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  • Universit Mohammed V

    FACULTE DES LETTRES ET DES SCIENCES HUMAINES

    RABAT

    Itz

    HESPRISTAMUDA

    Vol. XXXIX - Fascicule 22001

  • HESPERIS TAMUDASous le patronage

    du Doyen de la Facult des Lettres et des Sciences HumainesSad BENSAD ALAOUI

    * * *

    Comit de RdactionBrahim BOUTALEB

    Mohamed EZROURARahma BOURQIA

    Abderrahmane EL MOUDDENMohammed KENBIB

    Abdelahad SEBTIJama BADA

    La revue Hespris - Tamuda est consacre l'tude du Maroc, de sa socit, de son histoire,de sa culture et d'une manire gnrale aux sciences sociales de l'Occident musulman. Elle paratannuenement en un ou plusieurs fascicules. Chaque livraison comprend des articles originaux, descommunications, des tudes bibliographiques et des comptes-rendus en arabe, franais, anglais,espagnol et ventuellement en d'autres langues.

    Les textes, dment corrigs, doivent tre remis en trois exemplaires dactylographis, endouble interligne et au recto seulement. Les articles seront suivis de rsums dans une languediffrente de celle dans laquelle ils sont publis. Les textes non retenus ne sont pas retourns leursauteurs. Ceux-ci en seront aviss. Les auteurs reoivent un exemplaire du volume auquel ils aurontcontribu et cinquante tirs part de leur contribution. Les ides et opinions exprimes sontcelles de leurs auteurs et n'engagent en rien Hespris-Tamuda.

    Le systme de translittration des mots arabes utiliss dans cette revue est le suivant:

    . , J r

    y b j z t

  • ~HESPERISTAMUDA

  • '.'.

    Tous droits rservs la Facultdes Lettres et des Sciences Humaines

    de Rabat (Dahir du 29107//970)

    DptMgalN3/fl960ISSN 00/8./005

    Impression: Imprimerie NAJAH EL lADIDA Casablanca

    Ouvrage publi dans le cadredu compte hors budget

  • Universit Mohammed V.-o!I!l:=~FACULTE DES LETTRES ET DES SIaIt"Si~

    RABAT

    ;

    HESPERISTAMUDA

    Actes du Colloque International'"

    " LA REFORME ET SES USAGES"Bordeaux, 1 3 dcembre 1999

    Vol. XXXIX - Fascicule 22001

  • ,HESPERISTAMUDA

    Vol. XXXIX, Fasc. 2

    SOMMAIRE .. SUMARIO

    2001

    Alain ROUSSILLON. - La rforme et ses usages. Perspectives marocaines ..... 7

    Alain ROUSSILLON. - Salafisme, rformisme, nationalisme. Essai declarification 15

    Abdelmajid KADDOURI. - Les rformes au Maroc : usages politiques,usages sociaux 39

    Jama BAIDA. - La pense rformiste au Maroc la veille du Protectorat 49

    Khalid BEN SRillR. - L'impossible rforme: le programme de JohnDrummond Hay (1856-1886) 71Mohammed EL AYADI. - Du fondamentalisme d'Etat et de la nasifuz.sultanienne: propos d'un certain rformisme makhzenien 85Azzedine ALLAM. - De la sujtion la citoyennet. Itinraire du concept dera'iya 109

    Bettina DENNERLEIN. - Savoir religieux et dbat politique au Maroc : uneconsultation des gens de Fs en 1886 119

    Mourad ZARROUK. - L'association hispano-islamique : rformismerpublicain, aventure intellectuelle ou intrts conomiques 133

    Hassan RACillK. - Jma 'a, tradition et politique 147

    Bndicte FLORIN. - Politiques d'habitat et rformisme social sous leProtectorat. A propos de quelques discours sur les cits de logement populaire 157

    Mina KLEICHE. - Aux origines du concept de dveloppement. Quandl'irrigation devient enjeu de rforme agricole: nouvelle mise en ordre dupaysage rural marocain dans l'entre-deux-guerres 175

  • Daniel RIVET. - Des rformes portes par des rformistes ? La parenthse de1944-47 dans le Protectorat franais au Maroc 195

    Mohamed TOZY et Batrice HIBOU. - Une lecture d'anthropologiepolitique de la corruption au Maroc: fondement historique d'une prise delibert avec le droit 215

    Mostafa BOULOUIZ. - Ouverture et rformes conomiques 237

    Mohammed Najib GUEDlRA. - Les rformes sociales au Maroc : levolontarisme politique face aux contraintes du rel 247

    Myriam CATUSSE. - L'entrepreneur politique dans la rforme. Discours etpraxis de la libralisation 261

    Mohamed MOUAQIT. - Le mouvement associatif marocain et la rforme 289Frdric VAIREL. - L'anne 1993 : infortunes d'un dessein royal et parolespubliques 301

  • lIespris-Tamuda, Vol. XXXIX, Fasc. 2 (2001), pp. 7-14.

    LA REFORME ET SES USAGESPERSPECTIVES MAROCAINES

    Alain ROUSSILLON

    Au Maroc comme ailleurs - mais peut-tre plus qu'ailleurs - la vise de"rforme de la socit" est plus que jamais l'ordre du jour, ce qui pose d'emblela question de cette rcurrence et de l'extension de ses champs d'application. Larforme, c'est--dire, un premier niveau, un ensemble de pratiques visant am-liorer les performances de l'Etat - ou de toute autre forme de pouvoir institu - surla socit ou tel ou tel de ses secteurs, quelles que soient par ailleurs les incitations,internes ou externes, la mise en uvre d'un tel projet. La rforme, c'est--dire, un second niveau, le dbat qui s'instaure entre diffrents protagonistes quant auxobjectifs mmes qu'elle poursuit et quant aux moyens les plus appropris de sarussite. La rforme, c'est--dire, une sorte de deuxime degr analytique, unegrille de dchiffrement mobilise pour manifester la relation entre ces pratiques etce dbat, en identifier les protagonistes et mettre jour les intrts "objectifs" dontils sont porteurs, en mme temps qu'noncer les critres de russite ou d'chec decette vise elle-mme. En nous situant l'articulation de ces trois niveaux de ra-lisation de la vise de rforme, le "dfi" propos aux participants au colloque orga-nis, l'Universit Montesquieu-Bordeaux IV. les 1-3 dcembre 1999 par leCentre 'Jacques Berque et la Fondation Abderrahim Bouabid dans le cadre desmanifestations du Temps du Maroc, consistait tenter de saisir celle-ci dans unedouble perspective:

    - dans une perspective diachronique ou historique, interroger la rcur-rence mme de cette vise pour tenter de rendre compte de la permanence et desrecompositions d'une thmatique porteuse du sens du vivre-ensemble aux diffrentsmoments de son activation ;

    - dans une perspective synchronique, identifier les registres, thtres,acteurs, ralisations de la rforme et la faon dont, par sa vise mme, elle instituela socit comme un tout et comme son objet.

    A titre d'hypothse de travail et sous bnfice d'inventaire, dont les textesrunis dans la prsente livraison d'Hespris Tamuda ne constituent que les prmices,on peut proposer de caractriser la vise rformiste par un certain nombre de traits :

    - aux diffrents moments o cette vise est active, elle engage l'actuali-sation ou la ractualisation du pacte fondateur aux origines du lien social : vise

  • 8 ALAIN ROUSSILLON

    prospective appuye sur une rtrospective, elle engage surtout une qualification duprsent et l'lucidation du sens du cours des choses et de l'Histoire qui confronte, defaon" cyclique ", la socit la ncessit de sa propre rforme;

    - dans les diffrents secteurs ou registres de sa mise en uvre, la viserformiste engage une articulation spcifique du savoir et de l'action, du sens et desvaleurs, qui dsigne l'exigence identitaire de fidlit au Soi comme principal crit-re d'valuation des" performances" des acteurs sociaux;

    -la vise rformiste se pose en s'opposant ce que l'on pourrait dsignercomme des ordres alternatifs de lgitimationlillgitimation qui engagent la relationdu soi l'universel: dans le pass, la rforme coloniale, mise en uvre d'une auto-proclame" mission civilisatrice" ; aprs l'indpendance, les modles imports de" rattrapage civilisationnel " ; dans le prsent, les dmons de la socit et de l'iden-tit elle-mme, confrontes aux exigences de la .. mondialisation" et aux drives dela " post-modernit ".

    Dans la logique de ces remarques, UJIe rflexion collective sur les aventures dela rforme au Maroc, appuye sur les sances du sminaire" Socits en rforme"organis par le Centre Jacques Berque, s'est engage selon trois axes:

    1 Une perspective historiqu~ : la rforme travers les gesUne priodisation " classique " de la rforme tend s'imposer, en dpit d'une

    historiographie encore trs fragmentaire, qui distingue entre trois phases : le XIXesicle, le Protectorat et l'Indpendance, auxquelles une quatrime vient s'ajouter,depuis la fin des annes 1980 et le dbut des annes 1990, avec la mise en uvred'un P.A.S (plan d'ajustement structurel) et la " libralisation" de l'conomie maro-caine en pralable sa " mise niveau ", avatar le plus contemporain de la rfor-me. L'histoire qui s'crit dans la logique de cette priodisation est cene d'une suc-cession d'checs, de blocages, d'impasses, de crises: le Protectorat apparat commela consquence de l'chec des tentatives de rformes menes par le Makhzen, checlui-mme imputable l'emprise du traditionalisme sur les lites marocaines, en par-ticulier religieuses - sans que les causes d'une telle attitude soit pour l'essentiel ana-lyses ., et la gense du mouvement nationaliste est prsente comme une cons-quence de l'chec - sans doute inluctable, encore faudrait-il prciser non pas tantpourquoi que comment - du projet lyauten ; la mise en uvre de l'ajustement struc-turel et les exigences de la mise niveau dont tout le monde s'accorde identifierles svres implications sociales - est prsente comme la consquence de l'checdu projet dveloppementaliste des annes 1960 et 1970, et le moindre paradoxe ducours des choses et de l'Histoire au Maroc n'est pas que ce soient prcisment lespartis hrits et hritiers du Mouvement national qui doivent en assumer la mise enuvre depuis l'alternance de janvier 1998. A chacune de ces phases, la "contrain-te externe " apparat dterminante, soit que la pression des intrts europens, enposition de force, fasse chouer les rformes entreprises par le Makhzen - mais JohnDrummond-Hay, en cela prcurseur de Lyautey... et de la Banque mondiale, n'eut

  • INTRODUCTION 9

    de cesse, ds les annes 1850, de persuader le Sultan de la ncessit des rformes -soit que la socit marocaine rejette les rformes qui lui sont imposes de l'ext-rieur, au bnfice par trop flagrant de la puissance coloniale - c'est pourtant aumoment o se cristallise le discours nationaliste dans sa forme" moderne" que s'ac-complit, de faon significative, la perce culturelle franaise -, soit encore que laperspective d'une ouverture du Maroc - voulue autant que subie - aux logiques dela globalisation et de la mondialisation rende inluctables les preuves de la mise niveau. Sans prtendre remettre en cause ces registres de justification qui conser-vent une incontestable pertinence psychosociale et politique, l'objectif, ncessaire-ment collectif, propos aux participants au colloque de Bordeaux tait de tenter desaisir les enjeux de la rforme du point de vue de leur mise en reprsentation, entant qu'objets de dbats et de systmes d'action indissolublement politiques, reli-gieux, moraux, conomiques, culturels... :

    - d'une part, aux diffrents moments o la rforme est l'ordre du jour,esquisser une topologie des logiques et systmes d'action " rformistes" engagsdans les diffrents secteurs de l'Etat-Makhzen et de la socit dont il s'agit tout lafois de prciser comment ils font systme et d'en identifier les protagonistes:

    * au XIXe sicle : arme, fiscalit, statut des minorits reli-gieuses..., dans un contexte de rinstitutionalisation et de rorganisation dupouvoir makhznien, la fois encourages et contraries par les puissanceseuropennes ;

    * durant le Protectorat : urbanisme, hygine, communications,structures conomiques, dans un contexte o le Protectorat lgitime son interven-tion au nom de la rforme mais o sa politique relle tend figer le Makhzen et lesvaleurs et les hirarchies de la socit traditionnelle ;

    * aprs l'indpendance: gouvernement d'Abdallah Ibrahim, met-tant le " changement" - et non la rforme - l'ordre du jour, rforme agraire, miseen uvre de politiques sociales, marocanisation des diffrents secteurs de l'cono-mie et de la socit, dbat constitutionnel..., dans un contexte o ce qui est en ques-tion, c'est la structure mme du champ politique;

    * depuis le dbut des annes 1990 : rforme de la justice, de l'en-seignement, des lgislations conomiques, dans un contexte de dsengagement del'Etat de la sphre conomique et de mondialisation;

    - d'autre part, esquisser une typologie des positionnements rformistes,saisis du point de vue des stratgies et des trajectoires des acteurs qui s'y engagentet du point de vue des institutions qu'ils mobilisent:

    * mergence et recompositions de la vise salafite, notamment enrelation la rforme des institutions religieuses (AI-Quarawiyyin) et la critiquedes logiques confrriques ;

  • 10 ALAIN ROUSSILLON

    * mergence de nouvelles attitudes cognitives et de nouveaux dis-positifs heuristiques engageant tout la fois la rvaluation du turith, constitucomme tel, et l'appropriation de lgitimits alternatives dont il s'agirait de prciserles cheminements (Lumires, i~lil). proche-oriental...)

    * mergence et structuration de la mouvance nationaliste, o lespositions se diffrencient en fonction des hirarchisations de priorit entre rformeet indpendance et des mthodes prconises pour mettre en uvre l'une et l'autre.

    De l'un et l'autre points de vue - celui d'une topologie des registres de la rfor-me et celui d'une typologie des positions identifiables comme rformistes -, ce qu'ils'agissait d'interroger, ce sont les permanences et les recompositions de la viserformiste: d'une part, aux diffrents moments, tenter de saisir la faon dont s'ins-titue et se recompose l'unit du dbat socital, communaut d'un rapport au sens etd'un rapport l'agir dont la vise de rforme constitue une expression privilgie;d'autre part, tenter de rendre compte de la faon dont des systmes de reprsenta-tion articuls par cette vise sont susceptibles de se transposer en systmes d'action,systmes de pratiques et de positionnement visant inscrire la rforme dans le coursdes choses et de l'histoire.

    2 Rforme et politiqueDans la perspective de la science politique, construire la rforme comme objet

    et/ou catgorie d'analyse implique d'interroger le processus de rforme dans son his-toricit mme, en se plaant d'un double point de vue: la faon dont s'articulent etse recomposent, aux diffrents moments voqus dans ce qui prcde, le jeu des ins-titutions, la mobilisation des ressources disponibles et les rapports de forces en pr-sence ; de l'autre, la faon dont ceux-ci sont nomms par les protagonistes et les dis-putes dans lesquelles ils s'inscrivent. Au confluent de ces deux niveaux d'interroga-tion, la reprsentation dominante du processus de structuration d'un champ poli-.tique " moderne " dans les pays soumis la tutelle coloniale, en gnral, et auMaroc, en particulier peut tre rsume en une srie de propositions :

    -la structuration nationaliste du champ politique moderne, dont les pro-tagonistes empruntent au colonisateur les modes d'action et les reprsentationsqu'ils retournent contre lui;

    - la structuration oppositionnelle du champ politique : l'opposition aupouvoir" indigne ", tat sultanien ou khdivial, Makhzen ou Beylik, redouble ou,dans le cas du Maroc, prolonge l'opposition la mainmise coloniale, opposition l'tat en tant que domin, relais" objectif" de la colonisation et, en tant qu'tatautocratique, principal obstacle l'autonomisation d'un champ politique moder-ne/nationaliste ;

    - le champ politique se constitue travers la confrontation de lgitimitsproprement politiques, identifiables des" doctrines" (libralisme, socialisme...) et des systmes de pratiques (lections, dbat partisan, sparation des pouvoirs...),

  • INTRODUCTION 11

    d'une part, et de la lgitimit religieuse, identifie au magistre spirituel et moraldes 'ulama', de l'autre, confrontation dont la rcurrence constituerait la spcificitmme du politique en Islam.

    -la constitution du champ politique moderne est identifie l'mergen-ce des" classes moyennes ", elles-mmes identifies un systme de " rles" quiles font exister, pour l'essentiel au service et dans l'orbite de l'tat, c'est--dire,aussi, dans la coupure d'avec les" masses ", voire, tant que celle-ci prvaut, l'in-terface avec la colonisation.

    Plutt que de prtendre infirmer ou valider ces propositions, l'objectif assign la rflexion tait prcisment de tenter de montrer comment elles font sens etcomment elles participent du processus de structuration dudit champ politique "moderne" :

    - d'une part, tenter de saisir comment se structure un champ politique dansle processus de passage de l'empire chrifien au rgime colonial, puis de celui-ci auMaroc indpendant, c'est--dire d'interroger la relation entre rfonnisme et nationa-lisme - diffrencier d'un pur et simple" patriotisme" - saisis non pas tant commedoctrines ou comme idologies que comme configurations de l'agir politique :

    * la construction des rles d'intermdiation sociale telle qu'elles'opre dans l'articulation et la comptition de systmes d'action" rformistes" et "nationalistes, entre lites et socit, entre Soi et l'Autre, si on veut

    * les modes de gestion matrielle et symbolique de la comptition. entre des intrts de niveau local ou catgoriel et ce qui se prsente comme l'int-

    rt gnral, saisis du point de vue du sens de la justice l'uvre dans les diffrentsregistres ou sphres de la pratique sociale - conomie, moralit, dbat culturel... - etdu partage qu'ils dlimitent entre conflits lgitimes et illgitimes (par exempletribu/nation, ArabeslBerbres...) ;

    - d'autre part, tenter de saisir comment le projet de rfonne est inscritdans le fonctionnement " nonnal " du systme politique marocain aux diffrentsmoments o celui-ci se recompose travers la comptition/coopration de fonnulesde lgitimit concurrentes, c'est--dire interroger la relation entre" rforme" et "politique" en se demandant si peut tre identifie, aux diffrents moments de l'his-toire marocaine une fonnule spcifiquement rformiste du passage au politique,'

    * avant la colonisation: restauration des performances de l'appareilmakhznien par la cooptation de nouveaux acteurs/intrts et la mise en uvre denouveaux systmes d'action vs. rforme salafite ;

    * sous le Protectorat: contre-paradigme d'une rforme impose del'extrieur par l'altrit coloniale;

    * aprs l'indpendance : mise en uvre d'une raffirmation poli-tique de l'identit nationale articule autour de la monarchie ;

  • 12 ALAIN ROUSSILLON

    * depuis le dbut des annes 1990: mise en uvre du" consensus" en pralable la " mise niveau ".

    3 Trajectoires conomiques : rforme, ajustement, mise niveauDans le Maroc des annes 1990, la rforme a nom" mise niveau ", repr-

    sentation d'un processus holiste qui s'inscrit, travers l' " ajustement structurel" etla" libralisation ", dans la logique de la " nouvelle orthodoxie du dveloppement".D'un point de vue rtrospectif, le consensus qui prvaut sur la scne politique" for-melle " - indpendamment des arrire-penses et des divergences d'interprtationdes uns et des autres - quant la ncessit de sa mise en uvre constitue le pointd'aboutissement de la recomposition - de la drive? - des paradigmes successive-ment mobiliss pour rendre compte du processus de production-reproduction de lasocit marocaine depuis son entre, contrainte et force, dans l're moderne enmme temps qu'une interprtation de la dialectique historique qui vient rendreaujourd'hui la rforme inluctable, une dialectique dont on peut caractriser som-mairement les diffrents moments et la " ligne de fuite " :

    1) le moment ou le paradigme de la construction nationale dveloppementa-liste : contre la dualisation des espaces socio-conomiques induite par la rformecoloniale s'impose le projet holiste d'une rforme par le haut de la sphre sociale-conomique - marocanisation de l'appareil de production mis en place par la colo-nisation et mise en uvre d'une conomie sociale vocation redistributive ;

    2) l'chec politique de cette vise dveloppementaliste-sociale ouvre la voie la consolidation de logiques no-patrimoniales qui, d'une part, tendent reproduirela dualisation des espaces socio-conomiques hrits de la colonisation, et, de l'autre,tendent structurer sur un mode clientliste les relations entre l'Etat, dpositaire del'intrt public, ce qui se traduit par de multiples interventions dans la sphre cono-mique, et les intrts privs, relations arbitres " en dernire instance " par leMakhzen;

    3) la mise en uvre de l'ajustement structurel et la " libralisation" de l'co-nomie correspondent une prise de conscience des dysfonctionnements du Il mod-le " no-patrimonial, sous la double pression d'une contrainte interne - aggravationdes dficits et monte de l'insatisfaction sociale - et des nouveaux paramtres de lacontrainte externe - partenariat avec la CEE, logique de la " globalisation "... - ;

    4) la " mise niveau" se prsente comme la relance consensuelle d'un projetholiste de rforme de la socit, mais cette fois-ci Il par le bas ", pourrait-on dire,sinon l'initiative, du moins qui engage la " socit civile" ; elle prsuppose qu'ilexiste, prcisment, un " niveau" objectif auquel doit se porter, individuellement,l'ensemble des acteurs de la sphre sociale-conomique.

    Au point d'aboutissement de cette dialectique historique, la question quisemble devoir s'imposer l'ensemble des observateurs a trait aux continuits ou auxruptures dont elle nous fait tmoins, le point crucial, du point de vue de la structu-

  • INTRODUCTION 13

    ration de la vise de rforme, tant que cette succession de moments peut faire l'ob-jet, selon le point de vue auquel on se place de deux lectures inverses, " continuis-te " et " discontinuiste " - en schmatisant, recomposition des systmes d'emprised'intrts toujours dj prsents et qui ne font que s'adapter aux exigences chan-geantes de la contrainte interne/externe vs. mergence de nouveaux acteurs et denouveaux systmes d'action qui mettent profit les volutions de ladite contraintepour imposer de nouvelles rgles du jeu. Sans ambitionner de trancher entre cesdeux lectures, sans doute non exclusives l'une de l'autre, il s'est agi, encore une fois,de se demander sur quels terrains et dans quelles logiques elles font sens en tantqu'articulations cardinales des dbats en cours. Il ne pouvait, bien sr, pas trequestion de passer en revue tous les " chantiers " de la rforme ouverts ou ouvrirdans les diffrents secteurs de l'conomie et de la socit marocaine dans la pers-pective de sa "mise niveau ", et pas mme, ou pas directement, les implicationsde l'alternance politique du point de vue de la mise en uvre. Plutt, dans le pro-longement des remarques qui prcdent, trois lignes de rflexion se dgagent destextes prsents au colloque de Bordeaux, qui permettent, de mettre l'preuvel'hypothse d'un paralllisme ou d'une homologie des situations vcues par le Marocaux diffrents moments o la problmatique de la rforme y a t l'ordre du jour :

    - L'mergence de " penses de la rforme ", systmes de reprsentationset identification de stratgies qui s'attachent noncer la ncessaire globalit desrformes et la relation du tout aux parties. Dans la sphre sociale-conomique, onpeut identifier une double ligne de fuite de la rflexion :

    * l'mergence d'acteurs et d'intrts spcifiquement rformistes :des umana', et des tujjar aux administrateurs coloniaux, des managers d'Etat l"'entreprise citoyenne", des corporations au syndicalisme de combat et au "dia-logue social", identifier les acteurs sociaux aux" avant-postes" de la rforme, etinterroger la faon dont les stratgies et les logiques qu'ils mettent en uvre com-binent et composent diffrents systmes d'enjeux indissolublement conomiques,politiques et sociaux qui dsignent tout la fois leurs comptences et les registresde lgitimit qu'ils revendiquent;

    * la relation public-priv, saisie du point de vue du rapport la pro-prit des moyens de production : de la patrimonialisation makhznienne-tribale la proprit prive de la terre, entre secteur colonial et secteur indigne; de la socia-lisation des moyens de production, effective ou revendique, aux arbitrages desmarchs, interroger, dans le mme mouvement, la faon dont s'opre la mise enreprsentation de l'intrt gnral et des objectifs assigns la rforme et leurstranspositions " sectorielles " : rforme de la fiscalit, de la justice, rforme sani-taire ou de l'enseignement. .. , qui identifient les conditions non conomiques de larforme conomique;

    - Les recompositions des rles assigns l'Etat, saisis du point de vue del'articulation de la sphre politique et de la sphre conomique:

  • 14 ALAIN ROUSSILLON

    * d'une part, interroger le processus de diffrenciation et d'autono-misation (relative) de l'Etat proprement dit, en tant qu'instrument de la mise enuvre de " politiques publiques " dont les objectifs s'noncent en termes derformes, et du Makhzen en tant que systme d'emprise des lites dominantes surl'conomie et la socit vou prserver les conditions de sa propre reproduction :stabilisations institutionnelles, formalisations des comptences et des prrogatives,codification des comptences... vs. recompositions des modes informels de rparti-tion des ressources et de l'autorit;

    ... de l'autre, interroger les recompositions des modes d'accs lasphre politique des diffrents acteurs et intrts en prsence, saisies du point devue de la mobilisation des ressources disponibles: mise en uvre de nouvelles stra-tgies de mobilit sociale et de nouveaux systmes d'action collective: de l'entreen siba l'allgeance conditionne; de l'investissement dans l'ducation la reven-dication de nouveaux droits ou au passage l'action partisane ou associative...

    - L'aggiornamento des relations avec l'altrit occidentale: alors que lepartenariat avec la Communaut europenne est aujourd'hui prsent comme in-luctable et que ses consquences conomiques et sociales s'annoncent drastiques, laquestion pose est celle des recompositions de l'image de l'Occident aux diffrentsmoments o la vise de rforme est l'ordre du jour en mme temps que celle deson statut dans les discours dont celle-ci fait l'objet:

    .. d'une part, identifier des modes de saisie et de qualification, posi-tives ou ngatives, de l'altrit occidentale - rles, intrts, objectifs, avous ouoccultes, vertus...-, en mme temps que les effets de regards croiss entre le soi etl'altrit ;

    ... de l'autre, interroger la faon dont sont qualifies les interactionsentre les parties en prsence, et en particulier la faon dont s'noncent, travers lespartages entre interactions lgitimes ou acceptables et celles qui ne le sont pas, lestermes de l'accs du Maroc au " progrs" et la "civilisation ", par la suite renom-ms " dveloppement" avant que l'on ne parle de " modernit" et, bientt, la "post-modernit" en marche.

    Chacun sa manire, les textes runis l'occasion de ce colloque ont en com-mun, sinon d'entreprendre de rpondre ces questions, du moins de se les appro-prier et de les reformuler en fonction des objets dont ils traitent et des approches dis-ciplinaires mises en uvre par leurs auteurs. Notre conviction demeure que, par rap-port un objet aussi complexe que la vise de rforme, les questions poses sont aumoins aussi importantes que les rponses qu'on y apporte.

    Alain ROUSSILLONCentre Jacques Berque

    Rabat

  • Hespris-Tamuda, Vol. XXXIX, Fasc. 2 (2001), pp. 15-37.

    SALAFISME, RFORMISME, NATIONALISMEESSAI DE CLARIFICATION

    Alain ROUSSILLON

    1- Trois catgories sont rgulirement mobilises pour rendre compte del'mergence et de la consolidation d'une scne politique moderne dans les socitsdu sud et de l'est de la Mditerrane gnralement identifies comme" arabes" ou" arabo-musulmanes " :

    - i~la"', " rformisme ", qui dsigne un double champ d'application:rforme religieuse vs. rforme sociale, sculire, ce qui pose d'emble le problme-de l'4tJ1iculation de ces deux registres;

    - nationalisme, dont la question n'est pas puise de savoir par rapport quel(s) rfrent(s) d'identification il se structure, et qui s'nonce dans deux idiomesqui ne se recouvrent que partiellement : waraniyya, amour du terroir, patriotisme, sil'on veut, qui ne s'tend pas ncessairement jusqu'aux frontires d'une" nation"(ummd l )) vs. qawmiyya, idologie de la construction ou de la reconstruction natio-nale face aux ingrences extrieures(2!, mais qui, l encore, ne concide pas ncessai-rement avec les frontires des tats, voire tend leur opposer d'autres horizons, plusenglobants, d'appartenance et d'identification (arabit, islarnit...) ;

    - salafiyya, " salafisme ", retour la puret des premiers ges par l'ap-plication intgrale du Commandement divin, l'imitation des pieux Anctres, et lapurification des croyances et des murs, expurgs des ajouts ce modle, " fonda-mentalisme ", si l'on veut, qui se prolonge aujourd'hui dans ce qu'il est convenu dedsigner comme l'islamisme.

    2- Au-del des diffrences - voire des antagonismes - des positions indisso-lublement politiques, philosophiques, morales..., que dsignent es catgories,celles-ci partagent un certain nombre de traits communs et leur mergence, mmesi elle s'opre dans des logiques et des moments diffrents, ne peut tre envisagesparment mais bien en tant que faisant systme :

    (1) Il est significatif, de ce point de vue qu'aucun driv doctrinal ou adjectival n'ait t form partir de la notion d'umma. dcidment trop quivoque, si ce n'est le nologisme umami, partir dela forme plurielle de ce terme, qui dsigne... un n internationaliste n.

    (2) Anouar Abdel-Malek parle de n nationalitarisme, Idologie et renaissance nationale:l'gypte moderne. Paris, Anthropos, 1969.

  • 16 ALAIN ROUSSILLON

    - Si l'on fait la part du" rformisme ", qui peut sans doute tre consid-r comme une tension endogne, voire comme une structure profonde de l'histori-cit propre des socits musulmanes(3), mais dont l'irruption de l'Autre europen aucur du Dar al-Islam - croisades, colonisation, mondialisation...- vient priodi-quement recomposer le jeu, chacune de ces postures se constitue et se structure enrelation ou en rponse un " facteur externe", en t'occurrence, aux priodes moder-ne et contemporaine, l'accentuation des pressions puis l'intervention directe despuissances europennes dans les socits du sud et de l'est de la Mditerrane pour" faire leur bonheur malgr elles" - c'est--dire, aussi, en relation ou en rponse la " modernit" en marche. Je reviendrai dans ce qui suit sur la faon dont peut treentendue cette dernire proposition, me contentant de souligner ici que les rapportsqu'entretiennent salafisme, rformisme et nationalisme, dans les diffrentscontextes, doivent tre apprcis en regard du type d'assujettissement aux puis-sances europennes subi par ces socits: Turquie (pas d'intrusion coloniale) ;gypte (cosmopolitisme sous administration trangre) ; Maroc et Tunisie (protec-torat) ; Algrie (colonie de peuplement)...

    - Ce sont des postures qui" migrent ", en ce sens qu'elles engagent des.systmes rfrentiels et des appuis normatifs qui, d'une part, ne leur sont pas exclu-sifs, articuls autour des mmes registres de lgitimation et du mme arrire-planhistorique, et qui, d'autre part, ont t, produits par une intense circulation deshommes et des ides reliant la Turquie au Maroc, en passant par l'gypte, le Libanou la Tunisie, circulation qui a, l'occasion, rendu possible des solidarits" trans-frontalires ", par exemple l'occasion du" dahir berbre" ou de la question de laPalestine. Ce qui pose la question des modes de transposition, d'un contexte l'autre, tout la fois de cette terminologie elle-mme - i~Ii.1) ne veut pas dire tout fait la mme chose Istanbul, au Caire ou Fs, pas plus que qawmiyya Damasou Casablanca - et des contenus idologiques et doctrinaux qu'elle vhicule -Muhammad 'Abduh ou Rashid Rid n'ont pas produit les mmes" effets" au Caire, Tunis et Marrakech.

    - Ces diffrents " ismes " rfrent au discours des acteurs, qui peuventeux-mmes s'identifier comme" salafites ", " rformistes" ou " nationalistes"(indpendamment de ce qu'ils mettent sous ces dnominations), ventuellementpour signifier ce qui les diffrencie ou les oppose (voire en reprenant leur comp-te la faon dont leurs adversaires les dsignent), en mme temps qu'ils constituentdes catgories analytiques mobilises aussi bien par la science politique que l'his-toire ou l'orientalisme, de l'intrieur comme de l'extrieur. Plus mme, ils dsi-gnent le terrain des interactions entre insiders et outsiders - colonisateurs et colo-niss - et, en tant que tels, sont ce qui permet de " baliser" la scne sur laquelle sejouent ces interactions.

    (3) Ce qui se reflte, par exemple, dans la notion d'un rnovateur, mujaddid. que Dieu enver-rait au dbut de chaque sicle.

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    - Enfin, sous bnfice d'inventaire, on peut souligner d'emble leur"labilit " : les partages entre ces postures sont difficiles tablir, mouvants, autori-sent passages et conversions - tout rformiste est peu ou prou nationaliste, et toutnationaliste est galement rformiste, mais pas aux mmes moments ni confrontsaux mmes situations, le salafisme tant, par ailleurs, la chose du monde musulmanla mieux partage. Pour autant, il est d'autant plus crucial de les distinguer, aumoins au plan analytique, qu'ils renvoient au mcanisme mme de diffrenciationdes positions sur la scne sociale-politique, indpendamment, encore une fois, deleurs contenus doctrinaux ou idologiques. Sans doute conviendrait-il d'ailleurs, cet gard, de parler au pluriel de salafismes, de rformismes et de nationalismespour rendre compte de cette diversit et des singularits des postures politiques,intellectuelles, morales..., qu'elles dsignent.

    3- Plus que tout autre contexte, le Maroc semble vrifier ces propositions etillustrer la faon dont ces vises font systme :

    - C'est sous la pression conomique et militaire des puissances europennes,et parfois sur les conseils de leurs diplomates, que les premires rformes endo-gnes sont engages (Hassan I, Moulay Abdelaziz) et chouent, et c'est en tant quemodles emprunts qu'elles sont rejetes par la socit marocaine, culama en tte;c'est le Protectorat qui, en s'appuyant sur diffrents segments des lites tradition-nelles (confrries, grands cads ruraux et montagnards, bourgeoisie commerante,mais aussi culama...), va mettre en oeuvre des rformes exognes qui vont activersalafisme et nationalisme, contre-paradigmes de la rforme de soi engage parl'autre; l'indpendance retrouve posera la question des options et des contenus donner la rforme de soi par soi et viendra ractiver, tout en en dplaant lesenjeux, la comptition des vises nationaliste et salafite.

    - La plupart des observateurs s'accordent constater que chacune de cespostures " emprunte ", pour l'essentiel, son rfrentiel " thorique " diversesSources, en particulier orientales (salafisme gyptien, nationalisme arabe/musul-man...) ou occidental (rvolution franaise, libralisme, socialisme...), qui se voientreconnatre un rle de " catalyseur", sans que les bnficiaires de ces" emprunts"se sentent tenus, sauf exception - par exemple, les communistes -, de vritablescadres doctrinaux et sans ncessairement constituer des idologies homognes : ils'agit plutt de systmes de ressources signifiantes dont, partir de chacune de cespostures, vont tre tentes des synthses.

    - Toussalafites ! Tous nationalistes! Tous rformistes ! An-N~irl et Az-ZaYini, Abii ShuCayb ad-Dukkili et Mukhtir As-Susi, Al-J:lajwi et 'Abd al-KarimAl-Khattibi, 'Allil AI-Fisi et Mohammed Hassan Ouazzani, et jusqu' AbdallahIbrahim ou Mehdi Ben Barka..., chacun peut tre dit - se dire lui-mme ou tre ditpar leurs biographes et analystes... - simultanment l'un ou l'autre en fonction del'angle de saisie: effet tout la fois de ce que j'ai dsign comme la " labilit " deces postures et des impratifs de l'criture de l'histoire, soumise au Maroc des

  • 18 ALAIN ROUSSILLON

    systmes de lgitimits rests longtemps concurrents, sinon antagonistes, qu'ils'agisse' d'valuer le statut de la priode coloniale ou les relations entre les acteursen prsence - monarchie, mouvement national... Les mmes acteurs peuvent tredits simultanment ou successivement Il salafites ", ds lors qu'est en question lestatut de la religion dans la constitution de l'identit marocaine, Il rformistes Il eugard aux systmes d'action ou aux mthodes qu'ils mettent en uvre ou aux rela-tions qU"ils entretiennent aux modles imports, ou Il nationalistes Il en rfrenceaux objectifs qu'ils poursuivent et aux luttes dans lesquelles ils s'engagent contre ladominatkm extrieure. Non sans que se pose ou que soit pose la question de leurstrajecoowes, voire de Il contradictions Il dans chacun de ces registres.

    4: - Les remarques qui prcdent permettent de prciser les objectifs de la pr-sente tude et les hypothses que je me propose de discuter ici. D'une part, tenterde pFe.ser de quoi l'on parle ds lors que sont convoques ces trois catgories dansle C

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    misme(s) apparat(aissent) comme le point aveugle de la scne sociale-politiquemarocaine du fait de la corrlation dtermine par l'intrusion extrieure entre rfor-me et altrit.

    1 - LA " COLONISABILIT " EN QUESTIONQuelle que soit la faon dont ceci est formul, ce dont il est question, ds lors

    qUe salafisme, rformisme et nationalisme sont convoqus dans le discours desacteurs ou dans celui des analystes, c'est de la "modernisation" - sociale, politique,culturelle... - du Maroc et du statut de l'intervention trangre dans cette moderni-sation, par rapport laquelle chacune de ces postures se constitue et se diffrencie.La question n'est pas tant ici celle de savoir qui est" moderne" et qui ne l'est pasque d'interroger les recompositions induites sur la scne sociale-politique marocai-ne par le projet de rforme de l'administration makhznienne inscrit dans le traitinstituant le Protectorat, recompositions qui ne sauraient tre rduites l'oppositionmanichenne entre" collaborateurs" et " rsistants "(5). Plutt, ce dont il s'agit derendre compte, c'est de ce que les Franais font au Maroc - pourquoi ils y sont etce qu'ils rservent au pays - question indissolublement rtrospective, qui engage lessystmes de causalits dans lesquels s'inscrit la " colonisabilit " de ce pays, etprospective, qui engage l'avenir d'un Maroc mancip du Protectorat, auquel sontat de faiblesse n'a pas permis d'chapper, en mme temps que les moyens de par-venir ce rsultat.

    Historicits de la modernisationOn peut identifier deux lectures, la fois opposes et complmentaires, du

    COurs des choses et de l'histoire dans lequel un" protectorat ", qui va durer un demi-sicle et transformer radicalement le pays, se met en place, sinon avec l'assentimentde la socit marocaine - en tmoigne la violence et la dure des oprations de Ilpacification ", en dpit du dsquilibre des forces en prsence -, du moins de cer-tains secteurs de celle-ci, avant de cder la place, au terme d'une lutte de librationdont salafites, rformistes et nationalistes sont parties prenantes, la (re)construc-tion d'un tat national autour de laquelle les uns et les autres vont s'affronter selondes lignes qui ne passent pas, ou pas seulement, entre ces diffrentes postures maisau sein de chacune d'elles.

    Le nationalisme, travail de deuil du Vieux Maroc

    Une lecture que l'on pourrait qualifier d'externaliste, non pas tant parcequ'elle serait le fait d'outsiders - la Il science coloniale" et ses pigones anglo-saxons -, mais parce qu'elle apprhende l'mergence du nationalisme comme lersultat d'une rupture dans le continuum marocain : effet Il pervers Il ou " fatal ",ncessaire, de l'intervention dans cette dure d'un facteur externe - la logique

    (5) Ce dbat existe ds avant le protectorat, quand les sultans commencent prter l'oreille auxconseils des consuls.

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    coloniale et sa " mission civilisatrice" - quelle que soit, par ailleurs l'apprciationporte sur ce processus. Le nationalisme, c'est--dire plus et autre chose que larsistance l'occupation contre laquelle durent tre menes, au nom du Sultan, lesoprations de " pacification ", rsistance dont les modes - et la cessation - peuventbien apparatre, prcisment, comme l'illustration de l'absence d'une" nation"marocaine: dans cette logique, une mosaque de tribus, partages entre Arabes etBerbres, agriculteurs et pasteurs, montagnards et habitants des plaines, ruraux etcitadins..., peine fdrs par la rfrence commune une monarchie d'essencethocratique, ne saurait constituer une nation. Jusqu' l'intervention des Franais, la fois parce que ceux-ci unissent, en quelque sorte mcaniquement, contre eux lesdiffrentes factions de la socit marocaine et parce qu'ils leur fournissent lesmodles et les justifications de cette mobilisation. Ds lors, la question n'est pastant ici de savoir comment la nation advient aux Marocains, ou comment ceux-ciaccdent une conscience nationale, que comment l'intervention franaise recom-pose, volontairement ou son corps dfendant, les positions en prsence sur lascne sociale-politique marocaine.

    Dans la galaxie des penseurs coloniaux, Robert Montagne n'est peut-tre pascelui qui eut le plus souvent raison, mais il est sans doute celui dont les analyses onteu le plus d'influence sur les options successivement mises en uvre par les auto-rits du Protectorat pour tenter de " garder la main " face aux transformationsinduites dans la socit marocaine par l'action mme de celui-ci, retarder la montede la revendication nationale et conserver le contrle de l'appareil makhznien. Enmars 1953, quelques mois avant la dposition du sultan Mohammed V promu" sul-tan des Carrires centrales" par la ferveur populaire(6\ Montagne analyse la confi-guration de l'opposition grandissante laquelle font face les autorits franaisescomme une mouvance compose de " trois groupes relativement sparables encoreque leurs frontires soient pratiquement impossibles tracer "(7). Parmi les diversesformes qu'est susceptible de prendre le " nationalisme" - les guillemets sont deMontagne lui-mme -, il distingue ainsi: 1) le groupe des" ractionnaires musul-mans, domin par les docteurs de la loi " - ceux que je dsigne ici et qui se dsi-gnent eux-mmes comme" salafites '1 -, " parti thologique" dont le principal res-sort est la dfense de la religion en danger et qui parvient parfois, la faveur descirconstances - par exemple l'occasion de l'affaire du dahir berbre, tablir son" emprise sur une communaut mdivale, un instant reconstitue dans un sentimentd'opposition "(8) ; 2) le groupe" des 'volus' bourgeois de formation occidentale ",qui recouvre partiellement ceux que je dsigne ici comme les" rformistes ", lesseuls qui" incarnent dans une certaine mesure l'idal de ce que nous dsignons dans

    (6) Voir, par exemple, Daniel Rivet, Le Maroc de Lyautey Mohammed V. Le double visa-ge du Protectorat, Paris, Denol, 1999, p. 388 et s. Le Glaoui parlera, pour sa part, de .. sultan del' IstiqlaI ".

    (7) R. Montagne, " Le nationalisme nordafricain ", in Maroc et Tunisie. Le problme du pro-tectorat, NEF, nouvelle srie, Cahier nO 2, mars 1953, p. 17. C'est moi qui souligne.

    (8) Ibid., p. 19. .

  • SALAFISME, REFORMISME, NATIONALISME 21

    notre langage comme le nationalisme moderne "(9), mais qui, alors mme et parcequ'ils sont irrmdiablement coups des masses par leur culture moderne, tendent se transfonner en " tribuns de la plbe (...) et apparatre comme des magntiseurset des dmagogues ", en quoi Montagne voit un" mal propre aux socits islamiquesen cours d'volution "(JO) ; 3) enfin, le " parti des nationalistes proltariens" - ceuxqui se rapprochent le plus des " nationalistes " dans la typologie que je tente ici dedresser - semble, dans l'analyse de Montagne, ne se distinguer du groupe prcdentque par leurs" mauvaises frquentations" et par des modes d'action emprunts auxextrmes gauches europennes, ctoyes en Europe dans les universits ou les syn-dicats, " un monde confus o se mlent des influences communistes, nazies, terro-ristes, en mme temps que le dvouement fanatique un islam vengeur. "(1)

    Le point crucial est que, dans l'analyse de Montagne, chacun de ces aspectsdu nationalisme correspond une volution" naturelle", prvisible mme si regret-table, presque ncessaire, la fois raction la mise en uvre de la " mission civi-lisatrice " elle-mme et riposte ses erreurs et ses insuffisances: les volus sontle pur produit des interactions avec la mtropole, mme si " leur personnalit esttrop timide pour qu'ils puissent franchement se sparer, dans l'action, de la 'com-munaut islamique' "(12) ; et c'est seulement aprs que le parti des" volus" a com-menc se constituer, note R. Montagne, que prend forme la raction clricale duParti thocratique, hommage involontaire la faon dont la " mission civilisatrice"a commenc transformer la ralit marocaine ; quant au " nationalisme prolta-rien" - Montagne est sans doute bien plac pour en juger, lui qui a coordonn uneenqute mmorable sur la Naissance du proltariat marocain -, " l'importance dece mouvement est en proportion assez exacte avec la misre que le rgime colonialn'a pas t capable de faire disparatre en Afrique du Nord (...), produit naturel del'volution conomique et sociale des pays musulmans depuis un quart de sicle,tout comme l'internationalisme proltarien de France au milieu du XIXe sicle a tengendr par la dfaillance de la bourgeoisie industrielle de nos pays d'Europe. "(13)Et c'est bien parce que ladite" mission civilisatrice" est pose comme premire,causale, dans le processus d'mergence de ces modalits, en principe rivales, du "nationalisme ", que le principal danger rside dans leur jonction. Danger pour lesystme d'emprise du Protectorat lui-mme, qui se trouverait confront simultan-ment au fanatisme xnophobe de la raction clricale, l'opportunisme populistedes" duqus" et l'agitation subversive des nationalistes proltariens - jonctionqui, dans cette analyse, se trouvera de fait ralise dans l'allgeance de ces diff-rents courants la personne du sultan Mohammed V, effet de sa dposition,d'ailleurs approuve par Montagne et justifiant a posteriori celle-ci. Mais aussi

    (9) Ibid., p. 20.(10) Ibid.(11) Ibid., p. 19-20.(12) Ibid., p. 21.(13) Ibid., p. 20.

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    danger, veut-on croire, pour la socit marocaine qui cette coalition malfique ris-querait de faire perdre le bnfice de la modernisation effective introduite par lacolonisation, dont, paradoxalement, 1\ l'ide nationale [elle-mme] introduite parnotre civilisation moderne [qui] se dveloppe, en ralit, dans un milieu historiqueet social que les sicles ont faonn selon des normes trs diffrentes des ntres 1\(14).D'o les systmes d'action mis en uvre par le Protectorat, qui ne consistent pastant 1\ diviser pour rgner 1\ qu' tenter d'opposer ces diffrentes logiques et lesintrts qui les sous-tendent.

    Le travail du ngatifde la colonisationUne lecture que l'on pourrait qualifier d'internaliste, eu gard l'historicit et

    aux causalits qu'elle identifie l'uvre dans cette dure, fondamentalement endo-gnes, mme si la 1\ contrainte externe 1\ - sous la forme des pressions militaires,diplomatiques, commerciales, des puissances europennes, puis sous celle duProtectorat - y figure le travail du ngatif, ce par quoi se " grippe 1\ dfinitivementle mcanisme de reproduction sociale-politique dcrit par Ibn Khaldiin. La squen-ce historique est ici celle qui va, aprs la priode des 1\ apostasies berbres" et desmirats kharijites, de la fondation idrisside aux empires, que l'on s'accorde dsi-gner comme 1\ berbres", des Almoravides et des Almohades, aux dynasties du replisur l'espace de ce qui devient progressivement le 1\ Maroc ", Mrinides, Saadiens,Alaouites. L'opinitre rsistance l'assimilation ottomane est ici ce qui permetd'affirmer, a posteriori, une continuit spatiale-politique, assimile avec plus oumoins de prcautions une spcificit nationale, du Maroc d'Idns l, son premier"inventeur", ce pays qui se retrouve frontalier de" l'Algrie franaise" et jusqu'auProtectorat, dont les termes mmes consacrent la souverainet marocaine dans lemouvement mme qui la met sous tutelle.

    Pour Abdallah Laroui, dans l'entit indpendante que devient le Maroc aprsla bataille des trois Rois, Wdi al-Makhzin, en 1578, le nationalisme est, enquelque sorte, toujours dj l sous la forme du salafisme rcurrent des 'ulami.-fuqahi.', salafisme dont, souligne l'historien" plus on remonte dans le pass, pluson est surpris de le trouver dj l'uvre "(15) et qui, dans une logique fondamenta-lement anti-confrrique, dsigne moins le souci d'une stricte adhsion au modleprophtique que celui de la prservation de l'unit de la communaut. Ce qui appa-rat ici comme premier, dans le processus historique d'mergence du nationalismemoderne, c'est ce projet d'unit socitale fondement thocratique, " un program-me prtabli, apparu au sein du Makhzen et formul par les culama' grce aux cat-gories du salafisme "(16\ Dans cette perspective, la rforme apparat comme le sys-tme d'action" normal" par quoi ces 'ulami.-fuqahi.', 1\ toujours dj salafites 1\, ne

    (14) Ibid., p. 21.(15) A. Laroui, " Etudier le nationalisme", in Esquisses historiques, Casablanca, Centre cul-

    turel arabe, 1993, p. 127.(16) Ibid., p.141-2.

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    cessent de lutter contre l'entropie qui menace l'unit indissolublement politique etreligieuse de la socit marocaine sous les espces, largement associes,de la sivaet du confrrisme. De ce point de vue, ce sont l'chec des rformes mises en uvrepar le Makhzen pour raliser cet objectif et l'intrusion trangre auquel ,cet checOUvre la voie qui font advenir le nationalisme comme forme moderne - et-dgrade- du projet transhistorique dont le salafisme est dpositaire et qui fait des nationa-listes les Il instruments de l'histoire marocaine alors qu'ils croyaient en ..tre lesrecrateurs sinon les auteurs 11(17). Une forme dgrade, Il rgressive Il ,crit A.Laroui, dans la mesure o, la diffrence de la vise salafite-makhznienne quiporte en elle-mme sa propre fin, le nationalisme apparat comme fondamentale-ment ractif, transitoire, et ne peut qu'tre dpass par ce que l'historien 'marocaind,signe comme un Il marxisme objectif "(18\ la fois instrument de l'mergence del'Etat national et accomplissement paradoxal de la vise salafite(19).

    Dans cette perspective intemaliste, A. Laroui ira jusqu' voir dans ila coloni-sation une Il ruse de la raison ", par quoi advient, dans la douleur, une 'Certainemodernit qui seule permettra de dpasser l'impuissance rformiste du vieuxMakhzen et de rintroduire le Maroc dans l'Histoire(20). Symtriquement, en:tant quetension intrieure de la formation sociale-historique marocaine, le salafisme est lui-mme vou se recomposer face la pression externe qui est aussi cellede l'uni-versel : " tant un mouvement la fois religieux et politico-social, le slafismedevait voluer en mme temps que la socit qui, devenue plus urbanise et pluspolitise, l'obligea se fondre dans le libralisme, puis dans le nationalisme etaujourd'hui dans le socialisme. Il perdit ainsi sa spcificit 11(21). Il Ya l, dans cette" convertibilit" du rfrent politico-religieux articul par le salafisme, la formulepolitique spcifique du Makhzen, la fois articulation politique" ncessaire Il de laformation sociale marocaine et aporie du Mouvement national, dont A. Larouis'abstiendra, pour sa part soigneusement, aprs Les origines sociales et culturellesdu nationalisme marocain, d'crire l'histoire coloniale et post-coloniale. Comme sid'avoir en quelque manire thoris la permanence de cette formule politiq.ue luiinterdisait d'envisager la possibilit de son dpassement.

    Salafites et nationalistes dans la clture rformisteOn aura compris qu'il ne s'agissait pas, dans ce qui prcde, d'opposer une lec-

    ture " de l'intrieur" une lecture" de l'extrieur" de l'mergence du nationalisme

    (17) Ibid., p. 12.(18) A. Laroui, L'idologie arabe contemporaine, Paris, Franois Maspero, 1977,p. 139 et s.(19) A. Laroui semble avoir fait retour un projet plus "orthodoxe" : cf. son appel unlibralisme

    ncessaire, puis un no-khaldounisme, respectivement in Islamisme, modernisme, libralisme. Esquissescritiques, Casablanca, Centre culturel arabe, 1997, et Islam et histoire, Paris, Albin Michel, 1999.

    (20) A. Laroui, Islamisme, modernisme, libralisme, Casablanca, Centre culturel arabe, 1997,p. 25 ; galement, L'histoire du Maghreb, Paris, Maspro, 1975, o A. Laroui souligne qu' " en finde,compte,la colonisation a achev et consomm ce pass en fournissant au Maghreb ce qu'il a, depuisdeux siclet;, tent dsesprment d'avoir: une arme et un capital constitu ", 1. II, p. 149.

    2ft.~ Esquisses historiques, op. cit., p. 44.

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    - encore une fois, ligne de fuite de l'criture de cette histoire -, et que la lecture cur-sive de Robert Montagne et d'Abdallah Laroui laquelle je me suis livr ne pr-tendait en aucune manire valider ou infirmer les" thses" qu'ils dfendent pasplus que les prsenter comme reprsentatives. Plutt, ce qui m'a retenu, c'est lafaon dont l'une et l'autre lecture illustrent ce que j'ai dsign comme la labilit despositions identifIes comme " salafites ", " rformistes " et " nationalistes " : parta-ge des mmes rfrents de lgitimation, impossibilit de faire nettement le dpartentre ces diffrentes vises, facilits des conversions de l'une l'autre, alliances etconfrontations " tournantes " entre celles-ci... Ce que je me propose dans ce qui suit,c'est prcisment d'interroger la faon dont elles se diffrencient en tentant de res-tituer les trajectoires de certaines figures de cette scne identifiables comme tellespour montrer en quels termes elles appartiennent bien une mme clture - champde positions o les rponses peuvent bien diverger tant que les questions auxquellesest confront l'ensemble des protagonistes (et qui concernent, dans le cas qui nousoccupe la structure de la lgitimit et la relation avec l'Autre colonial) sont sem-blablement articules.

    Figures du salafismeLefaqih marrakchi Ml$ammad Ibn 'Abd Allah AI-Mu'aqqit (1894-1949) et le

    'alim-vizir Ml$ammad Ibn al-J:[asan al-J:[ajwi (1874-1956) sont incontestablementdes" salafites " si le salafisme signifie cette tension vers l'application intgrale duCommandement divin constitutive du lien social et de l'ordre politique fond par laRvlation muhammadienne. L'un et l'autre ont pour objectif la refondation de lacit vertueuse, compromise par les ngligences des musulmans et les liberts qu'ilsont prises par rapport leur religion, qui ont affaibli la socit marocaine et ouvertla voie sa mise sous tutelle par des puissances chrtiennes. L'un et l'autre ont pourprincipal, sinon exclusif, critre de jugement des actions leur conformit aux pres-criptions et interdits religieux, qu'il s'agisse de la faon de se vtir, de faire desaffaires, de voyager ou de partager sa nourriture. Pour l'un et l'autre, cela vaut afor-tiori pour les interactions des musulmans avec l'altrit europenne, qu'il s'agissedes modes de prsence de ceux-ci dans les pays non musulmans ou des relations,acceptables ou proscrites, avec les" htes" trangers du Maroc.

    Al-waqt, l'poque, dsigne, pour Mu'aqqit(22l, le temps de l'loignement desmusulmans des prescriptions de la Rvlation et de l'adultration de la socit,temps littralement sans qualit o tout devient possible, mme l'imitation del'Autre dans ce qu'il a de pire apporter aux musulmans: faons de se vtir etcomportement des femmes, consommation de spiritueux et de tabac, cette herbemaligne, ducation " laque " donne aux enfants qui, au prtexte de leur enseigner

    (22) Sur cet auteur, Adolphe Faure. " Un rformateur marocain: Muhammad B. MuhammadB. 'Abd Allah al-Muwaqqit al-Marrakushi. 1894-1949 ", Hespris, 1. 1950 ;je me permets galementde renvoyer le lecteur A. Roussillon et A. Saaf, Les gens du navire ou le X/Xe sicle. Rforme etpolitique dans le Maroc des annes 1930. Casablanca. Afrique-Orient. 1998.

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    les sciences et les techniques, les laisse dans l'ignorance de leur religion, faisantd'eux une proie facile pour le charlatanisme des confrries, adoption d'un idiometranger en lieu et place de la langue sacre de la Rvlation... Al-waqt, c'est--direcette temporalit de l'anomie o ceux qui taient supposs tre les garants de lafidlit religieuse - 'ulami' ignorants qui ne voient dans le savoir qu'une source deprestige et d'enrichissement, fuqahi' vnaux, juges corrompus, 'adl-s sans foi niloi... - sont les premiers se laisser dvoyer. Au terme d'une plonge au cur de lacit impie - en l'occurrence sa bonne ville de Marrakech, dont les notablesapprcieront si peu ses charges qu'ils tenteront de le faire sanctionner, d'abord par lesultan, puis par l'autorit coloniale - o il dtaille, parfois avec truculence, lesturpitudes dans lesquelles se vautrent ses coreligionnaires, Mu'aqqit finit par enconclure l'impossibilit de vivre adquatement en musulman au sein de cette cit:dans le prolongement de sa RiJ:a murrikushiya, il met en scne, dans Les gens dunavire, le retrait des 'ulami'juqah8.' (ceux qui sont rests fidles auxcommandements de leur religion) sur les positions de la " secte prserve" (aHi'ifaallati la tazil 'ala al-1).aqq), geste par lequel, l'imitation du Prophte se retirant Mdine, la vraie religion se met en quelque sorte l'abri en attendant que Dieuautorise le retour en force des musulmans dans la cit impie pour la plier de nouveau S::t Loi. C'est ce retrait, beaucoup plus que son littrarisme, qui fait que Mu'aqqitreste un pur et simple " salafite " et peine devenir un " rformiste " au sens que jetente ici de construire: il n'y a pas de " juste milieu" ou de moyen terme entre lasocit juste et la socit impie qui ne peuvent tre respectivement que tout l'un outout l'autre, tout comme il n'y a pas d'alternative entre la soumission l'ordre divinet l'insurrection contre celui-ci. Notons que tout au long de sa Ri!I1a, Mu'aqqit et legroupe de " bons musulmans " qui l'accompagnent dans sa visite de Marrakechrestent singulirement" distants" : ils coutent aux portes, regardent par les fentres,pient leurs concitoyens, mais, en dpit de leur indignation, ils se gardent biend'intervenir mme dans les situations les plus scabreuses. peu- exemple quand un prelivre sous leurs yeux sa propre fille la prostitution. Le commandement du bien et lepourchas du mal qu'ils mettent en uvre demeurent, d.ans ce rcit, largement"thoriques", purement verbaux pourrait-on dire, en quoi on peut voir un effet duconstat d'impuissance que dresse le groupe des 'ulami confront aux" drives" dela socit marocaine et qui justifierait leur retrait de la scne politique, o encore lamodalit d'une" division du travail" qui assigne aux lettrs le magistre de la paroleet aux puissants, 'l al'amr, la mise en application des injonctions des lettrs. Pource que l'on peut savoir de la " praxis" d'un Mu'aqqit, il semble bin que celui-ci,aprs avoir rdig ses pamphlets, rentrait bien tral,lquillement chez lui avec lesentiment du devoir accompli, abandonnant aux autorits.lie l'heure le soin de donnerou non un prolongement effectif ses exhortations.

    Ce qu'il m'importe de souligner ici, ce sont les termes dans lesquels Mu'aqqitne devient pas non plus un nationaliste, si tre nationaliste signifie s'assignercomme objectif principal, sinon prioritaire, la cessation de l'occupation coloniale etde la mise en tutelle de la socit marocaine (musulmane) par un pouvoir chrtien.

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    Dans la logique du " tout ou rien " qui est la sienne, c'est bien parce que la socitmarocaine n'est prcisment plus vritablement musulmane qu'il est possibled'imaginer, l'instar d'un navire bien command, un " bon protectorat " :"L'Histoire nous a appris, en professeur averti, que l'tat franais avait atteint ledegr de progrs (taqaddum) et de civilisation (,fladara) pour lequel il est rput, etqui surpasse tous les autres tats europens, grce au soin apport au choix deshommes les plus comptents et expriments en mme temps que les plus honntespour occuper les fonctions d'autorit (al-wa?a'ij as-saniya) et les postes levs.C'est ce qui lui a permis de vivre une vie prospre, heureuse, sa convenance, d'au-tant que la plupart de ses lois sont en accord avec la sharfa islamique et qu'il setrouve des hommes pour les faire respecter la lettre, sur la base du principe selonlequel le respect de la loi engendre la stabilit (al-istiqma) qui est elle-mme lesalut des tres et du monde et son me mme. "(23) Ds lors, sa supriorit techniqueet administrative, voire purement et simplement la loi du plus fort, font qu'il n'estpas scandaleux de voir un tat chrtien" protger" une socit musulmane en situa-tion de faiblesse, ce qui, en tout tat de cause, ne saurait se produire si Dieu nel'avait autoris. L'important, pour une socit comme pour un navire, n'est-il pasqu'ils soient commands, indpendamment de l'identit du commandant, c'est--dire qu'ils soient rgis par des lois dont cette correspondance entre sharfa et droitpositif atteste qu'elles sont universelles? Bien sr, tout cela n'est qu'un mirage etle Protectorat ne tardera pas dvoiler la vrit de ses intentions, en particulier l'occasion de l'affaire du" dahir berbre ", mais l'important, me semble-t-il, est quele principe puisse en tre retenu, ne serait-ce que comme" hypothse d'cole" : unesocit a les dirigeants qu'elle mrite et, de ce point de vue, les Franais pouvaientne pas apparatre comme les pires aux yeux d'un Mu'aqqit, du moins tant que durela" politique des gards ", ne serait-ce qu'en considration de leur capacit " paci-fier" le pays. Il est significatif, de ce point de vue, que Mu'aqqit ne dnonce jamaisla prsence des Franais mais seulement l'imitation dont ils font l'objet - encorecette dnonciation n'est-elle pas directe mais est en quelque sorte" mdiatise" parla condamnation des juifs, ces " autres de l'intrieur", que la prsence des Franaisenhardit au point qu'ils sortent de leurs melli.l,1-s et qui apparaissent ses yeuxcomme une sorte d'incarnation de l'adultration de la socit marocaine que lesmusulmans eux-mmes en sont venus imiter, alors que, note-t-il, les contacts aveceux avaient t strictement limits par le calife 'Umar, qui avait ordonn que lesdhimmi-s vivent l'cart des musulmans, dans des endroits spcifis, afin qu'entreeux et les musulmans l'accord ne puisse se faire sur rien "(24). Plus loin, ce queMu'aqqit reproche au nationalisme naissant, c'est paradoxalement de diviserl'Umma musulmane en substituant au lien religieux (ar-ribifa ad-diniyya) un liendoctrinal, voire sectaire (ar-rabi.ta al-madhhabiyya), toutes ces laborations dupatriotisme (hidhi at-tafannunfial-wa.taniya), qui ont rduit nant tous les autres

    (23) Ar-riNa al-murriktishiya, Rabat, nir a1-Ma

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    liens unitaires (sa'ir ar-rawabi.t a/-camma ash-shi.mila) et qui s'est rvl le facteurle plus puissant de dissolution de l'unit de la religion "(2'). Il ne pouvait chapper un salafite aussi sourcilleux qu'un Mu'aqqit que le nationalisme, en particulier celuide la jeunesse duque, tait aussi la modalit par laquelle s'acclrait et s'appro-fondissait l'occidentalisation - ou faut-il dire la modernisation - des esprits et deschoses, tout le moins dans les territoires des lites : largissement des usages etdes bases du franais, introduction de nouveaux rfrents de totalisation et d'non-ciation du lien social dcoupls de la lgitimit religieuse, mise en uvre de modesd'action nouveaux et d'alliances indites avec certaines fractions" avances" del'opinion europenne... D'o ce qui m'apparat comme la formule d'un salafismespcifiquement marocain, dont Mu'aqqit se prsente comme un reprsentant parti-culirement accompli : consentement tacite la rforme coloniale, ds lors quecelle-ci n'attente pas au fondement religieux de la lgitimit politique, c'est--direen particulier la sharita ; unitarisme indissolublement religieux et politique qui faitde l'anti-confrrisme, comme le souligne A. Laroui, le principal ressort de la mobi-lisation salafite et son principal apport la vise nationaliste.

    J:lajwi, 'a/im etfisi, imprgn d'thique commerante et rompu aux codifica-tions du fiqh, n'est pas moins attentif et exigeant que le sourcilleux Mu'aqqit laprservation de l'identit musulmane de la socit marocaine. Dimension de sonsalafisme, les questions qu'il pose et qu'on lui pose - en matir.e de faons de s'ha-biller, de transactions commerciales, d'interdits alimentaires, de statut desfemmes... -, notamment lors de son sjour en France et en Angleterre, en 1919(26\sont articules dans les mmes termes que celles de Mu::>aqqit. Elles concourent prciser les conditions dans lesquelles la socit marocaine, sous tutelle pretectora-le - ou les musulmans immergs, pour une raison ou pour une autre, dans les soci-ts europennes - peuvent persvrer dans leur tre en appliquant intgralement leCommandement divin. S'il est possible de transiger sur la manire de se vtir - parexemple en voyage, ou comme l'ont fait les Turcs, gyptiens ou Tunisiens enmanire de simplification, en adoptant certains lments du costume occidental -,il n'est pas question d'en tirer argument pour" amnager" les horaires de l'accom-plissement de la prire, au prtexte de la difficult accomplir les ablutions rituellesrevtu d'un tel costume(27). De la mme faon, s'il appelle une modernisation des

    (25) Ar-rQa ,op. Cil., p. 117. Mu'aqqit crit au moment o s'arrte la rsistance arme, mais aussi la veille de la cration du Comit d'Action marocaine qui publie un "Plan de rformes marocaines",imprim en arabe au Caire - comme la RQa de Mu'aqqit, avant d'tre publi en franais au Maroc.

    (26) Le texte de sa relation de voyage a t publi par Sard Bensad Alaoui, en annexe de sonouvrage Urbafi mir'"al ar-ri~la .' sral al-akharfi adab ar-riNa al-maghribiyya al-mu'~ira (L'Europeau miroir de la relation de voyage: l'image de l'Autre dans la littrature de voyage marocaine contem-poraine), Rabat, Publications de l'Universit Mohamed V, 1995. Traduction franaise par A. Saaf et A.Roussillon, Voyage d'Europe. Le priple d'un rformisle, Casablanca, Afrique-Orient, 2000.

    (27) C'est bien parce que c'est difficile que le musulman doit s'en tenir, en cette matire, uneapplication stricte du commandement divin. Comme si la transgression, chez l'autre, tait en quelquesorte redouble.

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    esprits par l'cole - y compris l'initiative du Protectorat -, il rcuse l'introductiondans les cursus des principes du rationalisme: la foi ne peut tre qu'apprise avantde donner libre cours l'exercice de la raison ; les performances technologiques etgestionnaires de la rationalit europenne peuvent tre dcouples de leurs fonde-ments philosophiques(~8).

    Premier et plus constant registre du rformisme salafite de }jajwi, sa pratiquedu ruk.h;;, principe de " facilitation ", sur les terrains mmes o un Mu'aqqit semontre le plus intransigeant, le plus" littrariste" : les rues de-leurs villes sont tel-lement propres qu'on peut se contenter d'ablutions" abrges ", une sorte de tayam-mum des temps modernes, explique-t-il, sur le mode de lafatwa, ses compatriotesde Manchester; faute de pouvoir contrler le caractre rituel de l'abattage desviandes, il est licite, pour le musulman voyageant chez eux, de partager la nourritu-re des chrtiens et des juifs; dans les pays septentrionaux, o le jour et la nuit peu-vent durer plusieurs mois, il est licite, et mme obligatoire, de procder un ajus-tement rationnel de l'heure des prires... Ce qui, bien sr, ne remet pas en causel'obligation d'une stricte et littrale application de la rgle musulmane, ds lors queles conditions en sont runies, jusque et y compris dans les interactions avec le chr-tien protecteur.

    A un deuxime niveau, dimension de son " anationalisme ", le rformisme deJ':fajwi s'exprime dans les relati~nsqll'iladmet d'entretenir avec la puissance colo-niale, le " Makhzen des Franais " dont il apparat comme l'une des principales etdes plus constantes figures, en tant que ministre de l'Instructon publique, puis dela Justice. Soulignons que sa relation de voyage est sans doute l'une des toutes pre-mires, voire la toutepremi~re description " globalement positive " de la socitfra.naise produite en lang.ueilfal?e par un " intellectuel" marocain: non que ses pr-dcesseurs, 'Amri.wiou ~affit~ par exemple, n'aient t, en leur temps, impres-sionns par la puissance ou l~ richesse du pays des Franais, mais cela ne pouvaits'exprimer qu'au niveau de la revue de dtails, non dans le registre de la " civilisa-tion ", et si les choses vues en Europe pouvaient leur inspirer des ides de rforme,celles-ci ne pouvaient s'noncer qu'entre les lignes, eu gard au respect d auSultan et la supriorit de principe de la socit musulmane. Indpendamment desmrites et vertus qu'il reconnat aux socits franaise et britannique, exposs dansleurs propres systmes de .rfrences et de lgitimits et non en regard des normesmusulmanes, l':lajwi ne se fait pas faute de reconnatre explicitement ce qu'il porteau crdit de la France et de son interventjon au Maroc, mais qui s'nonce, cette fois,dans les termes de l'intrt endogne: en rtablissant }'ordre et la scurit au

    (28) TI est signifieatif,dece point de vue, que~ dans sa relation de voyage, l:!ajwl ne consacre, la diffrence de ses prdcesseurS, aucun dveloppement la religion des Franais ou des Britanniques.Les glises ne sont rien d'autre. dans son rcit. que des. monuments. gure diffrents des muses.

    (29) Je me permets de renvoyer le lecteur A. Roussillon. " La division coloniale du monde l'preuve du voyage. Deux Marocains Paris en 1845 et 1919 ", Genses. Sciences sociales et his-toire, 35, juin 1999. .

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    Maroc, les Franais ont mis un terme la sdition d'un rogui, un usurpateur, au nomdu sultan lgitime, et permis aux affaires de reprendre; ils entretiennent les J:1abous,restaurent les mosques et, dans leurs bibliothques, les livres arabes (musulmans)sont mieux conservs que dans les plus prestigieuses bibliothques marocaines. Ensomme, ils accomplissent, pour le compte du Prince musulman, ce que celui-ci n'estplus capable d'accomplir par lui-mme - indpendamment des causes qui permet-tent de rendre compte de cette incapacit - : permettre ses sujets de vivre enmusulmans dans la cit, et ce au nom d'intrts" gopolitiques" de grande puis-sance que J:[ajwi est bien prs de reconnatre comme lgitimes. " Dieu soit lou",explique-t-il aux membres d'une dlgation soudanaise, rencontre sur le bateau quile ramne d'Angleterre, Franais et Anglais ne veulent rien d'autre que" prserverla scurit (al-a'mn), l'lvation (al-irtiqi), la diffusion de la science et du progrs(at-taqaddum). Ils ne s'opposent la religion de personne et ils ne s'en prennent qu'ceux qui cherchent semer le trouble et soufflent le feu de la rvolte et de la dso-bissance la loi. "(30) Il Ya l autre chose qu'un pur et simple opportunisme par quoiJ:iajwi tenterait de lgitimer son engagement aux cts des Franais et la dfense deses intrts de notable fasi contre la turbulence des tribus que ceux-ci sont enfin par-venus mater: un mode d'interaction qui a largement contribu, pour le meilleurou pour le pire, la production de la socit marocaine contemporaine et c'est cetitre que sa position vaut d'tre prise en compte, au-del des procs en collabora-tion, aussi justifis puissent-ils tre.

    Quant l'action rformatrice proprement dite de :t:t:ajwi, dans le champ del'ducation ou de la justice, dont il aura la charge au sein du " Makhzen desFranais", ou plus prcisment l'interface entre le" makhzen rnov" de MoulayYoussef et les bureaux de l'autorit protectorale, elle est troitement tributaire, pource qui concerne la premire, des options mme de celle-ci qui entend bien limiter lenombre des bnficiaires d'une formation" moderne" - franaise ou " franco-marocaine " - aux stricts besoins de son administration, ce que Daniel Rivet relvepudiquement en crivant que" la conversion des Marocains l'cole moderne estaccompagne, plutt que prcde, par la Direction gnrale de l'Instructionpublique avant 1940 "(31). En fait, c'est bien dans le " secteur traditionnel" de lasocit que son action de rformateur du systme ducatif est voue s'exerceravec, dans les annes 1920, une tentative - modeste - de rnover l'cole coranique,al-msid al-mujaddad, et trois reprises - infructueuses - des tentatives de rformerAl-qarawiyyin, qu'il s'agit de doter, comme al-Azhar ou la Zaytiiria, de vritablesprogrammes et de systmes de contrle des connaissances. Et mme si ce sont lescoles fondes dans la mouvance nationaliste qui vont contribuer scolariser unelarge part des lites" jeunes-marocaines ", il ne fait pas de doute que l'action deJ:'Cajwi s'inscrit dans la logique de ce que D. Rivet dcrit comme Il une reddition [desMarocains] l'institution scolaire par vagues successives, quand ils ont mesur

    (30) Voyage d'Europe, op. cit.(31) D. Rivet, op. cit., p. 281.

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    qu'il n' y a plus de rsistance possible l'occupation coloniale et que prendre le che-min de l'cole, c'est finalement s'approprier et retourner contre le rTni l'instrumentde sa supriorit "(3Z). Quant son rle la tte du dpartement de la Justice, il restejusqu' prsent non document, mais le moins qu'on puisse dire l'examen de songrand uvre - Al-fikr as-simifil-fiqh al-islmi, dj voqu - est que son habitusest bien celui d'un authentique jurisconsulte malkite, mme s'il s'agit d'un mal-kisme Il rnov ", notamment par la mise en uvre de ce que j'ai dsign commeun Il principe de facilitation ", par quoi s'opre la comptabilisation des prescriptionsreligieuses et des exigences du Il progrs ". Ajoutons, pour conclure sur ce point,que Jjajwi est de ceux qui refusrent le " dahir berbre ", mme si ce refus ne leconduisit pas, comme d'autres, rompre avec le Protectorat.

    L'mergence du nationalisme, procs de diffrenciation du salafisme ?Dans la mise en perspective que je tente ici de filer, Mu'aqqit et Jjajwi figu-

    rent deux modes de prsence de ce que l'on conviendra de dsigner comme le sala-fisme la scne politique marocaine sous tutelle coloniale: ce qu'ils ont fonda-mentalement en commun, c'est de s'opposer aux mobilisations tribales-confr-riques, la fois comme mode de rsistance aux Franais et comme agents de leurpntration; ce qui les oppose, c'est l'attitude qu'ils adoptent vis--vis de l'acteurcolonial - retrait sur les positions de la Il secte prserve Il pour le premier, collabo-ration rserve pour le second, dimension, dans l'un et l'autre cas, de leur anatio-nalisme. Ce double renoncement - la rsistance - laisse en friche tout la fois unrle et un idiome: ceux des 'ulam'-fuqahi.' dont A. Laroui a montr qu'ils taienten charge, plus que de la lgitimation religieuse du sultan et de l'ordre social, del'nonciation du projet mme d'un Maroc autonome et souverain. Mais leur racti-vation par ce qui va progressivement se constituer comme Mouvement national,nationaliste donc, s'opre en des termes radicalement transforms par le fait mmede la prsence des agents et des enjeux coloniaux au cur de la socit et de l'tat.L'historiographie produite dans la mouvance nationaliste - tout comme aussi lestravaux de chercheurs europens ou amricains - tend faire prvaloir la reprsen-tation d'une squence historique trois moments au terme de laquelle le nationa-lisme marocain serait constitu dans sa forme Il moderne ", dfinitive, celle qui luipermettrait de raliser ses objectifs et de bouter enfin les Franais hors du pays: laphase de ce que D. Rivet dsigne comme un Il refus primordial ", qui Il s'arc-boutesur une confiance invincible en Dieu "(33>, plus un jihad dfensif, en croire cetauteur, qu'une Il guerre patriotique ", men en ordre dispers par les tribus et leszawiya-s qui se rallient les unes aprs les autres, jusqu'au Il baroud d'honneur Il dela guerre du Rif qui marque l'extinction de la lutte arme; la deuxime phase, inau-gure par ce que M. Abdelhadi Alaoui(34) dsigne comme le " mouvement latifiste Il

    (32) Ibid., p. 276.(33) D. Rivet, op. cit., p. 342.(34) M. A. Alaoui, Le Maroc. du trait de Fs la libration. 19/2-1956, Rabat, Les Editions

    de la Porte, 1994, p. 69.

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    de protestation contre le dahir berbre, culmine avec la constitution, en 1937, du "Comit d'Action Marocaine" et la publication de son" Plan de rformes" dont l'es-sentiel consiste exhorter l'autorit protectorale mettre en uvre sa propre char-te et ses engagements de moderniser le Maroc, avec pour effet paradoxal, sinon derelgitimer, du moins de reconduire le trait de Fs et la " mission civilisatrice" ;enfin, la phase de ce que le mme D. Rivet dsigne comme" le nationalisme cielouvert "(35) est inaugure par la publication du Manifeste de l'Indpendance, entri-n par le sultan Sidi Mohamed Ben Youssef et qui stipule qu' " aucune rforme vri-table ne peut tre accomplie que dans le cadre d'une souverainet unique "(36) et tra-duirait l'arrive maturit du Mouvement national marocain. Mme s'il ne fait pasde doute qu'une maturation s'est progressivement opre au sein des lites maro-caines d'un" sentiment national" de plus en plus conscient de lui-mme, justifiantcette lecture diachronique de l'mergence du nationalisme, il me semble justifi detenter de les saisir dans une perspective synchronique : non dans une succession,mais du point de vue de la faon dont elles font systme, en tant qu' "options" tou-jours dj prsentes tout au long,de la priode coloniale. Dans cette perspective, cequi les diffrencie, c'est bien sr le rapport que les diffrents protagonistes entre-tiennent au Protectorat et ses agents; c'est aussi le rapport qu'ils entretiennent au" Vieux Maroc" et aux implications de la fermeture de la " parenthse protectora-le" ; c'est enfin et surtout la faon dont les acteurs en prsence identifiables comme" nationalistes" admettent d'articuler ces deux questions.

    A. Laroui a soulign l'ambigut du statut d'Abdelkrim et de la guerre du Rifdans la gense du nationalisme marocain, et plus encore dans l'criture nationalis-te de l'histoire du Maroc. Sans doute, le "Vercingtorix berbre" -l'expression estde R. Montagne(37) - est-il sans conteste celui qui a oppos la rsistance la plus opi-nitre aux armes d'occupation espagnoles et franaises, " l'ennemi le plus nom-breux, le mieux organis et le plus fortement arm qu'une nation civilise ait jamaisrencontr dans une guerre coloniale "(3B>, ce qui fait que la guerre du Rif" anticipeles guerres de libration nationale" et, " seule, reste inscrite dans les mmoires "(39).Mais prcisment, souligne A. Laroui, il s'agissait, jusque trs rcemment, demmoires non marocaines, non nationalistes, comme si les nationalistes marocains,toutes fractions confondues, s'taient ingnis occulter Abdelkrim, ce qui s'ex-plique, crit l'historien marocain, par le fait que l'exprience rifaine" est lue tra-vers une double grille qui est vritablement la grille structurelle du nationalismemarocain: le mouvement salafite, ici visible travers l'inventivit juridique de'Allil AI-Fisi, et le mouvement libral dmocratique qu'on aperoit ici sous la

    (35) Ibid., p. 358.(36) M. A. Alaoui, op. cit., p. 88.(37) ln Politique trangre, juillet 1947, cit par Zakya Daoud, AbcJelkrim. Une pope d'or

    et de sang. Paris, Sguier, 1999, p. 18.(38) Les armes franaises. Les oprations militaires au Maroc, Paris, Imprimerie nationale,

    1931, p. 152, cit par D. Rivet, in Le Maroc de Lyautey Mohammed V, op. cit., p. 61.(39) Ibid., p. 51.

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    forme d'un constitutionalisme formaliste "(40). Du point de vue rtrospectif de l'cri-ture nationaliste de l'histoire, version istiqlalienne ou version constitutionnaliste,tout se passe comme si le" nationalisme" d'Abdelkrim tait soluble dans son" sala-fisme " - hostilit marque aux. confrries et au chrifisme, appel aujihid, invoca-tion de la shra... -, d'une part, et dans le caractre rifain, tribal donc, de son mou-vement. Quant son " rformisme " - on pourrait, bon droit, parler de rvolu-tionnarisme -, il est ramen aux pures et simples circonstances, la conjoncture, enquelque sorte: ne pouvant ni parler ni agir au nom du sultan, Abdelkrim aurait dci-d, selon 'Allal Al-Fasi de " constituer une Rpublique, de prendre sur lui la res-ponsabilit de ses actes, jusqu'au jour o le Maroc serait libr et o il aurait rendule pouvoir son propritaire lgitime ''(41), sans qu'il y ait rien d'autre apprendrede son aventure rpublicaine. Il n'y aurait ainsi rien d'autre retenir de la guerre duRif que quelques glorieux faits d'armes et la mmoire d'un chec, ce qui renvoie " la vieille dialectique jamais domine entre centre et priphrie, entre forme makh-znienne et fond local, ou plus simplement entre villes et campagnes. Le premier nereprend au second que ce qu'il lui a dj donn, prcisment parce qu'il s'y recon-nat aisment; aucun moment il ne dcouvre, aucun moment il n'coute "(42). Ceque suggre A. Laroui, c'est bien que l'oubli d'Abdelkrim est le pendant de l'affIr-mation sur laquelle se retrouve l'historiographie du Mouvement national et - impli-citement ou explicitement - les nationalistes eux-mmes, selon laquelle" dvelop-pement du nationalisme et fin de la pacification sont (...) naturellement concomi-tants ", hypothse que l'historien reformule sa manire en proposant de consid-rer le nationalisme lui-mme" en tant que tactique (...) mene dans un cadre dter-min par la domination coloniale, [situation dans laquelle] il est oblig d'adopter unlangage et une organisation compatible avec l'ordre existant ''(43), L'ordre existant,c'est--dire celui du Makhzen, dans lequel" la socit, en tant que sujet historique,s'exprime et s'puise ", encore une fois, sous les espces et dans les formes du sala-fisme et du rformisme qui" imposent une forme d'expression qui est pour nous lesymbole de toute exprience et qui, symbolisant la continuit d'une socit, infor-me toute volution ultrieure "(44). Mais que peuvent, ds lors, continuer signifier" salafisme " et " rformisme" ? Et surtout comment s'articulent-ils?

    A en croire A. Laroui, on pourrait voir dans le salafisme une idologie offi-cielle, urbaine, correspondant aux intrts biens compris d'une bourgeoisie com-merante et de l'appareil d'tat makhznien contre un islam populaire et htro-doxe, celui des zawiyas prompt se muer, localement, en ressource d'opposition,une idOlogie que les appareils d'tat diffusent parmi les masses [et qui] garde deson origine un caractre activiste. Comme l'tat n'est pas toujours fidle en pratique

    (40) A. Laroui, " Muhammad 13. Abd-alKarim et le nationalisme marocain" in Esquisses his-toriques. op. cit., p. 110.

    (41) Ibid., p. 110.(42) Ibid., p. 114(43) Ibid., p. 127-128.(44) Ibid., p. 141. C'est l'auteur qui souligne.

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    aux prescriptions coraniques ", ajoute A. Laroui, l'individu qui adopte cette idolo-gie vit un dilemme : ou bien il la conoit comme un pur exercice spirituel, ou bienil en tire un programme de rformes politiques 11(4'>, La question est prcisment icide savoir comment une mme idologie peut dterminer des attitudes aussi oppo-ses, voire antagonistes, c'est--dire ~e que peut tre un programme politique sala-fite, ds lors qu'est admise l'hypothse selon laquelle ce qui s'y joue, ce sont lesobjectifs" nationalistes Il d'un Maroc restaur dans son indpendance et sa puis-sance. Dans un essai de biographie politique de Mohamed Hassan Ouazzani,Mohamed Tozy souligne que Il l'histoire de la gense du champ politique marocainoppose toujours [celui-ci] 'Alll AI-Fs, [au point que] leur rivalit viscralepourrait nourrir la vision segmentaire qu'on a de la socit marocaine du dbut dusicle. Tension permanente entre la fission et la fusion qui s'en va traversant les eth-nies, les quartiers, les cits et les espaces. 11(46). Ce qui n'a pas empch que tous deuxsoient catalogus la fois comme Il salafites Il et comme Il rformistes ", ce qui sejustifie, selon M. Tozy, par le fait que Il l'univers mental, ou pour jargonner, lechamp pistmique de l'intelligentsia des annes trente, tait balis par les mmesrepres rendant tout questionnement impossible formuler en dehors d'une relec-ture du patrimoine islamique 11(47). En fait, si salafisme il y a chez ces deux figurescentrales du Mouvement national, il n'a pas grand chose voir avec le formalismejuridico-religieux des 'ulami'-fuqahi' ni avec le type de relations au pouvoir et aupolitique que ceux-ci se sont efforcs de prserver depuis que la rforme est l'ordre du jour au Maroc. Plus loin, leur pense traduit deux modes radicalementdiffrents du mode de prsence au politique du rfrent religieux comme appui nor-matif des rformes qu'ils prconisent.

    Dans le cas de 'Allil Al-Fisi, on est trs explicitement dans une logique d'ex-pos des causes de l'arriration politique et sociale des socits musulmanes, engnral, et marocaine, en particulier, recherches dans l'oubli des enseignements del'islam des origines: Il Le mouvement salafite entend revenir aux sources pures dela religion, en dbarrassant la foi des inepties et des pesanteurs qui lui ont t acco-les de gnration en gnration, ainsi que des interprtations errones et obsoltesqui ont entach l'clat de la vrit religieuse 11(48), lesquelles sont la fois l'origineet le produit de la situation d'injustice politique qui prvaut dans les socits musul-manes, effets des Il nombreuses dviations dans l'histoire des musulmans [qui invi-tent ] ponctuer, chaque tape, la critique de ce qui advient par la considrationthique de ce qui doit tre 11(49). Au-del de cette affirmation de principe d'un'nces-saire Il retour aux sources Il de la religion, on peut se demander ce que signifie

    (45) Ibid., p. 45. C'est moi qui souligne.(46) M. Tozy, n Mohamed Hassan Ouazzani : libert individuelle et pouvoir politique n, in

    Collectif, Penseurs maghrbins contemporains. Casablanca, Eddif, 1997.(47) Ibid.,p. 229.(48) Cit et traduit par Hassan Benaddi, " Mohamed Allal AI-Fassi, le Penseur et le

    Combattant ", in Penseurs maghrbins contemporains, op. cit.,p. 30.(49) Hassan Benaddi, ibid., p. 28.

  • 34 ALAIN ROUSSILLON

    concrtement, pour 'Allil Al-Fasi, le projet de" fonder la politique de son parti surl'islam rtabli dans toute sa dimension ", que Maurice Flory et Robert Mantran(jO)font remonter sa " formation traditionnelle" autour des colonnes de Qarawiyine :gnralisation de l'alphabtisation en langue arabe, conue comme le moyen de lut-ter contre les bid'a de la religion populaire et d'unifier l'Umma comme lieu et sujetde souverainet autonome; islamisation du droit par la substitution de la sharla auxlgislations non musulmanes, une sharia par ailleurs trs pragmatiquement inter-prte dans sa gnralit plus que dans les dtails techniques de sa mise en appli-cation, voire purement et simplement adapte aux ncessits de l'heure!5\), l'objec-tif de la loi islamique tant l'intrt de l'homme, vicaire dans la socit laquelleil appartient et responsable devant Dieu qui l'a mandat pour diffuser quit et jus-tice et assurer le bonheur spirituel et social "(.S2) ; affirmation du principe de la shri,eu gard au fait que" l'islam a toujours recommand la consultation du peuple parses gouvernants dans tous les actes qui relvent de la vie publique ", ce qui vautaussi au Maroc o " cette consultation et mme des lections ont toujours t lacaractristique des institutions dmocratiques dans ce pays, depuis la jm{fa tribalejusqu' la baya, qui est une sorte de rfrendum pour le souverain en tant que chefspirituel et temporel de l'tat "(53). Il n'y a l gure plus qu'un lexique dont la perti-nence renvoie moins un souci d'laboration doctrinal ou thorique qu'aux rap-ports de forces qu'il permet de nommer entre un parti, dont la vocation hgmo-nique tend se renforcer au fur et mesure que se rapproche la perspective de l'in-dpendance et une fois celle-ci conquise et les autres forces en prsence, en parti-culier la monarchie, avec pour effet que ce lexique lui-mme tend se simplifir deplus en plus, bien loin des dbats d'experts sur les conditions mmes de la mise enuvre de la sharla qui constituent le principal apport et la marque de fabrique dusalafisme oriental.

    Quant Ouazzani, M. Tozy a soulign les paradoxes et les ambiguts d'unpersonnage que tout semblait" prdestiner au rle d'idologue du courant libralet moderniste, son passage chez les franciscains de Rabat, un long compagnonnagede Shakib Arsalan, sa frquentation des rpublicains espagnols et surtout ses tudes l'cole libre des Sciences politiques "(54), il s'avre, en fin de compte, sa mani-re plus a'!thentiquement " salafite " que l'ancien lve de Qarawiyine. En effet, leretour direct, littral, qu'il effectue au Coran et la Sunna n'a plus pour fonctionpremire, comme le montre M. Tozy, la recherche de la cause de la dcadence dessocits musulmanes, mais bien la recherche d'une formule politique, constitution-

    (50) In Rgimes politiques arabes, Paris, PUF 1968, p. 211, cits par M. Tozy, Monarchie etislam politique au Maroc, Paris, Presses de Science Po, 1999, p. 135.

    (51) Par exemple propos de la polygamie, dont 'AlIil Al-Fisi tait un fervent partisan del'abolition" par respect pour la justice, par considration pour la femme et dans l'intrt de l'Islam".cit par H. Benaddi, op. cit., p. 41.

    (52) Al\il Al-Fisi. Maqiid ash-sharfa, cit et traduit par M. Tozy. op. cit., p. 137.(53) AlIi.! Al-Fisi, Difi' 'an ash-sharfa, p. 112, cit par M. Tozy, ibid., p. 140.(54) M. Tozy, " Mohamed Hassan Ouazzani. .. ", art.