés : Freinet (Testanière - Bordeaux) et Jullien (Gautherin - Nantes), ce dernier dans son rapport à Pestalozzi (donc bien avant l'Education nouvelle en tant que telle). Davantage d'acteurs allemands sont envisagés : Geheeb (Shirley - Houston), Steiner (Ullrich - Mayence), Petersen (Mitzenheim - léna), Forel (Bleckwenn -Nuremberg). Trois articles enfin s'attachent à des perspectives plus larges, mais toujours centrées sur des hommes : la Reformpâdagogik dans l'Allemagne guillaumienne (Pehnke - Greifswald) et dans l'ancienne RDA (Hohendorf - Dresde), les

fondateurs des Landerziexungsheime suisses (Grunder - Berne). Il est fort possible que les noms de ces différents pédagogues ne soient pas très connus en France. Il faut y voir simplement le signe que l'histoire des idées pédagogiques est encore balbutiante chez nous. Souhaitons que cet ouvrage marque le point de départ de recherches universitaires conséquentes dans le domaine. Si tel était le cas, l'Education nouvelle nous aurait encore rendu un service supplémentaire... O

Jean MOUSSA YE Université de Rouen

Pour une philosophie de l'Education

H. HANNOUNETA.-M. DROUIN-WNS (DIRECTION)

DIJON: CNDP-CRDP DE BOURGOGNE 1994

n colloque, Philosophie de l'Education et formation des maîtres, s'est tenu à Dijon, en

octobre 1993. L'équipe d'organisation comprenait Hubert Hannoun (IUFM de Bourgogne), Jean-Claude Eicher, directeur de cet IUFM, Jean Gayon, directeur du département de Philosophie de l'Université de Bourgogne et Anne-Marie Drouin-Hans du département de Sciences de l'Education (de cette même Université). Ils ont également préparé la publication des Actes du colloque sous le titre Pour une philosophie de l'Education, un fort volume de plus de 360 pages (collection Documents, Actes et Rapports pour l'Education, au CNDP)1. Le rappel de la composition de l'équipe ne vise pas seulement à rendre un hommage légitime à ceux qui ont eu le mal et le mérite que l'on imagine, il veut souligner un concours et une synergie, dont les conditions de possibilité laissent deviner une entente entre l'IUFM de Dijon et les représentants universitaires et de la Philosophie et des

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Sciences de l'Education, Heureuse Bourgogne, si je ne me trompe. Nous avons donc une clef pour ouvrir la porte d'un colloque, plutôt irénique, d'une centaine de participants. Certains étaient venus des IUFM, certains des départements de Sciences de l'Education, d'autres de lieux universitaires où travaillent les seuls philosophes, plusieurs de l'étranger, plusieurs sans doute du second degré (les Actes ne donnent pas la liste des participants, je raisonne par inférence sur l'échantillon des auteurs de communications).Tous n'étaient pas là2, mais on peut dire que la Famille des philosophes de l'Education, si elle n'était pas au complet, était fort bien représentée, y étaient même inclus des cousins éloignés, et des filleuls (ce qui suppose des parrains). En philosophes rassemblés, ils ont philosophé sur la philosophie de l'Education. Ensuite il a fallu ordonner et encadrer ces apports multiples, plutôt parallèles que sécants, et parfois plutôt divergents que parallèles, et c'est le très grand mérite de la Présentation (p. 5-9) et de l'Epiloque (p. 361-366) que d'y être aussi bien parvenus. L'une (A.-M. Drouin-Hans) introduit et expose une organisation raisonnée pour faciliter l'identification de la philosophie de l'éducation, en regroupant sous huit rubriques (les chapitres de la table des matières) les diverses communications3 ; ainsi peut-elle «proposer... un descriptif de plusieurs abords possibles de la discipline» (cf. p. 5-6, et quatrième de couverture). L'autre (Jean Gayon) joue au spectateur étranger, c'est-à-dire au philosophe, pour apporter, après-coup, un très beau bouquet final au feu d'artifice. La sensibilité à la «situation» de la discipline en question, l'attention portée à cette particularité nationale qu'est le pouvoir symbolique des philosophes dans l'institution scolaire en France, les dangers signalés d'une fuite intempestive dans l'historique et la «muséographie», sont, parmi d'autres, les points forts d'une conclusion qu'on eût pu croire impossible. Entre les deux, - nul lecteur n'a besoin de mes conseils -, il trouvera, comme je l'ai fait, son compte à tout lire. Je ne puis - ne serait-

ce que pour des raisons d'espace — faire un sort particulier à la trentaine de communications publiées ; une sélection tournerait au palmarès et je n'ai pas de prix à distribuer. Si cette réserve déplaît, pour aller à rencontre des pratiques de notoriété très cultivées dans le milieu, je m'autorise la remarque qu'une Revue n'est pas un tribunal, qu'elle n'a pas encore, que je sache, d'amis4. Plus sérieusement, l'abondance de la matière me donne le sentiment d'un grand magasin d'idées (le terme a eu son sens pédagogique au dix-neuvième siècle, avant les magazines), d'une grande surface culturelle. On visite une exposition, on prend plaisir aux nouveautés proposées, on ne se sent pas chargé de publicité pour tel produit particulier. A la sortie on inscrit, au livre d'or, quelques remarques ou observations, des réclamations peut-être... C'est donc du fond que je voudrais traiter, en un propos qui prendra successivement appui sur le socle tripode déjà mentionné : Philosophie, Sciences de l'Education, IUFM. Il n'est pas question d'invoquer un simple effet mécanique qui expliquerait le discours de chacun par sa position dans l'espace institutionnel ; il s'agit d'expliquer la situation de la philosophie de l'éducation, en examinant ses domiciliations d'après ses cartes d'identité (en Philosophie et en Sciences de l'Education au sens des sections du CNU) et son passeport à renouveler (en IUFM). Le repérage d'une identité trinitaire est forcément complexe.

• Philosophie universitaire Dans leur souci de spécification, certains opposent la Philosophie de l'éducation à la Philosophie «en général», à la Philosophie «pure», ou «tout court». Si dans une division du travail philosophique, on peut recevoir la relation purement caduque du particulier au général, vous pouvez vous interroger sur l'impureté supposée de ceux que J. Gayon enverrait volontiers (p. 365) «au charbon». Le fait est que les philosophes universitaires, plus orateurs que les laborantins, sont — ou ont été - majoritairement des chercheurs en bibliothèques, des amants de l'histoire (de la

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philosophie, de l'éducation, des idées, des doctrines pédagogiques, dans l'optique retenue ici). Cette culture indispensable, et combien précieuse, ne pose pas tant un problème théorique qu'une question pratique du genre suivant : quelle part a été laissée, quelle place a été faite à cette Philosophie de l'éducation, depuis que Marion a occupé la première chaire de Science de l'Education (en 1883 - voir la communication de Patrick Dubois, p. 345-359) ? Pour mieux argumenter sur ce thème il faudrait étudier les nominations dans les facultés des Lettres jusqu'en... 1968 ! Car si la pédagogie a, de fait, été «marrainée» dans l'institution universitaire par la philosophie, elle a, sous cette forme quasi officielle d'appareil idéologique d'Etat, soigneusement fui les «idées modernes» : la pédologie (mort-née en France, 1900), la psychologie appliquée à l'éducation façon Paul Lacombe, le côté libertaire du Siècle de l'enfant. Elle va jusqu'à ignorer Binet, dans la deuxième édition du Dictionnaire de Buisson (1911), et ne faire place qu'à ses adversaires. Mais Binet n'était pas philosophe, et sa candidature à une chaire de Psychologie échoua contre Paul Janet, qui l'était. En bref, pendant un demi-siècle la philosophie française a marginalisé au maximum les idées nouvelles, rebelles ou étrangères. L'entrisme sociologique, par Durkheim suppléant Buisson, et ses disciples, dont l'important Paul Lapie, ont fait le reste. C'est la même faculté de Lettres de l'Université de Paris qui a, plus tard, laissé filer, à la mort de Durkheim, cette chaire philosophique de Science de l'Education, à charge pour Fauconnet de s'intéresser au sujet. On créa un Institut de Pédagogie à la Sorbonne, en réponse à une demande sociale, ouvert aux non-bacheliers, donc à l'ordre primaire, et, dès 1920, Henri Wallon y était chargé d'enseignement. Mais c'est comme directeur d'études à l'EPHE, plus que comme membre du conseil de l'Institut de Psychologie (1929), que ce docteur es lettres, dès 1925, fera carrière, jusqu'à ce que, en 1937, une chaire soit créée pour lui au Collège de France, sous l'intitulé

«Psychologie et Education de l'enfance». C'est dire que \'Alma mater n'a pas toujours été Bonne Mère pour ses rejetons des sciences humaines (à l'époque : la psychologie) et nous avons la faiblesse d'y voir un problème de chaires. C'est une très vieille histoire, depuis la querelle des ordres mendiants au Moyen-Age ! Certes les philosophes qui s'intéressaient à ces nouveautés étaient respectés, comme agrégés ou docteurs, mais d'institut en institut leur lieu naturel était lui aussi marginalisé. A vous, leur disait-on, le laboratoire, le terrain, ou les voyages, à nous le criticisme académique5, nous vous dirons la valeur et les limites de vos résultats prétendument scientifiques. Un tel droit de reprise n'est pas illégitime dans une communauté scientifique, mais il faut l'exercer avec prudence. A cet égard la relecture des comptes rendus les plus académiques sur la psychologie ou la psychanalyse des années 1920-1940 est des plus savoureuses. On frémit à l'idée que des spécialistes, eux-mêmes philosophes d'origine, puissent se mettre un jour à mener seuls une réflexion épistémologique sur leurs propres travaux (cf. Actes, p. 12). L'intrigue s'est répétée, mais en accéléré, à propos des Sciences de l'Education. Partagés entre la tentation historicisante et la tentation de se dire les seuls penseurs au second degré, les philosophes semblaient assez d'accord, à Dijon (cf. J. Gayon, p, 365), sur le triptyque proposé par Guy Avanzini (p. 15-20) : la philosophie de l'Education a une fonction normative, «à propos du débat relatif aux finalités qui concerne l'éthique et l'axiologie». Dont acte, puisque sont retrouvés l'esprit critique et la culture si souvent nécessaires, pédagogiquement, pour prévenir les effets de mode et les emballements des pédagogues en quête de sens. Cet intérêt porté au présent et à l'avenir ne pouvait - ni ne devait - empêcher le recours à l'histoire. De Platon à Wittgenstein, en passant par Rousseau ou Hegel, le lecteur pourra, selon son information propre, soit dialoguer avec des spécialistes sur les thèmes qu'il connaît déjà, soit combler, grâce à eux, les insuffisances de son savoir. Mais il ne s'agit pas que des grands philosophes ;

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des objets comme le Dictionnaire de Pédagogie et d'instruction primaire, de Buisson, ou des thèmes actuels, comme la laïcité ou la violence, sont inspectés par l'esprit philosophique. Personne ne doute, au total, de la philosophie de l'éducation, de son existence et de son essentielle nécessité. L'éducabilité est devenue une caractéristique anthropologique majeure, et le foyer d'une réflexion qui se sert du mouvement pour aller plus loin. Mais comme on déplore que l'institution philosophique, stricto sensu, ne lui ait pas toujours assez fait de place à l'interne, on peut s'attendre à ce que cette pratique théorique qu'est la philosophie de l'éducation déborde de ce lit de Procuste pour s'étendre sur un autre espace.

• Du côté des Sciences de l'Education Point d'anathème ici. Il semble un peu passé le temps où les plus polémiques des philosophes s'enfermaient dans le cheval de Troie du «pédagogisme» pour surprendre la vigilance endormie des défenseurs de la Pédagogie, confondus avec l'ensemble des Sciences de l'éducation6. A partir du moment où l'on trouve des philosophes aussi de ce côté-là - c'est-à-dire, nous allons le redire : depuis le début - la question ne peut être posée en ces termes. Voyons d'abord ce qui fait de la philosophie de l'éducation une «discipline». Le problème, clairement exposé7 est «sémantico-épistémologique» : la philosophie n'est pas une science, il faut pourtant l'inclure dans la famille des Sciences de l'éducation, donc... c'est une discipline parmi les autres. A la vérité elle les surplombe8 un peu, quelque chose comme Prima inter pares, sœur aînée plus sage qui empêche les petites de se chamailler. En un sens l'affaire est la même pour toutes les autres Sciences Mères (Histoire, Psychologie, Sociologie, Economie, Démographie...). Ces filles devenues, selon l'objet de leur désir, «de l'éducation» sont-elles bien établies ? Ou est-ce une mésalliance ? La famille d'adoption, la belle-famille, c'est la 70e section, mais a-t-elle ses quartiers de noblesse universitaire ? Un jeu discret s'est joué, un jeu discret se joue

encore, à propos du fléchage des postes et des appartenances individuelles aux sections du CNU (ou CSU). Au même endroit, on peut rester dans sa discipline d'origine, changer de section, comme on acquiert un nom marital, ou garder son nom de jeune fille. On en voit même qui retournent chez leur mère, dans l'espoir d'une carrière plus heureuse, effets individuels et stratégiques d'une dialectique verticale qui fonctionne au respect ou au mépris, réciproques. En un autre sens l'affaire est particulière en philosophie pour des raisons historiques déjà dites. Certaines des sciences humaines se sont détachées de la philosophie et donc certains philosophes en ont été les pionniers. Ce sont aussi le plus souvent des philosophes qui, vers 1967, avaient les titres universitaires pour participer au nouveau démarrage (deuxième et troisième cycles) des Sciences de l'éducation. Faute de données globales, fiables, je prends l'exemple d'une université9 où un Institut de pédagogie, dépendant à l'origine de la Philosophie est devenu une «UFR des Sciences de l'éducation et des pratiques de formation», avec le concours du Centre Universitaire d'Economie et d'Education Permanente voisin10. Dix ans après cette autonomie, la philosophie y représente environ le sixième des titulaires, et cette part dans la ronde interdisciplinaire est légitime11-Les chercheurs étant également des enseignants, l'analyse approfondie de la Philosophie de l'éducation devrait passer par une étude portant sur les effectifs et les moyens de son enseignement12. Quand, dans l'exemple que je viens d'évoquer, le nombre des étudiants de licence est passé de moins de 200 à plus de 600, la Philosophie de l'éducation, à la faveur d'un changement de maquette, est devenue matière optionnelle, elle qui était obligatoire depuis le début, par construction. Autant de contingence peut affliger. Mais si l'on veut sauver les phénomènes, disons que la philosophie - facultative - inscrit plus d'étudiants que du temps où elle était obligatoire pour des effectifs plus restreints. Et puis les dévots du petit esclave du Ménon ont dû lire aussi que l'Amour a pour parents

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Pauvreté et Expédient, et qu'il n'est pas mauvais pédagogue, lui non plus, d'après Diotime, Socrate (et Platon) ! En bref, création ou suppression d'enseignements, recrutement ou départ d'enseignants, en tel lieu, à tel moment... Que les amis des idées m'accordent que la vie de la Philosophie de l'éducation est faite aussi de créations d'emplois et de définitions de profils de postes, de choix des titulaires qui leur sont liés13. Concluons sur ce point que la Philosophie de l'éducation trouve sa place dans les départements et autres composantes universitaires des Sciences de l'éducation. Un rattachement à la 70e section peut faciliter l'intégration des philosophes dans des équipes pluridisciplinaires - ils ne sont pas gens à perdre leur âme. A l'inverse, ils peuvent faire l'hypothèse que qui veut faire carrière en retournant dans sa discipline d'origine aura souvent tendance à travailler dans des groupes de recherche moins étroitement spécialisés en éducation. Mais sur le Jeu de l'oie universitaire, des coups de dés personnels autorisent des parcours singuliers ; il s'agissait ici de dégager des effets institutionnels d'ensemble.

• Du côté des IUFM Rappelons qu'en 1993 leur généralisation est toute récente, et que le colloque est donc dans l'actualité. Pour un passé moins proche, plusieurs des communications rappellent avec bonheur le rôle historique des professeurs de Philosophie dans les ENI et les ENNA. On imagine alors l'interrogation des intéressés sur le destin qui les attend, leur statut menacé, leurs possibilités d'accès, eux enseignants du second degré, au corps universitaire. Ces aspects ne sont pas développés au colloque, et s'il n'a pas été souhaité qu'ils le soient, à tout le moins la dimension «formation des maîtres» qui en était l'objectif explicite paraît réduite au lecteur des Actes. Peut-être lui manque-t-il la teneur des discussions à la suite des interventions ? Et plus particulièrement pour les contributions rassemblées, dans les chapitres «Philosopher pour penser le pédagogique» (ch. 4) et «Itinéraires et

témoignages ; institutions et pouvoir» (ch. 7)14. Dans la logique de ma lecture critique, la situation se compliquait puisque, d'une part, nous allions avoir affaire à des postes - en IUFM - de Sciences de l'Education, et peut-être avec un profil «Philosophie de l'éducation», et que, d'autre part, j'étais inquiet à propos des philosophes faisant fonction de psycho-pédagogues. Je trouve donc assez grave que le lecteur reste sur sa faim, à propos de la formation des maîtres, donc de l'intervention des philosophes en formation initiale. Je le dis sans précaution : la pédagogie serait-elle le talon de l'Achille philosophique ? D'abord quel sort les IUFM vont-ils faire à l'ancienne psycho-pédagogie, ou à son héritage ? Je renvoie, pour nourrir la réflexion, à l'exposé d'Hervé Terrai (p. 170-181). «La psycho-pédagogie : une bâtardise» ; il évoque à bon droit, après un rappel historique, le difficile problème «de la construction des compétences professionnelles»15 chez les enseignants en formation. A cet égard, la communication de Jean Houssaye : «De l'influence des philosophes en éducation sur les pédagogues» me paraît absolument essentielle, elle est une des mieux cadrées par rapport au thème initial, et en même temps une des plus dissonnantes, donc offerte à la discussion16. Elle retentit d'ailleurs jusqu'à l'épilogue (p. 364). Houssaye croit à la possibilité de former des pédagogues, et - autant le dire - il croit, dans notre monde de didactique et de didacticiens, il croit à l'existence, à la réalité de la pédagogie ! C'est un original. "La pédagogie ne se réduit pas à la disjonction ajoutée des sciences humaines qui diraient les moyens, et de la philosophie qui dirait les faits et le supplément d'âmes» (p. 117). L'irréductible pédagogie a été réduite, niée, en particulier, historiquement, par la philosophie qui l'a mise en tutelle. Et les prétendants - sciences humaines ou didactiques -, ne manquent pas pour l'occulter à leur tour, si les philosophes s'en désintéressaient. Une véritable formation initiale des pédagogues suppose qu'on parte de

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l'expérience que les formés acquièrent petit à petit, et de l'accompagnement (pédagogique) qui les aidera à construire la relation théorie/pratique de leur pratique d'abord tâtonnante. Les Sciences de l'éducation, comme telles, la Philosophie de l'éducation, comme telle, ne sont que ce que Durkheim aurait appelé des savoirs auxiliaires (il parlait lui, de la Psychologie). C'est affaire de service rendu, ou à rendre. Houssaye n'est pas certain que la Philosophie de l'éducation en ait le loisir, mais, en peine d'acteurs, il fait l'hypothèse que les philosophes pourraient s'y coller, ayant de meilleures chances d'échapper aux illusions pédagogiques qu'il dénonce. Lumière incertaine au bout du tunnel historique, ou brin de paille dans retable, comme on voudra, une espérance luit, fragile. Sinon c'en est fait de la Pédagogie, personne ne la fabriquera au service des formés, avec eux et pour eux. Acceptant la façon dont l'auteur pose la question, on peut en souligner la difficulté, si elle est traduite en termes d'identité professionnelle. Qui, alors, serait bon pour ce service-là ? Et combien d'abord, dans un IUFM de plusieurs milliers d'étudiants ? Et s'agissant de candidats aux concours et de stagiaires de deuxième année, mobilisés par un mémoire professionnel, comment les accompagner ? On peut redouter une action de second degré de pédagogues formateurs de formateurs ; la problématique est connue : c'est celle, verticale, de la Troisième République (pour ne pas parler de la première Ecole Normale). Il n'y a pas de corps enseignant, de diplôme, de concours, de qualification reconnue pour ce faire. Même à supposer que les compétences véritables existent, du côté des formateurs actuels - ce qui n'est pas invraisemblable -, quel statut, quel recrutement pour eux ? On a honte d'être aussi trivial, mais j'ai participé au recrutement d'enseignants (70e section) en poste à riUFM, et je sais ce qu'ils ont eu à faire. J'ai vu aussi des titulaires de DEA, en cours de doctorat, disparaître, accablés par leurs obligations de service... Il faudrait à HOUSSAYE un corps de Pédagogues. Ce n'est pas une «discipline», ni du primaire, ni du secondaire, ni du supérieur. Cela n'existe

donc pas. On peut le regretter. On déplorera moins que, le sachant, Houssaye, sans trop y croire, parle de philosophes-pédagogues, plus exactement de «philo-pédagogues», introuvables. Qu'il les fabrique et qu'il devienne conseiller du Ministre. Je ne vois pas d'autre solution concrète. A vous, lecteurs, d'en trouver. Les ressortissants des IUFM ont des difficultés avec les modules transversaux de formation professionnelle générale. Souvent les stagiaires s'en désintéressent, trop souvent les intervenants n'y font que des ménages. Le colloque s'est montré discret (insistance ENI, ENNA) sur les anciens formateurs de CPR, eux qui ne s'occupaient, en l'espèce, que des futurs professeurs de Philosophie ; qu'ont-ils à dire à tous les autres ? Pour l'heure, c'est-à-dire plus de deux ans après ces assises, on aimerait bien savoir l'état d'une migration possible, celle des nommés en IUFM, sur poste Sciences de l'éducation, qui, par mutation, vont demander à revenir à plein temps à l'Université. Une telle mise en écriture pourrait expliquer les fluctuations du statut des directeurs d'études, elle pourait être un indicateur de l'inconfort des universitaires en Institut, ou le prélude d'une stratégie de carrière où le séjour en IUFM serait comme un sas pour l'accès en des lieux plus sereins. Lire ainsi les Actes d'un colloque, en dressant la liste des ignorances à combler, semble indiquer aussi tout ce qu'il donne à chercher ; quant à marquer les limites du lecteur lui-même, celui-ci n'avait pas besoin de l'exercice pour en être convaincu. G

Bertrand LECHEVALIER Professeur émérite (LILLE III)

NOTES1. Paru fin 1994. Si j'ajoute que j'ai reçu l'ouvrage avec la commande, on comprendra que je n'étais pas présent à Dijon. Cette distance par rapport à l'événement peut expliquer quelques erreurs d'interprétation, de la part du simple lecteur que je suis. 2. J'avais renoncé à me rendre à Dijon parce que je

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prévoyais une rentrée difficile dans l'UFR de Sciences de l'Education (Lille III), dont j'étais encore directeur à l'époque des inscriptions au colloque. 3. Entre la liste fastidieuse qui donnerait tous les titres, et qui occuperait deux pages, et la référence impossible pour qui n'aurait pas le volume à portée de la main, je choisis de communiquer les têtes de chapitre :

Envoi. (J. Beillerot). 1. Etrangeté et précarité d'une discipline néces-saire. (G. Avanzini, H. Hannoun, M. Soëtard, C.

Hadji, P. Goujon). 2. Une attention au politique et à l'éthique. (J.J. Wunenburger, J. Larrosa-Bondia, E. Debarbieux, J. Masschelein). 3. Identification d'une discipline : proximités et contrastes. (N. Charbonnel, A.-M. Drouin-Hans, A. Verlan). 4. Philosopher pour penser le pédagogique. (J. Houssaye, D. Hameline, B. Rey, H. Terrai). 5. Histoire de la Philosophie et de l'Education. (M. Grandière, H. Guineret, J. Boutaud, A. Doz, P. Clanché). 6. Philosophie, savoirs, formation. (M, Fabre, L. Cornu, A. Vergnioux, D. Jacobi, J.P. Sylvestre, H. Vincent). 7. Itinéraires et témoignages : institutions et pouvoir. (P. Boumard, A. Bizet). 8. Eclairages historiques. (J. Velitchkoua-Borin, P. Ognier, H. Lethierry, P. Dubois).

4. Je veux dire des copains qui se citent les uns les autres, sans parler des coquins. 5. Le kantisme universitaire, style Barni, n'a pas toujours été bien fidèle au philosophe de Kœnigsberg... En tout cas l'auteur du Conflit des Facultés, et de maints écrits anthropologiques, a plus critiqué le dogmatisme métaphysique que... les Sciences Humaines, et pour cause I 6. Ne lit-on pas dans un récent numéro de \'Ensei-gnement Philosophique un article sur la «Didactique de la philosophie» ? 7. Cf. Guy Avanzini, p. 16. 8. Cf. J.Beillerot, p. 1. 9. Lille III, où j'ai été en poste de 1987 à 1995. 10. Le CUEEP de Lille I ; qui aujourd'hui a son propre département de Sciences de l'éducation, à l'interne. 11. Trois postes : 1 Professeur d'Université, et deux Maîtres de Conférences sur une vingtaine en 1996. 12. En particulier une études des modules pré-pro-fessionnels (de DEUG ou de licence concernant

des aspirants à l'IUFM), parfois chasse réservée de professeurs de philosophie, soit des EN, soit du secondaire. J'ai connu une époque, vers 1990, où faute de crédits, ils sont passés de 75 h à 37h30 (!), et où, vu le nombre des étudiants, le module de licence, qui comprenait un stage, a été modifié : l'Académie avait trop à faire avec ses propres stagiaires du premier degré. 13. Au recrutement 1996, à Lille III : un poste de Professeur d'Université, en remplacement d'un départ à la retraite, donc maintenu, et un poste de Maître de Conférences créé, en Philosophie et Pédagogie. A l'IUFM, un directeur d'études, Maître de Conférences, réservé aux Conseillers Principaux d'Education. 14. Voir la note 3 supra., pour les auteurs. 15. p. 180. 16. Je m'offre moi au soupçon de complaisance envers mon commanditaire, A chacun de juger, en relisant la communication de Houssaye, de mon aveuglement, qui n'est tout au plus que myopie.

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Regards croisés

sur l'ouvrage

de Philippe Meirieu :

«La pédagogie

entre le dire et le faire»

EDITIONS ESF, COLLECTION PÉDAGOGIES,

PARIS, 1995,281 PAGES,

jurquoi en pédagogie, plus que partout ailleurs, ne fait-on pas ce que l'on dit ?» Cette question qui pose déjà problème à l'universitaire occidental, interpelle d'autant plus le pédagogue maghrébin que l'auteur du dire et l'agent du faire appartiennent à deux cultures différentes. Nos enseignants ont en effet la tâche, souvent impossible, d'appliquer une pédagogie de maîtrise d'obédience bloomienne, des méthodes actives conçues par Freinet et une pédagogie différenciée élaborée dans une épistémé moderne qui creuse encore davantage «/a béance irréductible entre le dire et le faire». Pour répondre à cette question complexe, dans la sphère de la culture occidentale, Philippe Meirieu nous promène allègrement de l'analyse éthique et philosophique du dire pédagogique, à la relation critique des expériences de terrain, de l'histoire des idées pédagogiques (comme cette querelle combien actuelle, pour un maghrébin, entre Condorcet et Rabaut Saint-Etienne) au débat actuel sur l'éducation, pour déboucher sur cette conclusion courageuse : entre le dire et le faire pédagogiques, il y a un écart qu'on ne peut résorber mais qu'on n'est pas résigné à accepter comme fatalité. La conscience de cet écart est justement ce qui permet à la réflexion pédagogique d'exister et de se développer et au pédagogue d'exercer cette vigilance épistémologique sans laquelle l'action quotidienne ne serait qu'automatisme.

Pour revenir à la problématique du «dire et du faire» dans les pays du Maghreb, je dirai que la démarche de Philippe Meirieu qui consiste ici à faire l'analyse critique des principaux paradoxes pédagogiques (le dire et le faire, l'instrumentation et l'interpellation, la formation du sujet et l'interpellation du sujet...), me semble constituer un système d'intelligibilité transférable dans notre réalité pédagogique. L'écart entre le dire et le faire devient certes pour nous beaucoup plus béant, puisqu'il est enrichi par un paradoxe supplémentaire, mais il est source de vigilance et moyen de refuser la fatalité. Autant de qualités pédagogiques qui ne peuvent qu'aider nos maîtres à mieux être, c'est-à-dire à mieux faire. O

Ahmed CHABCHOUB, Université de Tunis I

es commentaires qui suivent sont autant une présentation de l'excellent livre de Meirieu

qu'une réflexion à partir de lui. Mais ces commentaires ne prétendent à rien d'autre qu'à saluer sa parution et, peut-être, à apporter quelque chose aux débats qui s'ouvrent dans ces pages, sans que cet apport puisse être perçu comme impertinent. Je voudrais signaler que mes propos ne doivent pas être considérés comme des commentaires de «spécialiste», émanant de quelqu'un qui serait «entendu en la matière», qui prétendrait dresser son savoir contre celui de l'auteur ; il convient de les recevoir comme des notes de lecture d'un lecteur attentif et intéressé, qui a beaucoup joui du texte, qui ne s'est jamais ennuyé et, ce qui importe vraiment, qui a toujours eu l'opportunité de réfléchir avec lui.

1 • Dans ce livre, le problème articulé à la trajectoire personnelle, professionnelle et intellectuelle de l'auteur, n'est autre que celui de la pédagogie, ce savoir nécessiteux, placé le plus souvent sur la défensive, d'une désarmante fragilité devant les attaques acharnées de ses critiques, et d'un statut chaque fois plus difficile face aux discours

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positifs des sciences de l'éducation, aux discours savants de la spéculation philosophique, aux discours idéologiques et simplistes de la rhétorique politique, humaniste ou morale, aux discours techniques des didactiques prescriptives, aux discours de témoignages surgis des expériences éducatives concrètes. Faisant un usage magistral d'une bibliothèque éducative choisie (Arendt, Lévinas, Ricœur, Jankélévitch...), de l'œuvre de quelques anciens pédagogues (Thierry, Pestalozzi, Makarenko, Freinet, Korczak, Freire, Oury, Neill...), et de sa propre expérience d'éducateur-enseignant et de formateur d'enseignants, Meirieu place le pédagogique dans un endroit propre, problématique, toujours indigent et nécessairement traversé par des contradictions constitutives. L'espace pédagogique, que les enseignants habitent chaque jour, n'est autre que le lieu d'une résistance essentielle : celle que les apprenants opposent à la tâche éducative, à ses méthodes et à ses intentions. Dans cette perspective, l'apprenant, en se refusant à tout projet, apparaît chez Meirieu comme une figure de l'allérité, comme celui qui, toujours au-delà de n'importe quelle tentative de capture, inquiète la sécurité de nos savoirs (et l'orgueil de notre volonté de savoir), celui qui questionne le pouvoir de nos pratiques (et l'arrogance de notre volonté de pouvoir), et celui qui ouvre un vide dans lequel s'abîme l'édifice bien bâti des institutions que nous avons créées pour l'accueillir (et ce qu'il y a de présomptueux dans notre volonté d'appropriation). La pédagogie apparaît quand l'enseignant abandonne son obsession pour rompre cette résistance, quand il ne la nie plus en faisant comme s'il ne la voyait pas, quand il ne se résigne pas, impuissant devant elle, et quand il devient capable de la reconnaître et de la travailler de l'intérieur. La pédagogie apparaît donc quand l'enseignant se trouve face aux enfants et ne se limite pas à protéger le mystère et l'étonnement de cette rencontre (toujours inquiétante, nouvelle et singulière) avec un savoir pré-disponible ou avec la bonne conscience des objectifs, sans doute magnifiques, mais surtout dogmatiques et

préalables. La pédagogie se doit ainsi de maintenir éveillée l'attention à l'énigme constamment renouvelée de l'altérité de l'enfance. Mais une telle énigme n'est pas un problème qui puisse être résolu et par là disparaître. Si elle ne peut être résolue, elle se doit d'être expérimentée. Dans cette expérience de l'énigme, l'énigme ne disparaît pas comme telle, mais, en se tenant comme énigme, elle parvient à faire partie de nos savoirs et de nos pratiques, tout en les inquiétant. Ce problème a la forme d'une demande qui avance une possible réponse qui l'annulera enfin comme question. Mais l'énigme est la question qui ne peut disparaître, la question qui doit être expérimentée et maintenue comme question. Porter attention à l'énigme, c'est faire l'expérience de la manière dont une question sans réponse arrive à faire partie de nos savoirs et de nos pratiques, en les faisant trembler. La pédagogie n'est que la façon dont la résistance de l'apprenant sollicite et en même temps met en question tout ce que nous savons et tout ce que nous pouvons.

2 • La tension qui ouvre l'espace pédagogique et qui le constitue ne peut être réduite ni par la vérité de nos savoirs ni par le pouvoir de nos pratiques ni par le recours consolateur de notre bonne volonté. Les enseignants ne peuvent qu'habiter l'inquiétude qui configure cet espace. Pour l'habiter, nous avons besoin évidemment d'une certaine vérité, d'un certain pouvoir et d'une certaine bonne volonté, mais toujours provisoires et sans cesse questionnés. Car l'apprenant est toujours autre chose que ce que nous savons et voulons de lui ; nous ne pouvons que projeter sur son visage notre savoir et notre vouloir ; le travail sur la résistance qu'il nous oppose a une puissante dimension réflexive. C'est pour cela que l'espace pédagogique est un lieu où il nous est nécessaire de mettre à l'épreuve en permanence notre inventivité et notre créativité, notre attention et notre capacité de jugement, notre sollicitude et notre courage, notre disposition constante à la reconduction. Par conséquent, l'espace pédagogique est le lieu d'une aventure singulière qui, comme

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toute aventure, jouit d'une irréductible dimension d'incertitude. L'éducation est une série de pratiques dont on ne peut jamais prévoir le résultat. Pour cette raison, les pratiques éducatives ne sont pas un chemin plus ou moins sûr vers un but prévu, vers un objectif connu d'avance, mais une ouverture vers un inconnu qu'il est impossible de prévoir. A l'inverse de tous ceux qui prétendent transformer l'expérience de l'éducation en une expérimentation sûre, contrôlable et calculable, la pédagogie affronte une expérience toujours incertaine, soit la rencontre d'une subjectivité concrète et d'une autre qui la défie et la déstabilise. Pourtant, c'est bien dans cette rencontre que l'éducateur se constitue comme tel et dans lequel apparaît, pour celui qui apprend, la possibilité de prendre la responsabilité de lui-même.

3 • II se peut que, dans cette spécificité de l'espace pédagogique, nous puissions trouver la justification intime de la texture du discours pédagogique, de cette forme d'expression hybride et inclassable que nous pouvons encore rencontrer dans les écrits des anciens pédagogues et qui aujourd'hui est vaincue par d'autres formes triomphantes à tel point qu'elle a complètement disparu. Si le discours pédagogique n'a pas la forme d'un texte scientifique, ni d'un traité philosophique, ni d'un texte littéraire (bien qu'il ait quelque chose de tous ces genres), est-ce dû à sa déficience ? Pourquoi une forme mixte et quelquefois ambiguë n'aurait-elle pas une raison qui la justifierait ? En Espagne du moins, la bibliothèque actuelle des enseignants en formation et en exercice est fondamentalement composée d'ouvrages de psychopédagogie et de méthodologie didactique, de traités théoriques qui ne sont souvent qu'une version édulcorée et prête à être utilisée de quelques morceaux de la pensée contemporaine que des spécialistes ont jugés comme relevant de l'éducation. Mais cette bibliothèque est immensément pauvre en textes qui soient capables d'alimenter la pensée, les convictions, la créativité et la pratique quotidienne de ceux qui ne sont ni

ne cherchent à être scientifiques ou chercheurs professionnels. Les enseignants ont à leur disposition une énorme quantité de connaissances de toute sorte, mais ils continuent à agir dans la perplexité et sans trop savoir quoi faire (ou en se contentant de l'habituel) devant les problèmes qui se présentent à eux chaque jour. C'est peut-être pour cette raison que croît, parmi les enseignants de base, un certain ressentiment devant autant de livres arrogants, écrits dans un jargon spécialisé et relativement inaccessible, détachés de l'expérience, et en définitive stériles et impuissants. Si nous lisons, par contre, les textes des anciens pédagogues, nous y trouvons une volonté ferme que la pensée s'incarne en pratiques, tout en les éclairant et en les transformant. Ce sont des livres qui se veulent actifs et agissants, des livres pleins d'idées, non pas abstraites, mais inspiratrices.:D'elles découlent un style pédagogique et, dans le même temps, une éthique et une esthétique de l'éducation, capables de guider, telle une musique, les actes, les grimaces et les paroles quotidiennes. Ces livres, en définitive, n'essayent pas de nous dire la vérité de ce que sont les choses, ni ce que nous devons faire, mais ils nous aident à donner un sens à ce qui nous arrive et ils nous poussent vers l'engagement et la créativité. Dès lors, nous pouvons avoir oublié la doctrine de Freinet, Freire ou Thierry, nous pouvons avoir cessé de croire dans certaines de leurs idées, nous pouvons avoir dépassé certaines de leurs connaissances, nous pouvons avoir repéré certaines de leurs contradictions, nous pouvons avoir perdu certains de leurs espoirs, rien n'y fait : leur style, leur façon d'affronter les problèmes et de donner sens, leur façon d'agir, la qualité de leur courage et de leur détermination sont encore présents en nous qui les avons lus. Je pense que le livre de Meirieu, même s'il ne propose pas cela explicitement, contribue à ce travail de recours et de redécouverte de ces formes éducatives passées et presque oubliées. Une des leçons de ce livre tient à la suggestion qui nous est faite, à nous les professeurs des facultés de sciences de

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Page 102: Les fichiers originaux de ce premier numéro de la revue ...shs-app.univ-rouen.fr/civiic/revue/penser-01.pdf · Place aux articles donc, et à eux seuls. O 7996, 1. n défi à l’éducation

Penser l'éducation

l'éducation, de bien vouloir nous charger de récupérer et de maintenir vive une certaine bibliothèque pédagogique, de lui donner un rôle actif dans la formation et la transformation des enseignants. Non pas qu'il y ait là la solution à quelques-uns de nos problèmes pratiques ou la réponse à quelques-unes de nos demandes théoriques. Mais parce que ces textes gardent la mémoire d'une façon de faire attention à cette inquiétude constitutive de l'espace pédagogique que nous ne devons pas perdre, si nous tenons à ce qu'un tel espace soit conservé comme une possibilité de rencontre humaine et ne devienne pas un laboratoire.

4 • Pour terminer, je ferai un dernier commentaire qui se voudrait aussi un petit hommage à Gille Deleuze, récemment disparu. A un moment, dans Différence et répétition, Deleuze distingue entre les objets de reconnaissance (les choses qui peuvent être pensées confortablement et qui laissent la pensée tranquille) et les rencontres qui forcent à penser. Dans le premier cas, la pensée suppose tout ce qui est questionné et elle est selon Deleuze «pleine de soi-même». Dans le second cas, la pensée est une forme de la sensibilité et de la passion vis-à-vis de ce qui ébranle l'âme et la laisse perplexe. C'est seulement dans cette relation sensible et passionnée avec ce qui fait penser que la pensée est aussi apprentissage. Sur l'apprentissage, Deleuze écrit : «...on ne sait jamais d'avance comment quelqu'un arrivera à apprendre, grâce à quels amours on arrive à être bon en latin, au moyen de quelles rencontres on arrive à être philosophe, ni dans quel dictionnaire on apprend à penser... Il n'y a pas une méthode pour trouver des trésors et il n'y a pas non plus une méthode pour apprendre, mais une trace violente, une culture ou paideia qui parcourt l'individu dans sa totalité... La culture est le mouvement de l'apprendre, l'aventure de l'involontaire qui enchaîne une sensibilité, une mémoire et ensuite une pensée». Dans l'écriture de Meirieu, on apprécie de façon presque matérielle l'origine sensible de la pensée, sa racine dans la rencontre avec

ce qui fait penser. Meirieu sent ce qu'on trouve dans la quotidienneté éducative sous des tonalités affectives d'une grande finesse. Quand ce choc sensible se lie à la mémoire des autres perplexités, la pensée commence à naître sous la forme d'une passion à laquelle il est impossible d'échapper. Au milieu de tant d'écrits sur l'éducation où la pensée est pleine d'elle-même et suppose tout ce qu'elle questionne, au milieu de tant de livres dans lesquels la pratique scolaire n'est qu'un objet de reconnaissance, je crois que c'est précisément dans cette modification de la relation sensible avec ce qui fait penser que le livre de Meirieu situe son pari ; c'est là qu'il est aussi une aventure, et c'est vraiment ce qui vaut la peine. O

Jorge LAROSSA Université de Barcelone

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