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Université Mohammed V FACULTE DES LETTRES ET DES SCIENCES HUMAIN] RABAT HESPÉRIS TAMUDA VOL. XXXV - Fascicule 1 (Spêcjal) 1997

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  • Universit Mohammed V

    FACULTE DES LETTRES ET DES SCIENCES HUMAIN]

    RABAT

    HESPRISTAMUDA

    VOL. XXXV - Fascicule 1 (Spcjal)1997

  • HESPERIS TAMUDASous le patronage

    du Doyen de la Facult des Lettres et des Sciences HumainesAbdelwahed BENDAOUD

    * * *

    Comit de Rdaction

    Brahim BOUTALEB

    Mohamed EZROURARahma BOURQIA

    Abderrahmane EL MOUDDENMohammed KENBIB

    Abdelahad SEBTIJama BAIDA

    La revue Hespris Tamuda est consacre l'tude du Maroc, de sa socit, de son histoire,de sa culture et d'une manire gnrale aux sciences sociales de l'Occident musulman. Elle paratannuellement en un ou plusieurs fascicules. Chaque livraison comprend des articles originaux, descommunications, des tudes bibliographiques et des comptes-rendus en arabe, franais, anglais,espagnol et ventuellement en d'autres langues.

    Les textes, dment corrigs, doivent tre remis en trOIs exemplaires dactylographis, endouble interligne et au recto seulement. Les articles seront suivis de rsums dans une languediffrente de celle dans laquelle ils ~ont publis. Les textes non retenus ne sont pas retourns leursauteurs. Ceux-ci en seront aviss. Les auteurs reoivent un exemplaire du volume auquel ils aurontcontribu et cinquante tirs part de leur contribution. Les ides et opinions exprimes sontcelles de leurs auteurs et n'engagent en rien Hespris-Tamuda.

    Le systme de translittration des mots arabes utiliss dans cette revue est le suivant:

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    HESPERISTAMUDA

  • Universit Mohammed V

    FACULTE DES LETTRES ET DES SCIENCES HUMAINESRABAT

    ,

    HESPERISTAMUDA

    Commmoration du1er Anniversaire du dcs de :

    CHARLES-ANDR JULIENParis-Sorbonne (Juin 1992)

    VOL. XXXV - Fascicule 1 (Spcial)1997

  • Tous droits rservs .la Facultdes Lettres et des Sciences Humaines

    de Rabat (Dahir du 29/07/1970)

    Dpt lgal N 3111960ISSN 0018-1005

    Composition : ANCYF Znadi - RabatTirage: Imprimerie NAJAH EL JADIDA - Casablanca

  • HESPERISTAMUDA

    Vol. XXXV, Fascicule 1 (Spcial)

    SOMMAIRE SUMARIO

    1997

    Brahim BOUTALEB. - Prsentation......................................................... 7Annie REY-GOLDZEIGUER. - Allocution d'ouverture.................. ........ 9Michle GENDREAU-MASSALOUX - AccueiL.................................. 13

    JALONS BIOGRAPHIQUESOmar CARLIER. - Charles-Andr Julien Oran: les annes algriennes(1906-1922) 17Habib KAZDAGHLI. -Le voyage de mars 1921 en Tunisie: la tournedu militant 61Moncef CHENOUFI. - Charles-Andr Julien initiateur du ProgrammeNational de Recherche (P.N.R.) en histoire de la Tunisie contemporaine... 67

    L'HISTOIRE

    Andr NOUSCHI. - Charles-Andr Julien historien ..Andr MANDOUZE. - Julien, Courtois et Augustin ..Mohamed-Hdi CHERIF. - Mon matre Charles-Andr Julien .Moncef DELLAGI. - L'Afrique du Nord en marche de Charles-AndrJulien .M hfoud KADDACHE J l' 1 bl' l' .a . - u ten et e pro eme a genen ..Tayeb CHENTOUF. -La place de Charles-Andr Julien ,dans larecherche historique en Algrie : ..M'hamed ALAOUI-ABDELAOUI. - Charles-Andr Julien: Histoire etAltrit .Mohammed ZNIBER. - La dcouverte du Maghreb travers la visionhistorique de Charles-Andr Julien .Jacques SIMON. - Charles-Andr Julien et l'art d'tablir unebibliographie .Martine MULLER. - Les archives d'un homme de recherche et d'actionLaszlo J. NAGY. - Dbuts du communisme en Algrie et en Tunisie:contribution l'histoire des activits politiques de Charles-Andr Julienaprs le congrs de Tours .

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  • Mohammed SAYAH. Charles-Andr Julien, pionnier d'une politique dedialogue avec les mouvements de libration au Maghreb 153

    LE MILITANT ANTI-COLONIAL

    Raymond William RABEMANANJARA. - Charles-Andr Julien,dfenseur des dputs malgaches...... 163Djilali SARI. - Charles-Andr Julien et le procs Jeanson........................ 167Gilles MORIN. - Charles-Andr Julien, pdagogue socialiste de ladcolonisation.............................................................................................. 175Gilbert MEYNIER. - La fiction d'anticipation politique sur l'Algriedans les annes vingt...................................................................... ........ ..... 185Mohamed EL YAZGHI. - Charles-Andr Julien, les Droits de l'Hommeet la dmocratie dans le Maroc indpendant 195Yves DECHEZELLES. - Message 199Simone et Jean LACOUTURE. - La torche et la boussole....................... 201Mohammed HARBI. - Charles-Andr Julien, un historien de larsistance morale 203

    HOMMAGES ET TEMOIGNAGES

    Jules ROY. - Hommage 207Bahi LADGHAM. - Une vieille amiti 209Mohammed BEDJAOUI. - Evocation d'une mmoire: Charles-AndrJulien, l'historien et le conteur..................................................................... 213Jean DANIEL. - Ce ,que je dois Charles-Andrs Julien 217Denise BARRAT. - Histoire et militantisme: entretien avec le ProfesseurCharles-Andr Julien, en 1980.................................................................... 221Djahina MESSALI-BENKHELFAT. - Hommage Charles-Andr Julien 225Paulette DECRAENE. - Charles-Andr Julien, mon ami 229Denise BRAHIMt - Sages du vingtime sicle... 231Odette GUITARD. - Le Parti Socialiste et la guerre d'Algrie: Tmoignage 233Madeleine REBERIOUX. - Charles-Andr Julien, homme de tous lescombats ......................................................... 237Annie REY-GOLDZEIGUER. - L'Homme aux trois vies 243Ouvrages et photos de Charles-Andr Julien 249

  • Hespris-Tamuda, Vol. XXXV, Fasc.l (1997), pp. 7-8

    EN GUISE DE PRSENTATION

    Le hasard souvent fait bien les choses. Des circonstances contraignantesm'avaient empch en juin 1992 de participer au colloque organis en hommage Charles-Andr Julien un an aprs sa mort, sous le patronage de feu FranoisMitterand, alors prsident de la Rpublique franaise. Les regrets que j'en avaisressentis avaient cependant t attnus par le fait que la voix du Maroc en cettecommmoration d'admiration et de devoir tait fortement prsente, du ct del'Universit comIJ1e du ct de la politique. Du ct de l'Universit, notre pays taitreprsent par feu notre collgue et ami, Mohammed Zniber, lui-mme rappel aDieu quelques mois plus tard. Du ct de l'action militante, il revint a MohammedEl Yazghi, premier secrtaire-adjoint de l'Union socialiste des forces populaires,actuel ministre de l'Amnagement du territoire, de l'Environnement, de l'Habitat etde l'Urbanisme du gouvernement marocain, de redire la dette contracte par lemouvement nationaliste marocain depuis sa premire cristallisation l'gard del'historien impeccable et du militant anti-colonialiste intraitable que fut Charles-Andr Julien. Plus de cinq annes se sont coules depuis que ce colloque s'est tenu.Voici qu'il est enfin possible d'en porter les actes la connaissance du plus grandpublic. Monsieur le Doyen Abdelwahad Bendaoud avait bien voulu autoriser lardaction de la revue Hespris- Tamuda les publier en un numro spcial de cepriodique, dcision entrine par son successeur Monsieur le Doyen Said BensadAlaoui, aussitt aprs sa nomination. Les organisateurs du colloque, et leur tteMadame Annie Rey-Goldzeiguer, nous avaient au pralable donn leur accord. Moncollgue, Jama Baida et moi-mme avons pris en charge le travail de mise en formeet de correction des preuves qu'exige toute publication. Il fallait' naturellement quela Rdaction de la revue dise ces lecteurs quelques mots de prsentation. Et c'estainsi que mon tour vint de dire ct de tous ceux et de toutes celles pour quiCharles-Andr Julien fut un ami, un compagnon .de lutte, un matre, ou toutsimplement un de ces hommes bnis de Dieu qui disent ce qu'ils font et font ce qu'ildisent, ce que l'amiti, le souvenir, la ferveur due a la rectitude prouvent le besoinde dire.

    Je dois la vrit de reconn~re que je suis sans doute de tous ceux et detoutes celles dont on lira phis avant les interventions, celui qui a le moins approchphysiquement, si je puis dire, le grand disparu. La raison en est que lorsque je

  • 8 PRSENTATION

    courais aprs mes diplmes Paris, il tait lui, en train de poser les fondations de laFacult des Lettres a Rabat. Appel plus tard lui succder au dcannat de cettablissement, je n'ai eu l'occasion de me prsenter lui que lorsqu'il vint au Marocpour parler avec feu Mohammed Zniber de la traduction en arabe que ce dernierprojetait de faire de son Maroc face aux imprialismes. Je puis affirmer cependant quede tous ceux et de toutes celles .innombrables qui frquentent Julien par ses crits, jene suis pas le moins assidu. N comme lui d'un milieu o penser et agir n'ont jamaist que les deux faces interchangeables d'une mme composante, j'ai t sduit etlittralement fix dans l'admiration, par la personnalit et le style de Charles-AndrJulien que me fit dcouvrir feu mon frre, Abdelhafid, qui lui fut son disciple direct ala Sorbonne, et qui m'offrit pour mon succs a la premire partie du baccalaurat en1955, L'Afrique du Nord en marche. Certaines lectures de jeunesse peuvent avoir,on le sait, autant de poids que le plus dcisif des vnements. Mais lorsqu'ondcouvre un livre fondamental dans un moment vital et lorsqu'on est saisi, avantmme qu'on en prenne conscience, par les liens secrets de l'histoire et de l'engage-ment, on peut se demander si les choix d'une vie sont les effets de la libert ou bienceux de la dtermination. Mais cette question importe peu puisque le rsultat est l.J'ai choisi de faire de l'histoire et j'ai choisi de suivre la ligne du progrs. Il estertain que la lecture de Charles-Andr Julien, au beau milieu des inquitudes del'adolescence, n'a pas pes d'un poids quelconque dans cette orientation.

    Oui, dcidment le hasard fait bien les choses, qui permet HesprisTamudade rendre un dernier hommage l'un de ses anciens "patron", et l'quipe actuellede la rdaction d'offrir ses lecteurs du monde entier les Actes du colloque de 1992.Du plus grand historien franais de' la colonisation est ainsi conserv un portrait dictpar la plus grande motion et dessin pour la mmoire par une plume dont la tenuen'est en rien perturbe par la varit des styles.

    Brahim BOUTALEB

  • Hespris.Tamuda, Vol. XXXV, Fasc. 1 (1997), pp. 911

    ALLOCUTION D'OUVERTURE

    Annie REYGOLDZEIGUER

    Le climat de confiance, de tolrance, de respect de l'autre, mais aussid'optimisme et de gaiet, d'ironie, d'humour et de libre critique, ce climat que savaitcrer autour, de lui Charles-Andr Julien, nous allons, tous ses amis, tenter de lerecrer pendant ces deux jours o nous rendront tmoignage de l'uvre et de l'actionde l'historien, de l'homme politique, du "militant", titre qu'il revendique.

    Notre tche ne fera que commencer: son souvenir nous oblige certes connatre le pass pour mieux apprhender le prsent mais son vu voulait nousprojeter dans l'avenir.

    Mes remerciements vont tous ceux qui ont permis la tenue prcipite de cecolloque.

    Monsieur le Prsident de la Rpublique a soutenu notre projet ds l'origine et acart tous les obstacles, son appui n'a jamais fait dfaut. Madame Decraene, qui at l'origine de ce colloque, a par sa prsence efficace et amicale pu rsoudre lesproblmes qui n'ont cess de jalonner ce parcours. Monsieur le Ministre des Affairestrangres et Madame le Ministre de la Francophonie, Monsieur le Ministre del'Education Nationale et de la Culture ont permis la tenue du colloque en accord avecles Ambassades de France au Maghreb, qu'ils en soient ici chaleureusementremercis. L'Universit de Paris a voulu spcialement rendre hommage l'un de sesprofesseurs d'lite qui font la rputation de notre vieille Sorbonne. Madame leRecteur, chancelier des Universits, nous a offert une hospitalit fastueuse qui romptavec l'aspect souvent spartiate de nos locc.:ux modernes. L'Universit de la Sorbonnenouvelle, sa prsidente et l'U.F.R. de l'Orient et du Monde arabe ont mis notredisposition des locaux et leurs structures ont aussi facilit notre tche.

    Je tiens souligner le travail bnvole et sympathique du comitd'organisation qui a su mettre son enthousiasme et son ardeur pour nous permettre deraliser des "miracles".

  • 10 ANNIE REY-GOLDZEIGUER

    Enfin je remercie tous les intervenants qui ont rpondu nos demandes et qui,malgr tous les obstacles, ont tenu tmoigner. L diversit des interventions, lapluralit des thses attestent d'une fidlit au souvenir.

    !I me reste voquer ceux qui voulaient participer notre colloque et s'en sontpartis, avant ce jour, Banine Balafrej, Georges Oved, Mohamed Boudiaf qui auraitd tre des ntres ici Paris un certain 29 juin date initiale du colloque : le sort l'aconduit Annaba o il a t assassin.

    La Gense du colloque a t lente, difficile.

    Dans l'anne 1991, alors que Charles-Andr Julien tait encore en vie, ledernier carr de ses fidles projetait de runir autour du futur centenaire ses anciensfils spirituels, ses amis de toujours. Le Prsident de la Rpublique accorda sur lechamp son Haut Patronage. Ce fut la dernire joie de notre vieux matre.

    L'organisation fur prise en main par le D.E.A. Maghreb de Paris III cr enrseau avec les universits parisiennes en 1990. Tout naturellement, ce D.E.A. futpeut-tre la dernire cration voulue par Charles-Andr Julien dsol de voir lestudes maghrbines disparatre avec ses derniers disciples. Il fallait, disait-il, crer unespace de recherche vritable et humble, une ppinire de jeunes rompus auxtechniques nouvelles mais surtout, dans un contexte de dchirement,d'incomprhension, d'intolrance et de racisme, faire natre un lieu de concertation,de dialogue, d'amiti pour promouvoir une recherche commune et fconde de part etd'autre de la Mditerrane.

    Cette ide a guid sa retraite studieuse. Ds les annes 70, il a mis sur pied leGroupe d'Etudes et et de Recherches Maghrbines (G.E.R.M.) qui n'a pu vivre quequelques annes, faute de structures. Dans les annes 80, il a lanc avec fougue, Tunis, le Programme National de Recherche (P.N.R.) avec une quipe franco-tunisienne, esprant l'tendre aux trois pays du Maghreb.

    Ds 1990, est n l'I.D;E.H.M. (Institut de Documentation et d'Etudes pourl'Histoire du Maghreb) qui a voulu fournir tous les chercheurs une unitdocumentaire qui dormait dans la poussire depuis dix ans: la bibliothque AugustinBernard est dsormais ouverte et s'est enrichie considrablement en attendant deslocaux plus spacieux.

    Aujourd'hui, le succs de l'entreprise se concrtise puisque vous tes l pourtmoigner . La dlgation maghrbine, mais aussi les intervenants du Royaume Uni,de Hongrie, de Madagascar. Il nous manque, il est vrai, la prsence de Csaire et deSenghor pour montrer que l'cho de cette voix n'a pu tre touff, que Charles-AndrJulien n'a pas prch dans le dsert. A nous de l'amplifier et de la rendre action.

    Les buts de nos travaux sont triples.

  • ALLOCUTION D'OUVERTURE Il

    L'Universit se doit de rendre hommage celui qui s'est dvou pour fairerayonner son savoir. "Lecture illuminante" dira Jean Daniel dans Le "Temps quireste".

    Charles-Andr Julien est parti un soir de juillet 1991 avec une discrtioncalcule et programme.

    Cette discrtion a, hlas, t observe, en gnral, par la presse et le mondeuniversitaire. La Sorbonne o il. a offic pendant plus de vingt ans se devait derassembler ses amis, ses disciples et les jeunes qu'il a marqus pour analyser l'uvrede cet intellectuel engag et son impact. Une rflexion de Raoul Girardet regrettantqu'aucune "tude particulire" n'ait t entreprise sur le rle de Charles-Andr Julien"l'un ,des premiers militantistes d'une certaine forme d'anticolonialisme" a suscit lamise en chantier d'une thse.

    En tudiant les diverses facettes de l'homme, les interventions vont prciser ladiversit sIu personnage. Il ne s'agit pas d'une grande messe hagiographique quiobscurcirait la recherche. Mais il s'agit d'tudier en historien, en tmoin, en critiquel'volution de cet intellectuel engag dans le sicle. Contest, vilipend, sanctionn,accus de trahison, Charles-Andr Julien, avec un courage tranquille, a men lecombat par la plume et par le verbe, au prix de sa quitude personnelle. Expert de lacolonisation, il ne put obtenir temps les rformes ncessaires ; prophte de ladcolonisation, il la vit se faire dans le"sang et les larmes" ; dfenseur des droits del'homme et de la femme, il ne cessa de dnoncer leur violation en partant en guerrecontre les tabous. Il sut tre une "conscience".

    Ses amis ont enfin une mission: raliser ses vux ultimes et crer ce lieu deconfrontation et d'change. Il voulait un espace d'amiti o les ides s'expriment sanscontrainte, s'enrichissent, o les recherches se croisent et s'excitent. Pragmatique, ilvoulait que l'ide devienne, sur le champ, action. A l'intellectuel de proposer, aprsun travail humble, hors de toute contingence mdiatique ou opportuniste, des armesde paix et de fraternit. Son terrain de prdilection a certes t le Maghreb et laMditerrane mais rien de ce qui tait humain ne lui tait tranger.

    Pourrons-nous crer cet espace de dialogue cratif o les ides de libert, dejustice permettront de lutter pour la dignit de toutes les femmes et de tous leshommes? O la recherche libre et critique fera revivre le pass pour mieux vivre leprsent? O la collaboration des intellectuels donnera l'image d'un monde d'amiti?

    Ne nous leurrons pas, le combat pour cet idal est permanent et exige une lutteinlassable. Il ne suffira pas de publier les Actes de ce colloque en l'honneur deCharles-Andr Julien, il faudra continuer son combat sous une autre forme.

    Annie REYGOLDZEIGUERUniversit de Reims - France

  • Hespris-Tamuda, Vol. XXXV, Fasc. 1 (1997), pp. 13-14

    ACCUEIL

    Michle GENDREAU-MASSALOUX

    Nous avons trop tard fter Charles-Andr Julien. Nous le faisonsaujourd'hui, enfin, alors qu'il nous a quitts. Mais tous ceux qui l'ont connu peuventencore l'oquer comme une figure proche, et ce colloque permettra que se diffuse etse prolonge le souvenir d'un homme juste, qui crivit l'histoire et la modifia.

    Qu'en soient remercis ceux et celles - beaucoup sont des femmes - qui ont suconcevoir ce colloque ou s'associer sa ralisation : Annie Rey-Goldzeiguer qui, travers les embches, en a assum la mise au point et l'organisation ; MadeleineRbrioux qui lui offrira, demain, son point d'orgue ; Catherine Tasca, Secrtaired'Etat la Francophonie et aux relations culturelles internationales qui, icireprsente, aurait souhait se joindre nous ; une autre femme enfin, professeurd'universit, prsente dans cette salle, et ql,li m'a permis de dcouvrir avec quelledisponibilit Charles-Andr Juli~n accueillait les tudiants, guidait les jeuneschercheurs, faisant partager, jusqu' la fin, son enthousiasme d'historien et demilitant.

    En premier lieu, pour cette amie comme pour bien d'autres, comme il a d trefascinant de l'entendre voquer ses souvenirs ! Sa vie dessinait l'histoire d'un sicle:Jean Jaurs, qui avait choisi son pre comme secrtaire en 1914, quelques semainesavnt d'tre assassin ; Lnine, Zinoviec, Trostski, rencontrs lors de son voyage enRussie, en 1921 ; Lon Blum, le compagnon de route : H Chi Minh, prsent aucongrs de Tours, en 1920 ; et surtout ces personnalits du Maghreb, tel HabibBourguiba, qu'il contribua faire librer en 1936.

    On cite frquemment la surprise, l'incomprhension qu'il prouva ne trouver,au lyce d'Oran, qu'un seul lve musulman dans sa classe. On parle moins de cespriples, inlassables par les routes d'Algrie, de ces rencontres avec un pays et deshommes, d'o naquit son engagement. Premier lu socialiste d'Algrie, il devaitintervenir au Congrs de Tours sur la question coloniale. Son expos fut supprim,tant le sujet laissait, alors, indiffrent. Ses amis ne lui marchandaient pourtant pasleur confiance: lorsqu'il rejoignit, l'issue du Congrs, les majoritaires, partisans del'adhsion la mme Internationale, Lon Blum lui dit: "A bientt". Et de fait,

  • 14 MICHELE GENDREAU-MASSALUX

    membre de la dlgation envoye par le parti communiste au Congrs de la IIImeInternationale Moscou en juin 1921, il dmissionna son retour de son poste dedlgu la propagande en Afrique du Nord, refusant de s'associer au mensongepolitique concernant la Russie. En 1926, il quittait dfinitivement le particommuniste.

    Au-del des pripries d'une existence tourne vers l'action, dont vont revivreles pages au cours de ces deux journes, je voudrais souligner, en ces lieux, sonattitude de pdagogue et de chercheur. Agrg d'histoire, docteur s-lettres, ilenseigna d'abord en Algrie, puis aux lyces Janson de Sailly, Condorcet etMontaigne. Un de ses anciens lves de Condorcet apportait, peu aprs sa mort, letmoignage de "ses cours d'histoire admirablement clairs, concis et adapts au jeuneauditoire", rappelant encore ce jour o arrivrent, dans sa classe, quelques enfantsjuifs avec l'toile jaune sur leurs vtements : "Notre professeur, sans un mot, levisage boulevers, traversa la salle, s'avana vers les enfants l'toile jaune et leurserra la main. Revenu son bureau, il commena son cours".

    Eclairer, analyser, faire comprendre, tel fut aussi le souci permanent du

    professeur lu - tardivement sans doute, et non sans rsistance - la Sorbonne sur lachaire d'histoire de la colonisation, et qui enseigna galement l'Institut d'EtudesPolitiques, l'Ecole de la France d'Outre-Mer et l'ENA.

    Mais c'est aussi par ses livres que ce chercheur la fois lucide et passionnmenait un vritable combat. Aprs la fondamentale Histoire de l'Afrique du Nord,parue en 1931, ce fut, en 1952, L'Afrique du Nord en marche, ouvrage crit, selon lestermes mmes de l'auteur, contre une forme de l'histoire contemporaine du Maghrebdont la prudence orthodoxe ou le libralisme de faade prchaient contre la vrit;surtout par les silences. Ce livre, qui annonait le rejet de l'Algrie vers la violence etles tragdies venir, circula d'abord sous le manteau, mais fut lu avec intrt par lesnationalistes marocains et les dirigeants indpendantistes algriens. Dbusquant "Lesstrotypes travers le temps", il apportait un soutien intellectuel d'inspirationprofondment humaniste ceux qui dnonaient dans le fait colonial le dcalageentre l'idal dont une socit se rclame, les valeurs auxquelles elle se rfre et leurmise en pratique. Et ce n'tait qu'un dbut...

    Modle de clairvoyance dans le constat, de gnrosit dans l'action, devhmence dans le refus de l'iniquit, Charles-Andr Julien ne cessa ni de combattreni d'crire. Je suis heureuse qu'aujourd'hui 'ce lieu, les Grands Salons de la Sorbonne,qui fut inaugur lors des clbrations du premier centenaire de notre Rpublique, luiajoute ses chos: c'est bien la mission de l'Universit que de transmettre l'uvre et lavie de ceux qui dfendent les valeurs attaches la personne humaine. Et je souaitequ'ici se dcouvrent ceux qui, demain, prendront le relais.

    Michle GENDREAUMASSALOUXRecteur de l'Acadmie de Paris

  • JALONS BIJliOGRAPHIQUES

  • Hespris-Tamuda, Vol. XXXV, Fasc.1 (1997), pp. 17-60

    CHARLES-ANDRE JULIEN A ORAN:Les annes algriennes (1906-1922)

    Omar CARLIER

    Charles-Andr Julien a pass huit pleines annes de sa vie Oran, peut-tredix, et rsid en Algrie pendant prs de trois lustres. C'est ce fait, premire vuecontingent, mais d'emble attractif par sa manire d'associer un homme et une uvre un lieu, qui a servi de point de dpart mon interrogation, puis de fil conducteur etde cadre d'tude l'analyse.

    Ces quelques annes de vie provinciale et coloniale peuvent paratre biencourtes et bien ples au regard des soixante annes parisiennes, ponctues par unposte prestigieux dans le cabinet de Lon Blum, une carrire en Sorbonne, une placeinaugurale dans la nouvelle Universit Marocaine, et une uvre incontournable enmatire d'histoire maghrbine. N'tait le contenu mme de ces rfrences, toutesrelatives la rive Sud de la Mditerrane, et condition d'oublier de surcrot unelection1 un Conseil Gnral et une dlgation Moscou, on pourrait regardercomme une simple parenthse cette priode algrienne qui compte pour moins dudixime, dans un parcours atteignant le sicle. C'est que, avec c.-A. Julien, on estd'abord confront la trs longue vie d'un)?mme n avant l'automobile et l'aviation,dj adulte lors de la premire guerre m0'ndiaJe, familier de Jaurs et interlocuteur deLnine, et pourtant toujours aussi alerte, un demi-sicle plus tard, au spectaclefascinant des premiers pas de l'homme sur la lune, trouvant encore la force de fairedes livres sur le Maroc et la Tunisie, aprs soixante dix ans d'l~criture, et le temps devoir s'effondrer Berlin, la contrefaon d'un monde l'avnement duquel il avait tanttravaill dans sa jeunesse.

    On tiendra au contraire pour dcisives ces annes oranaises qui prcdent,accompagnent et prolongent immdiatement, le premier conflit mondial - faisant ainsicho au beau texte crit nagure par Andr Aymard pour les "mlanges" offerts sonami(\) parce qu'elles correspondent chez Julien une priode clef de formation,d'engagement et d'tude, et nous invitent situer dans leurs temps et lieu, la venue de

    (1) Aymard Andr, doyen de la Facult des Lettres, "Charles-Andr Julien, une esquisse" inMlanges Charles AndrJulien, Paris, PUF, 1964.

    Annes coup sOr dcisives, crit Andr Aymard, ce qu'elles lui apportent marquera sa vie.

    1j

  • 18 OMAR CARLIER

    l'homme et la gense de l'uvre. On circonscrit en effet, avec le moment oranaisl'unit intellectuelle et existentielle o se ralisent trois conjonctions: le passagepsychologique de l'adolescence l'ge adulte, rentre simultane dans la carrire etdans la vie, la vocation de chercheur et la matrise de l'criture, le lieu aussi, os'articulent et prennent littralement corps les deux exigences d'une mme vocationmaghrbine, consacre insparablement l'tude et l'action.

    Au fond, ces huit annes comptent double, et plus encore, non pas seulementparce qu'elles s'inscrivent en fait dans un priple de seize ans, qui s'chelonne de 1906 1922, mais bien parce qu'elles dfinissent pour beaucoup la direction d'une uvre etle sens d'une vie.

    1 - LE CHOC DE 1906: SOCIALISATION FAMILIALE ET SITUATIONCOLONIALE, UN ALBIGEOIS AU LYCE LAMORICIERE.

    Andr Julien, puisque tel est son nom vritable pour l'tat civil, et celui qu'il atoujours gard pour les siens(2), n'est pas n Oran, mais Caen, le 2 septembre1891 (3). Ce h'asard de la naissance n'en fait videmment pas un normand, et ne leprive pas davantage, ipso facto, d'une ventl1f~lie Identit oranaise. En fait, chez Julien,la complexit commence avec l'identit. On ne peut pas le considrer d'emblecomme un Franais d'Algrie, car l'enfance et l'ailleurs psent trop lourd, et il neparait pas, malgr le souvenir de Jean Daniel, qu'il se soit jamais vraiment tenu pourtel, mais il est clair qu'il a entretenu avec cette terre et ses hommes des rapportsprcoces d'intelligence et de passion, d'une force exceptionnelle, dont il lui aurait tbien impossible de se dfaire, l'et-il voulu.

    1. Figure du pre et mmoire du terroir.

    Il a quinze ans en effet quand il dcouvre l'Algrie, o il a suivi son pre, LouisEtienne Julien, agrg de l'universit, nomm vers 1906 au Lyce de garons d'Oran.

    Andr est d'abord un fils d'enseignant, sans doute prdispos par traditionpaternelle embrasser la carrire professorale et rejoindre les rangs encoreprestigieux de l'enseignement secondaire, le dernier n et le plus dou des troisenfants d'un homme, qui a peut-tre caress autrefois pour lui mme le rve d'un posteuniversitaire. Malheureusement, les archives locales (Lyce, inspection acadmique)n'ont pas conserv trace du dossier paternel. Et Charles-Andr Julien lui-mme a sanscesse report le projet, d'ailleurs tardif, conu vers 1981, d'crire une autobiographiequi nous et clair sur ce point, comme sur tant d'autres(4). On ne sait donc rien de lacarrire oranaise de Louis Etienne Julien, des raisons exactes de sa venue Oran, desides qu'il a pu dispenser ses lves, ou changer avec ses collgues, et avec sesamis. Il nous faut en rester par consquent au statut social du pre et au rle social du

    (2) Entretiens avec Nicole Reynaud, fille de Charles-Andr Julien.(3) Acte de naissance. Mes plus vifs remerciements Mme Reynaud, qui a bien voulu meUre

    ma disposition les papiers de son pre.(4) Nicole Reynaud.

  • CHARLES-ANDRE JULIEN A ORAN: LES ANNES ALGRIENNES 19

    matre, sans pouvoir saisir de l'intrieur la manire dont ils ont t incarns, ni ce quecette vie et cette image du Lyce ont signifi pour l'lve et le fils, dans Ce temps etdans ce lieu.

    A vrai dire, nous n'en saurons gure davantage sur les autres modalitsd'insertion du pre dans la socit d'accueil. Un Louis Julien figure bien sur la listedes abonns au Bulletin de la Socit de Gographie, mais il s'agit d'un homonyme,qui s'installe La Rochelle, puis Ste, pendant la premire guerre mondiale(5). Il etfallut sans doute un homme vers dans les lettres classiques un vritable cerclelittraire. Un tel cnacle n'existait pas Oran avant 1914. Une socit artistique localeverra le jour, sans grand clat, dans les annes 1920(6), mais il faudra attendre unedizaine d'annes encore pour que naisse, Alger, un vritable mouvement littraire,thtral, artistique, anim par des crateurs de grande classe, de Max-Pol Fouchet Albert Camus, et tir ensuite par des revues de bonne tenue, telles que "Vent du Sud"et "Simoun". Lacune de l'archive ou discrtion de l'homme, on pencherait volontierspour la seconde hypothse, car la source municipale et prfectorale, et surtoutl'encaisse de presse, n'ont rien livr de tangible. Le nom de Louis Etienne Julienn'apparat nulle part: pas d'mticle, pas de confrence, pas d'intervention visible dansles luttes lectorales ou les affaires de la cit, pas mme dans l'une de ces associationsqui font le sel de la vie rpublicaine et la force de la socit civile, en organisant lespoints de jonction de la sociabilit citadine: loge maonnique, cercle littraire, clubsportif, socit musicale, ligue de temprance etc. On ne saurait en conclure que lepre d'Andr s'est vritablement retir de la socit, pour vivre une vie de reclus, entrele foyer et le Lyce, mais on doit constater qu'il n'a rien fait pour s'afficher, ouseulement s'affirmer, en bonne compagnie, l mme ou ses convictions, son talent,

    1son pass et son mtier eussent d naturellement le conduire brillel~ qu'il s'agisse dela Ligue de l'enseignement, ou de celle des droits de l'homme. Etienne Julien a puadhrer l'une ou l'autre, sans vraiment participer, encore moins militer. En tout cas,il n'a pas laiss d'article destin tre publi. Sa fille Hlne, qui a class avec amourles premiers textes de son jeune frre, n'et pas manqu de conserver de la mmefaon les papiers ou les essais de son pre.

    Il y a donc un silence du pre dans ces annes oranaises, un silence qui faitvaleur d'indice, et peut-tre d'preuve. Comme si Etienne Julien, dsormis las de sesanciennes prgrinations, avait dcid de poser sa vie Oran, dans une sorte de pr-retraite, sans compensation intellectuelle ou sociale gratifiante, aux termes d'unvritable dsengagement personnel, vivant la vie locale seulement travers sesenfants, comme par procuration. On n'chappe pas l'impression d'un contrastesaisissant entre le pre et le fils. La fin de carrire de Louis-Etienne, toute dediscrtion, se lit comme l'envers de l'entre en scne remarque d'Andr, prcoce,prolixe, et publique. Mais plutt que de conjecturer une dmission de soi, sans causedfinie, une sorte de retrait mlancolique, on voquera pour finir un autre indice, tir

    (5) Bulletin de la Socit de Gographie d'Oran (BSGO), dpouill de 1906 1916.(6) Mes remerciements Sadek Benkada pour cette prcision.

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    des ultimes traces d'une vie: un certificat de dcs, une notice ncrologique, un fairepart adress par le fils au proviseur du Lyce(7). Si faibles soient-elles, maisprcieuses pour l'histoire familiale antrieure, car elles ouvrent la voie d'autresrecoupements, ces traces suffisent faire entrevoir un aspect important, peut-tredcisif, de ces dix annes de vie oranaise. Etienne Julien est mort, encore jeune, l'ge de cinquante trois ans, "des suites d'une longue maladie"(8). Ce mal, dont onconnat la nature mais non l'histoire(9), qui aura pes lourdement sur toute la famille,et rendu plus difficile pour Andr l'entre dans la carrire, peut avoir accentu chezcet homme un repli sur la vie intime, v'entuellement inscrit dj dans sa personnalitinitiale.

    De cette dernire, par consquent, l'crit ne dira rien, mais il reste en dfinitivel'image du pre, telle qu'elle a t transmise oralement aux amis et aux proches parCharles-Andr Julien lui mme, ou par sa sur Hlne, celle d'un homme affectionnpour sa sollicitude, admir pour sa culture, et respect pour sa droiture. Julien aimaiten effet raconter que son pre l'emmenait tout enfant en promenade et lui rcitait despomes sans se ~sser, une habitude typique du modle ducatif de l'poque, et qu'ilreprendra d'ailleurs son compte. La posie, c'tait l prcisment le jardin secretJ'Etienne Julien. Il faisait lui mme des vers, et les avait runis en un volume brochde sa main, sans chercher toutefois les faire publier. L'historien regrettait, justement,que son pre n'ait pas ralis tous ses dons, qu'il ait en somme manqu d'ambition,mais il lui savait un gr immense d'avoir donn en partage tous ces trsors cie lalittrature, et transmis l'amou;' du mtier. Comme nombre de ses pairs, Etienne Julientait du reste un grand lecteur - la leon, nous le verrons, ne sera pas perdue - quitrouvait son bien dans une gamme trs large de genres littraires, et n'hsitait pas annoter de gloses et de comparaisons ses livres pourtant si prcieux( \01. Mais Andr etHlne ont gale~ent reu et transmis deux autres traits caractristiques du climatfamilial et de la personnalit paternelle, galement indispensables la comprhensionde leur propre formation, ainsi qJ,l' leur engagement civique et politique. EtienneJulien restait trs attach son hritage huguenot, mais il avait perdu la foi. De l'avismme de ses enfants, c'tait un libre penseur, un esprit sceptique et mmecaustique(11). Toutefois, cette image du pre serait bien incomplte si elle n'associaitle magistre moral la matrise intellectuelle. Julien n'a jamais cess d'voquer eneffet, comme un exemple et un modle, on y reviendra plus loin, le courage et lafelmet cie caractre dont cet homme avait fait preuve lors clu conflit qui avait nagurecoup la France en deux: "l'affaire Dreyfus".

    (7) Dossier Andr Julien. Lyce Pasteur d'Oran (dsormais Dossier). Mes remerciements auproviseur, qui m'en a permis la consultation.

    (8) Faire-part d'Andr Julien au proviseur (Dossier).(9) Selon Mme Lussagnet, nice de Charles-Andr Julien, il serait mort d'un cancer du foie.

    Qu'elle soit sincrement remercie pour avoir rpondu mon courrier et toutes ses questions.(10) Nicole Reynaud.(J 1) Correspondance avec Mme Lussagnet.

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    Mais ce pre professeur et pote, d'o vient-il?, que vient-il faire Oran, etpourquoi si tard? N'y a-t-il pas l un terrain d'exprience et d'attraction pour le jeuneAndr, une sorte de rptition, du pre au fils, dans ce got ou ce besoin du voyage,ou du dpart, et dans ce point d'hsitation entre carrire algroise et carrireparisienne, en amont des soixante annes de vie au square de POli-Royal? Avant Oran,en effet, toute la vie familiale d'Andr, celle, immdiate et affective, du groupe intime,charnel, qu'il forme avec ses parents, son frre et sa sur, est dj, par dfinition, lieau statut conomique, social et culturel impliqu par l'origine et le mtier du chef defamille. Elle l'est aussi, de ce fait, aux prgrinations et aux vicissitudes qui suivent lasuccession de ses affectations: Caen, Gap, Marseille, Clermond-Ferrand, Oran(12). Onne connat pas le nombre exact, ni les motifs et la dure des multiples mutationsd'Etienne Julien. Peut-tre l'avant dernier dplacement a-t-il un rappoli avec sa prisede position dans l'affaire Dreyfus, voque plus haut. Peut- tre le dernier rpond-il la dtresse intrieure d'un homme qui chercherait dans un ultime voyage, horsmtropole, au lieu de la plus grande distance possible, un nouveau dpalt. Fonde ounon, cette hypothse n'efface pas l'autre raison de ce dernier exode. Il semble queLouis-Etienne, et avec lui toute sa maison, ait regrett dans la pluvieuse Auvergne lalumire des annes provenales. La nostalgie de la mer, sinon de la vieille citphocenne, que Charles-Andr retrouvera plus tard comme objet d'tude ses dbutsd'historien, pourrait bien avoir suscit la demande de poste en Algrie, sur l'autre rive.En tout cas, quand Louis-Etienne Julien s'installe Oran, c'est un homme fait, g dequarante trois ans, mari depuis des lustres, et qui a dj vingt ans de carrire. Sestrois enfants sont sortis du plus jeune ge: Andr est adolescent, et Georges estpresque TTjajeur. Toute la famille est trangre la cit et au pays. Son histoire et sammoire sont ailleurs, solidement ancres dans une tradition et un terroir. C'est dansle Sud-Ouest, et plus prcisment dans le Tarn, qu'il faut situer le berceau de lafamille. La rfrence n'est pas anecdotique, car si Julien est l'hritier d'un hommeassoci par mtier et vocation l'cole de la Rpublique, sinon cette Rpublique desprofesseurs, et des camarades, dont parlent les contemporains Halvy et Thibaudet, ilest aussi profondment imprgn de toute la culture d'une rgion. Ce n'est pas simplecoquetterie de se dire albigeois, jouer avec humour du mme mot qui dsigne le paysnatal et l'hrsie associe son nom, c'est se revendiquer d'une tradition de rsistance l'oppression, tant politique que religieuse, reue de la parent et du terroir. Le pred'Andr est n en effet prs de Castres, le 22 mai 1862, dans une famille d'originerurale installe depuis toujours en haute Garonne et de vieille-tradition protestante(l3).Louis-Etienne n'est pas un simple instituteur de village, comme on aurait pu l'infrerdu modle bien connu de reclassement qui fait de l'enfant dou un futur matreremarqu par son prdcesseur et le chanon intermdiaire d'une volution socialeascendante, mais un agrg s-lettres, appartenant ce titre l'lite de la nation.Apparemment, il semble sorti tout droit de la terre ancestrale. Relativement au cursusle plus frquent, on pourrait penser que le professeur Etienne Julien a saut une tape,

    (12) Nicole Reynaud.(13) Extrait de naissance, mairie de Castres.

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    puisque ce fils de paysan est d'emble devenu agrg. En ralit, la trajectoirefamiliale suit une courbe moins atypique, car les indications de l'tat civil prcisent etcorrigent ce que la mmoire familiale a retenu. Celle ci tient volontiers le pred'Andr pour un fils de paysan, mais l'archive montre que ce grand pre, rgisseur auchteau de Saint-Drme, loin d'tre un simple paysan sorti du rang, est en fait un filsde tisserand(14). Dans la sucession des gnrations, c'est bien avec Louis-Etienne ques'est opr le changement dcisif, du rural l'urbain, du manuel l'intellectuel, maiscette mutation a vraisemblablement tir partie d'un capital social et scolaire remontantloin dans la parent, au sein du groupe local. A cet cart li au mtier, on seraitpresque tent de faire correspondre un autre, li au mariage. En pousant Elise Jugier,une jeune orpheline leve au pays par sa tante Malvina, qui a ouvert un magasin Castres, Louis-Etienne a peut-tre renonc en effet un mariage socialement plusvalorisant., Une sorte de halo romantique caractrise ce ct-ci de l'histoire familiale,que l'enfant apprend connatre travers les rcits de sa mre et de sa grand-tanteMalvina, car Louise Lourde, la grand-mre d'Andr, a quitt le pays pour Paris, oelle a pous un ouvrier bronzeur, E. Jugier. On devine ce que le petit Andr doit laparole des femmes, dans les trois branches familiales qui sont issues du pays: Julien,Delorme et Lourde. L'une d'elles au moins est une intarissable conteuse l'ancienne,mmoire gardienne de la tradition du pays et vritable chroniqueuse de la vie locale,Malvina Mais on devine aussi ce qu'il doit plus particulirement la premire d'entreelles, la voix de sa mre Elise, leve dans une stricte tradition calviniste, et trsprsente dans J'ducation donne ses enfants. Une voix qui revient plus forte dansles moments difficiles, et plus particulirement lors des obsques d'Etienne, presqueperceptible pour nous mmes, encore aujourd'hui, relire le faire part de dcs, dansle rappel des critures ("Nos jours sont comme l'ombre dans la terre" 1 chron XXIX15), et la ritrat\on protestante de la discrtion mortuaire ("ni fleurs ni couronnesexpressment")( 15).

    Albigeois et protestant, enfant d'un pays et dt :le communaut, Andr Julien estaussi l'enfant d'un lieu. Sainte Foy la Grande est le nom de cet ailleurs, d'un vritableespace matriciel. Le lieu de l'enfance, prcisment. C'est une petite ville de sous-prfecture situe sur la Dordogne, assez loin du Tarn, quand on quitte l'emprise deToulouse pour entrer en Gironde, dans l'attraction de Bordeaux. Tout porte croire eneffet que l'endroit est rest magique pour l'historien parce qu'il fut celui de la primejeunesse, de l'cole, et des vacances, celui des grands parents et de 'la mmoireheureuse. N'a-t-il pas voqu cent fois pour les siens ces annes enfantines? N'a-t-ilpas soigneusement conserv dans ses archives, comme une image pieuse, la photo declasse o il figure avec ses petits camarades?(I6). Sans forcer le trait, on peutconsidrer Sainte Foy comme le point fixe d'une vie nomade conditionne par lesdplacements du pre, le lien ombilical du premier espace personnel le lieu

    (14) Certificat de dcs, mairie de Castres.(15) cho d'Oran (EdO) des 20 et 21 juin 1915.(16) Photo expose au colloque Charles-Andr Julien.

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    gomtrique de la premire vie affective. C'est l qu'il reviendra presque chaque t,pendant le premier quart de sicle, l o sont morts ses grands parents paternels, aprss'y tre retirs( 17). C'est par Sainte Foy la bien nomme, situe pourtant 150 km deCastres, que le jeune homme restera en prise directe avec sa parent et ses origines, envritable symbiose avec une rgion et une tradition.

    Andr n'a pas oubli en effet les rcits des anciens, et travers eux, la saveur deJ'histoire locale et la force de la mmoire protestante. Son enfance et son adolescencese sont donc dveloppes l'intersection de deux formes et niveaux de culture,conjointement mais ingalement engags dans une cxistence du sacr et du lac, etmme une lacisation du sacr. D'un ct, la grande culture classique de son pre,celle des humanits, savante, esthtisante et rationaliste, prise entre romantisme etrationalisme, une culture produite par et pour des hommes, par et pour des gens de

    l'~crit, ajuste une double dimension, nationale et universelle. De l'autre, la culturepopulaire, ordinaire, et rgionale de ses aeux; celle du terroir, orale, image,merveilleuse, fminine, locale. Une culture qui connat aussi l'criture, et les critures,mais qui est d'abord celle du rcit et du conte, une culture raconte et respire. Loin des'opposer, les deux registres sont acquis en symbiose par Andr ds sa naissance,puisqu'ils sont dj runis dans le groupe dont son pre et sa mre sont le centre, etconstamment ractivs par le retour aux sources. En arrivant en Algrie, la "bellepoque", la famille Julien est donc porteuse d'une toute autre histoire que celle qui, Oran, gravite maintenant autour d'un autre lyce: La vie difficile, entre le BdMarceau et le Lyce Lamoricire. On le voit, l'installation d'Etienne Julien Orann'entrane pour Andr aucune rupture avec les origines. A quinze ans, ses souvenirssont forcment trs prcis, entretenus par la mmoire familiale et les retours au pays.Il passera bientt sa 1icence Bordeaux( 18), o habitent de nombreux parents( 19), etreviendra maintes fois chez ses grands parents, Ste Foy la Grande? ce paradis deJ'enfance o il a connu les premiers bancs de l'cole, et o il est toujours chez (uPO).Respect de la famille et du mtier, mmoire active du terroir et du pass, tout cela estinscrit dans l'ducation d'Andr, comme un hritage lgu par le couple Julien aujeune homme, comme un code culturel associ la saveur d'une tradition familiale etrgionale, dans un climat affectif insparable des valeurs de la rpublique et del'thique protestante.

    Quand il dcouvre Oran et franchit pour la premire fois les portes du lyceLamoricire, l'adolescent est donc port depuis plus de dix ans par un cadre desocialisation sans rapp0l1 avec le nouveau lieu d'affectation de son pre. C'est un treen attente et en veil, mais dont la formation et la culture sont trangres l'habitus et l'ethos induits par la situation coloniale. Oran est d'abord pour Andr Julien le lieu

    (17) Nicole Reynaud.(18) Dossier Julien.(19) Notice ncrologique, clw d'Oran du 20-6-1915. Acte de dcs nO 132, du 19 juin 1915

    Mairie d'Oran.(20) C'est du moins ce que suggre le ton des lettres.

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    d'une exprience dcisive, tant pour son uvre que pour sa vie, celle du mme et del'autre. Certes, cette exprience de l'altrit et de l'assujettissement culturel et politique la domination n'est pas vraiment nouvelle, pour un fils de huguenot libre penseur etdreyfusard, mais elle prend maintenant une autre dimension, par sa nature, saprofondeur, son intensit, son actualit, son urgence mme, au moins pour lui. Saculture humaniste et albigeoise butte d'emble sur la barrire coloniale. On le conoitaisment. Oran est la ville la plus europenne et la plus espagnole d'Algrie. Lesmusulmans y sont tout fait minoritaires et, pour la plupart, rsident en deux quartiersqui les dsignent comme tels: Sidi el Houari, du nom du saint protecteur de la cit, aucur de la vieille ville hispano-andalouse (ou encore "bas-quartiers"), et surtout "villenouvelle" (mdina jdida), situe sur un plateau amnag cet effet, un demi-sicle plustt, par le gnral Lamoricire, extrieurs et trangers au centre de gravit de la villeeuropenne. La diffrence est grande avec Alger, o les musulmans sont restsbeaucoup' plus nombreux, aux pieds de la Casbah, jouxtant la "place du Gouver-nement", o circulent en permanence "toutes les races", suivant le clich des rcits devoyage et des guides touristiques. A Oran en revanche, par un paradoxe assezcaractristique de la situation locale, la distance l'autre commence par l'absence del'autre; la prsnce de "l'indigne", si forte au plan fantasmatique, se mesure sonabsence, ou du moins sa faiblesse, si nette au plan dmographique. On peut traverserla principale rue d'Oran, qui est dj celle d'Arzew, sans voir ni turban ni chchia.C'est l il est vrai un cas limite pour le nouvel lve du lyce Lamoricire. Sur lechemin qu'il emprunte chaque jour pour s'y rendre, par le boulevard Marceau et leBoulevard Seguin, le jeune Andr a peu de chance de lier connaissance avec desadolescents algriens de son ge, bien qu'il puisse croiser quotidiennement quelquesmusulmans dans la rue, dockers remontant du port, portefaix de karguentah employsdu nettoiement, ou ctoyer rgulirement les petits revendeurs, gamins porteurs decouffins et crieurs de jornaux, surtout s'il passe par la place de la Bastille, qui jouxtela rue du mme nom, o se tient l'un des principaux marchs. Car si la ville estsocialement hirarchise et ethniquement segmente, la sgrgation coloniale n'estpas celle de l'Alabama ou de l'apartheid.

    Mais l'impression la plus forte pour Julien est ailleurs, au lyce lui mme. C'estbien ce que suggre le premier mot d'une autobiographie militante par les textes, cellequ'il a confi, l'ge des retours sur soi, aux bons soins de Magali Morsy. Soixantedix aprs, la plume de Julien exprime encore ce choc initial, et le sentimentd'indignation qui a gouvern toute sa vie, quand sa mmoire ne compte qu'un seulmusulman parmi le "millier" d'lves(21). On ne discutera pas la prcision du souvenirde lyce voqu par le grand historien dans "une pense coloniale", mme si lecondisciple algrien dont il parle n'est sans doute pas le seul lve algrien del'tablissement(22). Car c'est ici la valeur indicielle du tmoignage qui importe, et non

    (21) C/wrles-Andr, Une pense anticoloniale. Positions, 1914-1919. Prsentation de MagaliMorsy. Paris. cd Sindibad. 1979.

    (22) Entretiens avec le Dr Nahon.

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    son exactitude mathmatique. On comprend le choc prouv par le jeune homme.L'tablissement est prestigieux, car il regroupe toute la progniture de J'lite colonialeoranaise et une poigne de jeunes musulmans issus des familles de grande tente, denotables et d'lus, ou de lettrs spcialiss dans la magistrature musulmane. On peutd'ailleurs le considrer comme le seul de son espce dans toute la province, bien qu'ily ait aussi Oran un lyce de jeunes filles, puisque Mascara, Mostaganem et BelAbbs ne connaissent que des collges. Et il n'est surpass en prestige que par le lyceBugeaud d'Alger. D'une certaine manire, le lyce est un vritable microcosme de lasocit coloniale, et plus particulirement de la socit oranaise. Il discriminesocialement, et ethniquement. Certes, cette poque, dans toute l'Europe industrielle,l'institution qui prpare l'enseignement suprieur reste inaccessible aux classespopulaires. Il n'est donc pas tonnant qu'il en aille de mme en Algrie, non seulementpour l'ensemble des petits blancs, mais mme pour les rejetons de la classe moyenne,qui ne dpassent gure le stade de l'EPS, moins qu'ils ne soient bons lves, ou queleurs parents, fonctionnaires ou membres des professions librales, ne soientparticulirement attachs l'investissement scolaire. Toutefois, le principe deslection et de distinction reproduit ici, comme une caricature, toutes les modalitslocales de la stratification inter et intra communautaire, quitte donner lieu, si tnueset si fragiles soient-elles, des amitis transcommunautaires, entre condisciplesdrogeant aux clivages codifis par l'ordre colonial. On ne soulignera jamais assezl'importance du lyce pour l'historien de L'Afrique du Nord en marche. En tant quelieu du savoir, il introduit notre scolaire dans ces classes dcisives qui organisentintellectuellement l'ouverture sur la pense et sur le monde, travers le filtre d'uneculture qui se regarde comme l'expression la plus acheve de la civilisation. Lieu de

    1

    travail pour son pre, lieu d'tude pour lui mme, lieu du dialogue avec les premiersmatres, le lyce Lamoricire concide pour Andr avec le temps des grandesquestions, celles de la classe de philosophie, et avec qulques unes des grandesquestions du temps, dont celle de la mainmise de l'Europe sur le monde, et celleconnexe, de la paix et de la guerre. Son arrive au lyce est exactement contem-poraine de l'acte d'Algsiras, qui prpare le protectorat franais sur le Maroc. C'est auLyce d'Oran qu'il dcouvre la question coloniale, en terminant ses tudes secondaireset en passant son baccalaurat. C'est l qu'il fait sienne la vocation de son pre, donneses premiers cours, dcouvre l'autre versant de la relation du matre l'lve, amorceune longue carrire professorale. C'est l enfin qu'il vit cet vnement majeur, indit etterrible qu'est la premire guerre mondiale.

    Pour ses condisciples du lyce, le fils du professeur Julien est donc unmtropolitain, un "pathos", un de ceux que les lecteurs de Cagayous considrentvolontiers comme des phraseurs qui ne connaissent rien l'Algrie et aux Arabes.L'adolescent est la fois trop g et trop arm pour regarder comme naturelle lastratification communautaire spcifique la socit qu'il dcouvre, et qu'il devrananmoins reconnatre, sinon accepter, puisqu'il y vit. Ds ses premiers pas Oran, lejeune homme fait donc l'exprience d'une situation indite: la situation coloniale, l'preuve d'une double distance: celle qui spare fondamentalement les europens des

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    Algriens, et celle qui, panni les premiers, distingue les mtropolitains des natifs dupays. Certes, la relation intercommunautaire la fois pratique et perue est autrementplus complexe - songeons au cas de la minorit juive, elle mme divise Oran entredeux groupes principaux: "espagnols" et "autochtones", et grant une positionintermdiaire dj solidement acquise - mais elle est bien polarise autour desclivages entre ces groupes de base. Andr Julien va apprendre en matriser le code,reprable d'emble aux manires de nommer, rendues dans les parlers locaux par unetaxinomie complexe variant selon le locuteur, accorde la diversit des origines, aucontexte de l'interlocution, et la hirarchie du mpris. Il saura plus tard en jouer, etel! faire la critique, dans sa pratique militante, notamment comme candidat socialistedans le quartier Sdiman. Pour l'heure, le jeune homme a tout juste le temps deconnatre ce microcosme et d'y trouver sa place, ft-ce contre son gr. car il doitquitter Oran pour aborder les tudes suprieures, ou tenter sa chance Paris.

    Et pOUItant, en dpit de tout ce qui le distingue de ses condisciples oranais, onne peut pas regarder notre lycen comme un simple petit Franais de passage, quiregagnerait la mtropole dans les bagages de son pre, aprs un bref passage dans lacolonie, car sa famille s'installe dans la ville pour de longues annes et parait biendcide tout d'abord y rester. Elle ne parat bloque dans ce possible enracinementque par la mort prmature du pre, et l'invitable hostilit de l'administration l'encontre de celui qui dfie haut et fort son autorit. On doit carter l'hypothse queLouis-Etienne Julien ait rpondu l'invite de parents dj installs Oran, bien qu'ontrouve trace du patronyme dans la ville longtemps avant la deuxime guerremondiale, car le faire-part de dcs, confort par l'examen gnalogique, ne permetpas de l'tayer. A la fin des annes 1920, il est encore fait mention d'un Jules Julien,professeur au cours industriel(23), mais on sait qu'il est sans lien avec la famille. Audemeurant, Julien est un patronyme des plus frquents. C'est donc bien dans lalogique mme de la rsidence prolonge qu'il faut chercher, plus simplement et plussrement, les indices d'un ancrage durable dans la socit algrienne et oranaise.Pendant prs de quinze ans, la famille Julien va en effet habiter au 27 BoulevardMarceau, deux pas de la Gare, tout prs du Palais de Justice, et faible distance ducentre de la nouvelle ville europenne(24). C'est l d'ailleurs qu'Andr rside encorelui-mme, pendant ses deux annes de professorat au lyce, dans l'appartementfamilial occup prsent par sa mre, devenue veuve, mais aussi par son frre, djmari et pre de famille. Mais prcisment, le mariage est, avec l'acquisition de laterre, la modalit la plus naturelle et la plus forte d'enracinement dans le pays.Georges a pous une demoiselle Berger, dont les parents habitent Sainte-Clotilde, surla route de Mers el Kebir. Andr a donc une belle sur oranaise. Le fait ne reste pasisol, tout s'enchane au contraire. Sa sur Hlne, elle aussi, se marie Oran(25).Pour finir, Andr lui mme rencontre sa future femme en Algrie, Constantine cette

    (23) Je dois cette prcision l'amiti de Sadek Benkada.(24) Dossier Julien.(25) Mme Lussagnet.

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    fois, l'occasion d'une tourne dans l'Est, pour les besoins de son parti, en 1920. Lavieille dame que tant de gnrations d'tudiants ont rencontr au square POIt-Royal estalors une demoiselle Momy, fort jolie dit-on, dont le pre, propritaire ais et notableconnu, est membre du conseil municipal. On comprend que le conseiller Momy aitsouhait pour sa fille un parti plus conforme l'avenir qu'il avait prpar pour elle, ungendre moins rfractaire l'ordre local et plus en accord avec sa propre positionsociale. Mais cela ne saurait arrter la jeune fille.' Bien au contraire, le conformismede son groupe social, le ct triqu de la vie locale, tout cela pse de plus en plus surune sensibilit artiste et accentue son besoin de libert et son dsir d'vasion. Nulle nesaurait en rendre compte mieux que la propre fille de Charles-Andr Julien. "Monpre. dira-t-elle, est apparu pour ma mre comme une nouveaut passionnante". Voildonc les trois enfants d'Etienne installs demeure, tous maris en Algrie, les deuxfrres avec des filles du pays. La vie parat commander de rester. La mOlt aussi,puisque c'est Oran que se trouve la tombe paternelle. C'est d'ailleurs Andr qui, sansd,mte en raison de ses fonctions administratives du moment, s'est occup desformalits mortuaires, avec le pasteur Bonnet, comme le laisse entendre la noticencrologique.

    Cependant, cette attache supplmentaire ne suffira pas prvenir un nouveaudpart collectif. La personnalit mme des Julien, leur esprit anticolonial, l'engage-ment simultan des enfants dans le mouvement socialiste, le ct anticonformiste desjeunes maris, et surtout la trempe exceptionnelle du plus jeune, tout cela rendfinalement difficile ce qui paraissait devoir constituer la ligne de plus grande pente.En fai't, c'est la vie mme qui est difficile. Matriellement, la situation familiale estmdiocre, sinon prcaire, depuis la maladie du pre, qui peut l'avoir forc prendreune retraite anticipe dans des conditions financires dfavorables. Elle oblige en toutcas Andr parer au plus press en 1913, en sollicitant un travail temporaire pourassurer l'ordinaire, au dtriment de la voie royale parisienne un instant rve pour lui.Georges est un employ modeste, et Hlne est correctrice au journal "le soir". Oncomprend que tous vivent sous le mme toit. Moralement, la vie familiale est de plusen plus perturbe par la pression administrative. Depuis 1919, et surtout depuis 1921,les Julien, cause d'Andr, sont devenus la bte noire des tenants de l'indignat. Tousles moyens sont bons pour les faire taire. La mairie intente un mauvais procs au marid'Hlne, et la presse vilipende le dlgu de Moscou. Finalement, Elise Julien quittele pays avec sa fille, en 1922, et Andr lui-mme prend un poste Montpellier, larr.me anne ou l'anne suivante. Seul Georges reste donc en Algrie, jusqu'au milieudes annes 1930. La saga algrienne est acheve pour la famille, mais l'histoire del'Algrie s'est empare du cadet. Celle qui se fait dans le pays, o il est partie prenantecomme acteur, la fois publiciste et politique, et celle qu'il va donner l'historio-graphie, en matre de la discipline.

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    Il - LE MILITANT: UN REVE DE REVOLUTIONOn devine trs tt que le collgien ne sera pas seulement un homme d'tude.

    Les annes oranaises ne tardent pas donner de lui l'image d'un homme d'action.Nous avons vu ce que la personnalit du jeune homme doit son histoire familiale et son ancrage rgional, mais il reste construire de manire plus convaincante larelation entre l'esprit critiqu du jeune provincial et l'intriorisation d'une mentalitcontestataire accorde l'essor du mouvement socialiste, jusque sur le terrain colonial.Il reste tablir les points de passage entre les dispositions de l'intellectuel engag etles prises de position qui feront du militant d'Oran, un interlocuteur de Lnine.

    1. Un pasteur socialiste

    Prcisons d'abord la gamme de rfrences, les schmas d'ides et les modlesd'action qui donnent corps l'idal militant et prparent l'entre de Julien dans lecombat politique. Schmatiquement, on peut dire que l'enfant et l'adolescent ontintrioris quatre rfrences critiques quant la relation tout pouvoir central, ouencore que le. jeune homme a dispos de quatre modes d'identification uneprotestation contre l'ordre dominant, qu'il s'agisse de la force de l'Etat ou de lapuissance de l'Argent. Du ct maternel, Andr a gard en mmoire une histoirehroque, et hrit d'une mort la fois glorieuse et mystrieuse. Avec la tante Malvina,il s'est nourri du rcit huguenot des dragonnades, des massacres contre les protestantsperptrs par l'arme du Roi. Dans la personne mme de sa mre, qui a vcu Paristout le sige de 1870, il est entr dans un rapport charnel avec l'ide de "Rvolution"et l'imaginaire de "la sociale". Cette mre en effet, c'est "la fille du communard",l'enfant unique de l'ouvrier bwnzeur parisien disparu dans la tourmente fomente parThiers et les V~rsaillais(26). A travers elle, le mort saisit le vif. Par elle. le futurhistorien devient lgataire d'un hros du peuple de Paris. Charles-Andr Julien estdonc rouge de naissance, hritier de la Commune en ligne directe. Du ct paternel onn'est pas en reste d'images susceptibles de nourir une vocation militante. Mais onpasse ici de surcrot de l'vnement racont au fait vcu. Rappelons-nous que legamin de Sainte Foy a gard toute sa vie le souvenir du jour o son pre a annoncaux siens, dans une ambiance dramatique, ce qu'ils allaient avoir souffrir du fait deses convictions. Petit fils du communard, l'historien est aussi fils du dreyfusard.L'homme de savoir et de conviction est d'abord l'enfant du drame et du trauma. A lamort physique du grand-pre fusill ou disparu s'ajoute la mort symbolique d'un prequ'on sait touch dans son corps et dans son me. C-ar au del du choc d'un jour. il y atout le climat et le contexte de l'''affaire'', cette division du pays, sur le terrain dupatriotisme, de la justice et de l'honneur. Andr avait sept ans quand Zola lanait son'J'accuse", mais l'affaire elle-mme ne trouverait son dnouement qu'au moment pourle fils d'Etienne de poser le pied sur la terre algrienne. Un ultime et dcisif lmentfigure enfin dans la dfinition de cet impressionnant bagage, la proximit de naissanceet peut-tre l'intimit avec la figure emblmatique du socialisme franais. Jean Jaurs.

    (26) Nicole Reynaud.

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    Etienne Julien il est vrai tait moins l'ami d'enfance du tribun socialiste que celui deson frre, le gnral Jaurs, dont il fut le condisciple au lyce. Les deux famillestaient voisines, et amies, depuis le mariage du grand-pre Julien Castres. EtienneJulien a donc bien connu le fondateur de L'Humanit. Mais qu'en est-il du projet quiaurait pu faire d'Andr le secrtaire du grand homme? Je ne sais rien de tangible surce point. Peut-tre s'est-il agi simplement de demander Jaurs d'tre lecOITespondant du fils Julien Paris(27). Il est tabli ~n revanche que le futur historiende l'Afrique du Nord a personnellement connu celui qui, suivant le mot de MadeleineRebrioux, sera de 1905 1914 la fois "le chef de l'opposition la politiquecoloniale" et le "chef de l'opposition la politique de guerre"(28). Et ses premiersalticles montrent suffisamment qu'il en a t le disciple. Au vrai, l'histoire mme deJulien conduisait une telle rencontre. Le "grand Jaurs" ne pouvait pas ne pas servirde modle au jeune publiciste d'Oran. Catholique devenu libre penseur et socialiste,provincial et parisien, dput et normalien, chef de parti et philosophe, auteur enfind'une "histoire socialiste de la rvolution franaise j" le gant serait pour Andr unesource d'inspiration et un modle, cet homme complet qui domine les sductions del'intelligence et les ncessits de l'action. L'ancien lve du lyce Lamoricire avaitbien des raisons d'apprcier ces deux aspects insparables. Il s'engageait son tourdans les tudes d'histoire au moment mme o le leader socialiste achevait sa grandeuvre dans cette discipline. Il ne pouvait oublier davantage que le dput du Tarn,entr en politique sur une liste d'union rpublicaine en 1885, avait t rlu en 1893comme dfenseur des mineurs de Carmaux. Julien avait vcu en fils du pays la luttede ces hommes et le combat de leur reprsentant lors de la grande grve de 1901(29).Il trouverait finalement Oran une mme raison de lutter, dans un contexteradicalement autre, mais sur des bases similaires.

    Si Andr Julien fut sans conteste un des premiers et des meilleurs produits del'cole Ferry, et probablement un lecteur assidu de Lavisse, on voit bien que sonimaginaire politique ne s'est pas nourri seulement de l'idologie patriotique, laque etrpublicaine des matres d'cole. Une sorte d'osmose s'est opre chez lui entre lediscours scolaire, la culture d'une minorit religieuse et d'une communaut rgionale,la monte du mouvement ouvrier, et les traits spcifiques d'une histoire propre.

    Un point reste cependant claircir, dans cette fusion affective, intellectuelle etsocioculturelle, qui attache pour la vie le jeune homme l'idal socialiste. Ce pointnodal concerne le passage du religieux au politique. On dsignera sous le termed'hypothse calviniste le mode d'articulation possible entre la filiation protestante desparents et le socialisme des enfants, plus particulirement dans la relation de la mreau cadet de ses fils. Pour partie au moins, on peut analyser en effet l'engagementprcoce d'Andr comme une modalit de rinvestissement dans le sicle du capital

    (27) La question pourrait s'tre pose en 1911, au lendemain de la licence. voire ds 1908. aprsle baccalaurat.

    (28) Textes prsents et prfacs par Madeleine Rebrioux.(29) Id..

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    religieux hrit de sa mre. Pour tre fille de communard, Elise Jugier n'en a pasmoins reu une stricte ducation calviniste qu'elle a transmise ses enfants, malgr lecorrectif apport par un mari libre penseur mais lui mme duqu selon l'thiqueprotestante. On sait que les historiens du calvinisme ont retenu du matre de Genve laprofondeur doctrinale, le souci pdagogique, la conception synodale de l'actioncollective, ainsi que la volont d'intervention dans les affaires de la cit, et passeulement le rigorisme en matire de murs(30). Or sur tous ces points, l'exceptionsans doute du dernier, on peut trouver une correspondance avec la manire de Juliend'entrer en socialisme. Sa lecture jaursienne de Marx n'est pas celle d'un clectiquerfractaire la doctrine, et son got de la vie et des jolies femmes, qui l'loigne de lasvre censure des murs, n'empchera pas la survivance chez lui d'une extrmesimplicit et d'un cadre de vie modeste, sinon austre. Quiconque a rencontr ceprofesseur la Sorbonne dans son petit appartement de Port-Royal ne peut quej'attester. Si donc l'historien a tourn le dos au modle de l'idologue sectaire et ducenseur puritain, il parat bien en revanche, comme d'autres coreligionnaires, et surl'autre versant - implicite celui-l - de la topique webrienne, avoir opr une sorte detransfert de l'que du calvinisme l'esprit du socialisme. On retrouve chez lui en toutcas, comme chez Jaurs, toutes les tapes de sa carrire, une volont jamais prise endfaut de tenir ensemble l'exigence intellectuelle, la volont d'enseigner, le devoird'agir, et le principe dmocratique. Au demeurant, une dernire note personnelle,subjective, vient conforter l'hypothse du "transfert". Julien a maintes fois voquauprs des siens ce qui fut un temps, dans son jeune ge, une vocation de pasteur.Socialiste et internationaliste, le petit calviniste sera rest pasteur d'mes.

    2. Un intellectuel dans la cit: Droits de l'homme et mdiation associative

    Avant de s'imposer sur la scne politique algrienne, jusqu' dranger demanire scandaluse le bon ordre des choses, Julien est d'abord remarqu localementpour son talent de publiciste et son implication dans la vie de la cit. Maisprcisment, c'est en Algrie le temps et le moment de l'association. On peut dire quel'homme et sa socit sont en phase.

    2. J Brillant sujet, jeune homme pauvreTout juste majeur, le jeune mule de Jaurs accde la vie publique en

    cumulant le brio qui convient la socit savante et la ferveur qui sied au mouvementd'action civique. Il est dj socialiste, mais les deux registres ne se confondent pas. Ilsinteragissent. Si l'entre prcoce de Julien dans les cercles locaux ne devance pas sonadhsion la SFIO, elle le prpare sans conteste aux responsabilits politiques. Or, cetattrait de l'intellectuel pour la vie de relation est en accord avec le mouvement de lasocit algrienne elle mme. En effet, conforte par la loi de 1901, stimule commeen France par l'essor de nouvelles pratiques culturelles (le sport), de nouvelles formesde solidarit collective ( amicales, mutuelles, coopratives), de nouvelles "identitssociales" (jeunes, femmes), et l'mergence tardive du mouvement ouvrier, l'Algrie

    (30) Ellcyclopdia Universalis.

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    entre vritablement dans l'ge d'or de l'association. Mais l'innovation n'intresse passeulement les europens. Les musulmans se sentent eux aussi de plus en plusconcerns par ce mode d'insertion dans la vie sociale. Mimtisme et mulationtravaillent les deux communauts et esquissent des petits pas inter-ethniques, aumoment mme o s'affirment, de manire synchrone, sans lien organique mais nonsans affinits explicites, les deux courants contestataires les plus typiques de la socitdu temps, si minoritaires soient-ils: le socialisme des europens, le mouvement "Jeunealgrien" des musulmans. Andr Julien est au croisement de ces influences et de cesaffluences, bien plac par l'ge, l'hritage familial et les dispositions personnelles,pour servir de catalyseur ce mouvement de la socit. D'une certaine faon, onn'attend plus que lui. Des tudes la politique, d'une entre en scne l'autre, c'est latension probablement insupportable entre une possible vie mondaine et les duresralits de la vie matrielle qui paraissent conduire l'lve de Carcopino pousser lalacisation de son ancienne vocation de pasteur jusqu' l'adhsion la troisimeinternationale. Entre ces deux bornes et ces deux rles, le dplacement de l'tudiantpauvre sur le double registre du savant et du politique, mdiatis par l'association,pennet de faire le lien entre le groupe familial, la voie longue vers l'universit. et laprise de parti conduisant jusqu' Moscou. Andr a tout juste vingt et un ans. en 1912,quand il est prsent la socit de Gographie d'Oran OI ). Entre la chambre decommerce et la maison du colon, d'un ct, et les formes mutuellistes, amicalistes etsyndicales du mouvement social, de l'autre, Andr se retrouve d'ores et dj dans laposition intermdiaire qui paraissait promise son pre. A peine majeur, Andr Julienpeut apparatre aux yeux de la bonne socit oranaise comme un brillant jeunehomme! La vnrable institution locale n'est ni la doyenne, ni la plus prestigieuse dessocits de pense. La palme revient la Socit archologique de Constantine,fonde en 1852, pour ce qui est de l'anciennet, et la Socit Historique Algrienne,cre en 1856, pour ce qui est de la notorit. La socit Oranaise n'a vu le jour qu'en1876, et son bulletin n'a jamais prtendu galer la Revue algrienne. Nanmoins, lessocits savantes sont chose rare en Algrie. On ne peut donc imaginer meilleur dbutpour notre licenci d'histoire. Par une sorte d'accord tacite fond sur l'intrt commun,la Socit de Gographie et le corps enseignant assurent leur valorisation et leurreproduction respectives en favorisant la promotio:-I locale des jeunes gens les plusdous. En 1912, ils sont deux tre proposs l'agrment du Conseil d'Administration:Andr Larnaude, dj professeur en titre, et Andr Julien, dsign comme"tudiant"(2). Le cnacle local ne se trompe pas dans son choix, les deux Andrferont leur chemin, tous deux l'Universit, celui ci comme historien, celui-l commegographe. L'un et l'autre sont parrains par le lyce, mais Julien dispose de surcrotdes suffrages de l'inspecteur d'Acadmie, M. Caudrillier. On le voit, les soutiens nefont pas dfaut un ancien lve dont la profession s'accorde reconnatre le talentprometteur. Il y a l comme une compensation, insparablement gratifiante et

    (31) BSCO, 1913.(32) Id.

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    insatisfaisante, pour cet tre, dou mais dispers qui, faute du diplme adquat, estencore oblig de ronger son frein. Elle donne Julien l'occasion de publier sespremiers textes d'historien, de faire ses preuves et ses classes. A dfaut d'offrir sonnouvel adhrent un horizon de pense la mesure de ses attentes - car la rfrence,c'est Alger, et pour Alger, c'est Paris- la Socit de Gographie lui donne au moins unlieu de travail. A la veille du dpart dfinitif de Julien, la vnrable socit compte"2.889 ouvrages et brochures, plus de 6000 volumes, et 8.600 fiches classes parmatires et noms d'auteurs"(33). En fait, le lieu est d'emble pour le jeune publiciste unrelais et une pierre d'attente, dans un rseau intellectuel et socitaire domin par lapersonnalit de ceux qui en parvenant au sommet, tels Gsell ou Carcopino, fontcarrire Paris sans rompre le lien avec l'Universit d'Alger et ses multiplesdpendances. Enfin, la socit de Gographie, qui compte une dizaine de musulmansparmi ses membres, permet Julien de rentrer en contact avec l'''lite indigne". Ilarrive trop tard pour connatre Ali Mahieddine, conseiller gnral d'Oran, ou ChoibAbou Bekr, un juriste talentueux professant la medersa de Tlemcen. En revanche, ilctoie dans c; nouvel aropage des notables aussi typs que le capitaine Bendaoud, etsurtout le conseiller gnral Si M'hamed Ben Rahal, cad de Nedroma, sans aucundoute la plus forte personnalit musulmane de son poque, au moins pour l'Oranie(34).En vis vis, une masse de socitaires europens frus d'histoire, soucieux de l'antique,amateurs de curiosits archologiques et botaniques et pour certains fort lUdits, luisert de faire valoir. Elle compte surtout .en son sein des officiers suprieurs et desngociants, des ingnieurs et des mdecins, des hommes de loi et de finances, et bonnombre de professeurs du lyce(35). Mais cette activit intellectuelle a un ct amateuret mondain qui ne sied ni au protg de Georges Yver, ni au trublion socialiste.

    C'est que le nouvel imptrant n'est pas seulement un talent de plus. C'est djun caractre. Revenons un instant avec lui dans l'enceinte du lyce Lamoricire, etsuivons ses premiers pas dans la cit. La trace administrative faisant dfaut, nous nesaurons rien du dossier scolaire de l'lve Julien. En revanche, il reste une rputationqui pourrait bien commencer depuis les bancs de la classe, et qui est perceptible avantmme que l'lve ne devienne professeur son tour. Le petit calviniste tout justedbarqu de France est-il de ces timides qui font aussi les chahuteurs? On a quelqueraison de le penser. Andr ne se sent pas seulement assez assur pour dire son mot propos de la situation coloniale et envoyer un texte un grand quotidien demtropole, il aime aussi, "avec quelques camarades, se distraire aux dpens dusurveillant" .

    C'est du moins ce qu'il confiera plus tard un journaliste d'Alger, prcisant"qu'illui tait impossible (de ce fait), de dcrocher le prix d'excellence"(36). Du reste,

    (33) BSGO. 1914.(34) Grandguillaume: Nedroma. L'volution d'une mdina, Paris, EHESS. Thse 3me cycle,

    331p. (s.d.).(35) Liste des membres de la socit de gographie, BSGO, 1913.(36) cho d'Alger, 1937.

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    l'lve factieux ne parat pas s'amender avec l'ge. Devenu adulte et savant, il garderaen lui quelque chose de l'adolescent mystificateur et du jeune esprit non conformiste.C'est le mme homme qui frquente le meilleur monde et provoque sa rprobation ouson courroux. La source orale et le document crit vont en tout cas dans le mmesens. Le Dr Nahon, un nonagnaire la mmoire vive, encore en activit Oran lafin des annes 1980, et qui fut quant lui un collgien sage et studieux lors de larentre scolaire 191511916, se souvient trs bien de la rputation qui entourait dj lejeune professeur d'histoire(37). Brillant certes, mais volontiers iconoclaste, AndrJulien aurait anim avec quelques amis une revue satirique pastichant de manirefroce les travers du microcesme oranais. En regard de ce souvenir formul soixantedix ans plus tard, y a-t-il quelque indice crit contemporain des faits? Voici d'abord lect artiste, qui donne au jeune homme l'occasion de frayer avec le monde. D~i, aupatronage, il aimait tenir un rle dans les saynettes de thtre. On le voit prsentdvelopper sa sensibilit musicale. Certes, un got avr pour la musique de chambreet l'opra n'a rien que de normal chez un sujet cultiv et de bonne race, mais onobserve qu'Andr n'a pas reu de formation personnelle pousse, bien que sa surHlne sache jouer du piano, comme toutes les jeunes filles de son milieu. Or notremlomane ne va pas seulement au concert, comme on peut l'infrer de tel prospectusretrouv dans ses notes personnelles, il se lance carrment dans la critique musicale,comme on le vrifie ces papiers spcialiss classs par sa sur avec le reste despremiers articles. L'esprit caustique et l'attrait pour la satire ne sont nullementincompatibles avec le got du lyrique et le dsir de plaire. La polmique politiquesaura s'en souvenir plus tard, en pleine campagne lectorale, quand la presse de droiterepro

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    "Tous vos collgues, lui rpond-il le 31 aot suivant, mme ceux qui critiquentvivement certains de vos actes, es.timent que vous devriez en finir avec votre diplmed'tudes suprieures". La qualit de l'homme n'est pas en cause, mais c'est le socialisteaffich qui suscite maintenant l'hostilit des bien pensants et l'irritation chez certainsde ses pairs. Le petit contractuel en fait trop leurs yeux, quand l'agrgation lui faitencore dfaut. Une chose est sre au moins, Andr Julienne laisse pas indiffrent.

    Toutefois, ce charme iconoclaste et presque stendhalien ne doit pas faireoublier la duret des temps pour un jeune homme de faible constitution et decondition modeste. Le brillant columnist de l'Echo d'Oran est d'abord un tudiant quicherche du travail et un employ au statut prcaire. Un temps, il a d vivre de cours

    d~ franais et de latin. Rfrence pour rfrence, on est ici sans doute plus prs deValls que des hros de Stendhal et Balzac. Andr n'est pas un Rastignac, bien qu'iltente de monter Paris, et dfaut Alger. Las, il trame un peu en chel11in, riche detalent mais pauvre en ressources. Si l'on doit se garder du topos, propos de cesannes de vicissitudes encorE- mal connues, il reste que les chroniques musicales sontaussi une manire d'amliorer l'ordinaire. Tout parat s'enchaner de manire ngative.L'exprience de Paris et la rencontre avec Jaurf>" l1'ont pas eu de suite. Faute d'acheverson DES, il ne peut passer l'agrgation, Gt dCiC devenir professeur en titre. L'tat deson pre, la lenteur rdiger son diplme et les maigres revenus de la famillel'obligent chercher un pis aller. Ce sera la prfecture, et par la petite porte. Le jeunehomme pauvre qui brille dj dans les causeris entre en effet dans la carrire commesimple attach de prfecture, employ un temps aux critures. A la modestie dusalaire s'ajoute donc l'humiliation du statut. Pourtant, le fils d'Etienne fait de ncessitvertu et ne se laisse ps aller. La carrire administrative ne le tente pas, maisl'exprience lui sera bien utile. Depuis cet excellent poste d'observation, il est enmesure d'examiner le dessous des cartes, de mieux saisir les tenants et aboutissants del'ordre colonial. Du point de vue universitaire, Julien perd du temps, mais pourl'historien du systme colonial, c'est autant de gagn.

    2.2 Droits ie l'Homme. droit de l'Autre

    La situation n'est certes pas idale pour terminer un diplme, mais elle ne freinepas pour autant l'ardeur du citoyen. Loin de s'en tenir au devoir de rserve, le cadetdes Julien prend partie sans tarder dans les problmes du temps. Il se rvle bienttcourririste incisif et dbatteur percutant. Avec ou sans pseudonyme, il vaprogressivement occuper le devant de la scne, tour tour publiciste, tribun et savant.

    Juhen commence par s'initier au journalisme, prtant sa plume son parti, sousle nom de Jean Paul, comme contributeur au journal socialiste la Lutte Sociale, dont lesige est encore Oran(41). Son premier article est premire vue trs technique,puisqu'il porte sur "le rgime douanier algro-marocain", mais il a en fait une porteminemment politique puisqu'il est adress " nos camarades de Bel Abbs", et

    (41) Nicole Reynaud.

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    intervient dans une controverse interne aux sections socialistes locales(42). Le seconden revanche rpond un souci la fois militant et doctrinai, puisque c'est de l'idesocialiste elle mme dont il s'agit(43). Cette premire exprience de jo:unalismemilitant est de courte dure, car la guerre entrane la suspension du journal. MaisJulien a dcouvert l un autre type d'criture, et un nouveau modp d'action. Il ne vaplus s'arrter pendant prs de dix ans. Ds l'automne 19 i 4, il amorcp une contributionrgulire, parfois censure, avec un quotidien modr de mode~te tirage, Le PetitOranais, o il signe dsormais Andr Delorme, du nom de sa grand mre paternelle.C'est donc un tout autre Julien, en apparence, qui reprend du service dans la presselocale. Ne commence-t-il pas cette nouvelle srie par un titre aux accentsmillerandiens: "L'union sacre et la premire bataille"? En fait, le disciple de Jaursest rest fidle la ligne du matre. Hostile la guerre, celtes, mais non "pacifiste", ilcommente et approuve - c'est une de ses faons de contribuer la mobilisationgnrale - un ouvrage qui montre que Jaurs a cru cette "union sacre". A partir de1916, Julien ira mme jusqu' crire, et pour la premire fois sous son propre nom,dans les colonnes de l'Echo d'Oran, le grand quotidien de 1'0ranie, moins droite quel'Echo d'Alger, mais peu soucieux de dranger l'ordre colonial.

    A l'heure des sacrifices, il s'agit pour le tout nouveau professeur du Lyce depeser dans le bon sens, en utilisant le mdia le plus puissant du pays, avant deretrouver le combat de classe, une fois la paix revenue. De fait, le mme hommereprend du service la Lutte Sociale au printemps 1919, ds que le journal socialisteest en mesure de reparatre, plus gauche que jamais. Mais comment dfinir lejournaliste chez Julien? C'est videmment ses textes de nous le dire. S'il nousman9ue un tat exhaustif des papiers de presse correspondant aux annes algriennes,il nous reste le corpus complet des vingt six articles amoureusement conservs parHlne avant son mariage, pour la priode de juillet 1914 fvrier 1917(44). On a djvu les choix de Julien quant aux supports: ancrage gauche, dans le journal du partisocialiste, en temps ordinaire, collaboration avec la presse centriste, en temps deguerre, pour faire entendre une autre voix, ft-elle plus module, quand il ne reste plusd'autre espace d'expression que celui l. On remarque aussi la densit et la fluctuationdu passage ce type d'criture. Vingt six textes en deux ans et demi, cela fait prs d'unmticle par mois. C'est peu pour un journaliste, mais beaucoup pour un homme dont cen'est pas le mtier. En ralit, la moiti des articles sont rdigs durant une priodetrs brve de trois quatre mois, en plein milieu de l'anne 1915, alors que Julien a trefus pour le front et qu'il n'a pas encore t recrut au lyce. Peut-tre a-t-il voulucompenser par l'crit son impossibilit corporelle d'tre sur les tranches avec sescamarades. Peut-tre a-t-il aussi tent ce moment prcis de vivre provisoirement de

    (42) Je dois toutes ces donnes Mme Reynaud qui a bien voulu mettre ma disposition l'albumconstitu par sa tante, lequel me selt ici de corpus.

    (43) La Lutte sociale du 9-15/7/1914.(44') "Tout socialiste peut approuver (la modification du rgime douanier) parce qu'elle n'est, en

    aucune faon, une mesure de faveur l'gard de la bourgeoisie protectionniste contre le peuple libre-changiste."

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    sa plume, dans l'attente d'un nouveau poste. Peut-tre amorait-il enfin un dialogueultime avec son pre mourant, puisque le maximum serait atteint en juillet 1915, aveccinq titres, deux ou trois semaines avant sa disparition. Mais que disent ces textes?Pour s'en tenir ici aux thmes retenus et quelques lments stylistiques, on dira queles premiers concernent quatre ou cinq domaines d'ampleur et de porte ingales: lesquestions politiques, conomiques et administratives algriennes (7 items), quirecoupent plus d'une fois les problmes fiscaux et budgtaires poss en Mtropole(45),la chronique locale(46), l'ide socialiste(47), et surtout les problmes de la guelTe et dela politique trangre(48). On ne peut pas ne pas remarquer l'amplitude du registre decelui qui signe Andr Delorme, capable tout la fois d'interpeller les actionnaires dela Compagnie des tramways d'Oran, de commenter le budget 1916 de l'Etat, et dediscuter en connaisseur de "la question des Balkans", et sa prdilection pour lagopolitique, ou plutt pour une histoire politique de la gographie. Les fins lecteurslocaux comprennent que c'est le mme homme qui, un an plus tard, sous son vritablenom, donne en historien une vritable leon de civisme et de politique propos de "laSuisse pendant la guerre"(49). Contre tout chauvinisme linguistique ou culturel, Julienprne le respect de la diffrence, fait valoir les avantages d'une politique quilibrefaisant confiance la morale et l'intelligence. Le papier publi dans l'cho d'Oranest remarqu, tellement mme que le numro correspondant est archiv dans sondossier par le proviseur du Lyce. En fait, Charles-Andr Julien perce dj sous AndrOelonne. Le mme lecteur avis aura relev aussi l'lgance d'criture et la libert deton de ce nouveau publiciste, dont la verve et la prcision critiques tournent le dos aumodrantisme ordinaire tout en refusant les facilits de la polmique vulgaire, mmedans les papiers les plus incisifs, propos des petitesses de la vie locale. L encore, ledtour est profitable l'historien. Julien n'est pas seulement une rfrence dans sadiscipline, c'est aussi un vritable crivain. A mon sens, l'un ne va pas sans l'autre.L'Histoire de l'Afrique du Nord et L'Afrique du Nord en marche sont des chefs-d'uvre d'lgance et de concision, en dpit de l'paisseur des volumes. Je faisl'hypothse qu'ils doivent beaucoup aux dix annes d'entrelacs entre les genres et lespriodes. Bien des auteurs, parmi les plus grands, tels que Hemingway, Edgar Poe ouSimenon, ont comme lui fait leurs premires armes ou mri leur talent dans le faitdivers, dont la nouvelle histoire saura d'ailleurs faire son propos. Le registre il est vrain'est pas le mme, puisque le rcit de l'historien s'oppose la fiction du romancier,bien que Paul Veyne et Paul Riceur nous aient appris mesurer leur sujet lacomplexit d'une sorte de proximit distancie, mais l'analogie porte ici sur le travail

    (45) Entretiens avec Nicole Reynaud, fille de Charles-Andr Julien.(46) Nicole Reynaud.(47) Nicole Reynaud.(48) Faire-part d'Andr Julien au proviseur (Dossier).(49) L'auteur sait remettre les choses en perspective, dnonce les clichs. les strotypes et les

    dangers de la propagande de guerre fonde sur l'opposition sommaire entre Suisse almanique et Suisseromande. Il rappelle ses concitoyens que la rvolution franaise, transforme un temps en puissanceoccupante, n'a pas laiss au pays de Calvin que de bons souvenirs et que la population de languegermanique n'est nullement acquise d'avance aux intrts de l'Allemagne.

  • CHARLES-ANDRE JULIEN A ORAN: LES ANNES ALGRIENNES 37

    mme de l'criture. Les premiers textes signs Jean Paul ou Delorme attestent que cetauteur de vingt quatre ans a le got et le don d'criture, mais l'ampleur et la diversitdu premier corpus montrent aussi que ce don a t cultiv, travaill. L'alticle sur laSuisse, quilibr, progressif, annonce un matre du style. Avec le journal, Delorme-Julien apprend faire court; il va l'essentiel d'une phrase cursive et agile. En troiscolonnes, tout est dit, aux termes d'une dmonstration la fois lgre et solide, bref,convaincante, mieux, sduisante.

    Publiciste et columnist, Julien ne tarde pas tre sollicit comme contrencier.La guerre se prte videmment ce changement de rle. Ds 1916, l'homme de plumese mtamorphose en homme de parole, et mme en porte parole. Trois thmes dediscours et trois registres de l'oralit se combinent dans ce nouveau type de prestation,en fonction du moment, de l'coute et du lieu. De la socit savante au forumpopulaire, de l'crit l'oral, son domaine d'intervention est la fois confirm,concentr et dplac. On reconnat tout d'abord le "confrencier de l'Htel de ville".Julien fait le point pour un public slectionn sur la situation diplomatique et militairedu moment. Le 6 novembre 1915, il traite de "la Russie en guerre" dans la salle duconseil municipal(50). Le 14 avril suivant, il analyse le cas des "Habsbourgs et del'Autriche -Hongrie"(51). Six mois plus tard, il exposera encore le dlicat problme de"la neutralit Suisse" dans l'enceinte du thtre municipal(52). On reste dans le registrede la confrence, mais on s'adresse davantage aux classes moyennes. Toutefois, le"jeune universitaire" a dj fait un pas de plus vers un nouvel auditoire, dans lenouveau cours de la guerre. Voici maintenant le "tribun des bas quartiers". A deuxreprises, en dcembre 1915 et en fvrier 1916, l'orateur expose ses vues sur''l'organi;mtion politique de l'Allemagne et les conceptions du militarisme prussien"(53).S'il s'agit encore pour lui d'enseigner, de solliciter la rflexion et non de s'en tenir ]'motion, il est l avant tout pour mobiliser le nombre et galvaniser la foule. On estcette fois au "Casino- Bastrana", dans le vieux quartier espagnol. sur l'estrade la pluspopulaire d'Oran, celle des meetings, des revendications ouvrires et des combats deboxe. La confrence se transforme en "allocution", et l'historien en "vedetteamricaine", puisqu'il se prsente avant la "reprsentation thtrale", ou en ouvertureaux concerts patriotiques"(54). Le spcialiste de l'histoire ancienne ne parle pas deSeptime Svre, il entretient le moral des blesss et claire l'horizon de l'arrire.. Lesavant lecteur de Gsell est devenu homme de masse, rejoignant un autre modle, endigne lve de Jaurs. A l'heure de la patrie en danger, l'historien-citoyen est plus prsde Danton que de Condorcet. Mais ce nouveau faiseur de mots n'est pas un simplemanieur de foules, il est avant tout un porte parole. C'tait dj le cas avec la plume,sous