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, UNIVERSITE MOHAMMED V , HESPÉRIS TAMUDA VOL. XV. - Fascioule unique mITIoNS TECHNIQUES NORD-AFRICAINES 22, Rua DU Wu, RABAT 1974

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  • ,UNIVERSITE MOHAMMED V

    ,

    HESPRISTAMUDA

    VOL. XV. - Fascioule unique

    mITIoNS TECHNIQUES NORD-AFRICAINES22, Rua DU Wu, RABAT

    1974

  • HESPRISTAMUDA

    La revue HESPERIS-TAMUDA est consa-cre l'tude du Maroc, de son sol, de ses popu-lations, de sa civilisation, de son histoire, deses langues et, d'une manire gnrale, l'his-toire de la civilisation de l'Afrique et de l'Oc-cident musulman. Elle continue, en les rassem-blant en une seule publication, HESPERIS,qui tait le Bulletin de l'Institut des HautesEtudes Marocaines, et TAMUDA, Revista deInvestigaciones Marroqufes, qui paraissait Ttouan.

    Elle parat, en principe, en trois fascicules~imples par anne. Chaque fascicule comprenddes articles originaux, des communications,des comptes rendus bibliographiques, principa-lement en franais et en espagnol, et, ven-tuellement, en d'autres langues.

    Pour tout ce qui concerne la RDACTION DELA REVUE (insertions, publication de manus-crits, preuves d'impression, tirages part, de-mandes de comptes rendus) ainsi que pour lesdemandes d'abonnements et d'achats, s'adres-ser au Service des Publications. des Echangeset de la Diftusion de la Facult des Lettres etdes Sciences humaines. B.P. 1040 - Rabat.

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    La revista HESPERIS-TAMUDA esta dedi-cada al estudio de Marruecos, de su suelo, desu poblaci6n, de su civilizaci6n, de su historia,de sus lenguas y de modo general a la historiade la civilizaci6n de Africa y deI accidente mu-sulman. Esta revista continua, reunindolas enuna sola publicaci6n, a HESPERIS, que erael Boletin deI Institut des Hautes Etudes Ma-rocaines, y TAMUDA, Revista de Investiga-ciones Marroqufes, que aparecia en Tetuan.

    HESPERIS-T AMUDA aparece en principioen tres fascfculos. Cada fascfculo comprendearticulas originales, varia, reseiis bibliografi-cas, principalmente en francs y en espaiiol, yeventualmente en otras l'enguas.

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  • HESPRISTAMUDA

    Vol. XV. - Fasc. unique 1974

    SOMMAIRE - SUMARIO

    ARTICLES - ARTlcULOS

    Bernard ROSENBERGER et Hamid TRIKI. - Famines et pidmies auMaroc aux XVIe et XVIIe sicles (suite) 5 w

    Norman CIGAR. - Une lettre indite du Mlay Ismacl aux gens deFs r05

    Ramon LoURIDO DIAZ. - Documentos itteditos sobre el nacimientode Dar al-Baycfa' (Casablanca) en el siglo XVIII Hg "-

    Abdallah HAMMOUDI. - Segmentarit, stratification sociale, pouvoirpolitique et saintet. - Rflexions sur les thses de Gellner .... r47

    Germain AYACHE. - Les implications internationales de la guerre duRif (1921-1926) r8r

    Martha GURARD. - Contribution l'tude de l'art de la broderie auMaroc (suite) 225

    COMPTES RENDUS BIBLIOGRAPHIQUES - RESENAS BIBLIOGRAFICAS

    H.]. HUGOT, Le Sahara avant le dsert (5. Nejjar), p. 25I. - Recueild'tudes sur les moriscos andalous en Tunisie, prpar par Miguel deEpalza et Ramon Petit (M. Arribas Palau), p. 25g. - Lhachmi BERRADY,Les Chorfas d'Ouezzane, le Makhzen et la FranEe (1850-1912) (Moha-med Kenbib), p. 262. - Dr Mohammed 5IJELMASSI, Les arts traditionnelsau Maroc (O. du Puigaudeau), p. 266. - Bulletin de la Socit d'Histoiredu Maroc; revue al-Ba/:tt al-ollmi (5. Nejjar), p. 26g. - Mlanges de laCasa Velasquez (B. Loupias), p. 277.

  • 5FAMINES ET EPIDEMIESAU MAROC

    AUX XVIe ET XVIIe SIECLES(SUITE)

    1613-1635 Nouveaux malheurs et im.possible redressement

    L'aventure du mahd s'achevait, la monarchie saadienne semblaitdevoir tomber Marrakech sous la tutelle du marabout Ya~ya ben "Abd-allah qui l'avait sauve, et Fez, sombrer dans le brigandage. Unenouvelle preuve s'abattit alors sur le pays dont les plaies taient encorevives. D'aprs une chronique de Fez, en mars-avril 1613 Il il y eut un telmanquE: de pluies que lesol et les crales se desschrent presque compl-tement Il. Les Juifs multiplirent les jenes rituels pour obtenir la pluie,mais en vain, ou, du moins, celle-ci vint trop tard pour sauver la rcolte.Aussi, la fin de l'anne c'tait la disette: Il Qui dira toute notre dtres-se ! Il s'exclame le chroniqueur Il Le 25 Teht (27 dcembre-6 janvier) la

    ~al:lfa de bl valait 25 mitqals. Plus de soixante Gentils mouraient chaquejour de faim, mais, Dieu merci, pas un seul Juif ne prit. Que Dieu metienne compte de toute la peine que je me suis impose pour la gestion dela caisse de bienfaisance... Il La forte cohsion de la communaut, sa solideorganisation semblent avoir pu la prserver, mais seulement un temps, carnotre chroniqueur ajoute : Il Le 9 sebat (9-19 janvier 1614) le prix de la!?a1)fa de bl atteignit 300 onces. Plus de 7 000 Musulmans taient mortsde faim ainsi que plus de 150 Juifs. Et l'on n'chappait la famine quepour prir par le glaive, car l'inscurit rgnait sur tous les chemins. Lafamine de 5366 (1606) n'avait pas dur aussi longtemps que celle de 5374(1613-1614) Il. D'aprs le mme chroniqueur, Marrakech galement, les

  • 6 Il. HOSENBERGER ET IL THmI

    ] uifs furent soumIS de rudes preuves ( 17). Des sources musulmanesconfirment la ralit et la duret de cette famine Fez. Urani rapporte quepeu aprs la mort de Mu1).ammad as-Sayv, les citadins refusent de suivreson fils qui veut venger l'assassinat de son pre. A la suite de ces v-nements, il se produisit une grande disette : les denres atteignirent de sihauts prix qu'une mesure de bl se vendit deux onces et quart. Par suitebeaucoup de personnes prirent et le directeur du maristan compta 4 600morts depuis la fte des Sacrifices de l'anne I022, jusqu'au mois de rebiarer de l'anne suivante (du 2r janvier au II avril r614). Les faubourgsde la ville tombrent en ruine, les villages furent abandonns et Lemthail ne resta plus que des animaux sauvages; enfin les caravanes furentbien souvent pilles Il (l18). Le Nasr dit simplement pour I022 H. : Il le blatteignit le prix de 300 ouqiya la charge, cette dernire mesure tait alorsla charge prophtique Il et la Chronique anonyme saadienne signale : ily eut en I022 H. une grande chert et la scheresse. Le bl fut vendu cinq ouqiya le mudd, ce dont Dieu nous garde et de nombreuses personnesmoururent Il eI9). Il est assez difficile d'y voir clair dans les prix: la $aJ:tfaet la charge (wasq) -donnent en r614 pour la mme somme (300 uqya)une capacit assez comparable, et le Nasr s'accorde assez bien avec lachronique juive; par contre le prix du mudd (c'est sans doute ainsi qu'ilfaut comprendre (1 mesure Il) varie du simple au double entre Ifran etl'anonyme, et surtout ce dernier prix reprsenterait alors quatre fois plusque les premiers ! Une part importante de la population de Fez prit :7000 victimes jusqu'en janvier r614 et prs de 5 000 entre janvier et avril1614 reprsentent une proportion certainement suprieure IO % comptetenu du fait que Fez tait moins peupl qu'au dhut du XVI" sicle, o

    (217) Le sultan procda de grands pillages Marrakech et dpouilla la plupart.Plus d'un mourut de faim ou apostasia. Il G. VAJDA : op. cit., pp. 26 et 31. Qui dsignecette appellation de sultan Il ? Ab Ma}:1alli est mort le 30 novembre 1613. Etait-ccYa}:1ya ben "Abdallah? Quant ces morts de faim, sont-dies le rsultat de la disetteou aussi du pillage des biens des Juifs? Par ailleurs comment comprendre la comparaisonavec la famine de 1606 ?

    (218) IFRN: Nuzhat, trad. p. 390 - Le directeur du MristIl aurait-il eu parIJlses fonctions celle de dnombrer les victimes des calamits ?

    (219) QI>IR: NaJr, trad. t. I, p. 273 ; Chroniqul1 anonyme saatlienne, (ld. Colin,p. t t l.

  • FAMINES ET PIDMIES AU MAROC 7

    elle comptait alors environ IOO 000 mes. Il y eut sans doute d'autresvictimes en grand nombre dans le reste du pays. La disette est accompa-gne des habituelles violences.

    Dix ans plus tard, survinrent de nouveaux malheurs beaucoup plusgraves et plus prolongs. A Fez, d'aprs une chronique juive encore, enjuin r624 les impts furent doubls, les communications interceptes etl'pidmie clata. En l'espace de deux mois il mourut plus de 200 cadavrespauvres (sic) et plus de 300 enfants au dessous de cinq ans . Il fautremarquer la mortalit infantile particulirement forte. En septembre-octobre r625 Il l'pidmie svissait et la ville tait bloque Il e20). Est-ce cause de ce blocus ou des intempries que, selon le NaST, en I035 H. (oct.r62S-oct. r626) Il le froment atteignit le prix de 70 ouqiya la mesure Il.La mme source confirme qu'une pidmie clata Fez cette anne (l2l).La chronique juive nous apprend que l'pidmie s'arrta une date nonprcise, aprs septembre r626. Mais Il ensuite elle reprit - le texte n'estpas clair ici - soit jusqu' Pentecte, soit partir de Pentecte Il et fit50 60 morts par jour, et 5 ou 6 parmi les Juifs Sefrou et Mekns (l22).On pense un arrt pendant l 'hiver et la reprise classique au printempsavec les premires chaleurs. L't r627, la maladie durait encore puis-qu'elle causa la mort du prince saadien ''Abd al Malik, fils d'Al Mii'mn,qui rgnait Fez depuis la mort de son frre eAbdalHih en r623. Avec luis'teignit cette branche chrifienne ( 23 ).

    Les mmes maux frappaient le reste du pays. Par les mmoires deG. Coutinho, nous savons que la place portugaise de Mazagan fut ravagepar l'pidmie, et comment celle-ci y fut introduite. Au moment o Mawliiy

    (220) G. VAJDA : op. cit., p. 41 ; E. BLOCH: op. cit., donne des informations qu'au-cune source n'a permis de contrler: l( 1620 ~ la peste svissait cette poque auMaroc o elle tait connue sous le nom de Habouba el Kebira, c'est--dire le gros bouton.Elle parvint assez rapidement Tunis o elle entrana la mort du cheikh El Bekris(1030-31 H.) ce qui fit donner l'pidmie de 1622 le nom de peste d'El Bekris )1 --On peut se demander si cet auteur n'a pas commis une erreur et voulu parler del'Algrie.

    (221) QaDIR: Nasr, trad. t. l, pp. 329 et 336.(222) G. VAJDA : op. cit., p. 42.(223) Selon QDIR : Nasr, texte arabe, t. l, p. 135, cAbd aLMalik est mort en 1036

    (1626-1627). La chronique juive cite par Vajda prcise qu'il est mort au Illois d'Ell(aoftt-septembre) .

  • 8 B. HOSENI:RGER ET H. THIKI

    Zaydrl avec sa maIJalla se dirigeait vers Azemmour pour percevoir l'impten Chaoua, ce qui pouvait laisser craindre une attaque contre Mazagan,le gouverneur avait envoy une barque monte par quelques marins pr-venir son homologue de La Mamora par mer. Ces hommes qui ne rest-rent dans le pays que deux jours en arrivrent tel point que, sur dix,quatre chapprent au mal; encore ceux-ci montrrent-ils quelque tempsaprs plus que des marques de ce qu'ils avaient eu Il. Les habitants deMazagan, non sans raison, les rendaient responsables de la contagion,d'autres, et Coutinho incline partager leur avis, accusaient le bl avariarriv de Terceira (Madre) parce que mme les btes mouraient (224). Onpeut dater approximativement le moment o les marins sont alls laMamora, puisque Zaydn a fait son entre dans Azemmour le 25 juillet1624 (225). A ce moment l l'pidmie devait s'tre dclare dans le Gharb.A Mazagan presque tout le monde fut atteint et le nombre de victimes futlev (226). Cela rappela au souvenir des hommes ces grands catarrhesde l'anne 1581 ... Il Il ne semble pas pourtant que le mal ait t de mmenature. La maladie dura longtemps, au moins dix huit mois, puisqu'audbut de 1626 elle n'tait pas encore termine II (227).

    Le rcit de la Mission des pp Capucins au Maroc, o les vnementssont rapports dans l'ordre chronologique, nous renseigne sur Marrakech.Malgr son vidente volont d'dification, ce texte apporte des lmentsprcieux. La premire mention de (1 peste Il Marrakech date du printemps

    (224) R. RICARD : Mazagan et le Maroc SaliS le rgne du sultan Moulay Zidan(1608-1627), 1956, pp. 112-113.

    (225) IDEM: Ibidem, p. 69.(226) Elle affligea cette ville de manire si gnrale que je ne crois pas qu'il y soit

    rest une seule maison o l'on n'ait pas port le cercueil de la Misricorde, et qu'il yait eu dans les maisons beaucoup de personnes qui n'aient pas communi dans leur lit Il,Ibidem, p. 112. Les Misericordias taient des institutions de bienfaisance rpanduesdans le monde portugais. Cf. AUBENAS et R. RICARD: L'Eglise de la Renaissance, 1951(FLICHE et MARTIN: Histoire de l'Eglise, t. xv), p. 311. Coutinho dit encore : Il il neresta personne qui ne ft plus ou moins gravement malade H, p. 113.

    (227) La maladie ... grandit et se rpandit pendant de longs mois sans qu'il y l'fitde remde efficace. Il, Ibidem, p. 1L3. D'aprs le contexte on peut dduire cette dateapproximative: juste avant, l'auteur a parl d'vnements qui se placent en novembre1625, et immdiatement aprs ce passage consacr l'pidmie, il dit que les foursrestrent teints, cause du manque de bl, en mars et une partie d'avril.

  • FAMINES ET PIDMIES AU MAROC 9

    de 1626, au moment o elle frappe les captifs chrtiens (228). L'isolementdes prisonniers les a sans doute prservs un temps, mais lorsqu'ils furenttouchs par la maladie, celle-ci trouva un terrain trs favorable. La faminea fray le chemin, l'pidmie. Elle svissait en 1626 et, par rapport aureste du pays, y tait aggrave par les conditions naturelles dj peufavorables et un marasme du commerce dont on ne voit pas exactementles causes si elles ne sont pas dans la crise de subsistances (229). MawUiyZaydan mourut le 17 septembre 1627 Marrakech; il ne fut pas victimede l'pidmie sinon, les chroniqueurs n'auraient pas manqu de le signa-ler (230). Son fils eAbd al Malik monta sur le trne et dut lutter contre sesfrres pour le garder. Il voulait s'affermir sur son trne et rgner avecdouceur et de la gloire, ce qu'il ne pouvoit faire sans peine, tant fort ha.La famine et la peste qui augmentoient ne favorisoient point son dessein.Le peuple toit sur le point de se rvolter, faute de bled dont la chargevaloit jusqu' 20 cus et alloit monter jusqu' 40 et l'orge 12 et si on n'entreuvoit pas )l (231). La peste continuait de plus belle et la famine qui avaitmarqu 1626 s'aggravait en 1627 dans la rgion de Marrakech. (( Toutesles denres y toient au poids de l'or et y faisoient tellement cher vivreque la famine toit' presque universelle dans ce royaume ll. Et notresource ajoute Il plus de 7 000 familles entires quittrent la ville pour fuircette sanglante perscution. Elle fit mourir des Mores et des Juifs sansnombre, et ce qui est plus dplorable, elle contraignit les femmes quiavoient de la rputation la honte de la prostitution, pour un morceau de

    (228) L'auteur de la relation rsume les lettres envoyes par les religieux demeursauprs des captifs: Ils asseurent d'estre en une sant parfaite, ce qui n'est pas unepetite merveille, car ils manquoient de nourriture, ce Roy ayant retranch un peu dela viande qu'il leur avoit ordonn qu' grand'peine pouvoient-ils avoir, et les rduisitau poinct du reste des captifs ausquels il ta le pain, tant cause de SOn mcontente-ment qu' raison de la famine qui fut extrme cette anne dans Maroque ; de sorte quela peste se j.oignant la famine, au desespoir et d'autres miseres ... il mourut plus desis cens esclaves chrestiens. Ce qui devoit faire mourir ces bons Pres toit l'infectionde tant de cadavres, qu'il sembloit que cette prison fut change en charnier... ToutesfoisDieu les conserva sains parmi ces puanteurs. (S.I.R.M. France, t. III, doc. XXVII,p. 144). Mawlay Zidan semble avoir t mcontent des dlais des oprations de rachat.A noter que viande l) a ici son sens ancien de nourriture l).

    (229) Dans un passage concernant l'anne 1628 on lit : Depuis deux ans la faminefit le dgt dans le royaume de Maroque, la lettre qui est peu fertile et le trafic quiavoit cess l'y entretinrent tout ce temps l) (S.I.R.M. France, t. ur, doc. XXVII, p. 167).

    (230) S.I.R.M. France, t. ur, doc. XXVII, p. 157 ; IFRN : Nzhat, trad. p. 403:(231) S.I.R.M. France, t. III, doc .. XXVII,p. 159.

  • 10 B. ROSENBERGER ET H. TRIKI

    pain Il e32). Quelle qu'ait pu tre la gravit de cette famine, et le nombrede ses victimes, notre attention, la suite du chroniqueur, se porte surtoutsur la peste qui lui est associe et qui apparat comme une consquenceinluctable e33 ). Les gens ont fui Marrakech peut-tre autant par craintede l'pidmie que pour chapper la faim.

    Des chiffres concernant le nombre des victimes nous sont donns : ilstonnent celui mme qui les cite. La peste, dit-il, Il Y fut de vray si furieusequ'elle fit mourir en un mois plus de cent mil Arabes, selon une relation,et une autre en compte jusques cent soixante mil et plus en un an, quisont de grands nombres pour peu de temps et en petit espace, sans parlerde ceux qu'elle avoit chasss Il e34 ). Quelle confiance leur accorder? Lechiffre de 160 000 victimes pour la ville de Marrakech en un an est invrai-semblable; elle n'avait certainement jamais eu, et encore moins aprstoutes les preuves endures depuis 40 ans, ce total de population, pasmme peut-tre la moiti e35 ). Dans un autre passage du mme rcit,cependant, le mme chiffre de victimes se retrouve. A l'arrive Sal enjuillet 1629, de religi~ux venus de France, les autorits, en leur faisantsouhaiter la bienvenue, leur apprennent que Il la peste avoit fait mourir Maroque cens soixante seize mil quatre cens personnes de diverses na-tions Il e36). La prcision mme est suspecte. Andr Chemin, dans sonIl Procs verbal Il, crit : Il nous feusmes asseurez ... que, pour tout certain,il estoit mort de peste en la ville de Marocq en l'anne 1627 cent soixante

    (232) Ibidem, pp. 161 et 167. L'auteur juge plus" dplorable de perdre son meque de mourir de faim.

    (233) A propos de la mort de peste d'un religieux en mars 1629, le lien avec lafamine est soulign: Aussi ne faut-il pas s'tonner si elle (la peste) parut dans ceroyaume o la faim depuis deux ou trois ans coupoit tous les jours la gorge plusieurspersonnes Il (Ibidem, p. 181).

    (234) S.I.R.M. France, t. III, doc. XXVII, p. 181. Et notre autt'ur ajoute: Etaprs qui s'Monnera de la savoir dans une prison 0\1 environ douze ou quinze cenSesclaves chrestiens languissaient de faim, accabls de tant d'autres miseres que lamoindre pouvoit attirer la peste ... Ce passage suit le rcit de la mort de deux religieux,l'un le 22 et l'autre le 29 mars 1629.

    (235) Fez, telle que la dcrit Jean-Lon, n'avait pas 100000 habitants. Marrakech,mme devenue capitale, a-t-elle pu dpasser Fez en importance? J. DE MENDOA :JOI'1lada de Atrica. d. B.J. de Souza, 1785, chap. XV, p. 186, lui attribue 15 20000habitants la fin du xVr" sicle.

    (236) S.I.R.M. France, t. J1I. doc. XXXIII. p. 268.

  • FAMINES ET PIDMIES AU MAROC Il

    mil arabes et quelque deux mil Chrestiens esclaves, contant ceux qui sontmorts Sall (237). Chemin commet semble-t-il une erreur de date, et lamme source parat tre l'origine des trois informations. Si l'on admet160 000 morts, non plus pour la ville, mais pour le royaume de Marrakechlimit au Nord par l'Oum er-Rbia et au Sud par la ligne de l'Atlas quel'autorit chancelante des derniers Saadiens ne parvenait plus franchir,on atteindrait dj un pourcentage de mortalit trs lev. En effet, dansl'espace ainsi dfini vivent actuellement environ 3 000 000 habitants pourune population totale en gros cinq fois suprieure celle du XVIIe sicle (238) .Le chiffre de 160 000 dcs reprsenterait 5,3 % du total actuel, et pourune population cinq fois moins nombreuse environ 30 % du total. La pro-portion, pour leve qu'elle paraisse, n'a rien d'invraisemblable comptetenu de la dure et de la violence de la famine combine l'pidmie. Lepourcentage des dcs serait encore plus fort rapport une populationdont l'effectif, aprs les terribles annes de 1697 1608, devait tre inf-rieur celui du dbut du XVI" sicle (239). La crise qui semble avoir durde 1624 1629 a peut-tre t moins violente que celle de 15'21-1522, maisbeaucoup plus longue, elle parat bien au total avoir t aussi meurtrire.Elle a laiss le pays d'autant plus affaibli que vingt ans environ la spa-raient d'une autre crise majeure. Il faut en envisager ses consquencespour l'histoire du pays.

    On a l'impression, peut-tre fausse, que si l'ensemble du Maroc ne futpas pargn, la famine et la peste y furent moins graves que dans la rgionde Marrakech. L dans tous les cas, la catastrophe y fut telle que lesespoirs de reconstruire le Mabzan partir d'un territoire si appauvri de-vaient tre vains. Les jugements sur le rgne de 'Abd al Malik sont souvent

    (237) S.I.H.M. France, t. III, doc. XXXI, p. 212.(238) Chiffres tirs de Population lgale du Maroc et correspondant aux provinces

    actuelles (1971) de Marrakech, Safi et Al Jadida. Population totale du Maroc en 1971 :15 millions et demi d'habitants.

    (239) D. NOIN : op. cit., p. 240, estime que la population du Maroc au XVIe siclene devait pas tre suprieure 3 millions et demi ou 4 millions d'habitants. Un telchiffre impliquerait une densit moyenne de 9 ou 10 habitants au km2, Ce qui paratexcessif en comparaison de la densit du Portugal la fin du XVIIe sicle qui serait de11 au km2. L'impression tire des descriptions de voyageurs qui montrent la place trste~due d'une conomie extensive pousse minorer les chiffres avancs par D. NOIN.VOIr plus bas, la reprise de ces questions, pp. 40 et sq.

  • l2 B. ROSENBERGER ET H. TRIKI

    trs svres; sans vouloir l'innocenter, car il semble avoir eu de relsdfauts, nous pensons qu'il faut tenir compte des conditions dans lesquellesil a rgn. Les quelques rsultats obtenus par les efforts persvrants, bienque mconnus, de son pre Mawlay Zaydan, ont t annuls. Les succes-seurs de cAbd al Malik, ses frres Al Walid et Mu1).ammad as-Say\). al Asgar,souverains non dnus de qualits d'administrateurs, ne pouvaient plusredresser la situation car les hommes et l'argent leur manquaient. C'estalors que le Sous, sous l'autorit des descendants de Sidi A1).mad Msa,devient compltement indpendant de Marrakech (240), et le Soudan romptles derniers fils tnus d'une dpendance devenue plus thorique que relle.

    Pour en finir avec cette pidmie, quelques mots sont ncessaires sursa nature, son origine et sa propagation. Sans pouvoir l'affirmer catgori-quement, nous pensons qu'il s'agit d'une peste. On a l'impression aussi,d'aprs nos sources, qu'elle a commenc dans le Nord, Fez: souventdes pestes ont t introduites par les ports du Nord ou par des caravanesvenues d'Algrie Fez. Elle a svi dans la plus grande partie du Maroc eten particulier dans les rgions o la population tait dj prouve par lafamine, par exemple vers Marrakech. En Tunisie et en Algrie la pesteavait eu une violence extrme. A Tunis elle tait trs forte au printempsde r622 et en juillet r624 il y avait encore des cas (241). En Algrie la grandepeste (Habubat al Kabira) aurait dbut en r620. Son nom montre claire-ment sa nature, c'est une peste bubonique. Elle a dur presque autant quela famine qui a rgn de r620 r629. En r622 Barcelone interdit de rienrecevoir d'Alger. La mme anne, la peste est signale galement Cons-tantine et Biskra. En r623 elle continue Alger, o seraient morts 50

    ,-60000 personnes - ce qui semble gros - dont le consul franais. On la

    (240) C'est la prise d'Agadir par Sid "Al qui marque sans doute le plus nettementcette rupture. Elle date, semble-t-il de 1636 ou 1637. Car, dans une lettre du 14 dcem-bre 1635, des marchands anglais affirment que Sainte Croix appartient au Saadien(S.I.R.M. Angleterre. t. III, doc. XLVI, p. 220). Le Franais Jean Marges va de Sal Agadir en juillet 1637, et lorsqu'il y arrive il signale que la forteresse de Sainte Croixavoit est prinse par un autre morabite nomm Sidi Aly sur le roi de Marroq, quelquetemps auparavant (S.I.H.M. France, t. III, doc. XCIV, p. 544). Il faut noter qu'aucunemention de famine ou de peste ne nous est parvenue concernant le Sous pour ces annes.A-t-il t pargn, au moins relativement? Sa prosprit, qui contraste avec les diffi-cults du royaume de Marrakech, est un lment en faveur de cette hypothse.

    (241) P. SEBAG : op. cit.

  • FAMINES ET PIDMIES AU MAROC 13

    mentionne encore en 1624 et 1626 : elle cause la mort du pacha. Elle seraittransmise en Europe vers ce moment (242). Nous avons bien l'impressionqu'il s'agit de la mme pidmie qui s'est tendue toute l'Afrique duNord et l'Europe mditerranenne.

    Les Pres Capucins ayant accompli leur mission repartirent en 1629 etnotre information disparat. Mais il ne semble pas que l'pidmie ait alorscess, car il serait peu vraisemblable que la peste ait disparu compltementen 1630 pour reprendre en 1631-1632. D'aprs une chronique de la valledu Droa, en I041 H. (1631-1632) Mmuna bint Al;1mad, femme du fonda-teur de la zawiya de Tamgrt, Ab J:laf!? "Amar ben Al;1mad Al An!?ari,mourut de la peste (t(i"n). Elle ne fut pas la seule victime du flau quisemait la terreur dans la rgion (242.). D'aprs la chronique anonyme saa-dienne, en outre un fils de Zaydan ({ Ab-I-Abbas Al;1mad ibn Zaydan,connu sous le nom de Man!?r al Asgar, mourut cette anne-l sous lergne d'Al Wald son frre . Le passage n'est pas trs explicite et nepermet pas d'affirmer si c'est au mme moment que sont morts de nom-breux autres membres de la famille chrifienne rgnante, ou au cours desannes suivantes: Il Avec Al Wald et Mul;1ammad as-Sayb s'est teintela dynastie. Mais dj leur ligne s'tait rduite du temps de son frreAl Wald cause de la peste (Waha'). Environ quinze hommes grands etpetits parmi les sorfa en comptant ses neveux et ses oncles, moururent dela peste et furent enterrs e43 ). Le rgne d'Al Walid dure de 1631 1636et pendant ce temps aucun autre document ne donne de confirmationexcept la mention brve dans une chronique de Fez d'une Il grandepidmie en 1636 e44 ). Cependant nous ne voyons pas de raison de douterde l'existence d'une peste, d'autant qu'une crise de subsistances l'avaitprcde et lui avait prpar le terrain. Ifran nous dit que le rgne d'AlWald fut marqu par une famine, mais l'expression qu'il emploie renddifficile la datation : Il de son vivant, dit-il, il y eut un grand renchrisse-

    (242) J. MARCHIKA : op. cit., pp. 40 42.(242) Mu}:lammad Al Makk ADDAR' : Ad Durar al-mura~~aoa bi abbar aCyan

    Dar"a ... ouvrage manuscrit, p. 15, Bibliothque Gnrale Rabat K 265.(243) Chronique anonyme saadienne, d. Colin, p. 107. .(244) Y.D. SEMMACH : op. cit., p. 92, d'aprs lui en 5396 (1636). Mais les 'txtes

    recueillis par G. VAJDA l'ignorent compltement.

  • 14 B. ROSENBERGER ET H. TRIKI

    ment des denres Il (245). Mais une lettre de P. du Chalard, d'octobre r635,atteste cette date la ralit d'une crise frumentaire au Maroc; il signalel'arrive de prises Sal quatre charges de sucre et drogueries et unede bled dont il y a une grande disette en ces pays Il (247). Ainsi peut-onprciser Ifrn : la famine se produisit juste avant la mort du souverain.Faute d'autres documents on ne peut en dire plus. Toutefois on note qu'enAlgrie l'anne r044 H. (r634-35) est marque par une disette (248).

    Les Crises de la 2" moiti du sicle : I65I-I652, r66r-r662

    Aprs la bataille de B CAqba le 25 gumd II I048 (3 novembre r639)qui vit la dfaite du Saadien devant les troupes de Dil', Il il Y eut cemoment une pidmie de rhumes et de toux Il (249). Il n'est pas question demortalit propos de cette pidmie qui, peut-on croire avec vraisemblan-ce, est une grippe.

    En r647, une incidente d'une lettre nous apprend l'existence de laIl peste Il Sal. C'est le gouverneur espagnol de la Mamora qui refuse derendre les corps des assaillants morts dans une attaque, pour ne pas donnerl'occasion de laisser voir la faiblesse de la place et trouve comme prtextepour interdire l'entre, Il la peste qui rgnait Sal Il (250). L encore nousne savons ni l'extension, ni la dure, ni la nature exacte de cette maladie.

    (245) IFRaN: Nuzhat, trad. p. 407.(246) Cet auteur croit que, comme Ifran rapporte, aprs cette mention, des faits

    qu'il situe en 1627, la famine est antrieure cette date. Il l'identifie celle qu'ilconnat, tout en faisant le curieux commentaire suivant : l( s'il en est ainsi, on remar-quera qu'El Oufrani se montre fort laconique au sujet de cette disette et l'on peutsouponner l'auteur de la relation (S.I.R.M. France, t. III) d'avoir pouss le tableauun peu au noir .

    (247) S.I.R.M. France, t. III, doc. LXXXII, p. 504.(248) Zohrat el Nayerat, trad. A. ROUSSEAU, Alger 1841, cit par]. MARCHIKA(249) QDIRi: NaJr, trad. t. l, p. 386.(250) S.I.R.M. France, t. III, doc. CXI1J, p. 627.

  • FAMINES ET PIDMIES AU MAROC 15

    Peu aprs le pays allait traverser de nouvelles preuves. L'annero60 H. (r650) fut marque, d'aprs Ifran, par une grande disette (251).Mais l'auteur de la Nuzhat, dont la chronologie est peu sre, semble avoirune fois encore commis une erreur. En effet, d'aprs le NaS1', c'est enro6r (25 dcembre r650-r3 dcembre r65r) que le prix des alimentsaugmenta, mais la pluie tomba et il redescendit un peu pour redevenirmoyen en t. Beaucoup de bl fut pill Il (252). Aprs un automne sec,s'est produite l'habituelle monte des prix, mais les pluies de printempsont sans doute sauv la rcolte et fait revenir les crales un prix peuprs normal. La scheresse ne suffit pas provoquer la famine, mais fut l'origine d'meutes de la faim, de violences et de pillages. Les documentsnerlandais apportent ensuite quelques prcisions. Le consul De Vries critde Sal le 3 octobre r65r propos du rachat de captifs qui tarde, commentils sont maltraits par leurs matres dont le mcontentement provient toutd'abord de ce qu'ils ont d les nourrir pendant quelques annes et notam-ment pendant cette dernire guerre et cette priode de chert o le fromentvalait seize fois plus que les annes prcdentes Il (253). Les oprationsmilitaires menes par les Pays-Bas contre Sal, le blocus notamment de laflotte envoye par les Etats Gnraux qui dure de fvrier octobre, aggra-vent certainement la disette Sal, puisqu' Fez elle ne parat de loin pa.:;aussi svre. Mais elle n'est pas due seulement au blocus: une lettre du28 dcembre r65r signale qu'elle continue et que l'un des effets de cettf'crise sera de ralentir la course (254). Le4 juin r652 la paix est rtablie, maisdit De Vries l( des milliers d'hommes depuis que je rside ici sont morts defaim, aussi bien dans les campagnes que dans les rues, par suite de l.1grande chert du froment. Une mesure de froment qui valait ordinairement3 stuiver en vaut prsent 36 Il (255). Le prix a donc t multipli par 12.

    (251) IFRN: Nllzhat, trad. p. 427. sous le rgne de Mohammed ech Cheikh,il y eut une abondance de vivres, sauf en l'anne 1060 (1650) o la disette fut excessive .Bors suggre de placer en 1651-1653 cette disette: rien ne vient la confirmer en 1650,alors que d'autres sources marocaines et europennes l'attestent de 1651 1653 ll. Cettefois nous suivons sans hsitation Bois.

    (252) QDIR: Nasr, trad. t. 2, p. 39 (anne 1061).(253) S.I.R.M. Pays-Bas, t. v, doc. LXXXVIII, p. 290.(254) Ibidem, doc. XCIV, p. 315.(255) Ibidem, doc. XCIX, p. 332. De Vries est Sal depuis septembre 1651.

  • 16 B. ROSENBERGER ET H. TRIKI

    L'anne suivante fut encore mauvaise puisque le 3 octobre r653 il crit Quant ce pays, il est en fort piteux tat malgr la paix, par suite dSmauvaises rcoltes des deux ou trois dernires annes. La mortalit ~'stconsidrable parmi les pauvres gens. Tous les jours on en trouve des nwrbdans la rue comme des chiens. De plus les affaires vont mal (256). Il Y .1eu une suite de mauvaises rcoltes, et, comme de coutume, ce sont leslments les plus pauvres de la population qui sont les plus touchs. Enbon commerant, De Vries note le ralentissement du commerce qui U1rsulte. Il n'y a rien l qui puisse surprendre: on retrouve un enchane-ment que l'histoire des pays europens montre maintes et maintes fois.Qiidir toutefois ne trace pas un tableau aussi noir pour Fez en r653 :(( Il y eut une augmentation du prix des denres. Le ~iio an-nabawi valutune ouqiya ancienne puis une ouqiya et demie. Quand on fut priv depluie, les gens se mirent prier pour la demander. Dieu les exaua et lapluie tomba (257). Il semblerait que la scheresse n'ait pas t aussi svredans tout le Maroc que vers Sal, bien que les sources manquent pourqu'on puisse l'assurer. Postrieurement r653 et pendant quelques annesil n'y a plus de mention de mauvaises rcoltes, de chert ou de famine.

    En I067 H. (oct. r656-oc1. r657) (( il y eut une pidmie de bronchiteset des temptes Il (258). Il est impossible d'en dire plus.

    De r66r r663 une famine particulirement meurtrire allait frapperle Maroc. Nous sommes assez bien renseigns sur la rgion de Fez, le Tadlaet le Haut Atlas oriental par une chronique, Al liJ,iya wa al IntiOas, et parle Nasr. L'hiver r660-r66r fut rigoureux: froid d'abord et sec ensuite.En dcembre r660 on vit la neige Fez, panomne assez rare pour trenot, mais par la suite il ne tomba pas d'eau pendant plus de deuxmois Il, et la fin de fvrier, les gens faisaient des prires pour la pluie la Qarawiyin e59 ). Cette scheresse compromit les rcoltes, aussi le momentdes moissons fut-il marqu par des violences qui attestent les difficults

    (256) Ibidetn, doc. cv, p. 352.(257) QDIR: Nasr, trad. t. 2, pp. 61-62 : anne 1063 (elle commence le 2 dcembre

    1652).(258) IDEM: Ibidem, p. 86.(259) IDEM: Ibidem, p. 123.

  • FAMINES ET PIDMIES AU MAROC 17

    prouves dans les campagnes. Beaucoup de bl fut vol dans les champspar les gens de Beni Hassan et ceux qui taient avec eux Il. Sur les marchsle prix des crales augmenta (260). Dans les campagnes aussi l'on priapour obtenir la pluie, et l'inquitude des gens leur fit prendre en consid-ration des signes clestes (261). C'est la fin de l'anne I071 H., c'est--direvers le mois de juillet 1661, que la famine fit son apparition, car, aprsune longue priode de scheresse, il y avait eu tout de mme quelquespluies. Pendant l't, aprs les maigres moissons, la faim treint les popu-lations. Dans le Tadla des gens meurent en nombre important, surtoutdans les tribus arabes, des agglomrations sont ruines, vides de leurpopulation qui est morte ou s'est enfuie (262). Des tribus se mettent enroute vers le Sud, vers le Il Sahara Il, migration tonnante premire vue,mais qui peut s'expliquer parce que les rgions au Sud de l'Atlas semblentavoir t moins touches e63 ). Les palmeraies irrigues souffrent moinsd'un manque de pluie occasionnel que des rgions de culture (( bour Il etles dattes offrent une ressource non ngligeable. Vers Dilii' et dans l'Azgharc'est un tableau de dtresse galement. Il y a certains moments Dilii'plus de 100 morts par jour. La menace d'une intervention de Gailiin, aprssa victoire contre l'arme de MuJ:1ammad al I:Iiigg, provoque en outre unepanique. Le Gharb, c'est--dire semble-t-il pour notre auteur, Fez et sargion, est touch au dbut de I072 H., c'est--dire l'automne 1661.Cependant Mekns est relativement pargn ; le bl y est moins cher etc'est l qu'on vient en chercher pour ravitailler Fez, sans que l'on com-prenne les raisons de cette exception affirme par l'auteur deux reprises.

    (260) IDEM: Ibidem. Les Beni Hassan semblent bien tre des Arabes du Tadla.Quant au prix du bl, notre auteur dit : Il le prix du bl fut de 20 mithqals le wasq(environ une charge de chameau) conformment aux mesures employes cettepoque .

    (261) Al Iltya wa al Inticas, p. 132. cc Le 21 ramaHin 1071 (20 mai 1661) apparut l'Orient une colonne rouge aprs le coucher du soleil, ce qui d'aprs As Suyti est lesigne d'une famine . Il y eut galement en 1072 H. des dates indtermines destremblements de terre. Manuscrit, Bibliothque Gnrale Rabat D 1433.

    (262) Iltiya, pp. 132 sq. (Ion ne trouvait presque plus de lieu peupl depuis lazwiya de Dil' qui est la ville de l'Azgr, jusqu' la ville d'Azamml1r prs de Marra-kech (sic) .

    (263) Iltiya, p. 137, aucun village ne fut dtruit par la famine au Sahara .

  • 18 B. ROSENBERGER ET H. TRIKI

    A l'automne 1661 -les deux premiers mois de 1072 H. - des chutesde pluies assez abondantes sur le Tadla et dans l'Azghar font reverdir lespturages. Les tribus qui avaient fui vers le Sud, cette nouvelle revien-nent peu peu, jusqu'en juin 1662 (sawwal I072). Ce mouvement s'expli-que sans doute aussi par la scheresse qui frappe leur tour les rgions duSud : elle y est signale ds dcembre 1661 - janvier 1662 (gumada 1r07r H.) et s'y gnralise rapidement (264). Toutefois la valle de l'ouedDrca, le Todga et le Dades sont moins touchs puisque des gens duSahara et d'autres rgions plus loignes Il viennent s'y approvisionner enorge, dattes, navets, jusqu'au moment o les chemins sont coups par lebrigandage (265). Certaines tribus, nomades, se sont dplaces, les unesvers le Nord, la suite des gens qui rentraient chez eux, d'autres commeles At J:Ididd hivernent dans la haute Moulouya (266). Mais en ramalanI072 (avril-mai 1662) des averses trs violentes, comme on n'en avaitjamais vu Il, tombrent au Sahara, et il y eut mme des inondations. Lafamine recula ds lors ; elle n'avait svi que quatre mois dans ces r-gions (267).

    Au Nord, les pluies tombes l'automne ne furent sans doute passuivies d'autres et ne suffirent pas ramener la prosprit. Le pays del'auteur de la chronique, la rgion de la zawiya Sidi J:Iamza, est svrementtouch par la scheresse en mars r662. La pluie, en assurant la survie dutroupeau, avait tout de mme permis aux populations d'leveurs de sub-sister un temps. Mais au printemps et au dbut de l't r662 les habitantssont contraints de se nourrir de plantes sauvages et la mortalit est impor-tante (268).

    (264) Ibidem, p. 132 bis.(265) Ibidem, p. 133 : les routes furent coupes (( par la peur H.(266) Ibidm, pp. 133 et 134.(267) Ibidem, p. 134. Toutefois dans la Moulouya et dans le Ziz, les pluies tombrent

    insuffisamment ce moment, et il fallut encore patienter une vingtaine de jours sembledire l'auteur de la chronique.

    (268) Ibidem, p. 135. Pendant quatre mois les gens ne se sont nourris que d'herbes.Seuls des privilgis pouvaient servir leurs enfants des soupes de crales. Tous lesjours des caravanes s'en allaient cueillir des herbes aux champs; on les faisait cuireensemble et on les mangeait avec un peu de sel Il. L'auteur ajoute que le jene deramagn a t observ scrupuleusement dans ces conditions.

  • FAMINES ET PIDMIES AU i\L\ROC 19

    En ville, Fes, la situation tait pire, comme le remarque l'auteur del' IJ;,iya. Le bl avait beaucoup augment ( 69 ) et les citadins, n'ayant pasla ressource de la cueillette, mangeaient des animaux morts. Il y eut mmedes scnes de cannibalisme e70). En outre, le sige de la ville par "AbdAllh fils de Mu1).ammad al IJagg aggrava encore la pnurie. Le blocusne dura que dix jours, mais l'approvisionnement fut durablement com-promis: il pilla et vola les rcoltes puis s'en retourna 1) e7l). L'expditiondilate peut se placer avec vraisemblance vers le mois de juin, et l'on peutcroire, d'aprs ce passage, que l'anne n'avait pas t si mauvaise dansla rgion de Fez que dans celle de Dil' puisque les gens de la zawiyatrouvaient le moyen de venir s'approvisionner au dtriment des Fassis.De septembre 1661 avril 1662, la mortalit a t trs forte Fez. Il yaurait eu, seulement parmi les originaires de la ville, 12000 victimes. C'estune proportion considrable car Fez devait cette date avoir une popu-lation moins nombreuse qu'au dbut du XVI" sicle o elle pouvait atteindre100000 habitants. Mais le pourcentage de dcs dut tre encore beaucoupplus fort parmi les misrables qui s'y taient rfugis en grand nombre,comme ce devait tre le cas chaque famine : Certains, minimisant lenombre des morts, parlent de 24 000, d'autres avancent un chiffre si con-sidrable que la raison ne saurait l'admettre Il. La forte mortalit estconfirme par le chiffre de 700 victimes parmi les Juifs (dhimm-s) deSefrou, donn par le mme auteur en). L'anne suivante, en 1073 H.

    (269) QiiDIR: .vasr, tra. t. 2, p. 136 : le a" an nabawi de bl monta au prixde deux dirhams et demi char"i ou mme davantage .

    (270) IJ;iya. p. 135 Dans la ville de Fez on mangea de la viande d'ne qu'ondbita au vu et au su de tous, on y mangea mme de la chair humaine, en particulierdans la rgion de l'oued Ben Izga.. Cf. QaDIR : Nazr, trad. t. 2, p. 137 Pendant lafamine on a mang des cadavres et des charognes, on a massacr des enfants . Toutefoisces infanticides peuvent aussi s'expliquer par le dsespoir de parents qui se voyaientdans l'incapacit de nourrir leurs enfants et les voyaient souffrir.

    (271) QDIR: NaSr, trad. t. 2, p. 137.(272) IJ;iya, pp. 138-139. Noter l'esprit critique de l'auteur. Il a une curieuse for-

    mule pour prsenter les tmoignages trs diffrents sur ce point :,,~ o~ 0"4j ~IH -.51& ~~ J; ~ ;';-J UH 0J~J ~JI J>i!. jlU ~ ~ .:,.-;

    JWJ.l ;.;- 0~ 0\ J-WI ~Des chiffres suprieurs 24 000 lui paraissent draisonnables .

    On peut se demander aussi ce qu'il veut dire propos de 12000 habitants originairesde Fez qui ont chacun laiss dans la ville quelqu'un pour hriter de lui )l. Est-cequ'il ne prend en compte que ceux qui avaient du bien ? Ou que lesrMugiS desalentours, sans famille dans la ville, sont de c~ fait considrs pa:rt ?

  • 20 B. ROSENBERGER ET H. TRIIG

    (elle commence en aot 1662), la famine continua Fez, aggrave par lepillage des rcoltes dans les campagnes voisines : l'automne de r662,

    Mu~ammad ben as-Siirif tait venu de Sigilmiisa, pouss sans doute parle besoin jusque dans la rgion des ~ayana et s'tait empar de leursrcoltes. Le prix du bl fit plus que dcupler. On mangea des charognes,les morts taient nombreux dans les rues, sans compter ceux qui taient l'hpital ( 73 ). Ce passage suggre l'ide que la maladie s'tait ajoute la famine, ce qui ne saurait tonner. La peste est signale par ailleurspuisqu'elle est responsable de la mort d'un faqh le jeudi 24 de dhoulhijja de l'anne 1073 (30 juillet 1663) (274). Ces flaux dpeuplrent laville: le quartier de Fez appel ad Douh qui complait sept cents habitantsn'avait plus que trente survivants. Les notables de Fez quittrent la villeet se rfugirent Dilii' o ils demandrent du secours. Des quartiers dela ville demeurrent dserts, et leurs maisons tombrent en ruine, leursmosques furent abandonnes (275).

    Mais l'anne suivante' le bl revint un prix plus abordable. Il fallutencore attendre pour qu'il retrouve en 1075 H. (r664-1665) le cours desbonnes annes, un demi-dirham le $ff (276).

    Les rgions de Fez et de Dilii', le Tadla ne furent pas seuls touchs.L'auteur de l'IlJiy dit qu' partir de ragab 1072 (fvrier-mars 1662), lafamine devint gnrale : elle gagna toutes les rgions du Maghreb, outrecelles dj signales, Marrakech, le Sous, Tlemcen et les montagnes de

    (273) Qa.oIR.' Nasr, trad. t. 2, p. 144 Le nombre des morts venant de cet hpitalqui furent enterrs tait de 84000, selon ce que l'on rapporte, sans compter ceux quifurent enterrs d'autre part . Ces chiffres sont invraisemblables. On trouve un peu plusloin: les hommes mangrent publiquement des cadavres au milieu de Saffarin de lamosque Qarawiyin )) (sic).

    (274) QaDIR: Nasr, trad. t. 2, p. 138. Il s'agit de (1 sayyidi Mohammed fils ducheikh sayyidi Abd al Karim al Fahoun ... Il mourut de la peste en martyr )J. Ladate correspond d'aprs CATTENOZ : Tables de concordance... au jeudi 27 juillet 1663.Il est difficile de dire d'aprs le contexte si la mort s'est produite Fez, mais la choseparat assez probable. On peut remarquer qu'en Algrie, la peste svit en 1661 (Haboubatel Koua), se calme en 1662, reprend en 1663 : elle dpeuple alors Alger. MARCHIKA :op. cit., pp. 50-53.

    (275) QaoIR,: NaJr. trac!. t. 2, p. 144.(276) IDEM: Ibidem, pp. 158 et 164.

  • r 1 1 p H IXLOCALIT PRODUIT1

    OBSERVATrONSaot r6br - mai 1662 t 1662 automne r662

    Dil' Bl 30 Dh le Mudd 10 Dh le Jfudd 18 Dh le JfuddFez

    "r 11Ii{ql 12 Dh le }Iudd 12 Dh le Jfudd Fez {Otait au dbut approvisionne par :\Iekns

    1

    et les transporteurs faisaient de gros profits par1 la suite, cause du brigandage, les relations1 SO'lt interrompues entre les deux villes.

    :\lekns"

    12 14 Dh 5 Dh le .lIudtl 10 Dh le Ml/ddSahara

    "1 lIli{qiil r/2 les prix sont plus bas dans les

    "feijas

    "de

    Tadgut, du Dads et du Rhris que dans lesMarrakech

    "1 mi{ql 1/2 autres rgions sahariennes.

    Sijilmassa"

    1:> HlUZUlla 10 (IIIUZUlla ?)1 cawillu 1 c((U'flla

    Ziz, :\Ioulouya 20 (Oh ?) le ."Ill/dd l'auteur ne donne ni la monnaie ni la mesure.au comptant30 crdit

    Dil' orge 20 Dh le Mudd 4 Dh le ."Iludd 8 Dh le ."Ill/ddFez

    "5 Dh le Mudd 5 Dh le .lEudd

    :\lekns 1 8 Oh le .lEudd Dh le M.udd S Dh le .lIudd"

    1Sijilmassa

    "3 nluzUna 6 7 HtUzuna 6 7 UllIZUIl(lr ~a1Vi-na r ca'wina 1 cawina

    Ziz, Moulouya orge et mil1

    10 (Dh?) (le Mudd?) 12, 15 et If) crdit; mais l'auteur ne donne niau comptant la rncnnai{' ni la mesure.

    Sahara dattes 0 rD mi{qal 13 16 milqal-s crdit. L'unit de Inesure,la grara au comptant /{rrtra, est dduite du contexte.

    Dr"a"

    4 l/Ii{qiil la grara ce prix, maximum pour le Dr"a, est au~~i leplus bas.

    Ziz (Asummar) ); ~ IIIUZUlla le ratl14-r6 milqiil 3 milqal-s le tcUis crdit.

    la grara au comptantGharb, Azghar

    "sans plus de prcision l'auteur dit que les prixy sont bien plus levs.

    Sijilmassa 20 ("/lLqal ?) il s'agit d'une vente en ~1Qr~ (L....f- t.~)la .a~l.fa estimation en vert.

    Rteb JO (mi{qiil-s ?)la .a~l.fa

    ,

    Sijilmassa huile 1 1Ili{qiil 1/2 le rail iDil' 6 mUZUna le rail prix considn' comme bas; l'huile de\'ait tre

    plus chre auparavant puisque le savon cotait7 JJ1U::llna le ratl.

    Dilli,' cire 12 lIliiqiil-s

    ! le quintarSijilmassa beurre 30 IIl/tZllna le rail

    non prcise abtar 6 'nUZUJlll (le .'Judd ) des caravaneS apportent ce produit de cueillette.(fruit du thuya)

    non prcise graine de navet de r miiqiil-l miiqiil 1/2 l'auteur dit"

    en sa priode lj; elle est trs 3 miiql-s le Mudd recherche : sans doute pour semer?

    1

    D'aprs l'Ihi:yil

  • 22 B. ROSENBERGER ET H. TRIKI

    Il Rhib (?) e77 ). Une brve mention de la Nuzhat confirme la duret dela famine Marrakech, et le Sous fut aussi trs atteint au dire de l'auteurce qui est confirm par ailleurs (278). Une source nerlandaise permet devoir que la rgion de Sal fut galement affecte en 1662 par la famine quiy aurait fait IOO 000 victimes e79 ).

    Ainsi la famine, suivie semble-t-il d'une pidmie, avait encore unefois frapp durement le Maroc. Il est comme toujours impossible d'avoirmme une ide approche du nombre de victimes. Mais, les rgions pourlesquelles existent des renseignements ont t trs affaiblies. Fez en parti-culier a vu prir une partie importante de sa population : le quart etpeut-tre la moiti. Le Tadla est dpeupl, la rgion de Sal est trs prou-ve. Le flau a t gnral mais il semble que la zone de pimont sud del'Atlas ait t moins affecte. Les consquences sont importantes, unesituation a t cre qui nous parat pouvoir concourir l'explicationd'vnements de grande importance.

    La chronique que nous avons utilise abondamment apporte des prci-sions sur l'origine de la migration de tribus comme les Gerwan et leursconfdrs les At Ymmr. De faon trs nette l'auteur dit que ces tribus,d'origine saharienne, ont pass l'hiver dans le Tadla parce que cette rgion

    (277) il faut plutt lire Zbib c'est--dire le Rif. /1Jiya, p. 132 bis. L'auteur expliquepar ailleurs (p. 53) qu'il ne peut s'tendre sur les,autres rgions pour lesquelles il n'apas d'informations cause de l'loignement de l'endroit o il se trouve et de l'absenced'un centre urbain o arrivent de toute part les nouvelles.

    (278) IRRaN: Nuzhat, trad. p. 477. Sous le rgne de Kerroum el Baj eut lieu lagrande famine dite de l'anne 1070 (18 sept. 1659-6 sept. 1960) ; la disette fut telle que,rduit la dernire extrmit, le peuple en vint manger des cadavres )l. La date estprobablement errone, comme il est frquent chez Ifrani. C'est plutt 1071. Le textecrit cette mme anne (1660-1661) par Al Buswan fait tat de calamits que lavolont divine nous fait connatre li. Une note du copiste prcise que la famine a svidans le Sous deux ans et demi. Cf. Doc. n 7, p. 64.

    (279) S.I.R.M. Pays-Bas, t. VI, doc. CXLIII, p. 625, relation de O. Dapper. Lescauses pourraient bien ne pas tre, comme le croit ce voyageur. les luttes entre paysanset saytJ-s ; on serait plus tent de voir dans ces affrontements une consquence de ladisette. Dans la campagne les paysans et les cheikhs entrrent en lutte les uns contreles autres et dtruisirent rciproquement leurs rcoltes; il en rsulta une grande chertde vivres et la famine, qui, en 1662, enleva quelque 100 000 hommes. Les assigs dela kasba souffraient eux aussi du manque de vivres ... li.

  • FAMINES ET PIDMIES AU MARuC 23

    tait fortement dpeuple. N'est-il pas vraisemblable que l'installationau Nord de l'Atlas de ces Berbres contre lesquels les CAlawites vont avoir lutter pendant longtemps, a t rendue possible par le vide dmographi-que conscutif aux famines rptes et aux pidmies du XVIIe sicle?

    Le dpeuplement tait particulirement grave dans le Tadla et sur lerebord septentrional du Moyen Atlas. Les rgions sahariennes, relative-ment pargnes, pouvaient apparatre comme des rservoirs humains. Sibien que l'on pourrait dater avec une relative prcision le dbut d'unmouvement lourd de consquences. On a mme une prcision intressanteSUr les modalits de cette migration : les Gerwan se seraient infiltrs lasuite des tribus originaires du Tadla, rfugies au Sud, et qui revenaientchez eux.

    Il Y a plus. Cette catastrophe, s'ajoutant beaucoup d'autres, apporteaussi une explication la rapidit et la facilit tonnantes avec lesquellesMawlay Rasd a soumis le Maroc. Dila' est tombe en r668 sans rsistance :n'est-ce pas cause de l'puisement dans lequel elle se trouve? MaisaUCUne autre rgion ne se trouva en tat de rsister davantage, ni Marra-kech, prise en r669, ni l1g en r670' Le pays tait bien Il puis et incapablede rsister e80) , encore faudrait-il prciser que c'tait la suite de cesflaux rpts.

    L'avnement de la dynastie Calawite passe pour marquer le dbut d'unenOuvelle priode de l'histoire du Maroc. Les diffrences avec la prcdente.que nous avons tudie, ne sont peut-tre pas aussi considrables qu'unevision rapide pourrait le laisser croire. Du point de vue qui nous occupeen particulier on constate le retour cyclique, obsdant, de la faim et de la

    (280) BRIGNON et collab. : Histoire du Maroc. 1967. p. 239.

  • 24 B. HOSENBERGEH ET H. THIKI

    maladie (281). L'enqute mriterait d'tre poursuivie : il semble qu'elleserait facilite par une abondance relativement plus grande de documents.Mais nous avons choisi de borner l notre tude.

    L'numration de ces calamits, nous le craignons, aura paru accablan-te au lecteur et la difficult d'interprtation d'une documentation trs chi-che a conduit des hypothses et des discussions qui ont pu se rvlerd'une lecture fastidieuse. Mais indiscutablement il ressort dj que cescrises ont des caractres communs. Il nous faut maintenant essayer deles dgager et tirer quelques conclusions gnrales.

    Nous reviendrons d'abord sur le droulement des crises pour mettremieux en lumire leurs causes et leur mcanisme. Mais il faut distinguerles disettes et les famines des pidmies. Ces dernires ont des aspects bienparticuliers et leur propos se pose le problme de la contagion qu'il faudraexaminer ainsi que les liens entre la disette et la maladie.

    (281) Ds 1677-1678 la maladie est de retour Fez, ainsi que la famine; elle svitdurement jusqu'en 1679-1680, puis subsiste encore deux ans en tant moins meurtrin,(G. VA]DA : op. cif., p. 54). Il faut noter que la peste affecte Tunis ds 1676, l'Algrieen 1677, elle est introduite au Maroc par Ttouan en 1678 (MARCHIKA : op. cit., pp. 57-60). Des dcs sont signals dans la valle du Dro en 1091 H. (1680-1681) par unechronique manuscrite de M. Al Makk AOOARr : ad Durar al-mura~~"a... par ex. p. 45la fille d'un (( ple 1) Mimn bini Ab l"Abbs A1,lmad An~r ; pp. 148-150 on y troUV('une longue description de la terreur provoque par la maladie. (Nous f('mercions iciAbdallah HAMMOUOI qui nous a signal ce document.) C'est surtout le tmoignage deMOUETTE qui est important sur cette pidmie de 1678 1681, dans Histoire des cou-questes de Mouley Archy... 1683 reproduit dans f:tI.H.M. 2 srie, dynastie filalienne,France, t. II, pp. 1 201 et en particulier pp. 112-113, 123, 125, 134, 174, et dansRelation de la captivit du sr Mouette dans les royaumes de Fez et de Maroc, 1683. Voiraussi les auteurs marocains: QoIR : Na.{r, trad. t. Il, pp. 287-288, 310 d 346;Az ZAvvN : Le Maroc de 1631 1812, pub. et trad. O. HOUOAS, P.E.L.O.V., 18H6,p. 34 ; Na;>IR : Istiq$ii, t. l, p. HI.

    Une assez longue accalmie se produit ensuite, mais au milieu du xvm" sit~c1e, lapeste rapparat, frappe avec force et s'attarde dans le pays. Les pidmies du XVIII"sicle ont t tudies par H.P.]. RENAUD: Recherches historiques sur les pidmies duMaroc. IV Les pestes du milieu du XVIII" sicle. (( Hespris, 1939, pp. 293-319. Lemme auteur a consacr des articles la peste de 1799-1800 : La peste de 1799 d'aprsdes documents indits (( Hespris n, 1921, pp. 160-182, et Un nouveau document maro-cain sur la peste de 1799 Hespris )J, 1925, pp. 83-89. Voir aussi du mme La pestede 1818 d'aprs des documents indits (! Hespris , 1923, pp. 13-35. Malgr leur valeurces tudes ne peuvent tre considres comme dfinitives, elles pourraient tre compl{'-tes, car pour ces priodes plus rapproches les documents font moins dMaut. L'explo-ration systmatique des chroniques et des archives livrerait sans doute beaucoup derenseignements.

  • FAMINES ET PIDMIES AU MAW le

    1 LES CRISES DE SUBSISTANCES

    25

    Il ne faut pas s'tonner de retrouver au Maroc dans les crises de subsis-tances, un mcanisme trs semblable celui maintes fois dcrit en Europe.Les causes climatiques sont l'origine des difficults mais c'est presquetoujours l'insuffisance ou l'absence de pluies qu'on note, l'excs n'tantgure craindre au Maghreb.

    Les semailles ont lieu normalement l'automne avec les premirespluies qui amollisent le sol, permettent le passage de l'araire, font germerle grain et pousser l'herbe ncessaire aux troupeaux. Si la pluie tardel'inquitude tend les campagnes et les villes, les prix montent. Au fil dessemaines le mouvement de hausse s'amplifie et des incidents peuventclater. Mais souvent en dcembre, en janvier, parfois mme plus tard,la pluie tombe suffisamment pour permettre une rcolte; les prix baissentalors. Ils redeviennent peu prs normaux si l'on est assur que la moissonsera bonne: c'est le cas en 1552-53, en 1651 et peut-tre en 1653 (282). Ilarrive qu'aprs des semailles faites temps et dans de bonnes conditions,la rcolte soit compromise par la scheresse du printemps: les cultivateursrisquent alors de perdre jusqu' leur semence si la pluie fait compltementdfaut comme en 1613 (283). Mais il semble que ce soit rare ; localementau moins, des averses viennent attnuer le dsastre. Les criquets causentSOUvent des ravages, sans dtruire les rcoltes du Maroc entier. Venus duSahara, ils menacent surtout le Sud, o il leur arrive d'anantir complte-ment la vgtation dans le primtre irrigu des oasis. Ils sont signals

    (282) G. VAJDA : op. cit., p. 10, donne pour 1552-1553 un exemple particulirementcaractristique: de 6 onces au moment de la scheresse, le bl retombe 2 onces et demi.QDIRi : Nasr, trad. t. 2, p. 39, en 1651 le prix des aliments augmenta; mais la pluietomba et il redescendit un peu pour redevenir moyen en t . En 1653 il y eut uneaU.gmentation du prix des denres ... Quand on f~t priv de ~l~ie les gens se mirent pner IX'iIr la demander. Dieu les exaua et la plUIe tomba n zbzdem, pp. 61-62.

    (283) G. VAJDA : op. cit., pp. 26-27, il y eut un tel manque de pluie que le sol etles crales se desschrent presque compltement n.

  • 26 B. l d'ulle arm
  • FAMINES ET PII )MIES AU MAROC 27

    Il serait utile de pouvoir faire une tude des prix, mais nous disposonsd'lments trop peu nombreux. Des indications parses figurent dans letableau ci-dessous. Les comparaisons sont difficiles en raison de la diversitdes mesures et des monnaies et de l'incertitude qui rgne sur leurs valeurs.On peut nanmoins faire quelques observations. Comme en Europe lescarts sont considrables par rapport la normale : en 1608 le prix du blest multipli plus de 25 fois, cas exceptionnel, mais souvent il varie de l ID ou de 1 12.

    Toute l'activit conomique est affecte. Les disponibilits montairessont utilises pour faire face la disette et le grand commerce, qui ported'ailleurs sur des denres qui ne sont pas de premire ncessit, est grave-ment touch. Les observateurs europens sont videmment trs sensibles cette consquence e8?).

    Devant la pnurie, la faim, comment ragissent les hommes de cetemps? Pour eux, mme si la scheresse est perue comme un chtimentdivin encouru pour une faute grave e88 ) , ce serait une erreur de posercomme rgle la rsignation. On pourrait croire pourtant que, faute demoyens contre la nature, la soumission, le fatalisme sont des attitudescomprhensibles. Nous voyons que, sous diverses formes, la lutte esthabituelle.

    (287) Cf. la remarque du consul nerlandais de Vries en 1652 (E.I.H.M., Pays-Bas,t. v, p. 332) : Une mesure de froment qui valait ordinairement 3 stuiver en vaut prsent 36. Il en rsulte un trs grand malaise pour le commerce . Il dit encore en~ctobre (ibidem, p. 352) : ce pays est en fort piteux tat. par suite des mauv~is~scoltes des deux ou trois dernires annes ... De plus les affaires vont mal . Il dlSalt

    le 28 dcembre 1651 : l'armement des navires est arrt par suite de la grande chertd.u .froment. Aussi je crois qu'au printemps prochain il sortira peu de corsair.es de S~l. )1

    (~b~dem, p. 315). L'activit de la course elle-mme reste lie au rythme agncole, c est noter.

    ~288) La famine de 1579 apparat comme la consquence du pi.lla~e dsordonn dubutIn fait l'oued Al Maijazin, au mpris des rgles de partage chctees par la Sun1Ul. Les gens taient dans l'attente de la punition qu'ils mritaient pour avoir mlang leu.rs biens un argent sacrilge. Il en rsulta une famine et toutes ses consquences (Qaolki : Nasr, trad. t. l, p. 383). Cf. Naf;iIR : Istiq~a, t. v, trad., p. 347. Ce n'est passeulement l'interprtation moralisante d'intellectuels musulmans jugeant selon leur sensdel'histoire, mais le sentiment gnral. L~ Qur'an lui-mme prsente les calamits com-me un ch.timent de Dieu.

  • Tableau II. -- Quelques prix de (,'rales

    DATE LOCALITI:: NATURE UNITE PRIX SOllRCE

    1541 mars :lIarrakech bl alqueire ]00 reis S.I., Port., m, 3 13

    l> J) orge alqueire 60 reis S.L, Port., TIl, 3[3

    1541 oct. 'Iarrakech hl ,aMa 1

  • FAMINES ET I~PIDMIES Al! l\!A!WC 29

    Les hommes veulent d'abord agir sur les racines du mal ils cherchent inflchir la volont cleste, obtenir de Dieu la pluie qu'il refuse. Leurpremire raction, celle qui leur parat la plus ncessaire, est la prire.Ds que la scheresse devient alarmante on fait dans les mosques la prirede l'Istisqii, littralement demande d'arrosage; on prie de mme dans lessynagogues. L'efficacit des supplications leur semble augmenter avec lenombre des participants et avec le soin mis respecter les formes codifiespar l'usage. Les prires sont publiques, solennelles, elles se rptent habi-tuellement avec une insistance confiante. Et souvent la pluie tant attenduefinit par tomber, confirmant ainsi, aux yeux des fidles, la misricorde deDieu et l'excellence de la mthode (289). Comme la disette passe pour tre;une punition de ceux qui ont viol les prescriptions de Dieu, le jene et lesbonnes actions, en particulier l'aumne, doivent s'ajouter la prire pouraccrotre son efficacit. Chez les Juifs de Fez par exemple, la pnitence etle jene constituent clairement une phase ultrieure, une demande pluspressante Dieu : s'il a rsist jusque l c'est videmment qu'il a desmotifs graves d'insatisfaction. Il faut les rechercher, s'examiner, et lapnitence est un moyen de rentrer en grce, de renouer le fil rompu. Chezles Musulmans le jene prcde la prire de l' Istisqii (290). L'examen de

    (289) A. BEL: Quelques rites pour obtenir la pluie en temps de scheresse chez lesmusulmans maghrhins. Rec. Mm. et Textes XIVe congrs des Orientalistes. Alger,1905, pp. 49-98, est consulter, bien que portant sur J'Oranie. Exemples dans QDIR :Nasr, trad. t. 2, p. 61 en 1063 H. (1652-1653), p. 123 en 1071 H. (1660-1661), pp. 335-336en 1091 H. (1680-1681), ce dernier surtout trs caractristique. G. VAJDA : op. cit., p. 10,

    ~n 15521553, p. 17 : de novembre 1583 mars 1584 il n'a pas plu, des jenes sontI~poss par le rabbinat, pp. 31-32 et 33 en 1615-1616 : la pluie tomba et le nom deDIeu fut sanctifi. )' ; p. 57 en 1658, au printemps, Juifs et Musulmans jenent.

    (290) G. VAJDA : op. cit., p. 17, p. 27 (1613) : en raison de nos nombreux pchsnous ne fmes point exaucs }) ; jenes et pnitences se multiplient, comme on le voitpp. 27-29 : depuis l'expulsion des Juifs d'Espagne il n'y eut point de jour de pnitence,de pleurs et d'humiliation comme celui-ci . C'est une vritable surenchre d'aveux etde repentirs. " Nous sortmes joyeux de cette assemble, mais il n'y eut point de pluie ...mercredi la pluie tomba en abondance ... On rapporta beaucoup de choses injustementappropries et maintemmt tout est rentr dans l'ordre . En 1917 encore, p. 34, uneeXcommunication est prononc{~c et la pluie sc met tomber: le pch, dsordre humain,provoque le dsordre de l'univers. Les conceptions musulmanes sont trs voisines; Cf.A. BEL : op. cit., partie. p. 54. Selon Al l;Iirs, commentaire du MulJtasar de .ijall : Il convient que l'imam, avant le jour de la prire de l' Istiqii, ordonne aux fidles derevenir dans la voie de Dieu, de cesser de pcher, de fauter ou d'agir injustement, dese pardonner les uns les autres, de crainte que ce ne soient leurs crimes qui causent lemanque de pluie. Il leur ordonne aussi de faire des aumnes, car peut-tre que s'ilsdonnent manger plus pauvre qu'eux, Dieu leur enverra de la nourriture, car tous'>Ont plus pauvres que Dieu. )

  • 30 B. ROSENBERGER ET H. TRIKI

    conscience collectif aboutit parfois dnoncer la responsabilit des chefsspirituels, mais il est difficile de savoir par nos sources si une sanctions'ensuit pour eux. Les murmures contre les Surfa saadiens, profrs selonD. de Torrs au moment de la famine de 1521-1523, n'ont pas mis rellE.-ment en pril leur pouvoir. Quant aux rabbins de Fez, leur autorit neparat pas remise en cause; les tensions l'intrieur de la communautse rsolvent par la contrition et la pnitence de tous qui expient l'injusticede quelques-uns e91 ). Les musulmans recourent souvent un homme dontles mrites personnels, la baraka, sont susceptibles d'agir puissamment surla volont de Dieu. On peut se demander si un glissement de sens, percep-tible dans l'expression, ne se produit pas, laissant croire que c'est du saintlui-mme et non de son intercession que l'on attend la pluie. Un exempleintressant est donn par la Daw~at : On vint demander la pluie ausayb Ab cAbdallah Mu~ammad surnomm Ab ar Ruwaiyin Attendezmon retour Il rpondit ~elui-ci ; et s'en allant dans sa demeure, il distribuaen aumnes tout ce qu'il trouva, ainsi que tout son bien et celui de sesenfants. Il ne laissa dans sa maison ni une seule bouche de pain ni unseul grain de bl. Il revtit une toffe grossire et revint vers ceux qui l'at-tendaient Levons-nous maintenant leur dit-il la demande est urgenteet la prire sera exauce Il. Or la pluie se mit tomber; les ondes du cielse rpandirent sur eux pareilles au jet qui s'chappe de la bouche desoutres (292). Tout se passe comme si la charit extra-ordinaire du saybavait sur Dieu un pouvoir de persuasion, on n'ose pas dire de contrainte .

    .'

    (291) D. DE TORRES: op. cit., p. 55, le peuple voit dans la famine de 1521-1523un chtiment des pechez de ces tyrans )) - mais le tmoignage de ce moine peut tresuspect de partialit. Une chronique cite par G. VAJDA : op. cil., pp. 20-21, dit proposde la famine de 1606 Isral s'est appauvri l'extrme en raison dl" nos pchs, C3rceux qui s'adonnent l'tude de la Loi se sont relchs, nul ne recherche (la sciencereligieuse) .

    (292) IBN cASKAR : DawIJat, trad. p. 141. Ce saYQ est mort vers 1552. En 1091 H.(1680-1681) les personnages religieux les plus respects sont sollicits pour obtenir lapluie par leur intercession (QaDIR : Nasr, trad. t. 2, pp. 335-336). Il arrive que lesouverain lui-mme prenne la direction des prires : c'est ce que fait Mawlay Isma"1en mars 1680, selon MOUETTE il se revtit d'un vieil habit tout crasseux et d'unturban sur la teste, et, les pieds nuds, il sortit du palais, accompagn de tous ceux dl'sa Cour, aussi pieds et testes nues, et de tout le peuple de la ville en pareil estat .Le succs ne couronne pas cette dmarche (Rist. des conquestes, S.I.H.M., 2' srie,France, t. Il, p. 126).

  • FAMiNES ET PlllMIES AU MAROC 31

    Cependant en dsespoir de cause, on ne peut exclure le recours dessolutions extrmes, qui sont surtout individuelles: suicides, meurtres d'en-fants, actes de rvolte devant le silence de Dieu. Dans les communautsjuives des apostasies se produisent souvent, rapportes par les chroniquescomme un malheur plus grand encore que la mort (293). Sont-elles surtoutle fait des plus pauvres de la communaut qui s'y trouvent moins fortementattachs? Il semble surtout que ces minorits sont parfois moins en mesurede faire face la crise du fait de leur statut juridique particulier. Le dses-poir peut conduire invoquer un autre Dieu, ou des puissances infernales.Bien que nos sources soient muettes sur ce dernier point, il serait tonnantque la magie et la sorcellerie n'aient pas t utilises. On a vu en 1521-23des musulmans se convertir au christianisme. Un cas curieux est signalpar Grammaye (294) mais le souci d'apologtique est si vident qu'il peutrendre suspect le rcit. Selon lui en 1579 la scheresse tait telle Tagaoustdans le Sous mridional, que les habitants allrent prier sur la tombe d'unsaint chrtien, venu une date indtermine des Canaries pour prcherl'Evangile. En mme temps ils portent des aumnes et de la rourriture auxcaptifs chrtiens. Prodige ! le jour suivant le fieuve a une crue soudainequi cause d'ailleurs la mort de nombreux animaux. Remarquons que denombreux tombeaux de saints juifs taient visits galement par des mu-sulmans f95).

    Paralllement, les hommes des XVI" et XVII" sicles ne ngligent pasPour autant des formes de lutte plus triviales, contre les effets de la crise.Il existe des institutions dont la fonction est de constituer des rservesindispensables dans un pays de climat capricieux. Le Haut Atlas, surtoutSUr son versant mridional et l'Anti-Atlas possdent des agadir-s ou

    (293) Des infanticides sont signals par QaDIR : Nas" trad. t. 2, p. 137 et parG,' VAJDA : op. cit., p. 21 : l( Nous en avons vu qui allrent se noyer dans des puits,d autres s'gorgrent avec un couteau. Des pres rejetrent leurs enfants, des mrestendres assomrent leurs rejetons . Il s'agit de la terrible famine de 1605-1606. Aumme moment (( plus de 200 personnes apostasirent alors que l'on comptait 300morts de faim.

    (294) ] .B. GRAMMAYE : Africae illustratae lib. X in quibus Barbaria gens ... 1622,pp. 152-153.d (295) L. VOINOT : Plerinages jlldtfo.m,usulmans du Maroc, I.H.E.M. notes et

    OCuments , 1948, 132 p.

  • 32 B. ROSENBERGER ET II. TRIKI

    igerm-s, dont le fonctionnement est assez bien connu e96). Dans des btissessolidement dfendues contre les intempries et les pillages, les famillespossdent chacune une loge pour entreposer grains, navets, fruits schsetc. Les Saadiens en ont tir un grand avantage et certainement aussi ladynastie du Tazerwalt, les descendants de Sidi AI:tmad Ms, au XVIIesicle. Dans les plaines atlantiques, on entasse les bonnes annes, le graindans des silos creuss dans le sol calcaire ; ces mtmar (sing. matmura)ont t souvent dcrits (297). Le bl passe pour s'y conserver des annes.Il s'agit jusque l d'organismes crs par des groupes humains rduits, surun plan local, l'chelon du village ou de la fraction de tribu. Dans lesvilles, l'initiative revient au pouvoir d'Etat. Pour eux-mmes et leur en-tourage, familiers et serviteurs, soldats, les souverains constituent des r-serves dans leurs palais. Il y a en outre pour la population urbaine desheri, vastes btiments o le bl est remis et gard (Z98). Il est trs impor-tant pour un souverain de pouvoir nourrir la population des villes et en

    .

    particulier de la capitale (299). Le rle des zwiya-s a t vu : plus que destockage, c'est de redistribution dont il s'agit, car la libralit du saints'entretient de la gnrosit des fidles selon un mcanisme bien analys

    (296) Voir notamment R. MONTAGNE: Un magasin collectif de l'Anti Atlas: l'agadirdes Ikounka, Hespris , 1929, t. IX, pp. 145-266; D. JACQUES MEUNI : Grenierscitadelles au Maroc. P.I.H.E.M. H, 2((. 1951,.? vol.

    (297) Depuis LON L'AFRICAIN: Description de l'Afrique. t. 1. p. 122 o il parle

  • Magasin gr,LiIl. Gravun' du XVIU" sil,c!e tin"e de J'ouvrage de JWst, /Vuchrich/1'11 '/1011 Muro/i/w Ulld Ft's, 17HL planche VI, p. 76.

    L(,oIl l'Africain d(,crit dans les palais de Marrakech des greniers qui sont assezsemblable,'i : " ". il V avait deux gn )lins eux aussi htis ('n votes. Chaqu('grenier av,lit un (,(agt~. Au rl';(dl' chauss('e, tJll ('ntreposait le fourrage. A l'dage,da",: l'un on conservait l'orgl' pOIlr h's chevaux, dans l'autre h' froment. Chacun

  • FAMINES ET J~l'lIl}
  • 34 B. ROSENBERGER ET H. TRIKI

    que, comme oppos l'esprit d'entreprise. Il faut chercher ailleurs lacause de faiblesses conomiques, ne serait-ce que dans la dmographie (303).

    Les prcautions les plus avises ne peuvent toutefois viter complte-ment la disette, ni mme la famine lorsqu'avec le temps, les rservess'puisent. Une question revt alors de l'importance, celle des ressourcesd'appoint et des nourritures subsidiaires.

    La courbe des prix de l'orge semble tre la mme que celle du bl -ou du moins nous n'avons pas assez de donnes pour discerner, commeen Europe, une hausse plus rapide de la crale secondaire -. Il est vraiqu'elle mrite peu ce nom au Maroc: pour des rgions entires elle couvreautant de surface ou plus que le bl.

    Le mil, ou sorgho, tient une place atteste par de nombreux auteurs.11 a subsist dans les montagnes jusqu' nos jours. Dans les plaines sonimportance tait considrable (304). Il en a t chass par le mas, qui, partir du XVIe sicle, lui a pris non seulement sa place, mais son nom (araberjurra ou basna) parce qu'il rpondait aux mmes besoins avec plus d'avan-tages. La priode de croissance du mil est plus tardive que celle du blou de l'orge ; la moisson a lieu l'automne, c'est--dire un momentparticulirement difficile si la rcolte de bl et d'orge ont t dficitaires,puisqu'il faut prlever des semences pour l'anne suivante. L'apport dumil est intressant. Selon un auteur espagnol du dbut du xvn" sicle, il

    (303) A ce propos on peut s'tonner que l'tude de X. DE PLANHOL : Les fondementsgographiques de l'histoire de l'Islam, 1968, tienne si peu compte de la dmographiepour expliquer la bdouinisation II qu'il considre comme inhrente l'Islam. Il (sttout aussi tunnant que ce gographe fasse l'augmentation de la densit> humain,'une place si rduite dans les causes du dveloppement actuel des zones cultives auProche-Orient (pp. 100-112).

    (304) Dans le Haut Atlas central, dans la tribu des At bu Gemmez notamment,on peut voir encore des champs de mil occuper une partie du fond alluvial de la valle.LON L'AFRICAIN: Descr., t. l, p. 71, dit propos du Hea (Haha) : Il n'y pousseque peu de froment, tandis que l'orge, le mil, le millet y viennent en quantit lI.MARMOL : L'Afrique, t. II, p. 44 : Tout ce qui est hors des montagnes du Grand Atlas- Hea, Sus, Gezula, Hescura et Duquela - est un pas plain, abondant en froment,en orge, en millet... ; il le signale encore prs d'Amizmiz, p. 49. L'ANONYME PORTUGAISde 1596 dit des Doukkala, p. 16 : E campo de muito trigo, cevada, milho, centejo liet de la Chaoua, p. 20 : muita fertil de todos os mantimentos, trigo, cevada, milho.

  • FAMINES ET PIDMIES AU MAROC 35

    empche la disette car le bl ne sufiirait pas nourrir la population COS).Son rle a t signal pour la rgion de Fez, o l'automne r540, il pro-voque une dtente sur le march. L est certainement la raison de la fidlitdes cultivateurs du Maroc cette crale africaine, jusqu' ce que le masait montr une efficacit suprieure dans les mmes circonstances.

    Les lgumineuses ont une place qui n'est pas ngligeable en tempsnormal et grandit les annes sans pain. Ce sont surtout les lentilles et lespois chiches, car les fves sont consommes plutt fraches. Dans le Souson utilise les gesces, ikker, que le tiilib Al BU5war recommande dans sonptre de mettre en rserve ainsi que les noix d'argan et les carroubes ( 06).

    Les dattes ofirent dans le Sahara une ressource trs apprciable. Danscette rgion, o les crales sont une base moins exclusive de l'alimenta-tion, les effets d'une mauvaise rcolte sont apparemment moins craindre.Les palmiers rsistent assez bien une scheresse, condition qu'elle nese prolonge pas plus d'une saison. On a vu qu'en r66r, les dattes ont faitdu Sahara une rgion privilgie et attractive pour les populations duNord de l'Atlas.

    Si la scheresse est trs svre et prolonge, il faut se mettre recher-cher en outre des plantes qui habituellement ne jouent qu'un rle ngligea-ble ou nul. On peut citer, en plus des carroubes, les glands doux, ballf,Ta mauve, baqul, le fenouil sauvage, basbas, les artichauts sauvages,

    . (305) R. RICARD,' Textes espagnols sur la Berbrie (xv, xv et XVII sicles). EtudeshIs,Pano-africaines, 1956, donne p. 15 un passage de Pedro Ordonez de Ceballos (1616)qUI dans Historia y viaje deI mundo ch. VII, liv. 1, pp. 286 287, a dit du Maroc o ila Voyag: hay trigo, cebada y panizo que es la semilla de que por tiempo deI anoUsan para comida y asi no hay falta, que si comieran todo el ano pan de trigo, segunla gente que hay faltara sin duda . Panizo est le mil. D'autre part l'auteur de l'I~iy(p. 140) donne la prcision suivante au chapitre des prix qui montre tout l'intrt decette plante mise sur le mme pied que l'orge: l'orge et le mil (basna) sont des plantesde la mme famille (gins). Le prix du mil est le mme que celui de l'orge et subit lallJ.me hausse. Enfin le talib al Buswari conseille d'en emmagasiner de prfrence au blOu l'orge car il se conserve mieux selon lui.

    (306) Dans un texte juif de Fez on voit que les lgumineuses compltent la rcolte~e ~rales. G. VAJDA " op. cit., p. 10. Elles tiennent toujours une place import.ante dansahmentation de nos jours. Les gesces, ikker, sont encore vendues sur certams souks,

    nous en aVons vu dans la valle du Dr"a Tinzuln. Le mot berbre ikiker fait penser~u latin ~i~ero, comme rt hortus ... Quant aux carroubes, B. Rodrigues en emporte( ne ~rovlslOn lorsqu'en 1521 il quitte Anila pour aller Azemmour acheter des esclavesAnms. p. 327, t. I).

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    garnina cueillis mme les annes normales pour varier l'ordinaire -les curs de palmiers nains, palmito dans les textes portugais, et dans lesoasis les curs de palmiers dattiers au risque de compromettre l'avenir,les fruits du genvrier, eabtar, enfin le "irni, (antm arisarum) plante bulbe, riche en fcule, qui, bien que lgrement toxique, est consommeen pain ou en couscous aprs une lgre torrfaction qui fait disparatreson cret (307).

    Faute de crales, de lgumes, de fruits, on se rabat, quand on peut,sur une alimentation carne. Les animaux domestiques sont abattus d'au-tant plus volontiers, qu'il est trs difficile de les nourrir, car l'herbe manqueet les crales sont chichement mesures aux hommes. La paille qui restele seul fourrage atteint des prix exorbitants (308). On s'efforce pourtant dene pas perdre les animaux de labour en vue des semailles qu'on espreet pour lesquelles il faut aussi garder du grain. La chasse offre galementun secours apprciable : le Maroc est alors un pays trs giboyeux, et lascheresse tout en rarfiant le gibier permet aussi parfois d'en capturer ou

    (307) La consommation habituelle de fenouil, d'artichauts est signale parMOUETTE: Histoire des conquestes, S.I.R.M., 2 srie, France, t. II, p. 178. Le buqlest mentionn par Na!)IRI : Istiq~a, t. v, trad., p. 347 ; fenouil, artichauts et palmUo par B. RODRIGUES : Anais, t. l, p. 370. Le "irni est encore aujourd'hui bien connu commel'ultime ressource contre la faim, et beaucoup de ruraux sc souviennent d'en avoircueilli Par exemple dans les Sgarna, lors de famines au lendemain de la seconde guern,mondiale, on partait en groupes, couchant sou!fdes tentes, et la rcolte rapporte taitpartage fraternellement dans une atmosphre chaleureuse voque certaine fois avecune pointe de nostalgie (renseignement oral de A. RAMMOUDI, sociologue l'I.N.A.Rabat). RENAUD: La peste de 1818 d'aprs des documents indits Respris , 1923, citep. 24, un document o il est question de cette plante: les habitants des campagneset une partie de ceux de la ville parcouraient tristement la campagne pour arrac}1er la terre, dfaut d'autre nourriture, une plante bulbeuse nomme hierna . Cf. LAOUST :Mots et choses berbres, 1920, pp. 107, 483 et 513 : il s'agit de l'arum arisarum vulgai-rement appel kunt en berbre. Les glands doux, ballt, sont mme considrs en tempsnormal comme une friandise par les habitants de Fez, d'aprs LON L'AFRICAIN: Descr.,t. 1, p. 172.

    (308) A Tanger, en 1566, le grain manque pour les btes et les hommes et, fauted'autres ressources, riz, dattes, ou lgumes, on se nourrit de viande - que nos pude-cemos socorrer somente vaqua , As Gavetas ... , t. v, n" 3 593, p. 205. A Marrakech en1608 une livre de paille vaut deux sous selon l'envoy des Provinces Unies, P.M. Coy(S.I.R.M., Pays-Bas, t. v, p. 283) ; il dit un peu plus tard: les rues taient couvertesde cadavres de chevaux, de mulets, d'.nes et de chameaux car la livre de paille valaitun sou et demi (ibidem, p. 471). On comprend mieux ds lors la formule du taleb duSous: surtout ne nglige pas la paille ((ibn) c'est de l'or ((ibr) elle est la base detoutes choses (ci-dessous, p. 102).

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    d'en tuer plus aisment prs des points d'eau. C'est alors que les popula-tions du littoral sont privilgies, car la mer leur offre une nourritureabondante: les moules ramasses et sches sur la cte taient, il y a peu,vendues sur les marchs du Sous (Anti-Atlas notamment), surtout les an-nes de mauvaises rcoltes e09).

    En somme en cas de crise les formes conomiques les plus primitives- cueillette, chasse, pche - reprennent une place de premier plan. Maisdans la lutte pour la survie, il est encore un moyen auquel recourent par-fois certains et que nous n'voquons que pour mmoire, c'est d'aller pren-dre par la force aux voisins de quoi subsister. Les priodes de disette voientde nombreuses violences eIO). Le brigandage coupe les routes et interditcertaines possibilits d'approvisionnement des villes CIO*).

    Un dernier point doit tre abord au sujet des disettes et des famines.On a constat qu'elles taient trs souvent suivies de graves pidmies. Celien doit tre examin. Il parat d'abord vident qu'en affaiblissant la forcede rsistance des organismes, la privation fraye le chemin aux maladies.

    (309) Les habitants d'Arzila en 1521 vont faire de la cueillette, mais aussi chasser,B. RODRIGUES .. Anais, t. 1, p. 370. Ils pouvaient, du reste, pcher aussi en mer, avan-tage certain. Sur l'abondance du gibier voir par exemple LON L'AFRICAIN" Descr., t. 1,p. 85, sur les Ideucal (Atlas occidental) et pp. 129-130 une chasse royale dans largion du Jbel laijdar(Montagne Verte).

    (310) Par exemple QiiDIR : Na.~r, trad. t. 2, p. 123, anne 1071 H. (1660-1661), etalors que l'on prie pour la pluie Fez, beaucoup de bl fut vol dans les champspar les gens des Beni Hassan et ceux qui taient avec eux . Ibidem, p. 137 en 1072 H.(1661-1662) le fils de Mul)ammad al I;faM de Dilii' vient assiger Fez, il pilla et volales rcoltes et s'en retourna . En 1073 H. (1662-1663) le mme auteur rapporte que'( Moulay Mohammed ben ech Cherif es Sijilmassi arriva dans les derniers jours deM:ouharram (1-3 sept. 1662) et occupa la rgion de Hayana. Il s'empara de leurs rcol-tes ... Il y a certes le dsir de priver un adversaire de vivres, et ces coups de mainpeuvent se produire, en cas de lutte ouverte en n'importe quelle conjoncture, maisnous savons que la scheresse et la disette rgnaient. Combien loquente aussi cettephrase du chroniqueur juif en 1614 Et l'on n'chappait la famine que ~our prirpar le glaive, car l'inscurit rgnait sur tous les chemins l), G. VAJDA .. op. Clt., p. 31.Un passage de la chronique de Fr. DE ANDRADE traduite par R. RICARD" Les Portugaiset l'Afrique du Nord sous le rgne de Jean III Hespris , 1937, pp. 259-345, montreCOInlIlent aprs la terrible famine de 1521 une tribu avait encore des rserves de ble~ d'orge que les Portugais ont dcouvertes en faisant un butin considrable, parce que,dIt 1 h 1 '1' t' . d' te c roniqueur, ils sont si puissants que non seu ement 1 n y eu Jamais au resPOUr les voler, mais qu'eux-mmes avaient vol toute la Chaoua (Enxouvia).Me (310') Exemple ~ans lhiya, p. 133, le rav~taillement en grain de Fez partir de

    kns est dsorgams puis empch par le bngandage.

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    Mais si la disette procde de la scheresse, on peut se demander dans quellemesure celle-ci ne favorise pas la propagation des maladies : tort ou raison la scheresse passe encore aujourd'hui au Maroc pour les provo-quer. Surtout nous allons voir comment la peste peut se rpandre les an-nes sches du fait que les animaux vecteurs se rapprochent des lieuxhabits.

    2" LES EPIDEMIES

    La nature exacte de la maladie nous chappe souvent. La peste tou-jours voque, n'est pas la seule, mais la plus frquente. Dans plusieurscas elle semble dment identifie : en 1521-23, en 1557-1558, de 1596 16IO, et de 1626 163I. Le typhus et l'encphalite ont pu aussi tre soup-onns. Nous nous attacherons ici tudier la propagation de la peste,pour laquelle les informations sont les plus abondantes. Cette maladie asvi au Maroc jusqu' une date rcente, a suscit beaucoup d'intrt, etl'on a runi sur elle dans les pays o elle est endmique une abondantedocumentation. Elle est aujourd'hui bien connue et certaines particularitsdes pidmies des XVIe et XVII" sicles peuvent tre claircies.

    La peste est due au bacille de Yersin,"germe arobie, mais qui peutsurvivre anarobie. Il vit la temprature optimale de 25. Sa toxicitest variable et il s'attnue par le vieillissement de la souche ; le passagerapide d'hte en hte slectionne au contraire les souches les plus actives.Le bacille peut facilement traverser une muqueuse, mais il ne peut pntrerla peau qu' la faveur d'une excoriation, si minime soit-elle: une piqftrede puce suffit. Selon le lieu de pntration du microbe, la forme prise parla maladie est diffrente chez l'homme. Si la voie d'entre est cutane, ilse forme au point d'inoculation, aprs un six jours d'incubation, uneplaque noirtre rsultant de la ncrose des tissus: c'est le charbon pesteux,et trs rapidement l'aine, aux aisselles et au cou des ganglions trs dou-loureux, durs, qui tendent suppurer, ce sont les bubons. La fivre est trsforte et accompagne de troubles nerveux et psychiques impressionnants.

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    C'est souvent la septicmie, le coma et la mort. Mais il arrive que la mala-die s'arrte aprs huit dix jours. Si la pntration se fait par la muqueusepulmonaire, l'volution est beaucoup plus rapide et mortelle dans 100 %des cas. Aprs un trois jours se produit une toux de plus en plus forte,avec des saignements, des troubles nerveux. Le sujet finit par touffer.Ces deux formes principales - il en est d'autres - ont longtemps pu fairecroire des maladies diffrentes. Dans le deuxime cas, la transmissionse fait directement d'homme homme, par les gouttelettes de salive pro-jetes par la toux et qui restent en suspension. Ce mode de contagion estfavoris par le brouillard, un air humide, un temps froid d'hiver - peufrquents au Maroc ; ce sont les pidmies les plus meurtrires et dont lapropagation est la plus foudroyante comme la fameuse Peste Noire duXIV" sicle en Europe ou celle de 1596 en Espagne. Mais ce sont aussi lesplus rares ell ).

    Le rle des rongeurs, htes de l'infection, et des puces, vecteurs decelle-ci, doit tre rappel rapidement. La chane fondamentale est : ron-geur-puce-rongeur-puce, sur laquelle incidemment d'autres animaux etl'homme viennent se greffer. Cette chane est fragile et rclame sans cessede nouveaux rongeurs et de nouvelles puces pour assurer la permanencede l'infection. On a dcouvert rcemment toutefois, que le bacille pouvaitsurvivre sans rats et sans insectes, dans le sol des terriers abandonns, des conditions de temprature et d'hygromtrie favorables: la contamina-tion peut alors se faire par simple fouissage. L'importance des colonies derongeurs sauvages des rgions arides comme rservoirs de virus, a tbien mise en valeur aux abords de la Caspienne en Iran, au Turkestan,dans l'Inde. Les mrions ou les gerbilles caractristiques des steppes aridesaSSurent la transmission par leurs dplacements, la recherche de nourri-ture, ou parce que leurs terriers riches en puces sont visits par d'autresrats, champtres ou commensaux. C'est dans les greniers, les silos et surles aires que s'effectue la rencontre des diffrents rongeurs. Le rat noir, quine s'aventure gure hors des maisons, mais qui peut tre transport surdes bateaux, est trs sensible la peste. Le rat gris, ou rat d'gout, a jou

    (311) J.N. BIRABEN et J. LE COFF : La peste dans le Haut Moyen Age AnnalesE.~.C. . 1969. nO 6. pp. 1484-1510 et partie. pp. 1486-1488. et Encyclopdie mdico-chWurgicale 8035 E 10. p. 4 et p. 6.

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    un rle bien connu dans la dissmination de la peste aux temps modernes.Ce sont les puces des rongeurs qui transmettent par piqre le bacille d'unanimal l'autre et d'une espce l'autre. Chaque espce de puce ne vitque sur un hte auquel elle est adapte, toutefois Xenopsylla Chopis estune puce de rat qui, libre dans une maison, ne manifeste pas de rpu-gnance pour l'homme et peut donc lui transmettre la maladie. D'homme homme c'est le parasite humain, pulex irritans) qui est l'agent de trans-mission. Une puce peut survivre un an, et tre porteuse de bacilles, dansla fourrure d'un rat, dans des vtements, ou dans la poussire du sol ouune fente de parquet.

    La puce jouant le rle le plus important, il est ncessaire de connatreson cologie. Elle ne survit qu' des conditions de temprature et d'humi-dit trs trictes : l'optimum est 15 20 95 % d'humidit, ce qui estralis dans les vtements prs du corps. Le froid limite son activit et la

    chaleur arrte la reproduction. La scheresse l'empche de vivre: 20 ellemeurt si l'humidit tombe 70 %' C'est pourquoi l'hiver voit la peste trsralentie, et la chaleur sche de l't arrive la faire disparatre. Ainsis'expliquerait le cycle si souvent constat au Maroc, avec une recrudes-cence au printemps. Deux caractres secondaires de cet insecte sont noter.Elle est attire par le blanc, port avec dilection par les citadins des classesaises ; et elle est repousse par certaines odeurs, animales comme cellesdu cheval, des bovins, du mouton, du chameau, de la chvre qui sont tousexempts de puces, ou vgtales de certaine' huiles (312).

    On comprend donc pourquoi les rgions dsertiques sont, presqueexemptes de peste, cause de l'extrme scheresse et parce qu'elles sonthabites surtout par des leveurs qui vivent dans une familiarit trs gran-de d'animaux aux odeurs protectrices. Les habitants du Prsahara ontjoui d'une espce d'immunit: pargns par la peste, ils peuvent se mul-tiplier, constituer des rservoirs de population et repeupler ensuite lesrgions dcimes, comme nous l'avons constat aprs l'pidmie de 1521-

    (312) Encyclopdie mdico-chir., pp. 4, 5, 6 et BIRABEN LE COl'F op. cil.,pp. 1488-89.

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    23 (313). A un moindre degr les habitants des montagnes jouissent desmmes avantages; le froid relatif et leurs activits pastorales les protgent,et l'isolement des communauts rend plus difficile la contagion. On observeque les populati